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Visuel provisoire et non contractuel

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EN LIBRAIRIE LE 21 AOÛT 2013

Brigitte Giraud

Brigitte Giraud est née en Algérie. Elle est l’auteur de six romans, dont Une année étrangère

(2009), et Pas d’inquiétude (2011). Elle a reçu pour L’amour est très surestimé le prix Goncourt de

la nouvelle.

Résumé :

Avoir un corps met en scène la trajectoire d’une enfant qui devient $lle, puis femme, racontée du

point de vue du corps, dans toutes ses modulations. La narratrice nous invite à une traversée de

l’existence, véritable aventure au quotidien où il est question de postures, de pudeur, de silhouette,

de séduction, de sexualité, de travail, de maternité, d’ivresse, de deuil et de métamorphoses. Un

roman sensible et intime, souvent drôle, qui rappelle que la tête et le corps entretiennent un dia-

logue des plus serrés, des plus énigmatiques.

EAN : 9782234074804 - EAN (Version Numérique) : 9782234074682

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Brigitte Giraud

Avoir un corps

roman

Stock

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À Jean-Marc,toujours

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Des plaques rouges se répandent, qui brûlent,enflamment la peau, rampent jusque sur mesjoues. Je suis un homard trempé dans l’eau bouil-lante, qui hurle en dedans, incapable de mouvoirses membres. Je ne respire qu’au prix d’un effortterrible, je cherche l’air qui viendra adoucir lefeu dans ma gorge. J’entends le mot scarlatine.J’entends ma mère qui va et vient, je perçoisquand elle s’assied au bord du lit et pose un gantde toilette mouillé sur mon front. La fièvre estau point le plus haut, par moments c’est toutnoir. Mon père commente la progression del’infection et ne cache pas son inquiétude. Ilbouge en contre-plongée au-dessus de mon lit etne jure que par la pénicilline.

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Quand l’infirmière arrive, mes parents metransportent sur le canapé du salon. Sans doutene veulent-ils pas qu’elle entre dans la chambreoù mon lit jouxte le lit conjugal. La cloison entreles deux pièces coulisse, et c’est comme un bruitde tonnerre qui accompagne ce passage de l’obs-curité à la lumière. Je m’allonge à plat ventre, jecontracte mes fesses qu’on vient de dénuder,je suis prête à serrer les dents parce qu’il estentendu que je suis une enfant courageuse. C’estun pacte tacite, c’est instinctif. L’orgueil déjà meporte. Je dois être la complice de mes parentsquoi qu’il m’en coûte. Nous trois ligués dans lamaison de la dignité. Quand le coton glacéappuie sur la peau, je me prépare à recevoir ladouleur qui m’intronisera. Mais ça fait vraimentmal, est-ce que les adultes se rendent biencompte ? Je sens le produit qui entre, épais, puisse diffuse. Je dois en passer par là pour qu’onm’aime, devenir une héroïne. Je franchis toutesles étapes pour accéder à la plus haute marche dupodium, et ma récompense est une sucette à lamenthe que l’infirmière me tend chaque jour. Ilme faut subir au total treize injections, sept d’uncôté et six de l’autre. C’est l’avantage d’avoirdeux fesses. Pourtant, ce n’est pas la douleur dansla chair qui m’est le plus pénible, mais la honted’être dévêtue, la chemise de nuit relevée devantmes parents et les fesses nues.

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Au commencement je ne sais pas que j’ai uncorps. Que mon corps et moi on ne se quitterajamais. Je ne sais pas que je suis une fille et je nevois pas le rapport entre les deux.

Au commencement, je fais ce qu’on me dit, jemonte mes chaussettes jusqu’en haut, je necaresse pas les animaux que je ne connais pas, jene prends pas les bonbons des messieurs dans larue. Je ne me rends compte de rien. Je trace desdessins avec la buée sur la vitre. Je malaxe de lapâte à modeler, je fais des bonshommes et desserpents, des quantités de serpents que je rouleentre mes mains. Je ne pense pas. Je mange, jejoue, je dors.

Je grimpe sur les bancs du square, j’escalade letoboggan par en dessous, je me pends par lesgenoux. Je mets mon corps à l’épreuve, en shortplutôt qu’en robe, je saute depuis la plus hautemarche de l’escalier, je vais dans les caves et pré-tends ne pas avoir peur, je brave l’interdit desparents, j’ouvre les portes d’un coup de pied sec,je confectionne une arme avec un bâton et lecouteau que j’emprunte à Robi. J’ai conscienceque je lutte, je ne sais pas contre quoi. Je chassele féminin mais je ne le sais pas. Le délicat, lesensible. Je suis un bulldozer, un petit roc qui ne

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pleure pas quand il s’écorche les genoux. Quigarde bien rentrée l’humiliation d’être tombée devélo. J’avance les mains dans les poches, je dis« ouais », je dis « ouais, ouais ».

Vermicelle, dit ma mère, qui ne se doute pas,petite anguille, mais c’est un asticot. Petit animal,sors de ta carapace. Mais il a des griffes, c’est unebête sauvage, un tigre du Bengale, qui rugit. Non,ma fille, tu ne dois pas mordre, tu dois cesser demarcher à quatre pattes.

Ma mère sait que j’ai un corps, elle veutl’habiller, le montrer sans l’exposer, le protégeren le mettant en valeur. Elle me confectionne unerobe avec des volants, et un col compliqué. Jereste longtemps devant le miroir pendant qu’elleassemble les morceaux de tissu, pendant qu’ellepique les aiguilles. Elle décide pour moi d’undestin de fille et les vêtements qu’elle coud sonttrop ajustés, m’étranglent plus qu’ils ne m’enve-loppent. Elle m’empêche, sans le savoir, de bou-ger, de respirer, de contester.

Je m’échappe, je refuse cette histoire. Je marchepieds nus sur le sable quand arrive l’été, vêtueseulement d’un slip de bain. Je me roule dans lesvagues qui se brisent sur le bord. L’eau me faitdu bien, je suis comme dans une machine à laver

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et j’en ressors calmée. Puis je fais des pâtés, pasdes pâtés de fille, des pâtés normaux, avec descoquillages incrustés, des algues qui sentent mau-vais. Je fais des mélanges, j’imagine une petitefabrique de travaux publics. Je construis desponts, des douves, les remparts du château.

Ma mère dit qu’il y a une princesse enferméedans la tour, une princesse avec une longue robepailletée, il faudrait la libérer. Je n’ai pas prévude princesse sur mon chantier, qu’on la zigouille.

J’ai deux yeux, deux oreilles, une bouche. Onm’apprend à articuler, à sourire. On me demandede ne pas parler fort. J’ai deux épaules, deux bras.On m’encourage à porter les sacs au retour dumarché. J’ai deux poumons, un estomac. Onm’invite à manger avec une fourchette, à ne pasparler la bouche pleine. On m’invite à ne pas metortiller sur ma chaise. À ne pas mettre les piedssur la table. Ne pas montrer ma culotte quand jesuis installée au fond du canapé. Ne pas m’asseoirpar terre. On me demande de me recoiffer. J’ailes joues rouges, les vêtements froissés.

Un frère arrive du jour au lendemain, que jen’ai pas deviné dans le corps de ma mère. On memet le bébé entre les mains, pour me faire plaisir,pour me faire mesurer la réalité nouvelle. Mon

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frère pèse lourd. Bébé inerte sur les bras. Bébéqui se cambre parfois, qui occupe tout l’espace,diffuse des ondes épaisses, appuie là où ça faitmal. Nourrisson chauve et joufflu, massif, puis-sant, hurlant souvent au désespoir. Mon frère aufaciès rouge malgré la peau douce, rebelle, réfrac-taire. Des cils et des cheveux blancs. Les os ducrâne si fragiles, paraît-il, le crâne mou, j’apprendsle mot fontanelle et je ne suis pas loin de tournerde l’œil. Si les os ne se soudent pas, la cervellefinira par se répandre jusque sur mes mains. Monfrère me terrifie, on ne sait pas où il regarde, c’estcomme si je n’étais pas là, comme s’il ne m’avaitpas vue, pas sentie.

Je regarde, j’observe, le corps de mon frèrequand ma mère change sa couche. Je le trouvedisproportionné, je demande s’il est normal. Lespieds sont étonnamment articulés au bout desjambes, et sa tête me paraît trop grosse. Il n’y apas de mot à la maison pour nommer ce qu’il aentre les jambes. Cette chose se dresse pourpisser alors que ma mère le maintient d’une mainsur la table à langer.

Ma mère coud avec sa machine, bruit demitraillette gentille le soir dans le salon. Lapédale sous la table, accélérations, accalmies. Sesmains maintiennent bien à plat le tissu. Ordre et

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concentration. Faire attention à l’aiguille, quipeut piquer, perforer les doigts. C’est le bruit dutravail à domicile qui ouvre la nuit. Glisser dansle sommeil est associé au cliquetis de la machine,et parfois les vibrations m’accompagnent jusquedans mes rêves et parcourent toutes les zones demon corps, derrière la cloison.

J’ai une chambre dans le nouvel appartement,avec une porte que je peux fermer à clé. Je peuxmarcher, j’arpente la petite surface, je fais le tourdu lit. Je peux tirer la chaise de mon bureau etm’asseoir, je peux m’adosser contre le mur,glisser lentement jusqu’au sol, m’allonger sur lelino, jouer à être morte sans inquiéter personne.Je suis chez moi, c’est la première fois que jepeux habiter tout l’espace, respirer tout cet aird’un coup. Je peux choisir d’ouvrir la fenêtre etles rideaux ondulent, portant dans la pièce lesbruits de moteur de la rue. Je peux fermer quandbon me semble, et n’être préoccupée que par lestraits de mon visage que je scrute dans le miroir.Face-à-face nouveau dans l’intimité de la chambre,tête-à-tête sans témoins. J’observe le moindredétail, la plus infime surface de peau, devant, der-rière, j’invente une série de contorsions et jen’aime pas toutes mes découvertes. Je laisse lescourants d’air s’engouffrer sous mon lit, ren-verser les objets sur mes étagères, faire voler la

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poupée rapportée d’Andalousie par ma tante,dont j’envie la cambrure et le port de tête.

Les poupées peuplent ma chambre, et l’Anda-louse petit format n’est plus l’unique passion. Jesuis obsédée par les cheveux longs. Je brosse,j’attache, je noue. Plus tard je brosse les poils duchat et c’est le même plaisir étrange. Lisser,démêler, entrer dans la matière, ôter toute résis-tance. Après que j’ai assouvi mon besoin dedouceur, une fois que j’ai répété le même gesteà l’infini, j’habille et déshabille mes poupées.Véronique, brune incendiaire malgré son airinnocent, porte une robe rouge boutonnée sur ledevant. Que forcément je déboutonne, puis queje déculotte, puis rien, parce qu’une poupéecoupe court à tout épanchement. Une fois leplastique dur entre les mains, je fais jouer l’arti-culation des hanches, celle des épaules. Puis jelui tourne la tête pour finir par la dévisser. J’ôteou plutôt j’arrache les jambes et les bras. Puis jeremets tout en place sans avoir ressenti la sensa-tion recherchée. Je fais de ma poupée un jeu deconstruction à six pièces, autant dire un puzzlepour attardé.

Ce n’est pas dans l’assemblage que se logel’intérêt d’avoir une poupée. Je lui remets saculotte de nylon blanc après l’avoir déchaussée,puis rechaussée, exactement comme je fais quand

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je m’habille. Le corps de mes poupées me plongedans un état particulier. Objet qu’on saisit et per-sonne qu’on chérit, je peux décliner toutes mesaspirations, mes plus sombres états d’âme. Plas-tique froid ou chair tendre, elles sont tour à tourl’endroit de ma colère ou de ma consolation.Mais rien ne m’émeut jamais de leurs courbes.Leurs yeux fixes, leurs petits corps sans chaleurne provoquent rien, leur peau sans renflementn’exalte pas ma peau, elles ne sont qu’une sil-houette asexuée, un leurre autour duquel ma viegravite. Je joue avec elles le jeu de l’humiliation.Je les range en nombre le long du mur. J’ai septélèves dans ma classe. Blondes et brunes auxavant-bras qui pointent idiotement vers le pla-fond. Déjà une bonne raison d’être énervée. Lamaîtresse que je suis perd ses nerfs facilement,comme j’entends dire de mon oncle. Mon corpsse calme mais ma voix prend le relais. Je ne bougeplus et j’articule avec plus d’acuité, et très vite,après les quelques compliments d’usage s’adres-sant toujours à la même bonne élève, jecommence à hausser le ton. Je désigne les deuxinsolentes dont j’imagine qu’elles vont morfler.Nous sommes là pour ça, les filles ingrates et moil’adulte, les filles soumises et leur bourreau. Mondésir de châtier est à son comble, il est commeune pulsion que rien ne peut enrayer. J’imagineque mon frère arrache les ailes des mouches, moi

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je mets des baffes, de plus en plus fort, puisj’attrape les poupées par les cheveux, et je finispar les projeter contre le mur, après leur avoirreproché leur manque de travail, leurs bavardageset d’avoir oublié de faire signer les mots sur lecarnet. Je découvre ici un état nouveau, que per-sonne ne soupçonne. Je me laisse aller à tous lesexcès, je suis injuste et parfaitement cruelle, jen’ai pas d’imagination et le châtiment est sansraffinement, je me découvre basique et vile, jemets en scène ma crise de nerfs et ce qui mesurprend est l’énergie que cela requiert, des’emporter à pleins poumons, de crier et de taper.Je ne suis pas sûre d’avoir éprouvé cela dansd’autres circonstances, je suis une enfant calmeet docile, plus encline à plaire qu’à se rebeller.C’est la première fois que je sors de moi, quemon visage devient rouge et chaud de colère, quema voix met en danger mes cordes vocales. Je melaisse traverser par une violence inédite et je res-sens un énervement réel. J’en ressors essouffléeet meurtrie, mes poupées ont fait accélérer lesbattements de mon cœur, ont fait monter monadrénaline et cette violence que je mime, je nesais pas encore d’où elle vient. Après l’orage, mespoupées gisent les jambes en l’air, pieds nus, lesjupes remontées, les yeux toujours fixes de stu-peur. Le carnage ne me dérange pas, si ce n’estles chevelures qui se sont emmêlées. Je ramasse

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les chaussures éparpillées mais je ne redresse pasles corps. Je n’ai plus envie de jouer, je gagnela cuisine pour aller goûter, laissant dans machambre un champ de désolation, tandis quemon frère vient probablement de dégommer unearmée de soldats sur son lino.

Ma mère me confectionne un manteau. Le tissune me plaît pas, marron à gros carreaux. Elleprend une nouvelle fois les mesures, prétextantque j’ai grandi. Elle pousse toujours un cri quandelle en vient aux épaules et m’accuse d’être tropcarrée. Je ne sais pas ce qu’il faut comprendre parcarrée. J’entends dire que ma cousine Pauline estronde. Je me demande s’il vaut mieux être rondeou carrée, j’espère que cela n’est pas grave.

Je ne suis pas sensible au temps qu’il fait.L’arrivée de l’hiver comme de l’été m’est indif-férente. Je ne trouve pas l’eau froide quandj’entre dans un bras de l’océan à côté de Lacanau,l’année où j’apprends à nager. Sur une photo, jesuis immergée à mi-cuisses et porte une bouéeléopard. À peine j’éprouve le bonheur de mar-cher pieds nus dans le sable que mes parentsm’achètent des sandales en plastique à cause despiqûres de vives. Nous passons toutes lesvacances avec la peur des vives, imaginant unpetit monstre dont l’épée dressée sur le dos

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recherche la chair fraîche. Il arrive qu’un enfantse fasse piquer et c’est toute la plage qui est bou-leversée. On transporte le corps jusqu’au postede secours, le maître nageur intervient, et chacunapporte son conseil. Il faut uriner sur la plaie,insistent les uns, d’autres démentent et disent queça ne vaut que pour les brûlures de méduse.L’attaque de la vive – dont on ne se doute pasqu’il s’agit simplement d’un poisson – alimentenos cauchemars et toutes nos craintes. Mesparents nous mettent en garde jusqu’à nousdégoûter d’aller à la plage, vives et insolationssont nos ennemies. Nous enfilons nos chaussuresde plastique quoi qu’il arrive et méprisons ceuxqui n’en portent pas. Nous passons notre tempsà repérer qui n’a pas de chaussures. Nous avonspeur pour lui et attendons que, soudain, il pousseun cri. Nous avons la chance d’avoir des parentsresponsables, ce qui n’est pas le cas de tous lesparents, fait remarquer ma mère. Elle dit qu’aprèsil ne faut pas s’étonner. Pour les enfants qui senoient c’est la même chose, ma mère traite lesadultes d’inconscients. Elle dit qu’après il nefaut pas venir pleurer. Nos vacances sont un peugâchées, tous ces dangers nous coupent l’envie dejouer. Le soir, dans le bungalow, ce sont les mous-tiques qui prennent le relais. C’est pénible d’avoirun corps, une surface de peau aussi étendue. Me

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vient l’idée qu’on pourrait s’ôter la peau, la sus-pendre sur un fil.

Mon père est parfois appelé à travailler ledimanche. Il répond au téléphone et se rue versla porte d’entrée après avoir cherché les clés dela voiture. Seule ma mère sait ce qui se trame.Mon père dessine des portraits-robots, il identifieles meurtriers mais aussi les corps assassinés. Ildit lors des repas de famille, après avoir bu quel-ques verres avec mon oncle, que les suicidés pré-fèrent le dimanche et les jours fériés. Ma mèrelui jette alors un regard noir, elle voudrait qu’ilne parle pas devant les enfants. Un jour, ilexplique qu’il ne mange plus de viande saignante,à cause de son métier. Mais il le dit en riant,comme s’il s’agissait d’une bonne blague.

Je ne fais pas attention à ce que je mange. Pasde phobie ni d’aversion, pas d’obsession. Je netrie pas sur le bord de l’assiette les rondelles decarotte ou les champignons. Je suis bon public etgourmande. Je suis polie et curieuse. La conviveidéale, prête à toutes les expériences. Seule uneimage de repas me hante. Nous sommes chez mesgrands-parents maternels dans leur maison aubord du Rhône – démolie depuis que Rhône-Poulenc a agrandi son site. Ma grand-mère vaet vient entre le magasin, côté pile, et la cuisine,

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côté face, où elle fait cuire du boudin aux pommes,se déplaçant difficilement sur des jambes rongéespar les varices. Quand un client pénètre dansl’épicerie, une clochette invite ma grand-mère àse lever. Pendant ce temps le boudin accroche aufond de la poêle et la fumée envahit la cuisine.Nous commençons à manger, les fenêtres

grandes ouvertes, et je découvre que je n’aime pasle boudin. C’est une première fois qui me révulse.Le problème est que j’ai vu le boudin étalé surle papier avant la cuisson, flasque et trop évoca-teur, et que mon grand-père prend un malinplaisir à raconter, pendant de longues minutes,comment on saigne le cochon. Je fais le lien entrele hurlement du cochon et le sang qui coule dansla bassine puis devient charcuterie dans monassiette. Impossible de ranger le boudin ici et lesquartiers de pommes caramélisés là, le sang cuita entaché le fruit, l’a souillé de sa couleur indigneet je ne peux rien sauver. J’en veux aux adultesde s’adonner aux mélanges. Pourquoi gâcher despommes, qui, cuites au four, font un somptueuxdessert ? Pourquoi les marier avec le plus vul-gaire des accompagnements, cette chose molleincapable de se contenir ? Je ne mange pas,tourne la tête vers la fenêtre ouverte sur les fleursdu jardin, les roses trémières dont j’aperçoisl’extrémité. Quand ma grand-mère se lève aprèsun nouveau signal de la clientèle, je suis horrifiée

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par les nœuds que forment ses varices sous sesbas, et ses veines sinueuses et gonflées m’appa-raissent soudain comme irriguées du sang ducochon, plus violet que rouge, presque noircomme dans mon assiette. Plusieurs années plustard, ma mère me raconte comment ma grand-mère criait quand les médecins appuyaient surses veines pour évacuer les caillots de sang qui lamenaçaient, et me revient le cri de l’animal qu’onégorge, qui résonne sans fin.