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t Julien délia FAILLE et t Amaury de GHELLINCK VOYAGE AU PROCHE-ORIENT PAR QUATRE GENTILSHOMMES GANTOIS EN 1874 présenté et annoté par Xavier de Ghellinck Vaernewyck Tirage à part du BULLETIN DE L'ASSOCIATION DE LA NOBLESSE DU ROYAUME DE BELGIQUE n°* 144, 145 & 146 (1980-1981)

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t Julien délia FAILLE et t Amaury de GHELLINCK

VOYAGE AU PROCHE-ORIENT PAR QUATRE GENTILSHOMMES GANTOIS

EN 1874

présenté et annoté par Xavier de Ghellinck Vaernewyck

Tirage à part

du BULLETIN DE L'ASSOCIATION DE LA NOBLESSE

DU ROYAUME DE BELGIQUE

n°* 144, 145 & 146 (1980-1981)

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VOYAGE AU PROCHE-ORIENT PAR QUATRE GENTILSHOMMES GANTOIS

EN 1874

présenté et annoté par Xavier de Ghellinck Vaernewyck

Tirage à part

du BULLETIN DE L’ASSOCIATION DE LA NOBLESSE

DU ROYAUME DE BELGIQUE n°s 14 4 , 145 ^ i 46 (1980-1981)

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t Julien délia FAILLE et f Amaury de GHELLINCK

VOYAGE AU PROCHE-ORIENT PAR QUATRE GENTILSHOMMES GANTOIS

EN 1874présenté et annoté par Xavier de Ghellinck Vaernewyck

Voici un siècle, quatre gentilshommes gantois ' décidèrent d ’aller suivre les offices de la semaine sainte à Jérusalem. Ce pieux mobile f u t l ’occasion d ’un périple de plusieurs m ois à travers le Proche-Orient: Egypte, Palestine, Liban, Syrie, R ho­des, Smyrne et les îles grecques, Athènes, les Dardanelles, Constantinople et la Turquie d ’Asie, la mer Noire et retour en remontant le Danube par les célèbres Portes de Fer, Budapest et Vienne avec un crochet par Prague et Dresde.

1. Le baron Maurice van der BRUGGEN, âgé de 22 ans (1852-1919), plus tard membre de la Chambre des Représentants et ministre de l’agriculture.

Le baron Julien délia FAILLE d’HUYSSE, âgé de 26 ans (1847-1925), alors ancien zouave pontifical, depuis : conseiller provincial de la Flandre Orientale, président d’honneur de la Fédération des zouaves pontificaux de Belgique. (Yves Schmitz, Les délia Faille, IV, p. 250-251 et portrait en hors texte.)

Le vicomte Amaury de GHELLINCK d’ELSEGHEM VAERNEWYCK, comte pontifical héréditaire, âgé de 23 ans (1851-1919), ultérieurement séna­teur, membre du Conseil Héraldique, président de l’Académie royale d’Archéologie de Belgique, auteur de nombreux ouvrages archéologiques et généalogiques. (Voir ses notices bio-bibliographiques dans le Bulletin de l ’Aca- démie royale d ’Archéologie de Belgique (1919) par Jos. Casier, dans les Anna­les du Cercle archéologique et historique d ’Audenaerde (1923) par l’abbé J. De Potter et dans l’Histoire généalogique des Ghellinck. 1269-1964 par les vicom­tes de Ghellinck (p. 165-173, avec portrait).

Alfred de KERCHOVE d’EXAERDE, âgé de 27 ans (1846-1942), grand voyageur intrépide et cousin germain du premier cité. A Constantinople, au risque d’être arrêté et pendu, il gagna son pari de pénétrer à cheval dans le palais du Sultan. Au retour de ce voyage, il alla se recueillir aux abbayes de Solesmes et d’Einsiedeln (décembre 1874) et dès le 15 janvier suivant, entra comme moine bénédictin sous le nom de Dom Robert à celle de Maredsous. Il fonda l’abbaye du Mont-César à Louvain et en fut le premir abbé. (Cf. Dom Id. Van Houtryve, Dont Robert de Kerchove d'Exaerde, premier A bbé du Mont-César. 1846-1899-1942. Louvain, 1950, 80 p., portraits.)

Amaury de GHELLINCK d’ELSEGHEM VAERNEWYCK auteur des «lettres»

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Le baron Julien délia FAILLE d’HUYSSE ancien zouave pontifical

auteur du «carnet» journalier

Le comte Frédéric de DIESBACH BELLEROCHE ancien zouave pontifical

faisant partie de la caravane française rencontrée en Palestine

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Alfred de KERCHOVE d’EXAERDE moine bénédictin dès l’année suivant le voyage

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Nous sommes éclairés sur les vicissitudes de cette odyssée grâce d ’une part au carnet de bord tenu au jo u r le jo u r par Julien délia Faille, souvent en style laconique mais toujours précis, d ’autre part grâce aux lettres d ’Am aury de Ghellinck (alors orphelin) à son oncle et ancien tuteur, très descriptives mais dont certaines n ’ont pas été retrouvées.

Les deux récits, découverts dans les archives des familles res­pectives et nullement rédigés pour être publiés, se contrôlent, se chevauchent et se complètent; parfois, à peu de chose près, les mêmes phrases se retrouvent. Aussi, p lu tôt que de reproduire ces deux récits soit en juxtaposition, soit à la suite l ’un de l ’autre où forcém ent il y aurait beaucoup de redites, nous les avons incorporés, ce qui en rend la lecture plus vivante. Dans le texte ainsi assemblé, les phrases en italique sont de Julien tan­dis que celles en caractères romains sont d ’Amaury.

Ce récit est à rapprocher de ceux d ’autres voyageurs belges au Proche-Orient, depuis Rottiers et Spitaels (1826 et 1837) ju sq u ’à Cyril van Overbergh (1899) en passant par le peintre J.B . Huysmans (1856), Léon Verhaeghe (1862), Juliette de Robersart (1864), Octave van Ertborn (1866-1867), A lfred Bru- neel (1867), Octave Maus (1880), Emile de Laveleye (1885) et Mathilde de Cannart d ’Hamale née le Grelle (1893), sans oublier le frère Liévin de Hamme (1869).

A notre époque de boeings supersoniques, on a du mal à se figurer comment on voyageait il y a à peine cent ans. A vec nos pèlerins, nous subirons la poussière et les haltes d ’un intermi­nable trajet en chemin de fe r ju sq u ’au bout de la botte italienne puis les désagréments d ’une mer mauvaise; nous traverserons le désert en palanquin ou ferons accord avec un « drogman » 2

2. Drogman : interprète. Ce mot recouvre les différentes missions que l’on peut confier à un interprète : A) guide dont les touristes louent les services ; pour les expéditions de plusieurs jours et moyennant un prix forfaitaire, le drogman s’engage à fournir tentes, chevaux, nourriture et gardes armés; B) fonctionnaire attaché soit à une ambassade étrangère au Levant, soit aux autorités locales.

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pour être escortés d ’une caravane armée, nous parcourerons le Liban alors déchiré par une guerre civile (déjà!), nous rencon­trerons avec plaisir telle ou telle figure connue, également éga­rée dans ces contrées certes pittoresques mais encore bien sau­vages à cette époque...

APERÇU SCHÉMATIQUE DU VOYAGE

26 février-...juin 1874

26 févr.-2 mars: en train de Gand sur Paris, Bologne, Brindisi. 2-5 mars : traversée houleuse de Brindisi à Alexandrie à bord

du «Sum atra».6-19 mars: au Caire. Rencontre d ’autres Belges (retrouvés une

seconde fois à Jérusalem).11 mars : chute d ’Amaury à Memphis, ce qui retarde le départ

pour la Terre Sainte.23 m ars: arrivée d ’Alfred, Julien et Maurice à Jaffa par ba­

teau et leur départ pour Jérusalem (deux jours de cheval). 26 m ars: arrivée d ’Amaury à Jérusalem en palanquin avec une

caravane française.26 mars-6 avril : offices de la semaine sainte à Jérusalem — Ex­

cursions à cheval à la mer Morte et environs.6-29 avril : grande expédition à cheval en caravane armée avec

un drogman à travers Samarie, Galilée, Liban et Syrie (Tibériade, Saint-Jean-d’Acre, Baalbek, Damas).

29 avril : Damas-Beyrouth en diligence à travers Liban et Anti- Liban.

30 avril-8 mai: à bord du «C érès»: Tripoli, Alexandrette, Mer- sine, Rhodes, Boudroum, Halicarnasse, Kos, Patmos, Chio, Smyrne.

8-14 mai: Syra, Athènes et le Pentélique.

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15-22 mai: Constantinople et Turquie d ’Asie; visites avec Léon Verhaeghe.

22-23 mai: le Bosphore, la mer Noire, Varna en bateau. Varna- Routschouk en chemin de fer.

23-26 mai: remontée du Danube en bateau: Turnu Severin, les Portes de Fer, Bâziâs. Puis en chemin de fer jusque Buda­pest.

26 mai-2 juin: séparation du quatuor: Alfred et Maurice ren­trent à Gand; Julien et Amaury poursuivent en train sur Vienne, Prague et Dresde.

Relevé des lettres (retrouvées) d’Amaury

à son oncle et ancien tuteur

A bord du «Sum atra» — mercredi 4 mars, achevée au Caire le 16 mars. (Cachets successifs de la poste):

Poste egiziane — Cairo — 19 mar. 74 — I Poste egiziane — Alessandria — 19 mar. 74 — I Brindisi — 27 mar 74 Gand — 30 mars 9-10 M 187

Jérusalem, 4 avril (avec mot supplémentaire confidentiel annonçant son accident du 11 mars à Memphis).

Beyrouth, 19 avril (relation de la première partie du voyage à cheval depuis Jérusalem).

A bord du «Cérès», 3 mai, terminé le 6 mai en vue de Smyrne (relation de Baalbek, Damas, Beyrouth et Rhodes).

Constantinople, 16 mai (description de la ville).

Turnu Severin, 24 mai (remontée du Bosphore, la mer Noire, réflexions sur la fragilité de l’Empire Turc en Europe).

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Jeudi 26 février

Départ de G AN D par le train de 19 h 30 pour Lille et Paris.

Vendredi 27 février

Arrivés à 5 h 30 du matin. Partis de P A R IS à 10 h 30 par le chemin de fe r de Lyon pour Brindisi. Prix de la place: 225 F; avec les bagages: 230 F. Beau temps.

Samedi 28 février

Longeons le lac du Bourget. Passons la douane italienne à4 h 30 du matin. Entrons dans le tunnel du Mont-Cenis dont la traversée a duré cinq minutes. En arrivant de l ’autre côté, de la neige! Magnifique coup d ’œ il dans la vallée. La neige continue jusqu ’une heure avant Turin dont la gare et les abords de la sta­tion sont magnifiques. Nous déjeunons et partons à 11 h 30 pour arriver à Bologne à 18 h.

A bord du «Sum atra», le soir du mercredi 4

Partis de Paris le 27 février vers 11 h, le trajet s’est heureuse­ment effectué jusqu’à BOLOGNE où nous sommes arrivés le samedi 28 février à 18 h, un peu fatigués et surtout couverts de poussière.

Nous sommes descendus à l’hôtel Brun, premier hôtel de la ville et avons pris quatre chambres. Le soir, promenade en ville. Bologne a un cachet tout particulier et qui frappe au pre­mier abord : ce sont des rues pavées de larges dalles et bordées des deux côtés de larges galeries et colonnades sous lesquelles s’étalent des bazars et magasins très bien montés pour une ville que je croyais tout à fait de second ordre.

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Dimanche 1er mars

Debout de bonne heure, ne voulant rien perdre de cette ville; nous assistons à la messe avant de voir les principales églises, le musée et l’université. La première visite a naturellement été pour les célèbres tours penchées de la merveilleuses cité: les torre Garisenda et Asinelli.

A 12 h, nous reprenons notre route pour Brindisi où nous arrivons le:

Lundi 2 mars

BRIN D ISI où nous arrivons à 4 h 30. Nous embarquons immédiatement. Prix de la traversée: 300 F.

Nous démarrons à 6 h à bord du «Sumatra», bâtiment de la Compagnie Continentale et Nationale R.M . d ’Angleterre (bil­lets pris à la Compagnie Péninsulaire et Orientale), faisant le service de la malle des Indes, capitaine Olman, un lieutenant Parsons. Ce navire, de 2.100 tonneaux, machine de la force de 600 chevaux, transporte 120 hommes d ’équipage et 36 passa­gers. L ’équipage est'moitié Indous, moitié Nègres de Zanzibar.

Tant que nous avons vogué dans les eaux de l’Adriatique, tout marcha fort bien. La mer était calme comme un lac; une légère brise, tout s’annonçait fort bien. Mais une fois dans la Méditerranée, nous avons eu le revers de la médaille. Le pauvre Alfred de Kerchove, le premier, est tombé sur le carreau pour ne se relever qu’en vue de la rade d ’Alexandrie. Durant trois jours de mer, il n ’a pas quitté sa cabine. Vers 17 h, plus de Julien délia Faille à voir; enfin, Maurice et moi qui avions tenu jusque-là et avions voulu paraître à table pour le dîner, nous nous sommes également éclipsés. Il faut dire que nous avions une mer détestable, le navire roulant effroyablement, le vent debout au sud-est et pour comble de malheur, un équipage

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n ’entendant rien à la manœuvre. Heureusement, nous n’avons pas eu de véritable tempête sinon nous n ’aurions pas du tout été rassurés.

Pendant la nuit, le vent est contraire; le bateau pique de l ’avant. Nous sommes tous malades.

Mardi 3 mars

Toujours le même temps. Maurice et A m aury sont à peu près remis. Julien n’a fait que de rares apparitions sur le pont. La mer est devenue plus mauvaise et nous avons été sur le point de perdre une voile. Le vaisseau a embarqué plusieurs vagues. N ous voyons les côtes de Grèce et vers minuit celles de l ’île de Chypre.

Mercredi 4 mars

Le temps s ’améliore. Soleil! On nous annonce que nous ne pourrons débarquer le lendemain que l ’après-midi. Marchons toute voile.

Jeudi 5 mars

Vers 12 h, nous apercevons la côte.

Vers 14 h, nous sommes arrivés en vue d ’ALEXANDRIE avec 8 h de retard. Mais quelle déception!... Je m ’attendais à voir s’étaler devant moi toutes les splendeurs de l’Orient. Et au lieu de cela, une côte plate, aride, sablonneuse, sur laquelle s’étendaient à perte de vue une longue rangée de moulins à vent, une vraie armée à désespérer Don Quichotte. On se serait cru dans les environs de Blankenberghe ou d ’Amsterdam. Il est vrai qu’entre les moulins apparaissaient peu à peu les nom­breux minarets d ’un palais bâti par l’ancien vice-roi et mainte­nant abandonné, les portes et les fenêtres sont enlevées. Le palais du vice-roi actuel est dans la ville; on peut le visiter.

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A 15 h, nous sommes entrés dans le port où, par une faute incroyable et impardonnable de notre capitaine, nous avons été donner en plein de l’avant dans un navire de guerre égyptien à qui nous avons enlevé un mât et brisé une chaloupe et toute la ligne des bastingages. Le vaisseau anglais n ’a eu que le beaupré cassé. Je ne comprends pas qu’il n ’y ait pas eu d ’accident plus grave car nous allions à grande vapeur.

A peine le «Sum atra» était-il à l’ancre qu’une foule de cha­loupes, de nacelles, de gigs nous entoura et en un clin d’œil, une centaine de mécréants en turban et en tarbouche, aux cos­tumes bariolés, au teint couleur bistre, avaient fait littérale­ment invasion sur notre steamer, criant à tue-tête et voulant à toute force s’emparer de nos bagages que nous n’avons pu sau­ver qu’en distribuant force coups de poing et coups de canne.

Le meilleur moyen à prendre est de faire un arrangement avec un « drogman » pour vous débarquer et vous conduire à l ’hôtel, à ses frais tout payé, pour 10 ou 15 F selon les bagages. Pour un jeune homme, marchander une barque et laisser crier l ’Egyptien est la meilleure form ule.

Enfin, après deux heures de pourparlers (je n ’exagère pas), nous avons réussi à faire accord avec un drogman qui s’est déclaré responsable de nos personnes et de nos bagages. Nous sommes enfin partis en petite chaloupe à la merci de cinq mécréants à figure presque noire, à jambes nues, d ’un aspect très peu rassurant.

Finalement, nous avons mis le pied sur le quai d ’Alexandrie à 17 h 30. Mais nos tribulations ne faisaient que commencer. A peine avions-nous touché le bord qu’une multitude de faquins s’est abattue sur nous et notre embarcation comme une nuée de vautours. Comment nous n ’avons pas chaviré, je n’y com­prends rien. En un clin d ’œil, tous nos bagages avaient dis­paru, littéralement pillés; pendant que je courais après ma

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valise que cinq ou six individus se disputaient en vociférant, d ’autres emportaient mon sac dans une autre direction. Heu­reusement, nous étions tous armés de cannes; et ce n ’est qu ’en tannant sur tout ce monde de sauvages, que nous avons enfin réussi à nous faire obéir. Dès qu’ils aperçoivent un bout de canne levée, ils redeviennent tout de suite humbles et soumis, on obtient d ’eux tout ce que l’on veut.

A la douane, on nous a fait déposer nos passeports qui nous ont été rendus au consulat de Belgique. Nous sommes descen­dus à l’hôtel Albert.

Vendredi 6 mars

Les quartiers turc, fellah et européen sont très remarquables. Le quartier turc est le plus jo li; il fa u t le visiter à âne ou pren­dre un gamin; on les visite tous sans danger.

Autres mœurs, autres maisons, autre population, tout dif­fère. Que l’on se figure des rues larges comme la rue du Paradis à Gand — ce sont les plus grandes —, non pavées, sans tro t­toirs, remplies de cloaques boueux, de monticules, de trous; dans ces rues, des échoppes ou bazars, dont l’étalage remplit la moitié de la rue dans laquelle grouille, s’agite, se remue une population des plus hétérogènes : là, un Américain coudoie un Persan, là un Anglais maladroit marche sur la longue queue d ’un habitant du Céleste Empire qui se retourne furieux; ici, c’est un Russe encore tout enveloppé de fourrures qui passe à côté d ’un nègre nubien ou bien éthiopien, vêtu d ’une façon des plus élémentaires. Plus loin, un Français agonit d ’injures un flegmatique Arabe, enveloppé dans son burnou blanc qui ne daigne pas lui prêter la moindre attention. Partout, des masses de turbans turcs ou de tarbouches égyptiens. Au milieu de tout cela, passent au grand trot une ou deux voitures, des caravanes d ’ânes ou de mulets, ou bien encore des files de cinq ou six cha­meaux liés par une corde, les uns derrière les autres, et conduits

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par un seul Arabe. Tout cela passe au milieu de cette foule qui s’entrouvre un instant et se referme après, plus compacte que jamais et sans qu’il se produise d’accident. Je n’y comprends rien.

Il faut dire aussi que je viens de décrire un quartier resté arabe pur sang. A côté de cela s’élèvent des quartiers complète­ment européanisés. La magnifique place de Mehemet-Ali, au milieu de laquelle s’élève la statue du vice-roi, possède deux belles fontaines; elle est entourée d ’arbres et bordée tout à l’entour de magnifiques hôtels et de beaux magasins. On se croirait à Paris ou à Bruxelles, n ’étaient les toits qui manquent à toutes les maisons. C ’est une chose qui frappe le plus quand on arrive dans les pays orientaux; on croit voir toute maison inachevée ou en voie de construction.

Nous avons visité à Alexandrie la célèbre colonne Pompée située sur une éminence hors de la ville qu ’elle domine complè­tement. Elle a 98 pieds de haut. Le fût seul, qui est un superbe monolithe, en a 73. Elle a été élevée en l’honneur de Dioclétien et porte très improprement le nom de Pompée. Elle est le seul reste du splendide «Serapeum» en cet endroit. D ’abord temple élevé en l’honneur de Serapis, par Ptolémée Soter et puis plus tard, transformé en palais du haut duquel Caracalla assista au massacre ordonné par lui d ’une partie des habitants d’Alexan­drie.

Tout autour, au pied de cette colonne, règne un cimetière arabe qui s’étend sur plusieurs kilomètres. Les musulmans n ’enterrent jamais deux morts dans la même tombe, aussi ces cimetières s’étendent-ils jusqu’à l’infini. Les tombes ont toutes la même disposition: une large dalle en marbre, accompagnée de deux petits piliers, un à la tête surmonté du turban ou du tarbouche selon que le mort était turc ou égyptien, et un autre au pied. Tous les musulmans sont enterrés la face tournée vers la Mecque. Ces détails nous sont fournis par notre drogman.

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De là une élégante calèche nous transporta au trot de deux rossards jusqu’aux aiguilles de Cléopâtre. Les voitures se paient 2,50 F la course et 5 F le trot. Notre cocher qui est un moricau du plus beau noir, à jambes et pieds nus, jure quelque peu sur son siège avec notre voiture d ’une correction toute européenne. Bientôt nous arrivons au pied de l’aiguille de Cléopâtre et nous saluons avec enthousiasme le premier obélis­que qui nous apparaît sur la terre d ’Egypte. C ’est un beau monolithe en granit rose, ayant à sa base 2,50 m de côté. Il y en avait deux, l’autre est à même le sable et appartient à l’Angleterre3. Ils avaient été placés par Cléopâtre à l’entrée du palais du «Cesareum » dont il ne reste rien.

Nous avons vu aussi à Alexandrie des catacombes très curieuses creusées croit-on par les premiers chrétiens.

Après avoir terminé à Alexandrie, nous sommes partis à midi pour le Caire. Un magnifique chemin de fer relie les deux villes; il ne laisse rien à désirer et pourrait entrer en concur­rence avec les meilleurs chemins de fer de l’Europe. Il faut six heures d ’Alexandrie au Caire, à travers des campagnes très fer­tiles; le paysage est aussi plat que possible et n’est élevé que d ’un mètre et demi au-dessus du niveau de la mer. Çà et là, sur cette plaine verdoyante, on aperçoit comme des taupinières à l ’horizon. Plus on approche, plus on les prendrait pour de gigantesques taupinières. Mais peu à peu, on distingue les pal­miers, puis des huttes en terre; ce sont des villages fellahs, construits toujours sur une éminence ou cône de cinq à dix mètres d ’élévation pour se préserver des inondations du Nil. Après avoir traversé deux ou trois petites villes et un magnifi­que pont en fer qui a coûté, dit-on, deux millions de francs, nous arrivons au CAIRE.

3. Ce second obélisque fut en effet amené en Angleterre peu après où il y est toujours.

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Logés d ’abord au New Hôtel, magnifique, premier hôtel de la ville, très cher et mauvais ; 40 F pour une chambre à deux lits avec pension; trop cher pour nous.

Samedi 7 mars

Déménageons à l ’Hôtel Abbas, près de la station, dix francs par jour et très bien.

Le Caire est la plus belle ville que l’on puisse voir. J ’en suis enthousiasmé ! Pour bien en juger, il faut la voir du haut de la citadelle. C ’est ce que nous avons commencé par faire. Ce point domine toute la ville. Au pied s’étendent des myriades de maisons, de palais, de mosquées (plus de trois cents) surmon­tées d ’élégants minarets de marbre, tous ciselés à jour du plus charmant effet; çà et là, d ’élégantes coupoles d ’une forme toute particulière au style arabe, et sur tout cela des effets de lumière indescriptibles. Un français que nous avons rencontré, disait: «On a beaucoup exagéré les splendeurs de l’Orient. Mais ce qu’on n ’exagère jamais ici, c’est la lumière. » Et c’est vrai: impossible de s’en faire une idée sans l’avoir vue.

Au-delà du Caire, on aperçoit à l’horizon dans une plaine verdoyante un long et majestueux ruban d ’argent qui se déroule lentement entre des collines peu élevées et des pal­miers: c’est le Nil! source de la fécondité et de la prospérité de l’Egypte. Derrière lui, l’océan des sables, le désert sur les limi­tes duquel s’élèvent les gigantesques pyramides, ces témoins muets devant lesquels quarante siècles se sont écoulés, m onu­ments incompris, d ’époque restée jusqu’ici impénétrable aux savants. Voilà le spectacle qui se déroulait à nos yeux et devant lequel il était impossible de rester impassible.

Comme il convient, nous avons pris un «drogman» et nous visitons la mosquée de Mohamet-Ali, sa fontaine, son tom ­beau, son palais, la chute du Nandu, le puits de Joseph, la mos­

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quée A m er: les colonnes par où les criminels devaient passer; la religion de M ahomet disparaîtra le jo u r où ce temple sera détruit. On voit à l ’église copte la place où la sainte Vierge se reposa pendant sa fu ite (incrustations et tableaux). N ous reve­nons vers le Nilomètre dans le jardin de Rodah.

Le soir, avec A m aury à l ’opéra voir Aida, pièce qui a coûté 400.000 F au vice-roi. Splendide comme décors, exécution et exécutants. Signora Stoltz = Aida. Signora Waldman = la reine*.

Dimanche 8 mars

A la messe chez les frères franciscains près la rue M ousky. M osquée M o u sky où nous rencon trons M onsieur van H A VRE5 et Jean délia F A ILLE '’. Visite du musée Mariette- Bey7, magnifique comme souvenir d ’Egypte. L ’après-midi, nous avons visité les ruines d ’Héliopolis et son obélisque, le plus ancien du monde; et aussi l’arbre de la Vierge à quatre lieues du Caire. Je vous en envoie ci-joint une feuille. La tradi­tion rapporte que lors de la fuite en Egypte, la sainte Famille s’est arrêtée au pied de cet arbre et que la sainte Vierge a lavé dans la fontaine voisine les langes de l’Enfant Jésus.

A u retour, promenade à la Choubrah. Le soir, invité à dîner par M. van Havre.

4. Aida : opéra de Verdi, commandé par le Khédive pour l’inauguration de l’opéra du Caire et créé en décembre 1871. Depuis lors (et jusqu’il n’y a guère), le grand air d’Aïda fut l’air national égyptien.

5. Chevalier Jules van HAVRE, alors âgé de 65 ans, célibataire (1809- 1878), oncle maternel du suivant.

6. Jean délia FAILLE de LEVERGHEM, alors âgé de 23 ans (1851-1929), fils puîné d’Alphonse et de Clémentine van Havre. Un frère aîné de Jean, Alexandre, avait été zouave pontifical tout comme Julien délia Faille d’Huysse (auteur du carnet) et Frédéric de Diesbach rencontré à Jérusalem.

7. Auguste MARIETTE, égyptologue français (1821-1881), directeur des Antiquités d’Egypte, auteur de nombreuses fouilles et du musée qui porte son nom, alors en cours d’être constitué au Caire.

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Lundi 9 mars

Visite au tombeau des Califes.1. Betayce-Bacana, transformé en poudrière.2. Barcoutre-Bey: d ’un côté son tombeau et celui de son

fils ; de l ’autre, celui de sa fem m e. Une colonne y indique la taille gigantesque du Bey.

3. Sultan el Arhray; beau monument, magnifique pave­ment; sa mosquée sert encore.

4. Caïd Bey; minaret et dôme splendide; le tombeau est dans un endroit séparé. La chaise de Borame, le tombeau, la pierre sur laquelle on voit l ’empreinte du pied de M ahomet rap­portée de la Mecque par Caïd-Bey. Ex-voto très curieux; la mosquée sert encore.

La plaine est encore garnie de tombes et de souvenirs d ’autres grands prêtres et califes moins importants. Nous ren­trons en ville par les cimetières. Des familles y ont des places réservées. On ne peut jamais enterrer deux Mahométants à la même place.

Après-midi: visite des palais. Nous avons vu successivement les palais de Choubrah, d ’Abdeen, de Kazr-el-Nil et de Ghézi- reh.

Chaque prince et princesse du sang (ils se comptent par cen­taines. Le vice-roi a trente-trois enfants), arrivé à un certain âge, est doté d ’un palais bâti à son intention. Il y habite sa vie durant. A sa mort, l’usage veut que le palais soit immédiate­ment abandonné, personne ne peut plus y habiter et on le laisse peu à peu tomber en ruines.

Visite aux jardins de Choubrah arrangés soi-disant à la fra n ­çaise. On y voit les bains, magnifique place d ’eau entourée d ’une colonnade. Dans chaque coin se trouve un agréable salon. Dans le même jardin on trouve un kiosque d ’été et le

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palais. Les fem m es du Harem s ’y promènent te vendredi. Ce palais est la résidence du neveu du vice-roi qui l ’a envoyé en exil à Constantinople il y a environ cinq ans. Le tout est fo r t abandonné.

Nous nous rendons de là au palais du vice-roi, palais de Ghé- zireh, splendide. Le jardin devant le palais est transformé en zoologie. C ’est féerique: jardins entièrement éclairés au gaz. Le pavillon d ’été est remarquable par ses salons, sa salle à man­ger, ses meubles venant tous de Paris, ses bains, ses terrasses. Le tout est grandement monté. On y voit un luxe inouï dont on ne trouve aucun point de comparaison en Europe. A côté du luxe oriental tel que le représentent tous les contes arabes des mille-et-une nuits etc., se trouve un confort tout européen. Le palais de style mauresque n ’est pas moins beau. La plupart des meubles datent de l ’exposition de 1867 à Paris. On y voit en bas un vestibule magnifique avec l ’escalier en face de la porte. A droite, se trouve la salle à manger, à gauche, un splendide salon de réception, derrière l ’antichambre. Les meubles tous dorés sont garnis de satin. En haut: une splendide salle de bal, le fum oir, un boudoir, l ’appartement de l ’impératrice des Français8 lors de l ’ouverture du canal de Suez; tout le mobilier est capitonné en satin bleu à l ’exception de celui orné d ’un lus­tre et de candélabres magnifiques. Splendide pendule, don de Louis-Philippe à M ahomet-Ali. Le reste du mobilier a été fa it au Caire. Derrière le jardin du palais se trouve le Harem du vice-roi.

Mardi 10 mars

Mardi, nous avons fait le pèlerinage des pyramides. Une journée entière y a été consacrée. Nous partons à 6 h par un

8. Cousine de Ferdinand de Lesseps, l’impératrice EUGENIE tint à venir inaugurer en personne le célèbre canal de Suez (17 novembre 1869), ce qui fut l’occasion de grandes fêtes.

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l e ' Z u t t .< \ J ^ iS'ï<4Le maître «les cérémonies «le S.A.Le KIM'JUVK.

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temps magnifique, envahis par une multitude de porteurs. Nous allons voir le temple du Sphinx construit en granit rose et comportant des pièces considérables. De là nous voyons le Sphinx, magnifique, presque complètement enterré.

L’effet produit par les pyramides a été bien moindre que je ne m ’y attendais. Elles sont très dégradées et pour bien les juger il faut les voir à plus d ’une lieue de distance. De près, on ne se rend pas assez compte de leur masse importante. La grande pyramide de Chéops couvre une superficie de 6 ha. Nous en avons fait l’ascension, poussés ou plutôt portés cha­cun par trois Arabes. La montée nous a pris dix minutes. Le sommet, que d ’en bas on dirait pointu, est une plate-forme de près de 4 mètres carrés; la hauteur est de 146 mètres. J ’avais pris plume et encre avec moi pour écrire du haut de la pyra­m ide... Nous faisons descendre un Arabe pour le faire monter sur l ’autre pyramide; c ’est comme une mouche qui court sur une glace.

La descente surtout est pénible; on a devant soi l’abîme et le vide; si on n ’était pas aidé par les Arabes, on ne pourrait pas s’en tirer.

Nous avons visité l’intérieur, séance autrement fatigante...: très jo li passage bien glissant où l ’on est parfois obligé de s ’accroupir. Une descente presqu’à pic dans un trou noir large d’un demi-mètre où en certains endroits il faut passer à quatre pattes. On remonte enfin durant quatre-vingts mètres et on arrive à la chambre du roi entièrement en marbre noir; au milieu se trouve un vaste sarcophage. En-dessous est la cham­bre dite de la reine. Nous n’y sommes restés que le temps stric­tement nécessaire car il y fait une chaleur étouffante et l’air qui y est renfermé depuis quarante siècles, est à peine respirable.

Nous rentrons au Caire à 12 h.

L ’après-midi, nous nous rendons aux bazars: bazar des Juifs, bazar arabe, bazar tunisien (on n ’y voit que des mar­

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chands de pantoufles) et bazar turc. Ce dernier et le bazar arabe ont le plus attiré notre attention. Avons marchandé des antiquités et des tapis mais n ’avons rien acheté. On voit tous les marchands dans leur niche, travaillant, causant, priant, fum ant.

Mercredi 11 mars.

Nous avons remonté le Nil jusqu’aux ruines de M EM PHIS, course dont je me rappellerai bien longtemps ; elle a mal tourné pour moi ; je narrerai cela dans une des mes prochaines lettres9.

Nous partons à 8 h 30 par la station de Ghézireh. Les ânes sont mis dans le train. Arrivés, nous nous mettons en selle et nous voyons la statue de Sésostris qui se trouve renversée dans un trou inondé pendant une grande partie de l ’année, tes restes du temple Phta: quelques pierres, une autre statue à peu près enterrée que le drogman dit être la fem m e de Sésostris. On passe alors par l ’ancien lac qui alimentait Memphis. On y aper­çoit dans le lointain à gauche des pyramides de Abadès et de Abaras.

Puis nous arrivons à Sakkarah où il n ’y a rien à voir. On passe sur les restes de l ’ancienne ville et l ’on arrive à la pyra­mide q u ’on prétend être le plus ancien m onument existant. Elle est en escalier.

Nous déjeunons au pavillon «M arus» situé contre le tom ­beau des bœ ufs nom m é « Serapeum » ou « A pis mausoleum». On y voit 26 tombes de bœ ufs et parmi elles se trouve le tom ­beau d ’un roi; on peut y entrer; la pierre du sarcophage est d ’une pièce. D ’après nos calculs, 16 hommes peuvent se placer ensemble le long des parois intérieures; les murs ont environ30 cm d ’épaisseur. En sortant de là, l ’on va au temple de Tih

9. Amaury y fit une chute qui lui blessa la jambe et l’immobilisa une quin­zaine de jours à l’hôtel et retarda le départ pour Jérusalem.

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(cinquième dynastie), colonnes et murailles en pierres blanches ornées de dessins magnifiques, très bien conservé. De là, nous remontons à âne pour rentrer en trois heures et demie au Caire.

Jeudi 12 mars

Visite des mosquées

On ne peut les visiter q u ’accompagné d ’un kawass10 de la police.

1. Bab-es-Seïdeh-Zeïneb, magnifique m onument avec les murailles garnies de marbres et de peintures. Nous y fûm es très mal reçus et presque mis à la porte. On y voit le tombeau de Seïdeh-Zeïneb.

2. Ahmed-elm-Touloun, tombant en ruines; on y voit de très belles sculptures. Derrière se trouve une cour qui autrefois était un hôpital, maintenant quartier pauvre. On y trouve des pierres portant des caractères kuffits.

3. Sultan Hassan, très beau monument extérieur, rien de curieux à l ’intérieur. Elle tombe en ruines.

4. El-Azhar ou université: nous y trouvons beaucoup de monde. Les étudiants y travaillent par groupes de quatre ou cinq; ils ne paient rien et les professeurs ne reçoivent aucun appointement. Il y avait, il y a deux ans, au-delà de neu f mille élèves. Nous y avons trouvé un groupe de mahométants réci­tant leur prière. Le cheich nous a encore regardé de mauvais œil.

L'après-midi nous sommes allés voir les écuries du vice-roi, bien tenues mais sans aucun luxe. Les voitures sont simples mais sans aucun apparat excepté les voitures de luxe. Elles viennent presque toutes de chez Ehler de Paris. Les écuries de ville du vice-roi sont à Boulach et celles de poste à Kasr-el-Nil. Les bâtiments sont très négligés, on ne se croirait pas dans une

10. Kawass: gardien des consulats.

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écurie royale. Le cheval du pays y est peu connu: les normands pour les galas, quelques chevaux russes pour la promenade, le p u r sang n ’y est pas, quatre chevaux tarbes charmants et de petits chevaux de toutes races p our le service journalier du harem et des percherons pour la poste, pas de chevaux de selle. Tous généralement beaux, fo r ts et ramassés.

Le soir, à «Fra D iabolo» d ’A ubert: Fra Diabolo = signor Corsi; Zerlina = signora Smeroschi. Charmant comme décors et costumes. La « Giocoliera», ballet romantique et dramati­que en cinq actes. Splendide comme exécution et costumes.

Vendredi 13 mars

N ous avons visité le tombeau des M am eluks1' : magnifiques sarcophages en albâtre sculpté, très profonds et peints en bleu et or. Les sarcophages de leurs fem m es s ’y trouvent également. On traverse pour y arriver de nombreux cimetières.

L ’après-midi, nous nous rendons voir les derviches tour­neurs et hurleurs. Les premiers tournent com me des toupies pendant dix minutes mais n ’ont pas l ’air d ’en souffrir. Les hur­leurs sont abominables à voir; ils poussent des cris de la gorge en faisant les mouvements de corps les plus violents et cela pen­dant environ un quart d ’heure de suite au point qu ’à ta fin de la cérémonie, ils tombent d ’abrutissement. Ils se reposent alors et recommencent peu après. C ’est inhumain et hideux.

Après cela, promenade à la Choubra; nous avons vu de beaux équipages.

Samedi 14 mars

Visite aux bazars étrangers; nous trouvons beaucoup de magasins fermés. La chaleur est excessive.

11. Mamelouks : sultans issus de la garde prétorienne et classe dirigeante du même nom, ayant accédé au trône d’Egypte de 1250 à 1517.

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Dimanche 15 mars

Le matin, à la messe. Après-midi, visite à la promenade Choubrah où nous voyons de magnifiques équipages mais aussi beaucoup de «sapins». Le soir, théâtre italien: «Lucia de Lammerm oor», admirablement exécuté par Fancelli et signora Smeroschi, Nephte e il Figliuol Prodigo. Féerique et splendide comme décors et costumes, danse (cinquante ballerines); deux à trois cents personnes sur la scène.

Lundi 16 mars

Nous attendons q u ’Am aury veuille bien se remettre pour partir vers Ismailia. Nous nous promenons en ville et nous cou­rons tout le jour pour nous procurer des places. Les bateaux sont encombrés de monde; les nouvelles de Marseille disent qu ’il n ’y a plus de place à bord. Le soir, au théâtre de la Comé­die Française, beaucoup moins important que l ’autre: petit ballet: le « Diable Vert», pas très fort.

Nous comptions prendre le bateau régulier du 19 pour Jaffa mais une dépêche arrivée de Marseille nous annonce que ce bateau est aussi plein que possible et ne prend plus de passager pour la Palestine. On nous a rendu notre argent. C ’est aussi désagréable que possible et nous fera peut-être manquer la semaine sainte à Jérusalem. Me voilà donc forcément confiné ici pour un temps indéterminé jusqu’à ce qu’il y ait un nouveau bateau en partance, c’est une affaire de chance. Aussi, prière d ’adresser les lettres Bureau Restant à Alexandrie et non à Jérusalem.

Nous avons rencontré au Caire Jean délia FAILLE6 d ’Anvers, M. van HAVRE5 et M. DELGEUR12 qui revenait de

12. Louis DELGEUR: savant, polyglotte et professeur, précepteur des enfants d’Alphonse délia Faille de Leverghem et de Clémentine van Havre de 1852 à 1865, resté très attaché à ses anciens élèves; il décédera d’ailleurs chez Alexandre délia Faille de Leverghem à Deurne le 11 septembre 1888. Il devint

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la Haute Egypte. Nous étions donc au Caire, sept Belges réu­nis.

Somme toute, voyage jusqu’ici des plus attrayants. L ’Egypte est un pays très original et entièrement neuf pour les Euro­péens. Il y a ici trois catégories marquées : l ’Européen, que l’on reconnaît de suite et ils ne sont pas en petit nombre ici car il y en a près de dix mille; le Turc ensuite, c’est le maître du pays, le conquérant, ils tiennent tout ici, ils ont le gouvernement, les charges, les emplois, les dignités; entre-t-on dans un bazar, c ’est un Turc qui y tient la boutique; entre-t-on dans un hôtel, dans un café, c’est encore un Turc; entre-t-on dans une mos­quée, c’est encore un Turc qui vous introduit; (mais j ’entends par Turc le conquérant implanté ici depuis Mahomet et facile­ment reconnaissable); vient enfin la troisième catégorie, les Egyptiens proprement dits, appelés ici fellahs, ils sont mainte­nant confinés dans les campagnes et on ne les voit que rarement au Caire; on ne peut pas mieux les comparer qu’aux serfs du Moyen Age attachés à la glèbe; ils font partie de la terre sur laquelle ils sont nés; autrefois, ils étaient esclaves et ne pou­vaient rien posséder en propre; depuis le règne de Mehemet- Ali, le grand conquérant, le Napoléon Ier de ces contrées, leur condition est sensiblement améliorée. Ils peuvent maintenant posséder mais la corvée ou la dîme existe encore, droit cruel et qui ne tardera pas à disparaître: le vice-roi a-t-il besoin d ’autant de chevaux, d ’autant de bêtes à cornes, un escadron de cavalerie s’abat sur la campagne et malgré les cris, les récri­minations des malheureux fellahs, on emporte leurs troupeaux. Il n’y a rien à dire, c’est un droit, la loi est là. Y a-t-il des tra­vaux urgents à faire, des canaux à creuser, des palais à cons­truire, immédiatement tous les bras valides parmi les fellahs sont mis à contribution, sans indemnité aucune.

professeur à Rotterdam, vice-président de la société de géographie d’Anvers et bibliothécaire privé de Jules van Havre. (Cf. G. Génard, Levenschets van Dr Lodewijk Delgeur. 1940 - Y. Schmitz, Les délia Faille, V, index.)

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Une singulière coutume règne encore ici: ce sont les «capitu­lations», sorte de concessions datant croit-on du sultan Soli­man. Elles se rattacheraient d ’après d ’autres aux conquêtes des Maures en Espagne. Accordées d’abord aux Espagnols par le conquérant Tarik, elles se seraient plus tard étendues à tout l’empire musulman. Cette coutume est une sorte de droit d ’asile. De ce fait, tout Européen établi au Caire est inviolable. Et une fois qu’il a franchi le seuil de sa demeure, il bénéficie de tous les privilèges et immunités dont il jouirait dans son propre pays. Les Kawass de la police vice-royale ne peuvent rien con­tre lui, quel que soit le crime qu’il ait commis. Il n’est justicia­ble que du consul de sa nation qui s’érige alors pour lui en pré­sident de Cour. Ce système donne naturellement lieu aux plus grands abus. Ismaïl Pacha, le vice-roi actuel, y remédie en for­mant des tribunaux composés moitié d ’Européens moitié d ’Arabes, tribunaux chargés des délits commis par des étrangers13.

Mais à force d ’écrire mes aventures, je m ’aperçois que j ’ai presque composé un volume; aussi, je m ’arrête jusqu’au pro­chain numéro. Comme je n ’ai pas le temps d ’écrire aussi long­temps à René, Marie et Priska14, je vous prie mon cher Oncle, de vouloir bien faire parvenir ma volumineuse lettre à Jette et à Namur. J ’attends avec impatience des nouvelles de Belgique; jusqu’ici je n’ai encore rien reçu. J ’espère cependant que tout le monde se porte bien.

Nous avons mal pris nos précautions pour les bateaux. Je suis forcément confiné ici jusqu’à ce qu’un bateau se présente pour la Terre Sainte. Quel désagrément! Les fêtes de Pâques

13. Parmi les membres belges de ces tribunaux mixtes, citons les juges Fir- min van den Bosch, Minnaert et Vroonen dont l’action et les publications ont fait autorité. (Communication aimablement fournie par M. Livio Missir.)

14. Frère et sœurs cadets d’Amaury, vivant à Gand et à Wannegem chez leur oncle et tuteur le chevalier Jean-Baptiste de Ghellinck d’Elseghem, desti­nataire de la lettre.

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sont manquées par là. Mais il n ’y a rien à y faire. Le second départ des Messageries Maritimes est le 7 du mois prochain.

Au revoir mon cher Oncle, je vous prie de croire aux respect et affection de votre dévoué neveu.

Amaury. Ce lundi 16 mars 1874.

M ardi 17 mars

Toujours très inquiets au sujet des places pour la traversée, nous décidons que l ’un de nous partira le lendemain pour Alexandrie et Maurice est nommé. N ous passons la journée à fa ire des commissions et à tenir compagnie à Amaury.

Mercredi 18 mars

Temps abominable et pluie. Maurice part à 8 h du matin. Le médecin nous perm et de partir le lendemain pour Alexandrie. L ’après-midi, au musée Mariette. N ous revenons trempés comme des soupes. Le soir, nous emballons.

Jeudi 19 mars

A lfred part pour Ismaïlia et Port-Saïd. Am aury et moi quit­tons le caire à 14 h pour Alexandrie; arrivons à 21 h 30, avec deux heures de retard. Descendons à l ’hôtel Abbas.

Vendredi 20 mars

Maurice et moi confions Am aury au père Placide15. Nous nous embarquons à bord du « Vesta», bâtiment du Lloyd autrichien de 3.208 tonneaux, force de 400 chevaux. Enormé­ment de monde à bord. Tout le monde converse. N e trouvons place qu ’en seconde. N ous nous embarquons à midi, départ à 17 h. La mer très calme. En arrivant à bord, grande discussion avec un Arabe.

15. Père franciscain du couvent d’Alexandrie.

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Samedi 21 mars

Nous arrivons à 9 h 30 à POR T-SAÏD où A Ifred nous attend au débarcadère. Nous retournons le soir dîner à bord. On nous annonce que nous ne partons que le lendemain au soir. Retour­nons à l ’hôtel de France où nous passons la nuit.

Dimanche 22 mars

Nous allons à la messe, déjeunons à 10 h à bord où on nous fa it revenir à 14 h. Nous partons à 15 h 30. Mer calme. Ciel chargé. Je reste sur le pont avec M. van H A V R E juqu ’à 1 h du matin.

(à suivre)

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t Julien délia FAILLE et t Amaury de GHELLINCK

VOYAGE AU PROCHE-ORIENT PAR QUATRE GENTILSHOMMES GANTOIS

EN 1874présenté et annoté par Xavier de Ghellinck Vaernewyck

(suite)

Lundi 23 mars

Arrivons à JAFFA. Débarquons au couvent. A peine arri­vés, pluie épouvantable. Déjeunons. Allons voir la ville. Par­tons à 13 h 30 à cheval; passé par L YDA, vu l ’église grecque, le tombeau de saint Georges; arrivé à R A M L E H à 17 h 45; trois heures quarante-cinq de cheval. Nous dînons et allons au lit. Pluie. Voir la carte de F. Liévin pour les détails de la route.

Mardi 24 mars

Partis à 6 h 15, nous nous arrêtons au café turc à 10 h 15 pour déjeuner; départ à 11 h 15 pour arriver à JER U SALEM à 15 h; sept heures de cheval. Beau panorama des environs de Jérusalem. Arrivons au couvent. Allons voir le Saint-Sépulcre et reçu les explications d ’un frère du couvent. Mangeons à 19 h et bonsoir.

Mercredi 25 mars

Fête de l ’Annonciation. Après la messe au couvent, un frère nous accompagne et nous fa it parcourir tout ce qui est relaté dans l ’ouvrage du père Liévin pour la première, troisième et

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sixième journée. Mosquée d ’Omar que nous avons pu voir ce jo u r grâce à la permission que possédaient deux prêtres cana­diens. Il fa u t avoir le kawass du consul et un autre de la police. Excursion des plus intéressantes et des plus importantes. La mosquée est en pleine restauration.

Nous recevons une dépêche d ’Am aury nous annonçant son arrivée.

Jeudi 26 mars

Visitons la partie de la ville coïncidant à ta deuxième journée de l ’itinéraire (du père Liévin). Cet ouvrage facilite incroyable­ment la besogne du touriste pour trouver les souvenirs et le che­min.

L ’après-midi, nous écrivons. Maurice reçoit la première let­tre de Belgique qui lui apprend qu ’il est propriétaire16.

Le soir, Am aury nous arrive en palanquin; il semble bien remis. Il arrive avec la caravane française composée de quarante-huit personnes dont sept Belges: M. de ROBER- SA R T avec deux dames, M. C APPELLE de Menin, mademoi­selle de R O U IL L É et m adem oise lle D E S M A N E T de B IE SM E '1.

16. Maurice, dont le père était décédé en 1872 et la mère en 1873, était déjà propriétaire; sans doute, s’agit-il d ’un acte d’achat dont il avait chargé son notaire.

17. M. de ROBERSART: Albert comte Robert de Robersart, diplomate belge, âgé de 41 ans en 1874 (1823-1900, dernier mâle de son nom), époux depuis 1852 de Berthe de CHOISEUL-PRASLIN, alors âgée de 34 ans (ANB, 1860).

Mlle de ROBERSART : Julie dite Juliette Robert de Robersart, sœur du pré­cédent, âgée de 49 ans en 1874, femme de lettres, amie de Louis Veuillot et qua­lifiée de «Sévigné belge» (1825-1900). Restée célibataire, elle publia notam­ment : Orient Syrie, journal de voyage dédié à sa fam ille par ta comtesse Juliette de Robersart (Paris, 1867). Précédemment, elle avait publié: Lettres d ’Espagne et Egypte, journal de voyage. (Cf. Frans Nève, Une Sévigné belge: la comtesse de Robersart in Revue des auteurs et des livres, Bruxelles, 1921.)

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Vendredi 27 mars

Partons à 9 h pour Saint-Jean dans le désert; sa grotte, son lieu de naissance (voyez le père Liévin p. 264). Déjeunons au couvent après quoi nous continuons sur BE TH LÉE M où nous arrivons à 15 h 30 par un bien mauvais temps, chemin très acci­denté, six heures trente de cheval.

Samedi 28 mars

Nous assistons à la messe dans la grotte; nous allons visiter la grotte des pasteurs, la grotte de lait, revenons déjeuner au couvent à I I h. Seconde visite à la grotte pour faire toucher les objets de piété. Départ à 13 h par les bassins de Solomon. Ren­trés à Jérusalem à 15 h 30, mouillés par mauvais temps, trois heures trois quarts de cheval. N .B. Cette excursion marquée dans le guide de frère Liévin p. 264 pour trois jours peut se faire très facilem ent en deux jours sans être fatigante et en voyant tout. Un drogman est d ’une grande utilité.

Dimanche des Rameaux, 29 mars

Partons à 6 h pour nous rendre à la cérémonie au Saint- Sépulcre. Beaucoup de monde y assiste. Le patriarche officie

M. CAPPELLE, de Menin: Charles Cappelle (1845-1911), alors âgé de 29 ans, d’une famille résidant encore actuellement à Menin où il est connu comme «le saint de la famille». Célibataire très pieux et très généreux, il fit notam­ment à pied le pèlerinage de Rome où il vécut longtemps, décéda et fut inhumé.

Mademoiselle de ROUILLÉ: en 1874, à part deux nièces de 15 et 14 ans, il n’y avait qu’une seule demoiselle de Rouillé en âge de faire ce voyage : Aglaé de Rouillé, alors âgée de 54 ans (1820-1899, célibataire) (ANB, 1858 & 1897).

Mademoiselle DESMANET de BIESME: en 1874, il y avait deux demoisel­les de ce nom: Henriette, 47 ans (1827-1891, célibataire) et sa sœur Julie, 45 ans (1829-1913, célibataire et très originale, héritière du château de Cruyshau- tem), toutes deux sœurs du dernier vicomte Desmanet de Biesme (ANB, 1888& 1933).

C’est probablement parmi cette caravane française que se trouvait le comte Frédéric de DIESBACH, autre zouave pontifical. C’est en effet au cours de ce voyage qu’Amaury et Frédéric se rencontrèrent et se lièrent d’amitié, point de départ du mariage de Frédéric avec Marie de Ghellinck, sœur d’Amaury. La lettre relatant leur rencontre est malheureusement perdue.

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de la manière la plus cligne, il bénit les rameaux et les distribue, après quoi il chante la messe pontificale. La cérémonie dure ju sq u ’à 11 h 15. Le consul de France y assiste. Beaux orne­ments. Le Saint-Sépulcre est bien décoré de lampes. Les A rm é­niens, les Coptes, les Grecs officient à leur tour en même temps dans la chapelle située derrière le Saint-Sépulcre.

Après-midi, répétons l ’excursion de la vallée de Josaphat et poursuivons ju sq u ’à la vallée de Géhenne, splendide comme souvenir et com me aspect. (Quatrième excursion du père Lié- vin p. 174).

Nous rentrons pour souper et nous nous préparons à partir le lendemain pour la mer Morte.

Nous comptons dix-sept Belges à Jérusalem: nous quatre, M. SW A R T Z , professeur de Phil. à l ’université de Liège, M. l ’abbé GERARD , M. van H A V R E , Jean délia FAILLE, M. DELGEUR, M. C AP P E LLE de Menin, M. de RO BERS A R T et sa fem m e, mademoiselle D ESM ANET, mademoiselle de ROUILLÉ.

Lundi 30 mars

A 10 h 30, nous faisons notre visite au patriarchel8, hom me des plus aimables et des plus dévoués, parlant parfaitement le français. Nous visitons l ’église qui fa it partie de son habitation, bâtie par son prédécesseur. Les noms des personnes qui ont contribué à la construction se trouvent affichés. On y voit ceux de beaucoup de Belges.

A 13 h 30, nous nous mettons à cheval pour faire l ’excursion de la mer M orte (père Liévin p. 335). Nous visitons en passant le tombeau des rois (père Liévin p. 253). Nous faisons en partie

18. Mgr Vincenzo Bracco, patriarche latin de Jérusalem de 1873 à 1899. (Cf. A. Posetto, Il patriarcato latino di Gerusalemme: 1848-1938. Milan, 1938, 686 p.) (Renseignement aimablement communiqué par M. Livio Missir.)

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le tour de la ville et nous prenons par un chemin le long des montagnes la route de M A R SE B A I ou Saint-Sabas. Nous y trouvons notre camp en face de celui d ’une caravance prus­sienne. Nous nous rendons immédiatement au couvent grec de Saint-Sabas auquel on arrive par un chemin dominant une gorge splendide et complètement de roc. Nous revenons au camp après l ’avoir visitée. Nous dînons et bonsoir. Première nuit sous la tente après quatre heures de cheval.

Mardi 31 mars

Réveil à cinq heures. Nous déjeunons et en route pour le Jourdain et la M ER M O R TE par un chemin très accidenté dans les montagnes. Arrivons au Jourdain à 12 h 30 à l ’endroit où Notre-Seigneur Jésus-Christ fu t baptisé par saint Jean- Baptiste. Nous y déjeunons. En route à 14 h 35 pour JE R I­CHO où nous arrivons à 15 h 30 par une route très peu remar­quable dans la plaine. Nous y trouvons les tentes toutes m on­tées. Satisfaits de pouvoir nous reposer après sept heures de cheval. Les voyageurs y étaient en grand nombre: six caravanes différentes y campaient. Le soir, les gens de l ’endroit nous ont régalés d ’un chant de guerre peu remarquable et très m ono­tone. A 21 h 30, dans le portefeuille de la paresse.

Mercredi 1er avril

Réveil à 5 h. Nous déjeunons à cheval à 6 h. Nous nous ren­dons à la fontaine d ’Elisée où M. van HA VRE campe. Nous y restons une demi-heure et en route pour Jérusalem. Nous ren­trons dans les montagnes par une jolie route couverte de souve­nirs (Frère Liévin, p. 380). Nous faisons halte à la fontaine des Apôtres. Nous y prenons notre lunch et nous rentrons à Jérusa­lem à 14 h à temps pour nous rendre à l ’office du Saint- Sépulcre de 15 h à 18 h.

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Réveil à 6 h. Nous assistons à la messe chantée par le patriar­che. Nous y faisons nos pâques. La cérémonie se prolonge ju sq u ’à 10 h 30. L ’après-midi, lavement des pieds et ténèbres ju sq u ’à 18 h. Le Saint-Sépulcre est retenu pour les latins'9: les portes sont ferm ées; la porte ne s ’ouvre q u ’à certaines heures, le temps de laisser entrer et sortir. La nuit, adoration pour les hommes s ’ils veulent se laisser enfermer.

Vendredi saint, 3 avril

Réveil à 5 h. Devant la porte du Saint-Sépulcre à 6 h où l ’on ne laisse que le temps d ’entrer. Le patriarche officie et la céré­monie se prolonge jusqu ’à 9 h 15.

Grande discussion avec le drogman pour le contrat; nous le réglons comme suit20:

« Contrat

«Entre messieurs le comte Am aury de Ghellinck, le baron Julien délia Faille, le baron Maurice van der Bruggen, A lfred de Kerchove d ’une part, et Joseph D. Leond, drogman, entre­preneur de voyages, demeurant à Jérusalem, d ’autre part, il a été convenu ce qui suit:

«Le dit Joseph D. Leond s ’engage à conduire en personne les soussignés pendant 19 jours et ce au prix de trois mille francs, tout frais compris, dans la Samarie, la Galilée, à Bey­routh, à Baalbek et Damas, les étapes étant réglées comme suit:

Jeudi saint, 2 avril

19. C’est-à-dire les catholiques romains, à l’exclusion des orthodoxes, armé­niens, coptes etc.

20. A comparer avec le célèbre contrat de nolis passé entre Chateaubriand et son capitaine, dans Itinéraire de Paris à Jérusalem. (Renseignement aimable­ment communiqué par M. Livio Missir.)

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I e' jour Giffna 11e jo u r Tyr2 e jour Naplouse 12e jour Sidon3 e jour Djennin 13e jour Beyrouth4e jour Nazareth 14e jour repos5 e jour repos 15e jour Storah6e jour Tibériade 16e jour Baalbek7e jour Nazareth 17e jour repos8e jour Mont-Carmel 18e jo u r ZebedanyÇe jour repos 19e jour Damas

10e jour Saint-Jean d ’Accre

«Dans le cas où l ’on pourrait aller aux cèdres, l ’excursion se ferait en trois jours de Baalbek, les étapes réglées comme suit:

1er jour Baalbek à Aïn-ata2 e jour A ïn-ata aux cèdres et retour3 e jour Aïn-ata à Baalbek

« Le drogman s ’engage à procurer aux soussignés de bonnes tentes avec tout leur matériel, bons chevaux, bonnes selles ara­bes, bonne nourriture suffisante comprenant:

« le matin : café et thé, œ u f à la coque ou en omelette;« au lunch : deux plats de viande froide, œ u fs durs, café;« le soir: potage, deux plats de viande chaude, deux légumes,

un plat sucré, fruits, café.

«Si dans le voyage le drogman devait se servir de guides, il devrait les prendre à ses frais, sans pouvoir prétendre de ce chef à aucune indemnité.

« Dans le cas où pour la sécurité des voyageurs et des baga­ges, il faudrait des gardiens, ce surcroît de dépenses serait sup­porté par le drogman, ce dernier répondra également de la fid é ­lité de ses moukres et restera responsable des pertes de bagages ou des vols qui se commettraient.

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«L e drogman ne pourra éviter aucune des curiosités qui lui seraient onéreuses. Les soussignés ont le droit de prolonger leur voyage et de s ’arrêter dans les localités où ils désireraient séjourner, sous la condition q u ’ils paieront pour ces journées supplémentaires 37,50 F par personne, soit 150 F par jo u r pour eux quatre.

«Néanmoins, dans le cas oit les soussignés voudraient abré­ger le voyage, ils seraient tenus de payer les dix-neuf jours indi­qués ci-dessus dans le contrat.

« S ’ils prolongeaient leur voyage à partir de Damas, ils seraient tenus d ’avertir le drogman un jo u r à l ’avance.

« Fait en double à Jérusalem le 3 avril 1874.

s ig n a tu re s »

L ’accord est conclu pour abandonner le drogman à Damas. Si l ’on tenait à te conserver, il faudrait le prendre à des condi­tions particulières pour cette ville. (Voir les observations.)

Suite de la journée du vendredi saint.

A 13 h 30, nous faisons avec la caravane française le chemin de la croix, en écoutant à chaque station les remarques du frère qui nous explique les lieux.

A 15 h 30, nous allons voir les pleurs des Juifs, très curieux et très intéressant. (Frère Liévin, p. 207.)

Nous soupons à 17 h 30 et nous nous rendons à la cérémonie du crucifiement à 19 h 30 au Saint-Sépulcre. Grande quantité de monde de toutes les religions. Le Saint-Sépulcre est comme une place publique. Grande procession. Dans la chapelle latine, sermon italien; à la ... (sic), sermon turc; au couronne­ment d ’épines, sermon anglais; au crucifiement, sermon alle­mand; au Calvaire, sermon français; à l ’embaumement, ser­mon arabe; au Saint-Sépulcre, sermon espagnol.

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A chaque station, on représente avec le grand crucifix que l ’on porte, la scène de la passion. La cérémonie se prolonge ju sq u ’à 23 h.

Samedi saint, 4 avril

Office à 5 h 30 par le patriarche. Il se prolonge ju sq u ’à 10 h 30. Même cérémonie q u ’en Belgique. L ’après-midi, nous fa i­sons nos acquisitions et nous expédions la caisse en Belgique. Le soir, visite de Jean delta FAILLE.

Jérusalem, samedi saint, 4 avril 1874 Casa Nova

Enfin je puis prendre la plume; depuis que je suis à Jérusa­lem, je n ’ai pas encore eu un instant de repos. J ’y suis arrivé jeudi 26 mars après une très bonne traversée sur le «Tibre» mais très dangereux débarquement à Jaffa qui ne mérite certes pas le nom de port de mer. J ’étais avec la caravane française. Nous avons mis deux jours de Jaffa à Jérusalem, route très pit­toresque mais pauvre en souvenirs. Le lendemain au soir, vers 15 h, Jérusalem nous est apparue tout à coup au sortir d ’un défilé. Tout le monde s’est prosterné la face contre terre en entonnant le «Laetatus sum in . ..» . C ’était magnifique. Et tout le monde était ému. Nous nous sommes remis en marche toujours en chantant et bientôt nous avons franchi les murs de la ville sainte.

Ma première visite a été pour le Saint-Sépulcre. Si d ’un côté on éprouve une joie immense, indescriptible, lorsque pour la première fois, on pénètre sous les voûtes de la sainte basilique, de l’autre on éprouve une profonde tristesse en voyant ce qui s’y passe: six ou sept religions différentes se disputent les lieux saints et y ont toutes des chapelles et des autels. Les Latins (catholiques) ne viennent qu’en troisième lieu. D ’abord les Turcs qui détiennent les clefs de l’église et ne l’ouvrent que lorsqu’ils le veulent bien et moyennant des cadeaux souvent

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très considérables que doivent leur faire les patriarches latins, grecs ou arméniens. Après les Turcs, ce sont les Grecs schisma- tiques qui possèdent seuls le chœur de la basilique et le lieu du Calvaire où fut plantée la sainte croix. Les Latins y ont seule­ment le droit d’y officier le vendredi saint, cérémonie que j ’ai vue hier.

Le Saint-Sépulcre est en vénération aux trois religions: latine, grecque et arménienne qui y ont des droits égaux. Le Calvaire est aux Grecs, mais liberté est laissée à tous les pèlerins d’y prier. Les Latins y ont deux autels: l’un est sur l’emplace­ment du crucifiement, l’autre est l’autel du «stabat m ater». La pierre de l’onction où Joseph d ’Arimathie a déposé le corps de Notre-Seigneur après la descente de croix est en vénération aux trois religions.

Voici le plan du Saint-Sépulcre: A = porte d ’entrée; à côté se trouve le divan des portiers turcs;

B = pierre de l’onction, où le corps de Notre-Seigneur a été déposé par Joseph d ’Arimathie;

C = Calvaire; on y monte par deux escaliers; il est la pro­priété des Grecs ; les Latins y ont deux autels aux points D et D ';

D ' = autel du «stabat m ater»;E = le Saint-Sépulcre; il se trouve sous un magnifique dôme

très élevé, construit il y a trois ans aux frais de la France, de la Russie et de la Turquie. Le Saint-Sépulcre est totalement recou­vert de marbre à l’intérieur et à l’extérieur, de façon qu’il est très difficile de se le figurer comme il a dû être autrefois. Il est divisé en deux chambres; la première est dite de l’ange. C ’est là que l’ange apparut aux saintes femmes pour leur annoncer la résurrection. La seconde est très petite, on peut à peine s’y tenir à trois; elle est presque entièrement occupée par un autel ou plaque en marbre blanc qui recouvre le Saint-Sépulcre.

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Quarante-trois lampes en or et argent massif y brûlent cons­tamment : les Latins en ont treize, le reste est divisé entre Grecs, Arméniens, Coptes, Ethiopiens, Algériens etc.

F = autel des Coptes, attenant au Saint-Sépulcre;G = chœur des Grecs;H = chœur exclusif des Latins;I = prison où Notre-Seigneur Jésus-Christ fut enfermé;J = chapelle de la division des vêtements, en vénération aux

différentes religions;K = chapelle des Arméniens;L = grotte souterraine de l’«invention» de la sainte croix;

c’est là qu’elle fut retrouvée par sainte Hélène.

Dimanche de Pâques, 5 avril

Hier soir, ma lettre a été interrompue par la visite de Jean délia FAILLE, qui est aussi à Jérusalem avec M. van HAVRE.

J ’aurais voulu donner une description détaillée de la semaine sainte, mais on vient de m ’avertir que la poste part aujourd’hui à 16 h. Je dois donc être bref si je ne veux pas que ma lettre attende le départ d ’un prochain bateau. Ces souvenirs se sont d ’ailleurs gravés dans ma mémoire d ’une façon ineffaçable. Je réserve ces descriptions pour ma prochaine lettre qui sera datée de Beyrouth. Nous partons demain lundi, pour le grand voyage de la Samarie et de la Galilée. Nous avons aussi été à la mer Morte et au Jourdain, excursion de trois jours assez fatigante. J ’ai fait provision d ’eau du Jourdain21. Le soir, couchés sous la tente à Jéricho.

Je regrette le peu de temps que j ’ai devant moi car je vou­drais décrire toutes mes impressions lorsque j ’ai visité le jardin

21. Ramenée dans une bouteille bien capsulée, cette eau du Jourdain a servi pour baptiser les enfants d’Amaury !

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de Gethsémani, le mont de l’Ascension, le Cénacle, la grotte de l’agonie et surtout l’émouvante cérémonie à laquelle j ’ai assisté le vendredi saint, le chemin de la croix sur les lieux-mêmes et le soir, la représentation de la passion, cérémonies qui ont duré depuis 13 h 30 jusque 23 h.

J ’ai été hier, moi-même, au Saint-Sépulcre avec Maurice v.d.B. Nous y avons porté toutes les croix, chapelets, souvenirs pieux; ils ont tous reposé durant cinq minutes sur le très Saint- Sépulcre et ayant ensuite été bénits, nous les avons portés au Calvaire q u ’ils ont également tous touchés. Nous avons ensuite porté toutes les croix avec crucifix en métal chez le R. P. Cus­tode de Terre Sainte qui les a spécialement bénits «in articulo m ortis» et avec permission d ’y faire le chemin de la croix. Tous ces objets ont été expédiés hier sur Gand par l’agent Bergheim qui s’en déclare responsable; ils pourront être retirés à l’entre­pôt à Gand dans un mois. Mais force est de clore ma lettre si je veux qu’elle parte aujourd’hui. Bonne et heureuse fête de Pâques à tout le monde.

Amaury.

Annexe confidentielle

Mon cher Oncle,

La lettre ci-annexée est la description de mon voyage avec prière de la communiquer à René, Marie et Priska.

Je voudrais vous avertir de quelque chose.

Peut-être le bruit arrivera-t-il en Belgique qu’un Belge s’est cassé la jambe en Egypte et on me nommera peut-être. Ce bruit est faux. Voici ce qui en est. J ’ai fait en effet une assez forte chute dans une excursion faite aux ruines de Memphis, mais j ’en suis complètement remis. Ainsi mon cher Oncle, ne vous inquiétez point. J ’avais une assez forte contusion au genou,

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mais rien de cassé ni de démis, j ’ai seulement eu la jambe enve­loppée de bandages et j ’ai dû garder le lit pendant une huitaine de jours. 11 y a déjà de cela plus de trois semaines, aussi mainte­nant je suis complètement remis. Si je ne l’ai pas écrit tout de suite, c’est pour ne pas inquiéter. Si je vous l’écris maintenant, mon cher Oncle, c’est parce que j ’ai appris que M. de Rober- sart avait écrit à M. Pycke22 qu’un Gantois dont il ne savait pas le nom s’était cassé la jambe au Caire.

Une preuve que je suis parfaitement remis, c’est que j ’entre­prends demain le grand voyage de Beyrouth. Mes compagnons m ’ont parfaitement soigné; pour le reste, je me porte à mer­veille. Je vous prie, mon cher Oncle, de ne rien dire de tout ceci à ma Tante ni à Marie ni à Priska; elles pourraient s’en inquié­ter quoique je sois parfaitement ingambe maintenant.

J ’espère que tout le monde se porte bien à Gand. Croyez mon cher Oncle...

Amaury

Office à 5 h au Saint-Sépulcre. Messe pontificale par S. G. le Patriarche. Très solennel. Après la messe, procession pendant laquelle on chante les évangiles des quatre évangélistes, qui ont rapport à ce jour. La cérémonie se termine à 8 h 30. Beaucoup de monde. On se hâte pour laisser la place aux Grecs dont c ’est le jour des Rameaux.

Intérieur d ’une maison arabe chez Joseph D. Leond notre drogman. Nous y mangeons des friandises du pays. Très bon. Nous fum ons un naghileh. Un amateur nous joue une espèce de harpe, instrument arabe. L 'hôte nous présente sa famille. Nous partons après une courte promenade.

22. 11 s’agit de son beau-frère Oscar baron PYCKE de PETEGHEM ( 1823- 1903), sénateur, époux depuis 1856 de Mathilde Robert de Robersart ( 1834- 1916) (ANB, 1860, p. 232 - EPN , 1967, p. 107).

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Nous allons prier au Saint-Sépulcre et nous rentrons.

Lundi deuxième jo u r de Pâques, 6 avril

Réveil à 6 h. A 7 h messe dans la grotte de l ’agonie. Nous fa i­sons nos paquets. Dernière visite au Saint-Sépulcre. N ous fa i­sons nos adieux aux frères, au père supérieur etc.

Nous partons après le dîner à 13 h 45 pour Giffna en passant par le tombeau des rois. Dernier panorama de Jérusalem. (Frère Liévin p. 399.) Vue de Anâtha, Tel-el-Soma ou Gabaa, el-Gib ou Gabaon ou le champ des vaillants, Best-our-el- Cehtah sur les Armoréens, Er Ram ou Rama: bataille de Baasa contre Asa, Kherbet-el-Atarah frontière de Benjamin. On passa à El-Bireh (Beroth); c ’est ici que saint Joseph et la sainte Vierge s ’aperçurent d ’avoir perdu leur fils. Dans les environs, la prophétesse Déborah... Ruines d ’une église bâtie par les Croisés. Caverne de voleurs Ayoun-el-Kharamich. On passe par un détour à Bïtine ou Bethen où Abraham se sépara de Loth, où Jacob fu ya n t Esaü vit l ’échelle miraculeuse, où Hiel f u t tué par ses fils comme l ’avait dit Josué pour celui qui reconstruirait la ville. Jéroboam y f i t un veau d ’or. Dans les environs, deux ours dévorèrent quarante-deux enfants qui se moquaient d ’Elisée. Le prophète A m os prophétisa contre la ville. On y voit les ruines d ’une église bâtie par les Croisés et des restes du temple du veau d ’or. Sur la montagne voisine Bordj-el-Maoun, camps d ’Abraham. De là on se rend à Giffna en descendant dans une vallée splendide. Jolie route surtout à la fin . Campement charmant. Quatre heures et demie de che­val.

Mardi 7 avril

Réveil à 5 h 30. A cheval à 7 h. On passe par Tarbeh, ancienne Ephrem où le Sauveur se rendit après ta résurrection de Lazare. (Père Liévin p. 314.) Bordj-el-Bardoul, forteresse

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des Croisés. Aïn-Haramich, fontaine des voleurs. Loubban ou Lebua, massacres de Josué, «Seiloun, Silo», (Père Liévin p. 417). Khan-es-Saouien, ruine d ’un monum ent et chêne vert, lieu de déjeuner. Route splendide toute la matinée (Père Liévin p. 422).

Première vue du Garizim et du Grand Hermon (?). Traversée de la plaine de Mokhna. Ber-Jacoub lieu d ’apparition à Abra­ham, lieu où Joseph fu t vendu, puits de la Samaritaine. Pro­priété du patriarche Joseph. Ruine d ’une église sur le puits de la Samaritaine. Vue du M ont Ibebal qui avec le M ont Garizim est couvert de souvenirs historiques (Père Liévin p. 432). NAPLO U SE (Père Liévin p. 438). Cette ville fu t prise par les Croisés. On y admire le Pentateuque, le plus ancien livre qui existe. Nous allons le voir avec le missionnaire de l ’endroit, prêtre français. La ville a un aspect très curieux et ressemble à un vaste bazar dans le genre de ceux de Jérusalem.

Huit heures de cheval, jolie route dans la vallée tout le temps; campement hors de la ville.

Mercredi 8 avril

Réveil à 5 h 30. Nous visitons la ville de Naplouse. A 7 h 30 à cheval. Nous traversons la vallée de Naplouse arrosée par des cascades et des ruisseaux charmants (Père Liévin p. 446), On passe par Sebastieh ou Sebaste ou Samara (Père Liévin p. 448). Le prophète Elie y annonça à Achab que cette contrée serait rendue stérile pendant plusieurs années. Benadab y f u t vaincu en 900 av. J.-C. Achab et Josaphat y firen t enfermer le pro­phète Miché. Elisée obtint de Dieu que (des) Syriens y recou­vrent la vue. Ochozias ne réussit pas à s ’emparer d ’Elie. Bena­dab l ’assiégea. Jéhu y détruisit le culte de Baal. Johachaz y fu t battu. Le prophète Elisée y mourut et y fu t enterré. Résurrec­tion sur sa tombe. Saint Philippe y prêcha et y f i t des miracles. On y trouve les restes du palais d ’Hérode, un grand nombre de

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colonnes; les restes du théâtre; la porte de la ville et l ’église de saint Jean-Baptiste bâtie par les Croisés. Ces ruines servent de mosquée où les M usulmans prétendent avoir les tombeaux des prophètes Abdias et Elisée et aussi de saint Jean-Baptiste (Père Liévin p. 459).

Suite de la route. Magnifique panorama sur les montagnes de la Samarie. Déjeuner. Samour ou Béthulie, patrie de Judith (Père Liévin p. 465). Ancienne forteresse Merdj-el-Khgourouk, prairie marécageuse, lac en hiver; chemin du puits de Joseph; vue de Nazareth; Djenine ou Jenin ou Enganim, frontière de la Galilée et de la Samarie. Jésus-Christ y guérit les dix lépreux. Ville peu intéressante. H uit heures de cheval, jolie route, campé à gauche hors de la ville ayant vue sur la plaine.

Jeudi 9 avril

Réveil à 5 h 30. A cheval à 7 h. R oute dans la plaine, riante et cultivée d ’Esdrelon (12 lieues de long sur 5 de large) (Père Lié­vin p. 472). M ont Gelboëe, bataille où Saül mourut. Zeraine où Jezrahel ou Jézabel fu t punie d ’avoir fa it lapider Naboth. Joram et Ochosias y fu ren t tués par trahison par Jéhu, qui f i t tuer les 70 fils d ’Achab. A ïn-Maiteh, fontaine de Jézabel. Zela- phec ou Aphec, bataille de Achab contre Benadab où cent mille hommes furen t tués, dont vingt-sept mille périrent sous une muraille. Aïn-Djaloud, fontaine de Gédéon (Père Liévin p. 477). Soulem ou Sunam (Père Liévin p. 478), Elisée ressuscita le fils de la veuve qui l ’avait hébergé. Légende sur les géants. Déjeuner.

El-Fouleh dans la plaine, forteresse des Templiers, célèbre par la bataille du M ont Tabor où Bonaparte avec quatre mille hommes battit trente-cinq mille Musulmans. Naïm, ruine de la maison de la veuve dont Notre-Seigneur ressuscité le fils, Endor, où Saül alla consulter les Pythoussa, torrent du Cison, champ de bataille de Débora et Barac contre Sisara général de

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Jabin. Le lieu où les Nazarethains voulurent précipiter Notre- Seigneur et ascension du précipice. Jaffa ou Japha, patrie des Apôtres Jacques et Jean, et arrivée à N A ZA R E TH , ville d ’un aspect extérieur assez propre. Campés dans une jolie position près de la fontaine de la Vierge. Huit heures de cheval.

Vendredi 10 avril

Nous changeons l ’itinéraire et décidons de prendre le repos à Tibériade pour pouvoir aller visiter Capharnaùm. Nous assis­tons à la messe dans la grotte. Un frère nous accompagne pour aller à la maison de saint Joseph dont on ne voit plus que quel­ques pierres. Une jolie chapelle recouvre l ’emplacement. De là nous allons voir Men-Sacristie, pierre sur laquelle Notre- Seigneur a mangé avec les Apôtres; et la fontaine de la Vierge. La grotte sur laquelle se trouve l ’église, emplacement de la mai­son de la sainte Vierge qui se trouve à Lorette. On voit la place de l ’apparition.

Départ pour Tibériade à cheval à 9 h 15. Daborieh ou Daba- reth, frontière entre la tribu de Zabulon et Isachas (P. Liévin p. 500). Nous montons le TABOR en 25 minutes et arrivons au lieu de la Transfiguration (P. Liévin p. 504). Ruine de l ’église Sainte-Hélène. Caverne de Melchisedec. En 1214, M elek-M o’- Azzhan Ysa bâtit une forteresse sur les ruines q u ’on fouille aujourd’hui. Vue magnifique sur tous les environs. Nous déjeunons.

Nous descendons dans une soi-disant fo rê t et arrivons à Souk-el-Khan, forteresse pour la garde des pèlerins d ’Egypte. Marché tous les lundis. Plaine ondulée et m onotone; vue sur le M ont des Béatitudes, pente très raide au bas de laquelle on voit le lac et la ville de TIBÉRIADE. Celle-ci, entourée de murailles en ruines, a un cachet particulier de maisons très propres. Bâtie par Hérode Antipas, la population est juive. Flavius s ’en empara par ruse avec sept hommes. Refuge des Juifs lors de la

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destruction de Jérusalem. Saint Jérôme était de Tibériade. On y trouva l ’évangile de saint Jean et les Actes des Apôtres. La Tibériade actuelle est bâtie par les Croisés. La population est juive, tous très propres et d ’un teint d ’une blancheur extraordi­naire. Jésus-Christ a dit à saint Pierre: « Paix mes brebis» à l ’endroit où se trouve l ’église latine. Campés hors de la ville le long de l ’eau. Le lac encaissé dans les montagnes. Sept heures de cheval.

Samedi 11 avril

Nous profitons de notre jo u r de repos pour nous rendre à C A P H A R N A Ü M en barque. Medjdel, Majidan-de-Saint- Mathieu et Dalmanuta-de-Saint-Marc, patrie de sainte Marie- Madeleine. Betsaida (P. Liévin p. 529), patrie des Apôtres Pierre, Philippe et André. Notre-Seigneur y f i t plusieurs mira­cles non connus. Tel-Oun ou Capharnaùm, où Notre-Seigneur habita. Jésus-Christ y délivra dans la synagogue un homme d ’un esprit impur. Il y guérit le paralytique et la belle-mère de Pierre, le paralytique serviteur d ’un centenier. / / prêcha la doc­trine du très saint sacrement de l ’eucharistie. Il prédit la des­truction de la ville. Par son ordre, Pierre y pécha le poisson porteur d ’argent. Les ruines s ’étendent fo r t loin; on y voit des sculptures magnifiques. De Capharnaùm on aperçoit Beth- saida Ebtiekha. C ’est là que Notre-Seigneur ouvrit les yeux à l ’aveugle et c ’est là que se f i t la multiplication des cinq pains et deux poissons. Belle journée, jolie navigation dans un mauvais bateau de pêcheur. Partis le matin à 8 h 30 et rentrés à 17 h.

Dimanche 12 avril

A la messe de 6 h 30. Départ à 9 h. Nous allons voir les bains chauds de Hamath. Sur la route de Nazareth, nous voyons les ruines de l ’ancienne Tibériade. Plaine de H it Une où Notre- Seigneur Jésus-Christ multiplia sept pains et quelques pois­

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sons. M ont des Béatitudes ou Kurn-Hattine, Guy de Lusignan y fu t fa it prisonnier, Renaud y fu t décapité, la sainte croix por­tée par l'évêque de L yday fu t égarée. De la hauteur on aperçoit Saphet ou Safed. Les Croisés s ’en emparèrent en 1140 ju sq u ’en 1189. En 1263, Bibars Boudokdar sultan de Babylone y massa­cra les Chrétiens.

Après le lunch, le champ d ’épis où les Apôtres en coupèrent parce qu 'ils avaient fa im , Kefr-Cana, maison de Nathanaèl et de saint Barthélémy. Un officier de Capharnaùm vint y prier Jésus de guérir son fils; l ’endroit et les urnes où Notre-Seigneur changeât l ’eau en vin.

El-Mesched, Geth Hepher ou Gath Hepher, patrie du pro­phète Jonas. Source du Crisson, lieu du combat mémorable d ’Esdrelon où les Croisés furen t battus, cinq cent quarante contre sept mille M usulmans23. Nous rentrons à Nazareth après six heures de cheval par une route assez monotone pres­que toujours dans la vallée et campons au même endroit que la fo is précédente. Le soir, aux vêpres. Jour de Pâques des Grecs.

Lundi 13 avril

A la messe dans la grotte. A cheval à 9 h pour le M ont Car- mel. M aloul ou Merala, on y voit les ruines d ’un palais. El- Mouhar-Kah, lieu du sacrifice d ’Elie. Torrent du Cison. Khaï- pha ou Helba, Godefroi de Bouillon donna la ville à Tancrède. Saint Louis y bâtit une église disparue. La tour de Tancrède. Nous campons en cette ville pour nous rendre le lendemain au M O N T CARM EL. Vue sur la mer. Six heures trente de cheval, belle route dans la vallée et plaine d ’Esdrelon. Joli campement.

23. Voir l’œuvre magistrale de René Grousset : Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem. 3 vol., 1934-1936.

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M ardi 14 avril

Jour de repos. Départ à 8 h. Après la visite, nous m ontons le Carmel. Lamec tua Caën. Elie y confondit les prêtres de Baal. Séjour d ’Elie et d ’Elisée. Elisée y ressuscita le fi ls de la Suna- mite. Sainte A nne y vint souvent avec ta Vierge Marie qui y séjourna avec son Fils et saint Joseph au retour d ’Egypte. Les anachorètes s ’y établirent comme missionnaires en 130: saint Narcisse, saint Spiridion, saint Entipue, saint Cyriaque, saint Jacques, le vénérable Berthod y vécurent. Le prêtre Phocas y établit un ordre qui existe encore, saint Brocard et saint Simon Stok de Keut y établirent des couvents ainsi que saint Phocas. Les ordres religieux y fu ren t souvent ravagés et massacrés. Le Pacha Aballon en 1821 détruisit tout pour en faire un château d ’été actuellement donné aux Carmes. Le couvent servit d ’hôpital sous Bonaparte et les M usulmans massacrèrent les malades après son départ. Les Pères Carmes ont leur couvent sur la grotte de saint Elie. Nous voyons la grotte de saint Simon Stok, l ’école des prophètes, Tel-el-Samak naufrage de saint Louis, A th lit château de pèlerins, la vallée des martyres, la fo n ­taine de saint Elie, la ruine de saint Brocard, le jardin des melons. Splendide panorama.

Faisons visite au père supérieur. Charmants hermitages des pères. Nous rentrons à Kaïpha. Chaleur 36°.

Mercredi 15 avril

Réveil à 5 h 30. Départ à 7 h 30 pour SA IN T-JE A N - D ’AC RE. Route le long de la mer. On arrive à Nahs-el- M oukata embouchure du fleuve Cison que l ’on passe à gué, à Nahs-el-Naamen embouchure du fleuve Belus que l ’on passe de même. Tombeau de Memnon. Colline où Napoléon installa ses batteries. Saint-Jean-d’Acre ou Acco, rien de remarquable. Le consul vient nous trouver et nous accompagne à la mosquée qui est très jolie. Panorama sur les remparts dont Baudouin 1er

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s ’empara. Après le combat de Hittine, Saint-Jean-d’Acre repassa aux Musulmans, en 1187. Guy de Lusignan l ’assiégea pendant trois ans et s ’en empara en 1191 après cent combats dont neu f grandes batailles. En 1291 Khalut-Ibn-Kaloun s ’en empara et massacra vingt-cinq mille chrétiens. Napoléon I er ne p u t s ’en emparer. Ibrahim Pacha s ’en empara en 1823. E t la flo tte anglo-autrichienne la bombarda en 1840.

A 14 h, nous remontons à cheval; nous passons par Ez-Zib ou Achzib ou Zib pour aller camper à Aïn-Meskerfi, mauvais campement dans un marais près de la mer. Nous prenons un bain; 37,5° de chaleur; route monotone, six heures trente de cheval.

Jeudi 16 avril

Réveil à 5 h 30. Nous montons la chaîne de montagne Ras- en-Nakoura où il y a une charmante vue sur la mer qu ’on a à ses pieds. Forteresses de Kalaat-esch-Chama et Khan-en- Nakoura. Saint Zozine y f u t attaqué par un lion. Vue de la chaîne du Liban. Aïn-es-Skan-Drouna, forteresse d ’Alexan­dre. En 1116 Baudouin I er f i t de même. Cap Blanc ou Cap Blanco ou Beit-Houlek ou Ra-el-Abiad. Puits et fontaines abondantes dites de Salomon.

Tyr. Dans les environs, le Sauveur délivra du démon une fille. En 1124, Baudouin II la prit. La bataille de Hittin en 1189 l ’eut fa it perdre si Conrad, marquis de Montferrat ne l ’eut défendue avec l ’aide des habitants. Tyr a beaucoup souffert de la guerre, les tremblements de terre, la mer, etc. comme l ’avaient prédit les prophètes.

On y voit les deux anciens ports, les ruines submergées, les murailles en ruine. Ruines d ’une tour et de la cathédrale des Croisés. Joli campement au bord de la mer. Nous prenons un bain; chaleur 32,5°. Cinq heures trente de cheval.

(à suivre)

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t Julien délia FAILLE et t Amaury de GHELLINCK

VOYAGE AU PROCHE-ORIENT PAR QUATRE GENTILSHOMMES GANTOIS

EN 1874présenté et annoté par Xavier de Ghellinck Vaernewyck

(suite et fin)

Vendredi 17 avril

Réveil à 5 h 30. A cheval à 7 h. Route le long de la mer. Nahs-el-Kasimich, fleuve que l ’on passe par un pont. La pre­mière Croisade s ’y arrêta, ta suivante y fu t victorieuse.

Ornithopolis: ruines et pavés en mosaïque. Mar-Elias: mai­son de la veuve Sareptha où Elie s ’arrêta pendant la sécheresse et où il f i t plusieurs miracles. Sareptha: ruines. Les Croisés la fortifièrent et bâtirent l ’église. Aïn-Kantara, fontaine et lunch. Route sans souvenirs. Jardins de Sidon plantés d ’orangers.

Saïda = Sidon, bâtie par Tsidon, petit-fils de Cham. Les habitants y inventèrent la navigation, l ’écriture, la menuiserie, la sculpture, le verre, la taille des pierres et les ouvrages en fonte. En 405 avant Jésus-Christ, ils voulurent secouer le joug persan. Notre-Seigneur Jésus-Christ y passa. Baudouin I er l ’assiégea en 1111 et s ’en empara après six semaines. Après la défaite de Hittin en 1187, elle revint à Saladin qui en laissa la moitié à Balian d ’Ibn. En 1227, Henri de Limbourg bâtit la forteresse sur l ’île au nord. En 1229, Sidon redevint chrétienne par une trêve. Saint Louis voulut rebâtir les murs mais les Tur- comans massacrèrent ses hommes. C ’est alors que le saint se distingua en les ensevelissant lui-même. Les Templiers achetè­rent la ville en 1260 mais les Tartares s ’en emparèrent en 1289.

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On y voit une forteresse dite bâtie par saint Louis. Nous fa i­sons visite au consul de France, espèce de Ju if fouilleur, fra u ­deur et marchand d ’antiquités, malgré qu ’il dise lui-même qu ’il ne peut pas le faire. Nous campons en face de la porte de la ville à côté du cimetière. A u milieu de pèlerins mahométans, nous prenons un bain sur la plage. Chaleur 30°. Promenade en ville. Sept heures trente de cheval.

Samedi 18 avril

Réveil à 4 h 30. Départ à 5 h 30, route le long de la mer. Le drogman enfonce de la hauteur de son cheval dans le fleuve Nahr-el-Ameli, passage à gué. Nabi-Younes, lieu où le poisson déposa Jonas. Nahr-ed-Dâmoûr, fleuve, pont en ruine et nou­veau en fe r mais l ’on passe à côté. Nous déjeunons dans un café. Route dans les dunes sablonneuses ayant à droite la vue sur la chaîne du Liban. A l ’approche de Beyrouth, on aperçoit la montagne couverte d ’habitations et on entre dans une forêt de mûriers à la suite de laquelle on passe dans la fo rê t de pins où campa l ’armée française en 1860.

Beyrouth bâtie par Gergesus petit-fils de Cham. Baudouin >, I er prit la ville en 1111, elle f u t reprise par les Musulmans en 1187 et reprise par Am aury de Chypre. Les Croisés la perdirent définitivement en 1290. En 1860, massacres par les Druses dans le Liban. On voyait de Beyrouth 23 villages en feu . Les pères capucins, les pères jésuites, les pères custodes de Terre Sainte, les pères lazaristes, les sœurs de saint Vincent de Paul, les dames de Nazareth y ont des couvents et des églises. Nous fa i­sons une visite au consul. La ville est beaucoup plus propre et mieux bâtie que les autres: maisons magnifiques et richement meublées2A. Nous campons dans la cour de l ’hôtel d ’Orient à

24. Suite aux destructions de 1860, Beyrouth venait d’être rebâtie, ce qui en explique l’état de propreté...

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côté de la mer. Vue sur le fo rt. N eu f heures de cheval. Tempé­rature 29 °. Nous prenons un bain de mer.

Dimanche 19 avril

Réveil à 6 h 30. Jour de repos. A ta messe à l ’église des pères capucins. La messe est dite par un Arménien. Très singulière manière d ’officier, elle dure très peu de temps. Tout le m ondé quitte après la communion. Lunch à m idi; l ’après-midi nous écrivons. Température 33 °. Le soir, promenade en ville.

Beyrouth, dimanche 19 avril 1874

Mon cher Oncle,

Nous sommes bien arrivés hier ici. Le grand voyage est pres­que terminé. Le trajet s’est très bien accompli sans aucun acci­dent. j ’ai vu successivement Naplouse, le puits de la Samari­taine, l’ancienne Samarie, le Mont Tabor, Nazareth, Tibériade et son splendide lac, Capharnaüm, le Mont Carmel, Saint- Jean-d’Acre, Sidon et Beyrouth. Les lieux les plus intéressants après Nazareth sont sans contredit les environs du lac de Tibé­riade ou mer de Galilée car à chaque pas, peut-on dire, on y rencontre des souvenirs de Notre-Seigneur: c’est dans la syna­gogue de Capharnaüm qu’il commença à prêcher le saint évan­gile. C ’est sur les bords du lac qu’il fit le plus de miracles. Nous avons vu successivement la plaine de la multiplication des pains, le mont des Béatitudes, Cana et les urnes dans lesquelles l’eau fut changée en vin. Sans compter les souvenirs de l’his­toire ancienne : le lieu où fut livré le premier combat des Israéli­tes contre les «C hanani», le lieu où fut dressée la statue de Baal, l’endroit de la vigne de Naboth où Jézabel fut dévorée par les chiens, le tombeau du patriarche Joseph, l’endroit où Jonas fut déposé par le poisson (là, nous nous sommes rappelé en riant la fable du jeune Monsieur van Beneden), la grotte du

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prophète Elie, le Cison sur les bords duquel Déborah composa son célèbre cantique. Et puis, comme souvenirs plus récents, des souvenirs des Croisés qui se rencontrent aussi partout: Saint-Jean-d’Acre, Tyr, Sidon en sont pleins.

Enfin, une foule de choses que je pourrai narrer longuement au retour et pour lesquelles ici vingt pages ne suffiraient certes pas.

Voici maintenant notre itinéraire futur: aujourd’hui, jour de repos à Beyrouth; demain de bonne heure, départ pour le voyage du Liban, Baalbek et Damas. Malheureusement, l’expédition aux Cèdres est complètement impossible, nous ne pouvons pas y arriver, les routes y étant impraticables à cause des neiges. Il y a des défilés qui ont plusieurs mètres de neige. C ’est un crève-cœur que d ’y renoncer. Nous serons de retour à Beyrouth le 30 de ce mois, jour de notre embarquement pour Constantinople en faisant les Echelles du Levant25: Tripoli, Rhodes, Chios, Smyrne etc. J ’ai une grande envie de voir Athè­nes et Le Pirée mais il y en a parmi nous qui tiennent beaucoup à rentrer en Belgique le plus tôt possible. Je ne sais pas si Alfred de Kerchove et moi, nous ne ferons pas à deux le voyage d’Athènes qui ne serait pas un détour, étant si loin. De toute façon, nous serons en Belgique la première quinzaine de juin.

Je me porte très bien maintenant. Ce long voyage à cheval ne m ’a nullement gêné quant à la jambe. Seulement, je conserve mon appareil à cheval plutôt par précaution que par nécessité.

Les routes dans ce pays sont réellement épouvantables : on passe à cheval par des endroits où l’on n ’oserait pas s’aventurer à pied. Heureusement, mon magnifique arabe blanc a le pied sûr et saute gaillardement de rocher en rocher, sur des corni­

25. Les Echelles du Levant: concessions ou ports francs en territoire turc, accordées par le sultan à certaines nations chrétiennes et soumises au droit pro­pre à celles-ci.

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ches étroites qui surplombent la mer et en quelques fois plus de cinquante mètres d ’élévation, sans compter les nombreux tor­rents qui traversent à chaque instant la route; ceux-ci, on les passe à gué ou à la nage comme le Cison. Lorsqu’un Pacha plus philanthrope que d ’autres fait construire un pont, on passe à gué à côté comme avant d ’arriver à Beyrouth : sur le fleuve El-Danour, il y a un magnifique pont suspendu, seule­ment il est tellement élevé et la route pour y arriver est si escar­pée et dangereuse qu’on trouve plus simple de passer le fleuve à gué à côté du pont. De même, lorsqu’on se donne la peine de faire une belle route comme les ingénieurs de l’armée française l’on fait en 1860 pour Sidon, on trace à côté un sentier dans le rocher et la route elle-même devient un réceptacle de quartiers de rochers, de pierres, de troncs d ’arbres. Drôle de pays!

Somme toute, la vie nomade, que nous menons sous la tente, déjeunant et dînant en plein air, a beaucoup de charme. Les premiers jours, j ’ai eu assez de peine à dormir sous la tente, et ce n ’est qu’à grand renfort de précautions que je me suis conso­lidé dans ma couchette : le pistolet armé, la canne à épée tirée, mes malles et mes effets sous mon lit, voilà comment je me suis préparé à passer la nuit. Mais peu à peu, on s’aguerrit et somme toute, comme le danger des brigands est presque nul, je dors maintenant aussi bien sous la tente que dans ma chambre.

J ’ai en tout reçu quatre lettres, deux à Alexandrie et deux à Jérusalem. J ’espère en avoir encore demain par le bateau autri­chien qui arrive à 7 h. En tout cas, mon cher Oncle, les lettres peuvent être adressées désormais à Constantinople jusqu’au 20 mai. J ’écrirai d ’ici là une première fois en revenant de Damas et puis de Smyrne si j ’ai le temps.

Au revoir, mon cher Oncle, je vous prie de croire à la respec­tueuse et sincère affection que vous porte votre tout dévoué neveu.

Amaury

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Lundi 20 avril

Réveil à 5 h 30 pour laisser partir les bagages qui sont arrêtés à la porte de la ville ju sq u ’à 8 h ! Nous quittons Beyrouth à 10 h 30 et nous suivons la belle route de Damas dans la monta­gne. Vue splendide sur Beyrouth. La route reste tout le temps dans la montagne. Arrivons à la neige en croûte épaisse. Poteaux télégraphiques brisés. Charmantes chutes d ’eau. Vues dans le ravin, dans la plaine. Ruines d ’un château sur une mon­tagne. Nous campons au village de Z A H L E H où nous arrivons à 20 h 15, le bagage venant d ’arriver. Nous dînons à 21 h 15. N eu f heures de cheval, cinquante-trois km , tous les animaux sont épuisés. Joli campement dans la plaine. Perdu notre Moukre. Vu bêcher à trois avec «une» bêche.

Mardi 21 avril

Réveil à 5 h 30. A cheval à 7 h 30, nous allons voir le village de Zahleh, grande ville, capitale du Liban. Nous y visitons une église maronite très pauvre et l ’église grecque-unie très riche, marbre blanc et peintures.

Dimanche 3 mai 1874, à bord du «Cérès», navire russe sur les côtes de l’Asie mineure.

Mon cher Oncle,

Lors de ma dernière lettre, nous quittions Beyrouth pour faire le voyage de Baalbek et de Damas. Nous comptions faire les Cèdres mais hélas ! impossible ! Il y aurait eu imprudence à faire ce voyage à cause de la grande quantité de neige tombée. Force nous a donc été d’y renoncer.

De Beyrouth, nous avons été camper à Zahleh, ville capitale du Liban (15.000 habitants presque tous catholiques, maronites26 ou grecs). Sa position est un des plus beaux sites

26. Maronites : catholiques orientaux du rite syriaque, autrefois disciples de saint Maron.

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que nous ayions rencontrés durant notre voyage. Elle est située dans une gorge étroite de la montagne, ses maisons presque toutes rebâties depuis 1860 sont pittoresquement étagées sur la montagne au pied de laquelle roule avec impétuosité un large torrent qui mugit derrière une ceinture de peupliers à troncs blancs. Là, tous les habitants nous saluent et semblent heureux de voir arriver des étrangers parmi eux; contraste avec les habi­tudes des Musulmans qui regardent les étrangers avec mépris. La route était très longue ce jour-là, aussi ne sommes-nous arrivés au campement que vers 21 h 30 et cela, par des routes impossibles, défoncées par des torrents; j ’ai dû en franchir à gué de plus de vingt mètres de large en ayant de l’eau jusqu’au poitrail de mon cheval. Tout n’est pas rose en voyage. Heureu­sement nous sommes arrivés à bon port.

Zahleh est encore tout plein de souvenirs de 1860. C ’était le refuge principal des Chrétiens, et par conséquent, un des endroits désignés d ’avance aux massacres des Druses. On a beaucoup parlé des massacres du Liban, aussi ai-je tâché dans le pays d ’avoir le plus de renseignements possibles.

Les Druses, là-dedans, ont servi de boucs émissaires et somme toute, les grands coupables sont les Turcs. Depuis long­temps déjà régnait une sourde effervescence. Deux peuples rivaux possédaient le Liban, d ’un côté les Maronites (120.000), de l’autre les Druses (80.000). Tous les privilèges, toutes les faveurs étaient pour les Maronites protégés ouvertement par la France. Il paraît, d’après le dire des gens du pays eux-mêmes, que beaucoup des torts viendraient des Maronites. Ceux-ci, sentant la France derrière eux, ne faisaient que vexer les Dru­ses, les provoquant et leur faisant sentir leur supériorité. La Porte Ottomane eut vent de cela et voulant détruire les deux, elle envenima sourdement les haines, promettant du secours aux uns et aux autres. Secrètement, les massacres étaient pré­vus depuis longtemps, aussi, le Pacha de Damas, plus honnête

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que les autres de son espèce, envoyait-il message sur message à Constantinople pour demander des renforts de troupes, disant qu’il lui était impossible de maintenir l’ordre; on faisait la sourde oreille, les troupes demandées ne vinrent pas. Les mas­sacres eurent lieu, le Pacha avec ses forces insuffisantes ne put contenir les révoltés ; et comme il fallait un exemple, le calme une fois rétabli, on fit trancher la tête en plein Damas à ce mal­heureux Pacha reconnu par les tribunaux du pays comme grand coupable et chef des Druses. Voilà la justice dans ces contrées-ci. Tandis qu ’à Beyrouth, le Pacha qui était sorti avec grand renfort de troupes pour aller combattre les Druses et qui une fois dans le Liban, avaient fait main basse sur les M aroni­tes, pillant et massacrant deux fois plus que les Druses, ce Pacha court maintenant heureux, honoré et chamaré de déco­rations.

Ces massacres ont beaucoup été exagérés. Dans tout le Liban, au lieu de trente mille, il n ’y a eu que quatre mille tués. A Damas, les Druses ne sont même pas entrés. Sept cent et deux Chrétiens ont été massacrés, entre autres six pères francis­cains, par la populace turque, les «com m unards» de l’endroit. A Zahleh, une véritable bataille fut livrée, c’était le point cen­tral, vingt mille Druses mahométants en firent l’attaque. La ville fut longtemps défendue par une poignée de jeunes braves. Une défense de quatre à cinq heures permit aux femmes et aux enfants de se retirer dans les hauteurs du Liban et de là, sur Beyrouth où leurs défenseurs vinrent bientôt les rejoindre, se retirant devant l’ennemi beaucoup plus fort en nombre. Aussi, là, n ’y eut-il pas de massacre mais toute la ville fut brûlée. Ce fut le seul endroit où les Maronites se défendirent. Partout ail­leurs, ils se laissaient égorger sans songer à se défendre. Pour peu que les massacres eussent continué, on aurait tué en détail toutes les populations chrétiennes du Liban. Mais La Porte Ottomane eut peur de la France. Les massacres cessèrent

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comme par enchantement et lorsque les troupes françaises des­cendirent à Beyrouth, elles arrivèrent trop tard : tout était ren­tré dans l’ordre et cette occupation fut plutôt un mal qu ’un bien pour l’influence européenne en Syrie. La France avait été jouée par un habile ministre turc, alors tout puissant, dont je n ’ai pas retenu le nom.

En partant de Zahleh, nous avons traversé la plaine de Cexlè-Syrie, située entre le Liban et PAnti-Liban. Longeons la route en construction. Nous avons vu le tombeau de Noé (Nébi-Noha). Nous sommes arrivés le soir à Baalbek non sans accident car en traversant un torrent assez rapide, Jazzim «Cassandre», le moukre27 porteur du déjeuner, a été renversé avec sa m onture; le torrent a éparpillé le reste des vivres, et même un tapis a été emporté par le courant. Nous avons campé ce jour-là dans les ruines de BAALBEK, où nous faisons la connaissance du photographe charmant. Six heures trente de cheval. Le soir, promenade dans les ruines.

Mercredi 22 avril

Jour de repos

On ne peut rien imaginer de plus beau, de plus splendide, de plus merveilleux même que ces ruines d ’une ville mystérieuse jetée là au pied de PAnti-Liban, on ne sait par qui, ni à quelle époque. Cette ville, dont les ruines ont une magnificence inouïe, n ’a pas d ’histoire, pas de passé. Ces belles ruines ont été découvertes en 1766 par un voyageur anglais, avant cela on n ’en avait jamais entendu parler. Ce qu’il y a là de plus remar­quable, c’est le grand temple du soleil, bâti à.l’époque romaine sur des bases cyclopéennes, restes, croit-on, d’un palais bâti par Salomon pour la reine de Saba. Ces bases cyclopéennes sont après les pyramides ce que j ’ai vu de plus remarquable

27. Moukre (en sabir arabe) : garçon ou valet ; le mot féminin correspondant (moukère) est devenu péjoratif.

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(ottX. 'Vt t \

Mur cyclopéen

Statue

Temple

Autel

Cour rectangulaire

Cour hexagonale

Propylées

Temple du soleil à Baalbeck

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durant mon voyage. J ’ai pris les dimensions exactes, sinon on pourrait me taxer d ’exagération. La base sud du temple du soleil est composée de trois pierres colossales, mesurant cha­cune vingt-trois mètres et quelques centimètres de longueur et quatre mètres de largeur sur cinq mètres de hauteur. Ces trois colosses sont supportés par un soubassement de pierres de qua­tre mètres, colosses déjà mais qui paraissent des briques à côté des autres. Toute cette façade du temple a 70 de mes pas et je compte un peu moins d ’un mètre. Les colonnes qui surmon­taient ce gigantesque soubassement ont été renversées par les Arabes pour en extraire le plomb. Leurs débris jonchent le sol. Leur diamètre est de 2,20 m. Il n ’en reste plus que six debout dont la hauteur au juger doit avoir de 18 à 20 m.

Le temple est précédé d ’une vaste cour rectangulaire entou­rée de portiques et de niches à statues sculptées avec une incroyable richesse. Nous avons campé dans cette cour et nous nous y sommes fait photographier avec nos tentes, nos che­vaux, nos moukres etc.

Devant cette grande cour est une autre cour, hexagonale, plus petite et également surchargée de sculptures; elle donne sur les Propylées ou portiques du temps où l’on arrivait par un immense escalier maintenant remplacé par un abîme de 15 à 20 m de profondeur.

Tel était le temple du soleil qui avec ses statues, ses marbres, ses colonnes de porphyre, ses mosaïques, ses dorures, devait être un des plus beaux temples du monde.

A gauche de ce temple il en existe un autre, nommé temple de Jupiter, déjà grandiose, avec des chambres souterraines, mais qui paraît petit à côté de son grandiose voisin. Le temple de Jupiter est presqu’entier, peu de colonnes sont tombées. La richesse des sculptures est incroyable, trop surchargées peut- être. Nous sommes montés sur le sommet du temple par un

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escalier taillé dans un des piliers du portique. Le portique est célèbre à cause de sa clef de voûte détachée depuis plus d ’un siècle de près de deux mètres et qui semble tomber à chaque ins­tant. C ’est une véritable épée de Damoclès suspendue sur la tête des visiteurs pénétrant dans le temple. J ’en ai rapporté la photographie. Depuis un an et demi, on a bâti en-dessous un pilier pour la soutenir car après avoir tenu en équilibre pendant près de 130 ans, elle menaçait sérieusement de dégringoler depuis quelques années.

Outre ces monuments du paganisme, il y a encore une église chrétienne très ancienne, bâtie également dans l’acropole de Baalbek; elle est remarquable en ce qu’elle est composée de deux églises superposées en forme de croix grecque, toutes deux de même hauteur et grandeur.

On voit également là une très grande mosquée bâtie par les Arabes avec les débris du temple du soleil. Plus loin on voit les ruines d’un petit temple circulaire remarquable par la richesse de ses sculptures, jolie construction bien ornée mais un peu massive et construite, croit-on, par la reine de Palmyre.

Promenade extérieure, murailles grandioses. Promenade des souterrains. Grimpons dans une chambre par la fenêtre. Koub- bet Douris, petit temple élevé dans la plaine avant Baalbek, construction arabe.

Voilà Baalbek sur le versant de la montagne et, dominant les ruines, se trouve le village moderne de Baalbek comprenant environ 2.800 habitants, un archevêque grec-uni et un couvent maronite des sœurs de la Miséricorde.

Le soir, grande discussion avec le photographe qui a pris la vue des tentes. Il en veut aux prêtres maronites qu ‘il traite de paresseux, de voleurs, d ’estorqueurs pour les étrangers. Il parle de leur inconduite. Nous nous récriminons. Il explique sa thèse qui nous paraît assez vraisemblable, se raccordant avec la con­

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versation que nous avons eue avec le consul belge de Beyrouth*. Il en veut également aux consuls de toutes les nations, surtout ceux de l'Empire q u ’il traite de puritains, voleurs etc. . . . I l nous raconte que ce sont eux qui, par leur cruauté, ont été cause des massacres de 1860. (Huit cent dix tués, le nombre a été exagéré.) Il en veut à la fam euse Lady Digbay qui épousa 1° le vice-roi des Indes, 2° un chambellan du roi de Bavière, 3° un Grec, 4° un Garibaldien, 5° un Grec, 6° le Cheik M igoet avec lequel elle vit encore. Il f u t un temps où les six hommes vivaient. Les consuls lui fo n t la cour. I l en veut à la princesse de La Tour d ’Auvergne qui a épousé de la main gauche, dit-il, un capitaine vieux sac à péché mortel. Il prévoit une nouvelle crise qui sera organisée par les Maronites eux-mêmes contre leur clergé2s.

Jeudi 23 avril

Réveil à 4 h 30 pour laisser passer les bagages de bonne heure avant la grande crue des eaux.

Nous avons quitté ces splendides ruines desquelles nous avions peine à nous arracher, pour nous diriger sur Damas. Route dans la montagne sur la chaîne du Grand Hermon jusqu ’à midi. Nous déjeunons à Sourghaya, la ville est en fê te à cause d ’un mariage. Nous avons aussi rencontré sur notre pas­sage une noce arabe accompagnée de force tam-tams, fifres et derviches hurleurs. Maurice et Alfred se sont détachés de la caravane pour aller voir. Mal leur en a pris car ils sont revenus moins d ’une heure après et au grand galop, regardant à chaque instant derrière eux. Ils n ’ont jamais voulu dire ce qui leur était arrivé. Ils ont eu probablement maille à partir avec la popula­tion. La route continue dans une plaine qui sépare la chaîne de l ’Hermon de VAnti-Liban.

* A. Amsler (cf. Almanach de Gotha, 1874).28. Voir page 117 le texte de Julien délia Faille après sa visite aux Jésuites de

Damas.

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Route splendide à travers l’Anti-Liban. A droite et à gauche, des pics neigeux, au milieu, vallée des plus sauvages, rochers à pic, torrents au milieu desquels nous avançons péniblement. La route est quelquefois assez dangereuse, je ne puis encore songer sans frémir à une partie de cette route: un petit sentier, large tout au plus de trente centimètres, courant en corniche le long d’une montagne presqu’à pic. A gauche, un pic neigeux qui surplombe la vallée; et à droite, une profondeur de plus de deux cents mètres où l’on devine plutôt qu’on ne voit un rapide torrent qui mugit entre les rochers avec des bruits de tonnerre. Le moindre faux pas du cheval vous précipiterait là-dedans, aussi est-on là accroupi, crispé sur son cheval, n ’osant pas faire un mouvement de peur de troubler les siens. Et cependant, malgré le danger, pour rien au monde on ne voudrait faire la route à pied. On serait immédiatement pris par le vertige. Aussi ces chevaux de montagne sont-ils admirables de sécurité, jamais ils ne bronchent sur les rochers glissants du sentier. On leur laisse la bride sur le cou et ils se dirigent d ’eux-mêmes dans les passes difficiles. Nous en avons eu pour 35 minutes de cette belle mais dangereuse route qui aurait fait les délices de Gontran29. Enfin nous sommes arrivés au fond du précipice après l’avoir longé longtemps et nous avons traversé le torrent sur un de ces ponts indescriptibles comme il n ’y en a que dans ces pays-ci. C’est une construction romaine en ruine mais répa­rée par les indigènes, non pas avec des pierres ni même des pou­tres en bois, mais au moyen de simples branchages treillissés ensemble et encore, un pareil pont est une rareté, la plupart du temps il faut passer à gué.

Nous avons campé le soir à ZEBEDANI où nous sommes arrivés trempés jusqu’aux os, ayant eu dans la montagne un orage et une averse diluvienne. En route, un orage dont nous

29. Le comte Gontran de LICHTERVELDE (1849-1905), ultérieurement envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, cousin germain d’Amaury - leur mères étant deux sœurs Vaernewyck.

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ne recevons que les éclaboussures30. Nous arrivons à Zébédani à 16 h. Nous campons dans la plaine sous le village. La tradi­tion dit q u ’Adam y f u t enterré et que l ’arche s ’y arrêta. H uit heures de cheval. Dernière nuit à passer sous la tente.

Vendredi 24 avril

Réveil à 4 h 30. Nous déjeunons et faisons nos adieux à notre camp qui s ’en retourne à Beyrouth3'. Voici la composition de lacaravane avec les pourboires remis à chacun :

Joseph D. Leond, drogman 40 FAntoine Tarcha, son beau-frère, domestique 20 FGeorges Kamar, cuisinier 20 FA bou Aazem , m oukre che f 20 FHama, m oukre 5 FA bou Fierez, m oukre 5 FHadjà Salim, m oukre 5 FJazzim 5 F

120 F

5 chevaux de selle2 chevaux de charge5 mulets de charge3 ânes

15 bêtes.

En route à 6 h 15 par une belle route accidentée, belle cas­cade d ’où part un aqueduc romain. Remarquable tombeau

30. Sans doute Julien était-il en tête de la caravane tandis qu’Amaury était en arrière.

31. Le drogman accompagna cependant les quatre amis jusqu’à Damas pour ramener leurs chevaux.

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taillé dans le rocher. On longe la montagne dans le fo n d d ’un torrent. Route splendide, rochers magnifiques, grottes splendi­des, chutes d ’eau, pont, bois pétrifié, ombrages verdoyants. On arrive à la source du Nahr-Barada. Souk-wadi-Barada, vil­lage des plus pittoresquement situés au fond d ’une fertile val­lée. Nous avons aujourd’hui une longue étape. Onze heure de cheval par une route aussi difficile que celle d ’hier mais encore beaucoup plus belle. Ôn ne peut pas imaginer, je crois, de plus beaux paysages que ceux de Zébédani à Damas. Les deux plus beaux points de la route, (Primo): Aïn-Tidjeh (Aïn-Fidjeh), la plus belle source du monde entier, véritable fleuve s’échappant en une fois de terre et ayant quelques pas plus loin une largeur de huit mètres sur deux de profondeur. Source remarquable qui se je tte dans le Barada, avec un point de vue charmant. Nous y déjeunons à l ’ombre de grands arbres. Route assez monotone dans les montagnes arides jusqu ’à ce qu ’on arrive en vue de D AM AS. (Secundo) : Le splendide panorama de Damas qui se déroule aux yeux du voyageur lorsqu’il arrive en haut de la dernière cime de l’Anti-Liban. Damas semble se trouver au milieu d ’une forêt. Damas, situé au pied de la montagne, qui fait face au désert, est une splendide oasis de verdure arrosée par le Barada. Au milieu de celle-ci s’étale la splendide et mystérieuse Damas, avec ses trois cents mosquées, ses coupo­les, ses minarets, ses palais sans nombre. La ville a la forme d ’une gigantesque guitare; vue du haut, elle est dominée par sa gigantesque mosquée, la mosquée sainte par excellence pour les Turcs après celle de la Mecque. Avec sa coupole, ses trois nefs, ses minarets et son immense cour, elle est d ’un effet merveil­leux. A droite le Grand Hermon avec ses cimes couvertes de neiges éternelles, extrême limite du royaume de Salomon; à gauche, les derniers contreforts de l’Anti-Liban qui vont se perdre dans les sables du désert ; en face, l’immensité du désert à l’horizon duquel est Palmyre, la ville de Zénobie que malheu­reusement nous ne verrons pas. Voilà le panorama vraiment

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féerique que nous considérions à nos pieds d ’une hauteur de plus de mille mètres.

Nous sommes arrivés à Damas au soleil couchant et nous sommes descendus au seul hôtel de la ville: l’hôtel Dimitri (?) (Pension: 12,50 fr .) . En même temps nous quittions tentes, chevaux, moukres, drogman etc., enfin tout cet attirail de cam­pagne qui avait tant de charme. A l ’hôtel, nous trouvons beau­coup de monde dont M. van HA VRE qui a fa it le voyage par Tibériade.

Samedi 25 avril

Réveil à 7 h. Tournée dans les bazars. L ’après-midi, visité les maisons juives. A 16 h visite chez Abd-el-Kadern, très intéres­sant, où notre drogman nous sert d ’interprète.

Dimanche 26 avril

A la messe chez les pères franciscains à 7 h. Après-midi, nous avons vu à Damas la grande mosquée, il faut se déchausser pour y entrer et payer 20 francs (?). C ’est l’ancienne basilique S aint-Jean D am ascène (Saint-Jean-Baptiste) renferm ant encore son tombeau qui est très en vénération chez les Musul­mans (tombeau où est conservée la tête du saint). L ’intérieur et l’extérieur de la basilique sont encore recouverts de restes de splendides mosaïques, seulement les Turcs ont complètement défiguré la basilique pour l’approprier à leur culte. Dans un coin de la cour, nous avons vu le tombeau de Saladin ; il y en a deux différents: l’un qu ’on montre aux giaours, l ’autre qui est réservé aux fidèles fervents; les pèlerins turcs y viennent de loin. Lequel est le véritable? Nescio. Le panorama du haut du minaret.

32. ABD EL-KADER: émir berbère d ’Algérie (1808-1883), vaincu par les Français et retiré à Damas. Lors des massacres des Maronites en 1860 et de l’intervention française, il s’y comporta en ami de la France.

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A 16 h promenade au jardin public, beaucoup de monde, pittoresque, animé, point de vue sur le Barada.

Lundi 27 avril

A 8 h 30 à âne pour faire le tour de la ville. Vu le fam eux pla­tane mesurant 22 mètres à sa base, la longue rue qui traverse la ville de part en part, l ’endroit où l ’on dit que saint Georges ter­rassa le dragon, la porte du sud, la tour de Saint-Paul. Fait visite au consul de France321”5.

Viennent ensuite: l’arc de triomphe romain que l’on va admirer sur les toits de la ville; il faut une ascension des plus périlleuses à travers les cheminées et les plates-formes à moitié effondrées pour arriver à quelques pierres sculptées que l’on dit les derniers vestiges du grand arc de triomphe. C ’est assez beau mais comme sculpture nous en verrons de bien plus belles à Athènes.

Nous avons vu aussi le célèbre platane de Damas, un des plus beaux arbres du monde, la citadelle, le jardin public, les bains arabes, les maisons de Lisboa et de Tombuli (?), la porte par où saint Paul s’échappa de Damas, la via recta, l’endroit où saint Georges terrassa le dragon, qui forment les endroits remarqua­bles de Damas.

Après-midi, nous apprenons par les R. P. Jésuites que le photographe de Baalbek avait voulu se faire par deux fo is reli­gieux mais n ’y a pas pu tenir parce qu ’il a un trop grand moulin à paroles. Du reste, brave homme. Il a exagéré la situation des Maronites qui ne sont pas aussi mauvais q u ’il le d it33.

32bis. Le levantin Guys (Almanach de Gotha, 1874).33. Voir page 111.

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M ardi 28 avril

Toute la matinée au bazar. Am aury fa it des acquisitions. Après-midi, nous emballons. Promenade sur les toits. Longue promenade dans les bazars et petites acquisitions. Nous avons passé quatre jours à Damas, ce sont ces bazars que l’on a beau­coup trop vantés, car j ’ai été désappointé en les voyant ; qu ’on se figure de longues files de sales échoppes où marchands et acheteurs crient, se bousculent, se battent souvent lorsqu’on ne tombe pas d ’accord sur le prix; enfin, un vrai marché du ven­dredi, mais vingt fois plus sale. Voilà ce bazar tant vanté, ceux du Caire étaient bien supérieurs. Cependant, pour être juste, les bazars de Damas renferment de bien jolies choses. C ’est là qu ’on trouve les belles lames damasquinées, souvent apocri- phes, les armures persanes et une foule d ’autres curiosités qu ’on ne trouve que là. Aussi, Maurice van der Bruggen et moi nous sommes-nous laissé tenter à faire quelques acquisitions, je rapporte entre autres une lame damassée qui sonne comme une cloche. Le plus célèbre marchand de Damas a nom : Abou- Antic, type impayable.

Mercredi 29 avril

Damas est le point extrême de notre voyage, à partir de là nous revenons vers la Belgique. Nous rentrons de Damas à Beyrouth par la diligence. Réveil à 3 h; à la voiture à 4 h. Jolie route dont on ne peut assez juger avec la voiture, charmante surtout dans la descente du côté de Beyrouth. On peut mieux juger ces paysages en arrivant à Damas q u ’en y allant. Arrivée à BEYRO U TH à 17 h. Descendus à l ’hôtel de l ’Orient, très bon et propre. Pension: 12,50 F.

Jeudi 30 avril

Dans l ’embarras à cause des bateaux; ne savons lequel pren­dre; couru à toutes les agences; rendu à bord du bateau russe couvert de pèlerins russes revenant de Jérusalem.

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J ’ai envoyé de Beyrouth à Gand une caisse d ’objets qui sera, je pense, d’ici à trois semaines à retirer à l’entrepôt à Gand contre remboursement des frais pouvant s’élever à environ une trentaine de francs34 à répartir entre nous quatre car nous y avons tous mis des objets. Seulement, la caisse est à mon adresse. Si René35, lorsqu’il en a le temps, faisait vers le 15 mai la promenade du dock pour voir si la caisse est arrivée?

Le soir à 19 h 30, nous montons à bord du bateau russe le «Cérès», capitaine Ichragims, 660 tonneaux, 160 chevaux. Démarrons à 23 h 30 pour Smyrne-Escales autrement dit les Echelles du Levant.

Vendredi 1er mai

Arrivés à TRIPO LI à 7 h du matin, nous débarquons et nous rendons à la ville à une demi-lieue de la mer. Très jolie vue de la forteresse. Nous retournons à bord pour déjeuner. Nous par­tons à 18 h pour A L E X A N D R E TTE . Très mauvais temps, le bateau roule; tous malades.

Samedi 2 mai

Arrivés à 11 h du matin, nous déjeunons et nous rendons à terre. Nous parcourons la ville, très petite et insignifiante.

Nous avons vu le célèbre champ de bataille Issus : Alexandre contre les Perses.

N ous retournons à bord à 17 h pour dîner. Un ivrogne et un récalcitrant à bord. Nous partons à 21 h pour M ERSINE. Belle mer, nuit splendide.

34. Ce colis fut expédié de Beyrouth sur Marseille par Amster i'v Hülse. De là, il fut confié au chemin de fer par le service international, petite vitesse, en douane à Gand, par la Compagnie des Messageries Maritimes dont nous avons la facture aux Archives Ghellinck (14 francs).

35. René de Ghellinck (1853-1922), frère cadet d’Amaury; il épousa Hor- tense délia Faille d’Huysse, cousine germaine de Julien.

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Arrivés à 6 h 30. Nous débarquons pour nous rendre à la messe au couvent franciscain. Très jolie petite ville, un peu à l ’européenne, rues bien entretenues. Nous remontons à bord à 10 h. Nous partons à midi pour Rhodes. Il p leut; bonne m er36.

Nous longeons la côte. Nuit magnifique.

Lundi 4 mai

Journée de navigation le long de la côte, magnifique, rochers, château de Korghos37. Splendide coucher de soleil; nuit magnifique; sur le pont ju sq u ’à minuit. Pendant la jo u r­née, la machine se brise. Obligés de stopper pendant une heure et de marcher à la voile.

Mardi 5 mai

Arrivés à RH OD ES à 8 h 30. Le capitaine nous donne une heure pour voir la ville et nous descendons à terre. Emplace­ment du colosse. Rue des Chevaliers. Ruine de l ’église. M os­quée, bazars, ancienne église des chevaliers, les deux ports.

Rhodes sur laquelle j ’aurais une foule de choses intéressantes à raconter, malheureusement le temps me manque. Nous avons vu à Rhodes l’emplacement du colosse, la rue des Chevaliers; chaque maison porte encore le blason des chevaliers qui l’habi­taient. J ’en ai pris le dessin. Le blason des Visch de la Chapelle s’y trouve entre autres etc.38

Retournons à bord et partons à 9 h 45 et nous entrons dans TArchipel: quantité d ’îles et de rochers magnifiques. Passons

Dimanche 3 mai

36. C’est à ce moment qu’Amaury commence sa lettre descriptive dont nous avons donné de larges extraits pages 105 et suivantes.

37. Coricos. Voir Guide bleu.38. Famille du comté de Flandre, dans l’ascendance du narrateur et dont un

portrait pend au château de Wannegem.

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par Cnides, ruine d ’une ville grecque, Teleir Bey idem. Boudroum 39 eu Halicarnasse, lieu du tombeau de Mausole, une des (Sept) Merveilles du monde. Ile et ville de Kjos. Pat- mos, apocalypse de saint Jean. Jusqu’à minuit sur le pont. Temps magnifique.

Mercredi 6 mai

A 6 h, île de CHIO; relâchons à Castro, admirablement située contre la mer, doublons le cap de ... (sic)40eZ entrons dans le golfe de Smyrne.

Nous sommes en vue du port de SMYRNE où nous allons débarquer tantô t, aussi je m ’arrête. La navigation dans PArchipel est splendide.

Au revoir mon cher Oncle, je vous prie de croire à la respec­tueuse affection de votre neveu, mes respects à ma chère Tante,

Amaury

P.S. Je pense que nous serons en Belgique les premiers jours de juin. De Smyrne, nous allons en Grèce, de là à Constantinople, d ’où nous reviendrons par le Danube et Vienne. Ma jambe est remise complètement et a très bien supporté le voyage à cheval. De temps en temps encore un peu de douleur. Mais cela s’usera avec le temps.

Terminé en vue de Smyrne, le mercredi 6 mai 1874, à 14 h 30. Dans une demi-heure nous serons débarqués.

Si l’écriture est difficile à lire, il faut s’en prendre au roulis du navire.

39. Boudroum: tête de pont asiatique des chevaliers de l’Ordre de Saint- Jean de Jérusalem installés en l’île de Rhodes.

40. Il s’agit du cap Karabouroun. (Précision aimablement communiquée par M. Livio Missir.)

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Nous arrivons à la ville s ’étalant magnifiquement dans le fo n d du lac (sic). Forteresse des Génois sur la montagne. Nous descendons à l ’hôtel de l ’Europe, bon, 13 F. Faisons la prom e­nade le long des quais.

Jeudi 7 mai

Promenade aux bazars avec un vieux Juif. Acquisition de tabac. Après-midi, à la forteresse q u ’on veut nous faire croire très dangereuse. Le soir, au café-concert4' .

Vendredi 8 mai

Préparatifs de départ pour Syra avec le bateau français. Pro­menade aux charmants bazars; déjeunons à 11 h. Vol de l ’eau de rose. A midi, nous m ontons à bord de l ’«Ebre», bâtiment des Messageries maritimes, capitaine Fabre, force 280 chevaux, 997 tonneaux. Magnifique bâtiment splendidement aménagé, toutes les manœuvres se fo n t à la machine. Beaucoup de monde à bord. Fortes bourrasques, grosse mer; tout le monde malade sa u f nous. Jusqu’à minuit sur le pont. Rencontré p lu ­sieurs personnes de la caravane française.

Samedi 9 mai

Arrivons à SYR A à 6 h du matin. Ville étalée dans un petit golfe. Nous déposons nos bagages à bord du bateau grec. Nous descendons à terre. Visite à Tévêque* et ascension de la monta­gne des catholiques. Dînons à l ’hôtel d ’Angleterre. Visitons la grand-place, l ’entrée du port. A 18 h, à bord de l ’E-KTawrioos (sept îles). Charmant petit bâtiment parfaitement aménagé et parfait comme confort. Très mauvais temps, grosse mer, tout le monde malade, les fem m es crient. Jusqu ’à 22 h sur le pont.

41. Jusqu’à la réoccupation turque de 1922, Smyrne était célèbre par ses cafés-concerts si typiques. Voir ce qu’en dit Lamartine.

* Mgr Joseph-Marie ALBERTI (Smyne 1809-Syra 1830), premier délégué apostolique reconnu par la Grèce.

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Arrivée au Pirée à 4 h du matin. Nous prenons une voiture (pour ATH ÈN ES) et descendons à l ’hôtel des Etrangers, très bien, pension: 12 F. Nous nous rendons à la messe. Nous déjeunons. Nous partons pour TAcropole, imposant et gran­diose: 1 ° les murs pélagiques bâtis par les Pélages; 2 ° murs de Thémistocle; 3 ° murs de Cimon; 4 ° murs de Conon et de Valé- rien, ancienne entrée de TAcropole. Escalier des Propylées, chemin des cavaliers et des piétons. Grotte de Pan. Fontaine clepsydre. Propylées: murs à cinq portes, une pour les chars, deux pour la procession et deux pour le peuple. Marbre pantéli- que. La Pinacothèque. Le Temple de la Victoire sans ailes (reconstruit, les frises sont à Londres). Le Temple de Diane, Temple de Minerve Ergane (ouvrière). Cheval dorien. Socle de Minerve Promachos (de la victoire). Parthénon, entrée colon­nade, frises, emplacement de la statue Posticum. Temple de Rome et Auguste. Erechthéon. Temple de Minerve polyade et de Pandrose. Trident et puits de Neptune. Emplacement de l ’olivier et de la statue de Minerve au bois. La niche du serpent sacré. Extérieur de TAcropole. Odéon d ’Hérode Atticus et de Regilla, magnifique théâtre. Portiques d ’Eumène dans la muraille. Théâtre de Bacchus bien conservé et intéressant. M onument corégique de Lysicrate. Lanterne de Diogène. L ’Arc d ’Hadrien. Temple de Jupiter Olympien. Fontaine Kal- liroë = Illyssos où se faisaient les Jeux Olympiens.

Le soir, à la musique à la place; beaucoup de monde.

Lundi 11 mai

Nous continuons la visite de la ville. Horloge d ’Andronicus Cyrrhester. Porte de 1’Agora. Stoa d ’Hadrien. Contre la caserne. Portique d ’Attale dans les fouilles, Gymnase de Ptolé- mée, Temple de Thésée, collines des Muses. L'Aréopage. Pri-

Dimanche 10 mai

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son de Socrate. Tombeau Philopapos. Promenade en ville. Préparatifs au départ pour Constantinople.

Mardi 12 mai

N ous partons en voiture à 6 h du matin pour le Pentélique. Toute la route est parcourue par la gendarmerie pour nous gar­der. Arrivés au pied de la montagne, nous sommes accompa­gnés de trois lignards. Nous gravissons pendant une heure et demie. En route, les carrières et la grotte; au som m et (vue sur ta) plaine de Marathon, Athènes, la Morée, l ’île de Nègrepont et presque toute la Grèce et ses montagnes.

N ous rentrons à 13 h et nous faisons nos derniers paquetsn et quittons Athènes à 15 h 30 pour nous embarquer au Pirée à bord du « Schild », bâtiment du L loyd autrichien, capitaine Marconi, force 120 chevaux, très mauvais, piquant de l ’avant. A vant le départ, nous faisons une promenade dans le port et visitons /'« Am phitrite », bâtiment du roi, de la force de 300 chevaux, très peu luxueux et même simple. Nous partons à 19 h. Bonne mer, beaucoup de Vent.

Mercredi 13 mai

Arrivons à Syra à 5 h 30. Allons à terre nous promener. Nous revenons à bord à 10 h et nous attendons impatiemment le bateau de Constantinople qui devait repartir à 11 h mais il n ’est pas encore arrivé. Il est en vue à 19 h 30. Nous montons à bord du « Saturno », L loyd autrichien, 400 chevaux, 1500 ton­neaux. On charge les Marchandises à bord.

Jeudi 14 mai

Nous partons à 5 h. Beau temps, charmante navigation: île de Nègrepont, île de Mytilène, cap Baba, île de Tenedos,

42. Achat par Amaury d ’un costume de saison dont il a également ramené la facture (125 drachmes) datée du 29 avril 1874 (calendrier Julien, en retard de treize jours sur le nôtre !).

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Troade où la flo tte des Grecs se cacha, Propignaculum Hercu­les, montagne élevée par les Troyens. Koum Kalessi, forteresse d ’Asie, Sedd-Ul-Bahar-Kalessi, également forteresse d ’Asie. Dardanelles, le château. Il fa it nuit. On tire le canon en entrant. Nous les traversons.

Vendredi 15 mai

Nous nous trouvons dans la mer de Marmara et bientôt en vue de CO N STAN TIN O PLE. Le bâtiment marche magnifi­quement. Le temps est sombre; à l ’entrée de Constantinople, la vue est manquée et remise à un autre jour. Nous descendons à l ’hôtel Byzance, pas mauvais, pension 16 F.

Samedi 16 mai, Constantinople

Mon cher Oncle,

Nous sommes heureusement arrivés ici depuis hier, notre premier mouvement à tous a été de courir à la poste où j ’ai trouvé deux lettres (...).

Quant à nous, nous nous portons tous parfaitem ent; voilà notre grand voyage d ’Orient presque terminé. Nous serons en Belgique entre le 5 et le 10 juin. Est-il nécessaire d ’être à Aude- naerde le 9 juin pour les élections? Dans ce cas, je hâterai mon retour. Pour cela, je voudrais recevoir une lettre à Vienne, poste restante, le plus tôt possible. Je voudrais aussi, mon cher Oncle, savoir si les journaux parlent encore de choléra à Munich comme lors de notre départ. Sinon, je compte revenir par Munich pour y voir les belles choses qu’elle contient. Si cette route est impossible, je reviendrai par Dresde, le détour n ’est pas grand43.

43. Ils rentrèrent en effet par Vienne, Prague et Dresde.

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Voici maintenant mes impressions sur Constantinople. On a beaucoup mais beaucoup trop exagéré les splendeurs féeriques de Constantinople. Pour moi, tout cela m ’a laissé très froid. Plus d ’un million d ’habitants, immense dédale de petites rues, sales, tortueuses, escarpées, remplies de myriades de chiens hargneux qui menacent toujours de vous happer entre leurs dents; de temps en temps les dômes et minarets des mosquées qui dépassent les toits des maisons, quelques beaux magasins à l’européenne autour desquels grouille une infinité de sales peti­tes échoppes qu ’on décore du nom de bazars. Voilà l’intérieur de Constantinople, somme toute une ville comme Smyrne, beaucoup plus européenne que turque à part ses innombrables mosquées.

Ce qu ’il y a de réellement beau, de réellement féerique à Constantinople, c’est le splendide panoram a de toute la ville qui se déroule à vos yeux, lorsque l’on a franchi la pointe du Sérail et que l’on entre dans la Corne d ’Or. On dit avec raison que le panoram a de Constantinople est un des plus beaux points de vue du monde entier, et je crois que c’est vrai, mais dès qu’on pénètre dans l’intérieur de la ville, quel désenchante­ment !

Constantinople est divisée par le Bosphore et la Corne d ’Or entre trois villes distinctes: c’est d’abord Stamboul, l’antique Byzance, la ville des empereurs avec ses palais en ruines, ses colonnes, ses obélisques, son immense basilique Sainte-Sophie; sur tous ces restes des splendeurs d ’autrefois, fait maintenant tache l’immense Sérail ou palais des sultans d ’aujourd’hui, vaste macédoine d’édifices turcs de tout style et de toute dimen­sion sans aucun cachet. On entre par une vaste cour. A gauche, on voit les chambres où les ambassadeurs s ’habillaient pour parler au sultan. On passe la Porte Séridet, gardée par des eunuques blancs, le pavillon de réception, la bibliothèque. Ceci est la ville turque proprement dite; vis-à-vis et de l’autre côté

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de la Corne d ’Or s’étage sur une haute colline la ville euro­péenne divisée en deux quartiers: la ville haute ou Péra est habitée par les Européens au nombre de plus de 40.000. Là sont les hôtels etc. Nous y sommes à l’hôtel de Byzance. La ville basse ou Galata est la demeure des Levantins, Grecs, Arméniens et Juifs.

Enfin, faisant face à ces deux premières villes et de l’autre côté du Bosphore, sur la rive asiatique, se trouve Scutari, ville- mêlée: Turcs et Européens. Toute cette immense aggloméra­tion comprend plus d ’un million d ’habitants.

Nous avons déjà visité l’ancien palais de Stamboul, peu remarquable, la pointe du Sérail où se trouve le trésor, amas incroyable de richesses, on se croirait transporté dans le palais des mille et une nuits. On ne peut pas se faire idée d ’un pareil amas de diamants et de pierres précieuses. Les harnais de che­val de parade du sultan sont surtout d ’une incroyable richesse: la housse de selle est de drap d ’or entièrement brodée de perles fines dont les moins grosses ont la grosseur d ’un pois. Sur le devant du harnais est une émeraude de la grosseur du poing. Les étriers et le mors sont d ’or massif incrusté de pierreries. Là se trouvent aussi tous les cimeterres des sultans depuis Maho­met. Un de ces sabres a une poignée formée d ’un seul morceau de lapis-lazzuli incrusté de brillants; un autre poignard a un manche composé d’une seule émeraude certainement de plus de quinze centimètres de longueur. Il y a aussi un trône d ’or mas­sif incrusté de brillants et d ’émeraudes. Enfin, c’est un miroite­ment de pierreries à éblouir en sortant de là.

Nous avons aussi vu Sainte-Sophie, à la porte de laquelle nous avons dû attendre plus d’une heure, ces messieurs les Musulmans lisant leur Coran. Lorsqu’on y entre, l’effet est sai­sissant et d ’un aspect beaucoup plus grandiose que celui de Saint-Pierre à Rome. Le dôme est d’une légèreté incroyable,

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supporté par deux autres demi-dômes, qui eux-mêmes sont supportés par d ’autres coupoles plus petites. Le tout est recou­vert des plus riches mosaïques, que ces imbéciles de Turcs ont recouvert d ’un épais badigeon; on n’aperçoit plus les mosaï­ques que là où le badigeon est tombé. (...)

La mosquée où se trouvent conservées la bannière et la barbe de Mahomet. Eglise Sainte-Irène: entrepôt d ’armes, musée d ’antiquités et d ’armes prises aux ennemis: Croisés, Indépen­dance grecque 1830. Mosquée Ahm ed, très grande, simple, remarquable pour ses faïences, ses portes en bronze et ses six minarets.

44

Jeudi 21 mai

A midi et demi, avec Léon VERH AEG H E pour nous rendre à Scutari. Nous passons l ’eau en caïque. Nous montons à che­val, passons par les cimetières énormes et par une belle route, nous arrivons au M ont Boulgourlou, le plus beau panorama que l ’on puisse imaginer sur Constantinople et tout le Bos­phore, la mer Marmara et la mer Noire. Nous descendons aux Eaux Douces d ’Asie, promenade des habitants de Constantino­ple et revenons à Scutari prendre le bateau et rentrer à Cons­tantinople.

44. Longue énumération des principaux sites de la ville, visitée en compa­gnie de Léon VERHAEGHE de NAEYER, mais sans la moindre description. Le lecteur intéressé aura avantage à consulter l’ouvrage de ce dernier, cité ci- dessous.

Léon VERHAEGHE de NAEYER, autre Gantois, plus âgé d’une dizaine d’années que le quatuor (1839-1906), grand voyageur, auteur d’un ouvrage remarquable: Voyage en Orient. 1862-1863 (Paris, 1865, in-8°, 484 p.). Ulté­rieurement ministre plénipotentiaire, il devait épouser à Constantinople en 1875 Sévastie-Vénérande PHOT1ADÈS, native de cette ville, dont il n’eut pas d’enfant (ANB, 1887, p. 313; 1898, II, p. 2401; 1913, II, p. 284).

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Vendredi 22 mai

Préparatifs de départ. A 10 h, au palais Dolmabahce du vice- roi pour voir son départ pour la mosquée avec une caïque de douze avirons. Les bâtiments de guerre du Bosphore sont pavoisés et tirent du canon, tous les hommes sont sur les mâts. La cérémonie est des plus solennelles. Nous rentrons, embar­quons nos bagages et faisons notre adieu à Léon Verhaeghe. Nous quittons Constantinople à 17 h par un temps magnifique. Nous traversons45 le Bosphore et en sortons par un splendide coucher de soleil. Mer phosphorescente et calme.

Samedi 23 mai

Nous arrivons à VARNA à 8 h du matin. Départ à 11 h en chemin de fer. Jolie route très accidentée. Arrivée à ROUST- CHOUK*b à 19 h. Immédiatement à bord de / ’« Orient», bâti­ment du Lloyd du Danube parfaitement approprié pour les voyageurs. Cabines très obscures, force 150 chevaux, 350 ton­neaux, tirant trois pieds et demi, marche de onze mille anglais l ’heure. Charmant clair de lune le soir.

Dimanche 24 mai, jo u r de Pentecôte

Route assez étendue et monotone sur le Danube ju sq u ’au soir*1. Nous nous arrêtons à Turnu Severin.

45. Lisez: nous remontons.46. VARNA et ROUSTCHOUK (actuellement RUSE): ports bulgares, le

premier sur la mer Noire, le second sur le Danube. A cette date, la Bulgarie n’était encore qu’une province de l’empire turc. Mais, depuis 1856, le Danube avait été décrété fleuve international.

47. Ils passèrent notamment devant SISTOWA (Svistov), port fluvial sur la rive bulgare où trois ans plus tard, les troupes russes du généralissime grand duc Nicolas, trompant la vigilance des Turcs, forcèrent le passage du Danube par un pont de bateaux préfabriqué et amené de nuit, et entamèrent leur victo­rieuse campagne des Balkans (1877-1878; cf. marquis van de Woestyne de Grammez de Wardes, La guerre russo-turque 1877-1878. Paris, 1903) —, et devant NICOPOLIS (Nikopol), place forte turque également sur la rive bul­

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Mon cher Oncle,

Nous voilà enfin sur le Danube et tout près de vous revoir tous, je suis tout content en pensant qu ’avant quinze jours je serai de retour en Belgique.

Nous avons quitté Constantinople le vendredi 22 au soir ; la traversée49 du Bosphore a été splendide. On ne «veut» rien imaginer de plus beau que ces rives féeriques, toutes couvertes de palais, de villes, de villages s’étageant aux pieds de collines recouvertes d ’une végétation luxuriante. Au passage le plus étroit du Bosphore — 1200 mètres — se trouvent deux forteres­ses qui dominent le passage: les châteaux d ’Asie et d ’Europe, sites pittoresques mais sans importance stratégique.

La sortie du Bosphore sur la mer Noire est surtout splen­dide; il faut dire que nous avions un très beau temps et un soleil couchant qui contribuait beaucoup à embellir le paysage. La mer Noire, ainsi nommée sans doute parce qu’elle n’est pas

TURNU SEVERIN48, ce dimanche 24 mai 1874

gare, où le 25 septembre 1396, les Turcs de Bajazet écrasèrent les croisés de l’empereur et roi de Hongrie Sigismond de Luxembourg, parmi lesquels Jean sans Peur, dont la lourde rançon comme prisonnier de guerre incomba à son père Philippe le Hardi duc de Bourgogne et comte de Flandre et par là, à nos bonnes villes de chez nous...

48. La partie la plus intéressante du Danube se situe en effet entre BÂZ1ÂS (où cesse la puszta hongroise) et TURNU SEVERIN (où subsistent des restes du pont et du camp romains établis par l ’empereur Trajan en l’an 103 pour conquérir la Dacie.) Entre ces deux points, peu en aval d’ORSOVA, le Danube force la jointure entre les Karpathes et les Balkans au célèbre défilé des « Portes de Fer» où il s’engouffre entre des montagnes escarpées. Là, sur quelque vingt kilomètres, le fleuve se resserrait jusqu’à 165 mètres de largeur mais en se creu­sant un lit profond de soixante, hérissé de rochers affleurants. La navigation y était périlleuse. Aussi, depuis 1970, la Roumanie et la Yougoslavie se sont entendues pour ériger un énorme barrage hydro-électrique qui a fortement relevé le niveau du fleuve, l’a considérablement élargi, abîmant du même coup l’effet puissant du défilé et noyant l’île pittoresque d’Ada-Kaleh (île turque jusqu’en 1878). En 1874, les bateaux navigant sur le Danube étaient encore vraisemblablement propulsés par les roues à aubes.

49. Lisez: la remontée.

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noire du tout, était calme comme un lac d ’eau douce, pas une ride, pas un souffle de vent; nous avons vu de la dunette un magnifique coucher de soleil; la mer était phosphorescente, de vraies petites étoiles scintillant dans le sillage du navire.

Nous sommes arrivés le lendemain à Varna; chemin de fer jusqu’à Roustchouk où nous nous sommes embarqués sur le «Blaue Donau», (fleuve) sur lequel nous voyageons mainte­nant.

Nous avons enfin! quitté la Turquie et ce peuple de mécréants, dont nous avions par-dessus la tête ; c’est réellement désolant de voir de si belles contrées en de si mauvaises mains et par conséquent si mal administrées. Mais peu à peu, ce grand empire de l’Islam se démembrera. Déjà, la Roumanie, la Ser­bie, la Grèce, les Monténégrins ont secoué le joug. M aintenant la Sublime Porte a beaucoup de fil à retordre avec les Bulgares qui cherchent également à se révolter. Les Rouméliens ne tar­deront plus non plus à remuer, et finalement il ne restera plus en Europe que Constantinople appartenant au Grand Turc50.

Demain de bonne heure, nous passons les célèbres Portes de Fer du Danube; pour les voir nous devrons nous lever à 3 h 30 du matin ; aussi ce soir, je termine ma lettre pour aller me cou­cher.

Au revoir mon cher Oncle, je vous prie de croire à la sincère et respectueuse affection de votre tout dévoué neveu,

Amaury

50. Quatorze mois après que ces lignes aient été écrites, éclatait la révolte en Herzégovine (juillet 1875) qui se transmit comme une traînée de poudre à la Bosnie, à la Serbie et au Monténégro. Les massacres perpétrés par les Turcs suscitèrent alors l’intervention des Russes et des Roumains qui franchirent le Danube (1877) et ne s’arrêtèrent qu’à San Stéfano aux portes de Constantino­ple (3 mars 1878). Le traité de Berlin libéra la Bulgarie et la Roumélie, arracha à la Sublime Porte: Chypre, la Bosnie et l’Herzégovine, tandis que s’agrandis­saient à ses dépens la Russie, la Roumanie, la Serbie, le Monténégro et la Grèce. Nos voyageurs avaient vu juste.

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Lundi 25 mai

Départ à 3 h 30. A 4 h sur le pont pour voir les Portes de Fer, montagnes, rochers, grottes, charmante route et restes de route romaine. A 6 h nous arrivons à la douane austro-hongroise à Orsova, très sévère.

Continuons par un charmant voyage pour arriver à Ba zi as51 à 14 h. Départ à 18 h par le chemin de fe r ; voyageons toute la nuit.

Mardi 26 mai

Arrivés à PE STH à 6 h. Nous nous débarbouillons et allons voir les curiosités, le musée, le pont, Bude, promenade en voi­ture, chemin de fe r S2 pour gravir au palais, l ’île, le nouveau pont; rentrons à l ’hôtel à midi et partons à 14 h à deux53 pour VIENNE où nous arrivons à 21 h 30. Descendons à l ’hôtel Moëller.

Mercredi 27 mai

Allons à la poste(-restante). Promenade en voiture dans les principaux quartiers de la ville. Visite des principales rues et des jardins. Le soir, à la musique au Volksgarden; musique militaire.

51. BÂZIÂS, port fluvial sur le Danube, à 424 km en aval de Budapest et à 12 h de chemin de fer de cette ville à cette époque. Plus en amont, le Danube ne présente guère d’intérêt pour le voyageur (hors son haut cours en Bavière et en Autriche). Nos pèlerins savaient ce qu’ils faisaient quand ils changeaient de moyen de locomotion.

52. « Bergbahn » ou funiculaire.53. Julien et Amaury; celui-ci en effet précise, dans sa lettre du 19 avril,

qu’«il y en a parmi nous (quatre) qui tiennent à rentrer en Belgique le plus tôt possible» mais lui-même ne se range point parmi ceux-là (voir le début de sa lettre du 16 mai).

De Budapest, Alfred et Maurice seront rentrés directement via Munich, mal­gré le choléra. A noter que l’« Orient-Express » n’existait point encore, n ’ayant été créé qu’en juin 1883.

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Jeudi 28 mai

Visite des monuments. Le palais impérial, les musées de minéralogie, d ’antiquité, d ’histoire naturelle etc. Le soir, au théâtre voir un splendide ballet: mise en scène, changements de décors, apothéose magnifique.

Vendredi 29 mai

Visite du palais de SCHOENBRUNN, charmante position, bien entretenu, très princier mais trop d ’uniformité. Rentrés en ville. Visite du trésor. En voiture au Prater; le soir à la musique de Strauss (charmant).

Samedi 30 mai

Le matin au Prater pour visiter le palais d ’exposition. A 14 h prenons le train pour Prague et suivons une charmante route le long de la ... (sic)54.

Arrivons à PRAG U E à 22 h; descendons à l ’hôtel d ’Angle­terre.

Dimanche 31 mai

Visitons Prague en voiture: le Hradchin, les principales égli­ses, l ’hôtel de ville avec sa grande horloge, le Belvédère, le splendide pont avec ses portes, etc. ; panorama splendide du haut du Belvédère: 70 clochers, tous charmants.

Prenons le train dans l ’après-midi pour Dresde; route tout le temps splendide, surtout après la frontière de Saxe (Suisse saxonne).

54. La Marsch, affluent du Danube, puis la Zwittau. A l’époque, la voie ferrée reliant Vienne à Prague passait par Brünn (Brno) et faisait une large boucle par la haute vallée de l’Elbe.

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Arrivons à DRESDE à 22 h. Descendons à l ’hôtel de Saxe, très bon.

Lundi 1er juin

Visitons le trésor, le palais, la galerie des armes jusque midi. Prenons le train pour Pestcha, passons la rivière, arrivons à Wehlem et partons pour la montagne. Nous visitons la gorge d ’Uttewald, cuisine du diable, gorges, Best ai; panorama splen­dide; le pont. Descendu à Rathem et repris le chemin de fe r pour Dresde.

Mardi 2 juin

Visité le musée des armes et la galerie des tableaux, les musées japonais et de porcelaine. Le soir, au Gross Garden et à la musique au Belvédère55.

55. Le carnet s’arrête ici brusquement. La date du retour à Gand n’est pas connue.

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H. Dessain, Éditeur à Liège

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