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GUY LE GAUFEY LA RÈGLE DE TROIS FOUCALDIENNE UNE ÉTUDE STYLISTIQUE

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GUY LE GAUFEY

LA RÈGLE DE TROIS FOUCALDIENNE

UNE ÉTUDE STYLISTIQUE

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PROLOGUE

« Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges » : ainsi s’ouvre la préface du

livre de Michel Foucault Les Mots et les choses. En cette année 1966 où paraît l’ouvrage,

Borges connaît déjà son apogée dans l’Hexagone après que, tout au long des années

cinquante, Roger Caillois l’a traduit et publié dans la collection « La Croix du Sud » chez

Gallimard. Le public cultivé s’est presque d’emblée régalé de ces récits plutôt brefs, d’un

humour fantasque assez rare dans la littérature française, offrant à leur auteur un succès

international qu’il ne connaissait point, alors même qu’il était déjà fameux à Buenos Aires et

omniprésent dans la vie littéraire argentine depuis les années trente. Après la parution de

Fictions en 1951, les traductions se multiplient, si bien qu’en ce milieu des années soixante, la

référence à Borges amène avec elle sur le sol français un parfum tout à la fois littéraire,

exotique, farfelu, faussement savant, poétique, ironique, bref : rien de ce que l’on est en droit

d’attendre d’un philosophe sérieux. Or, après un titre qui n’est pas sans évoquer Quine1 pour la

gent philosophique, le sous-titre présent sur la couverture respire une indéniable gravité

universitaire : « Une archéologie des sciences humaines ». Alors : pourquoi Borges ?

Le lecteur de la préface l’apprend sept lignes plus loin : il s’agit de citer « une certaine

encyclopédie chinoise » qui entend sérier les animaux, et propose à cette fin une liste rangée

par ordre alphabétique – de la lettre « a » à la lettre « n », soit 14 items – dans laquelle les

éléments successifs ne semblent pas entretenir entre eux le moindre rapport, et donc déroutent

l’intelligence2 que le rangement alphabétique avait préparé à un minimum d’homogénéité.

Je me garderai bien de citer trop vite cette liste, de façon à retenir le rire qu’elle

provoque, dans la mesure où la réussite spirituelle de ce morceau de bravoure écrase l’effet

stylistique qui fait sa force. Car si Foucault la convoque à dessein philosophique, elle n’est pas

sans entraîner d’autres effets de sens. Côté raison, il s’agit de retirer à cette dernière sa

permanente prétention à mettre en rapport, en ordre, en séries consistantes, l’incessante

diversité de nos perceptions et de nos pensées. Au regard de cet objectif, une telle liste prouve

d’emblée que peuvent coexister dans un espace insensé des éléments que n’articule pas cet

ordre des raisons que l’« âge classique3 » avait présenté comme une donnée naturelle de

l’esprit humain, présente dans toute « mise en rapport ». Cependant, sous-jacent à cet axe 1 W. V. O. Quine, Word and Object, MIT Press, 1960. En français : Le Mot et la Chose, trad. de l’anglais (États-Unis) par J. Dopp et M. Gauchet, Paris, Flammarion, 1977.2 Dans la mesure du Q.I selon le test de Wechsler-Bellevue, on demande entre autres au testé : « Qu’y a-t-il de commun entre une mouche et un arbre ? » Réponse attendue : « Les deux sont des êtres vivants ». Trouver le plus petit commun dénominateur, voilà le réquisit de toute « mise en rapport » en tant que signe d’intelligence – à quoi semble bien faire défaut la liste abracadabrante traduite de l’espagnol.3 L’Histoire de la folie à l’âge classique, paru cinq ans auparavant, avait déjà rendue célèbre cette expression qui va constituer la cible de l’ouvrage de Foucault que le lecteur s’apprête alors à lire.

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thématique, la pluralité linéaire de la liste effectue silencieusement un autre travail en offrant,

non seulement un espace mental incongru, mais tout autant une durée énonciative que l’auteur

et le lecteur se partagent comme dans un même souffle.

Pour mieux illustrer sa thèse philosophique, Foucault produit sur le champ (page

suivante) un contre-exemple, tiré de la haute tradition des lettres françaises. Évoquant « le

pouvoir d’enchantement » de toute énumération, il cite :

Je ne suis plus à jeun, dit Eusthènes. Pour tout ce jour d’hui, seront en sureté dans ma salive : Aspics, Amphisbènes, Anérudutes, Abedessimons, Aiartnraz, Ammobates, Apinaos, Alatrabans, Aractes, Asterions, Alcharates, Arges, Araines, Ascalabes, Attelabes, Ascalaboted, Aemorroides…

La verve rabelaisienne sait merveilleusement produire le comique, l’hilarité même,

attachés au phénomène « liste infernale » dont elle raffole4, mais Foucault intervient illico pour

souligner que toutes ces créatures, aussi invraisemblables les unes que les autres (enfin !

presque), ont leur « lieu commun » : la salive d’Eusthènes. Rien de tel avec la liste des animaux

borgesiens où « l’espace commun des rencontres [se] trouve lui-même ruiné » (dixit Foucault),

ruine sur laquelle l’auteur de la préface entend bien prendre son élan. Il a donc quelques fortes

et bonnes « raisons philosophiques » de convoquer la prose désarmante de l’Argentin à l’orée

des contrées épistémiques qu’il se propose de parcourir. Faut-il en rester là ?

Je n’ai pas l’intention dans ce qui suit de m’appesantir sur cette dimension archéologique

qui constitue pourtant l’axe majeur de l’ouvrage, dans la mesure où je cherche avant tout à

distinguer dans la prose de Foucault des éléments stylistiques que la pertinence de sa réflexion,

la richesse de sa documentation, rendent difficilement perceptibles. La lecture glisse en effet

sur les arabesques que bien souvent il dessine, tant est vif le mouvement de cette pensée qui,

en dépit de son appui régulier sur des éléments référentiels (textes, événements, pratiques,

comportements), a souci de son « allure », que bon nombre lui reconnaissent sans se pencher

sur ses ressorts. Or la permanence d’une certaine musique énonciative participe au charme du

texte foucaldien, en-deçà même des thèmes qu’il croise et développe.

Ce livre commence donc par une énumération dont le moins qu’on puisse dire est qu’il l’a

rendue plus célèbre encore qu’elle n’était. D’elle-même, il y a fort à parier qu’elle serait restée

enfouie dans l’épaisseur du texte borgesien, donnant lieu à ce genre de citations que l’on fait

parfois entre amis, pour savourer quelques « morceaux choisis », dans ces situations où le

plaisir de lecture, d’être partagé, se multiplie. Mais placée ainsi en incipit d’un livre qui allait

connaître un succès si foudroyant (première édition épuisée en un mois), la liste fait le bonheur

des salons et des dîners en ville, bon nombre des recensions de l’ouvrage ne résistent pas au

plaisir de la citer, tout le monde veut en être. Curieux phénomène où l’« inventeur » d’une

phrase n’est pas exactement, pas seulement, celui qui en a le premier tracé les mots.

4 Voir la liste de ceux qui n’ont pas le droit d’entrer à Thélème.

Prologue, p. 2

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Avec la préscience funambulesque qui le caractérise, Borges avait prévu le coup.

Lorsque Caillois, avec ses traductions successives, eût fini de publier l’essentiel des grands

textes de l’Argentin, et que ceux-ci eussent rencontré l’indéniable succès qui fut le leur au début

des années soixante, ce dernier n’hésita pas à dire de Caillois qu’il avait été son « inventeur ».

Ainsi nomme-t-on dans le droit français celui qui, ayant trouvé un objet que personne ne

réclame comme sien, en devient le propriétaire légal au terme d’une année révolue. Mais on en

sait désormais beaucoup plus depuis que Thierry Marchaisse a établi la logique de cette

affaire5.

Partant de la célébrissime affaire du cogito – qui, de Descartes ou de saint Augustin, a le

premier énoncé : « je pense, donc je suis » ? – Thierry Marchaisse soutient, comme Pascal sur

qui il prend un appui décisif, qu’en dépit de l’indéniable similitude phrastique, Descartes ne doit

pas grand-chose à Augustin. Il est clair que les présupposés cartésiens sont d’une nature si

différente de ceux d’Augustin que les significations produites par l’un et par l’autre ne sauraient

être confondues, ni même dérivées généalogiquement. Vu la richesse et l’irréductible originalité

de la démarche cartésienne (le doute hyperbolique, absent chez Augustin), Marchaisse propose

de voir dans cette reprise apparente une « hypervaluation6 », une « augmentation » de la valeur

de l’énoncé historiquement premier.

Le mot convient parfaitement pour décrire ce que Foucault fait à la liste de Borges :

quelles qu’aient pu être les intentions de ce dernier lorsqu’il traça les mots de son énumération,

il n’y a aucune raison de lui faire crédit d’une problématique épistémique « à la Foucault », tant

celle-ci appartient en propre à l’auteur des Mots et les choses. Cet ouvrage a donc « inventé »

la liste borgesienne, l’a sorti de son statut un peu folâtre pour en faire l’exemple princeps, celui

devant lequel il n’y a plus qu’à s’incliner, et le rire qui vient sanctionner sa lecture démontre

qu’existe bel et bien, de par la puissance de la langue et d’elle seule, un espace qui n’est celui,

ni « des raisons », ni de « la Raison ». CQFD : un certain « ordre » va devoir regagner ses

pénates classiques, et cesser de prétendre à l’universalité.

Or l’« effet liste » est terriblement contagieux, et contamine d’abord Foucault lui-même.

Évoquant le « profond malaise » que peut générer la rencontre de pareille énumération,

Foucault convoque dans sa préface « certains aphasiques » qui n’arrivent pas à classer de

façon cohérente des écheveaux de laines multicolores. Le professeur de psychologie qu’il fut

pendant des années, qui eut à connaître cet exemple classique de troubles cognitifs, laisse la

place à l’archéologue qui, lui, a d’autres ambitions. J’en veux pour preuve ce changement de

ton, qui tranche sur le simple rappel des données cliniques : « […] à l’infini, le malade

rassemble et sépare, entasse les similitudes diverses, ruine les plus évidentes, disperse les

5 Thierry Marchaisse, Le Théorème de l’auteur, Logique de la créativité, Paris, Epel, 2016.6 T. Marchaisse, Le Théorème…, op. cit., p. 17.

Prologue, p. 3

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identités, superpose les critères différents, s’agite, recommence, s’inquiète et arrive finalement

au bord de l’angoisse. » (MC7, 10)

Faut-il parler de la Chine, puisque la taxinomie de Borges et son bestiaire y invitent ?

« Pour notre système imaginaire, la culture chinoise est la plus méticuleuse, la plus

hiérarchisée, la plus sourde aux événements du temps, la plus attachée au pur déroulement de

l’étendue […] un espace solennel, tout surchargé de figures complexes, de chemins

enchevêtrés, de sites étranges, de secrets passages et de communications imprévues […]

aucun des espaces où il nous est possible de nommer, de parler, de penser. » (MC, 10-11)

À ces premiers et simples aperçus du mouvement énumératif chez Foucault, on pressent

qu’il s’agit d’autre chose que de rendre compte d’un référent fuyant, lui-même dispersé et

nécessitant une saisie plurielle, voire éclatée. Quatre, cinq, six items et parfois plus se font

suite, tantôt sous forme adjectivale, ou verbale, ou substantive, tantôt alignant des propositions

relatives, à l’occasion longues. Les ruptures sont marquées, le plus souvent par de simples

virgules (« Mais du côté de la forme, il constitue l’ensemble solide, constant, inaltérable… »

(MC, 248), des points virgules aussi (« C’est plutôt : ouvrir chacune sur une multiplicité sans

limite ; définir une unité stable dans une prolifération d’énoncés ; retourner l’organisation du

système vers l’extériorité des choses dites. » (7PS7A, 25). D’autres fois encore, des « soit…

soit… soit », des « et » ou des « comme », des « ni… ni… » viennent ponctuer l’énumération,

marquer l’écart, soutenir un tâtonnement énonciatif qui s’affiche comme à la recherche du mot

juste.

On en trouve des exemples un peu partout : « Tous les grands mouvements de dérive

qui caractérisent la pénalité moderne – la problématisation du criminel derrière son crime, le

souci d’une punition qui soit une correction, une thérapeutique, une normalisation, le partage de

l’acte de jugement entre diverses instances qui sont censées mesurer, apprécier, diagnostiquer,

guérir, transformer les individus, – tout cela trahit la pénétration de l’examen disciplinaire dans

l’inquisition judiciaire. (SP, 228) ; « Elles dictent des intempéries qui n’ont cessé de les

disperser, de les détruire, de les mêler, de les séparer, de les entrelacer. » (MC, 163) ; « une

série d’événements historiques, étrangers au langage, et qui, de l’extérieur, le ploient, l’usent,

l’affinent, l’assouplissent, en multiplient ou en mêlent les formes (invasions, migrations, progrès

des connaissances, liberté ou esclavage politique) » (MC, 247) ; « La vocation profonde du

langage classique a toujours été de faire "tableau" : que ce soit comme discours naturel, recueil

de vérité, description des choses, corpus de connaissances exactes, ou dictionnaire

encyclopédique. « (MC, 322) ; « […] la série des opérations qui ont permis de constituer [les

abstractions] : intuitions globales, découvertes de cas particuliers, mise hors circuit des thèmes

imaginaires, rencontre d’obstacles théoriques ou techniques, emprunts successifs à des

modèles traditionnels, définition de la structure formelle adéquate, etc. » (AS, 87)7 Les citations à venir de l’œuvre de Michel Foucault étant très nombreuses, on évitera la note de bas de page pour ne les référencer qu’avec les initiales du titre du livre suivies du numéro de page, le tout entre parenthèses. La liste des abréviations se trouve en fin de ce manuscrit.

Prologue, p. 4

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La manière est suffisamment insistante au fil de l’œuvre foucaldien pour qu’on en fasse

cas, même si sa présence connaît des irrégularités. Pour mieux l’étudier, je propose cependant

qu’on en élargisse le spectre en faisant fonctionner l’hypothèse suivante : la liste commence à

trois items. J’ai d’abord été tenté de ne la faire surgir qu’avec un quatrième terme, ce dernier

créant rétrospectivement l’énumération comme telle. La neuvième symphonie de Beethoven en

donnerait volontiers le paradigme : pom pom pom pom… pom pom pom pom… Mais que dit-on

lorsqu’on veut mentionner la série infinie des nombres entiers ? « 1, 2, 3…∞ » Le « 4 » n’a rien

de nécessaire, alors même que personne ne dirait : « 1, 2… ∞ ». Le « 3 » vient comme le

premier enfant du couple qui le précède et ouvre la série avec les trois petits points qu’il appelle

de sa seule présence, lesquels… en disent long, tout en ne disant rien ! Le quatrième terme

(qu’ils sont) n’est qu’un souffle, s’écrit mais ne se dit point, insaisissable pneumatique qui recèle

(peut-être !) l’esprit même de la série ?

Nantis de ces considérations liminaires, il est temps de revenir maintenant vers

l’énumération borgesienne, la merveille à nous ravir, celle qui « enchante » et libère, fait voler

en éclats le carcan classique en nous dispensant les charmes du mot d’esprit :

Les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur ; b) embaumés ; c) apprivoisés ; d) cochons de lait ; e) sirènes ; f) fabuleux ; g) chiens en liberté ; h) inclus dans la présente classification ; i) qui s’agitent comme des fous ; j) innombrables ; k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau ; l) et cætera ; m) qui viennent de casser la cruche ; n) qui de loin semblent des mouches.

On appréciera à sa juste valeur que Borges ait pensé d’enchâsser les trois petits points

– ici : le et cætera – à l’intérieur de la liste, comme un item de même valeur que l’un quelconque

des autres, accentuant notre interrogation quant à savoir ce qui départage les listes finies et les

infinies, les énumérations closes, fortement assertives, et celles qui s’ingénient à laisser deviner

une suite, voire à donner l’idée d’un horizon inatteignable : deux consistances bien différentes.

Une telle approche de la syntaxe foucaldienne ne peut s’effectuer sans précautions, sauf

à laisser planer l’idée que l’on va chercher des poux dans la tonsure de l’auteur, lui faire procès

de ce dont il a su faire œuvre. Il s’agit tout au contraire de chercher en quoi la matérialité

signifiante témoigne d’une posture subjective dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est

pas étrangère au succès de l’œuvre, et même : à sa force. Combien de fois les érudits de tout

bord ont pu faire des reproches incisifs à Foucault ! Combien de fois est-on venu lui faire

remontrance pour telle imprécision chronologique, tel glissement conceptuel, tel oubli

impardonnable ! Pourquoi tout cela a-t-il glissé sans vraiment entamer la portée de son

enseignement ? Pourquoi ses lecteurs – érudits pour la plupart – lui ont-ils été aussi fidèles en

dépit de ces critiques pointilleuses ? À cause de la nouveauté et la pertinence de ses thèses ?

Sûrement. En raison de la clarté de ses engagements politiques et sexuels ? Pas moins. Mais

je me permets de penser que la musique de son propos – écrit plus encore que parlé  – a joué,

joue encore le rôle de ce daimon qui n’apparaît jamais comme un terme, mais s’ingénie à tous

Prologue, p. 5

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les mettre en forme. Au point de susciter chez leur lecteur une espèce d’adhésion sans attache

à quelque trait spécifique, mais sans cesse captée par la perception trouble d’un mouvement

énonciatif qui fait sens sans qu’aucune claire signification ne se dessine dans son sillage. Aussi

manifeste à la surface des énoncés que transparente pour un regard happé par le miroitement

permanent des idées, cette « allure » scande le texte. Voici donc l’objet de l’enquête : retrouver

quelques éléments de la respiration stylistique de Michel Foucault.

Prologue, p. 6

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UN EXERCICE DE STYLE

Ce texte, quant à lui, a son lieu de naissance dans un livre de Leo Spitzer 8. Acheté et lu

dans le milieu des années soixante-dix, je l’ai maintes fois ré-ouvert. Il ne paye pas de mine,

une reliure trop raide en rend la lecture malaisée, mais j’ai toujours su où il était dans ma

bibliothèque (chose rare). Son auteur n'ayant pas acquis la notoriété de Foucault ni celle de

Borges, je ne peux faire l'économie de le présenter au lecteur.

Il nait à Vienne en février 1887 et meurt à Forte dei Marmi (une petite commune de

Toscane) en 1960. Ses premières études le portent vers la philologie et la linguistique, mais son

goût des formes littéraires l'entraine vers des études stylistiques qui, assez rapidement, vont

assurer sa réputation et lui valoir d'aller enseigner à Vienne dès 1913 puis, le nazisme le

contraignant à l'exil dès 1933, à Istanbul d’abord, et enfin à Baltimore, à l'université Johns

Hopkins. À qui voudrait en savoir plus sur l'homme et l'œuvre, je ne peux que recommander

longue préface (35 pages) que lui consacre Jean Starobinski dans l'ouvrage mentionné ici9. Il

m'importe par contre de rendre clair ce qui l'a animé dans ses recherches au point d'obtenir par

ce travail souvent ingrat des études stylistiques – érudition, citations innombrables,

polyglottisme accentué, jargon rhétorique et linguistique – des textes qui ont pu rayonner pour

nombre d'auteurs et de chercheurs parmi ses contemporains (entre autres un qu’on va être

surpris de retrouver à ses côtés). Il s'en est lui-même merveilleusement expliqué dans un texte

que Starobinski a traduit dans sa préface, et que je me dépêche de citer intégralement en dépit

de sa longueur, tant il illustre bien ce qu’a pu être la position de Spitzer dans son travail de

critique stylistique d'auteurs comme Rabelais, Racine, Proust et bien d’autres :

Je ne puis me représenter aujourd'hui le travail scientifique que comme une activité sur plusieurs plans. Certes, je ne voudrais pas que le chercheur ressemblât au chef qui dirige le Requiem de Berlioz et qui doit se tourner vers cinq directions différentes. Mais il y a au moins cinq plans différents qui s'emboîtent et qui s'interpénètrent, comme c'est le cas dans tout ce qui est vivant. Sur le premier plan, le chercheur doit s'efforcer d'apporter de la lumière sur une partie encore obscure du domaine du savoir ; il doit mettre au jour quelque chose de limité et de positif (sachlich). Sur un second plan, qui reste encore dans les limites de la science, il cherche, par son travail, à enrichir la pratique méthodologique (die Methodik) ; le travail positif, s'il n'est escorté d'aucune réflexion de méthode, ne possède pas le facteur de mouvement, de dépassement qui est le propre de toute vraie science.

Sur le plan suivant, que l'on pourrait définir comme celui de la philosophie, le chercheur précise sa position personnelle face à la totalité du monde : son

8 Leo Spitzer, Études de style, précédé de « Leo Spitzer et la lecture stylistique », de Jean Starobinski, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1970.9 Ou la présentation de Agnès Steuckardt : « Spitzer, analyste de l’emprunt : une sémantique contre le nationalisme linguistique », in Leo Spitzer, Traque des mot étrangers, haine des peuples étrangers. Polémique contre le nettoyage de la langue, [1918], trad. de l’allemand par J. F. Briu, présenté par Agnès Steuckardt et préfacé par Jacques François, Montpellier, Lambert-Lucas, 2013.

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travail, par-delà la soumission à l'objet, doit assurer un essor, à la fois lyrique et métaphysique, à un besoin spirituel de l'homme intérieur, il doit lui assurer une libération analogue à celle qu'apporte l'œuvre d'art à l'artiste. Sur un quatrième plan humain et social, la recherche positive est une constante rencontre dialoguée et dialectique avec un homme déterminé, lié par la recherche ou par l'amitié : l'étude étant dirigée à son adresse – Scheler, naguère, s'en est pris à une philosophie "sans adresse" – chaque ligne doit témoigner de sa présence, doit l'invoquer et le provoquer. Enfin, je voudrais que le travail fût écrit, pour ainsi dire, aux confins du Rien, en se cramponnant au savoir contre l'assaut du Rien, avec une ironie tournée contre soi et une énergie défensive –, qu'il fut peut-être écrit en vue d'échapper au Rien. Seule la part du Rien à l'intérieur du travail peut lui donner ce caractère humble, problématique, cet effacement supérieur qui accompagne tout noble effort ; il faut accepter l'élément mort et « néantissant » sans lequel le vivant ne peut être. Car si l'ouvrage doit pouvoir survivre à son créateur, comme une balle qui rebondit ou une étincelle qui propage le feu, et non comme un marbre tranquille et détaché, il faut qu'il soit l'image de la lutte menée par son créateur, transmettant aux lecteurs son impératif de lutte.

L'intégralité (Vollständigkeit) du matériau scientifique embrassé est moins importante que la plus grande intégralité de l'attitude humaine : si l'un des cinq éléments vient à manquer : ampleur du champ de connaissances, adéquation de la méthode, libération métaphysique de soi à travers la science, consécration intérieure à un destinataire, conscience du Rien – alors les travaux ne sont pas « complets », ils ne sont pas nécessaires –, et pour le chercheur lui-même ils ne sont pas satisfaisants. Le vrai chercheur partage la compagnie d'un objet, d'une réalité supranaturelle, d'un homme – en face du Rien. Et cela s'appelle : n'être pas seul10.

Un peu comme la liste de Borges, ce texte donne envie de s'en faire le vecteur, de

l'amener à d'autres pour qu'on puisse en goûter à plusieurs le sel. Certes, l'ensemble de ces

cinq points constitue un redoutable idéal – qui oserait se lancer en toute conscience vers leur

commun accomplissement ? – mais la savante progression de leur énumération, avec son

culmen sur le Rien et le « n'être pas seul », semble laisser à chacun sa chance d’y parvenir,

d’atteindre ce mode de satisfaction et de réussite comme une sanction secrète du « vrai

travail », à l’écart même du succès, toujours douteux, lui.

J’aime à croire qu’à cet appel un certain Michel Foucault n’est pas resté insensible.

Sinon, pourquoi se serait-il donné la peine de traduire les trente-trois pages de l’un des textes-

clefs du même Leo Spitzer : « Art du langage et linguistique11 », dans lequel ce dernier expose

l’essentiel de son parcours et de sa méthode ? Sauf erreur ou oubli de ma part, ce travail de

traduction est assez méconnu : tout lecteur un peu appliqué de Foucault n’ignore pas qu’il a

traduit de l’allemand Kant et Binswanger, mais qui prend en compte cette traduction de

l’anglais ? L’absence d’information à cet endroit fait que je n’en connais ni la date, ni a fortiori

les raisons. Travail alimentaire ? Accord de circonstance sous une pression amicale ? Publié en

10 Ibid., p. 16-17. Il s'agit de l'un des Schlussaphorismen écrit par Leo Spitzer dans ses Romanische Stil- und Literaturstudien, traduit par Jean Starobinski.11 Texte publié initialement en introduction au recueil de Leo Spitzer, Linguistics and Literary History, Princeton, 1948, p. 1-41. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Foucault, in Leo Spitzer, Études de style…, op. cit., p. 45-78.

Un exercice de style, p. 8

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1970, il aura fallu que Foucault en vienne à bout au plus tard dans l’année 1969, où il avait

pourtant d’autres chats à fouetter. À moins qu’il ne s’agisse de quelque chose resté longtemps

dans un tiroir ? Je sais seulement que Foucault a prêté sa plume et son temps, son intelligence

et sa sensibilité, pour rendre au mieux cet esprit qui animait Spitzer. Que dit donc ce texte ?

Durant des pages et des pages (Spitzer est assez bavard, parfois même prolixe – et le

texte est celui d’une conférence), l’élément biographique est convoqué pour expliquer pourquoi

et comment il s’est agi pour lui de marier constamment linguistique et histoire littéraire. Je

m’égarerais en reprenant les détails de sa formation, les maîtres qu’il a pu avoir, les aléas de sa

vie universitaire, mais je dois m’attarder sur le premier exemple qu’il lance à son auditoire.

« Depuis mon arrivée en Amérique, j’étais intrigué par l’étymologie de deux mots anglais qui

avaient la même "saveur" : conundrum (une devinette dont la réponse implique un calembour ;

une question énigme) ; et quandary (une situation-énigme). » Suit une enquête où l’érudition et

l’humour font très bon ménage, pour montrer la racine commune française de ces deux mots

(« calembredaine »), et aboutir à la question : « Et maintenant, quelle est la valeur, pour les

humanités, pour les sciences de l’esprit, de ce qui peut bien vous sembler jonglerie avec des

formes verbales ? » Attaquant bille en tête « une linguistique behaviouriste, antimentaliste,

mécanique, matérialiste, qui voudrait faire du langage ce qu’il n’est pas : un agglomérat sans

significations de choses inertes, un matériel verbal mort, des habitudes de paroles

automatisées, que seule une secousse pourrait remettre en mouvement », Spitzer conclut son

« histoire de mots » ainsi : « Chaque mot a son histoire qu’il ne faut confondre avec aucune

autre. Mais ce qu’on retrouve en chacune de ces histoires, c’est la possibilité d’établir le

diagnostic culturel et psychologique d’un peuple au travail. » Et comme pour renforcer son

propos, il le répète en allemand : « Wortwandel ist Kulturwandel und Seelenwandel. »

Cherchant à préciser la notion de style, il écarte d’abord d’un simple revers de main

« l’inévitable citation (ou pseudo-citation) de Buffon : "Le style, c'est l'homme" » – un cliché qui

ne l’impressionne guère – pour s’aventurer vers une définition plus complexe. Il entend en effet

ne pas oublier l’adage scolastique : « Individuum est ineffabile », se demandant si tout effort

pour définir l’individualité d’un écrivain par son style était voué à l’échec. « Je répliquais : la

déviation stylistique de l’individu par rapport à la norme générale doit représenter un pas

historique franchi par l’écrivain ; elle doit révéler une mutation dans l’âme d’une époque. » Et de

démontrer sur le champ que certains emplois de l’expression « à cause de » dénotent, dans la

littérature française populaire des débuts du XXe siècle, l’emprise nouvelle d’une pensée

causaliste dans nombre d’expressions communes. Cela vaut aussi pour « parce que » et pour

« car », d’une façon qui, à mon avis, est aujourd’hui tellement entrée dans la langue qu’on a

perdu de vue ce à quoi Spitzer se montrait alors sensible.

Il se lance ensuite dans de longs développements sur Rabelais et la langue

rabelaisienne, sujet sur lequel il pourrait être intarissable puisque ce fut celui de sa thèse d’État,

mais lorsqu’il doit – la conclusion s’approche – ressaisir son propos, il invoque le « Zirkel im

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Verstehen », le « cercle de la compréhension », lequel renvoie aussi à Schleiermacher et au

« cercle philologique ». Par ce dernier, l’herméneute entendait souligner le fait que la

compréhension ne s’effectue pas seulement en allant d’un détail à un autre détail, mais aussi

en anticipant ou en pressentant un « tout » auquel les détails participent, un à un et (presque)

tous.

L’herméneutique n’a plus très bonne presse de nos jours, surtout chez les lacaniens

sensibles à la dénonciation sans fard que Lacan a portée à cet endroit. Mais ses ennemis de

l’époque sont-ils toujours les nôtres ? Que les articulations symboliques d’un texte prennent

sens dans leurs rapports à une construction imaginaire fonctionnant comme une globalité au

regard de la fragmentation signifiante, je ne vois guère de raison d’en douter, sans rejoindre

pour autant une « compréhension » à la Jaspers. Le « cercle philologique », dit Spitzer, n’est

vicieux que si l’on y rentre de la mauvaise manière : « Quand on entreprend de découvrir la

signification des détails, quand on a l’habitude d’accorder autant de sérieux à un détail

linguistique qu’au sens d’une œuvre d’art […], c’est qu’on admet, avec la plus ferme conviction,

l’axiome des philologues : que les détails ne sont pas l’agrégat contingent d’un matériau

dispersé qui ne laisse passer aucune lumière12. »

Jusqu’où puis-je m’autoriser à voir dans cette attitude quelque chose qui aurait pu se

mettre en jeu dans les sombres relations qu’entretiennent « énoncés » et « épistémès » dans

L’Archéologie du savoir que Foucault a écrit vraisemblablement peu de temps après sa

traduction de Spitzer ? Quelque chose qui se serait introduit dans cette apothéose des Ménines

de Vélasquez ou dans les pages vibrantes déjà écrites sur Paracelse et les « signatures » au

début des Mots et les choses ? Je m’en voudrais de forcer le trait, mais ce souci de lier un

moment du savoir qui pousse la pensée vers de nouvelles perspectives, à des états de la

langue, à des productions signifiantes ou picturales repérables comme telles, toute cette

tradition qui bien souvent aime à se référer à Wilhelm von Humboldt, me paraît créer entre

Spitzer et Foucault d’assez fortes sympathies. Aucune déclaration méthodologique ne

permettant de bien percevoir comment fonctionne pour Spitzer cette recherche du détail dans

sa confrontation avec le mouvement général d’une œuvre, il vaut mieux pour cela s’aventurer

vers l’un de ses plus célèbres articles : « L’Effet de sourdine dans le style classique :

Racine13 ».

Le terme évoque la pédale du piano utilisée pour assourdir le son (celle du milieu quand il

y en a trois) : une bande de feutre interposée entre marteaux et cordes, qui réduit d’autant

l’intensité des vibrations. Plutôt que de débuter par une quelconque définition, Spitzer multiplie

les occurrences (plusieurs centaines) pour que, avant de comprendre quoi que ce soit de la

« sourdine » en question, l’on en perçoive diverses variations musicales, à travers des détails

12 L. Spitzer, Essais…, op. cit., p. 64-65.13 Ibid., p. 208-335, traduction de Alain Coulon. Texte que Foucault ne pouvait guère ignorer, ayant participé à ce même volume comme traducteur.

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dont on cherchera plus tard en quoi ils participent d’un même style. Première promenade entre

la luxuriance des détails et le très vague sentiment d’un procédé stylistique à l’œuvre dans ce

foisonnement. Spitzer cueille ses exemples un peu partout dans les diverses pièces, jusqu’à

provoquer parfois la lassitude du lecteur, passé le bonheur de retrouver sans effort de vieux

souvenirs d’école ou de théâtre. Mais comment s’y prend donc Racine pour mettre la « pédale

douce » ?

Première des catégories établies à la poursuite de figures répétitives dans lesquelles se

percevrait quelque assourdissement : la « désindividualisation par l’article indéfini » : « Captive,

toujours triste, importune à moi-même / Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ? /

Quels charmes ont pour vous DES yeux infortunés / Qu’à des pleurs éternels vous avez

condamnés. » (Andr., I, 4). Remplacez « des yeux infortunés » par « mes yeux infortunés », et

vous sentez que vous avez un peu perdu Racine en chemin. « Modérez DES bontés dont

l’excès m’embarrasse. » (Phèdre, II, 2). Avec « modérez vos bontés », on serait presque au

théâtre de boulevard.

Le « ON » est lui aussi de la partie plus souvent qu’à son tour. « …Madame, demeurez/

ON peut vous rendre encore ce fils que vous pleurez. » (Andr., III, 7). Au moment de se mettre

en scène, le personnage, loin de revendiquer la première personne qui lui revient de plein droit

dans la conjugaison, s’abrite dans un neutre qui frôle le « nous » de majesté en s’écrasant sur

une espèce de faux anonymat : « Je peux vous rendre… » aurait signé le puissant, voire le fat.

« ON peut vous rendre… » ne désigne que l’agent de cet acte, dès lors secourable, alors même

qu’il n’est pas sans menacer. Ambiguïtés redoublées du « ON » !

Les périphrases visant les lieux et les temps, en écartant les « ici » et les « maintenant »,

introduisent un flou déictique qui « tamponne » l’assertion en jeu : « Vous savez qu’EN CES

LIEUX mon devoir m’a conduite. » (Andr., II, 2). 

Le « NOUS » de majesté, pour sa part, trône à tous les coins du texte. « Sur tout ce que

J’ai vu FERMONS plutôt les yeux / LAISSONS de leur amour la recherche importune ; / POUSSONS à

bout l’ingrat, et TENTONS la fortune / VOYONS si par MES yeux sur le trône élevé / Il osera trahir

l’amour qui l’a sauvé, / Et si de MES bienfaits lâchement libérale, / Sa main en osera couronner

MA rivale. » (Baj., IV, 4).

L’insistance des verbes que la rhétorique nomme « phraséologiques », fait que l’action

est ramenée à ses motifs et se trouve ainsi rattachée à une volonté, un droit, un pouvoir, une

opinion. D’où le plus souvent des verbes comme savoir, vouloir, oser, daigner. « Et votre

bouche encor, muette à tant d’ennui / N’a pas DAIGNÉ s’ouvrir pour se plaindre de lui. » (Andr.,

IV, 2) ; « Je ne m’en cache point : l’ingrat m’avait SU plaire. » (Andr., IV, 3).

Les adjectifs et les adverbes d’appréciation, que l’on trouve à foison, servent à « ralentir »

et « refroidir » l’action : « J’ai conçu pour mon crime une JUSTE terreur. » (Phèdre, I, 3). « C’est

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moi, Prince, c’est moi dont l’UTILE secours / Vous eût du labyrinthe enseigné les détours. »

(Phèdre, II, 5)

Et comment ne pas faire la part belle à l’oxymoron ? J’en réduis volontairement le

nombre, non sans l’embarras du choix : « Oui, je bénis, Seigneur, l’HEUREUSE CRUAUTÉ » (Andr.,

II, 5) ; « Ne connaîtrais-tu pas un HONNÊTE FAUSSAIRE… » (Plaideurs, I, 5) ; « Peut-être, je

saurai, dans ce désordre extrême, / Par un BEAU DÉSESPOIR, me secourir moi-même. » (Baj., II,

3) ; « Libre des soins cruels où j’allais m’engager, / Ma TRANQUILLE FUREUR n’a plus qu’à se

venger. » (Baj, IV, 5). etc. 

Dans la même ligne, les antithèses que Racine affectionne ont produit certains de ses

vers les mieux connus ; « Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux / De MOURIR AVEC LUI que

de VIVRE AVEC VOUS. » (And., IV, 3) ; Le goût des oppositions, qui s’avère presque permanent :

« Quand je suis tout de FEU, d’où vous vient cette GLACE ? » (Phèdre, V, I) ; « Je t’aimais

INCONSTANT, qu’aurais-je fait FIDÈLE ? » (Phèdre, IV, 5).

Sans répit, Spitzer traque tout au long du texte les divers emplois des « et », des « ou »,

des « ni… ni… », si constants, si particuliers, si « raciniens » : « Je sentis tout mon corps ET

transir ET brûler » (Phè., I, 3) ; « Et j’espère qu’enfin de ce temple odieux. / ET la flamme ET le

fer vont délivrer nos yeux. » (Athalie, III, 3) Et jusqu’à cette structure ternaire dont on reparlera

plus tard : « Mais tout dort, ET l’armée, ET les vents, ET Neptune. » (Iphi., I, 1) 

Autre figure de cette série : l’asyndète, ce trope par lequel, à l’inverse, on omet les mots

coordonnants (mais, ou, et, donc, or, ni, car) dans la construction de la phrase : procédé

basique dans la construction des séries, que l’on va retrouver très souvent chez Foucault

(raison pour laquelle j’en donne ici plusieurs exemples), soutenue qu’elle est chez Racine par la

musique de l’alexandrin : « Captive, toujours triste, importune à moi-même » ; « Infortuné,

proscrit, incertain de régner » ; « Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi » ; « Belle,

sans ornement, dans le simple appareil / D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil… » ;

« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ». Ces énumérations minimales – « d’une douce tristesse

un peu virgilienne », commente Spitzer – se concluent parfois par un « tout » qui, à l’inverse,

récupère avec force l’intensité de la série : « Quoi, Madame, les SOINS qu’il a pris pour vous

plaire, / CE QUE vous avez fait, CE QUE vous pouvez faire, / Ses PÉRILS, ses RESPECTS, et surtout

VOS APPÂTS, / TOUT CELA de son cœur ne vous répond-il pas ? » (And., II, 1).

La pluie de citations que nous assène Spitzer (j’en ai pris à peine quelques pincées) finit

par amener des sentiments contre-productifs : eh quoi ! Y a-t-il dans Racine autre chose que ce

fichu « effet de sourdine » s’il est vrai que tant de phrases, de vers, de tirades et autres

réparties s’offrent avec complaisance à en être la démonstration ? En quoi tous ces multiples

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procédés rhétoriques14 participent-ils d’un même phénomène – disons pour l’instant :

énonciatif ?

Spitzer remarque d’abord qu’à fractionner ainsi le dire racinien dans des figures isolées,

on gagne en intensité ce que l’on perd en puissance, tant la masse des effets produits en

permanence tout au long du texte oblige son lecteur/auditeur à participer à une « retenue » qui

aiguise le tragique en avivant les tensions. « On pourra m’objecter, écrit Spitzer, que je n’ai

analysé à proprement parler que les éléments non poétiques, les traits rebutants du style

racinien, et que la vraie splendeur, l’infiniment grand et éternel, sont passés, telle la poussière

des ailes d’un papillon, à travers les mailles de mon filet grammatical et stylistique. Je réponds :

a) c’est vrai ! et b) ce n’est pas vrai ! »

En abandonnant le continuum du souffle, l’essentiel de la musique s’est en effet perdu ;

mais c’est qu’on a voulu en lire les notes ! On dit que quelques mélomanes raffinés

n’imagineraient pas aller au concert sans emporter sous le bras la partition qu’ils vont lire et

entendre tout à la fois. Libre à eux ! Mais de fait, pour le commun des mortels, il faut choisir : ou

l’émotion, ou l’intelligence, leur possible combinaison relevant d’un bonheur plutôt rare. Je me

souviens pour ma part des difficultés qu’avait entraînées pendant un temps ma lecture attentive

du livre de Vladimir Propp Morphologie du conte. Cinéphile, je me trouvais distrait par la

caractérisation proppienne des personnages qui me sautait aux yeux, au point de me demander

comment le scénariste allait se tirer d’affaire pour aboutir à une conclusion qui se tienne. Ça

finissait par me gâcher le plaisir, et j’ai dû faire effort pour oublier tout ça, au moins dans la

pénombre des salles de cinéma.

Les mailles du filet dont s’arme Spitzer ont-elles été tressées par Racine lui-même, en

toute conscience ? Faut-il y chercher sa main, ou l’aura-t-il fait sans même y penser ? Au fond,

peu importe qu’il y ait apporté un soin maniaque, retouchant sans cesse ses brouillons à la

recherche de cet effet, ou se soit contenté de suivre sa pente et la musique de l’alexandrin. On

peut vouloir comprendre comment s’obtiennent de tels effets, sans se perdre en conjectures

pour savoir s’ils furent délibérés ou non. Encore faut-il les recenser, les regrouper, les étudier,

sans crainte de porter atteinte à la majesté de l'œuvre, mais avec l'esprit du curieux hanté par le

« comment ça marche ? ».

Sur les passions qui forment la trame de ses pièces, Racine applique en permanence

comme le fourreau d’une lame, les drape à tout instant dans des tours et des tropes qui, déjà

dans le français de l’époque, pouvaient passer pour affectés, mais conféraient à ses

personnages cette hauteur de ton qu’il n’a pu obtenir qu’en multipliant des figures dont Spitzer,

le premier, a su montrer à quel point elles prolongent celles de l’éloquence anrtique.

« Lorsqu’on examine l’origine des divers procédés de style dans le style "en sourdine" du

classicisme racinien, on est presque toujours ramené à l’antiquité […] Ce fait est assez

14 Pour une lecture critique de l’article de Spitzer, Anne-Régent Susini, « Quand dire, c’est taire ? L’"effet de sourdine" racinien. Stylistique et/ou rhétorique ? » https://journals.openedition.org/rhetorique/95

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remarquable, étant donné qu’on aime présenter Racine comme un auteur chrétien et

janséniste. […] Or, pour le style, il est entièrement dans la lignée de l’antiquité, métamorphosée

par le pétrarquisme15. »

Ne serait-ce que pour aboutir à de telles conclusions, il fallait se libérer des

considérations culturelles et historisantes (y compris celles touchant à la langue), de tout

l’apparat psychologique qui d’ordinaire l’escorte16, pour s'attarder sur la littéralité des procédés

mis en œuvre. « Ses audaces de langue, écrit Spitzer pour conclure, sont plutôt des

assouplissements délicats, élégants, dans le modelé classique, des nuances apportées aux

formes antiques, qu’une descente hardie aux sources éternellement bouillonnantes de la

création linguistique17. »

Spitzer ne relève pas – et c’est là un signe qui le marque aujourd’hui comme un lettré de

la « belle époque » – l’omniprésence du passé simple et de l’imparfait du subjonctif, quand ce

dernier est en train de passer du « français soutenu »… au néant, tout simplement. Que les

personnages raciniens l’emploient avec une si parfaite aisance suffirait presque à les inscrire,

pour nous : lecteurs du XXIe siècle, sur les plus hautes marches du « classicisme ». Mais la

sourdine ? Comment s’insinue-t-elle dans la luxuriance de ces procédés découpés et

rassemblés pour qu’enfin on la lise, alors même qu’elle nous échappe quand elle se contente

de nous traverser le tympan ?

Compliquons un peu l’affaire pour, peut-être, y voir plus clair. Le titre original allemand de

l’article publié pour la première fois en 1928 est « Die klassische Dämpfung in Racines Stil » –

littéralement : « La sourdine classique dans le style de Racine ». Une fois traduit en anglais,

cela devient : « Racine’s Classical piano ». Lorsqu’on sait que le français est souvent plaisanté

par les étrangers – habitués à leurs langues fortement accentuées – comme étant « un piano

sans pédale » (vu la faiblesse ou la quasi inexistence d’accent tonique), on s’étonne de le voir

ici appliqué à Racine. Le traducteur anglais aurait fort bien pu prendre appui sur « mute » ou

« muted » (terme technique en musique lorsqu’un trompettiste décide de jouer « en sourdine »),

mais aussi, venu de l’allemand, sur l’anglais « damper », qui qualifie l’instrument en feutre

destiné à étouffer le son. Il a plutôt opté pour l’italien et son « piano » : y aller « softly »,

« doucement », que les doigts à peine effleurent le clavier, avant de plaquer le forte avec toute

la détermination requise. Quant au français, avec son « effet » (de sourdine), il accentue l’unité

du procédé, ce qui ne serait pas si mal venu pour coiffer une indéniable diversité – si n’était la

finalité ainsi suggérée.

Car il ne s’agit pas, sous la plume et la sensibilité de Spitzer, de penser que Racine y va

« en douceur », bien au contraire : la sourdine est une contrainte de plus, elle n’amenuise que

15 L. Spitzer, Essais…, op. cit., p. 311-312.16 Souvent avec finesse. Ainsi Péguy aimait-il à faire ressortir la cruauté des personnages raciniens. « Les victimes de Racine, disait-il, sont elles-mêmes plus cruelles que les bourreaux de Corneille. »17 L. Spitzer, Essais…, op. cit., p. 311-312.

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pour rendre plus tendue l’expression, comme une balle en mousse que l’on resserre dans la

main, et dont la réduction spatiale entraîne une tension plus vive. Le « sourd » de « sourdine »

est de l’ordre de ce qui se manifeste dans « un bruit sourd ». Cela sent l’inquiétude et bientôt le

danger. « Une douleur sourde » n’augure rien de bon, comme tout ce qui est sur le point de

sourdre d’un monde infra-perceptif, et ne fait par-là que… s’annoncer.

Les angles d’attaque diffèrent donc pour produire les multiples nuances de cette sourde

appréhension : la « désindividualisation par l’article indéfini » n’est pas l’emploi des verbes

« phraséologiques », toute cette lourde taxinomie rhétorique n’est convoquée que pour détailler

avec une docte précision ces tours qui, eux, ne cherchent qu’à se fondre dans une diction dont

ils gouvernent les variations émotives et sonores. La sourdine racinienne ne vient pas protéger

d’un vacarme intempestif ; elle serre le cœur, brûle le bord des lèvres, module les destins en ce

qu’ils ont de plus sourd.

J’en étais presque là, ayant déjà entamé ce sous-chapitre sur l’« effet de sourdine »,

quand il m’arriva la chose suivante. Entre autres travaux bien faits pour me distraire de Racine

et de Spitzer, je devais mettre un point final à un travail de traduction entamé depuis plusieurs

mois, relatif à une conférence prononcée par David Halperin et intitulée « Queer Love ». J’avais

comme d’habitude laissé de côté les très nombreuses citations de Foucault que je pensais

trouver dans leur français original pour les intégrer alors dans le texte, avec toutes les

références ad hoc, une fois la traduction quasi achevée. Je parcourais donc à grandes

enjambées de multiples petits textes de Foucault, publiés pour la plupart de façon dispersée en

anglais, mais rassemblés en français dans Dits et écrits. Les grandes citations ne posaient

guère problème, mais les bouts de phrase disséminés un peu partout s’avéraient plus délicats :

il fallait en même temps se mettre en tête une souple et vague traduction d’une ou deux

phrases, et partir à la chasse en parcourant des pages et des pages. Travail très prenant en ce

qu’il exige une forte concentration, et irritant quand on reste longtemps bredouille. Mais

soudain, je m’arrêtai dans ma course, me frottai les yeux, et me mis à lire très attentivement.

Nous sommes au Japon, à Tokyo j’imagine. Michel Foucault se livre à un entretien intitulé

« Tetsugaku no butai » (« La Scène de la philosophie »), avec Moriaki Watanabe, le traducteur

en japonais des Mots et les choses, qui poursuit alors sa tâche avec La Volonté de savoir. On a

donc affaire à un connaisseur de la prose foucaldienne – qui traduit partage toujours une

certaine intimité scripturale. Or que dit soudain M. Watanabe ?

M. Watanabe : Quant à la parenté de votre discours avec le théâtre, le plaisir que j’éprouve en vous lisant – Barthes dirait « le plaisir du texte » –, cela relève certainement de la façon dont vous écrivez : une organisation très dramatique de votre écriture, qu’il s’agisse de Surveiller et punir, qu’il s’agisse de La Volonté de savoir. La lecture de certains chapitres des Mots et les choses nous donne un plaisir égal à la lecture des grandes tragédies politiques de Racine, Britannicus, par exemple.

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M. Foucault : Ça me flatte, ça me flatte trop.

M. Watanabe : il n’est pas si erroné, ne vous en déplaise, de voir en vous le dernier grand écrivain classique. Ce n’est pas tellement parce que je pratique, si j’ose dire, Racine que je suis particulièrement sensible à cet aspect stylistique de vos livres, mais tout simplement parce qu’il répond à un certain choix d’écriture […] Par exemple, dans le numéro spécial de la revue L’Arc, La crise dans la tête, […] on peut lire un interview que vous avez accordé à Fontana et qui a d’abord été publié en Italie. Dans cet interview, vous parliez de la nécessité de « distinguer les événements, de différencier les réseaux et les niveaux auxquels ils appartiennent, de reconstituer les fils qui les relient et les font s’engendrer les uns à partir des autres », et d’« avoir recours aux analyses qu’on fait en termes de généalogie, de rapports de force, de développements stratégiques, de tactiques18. »

Voilà que je retrouvais, venues du pays du soleil levant et mentionnées au nom du style

« racinien » de Foucault, des énumérations semblables à celles que j’avais déjà relevées lors

du stade préparatoire à l’ouvrage actuel, les empilant alors les unes sur les autres pour pouvoir

en disposer sur un même document. Ma surprise était de taille.

Elle ne dura guère. M. Watanabe revient en effet très vite, via Barthes et son Sur Racine,

au fait que la tragédie racinienne est avant tout un « rapport de forces », et que « ce qu’il faut

chercher est non la "relation de sens", mais la "relation de pouvoir". […] C’est probablement à

cause d’un certain réalisme dans les affrontements dramatiques et belliqueux que je retrouve

une parenté généalogique de votre discours avec l’écriture racinienne. »

Moins désorienté par ce retour immédiat sur la terre ferme des idées et des stratégies

politiques, Foucault est à même de répondre, sur un ton plus serein : « Vous avez tout à fait

raison19. » Adieu les répétitions, les séries, les enchainements et autres effets stylistiques, qui

ne sont venus faire que trois petits tours, pour s’effacer et laisser place au fait que le style

racinien se fonde sur des rapports « de pouvoir ». Et donc : Racine, c’est la bagarre, pas la

sourdine. Point.

18 M. Foucault, « La scène de la philosophie », in Dits et écrits II, op. cit., p. 572.19 Ibid., p. 573.

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ÉNUMÉRATIONS FOUCALDIENNES

Face aux milliers de pages de l’œuvre foucaldien, une question de méthode s’impose au

moment de les parcourir à la recherche de formes d’énumération. Tout en gardant l’équilibre

syntaxique qui fait sens, il devient nécessaire de couper dans un premier temps les citations de

l’argumentation qui les entoure, voire du mouvement énonciatif qui les amène, pour pouvoir les

étudier dans leur aspect le plus formel. Lorsqu’on lit : « Imaginer un projet, une cohérence, une

thématique » (OD, 30), peu importe de quoi il est alors question ; par contre, qu’à peine

quelques lignes avant, on ait pu lire : « L’auteur est ce qui donne à l’inquiétant langage de la

fiction, ses unités, ses nœuds de cohérence, son insertion dans le réel », voilà qui vaut qu’on le

remarque puisqu’un triplé, séparé seulement par des virgules, semble bien en avoir appelé un

autre de même construction dans son fil le plus immédiat.

Avant même de s’attarder sur les particularités rythmiques de sa syntaxe, on peut savoir

que Foucault aimait à couper en trois ce qui se présentait à son étude. L’« ordre classique »

des Mots et les choses est décrit comme étant « couvert par trois "sciences" […] : la biologie,

l’économie, la philologie. » « Cette répartition, écrit-il quelques lignes plus loin, bien qu’elle soit

très sommaire, n’est sans doute pas trop inexacte. » (MC, 366-367)

Inutile ici de soupeser ici et maintenant la pertinence de ce découpage – seul importe le

mode énonciatif qui vient la soutenir : la dernière proposition se compose en effet d’une

négation sémantique (« inexacte »), précédée d’une contre-négation restrictive (« pas trop »), le

tout modulé par un hypothétique « sans doute ». Simple prudence énonciative, ou mise à l’écart

principielle des auto-objections du « très sommaire » qui, lui, est affirmé sans détours, comme

une évidence ? J’invite à apprécier sur cet exemple la balance oratoire ici mise en place :

j’affirme un défaut, mais je doute illico qu’il soit rédhibitoire. J’ouvre ainsi un espace de travail

dont le coefficient d’existence semble assez faible, coincé qu’il est entre l’envie d’arrêter les

frais (« très sommaire »), et d’aller y voir tout de même (« pas trop inexacte »). Bien qu’on n’y

trouve que le verbe « être », ce passage rappelle les « verbes phraséologiques » de Racine,

qui mêlaient à l’action « une volonté, un droit, un pouvoir, une opinion ». Alors même que l’on

pourrait croire Foucault appliqué à décrire les propriétés de son objet (le savoir classique), il est

tout autant en train de négocier avec son lecteur sur l’opération qu’il effectue.

Autre triplet thématique, dans un tout autre décor : « Je crois qu’on peut dire, pour situer

cette espèce d’archéologie de l’anomalie, que l’anormal au XIXe siècle est le descendant de ces

trois individus qui sont le monstre, l’incorrigible et le masturbateur. » (An, 55) Ce qui se poursuit

la page d’après : « L’individu anormal du XIXe siècle va rester marqué – et très tardivement –

dans la pratique médicale, dans la pratique judiciaire, dans le savoir comme dans les

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institutions qui vont l’entourer […] (An, 56). Le « je crois qu’on peut dire » initial a pris en

quelques lignes une forte consistance et à nouveau, plutôt que d’y voir une de ces excusatio

propter infirmitatem20 chères au style cicéronien, il convient d’en faire la continuation de la

négociation avec le lecteur.

On touche ici en effet à ce que Jakobson, empruntant le terme à Bronislaw Malinowski, a

appelé la « fonction phatique », celle qui soutient et renforce le lien entre le locuteur et son (ses)

interlocuteur(s), que l’on entend telle quelle dans les « Vous me suivez ? », « Si vous

voulez21… » de la conversation courante. Avec ces entames discrètes que l’on vient de voir,

Foucault introduit dans « ce dont on parle » un indice de ce qui relie les protagonistes au sein

même de l’activité langagière. Un seul parle, écrit : mais la présence de son destinataire, son

aval, sa créance creusent le propos, non pas syntaxiquement (comme dans les formules

directes ci-dessus), mais bien sémantiquement, dans la construction du sens et de la

signification que l’on croirait purement référentiels.

C’est là l’une des premières valeurs de l’énumération « à la Foucault », qu’elle soit

minimale (trois termes) ou plus étirée : avec elle, se dessine une forme de connivence d’autant

plus efficace qu’en prenant son temps, elle semble suivre les méandres du sens et coller à la

description, en toute innocence rhétorique. Voilà une figure d’appel à la complicité qui sait se

faire discrète (surtout dans la forme élémentaire du triplet), loin de ses consœurs tapageuses

qui, ailleurs, chez d’autres auteurs, sentent fort le patchouli : exclamations, métaphores,

synecdoques, ironies, allégories, anaphores, énallages, hypallages, litotes, métalepses…

Méthodiquement, Foucault énumère. Ce faisant, il rassemble une foule d’éléments qu’il

entend brasser à sa façon sous sa houlette – le tout en berçant son lecteur d’une mélopée

subliminale, qu’il s’agit maintenant de porter à la conscience.

Si j’ai proposé de considérer que le phénomène liste commence à trois avec Foucault,

c’est en raison de l’insistance de ce procédé, ce dont je dois d’abord convaincre le lecteur. Voici

donc une première liste sèche d’items pris au hasard, sans plus de commentaires, qui se

contente d’aligner des occurrences. Elle est bien sûr fallacieuse – à lire Foucault on n’a pas le

sentiment d’un tel tic –, mais elle seule peut ouvrir à la constance du trope et à la variété de ses

valeurs.

« Il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger […] dans ses

interstices » (OD, 7) ; « […] ce qui devait être, par l’analyse, contourné, réduit, effacé. » (AS,

17) ; « l’espace dans lequel la maladie s’accomplit, s’isole et s’achève… » (NC, 41) ; « une

comédie commence avec des silhouettes d’ombre, des voix sans visages, des entités

impalpables » (SP, 22) ; « la doctrine vaut toujours comme le signe, la manifestation et

20 Pour celles et ceux que l’art oratoire inspire : Clémence Revest, « Les discours de Gasparino Barzizza et la diffusion du style cicéronien dans la première moitié du XVe siècle. Premiers aperçus », https://journals.openedition.org/mefrm/299621 Formule qui s’intercale bien souvent dans les cours au Collège de France.

Énumérations foucaldiennes, p. 18

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l’instrument d’une appartenance préalable. » (OD, 45) ; « les éléments d’un savoir difficile,

fermé, ésotérique » (HF, 31) ; « le langage est plutôt chose opaque, mystérieuse, refermée sur

elle-même » (MC, 49) ; « les troupeaux, les servantes, les auberges, redeviennent le langage

des livres dans la mesure imperceptible où ils ressemblent aux châteaux, aux dames et aux

armées. » (MC, 61) ; « Il fallait qu’il y eût entre les choses cette ressemblance immédiate qui

permettait aux éléments signifiants de courir le long des représentations, de glisser à leur

surface, de s’accrocher à leur similitude. » (MC, 158) ; « le nom et les genres, la désignation et

la classification, le langage et la nature cessent d’être entrecroisés de plein droit. » (MC, 243) ;

« L’œuvre ne peut être considérée ni comme une unité immédiate, ni comme une unité

certaine, ni comme une unité homogène. » (AS, 38) ; « Quand on constate un épanchement

séreux, un foie dégénéré, un poumon lacunaire, est-ce bien la pleurésie, la cirrhose, la phtisie

que l’on voit elles-mêmes dans leur fond pathologique ? » (NC, 241) ; « Juger, c’était établir la

vérité du crime, c’était déterminer son auteur, c’était lui appliquer une sanction légale. » (SP,

24)

On voit que le rythme ternaire s’impose bien au-delà de ce que la Marquise de

Cambremer, héroïne proustienne s’il en fût, pratiquait au titre de « la règle des trois adjectifs »,

introduite (dit-on) par Victor Hugo dans la prose française :

[Même un paralysé atteint d’agraphie] aurait deviné vers quelles années la Marquise avait appris simultanément à écrire et à jouer. C’était l’époque où les gens bien élevés observaient la règle d’être aimables et celle dite des trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif louangeur ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit tiret) d’un second, puis (après un deuxième tiret) d’un troisième. Mais ce qui lui était particulier, c’est que, contrairement au but social et littéraire qu’elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait, dans les billets de Mme de Cambremer, l’aspect non d’une progression, mais d’un diminuendo. Mme de Cambremer me dit, dans cette première lettre, qu’elle avait vu Saint–Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques — rares — réelles », et qu’il devait revenir avec un de ses amis (précisément celui qui aimait la belle-fille), et que, si je voulais venir, avec ou sans eux, dîner à Féterne, elle en serait « ravie — heureuse — contente ». Peut-être était-ce parce que le désir d’amabilité n’était pas égalé chez elle par la fertilité de l’imagination et la richesse du vocabulaire que cette dame tenait à pousser trois exclamations, n’avait la force de donner dans la deuxième et la troisième qu’un écho affaibli de la première. Qu’il y eût eu seulement un quatrième adjectif, et de l’amabilité initiale il ne serait rien resté22.

Dans sa valse intermittente, Foucault est loin de ces affèteries mondaines : son trois

déborde constamment l’adjectif pour atteindre toutes les formes propositionnelles (substantifs,

verbes, adverbes, propositions) et semble, de ce fait, toucher… à la pensée même. Au-delà ou

en deçà de la fonction phatique déjà repérée, il y a là une sorte de « pli » mental, qui se

dépêche de mettre à distance le « un élément et un seul » de l’affirmation brute, et le couple

d’opposition de l’assertion dialectique. Avec le trois, l’affirmation reste une affirmation, mais elle

22 Marcel Proust, « Sodome et Gomorrhe, II, II), in À la Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Pleïade, 1988, tome III, p. 336.

Énumérations foucaldiennes, p. 19

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tâte le terrain, parfois comme on avance un pied dans l’eau (« un code sévère, restrictif,

répressif », AC, 51), parfois comme à la recherche du mot juste (« C’est un travail de soi sur

soi, une élaboration de soi sur soi, une transformation progressive de soi sur soi dont on est soi-

même responsable… », HS, 17), le plus souvent en vue d’ouvrir comme un éventail

(« L’impériale bégueule figurerait au blason de notre sexualité, retenue, muette, hypocrite. »,

VS, 9), d’autres fois encore de pure insistance rhétorique (« Qu’on songe au secret technique

ou scientifique, qu’on songe aux formes de diffusion et de circulation du savoir médical, qu’on

songe à ceux qui se sont appropriés le discours économique ou politique », OD, 43).

Il est temps maintenant de se départir de l’« effet liste » et sa tendance à homogénéiser

une diversité d’emplois indéniable. On tentera donc d’en étudier de plus près quelques

exemples, à commencer par l’un des plus extrêmes de par sa densité, qui conclut le chapitre

intitulé « La Fonction énonciative » dans L’Archéologie du savoir :

Cette matérialité répétable qui caractérise la fonction énonciative fait apparaître l’énoncé comme un objet spécifique et paradoxal, mais comme un objet tout de même parmi tous ceux que les hommes produisent, manipulent, utilisent, transforment, échangent, combinent, décomposent et recomposent, éventuellement détruisent. Au lieu d’être une chose dite une fois pour toutes – et perdue dans le passé comme la décision d’une bataille, une catastrophe géologique ou la mort d’un roi – l’énoncé, en même temps qu’il surgit dans sa matérialité, apparaît avec un statut, entre dans des réseaux, se place dans des champs d’utilisation, s’intègre à des opérations et à des stratégies où son identité se maintient ou s’efface. Ainsi l’énoncé circule, sert, se dérobe, permet ou empêche de réaliser un désir, est docile ou rebelle à des intérêts, entre dans l’ordre des contestations et des luttes, devient thème d’appropriation ou de rivalité23.

Voilà donc un « trois » enserré entre deux énumérations, l’une à neuf termes – des

verbes conjugués que ne séparent que des virgules –, l’autre à huit termes – des verbes

presque tous dotés de compléments. Que vient donc faire en leur mitan « la décision d’une

bataille, une catastrophe géologique ou la mort d’un roi » ?

Pour rester dans la dimension musicale, présente dans un tel décor, on s’accordera à

dire que ce trois fait « contrepoint » : chacune de ses trois occurrences réfère à un événement

éminemment ponctuel, offre un repérage chronologique précis, à la différence de la profusion

de verbes qui s’abat sur cet « objet tout de même » que serait « l’énoncé » en tant qu’élément

de la fonction énonciative. Au cœur du flottement sémantique introduit par la multiplicité des

verbes, le triplet central vient très théâtralement frapper les trois coups de ces « choses dites

une fois pour toutes », véritables antithèses de l’« énoncé » foucaldien.

Le « un » d’une énumération supérieure à trois participe d’une pluralité affichée comme

telle, alors que le « un » du trois entretient des rapports plus troubles avec l’unité : il s’articule et

s’adjoint à deux autres, certes, mais conserve son identité : « Il est certain que ce décalage

n’est ni stable, ni constant, ni absolu » (OD, 24) : trois facettes du même objet. « Tabou de

23 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, [1969], Paris, Gallimard, 2017, Coll. Tel, p. 145.

Énumérations foucaldiennes, p. 20

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l’objet, rituel de la circonstance, droit privilégié du sujet qui parle ; on a là le jeu de trois types

d’interdits qui se croisent, se renforcent ou se compensent » (OD, 11) : les trois font trois fois la

même chose. Entre le trois et le quatre, et comme le signalait Proust avec son ironie mordante,

on reste dans le même procédé, mais ça change de ton : « Qu’il y eût eu seulement un

quatrième… ». Et dépassé cinq, c’est presque toujours la complexité du référent qui est à la

manœuvre : « Descriptions qualitatives, récits biographiques, repérage, interprétation et

recoupement des signes, raisonnements par analogie, déduction, estimations statistiques,

vérifications expérimentales, et bien d’autres formes d’énoncés, voilà ce qu’on peut trouver, au

XIXe siècle, dans le discours des médecins. « (AS, 72).

Voilà pourquoi je fais le pari que le triplet est plus riche d’enseignement sur l’énonciation

foucaldienne que l’énumération longue qui, elle, bénéficie presque toujours de l’attention portée

aux articulations du référent ou à une possible décomposition spectrale du regard qui s’y

attarde. À charge pour moi de montrer maintenant l’unité qui transparaît à travers la diversité

grammaticale et sémantique des triplets foucaldiens, puisqu’en eux la tension entre l’un et le

multiple est, paradoxalement, maximum.

Soit donc d’abord les triplets substantiveux, comme les auraient appelés Damourette et

Pichon, à commencer par celui-ci qu’on peut lire page 18 de L’Archéologie du savoir : « On ne

parle pas de la même discontinuité quand on décrit un seuil épistémologique, le rebroussement

d’une courbe de population, ou la substitution d’une technique à une autre. » Trois exemples

apparemment pris au hasard dans une liste que l’on pressent beaucoup plus longue puisque,

dans tout ce passage, il est question de la discontinuité dans le discours historique, et surtout

du fait qu’elle a changé de statut avec la « nouvelle histoire » (entendez : l’école des Annales).

Auparavant, dit Foucault, elle était ce dont l’historien devait se débarrasser. « La discontinuité,

c’était ce stigmate de l’éparpillement temporel que l’historien avait à charge de supprimer de

l’histoire. » « Elle est devenue maintenant, poursuit-il, un des éléments fondamentaux de

l’analyse historique » – ce qui la fait tomber sous la règle de trois : « Elle y apparaît sous un

triple rôle. » Le premier est clair du seul fait d’arriver dans la foulée : elle est devenue une

« opération délibérée » de l’historien en ce que, non seulement il la trouve dans ses sources et

son matériel, mais elle est aussi le résultat de sa description. Le second rôle se ramène au fait

que chaque discontinuité, chaque rupture, se doit d’être spécifiée, elle ne peut être réduite à la

manifestation d’un même phénomène (d’où notre citation première). Le troisième – qui donne

lieu, lui, à près de quatre pages successives – entend distinguer deux façons de faire jouer la

discontinuité, l’une qui mérite d’être appelée « histoire globale » et l’autre « histoire générale ».

La première a rang de mauvais objet au sens le plus psychanalytique du terme : c’est le

Zeitgeist, le « visage » d’une époque, écrit Foucault, dans lequel tout est en lien avec tout, « un

système de relations homogènes », qui noie toutes les discontinuités dans « une même forme

d’historicité », bref : rien qui vaille. À l’inverse, « ce sont ces postulats [de l’histoire globale] que

l’histoire nouvelle met en question quand elle problématise les séries, les découpes, les limites,

Énumérations foucaldiennes, p. 21

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les dénivellations, les décalages, les spécificités chronologiques, les formes singulières de

rémanence, les types possibles de relation. »

Voilà donc un plus large aperçu de ce que les trois items cités au départ (seuil

épistémologique, rebroussement d’une courbe de population, substitution d’une technique à

une autre) ont charge de rendre manifeste : puisqu’ils n’ont pas l’air d’être réglés sur une raison

commune (on verra que pareille éventualité existe aussi sous la plume de Foucault), alors ils

exemplifient la diversité même, se font les chantres d’une pluralité respectueuse de la

discontinuité, celle à laquelle aspire l’« histoire générale » : « […] déterminer quelle forme de

relation peut être légitimement décrite entre ces différentes séries : quel système vertical elles

sont susceptibles de former ; quel est, des unes aux autres, le jeu des corrélations et des

dominances ; de quel effet peuvent être les décalages, les temporalités différentes, les diverses

rémanences, dans quels ensembles distincts certains éléments peuvent figurer

simultanément. » (AS, 19) Là où l’histoire globale prétend rassembler « les phénomènes autour

d’un centre unique », l’histoire générale « déploie au contraire l’espace d’une dispersion. » (AS,

20). Ces triplets substantifs qu’on dira « stochastiques » du fait de leur composition, qui arrivent

rarement seuls, sont d’emblée des représentants de l’archéologie en ce qu’ils étalent une

diversité irréductible, que cependant ils « contiennent ».

D’autres fois, cependant, les trois termes énoncent trois facettes qu’unit une même

tonalité : « Une comédie commence avec des silhouettes d’ombre, des voix sans visage, des

entités impalpables. » (SP, 22) On a là affaire au peintre qui donne de successifs coups de

crayon pour esquisser un profil, forcer un peu le trait… L’énonciation se difracte, et presque

bégaye pour créer une forme d’intimité : tu vois ce que je veux dire ? Tu sens le truc ?

Ou encore, dans la même page : « La qualité, la nature, la substance en quelque sorte

dont est fait l’événement punissable… » Cette fois, à l’inverse de la Marquise, c’est une sorte

de crescendo sémantique qui conduit le lecteur d’un terme banal à son culmen philosophique :

la substance. On est passé, en deux virgules, de l’accident au permanent, d’un simple attribut à

une essence.

Ce crescendo est relativement fréquent : « Mais je dirais même que dans le champ du

savoir proprement dit, cette pression, cette résurgence, cette réapparition des structures de

spiritualité est tout de même très sensible. » (HS, 30) Le mouvement est adroitement rendu, qui

conduit de ce qui d’abord pousse, puis sourd, et enfin se manifeste : on a là un trois

éminemment dynamique.

Le triplet est parfois aussi au service des précisions sémantiques, voire de la nécessaire

multiplicité des traductions : « "Epimeleisthai heautou" (s'occuper de soi-même, se préoccuper

de soi-même, avoir souci de soi-même. » (HS, 81)

Viennent ensuite les triplets verbaux, extrêmement fréquents, et d'une teneur plus

monotone que les substantiveux. Ils peuvent dépeindre une succession (« La grande

Énumérations foucaldiennes, p. 22

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métaphore du livre qu'on ouvre, qu'on épelle et qu'on lit. » (MC, 50) ; détailler un état : « C’était

sa finitude qui contraignait l’homme à vivre d’une existence animale, à travailler à la sueur de

son front, à penser avec des mots opaques. » (MC, 327) ; souligner une intensité : « S’il [le

regard clinique] frappe en sa rectitude violente, c’est pour briser, c’est pour soulever, c’est pour

décoller l’apparence. » (NC, 173). Le triplet verbal cherche à créer une sorte de nuage zébré

d’actions à la fois différentes et proches, faisant séquence ou pas, mais introduisant dans la

certitude liée à l’acte le trouble d’une langue qui entend ne pas s’écraser si vite dans

l’affirmation que pourtant elle vise : « […] un moutonnement à l’infini du langage qui ne cesse

de se développer, de se reprendre, et de faire chevaucher ses formes successives. » (MC, 55).

Mais la quintessence du triplet foucaldien, ce qui, peut-être, le détache le plus d’une

forme d’innocence référentielle que le lecteur est toujours tenté d’accorder aux divers modes

d’insistance présents dans le texte, on ne la perçoit bien qu’avec le triplet adjectival ponctué de

deux seules virgules. Cette forme minimale est, à certains égards, la plus bavarde, la plus

visible stylistiquement parce qu’elle est la moins nécessaire et que donc, en elle, les sens de

l’énoncé n’assourdissent pas si vite la sensibilité de l’énonciation à l’œuvre dans ces distinguos.

« […] toutes ces figures absurdes sont en réalité les éléments d’un savoir difficile, fermé,

ésotérique. » (HF, 31) De quoi s’agit-il ? Du savoir qu’avant le grand renfermement on suppose

à la folie. « Le Fou le porte entier en une sphère intacte24 : cette boule de cristal qui pour tous

est vide, est pleine, à ses yeux, d’un invisible savoir. » Qu’apporte le triplet qui ouvre la

séquence ? Il paraît certes juste, pour peu qu’on le complète : ce savoir est bien difficile

(d’accès), fermé (au commun des mortels), ésotérique (qui dira le contraire ?). On a donc affaire

à deux ellipses qui, outre leur valeur poétique en anticipation sur les significations à venir, après

le « en réalité » de l’affirmation musclée, et avant la qualification directe d’« ésotérique »,

triangule ce savoir, lequel va, quelques lignes plus loin, se révéler être une « sphère ».

On tient là une propriété double et décisive du trois : à la différence du « un » qui pointe,

et du « deux » qui déplie, le « trois » peut aussi bien ouvrir à une série qui le dépasse, ou

fermer l’aire qu’il esquisse à la façon d’un triangle. Tout va dépendre de la linéarité des

significations qu’il déploie.

« Il fallait qu’ils fussent rares, utiles, désirables. » (MC, 180). Nous sommes ici dans le

trois triomphant des Mots et des choses, au début de l’analyse du problème de la monnaie et

des prix tel qu’il se présente au XVIe siècle. Foucault insiste sur le fait que la monnaie, basée sur

l’or et l’argent, est elle-même une richesse, comme les biens qu’elle permet d’acquérir – bien

avant le scandale du « papier-monnaie » et les mystères actuels du bitcoin. Il fallait alors que

les signes monétaires fussent ainsi : « rares, utiles, désirables ». Ces qualités s’entendent aussi

bien des marchandises que de la monnaie dans ce rapport tendu entre les deux, qui fait le

« prix » ; elles servent à circonscrire rapidement les vertus commerciales qui animent le

24 Notez au passage l’alexandrin. Aussi silencieuse soit la lecture, toujours elle « boit » ce rythme avec plaisir. Pré-formatage scolaire ? Musique neuronale ?

Énumérations foucaldiennes, p. 23

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mouvement économique, tant du côté des biens que de l’équivalent général. Pas la peine de

poursuivre la série de trois : elle cerne fort bien l’affaire, même si d’autres adjectifs auraient pu

venir l’amplifier. Ils n’auraient fait que distraire, là où il s’agit de se focaliser sur des propriétés

anciennes (et oubliées !) du signe monétaire, dans son parallélisme aux biens. Tac, tac, tac :

l’affaire est bouclée, confirmant le « il fallait » initial (sonorisé, lui, par le « qu’ils fussent »).

« […] la présence réelle, absolument lointaine, scintillante, invisible, le sort nécessaire, la

loi inévitable, la vigueur calme, infinie, mesurée de cette pensée. » (PD, 19) Dans ce petit texte

écrit en hommage à Maurice Blanchot et publié initialement dans Critique (n° 226, 1966),

l’écriture de Foucault est plus vibrante que jamais, et l’on ne sera pas surpris d’y voir un usage

presque débridé de triplets bien plus rhétoriques que thématiques. Le « trois fois trois » que l’on

vient de lire conclut le second chapitre – « L’Expérience du dehors » – lequel s’ouvre par une

affirmation clef (dont on appréciera plus loin l’impact) : « l’être du langage n’apparaît pour lui-

même que dans la disparition du sujet. Comment avoir accès, poursuit Foucault, à cet étrange

rapport ? » (PD, 15). Pour illustrer cette « pensée du dehors » qui donne son titre au texte, tout

une série d’auteurs défile au préalable – Sade, Hölderlin, Nietzsche, Mallarmé, Artaud, Bataille,

Klossowski25 – pour aboutir à Blanchot en tant qu’il serait « non pas caché par ses textes, mais

absent de leur existence, et absent par la force merveilleuse de leur existence ».

L’oxymoron est de la partie : comment une présence réelle peut-elle être à la fois

« scintillante » et « invisible » ? Comment une vigueur peut-elle être dite, d’une seule virgule,

« infinie » et « mesurée » ? Réponse : elles le peuvent, par les vertus de l’être du langage qui

fait si peu cas de l’être de l’homme que ce dernier, s’absentifiant par tous les moyens que

l’écriture amène à sa portée pour accomplir cet objectif nouveau dans la littérature, laisse le

champ libre à la langue : qu’elle navigue sans lui ! Jamais l’expression « briller par son

absence » n’aura été plus juste. Blanchot s’y emploie, et Foucault le célèbre à ce titre. En cette

année 1966, cette « pensée du dehors » lui vient comme bague au doigt, pour autant qu’elle

vaudrait mise en acte de ce mystère qui l’amenait à postuler la « disparition du sujet » dans

l’avènement de l’« être du langage ». Le début de ce chapitre (« L’expérience du dehors »)

disait déjà :

La percée vers un langage dont le sujet est exclu, la mise au jour d’une incompatibilité peut-être sans recours entre l’apparition du langage en son être et la conscience de soi en son identité, c’est aujourd’hui une expérience qui s’annonce en des points bien différents de la culture : dans le seul geste d’écrire comme dans les tentatives pour formaliser le langage, dans l’étude des mythes et dans la psychanalyse, dans la recherche aussi de ce Logos qui forme comme le lieu de naissance de toute la raison occidentale. Voilà que nous nous trouvons devant une béance qui longtemps nous est demeurée invisible… (PD, 15)

25 Cette série est devenue elle-même paradigmatique de la « génération Foucault », que pratiquent et révèrent toujours nombre de foucaldiens.

Énumérations foucaldiennes, p. 24

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On n’est plus ici dans Borges – tant s’en faut ! – mais la « pensée » (puisque c’est bien

d’elle qu’il s’agit sous la plume de Foucault lecteur de Blanchot) se doit encore de marquer un

écart vis-à-vis du grammatico-logique pour rompre l’ordre de la représentation que l’âge

classique avait tramé et dont l’auteur des Mots et les choses se veut le nécrologue. L’oxymoron

peut y aider (même s’il est loin de suffire à la tâche) et qu’une vigueur soit «  infinie » et

« mesurée » permet à la « pensée » de se jouer des consistances propres à la représentation

et à son « être de l’homme », pour s’aventurer vers l‘« être du langage » et sa densité sans

égale.

L’« attirance » est elle aussi une figure qu’affectionne Blanchot, et Foucault en fait grand

cas. Voilà qu’il veut parler d’elle « au comble de la dissimulation » : elle lui apparaît alors

comme « pure présence proche, obstinée, redondante ». Que vient donc faire le dernier terme,

si l’on veut bien ne pas le réduire trop vite à la stricte musique à trois temps que l’on a

maintenant (peut-être un peu trop) dans l’œil et l’oreille ? De toute évidence, il vient « dire et

redire la même chose », mais il porte aussi avec lui le sens de ce qui se caractérise par

l’exagération, la pose, et tout ce qui vient en surnombre. Bien que l’on passe rapidement sur ce

qualificatif (lui-même néanmoins suivi de « comme une figure en trop »), la valse des trois

termes a ceci de réussi qu’elle parvient, avec une grande économie de moyens, à brouiller la

détermination du sujet qui supporte seul ces trois qualités. Le reste du texte certes nous le dit  :

il s’agit du « compagnon » et de la « réversibilité infinie de cette figure ». C’est lui dont la

présence est… tout cela. Mais parce que c’est elle qui vient le suppléer grammaticalement, un

trouble est introduit par la superposition des figures de style. La brièveté de la virgule s’avérant

plus heureuse que le suspens mondain et bavard du tiret de la Marquise, le trois adjectival, par

la diffraction qu’il impose d’emblée au fil de sa progression/rupture intensifiée par l’oxymoron,

vient faire kaléidoscope, force l’esprit à accommoder sur des termes qui se heurtent et brisent

ainsi la fixité d’un regard qui plaiderait en faveur de la simplicité de l’objet, suggérée par l’unicité

du mot : présence. La langue y a gagné en épaisseur ce que le référent y a perdu en évidence.

À poursuivre au-delà des exemples ici égrenés, choisis parmi ceux que Foucault a

disséminés au fil de tant de pages, je craindrais de perdre le lecteur sans grand profit quant à

une meilleure intelligence des effets de cette figure stylistique. Je me contenterai donc pour

conclure de considérations quantitatives. Les triplets et énumérations de tous ordres sont en

effet inégalement répartis au long des textes. À ma connaissance, il n’existe pas pour l’instant

de numérisation totale de l’œuvre – alors que des livres entiers de Rousseau ou de Leibnitz ont

donné lieu depuis longtemps à des études numériques statistiques qui, pour choquantes

qu’elles paraissent à certains esprits fins, apportent des éclairages imprévus sur le vocabulaire

et la syntaxe d’auteurs de cette ampleur. Seule la numérisation permettrait de présenter des

évaluations sérieuses sur le nombre, les emplois et les entours de ces tropes dans les écrits et

les cours de Foucault, même s’il serait bien délicat d’effectuer de telles recherches, vu la

Énumérations foucaldiennes, p. 25

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difficulté à discerner triplets et énumérations, parfois dissimulés à l’intérieur de phrases

complexes, ou présentant des articulations internes très variables.

J’en suis donc réduit à des estimations vagues, issues d’une pratique que les techniques

de lecture rapide nomment « écrémage » : on ne lit pas tous les mots, on se contente de

parcourir la page à la recherche de quelque signe singulier – la majuscule qui signe le nom

propre, tel mot qu’on s’est mis bien présent dans le fond de la rétine, telle expression, une

marque de guillemets, un mot en italiques, etc. Ainsi glanai-je les citations étudiées ci-dessus,

et bien d’autres que j’ai abandonnées à leur sort en écrivant. C’est dans le cours de cet

exercice que je fis peu à peu un constat dont je n’avais jusque-là pas idée.

J’imaginais, sur la base de lectures antérieures – appliquées et répétitives, elles – que les

triplets devaient être relativement constants. Du temps où je les rencontrais sans les chercher, il

me semblait les voir un peu partout ; pas omniprésents, mais présents. Or il advint qu’à certains

moments de ma quête systématique, je tournais et tournais les pages… sans en attraper un

seul ! Il arriva même que, surpris, je me relance dans une lecture plus attentive qui, bien que

rapide, n’était plus du tout « écrémée ». Idem : pas un item ! De là, une « pensée de derrière »,

comme les appelait Pascal : en poursuivant ma chasse, j’estimais (à vue de nez) s’il y en avait

« beaucoup », « pas beaucoup », « très peu ».

Première constatation : lorsque Foucault se veut le commentateur précautionneux d’un

texte, s’ingénie à suivre les méandres d’un auteur, il « triple » peu, surtout lorsqu’il est question

de rendre claire la consistance (très orientée) du savoir d’un Smith, d’un Linné, d’un Arnaud ou

d’un Augustin (quand il est question de littérature, c’est une autre affaire !). Ainsi, nombre de

pages des séminaires au Collège de France sont relativement pauvres en séries, comme celles

commentant les auteurs classiques dans Les Mots et les choses. Conjecture : c’est plus en

écrivant qu’en parlant que Foucault est tenté par les figures de la répétition, y compris sous la

forme du triplet. Celle-ci, que l’on pourrait croire a priori plus « parlée », plus portée par le

souffle et l’adresse d’un conférencier vers son auditoire… vient plus sous la plume que dans la

voix. À moins qu’il ne s’agisse, précisément, d’inscrire de la voix dans l’écrit, de céder aux

charmes du phonocentrisme tant décrié par Derrida26 ?

Dès que Foucault, en effet, « prend la parole », qu’on le devine, assis à son bureau et le

stylo à la main, plus tendu vers son auditoire imaginaire que l’œil braqué vers les livres ouverts

autour de lui, alors là, oui, le triplet et ses compléments listés lui viennent plus souvent qu’à leur

tour. La preuve s’en trouve dans la plupart des introductions et des conclusions, les pages les

plus soutenues de l’Histoire de la folie à l’âge classique, les textes qui sortent ostensiblement

de l’orbe philosophique (celui sur Blanchot qu’on vient de voir, mais aussi ceux sur Brisset,

Manet), la première leçon destinée à l’aréopage du Collège de France (L’ordre du discours),

mais enfin, mais surtout : L’Archéologie du savoir.

26 Lui-même si « orateur », tant devant ses publics qu’à son clavier d’ordinateur.

Énumérations foucaldiennes, p. 26

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Là, les énumérations et les triplets surabondent. De la première phrase27 à la dernière

page28, on a affaire à un tir tendu qui vient sous-tendre un plaidoyer constant : Foucault se doit

de convaincre son lecteur qu’est pertinente la méthode déjà mise en œuvre dans ses trois livres

antérieurs29. Encore un trois destiné à faire trépied sans qu’il ait à s’appesantir sur des textes

déjà analysés ; il lui suffit donc de rappeler ou mentionner ses résultats d’alors pour mieux

mettre en place la méthode archéologique qu’il ambitionne très clairement de fonder. D’avoir

mis en question de façon décisive la notion d’auteur ne l’empêche pas d’être pris dans une

affaire d’autorité, et presque de fondateur d’un « ordre discursif ». À qui douterait de cette

posture énonciative, je propose de lire les premières lignes du chapitre II, « Les formations

discursives ». Facétieux, Foucault s’y amuse à pasticher rien de moins que ce sommet de la

philosophie française : les Méditations métaphysiques de René Descartes, plus précisément les

débuts de la seconde, là où il est dit : « Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont

fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de

mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure,

l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit  ». Foucault : « J’ai

donc entrepris de décrire des relations entre des énoncés. J’ai pris soin de n’admettre comme

valable aucune de ces unités qui pouvaient m’être proposées et que l’habitude mettait à ma

disposition. Je me suis décidé à ne négliger aucune forme de discontinuité, de coupure, de seuil

ou de limite. Je me suis décidé à décrire des énoncés dans le champ du discours et les

relations dont ils sont susceptibles. » (AS, 47)

Voilà un « je » qui n’a pas froid aux yeux, et qui connaît ses classiques ! En lieu et place

du doute hyperbolique, rappel est fait du triple refus grâce auquel l’énoncé ne sera « aucune de

ces unités qui pouvaient m’être proposées » : « ni syntagme, ni règle de construction, ni forme

canonique de succession et de permutation » (AS, 121) Cela s’appelle : déblayer le terrain. Il y

a du one-man-show et même – n’était l’ironie – quelque faconde dans cette aisance de la

première personne. Mais c’est bien ce « je »-là – tout absent qu’il soit quand le texte s’applique

à décrire et questionner les empilements de savoir que Foucault parcourt inlassablement – c’est

bien lui qui préside aux triplets et surtout aux énumérations. Certes, le « matériel » s’y prête à

merveille puisqu’il s’agit souvent d’un bric-à-brac ; qu’on ne crie cependant pas trop vite au

27 « Voilà des dizaines d’années maintenant que l’attention des historiens s’est portée, de préférence, sur les longues périodes comme si, au-dessous des péripéties politiques et de leurs épisodes, ils entreprenaient de mettre au jour les équilibres stables difficiles à rompre, les processus irréversibles, les régulations constantes, les phénomènes tendanciels qui culminent et s’inversent après des continuités séculaires, les mouvements d’accumulation et les saturations lentes, les grands socles immobiles et muets que l’enchevêtrement des récits traditionnels avaient recouvert de toute une épaisseur d’événements. »28 « Eh quoi ! tant de mots entassés, tant de marques déposées sur tant de papier et offertes à d’innombrables regards, un zèle si grand pour les maintenir au-delà du geste qui les articule, une piété si profonde attachée à les conserver et à les inscrire dans la mémoire des hommes – tout cela pour qu’il ne reste rien de cette pauvre main qui les a tracées, de cette inquiétude qui cherchait à s’apaiser en elles, et de cette vie achevée qui n’a plus qu’elles désormais pour survivre ? » (p. 285) Oui… décidément… Britannicus n’est pas très loin…29 Naissance de la clinique, Histoire de la folie à l’âge classique, Les Mots et les choses.

Énumérations foucaldiennes, p. 27

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désordre, le conteur qui nous introduit à ce fourre-tout retient tout cela dans la magie de sa

parole. La salive d’Eusthènes, rencontrée dès les premières lignes des Mots et les choses et ici

même, s’avère toujours aussi accueillante. Dans la prose foucaldienne, Borges n’aura pas

réussi à détrôner Rabelais.

Jacques Bouveresse l’a bien perçu – quoiqu’en œuvrant sur de tout autres bases, fort

peu stylistiques : « Il est compréhensible, même si cela constitue un sujet d’exaspération pour

ses adversaires, qu’un philosophe qui s’efforce de penser ce genre de situation à l’aide

d’instruments conceptuels qu’il soumet en même temps à une critique radicale, mais qu’il n’est

pas encore en mesure de remplacer par d’autres, plus adéquats, soit forcé de s’avancer

masqué et d’accepter de vivre dans l’ambiguïté et le paradoxe30. »

Animé, lui, des plus mauvaises intentions dans son Oublier Foucault, Jean Baudrillard,

prenant la pose de qui refuse de se laisser séduire, n’avait su que dénoncer « cette écriture trop

belle pour être vraie31 ». « Ceci se lit directement dans le discours de Foucault, écrit-il : il coule,

il investit et sature32 tout l’espace qu’il ouvre, les moindres qualificatifs vont s’immiscer dans les

moindres interstices du sens, les propositions et les chapitres s’enroulent en spirale, un art

magistral du décentrement33 permet d’ouvrir de nouveaux espaces (espaces de pouvoirs,

espaces de discours) qui sont immédiatement recouverts par l’épanchement minutieux de son

écriture34. » On peut bien lui donner acte de ce diagnostic, mais pourquoi le coucher dans ce

ton de reproche, voire de manquement à l’honnêteté ?

En-deçà de la « pensée-Foucault » court, c’est vrai, une forme de mélopée, mais d’autant

plus sourde qu’elle est irrégulière : fortement marquée à certains endroits, elle disparaît presque

complètement à d’autres, laissant le sentiment d’une présence en pointillés, de celles qui

parviennent à créer une attente dans le creux de leur répétition, comme la succession des

séances suffit en analyse à créer le transfert. Et, de fait, lorsqu’on ré-ouvre un texte quelconque

de Foucault, et bien avant qu’on ait saisi ce dont il s’agit, l’impression silencieusement

s’impose : « Mais oui ! C’est bien lui ! » On est content de le retrouver (même si Baudrillard et

peut-être Bouveresse, d’autres encore, au même moment, s’exaspèrent). Cela est certes vrai

de la plupart des grands auteurs, raciniens ou pas, classiques ou modernes – et l’on n’oubliera

pas ici le commentaire malicieux de Jean Paulhan, à propos d’un jeune écrivain qui se refusait

à lire tout Proust pour ne pas être trop influencé par tant de talent  . « Est-ce là une opinion

tellement sotte ? », lui demande son interlocuteur. « Sotte, je ne sais pas. Mais fausse, ça ne

fait pas l’ombre d’un doute. J’ai vu mille fois le contraire. Je connais des auteurs qui ont écrit du

Kafka toute leur vie. On le leur disait. Ils répondaient : "Allons donc, je ne l'ai jamais lu." Et le

30 Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, 2016, p. 4.31 Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris, Galilée, 1977, p. 12.32 Comme quoi il ne suffit pas de décrier un style pour ne pas y succomber : magnifique triplet verbal. Et fort peu parodique, semble-t-il.33 À nouveau, un beau triplet propositionnel sous la plume de Baudrillard.34 J. Baudrillard, Oublier…, op. cit ., p. 10.

Énumérations foucaldiennes, p. 28

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plus fort, c'est que c'était vrai. Ils n'en connaissaient que cinq lignes, parfois une simple citation.

C'était bien suffisant. Quand on est un tant soit peu sensible à ces choses-là, il suffit de cinq

lignes, il suffit d'une phrase pour qu'un auteur se livre à vous tout entier35. »

Les pages qui précèdent valent preuve de ce transfert : sans trop multiplier les listes,

combien de fois ai-je dû réduire ou supprimer des triplets qui m’étaient venus naturellement

dans la voix et sous les doigts ! D’autres ont passé la censure, j’espère à bon escient, mais je

crois n’avoir commencé à lire l’insistance de cette forme stylistique chez Foucault que lorsque

j’en suis venu à remarquer ma propre exagération dans ce sens. Il y a donc longtemps que j’ai

attrapé le virus.

35 Jean Paulhan, « Entretien avec Robert Malet », in Œuvres complètes, Paris, Cercle du libre précieux, tome IV, p. 506.

Énumérations foucaldiennes, p. 29

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DU TROIS ET DU TRINE

L’unicité de Foucault reposerait-elle sur une duplicité qui animerait son penchant pour la

triplicité ? Nul besoin de lui attribuer à cet endroit je ne sais quelle visée : comme pour Racine

et d’autres, inutile de postuler une quelconque intentionnalité à ce niveau d’écriture. Un pli a été

pris, qui se déploie avec l’assurance funambulesque de qui répète indéfiniment un même geste

– et tourner des phrases ou des vers pour illico les aligner appartient à ce registre. Le tic –

toujours proche en la circonstance – est une façon de se tenir compagnie dans l’absence de

légitimité qui pèse sur le scripteur, livré d’abord à la seule musique de son énonciation avant

qu’un point final vienne boucler la signification entrevue, et qu’alors un sens s’installe. Arrivé là,

alors oui, le sujet peut s’éclipser, s’éclipse le plus souvent si une seule phrase a suffi pour

exprimer la bribe d’intuition qui l’avait lancé dans cette petite affaire phrastique. Parfois, il y faut

tout un paragraphe, mais ça ne va guère au-delà. La musique doit s’interrompre – pour mieux

repartir, car elle touche à la tenue de l’élément de sens.

De quoi qu’il soit fait – énumération réduite à son minimum ou valse à trois temps pour

entraîner avec lui le lecteur – le trois de Foucault est toujours linéaire : je dis (un), je me

reprends (deux), et à la fin de l’envoi (trois) : je touche. Nulle nécessité à ce que cela se morde

la queue, bien au contraire : cela marche droit, décline vers un horizon ou monte au zénith,

s’égrène le plus souvent comme un triolet musical, mais reste toujours pris dans le fil de la

parole. En ce sens, son trois n’est pas, n’est en rien celui de Lacan.

Le texte réputé avoir lancé l’enseignement de ce dernier en 1953 est lui aussi basé sur

un triptyque, tellement conceptuel qu’on en oublie à quel point il sacrifie au nombre trois : Le

symbolique, l’imaginaire et le réel. D’emblée, on ne les conçoit guère se suivant à la queue leu

leu, en dépit d’un tel titre. Il s’agit en effet de trois « registres essentiels de la réalité humaine »,

registres « très distincts ». Je n’ai pas l’intention de détailler ici leurs valeurs et vertus

respectives, que ce soit dans l’intelligence de la pratique analytique (qui forme l’essentiel de

cette conférence prononcée devant un parterre de psychanalystes) ou leurs conséquences plus

ou moins philosophiques (une forme de combat contre le kantisme régnant). Il me suffit de

rappeler que la promotion du terme « signifiant » présente dans les premières étapes de cet

enseignement modifie de fond en comble la signification et les usages du terme « symbolique »,

jusqu’à le faire passer, du féminin où il avait pris racine dans sa version substantive (« la »

symbolique36), au masculin où il existait déjà, mais depuis peu et confiné à des emplois

36 Dans ses livres sur la terre, l’air, l’eau, et le feu, Bachelard use constamment de ce féminin : « La symbolique des Anciens fit de la coquille l’emblème de notre corps… ». Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 114.

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précieux37. Lacan a installé ce masculin dans la langue – bien aidé en cela par les logiciens –

au point qu’aujourd’hui celui-ci joue sa partie au moins à égalité avec le féminin, si pas plus.

Passé les premières années de commentaire du texte freudien pour une grande part lu à

travers ce triptyque, cette « thériaque38 », Lacan soutient ce qui s’appellera plus tard le

« primat » du signifiant, indiquant par-là que le « retour à Freud », retour « à la lettre » de

Freud, impliquait que l’on retrouvât l’efficacité « hors sens » de la dimension symbolique, noyée

par nombre de freudiens orthodoxes dans une forêt de signes plus ou moins psycho-

pathologiques.

Je ne rappelle ces données indéfiniment commentées depuis cinquante ans que pour

arriver à ce moment où Lacan réalise que ce « primat » du signifiant, aussi nécessaire qu’il ait

pu lui paraître dans le décor des premières années de son enseignement, menait l’analyse à

une impasse en privilégiant indument une dimension sur les deux autres. Le triptyque de

départ, qui n’a jamais été abandonné un seul instant, revient alors sur le devant de la scène du

fait d’une question décisive portant sur sa structure interne : comment les trois dimensions sont-

elles articulées l’une à l’autre ?

Il y avait bien eu, de ci de là, quelques tentatives en ce sens, notamment lors de la

construction du schéma optique où l’image dans le miroir i(a) se trouvait visée par l’élément

« grand I », positionné en « Idéal du moi », éminemment symbolique. Le symbolique dominait

donc l’imaginaire puisque l’existence même de l’image dépendait du positionnement de ce

grand I. L’objet (a), de son côté, avait successivement hérité d’une valeur imaginaire (depuis le

stade du miroir version 1949, en tant qu’« image spéculaire »), puis, dès 1959 et la fin du

séminaire Le Désir et son interprétation, d’une valeur symbolique (la coupure), enfin d’une

valeur réelle (L’Objet de la psychanalyse). Mais, de fait, les trois dimensions ne faisaient

jusque-là que coexister dans un trois fermé sur lui-même, sans suite imaginable : non un triplet

dans une série, mais un trio, où aucun musicien ne manque et où l’on n’en attend pas d’autre,

chacun jouant sa partition.

Il est souvent difficile de dater l’arrivée d’un nouvel élément dans l’enseignement de

Lacan. S’y risque-t-on ? On finit par découvrir qu’il l’avait anticipé parfois de plusieurs années,

quand il ne le dément pas sur le champ : sa première mention connue de la phrase « Il n’y a

pas de rapport sexuel » est précédée d’un « Comme je vous l’ai déjà dit » qui renverrait à une

antécédence… introuvable. Mais avec le nœud borroméen, il semble que l’on n’ait pas trop à

hésiter. Le 9 février 1972, lors du séminaire …ou pire, il se trouve batailler avec une autre

phrase de son invention : « Je te demande de refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas

ça. » Comment articuler le demander, le refuser et l’offrir (il privilégie les substantifs verbaux) ?

37 Anatole France : « Vous êtes trop enclin à vous contenter du vulgaire et littéral, et vous ne cherchez pas assez l’idéal et le symbolique. » La Rôtisserie de la reine Pédauque.38 Médication très ancienne et populaire, composée d’une cinquantaine d’éléments différents, mais appartenant chacun à l’un quelconque des trois règnes de la nature : minéral, végétal, animal. On devine, à ce seul terme ésotérique, les ambitions du triptyque lacanien : trois et seulement trois.

Du trois et du trine, p. 31

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Je ne me lancerai pas ici dans un commentaire de ce ternaire, sinon à remarquer qu’il s’agit de

faire porter la négation du « ce n’est pas ça » sur chacun des verbes, pour dévoiler le fait que,

quel que soit celui que l’on nie, l’ensemble du ternaire verbal s’effondre. Suit alors une sorte de

confidence :

Chose étrange, tandis qu’avec ma géométrie de la tétrade, je m’interrogeais hier soir sur la façon dont je vous présenterai cela aujourd’hui, il m’est arrivé, dinant avec une charmante personne qui écoute les cours de M. Guilbaut que, comme une bague au doigt, me soit donné quelque chose que je vais, que je veux, vous montrer, quelque chose qui n’est rien de moins, paraît-il, je l’ai appris hier soir, que les armoiries des Borromée.

Et de présenter à son auditoire les « ronds de ficelle » qui vont l’occuper jusqu’à la fin de

sa vie, en en détaillant d’emblée la propriété princeps : coupez l’une quelconque des trois

consistances, et le nouage disparaît, chaque rond de ficèle devient libre et indépendant, alors

qu’il est coincé par les deux autres dans un nouage où il n’est cependant directement arrimé à

aucun de ces deux. Ce trois aux propriétés mirifiques39 peut bien venir en effet « comme bague

au doigt » pour prendre en charge les trois dimensions qui restaient suspendues en l’air ; les

voilà désormais « nouées borroméennement ».

Cette heureuse rencontre vient soutenir l’idée d’une « équivalence des consistances » :

exit la suprématie du symbolique, chacune des trois dimensions a autant d’importance que les

deux autres en ce qu’elle assure le nouage qui l’articule à ces deux autres, sans pour autant

s’immiscer dans aucune, ni prévaloir dans leur commun coinçage. Un trois inédit trouve d’un

seul coup sa pertinence en prônant une égalité fonctionnelle entre les trois dimensions toujours

aussi distinctes. Cette équivalence – assez inouïe : d’où Lacan sortait-il pareille conviction ? –

devait s’avérer porteuse d’un triple refus visant trois versants de l’analyse : la priorité accordée

au réel du trauma par celles et ceux qui accusaient Freud de s’être détourné de la vérité40 de la

séduction pour prôner sa fallacieuse théorie du fantasme ; la priorité accordée, à l’inverse, au

seul imaginaire des formations psychiques par celles et ceux qui se voulaient les vrais

freudiens41 ; les lacaniens endiablés, enfin, ne jurant que par calembours, coupures hors sens

et rapports signifiants42, preuves par neuf de la prééminence du symbolique.

Pourquoi une telle confidence de restaurant a-t-elle trouvé si vite preneur ? Première

possibilité de réponse : ce n’est qu’aujourd’hui que l’on commence à prendre un peu mieux la 39 Qui suscite la surprise ou l’admiration.40 Titre du livre de Jeffrey Moussaief Masson : An Assault against Truth. Freud’s Suppresssion of the Seduction Theory. En français : Le Réel escamoté. Le renoncement de Freud à la théorie de la séduction, Paris, Aubier, 1984. Aujourd’hui où une supposée « efficacité » de la « gouvernance » domine le champ social, ce mode de penser est devenu arrogant, convaincu de tenir en mains les vraies causes du vrai mal. Fatigue !41 Lesdits « orthodoxes », qui n’en pinçaient que pour le « cadre » analytique et ce qui s’y joue. Voir Jean Allouch, Nouvelles Remarque sur le passage à l’acte, Paris, Epel, 2019, p.42 Ou rapports signifiants inter-linguistiques. Voir Le Verbier de l’homme-aux-loups, de Nicolas Abraham et Maria Torok (préface de Jacques Derrida, Paris, Flammarion, 1976), où l’analyse de l’homme-aux-loups est reprise en passant de l’une à l’autre des quatre langues pratiquées par Sergueï Pankejeff : russe, allemand, anglais, français. Lacan devait se déclarer publiquement « responsable » de « cette espèce de délire ».

Du trois et du trine, p. 32

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mesure de l’importance d’Augustin pour Lacan43. Non qu’il s’en soit caché, mais le fait est

qu’après l’avoir invoqué à plusieurs reprises – et dès son premier grand texte La famille – il ne

l’a guère réinvité pour célébrer au sujet de son trois principiel ce dont l’évêque d’Hippone s’était

montré le champion : la trinité unissant le Père, le Fils et le Saint Esprit, telle que le concile de

Nicée l’avait promue en 325. Contre les arianistes qui voulaient que le Père trônât seul, la trinité

ainsi promue rassemblait les trois personnes mais, en mettant en avant le très sophistiqué

« homoousios », elle accordait au Père et au Fils d’être de « même substance », le « Filioque »

introduisant par la suite l’Esprit saint au même niveau substantiel. Et Augustin avait emboîté le

pas, avec toute la force de sa rhétorique antihérétique.

Pendant vingt ans, Lacan aura pratiqué sa thériaque sans la lier en rien au mystère

chrétien du trois en un, à tout le moins n’a-t-il pas tenté à cet endroit de rapprochements, même

formels. Il aura par contre suffi que l’héraldique des Borromées vienne un soir lui offrir un trois

qui se tient tout seul pour que, très laïquement, il l’adopte sans autre forme de procès. À la

place du tétraèdre destiné à soutenir une représentation des relations conjointes entre trois

termes (ici : verbaux) liés les uns aux autres en toute indépendance duelle, sont venus ces

anneaux qui exhibent – comme d’un seul coup, dans une surprenante immédiateté – la

consistance spécifique d’un trois qui soit trine. Et cela, sans s’embarrasser de lourdes

considérations théologiques ou scripturaires, ni en détaillant sans fin la pertinence

psychanalytique de chacun de ses trois : juste en raison d’une propriété formelle manifeste.

C’était là tout bénéfice pour un Lacan qui, s’il ne répugnait pas à puiser son bien là où il le

trouvait et célébrait à l’occasion les mérites de « la vraie religion » (entendez : la chrétienne),

n’en était pas moins féroce à l’endroit de cette même religion.

Dans les années qui suivent et concluent cet enseignement, ce trois trine ne sera jamais

désavoué, bien au contraire. Le dépliement de ses propriétés va amener tout un

questionnement de termes élaborés antérieurement44, ouvrir un dialogue fructueux avec

certains topologues comme Pierre Soury, soutenir l’énormité du « Il n’y a pas de rapport

sexuel » jusqu’au… 9 janvier 1979, où Lacan prit congé, sinon de son auditoire, du moins de

certains des espoirs qu’il avait placés dans ce nœud, relativement à sa thériaque.

Il en avait en effet espéré que ce type de nouage pourrait s’avérer apte à soutenir

l’énoncé par lui promus comme central dans tout son enseignement (quoique tard venu), selon

lequel « il n’y a pas de rapport sexuel », dans l’exacte mesure où le nouage borroméen semblait

pouvoir témoigner d’un mode de liaison qui fût un « non-rapport », et en rien un « rapport », ce

dernier terme alors réduit à son sens habituel de mise en relation de deux éléments directement

concaténés l’un à l’autre. Il pensa donc tout un temps tenir en mains ce qui nouait trois

consistances sans qu’aucune n’entretienne un quelconque « rapport » avec chacune des deux

43 Voir les travaux de Sara Vassallo, El Deseo y la Gracia. Augustin, Lacan, Pascal, Buenos Aires, Letra Viva, 2014, et ceux de Jean Allouch (référence à venir, texte de janvier dernier).44 La « chaîne signifiante » sera disqualifiée comme « chaine », l’objet (a) devient « ectopique » et n’appartient à aucune dimension, l’« effet de sens » devient « réel », etc.

Du trois et du trine, p. 33

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autres. Cela aurait pu valoir comme preuve tangible de l’existence d’un « non-rapport » qui ne

se réduise pas à la seule négation d’un rapport. Jusqu’à ce jour de janvier 1979 où, persuadé

(par Soury, dit-il) qu’il n’y avait pas qu’un seul nœud borroméen irréductible, et donc face à

l’impossibilité de produire dans son unicité une telle référence qui aurait valu monstration du

non-rapport entre les sexes (qui n’en restaient pas moins deux), il en revint au fait qu’il avait

énoncé pareille chose. Retour à la partition musicale.

Le trois de Lacan, tel qu’on vient de l’entrevoir furtivement, n’est donc pas celui de

Foucault, et réciproquement. La belle affaire ! Ils n’ont jamais eu ni la même dégaine, ni la

même portée ! Les triplets chez Lacan ne semblent pas dépasser en fréquence ce que l’on est

en droit d’attendre de qui s’applique à écrire en français, et je pense n’avoir jamais rencontré

chez Foucault une construction trinitaire qui soit autre que de pur commentaire. Sur quoi donc

repose cette sourde affinité qui semble pourtant les rendre plus que compatibles, quand tant

d’éléments s’y opposent, à commencer par leur trois ?

Écrivant sur l’œuvre de Blanchot, Foucault énonçait, comme on l’a vu : « l’être du

langage n’apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet. Comment avoir accès à cet

étrange rapport ? » (PD, 15). Mais d’où lui venait cette perception de ce qu’il en est de l’« être

du langage » ? Et en quoi la disparition du sujet est-elle un « rapport » ? La « pensée du

dehors » ne le dit pas. Trop attaché à célébrer une présence de l’absence dans l’écriture de son

auteur, Foucault écarte tout exposé d’une thèse de son cru et cherche dans la fluidité de son

commentaire une forme d’accompagnement qui dévoilerait bien mieux la prose de Blanchot en

la manifestant qu’en l’expliquant.

Le cœur de ce positionnement sur l’« être du langage » et l’« être de l’homme » est en

effet à chercher ailleurs, dans un texte pratiquement contemporain de celui sur Blanchot : les

derniers chapitres des Mots et les choses. En voulant ressaisir les analyses dispersées au long

de son ouvrage, Foucault quitte le ton qu’il avait adopté avec les auteurs classiques

relativement à leurs représentations de la Vie, du Travail et du Langage45, pour se faire

visionnaire. Il lui faut en effet décrire comme un tout ce mode de raisonnement avec lequel la

« pensée moderne » a rompu sans bien le savoir – jusqu’à ce livre, du moins, écrit pour le lui

révéler. Ces pages des chapitres IX et X entendent sonner le glas de la représentation : les

choses ne se manifestent plus dans leur identité, mais dans « le rapport46 extérieur [qu’elles]

établissent avec l’être humain. » (MC, 324). La lente et irrésistible chute du monde de la

représentation aura donc inscrit une rupture entre l’homme et le langage pour autant que ce

dernier a cessé d’être le vecteur innocent du procès représentatif. Les mots, « abandonnant la

représentation qui avait été jusqu’alors leur site naturel, se retirent dans la profondeur des

choses et s’enroulent sur eux-mêmes selon les lois de la vie, de la production et du langage.  »

Les conditions paraissent ainsi établies pour que Foucault puisse opposer diamétralement

45 Les majuscules, fréquentes, sont de lui.46 Je souligne.

Du trois et du trine, p. 34

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« être de l’homme » et « être du langage », et ce de par la négation d’un « rapport » entre eux

deux : « En d’autres termes, poursuit-il, tout ce qui avait fonctionné dans la dimension du

rapport47 entre les choses (telles qu’elles sont représentées) et les mots (avec leur valeur

représentative) se trouve repris à l’intérieur du langage et chargé d’assurer sa légalité interne. »

Une fois tout cela posé, distribué et répétitivement asserté, nouveau changement de ton :

Est-ce que notre tâche à venir est de nous avancer vers un mode de pensée, inconnu jusqu’à présent dans notre culture, et qui permettrait de réfléchir à la fois, sans discontinuité ni contradiction, l’être de l’homme et l’être du langage – […] il se peut aussi que soit à jamais exclu le droit de penser à la fois l’être du langage et l’être de l’homme ; il se peut qu’il y ait là comme une ineffaçable béance (celle en laquelle justement nous existons et nous parlons) […] C’est peut-être là que s’enracine le choix philosophique le plus important de notre époque. Choix qui ne peut se faire que dans l’épreuve même d’une réflexion future. Car rien ne peut nous dire à l’avance de quel côté la voie est ouverte. La seule chose que nous sachions pour l’instant en toute certitude, c’est que jamais dans la culture occidentale l’être de l’homme et l’être du langage n’ont pu coexister et s’articuler l’un à l’autre. Leur incompatibilité a été l’un des traits fondamentaux de notre pensée. (MC, 349-350).

On a bien lu : il ne s’agit pas de réfléchir « à » l’être de l’homme et « à » l’être du

langage, mais de réfléchir l’un et l’autre. Que l’un soit le reflet de l’autre, « sans discontinuité ni

contradiction », que le spéculaire et sa relation directe prime sur l’intellect et ses liaisons

indirectes. Cela pourrait peut-être constituer « notre tâche à venir », mais « il se peut aussi »

qu’on n’y arrive jamais, « que soit à jamais exclu le droit » de penser conjointement les deux.

Quoique… une « réflexion future »… peut-être y arrivera… Mais une chose au moins est sure :

« jamais dans la culture occidentale l’être de l’homme et l’être du langage n’ont pu coexister et

s’articuler l’un à l’autre. »

Bigre ! Pourquoi ce bipède sans plume qui ne reconnaît à aucun autre animal de

posséder une langue aussi parfaite que la sienne ne pourrait, en son être même, ni coexister ni

même s’articuler à l’autre « être » qui pourtant le caractérise, celui du langage ? Pourquoi, en

toute logique, une telle disjonction : si j’ai l’un, je n’ai pas l’autre, et vice versa ? Réponse a

minima : parce que nous ne pouvons pas (dans la « culture occidentale » tout du moins, restons

modestes) établir de rapport de l’un à l’autre. « Il n’y a pas de rapport » entre l’être de l’homme

et l’être du langage : voilà le verdict final des Mots et les choses.

Énoncer sous cette forme la construction de Foucault vaut interprétation, en opérant à cet

endroit une ligature entre nos deux auteurs dont aucun, que je sache, n’a eu souci de la rendre

manifeste. Après la sortie de La Volonté de savoir, Foucault discute un soir avec quelques-uns

de ses élèves réunis chez Jacques-Alain Miller. Ce dernier lui rappelle que, pour Lacan, « c’est

l’un des axiomes de [sa] logique qu’iI n’y a pas de rapport sexuel » ; ce à quoi Foucault répond,

sans cérémonie : « Je ne savais pas qu’il y avait cet axiome48. » Lacan, de son côté, aura-t-il

47 Ibid.48 Michel Foucault, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, Quarto, p. 315.

Du trois et du trine, p. 35

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puisé dans ces pages si denses de la fin des Mots et les choses la force d’affirmer son

assertion fétiche (prononcée pour les premières fois au début de 1969) ? Je ne vois aucun

moyen de répondre à pareille question, même s’il n’y a pas lieu de douter qu’il ait lu l’ouvrage.

De telles convergences ne sont pas si rares. Le principe de conservation de l’énergie a

été découvert par trois physiciens du XIXe siècle, à moins de dix ans d’intervalle, sans qu’aucun

ait pu copier par-dessus l’épaule de l’autre49. Telle est bien la force des épistémès qui, n’en

déplaise à Foucault, partagent aussi quelques traits avec ce que l’on a pu appeler, dans

l’« histoire des idées », le Zeitgeist, l’« esprit du temps » : il est des proximités énonciatives plus

« sourdes » que les thématiques, et cependant pas moins inflexibles.

On dira : mais la négation ne porte pas sur le même objet ! En quoi le « rapport sexuel »

(au sens très spécial où l’entend Lacan) peut-il venir aux lieux et places du rapport entre l’«  être

de l’homme » et l’« être du langage » foucaldiens ? Pour répondre à une telle objection, je ne

me lancerai pas dans un débat conceptuel (qui serait cependant concevable), mais resterai

fidèle au souci stylistique qui m’a guidé jusque-là.

49 Yehuda Elkana, The Discovery of the Conservation of Energy, Londres, Hutchinson Educational Ltd, 1974, p. 175-191.

Du trois et du trine, p. 36

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ÉPILOGUE

Chez Foucault, point de sourdine, et Moriaki Watanabe a quelque raison d’y entendre du

Racine en raison d’une tension tragique comme celle que l’on vient à l’instant de voir en acte

dans cette façon de prononcer une rupture sans appel entre deux « êtres » aussi énormes.

Mais alors quoi ? Sous quel vocable réunir les diverses manifestations de ce procédé stylistique

dont on vient de suivre les méandres au fil de l’œuvre ? Pour reprendre le mot de Spitzer dans

ses cinq points d’un travail « accompli », quelle fut donc l’adresse de Foucault ?

L’« âge classique » en a été l’un des grands noms. Mais l’on ne saurait inclure dans une

détermination aussi datée historiquement ses analyses portant sur le XIXe siècle (Naissance de

la clinique), et encore moins tout ce qui est venu après La Volonté de savoir, dans le cadre de

l’histoire de la sexualité. La chronologie ne peut ici que nous égarer.

Plus précieux à cet égard serait l’aphorisme de René Char que Foucault lui-même a

choisi pour régler pendant un temps le problème éditorial de ses quatrièmes de couverture :

« L’histoire des hommes est la longue succession des synonymes d’un même vocable. Y

contredire est un devoir. » Soit : l’affrontement de toujours entre le même et l’autre. Chercher

les discontinuités dans le tissu apparemment compact des discours, des pratiques, des mœurs.

Accuser les ruptures pour dénoncer les prétentions des religions et des puissants à la

continuité sans faille de l’ineffable éternité. Œuvrer tant au niveau des savoirs qu’à celui des

pouvoirs, avec Nietzsche sous le bras pour lier les premiers aux seconds, afin de mieux traquer

leurs césures, leurs cassures, et laisser apparaître de nouvelles partitions.

À cet effet, quoi de plus naturel que d’user de la liste qui, à chaque fois, distingue et

réunit, sépare et rassemble, fractionne et regroupe ? À elle seule, elle place scripteur et lecteur

dans une commune et momentanée adresse : réduire cette multiplicité locale dans l’unité

passagère d’un sens, sans rien sacrifier de sa composition plurielle. La tension qu’elle introduit

respecte le dire de Char, son double mouvement de reconnaissance de la synonymie, et de

combat contre elle. Je peux embrasser jusqu’à six, huit, dix items, sans pour autant les

confondre. L’aria est mon lot, mais je ne perds pas le nord : le trois, déjà, me le donne

puisqu’avec lui commence l’alignement.

Il y a plus : ce qui aura permis à Foucault de se lancer dans ce brassage nouveau de

l’archive, c’est une notion sans précédent de l’« énoncé », produite et affinée dans

L’Archéologie du savoir. Qu’on se rappelle seulement ici le triple et inaugural refus d’assimiler

cet énoncé à une phrase, une proposition logique ou un acte de langage ; que l’un des

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exemples princeps pour l’illustrer ne fut autre que « AZERTY » et « QWERTY » qui distinguent

les claviers français et anglais des machines à écrire. Il y a bien là l’ambition de pouvoir mettre

en relation n’importe quoi avec n’importe quoi50, sans préjuger de la dignité ou la pertinence

déjà attribuée, ou pas, à l’élément élu. L’« être du langage » se voit affirmé, d’un seul coup et

en pratique, bien au-delà du système représentatif qui, dans l’orbe classique, lui assurait sa

prise sur les choses. On en retiendra pour l’instant cette formule, qui n’est pas dans Foucault,

mais que je me permets d’inscrire à son compte : l’énoncé, en tant qu’il répond à la « fonction

énonciative » et à elle seule, peut mettre en relation n’importe quelle trace (forme élémentaire

de l’archive) avec n’importe quelle autre.

Lacan, pour sa part, œuvre dans une tout autre dimension, et je doute qu’il eût porté la

moindre attention à l’aphorisme de Char. Mais quelques années avant que Foucault n’élabore

son « énoncé », en décembre 1962, celui qui était encore un membre très en vue de l’IPA

parvenait, après pas mal de tâtonnements, à la formule qui devait accompagner jusqu’à la fin

son triptyque imaginaire, symbolique réel : « le signifiant représente le sujet pour un autre

signifiant ». Quels que soient les tenants et les aboutissants d’une telle définition conjointe du

signifiant et du sujet – de ce sujet « pur parlant » comme il le nomme parfois, bien spécifique de

ce qu’il appelle aussi le « parlêtre » – je ne retiendrai ici que la capacité de liaison tous azimuts

introduite par une telle assertion. L’ordre des raisons, quant à lui, permet d’articuler pas moins

qu’une infinité potentielle d’éléments, mais à la condition de pouvoir exhiber le « rapport », la

« raison » – le logos – de la relation ainsi envisagée. Avec la nouvelle définition du sujet selon

Lacan, le plus obscur des délires en témoigne aussi bien, sinon mieux, que le plus rationnel des

discours, la brièveté d’une illumination lui sied autant que la basse continue d’un fantasme

capable de régenter toute une vie.

L’un et l’autre, Foucault et Lacan, selon des voies en grande partie incomparables,

débouchent ainsi, chacun à sa façon, sur une possibilité nouvelle de « rapports »… sans

limites. Or ce sont les deux mêmes qui vont se trouver portés à affirmer un étrange, un

surprenant « non-rapport ».

Il y a quelques précédents à ce genre de réaction formelle face à une universalisation

inadéquate, excessive. Freud, pour sa part, fut très tôt accusé de « pansexualisme », la rumeur

l’accusant de tout expliquer par cette donnée, jusqu'à lui laissée en effet plutôt dans l’ombre. Il

s’en est défendu toute sa vie : dès sa correspondance avec Fliess, il écarte l’idée (fortement

suggérée par ce dernier) que la force présidant au refoulement vienne toujours de la sphère

sexuelle. Que ce soit fréquent : oui, constant : non. À la toute fin de sa vie, à deux pages de

conclure l’un de ses derniers grands textes, Analyse avec fin, analyse sans fin, il réitère ce

refus : pas tout refoulement est sexuel.

50 Même si, évidemment, une fois le « n’importe quoi » déterminé en un « ceci », la mêmeté ne manque pas d’apparaître. Cela n’invalide pas pour autant l’indétermination de principe, mais relève des apories du « quelconque ».

Épilogue, p. 38

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Face au « pan-rapport » qu’ils se trouvent avoir ouvert sans même y songer avec leurs

définitions fondatrices, Foucault et Lacan, Lacan et Foucault, chacun pour son propre compte

élève son barrage contre le Pacifique. En dépit des « rapports » qu’ils ne cessent de tramer

comme quiconque œuvre, et plus encore face à l’apeiron des rapports qu’ils rendent possibles,

ils font en sorte que persiste, au cœur de leur affaire, et toutes différences gardées, du « non-

rapport ». Pas seulement de la discontinuité, des ruptures ou autres fractures locales et

partielles, mais plus essentiellement une altérité telle que rien n’est en mesure de faire pont

avec elle : « La seule chose que nous sachions pour l’instant en toute certitude, c’est que

jamais dans la culture occidentale l’être de l’homme et l’être du langage n’ont pu coexister et

s’articuler l’un à l’autre. »

Cette communauté discrète et éminemment ponctuelle apparaît aujourd’hui comme un

marqueur générationnel dont les audaces s’éloignent et s’estompent au profit d’autres discours,

d’autres convictions, pas toujours aussi sympathiques. J’aime à croire cependant que c’est

dans ce genre de refus formel que tous deux se touchent et nous touchent à la fois, sacrifiant

conjointement à la cinquième exigence de Spitzer, qui a trait au Rien. Ils énoncent ce non-

rapport comme un constat, mais seuls quelques thuriféraires peuvent célébrer ce dire comme

portant exclusivement sur l’ordre et le désordre du monde, sans prêter attention aux

modulations des voix qui l’auront proféré. D’où un vœu : qu’à l’inverse, les pages du présent

recueil permettent de mieux distinguer les articulations de ce fond sonore qui, à peine

perceptible et bien en deçà de la férule du sens, fait de Foucault et de Lacan d’indéniables

fondateurs de discours. C’est en découvrant le très faible bruit de fond de l’univers que Penzias

et Wilson ont donné du crédit à la théorie, jusque-là fumeuse, du Big Bang.

Épilogue, p. 39

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LISTE DES TITRES ABRÉGÉS

OD : L’Ordre du discours

HF : Histoire de la folie à l’âge classique

MC : Les Mots et les choses

AS : L’Archéologie du savoir

NC : Naissance de la clinique

SP : Surveiller et punir

PD : La Pensée du dehors

AC : Les Aveux de la chair

7PS7A : Sept propos sur le septième ange

HS : L’Herméneutique du sujet

An : Les Anormaux

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