Weber - L’éthique protestante et l'esprit du capitalisme

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Max WEBER(1904-1905)

Lthique protestante et lesprit du CAPITALISMEUn document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

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Table des matiresAvant-propos CHAPITRE PREMIER. - Le problme 1 Confession et stratification sociale. 2 L' esprit du capitalisme. 3 La notion de Beruf chez Luther. Objectifs de la recherche. CHAPITRE DEUXIME. - L'thique de la besogne dans le protestantisme asctique 1 Les fondements religieux de l'asctisme sculier. A. Le calvinisme B. Le pitisme C. Le mthodisme D. Les sectes baptistes 2 Asctisme et esprit capitaliste. OUVRAGES CITS

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http://gallica.bnf.fr

Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 16 fvrier 2011, 13:15

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AVANT-PROPOS

(retour la table des matires)

[1] Tous ceux qui, levs dans la civilisation europenne d'aujourd'hui, tudient les problmes de l'histoire universelle, sont tt ou tard amens se poser, et avec raison, la question suivante : quel enchanement de circonstances doit-on imputer l'apparition, dans la civilisation occidentale et uniquement dans celle-ci, de phnomnes culturels qui - du moins nous aimons le penser - ont revtu une signification et une valeur universelle? Ce n'est qu'en Occident qu'existe une science dont nous reconnaissons aujourd'hui le dveloppement comme valable . Certes, des connaissances empiriques, des rflexions sur l'univers et la vie, des sagesses profondes, philosophiques ou thologiques, ont aussi vu le jour ailleurs - bien que le dveloppement complet d'une thologie systmatique, par exemple, appartienne en propre au christianisme, influenc par l'hellnisme (seuls l'Islam et quelques sectes de l'Inde en ont montr des amorces). Bref, nous constatons ailleurs le tmoignage de connaissances et d'observations d'une extraordinaire subtilit, surtout dans l'Inde, en Chine, Babylone, en gypte. Mais ce qui manquait l'astronomie, Babylone comme ailleurs - l'essor de la science des astres Babylone n'en est que plus surprenant -, ce sont les fondements mathmatiques que seuls les Grecs ont su lui donner. Dans

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l'Inde, la gomtrie ne connaissait pas la dmonstration rationnelle, labore elle aussi par l'esprit grec au mme titre que la physique et la mcanique; de leur ct, les sciences naturelles indiennes, si riches en observations, ignoraient la mthode exprimentale qui est - hormis quelques tentatives dans l'Antiquit - un produit de la Renaissance, tout comme le laboratoire moderne. En consquence la mdecine, d'une technique empirique trs dveloppe, notamment dans l'Inde, y tait dpourvue de fondement biologique et surtout biochimique. Hormis l'Occident, aucune civilisation [2] ne possde une chimie rationnelle. La mthode de Thucydide manque la haute rudition des historiens chinois. Certes, Machiavel trouve des prcurseurs dans l'Inde, mais toutes les politiques asiatiques sont dpourvues d'une mthode systmatique comparable celle d'Aristote, et surtout leur font dfaut les concepts rationnels. Les formes de pense strictement systmatiques indispensables toute doctrine juridique rationnelle, propres au droit romain et son rejeton, le droit occidental, ne se rencontrent nulle part ailleurs. Et cela malgr des dbuts rels dans l'Inde, avec l'cole Mmms, malgr de vastes codifications, comme en Asie antrieure, et en dpit de tous les livres de lois indiens ou autres. En outre seul l'Occident connat un difice tel que le droit canon. De mme pour l'art. D'autres peuples ont eu probablement une oreille musicale plus dveloppe que la ntre; coup sr, ils ne l'avaient pas moins dlicate. Diverses sortes de polyphonies ont t largement rpandues dans le monde. On trouve ailleurs que chez nous le dchant, le jeu simultan de plusieurs instruments. D'autres ont connu et calcul nos intervalles rationnels musicaux. Mais la musique rationnellement harmonique contrepoint et harmonie -; la formation du matriel sonore partir des accords parfaits; notre chromatisme et notre enharmonie, non pas rapports un systme de distances [distanzmBig], mais, depuis la Renaissance, interprts en termes d'harmonie rationnelle; notre orchestre group autour du quatuor cordes, avec son ensemble organis d'instruments vent et sa basse continue; notre systme de notation, qui a rendu possibles la composition et l'excution de la musique moderne et en assure l'existence durable; nos sonates, symphonies, opras - bien qu'il y et dans les arts musicaux les plus divers musique programme, altrations tonales et chromatisme - et le moyen de les excuter, c'est--dire nos instruments fondamentaux : orgue, piano, violon, etc. -, voil qui n'existe qu'en Occident. Durant l'Antiquit et en Asie, l'ogive a t employe comme lment dcoratif; on prtend mme que l'Orient n'a pas ignor la croise d'ogives. Mais l'utilisation rationnelle de la vote gothique pour rpartir les pousses,

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pour couvrir des espaces de toutes formes et surtout en tant que principe de construction de vastes monuments, base d'un style englobant sculpture et peinture, tel que le cra le Moyen Age, tout cela est inconnu [3] ailleurs que chez nous. Il en va de mme de la solution du problme de la coupole, dont le principe technique a pourtant t emprunt lOrient, et de la rationalisation devenue pour nous classique de l'art dans son ensemble en peinture par l'utilisation rationnelle de la perspective linaire et arienne - que nous a value la Renaissance. L'imprimerie existait en Chine, mais en Occident seulement est ne une littrature imprime, uniquement conue en vue de l'impression et lui devant son existence, tels la presse et les priodiques . On trouve en Chine, dans l'Islam, toutes sortes d'instituts d'enseignement suprieur dont certains ne sont pas sans analogies superficielles avec nos universits, du moins avec nos grandes coles. Mais une recherche scientifique rationnelle, systmatique et spcialise, un corps de spcialistes exercs, n'ont exist nulle part ailleurs un degr approchant l'importance prdominante qu'ils revtent dans notre culture. C'est vrai avant tout du bureaucrate spcialis, pierre angulaire de l'tat et de l'conomie modernes en Occident. Voil un personnage dont on a connu des prcurseurs, mais qui jamais et nulle part n'avait encore t partie intgrante de l'ordre social. Le bureaucrate, le bureaucrate spcialis luimme, est sans doute un phnomne fort ancien dans maintes socits, et des plus diffrentes. Mais aucune autre poque, ni dans aucune autre contre, on aura prouv ce point combien l'existence sociale tout entire, sous ses aspects politiques, techniques, conomiques, dpend invitablement, totalement, d'une organisation de bureaucrates spcialiss et comptents. Les tches majeures de la vie quotidienne sont entre les mains de bureaucrates qualifis sur le plan technique et commercial, et surtout de fonctionnaires de l'tat qualifis sur le plan juridique. L'organisation de la socit en corps ou tats [Stand] a t largement rpandue. Mais la monarchie fonde sur les tats [Stndestaat], le rex et regnum au sens occidental, n'a t connue que de notre civilisation. De plus, Parlements constitus par des reprsentants du peuple lus priodiquement, gouvernements de dmagogues, chefs de partis, ministres responsables devant le Parlement, tout cela appartient en propre l'Occident, bien que naturellement les partis politiques, au sens d'organisations cherchant influencer et conqurir le pouvoir, aient exist partout. D'une faon gnrale, l'tat , dfini comme une institution politique ayant une constitution crite, un droit rationnellement tabli et une administration oriente par des [4] rgles rationnelles ou lois , des fonctionnaires comptents, n'est attest qu'en Occident avec cet ensemble de caractristiques, et ce, en dpit de tous les rapprochements possibles.

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Tout cela est galement vrai de la puissance la plus dcisive de notre vie moderne : le capitalisme. La soif d'acqurir , la recherche du profit , de l'argent, de la plus grande quantit d'argent possible, n'ont en eux-mmes rien voir avec le capitalisme. Garons de cafs, mdecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vnaux, soldats, voleurs, croiss, piliers de tripots, mendiants, tous peuvent tre possds de cette mme soif - comme ont pu l'tre ou l'ont t des gens de conditions varies toutes les poques et en tous lieux, partout o existent ou ont exist d'une faon quelconque les conditions objectives de cet tat de choses. Dans les manuels d'histoire de la civilisation l'usage des classes enfantines on devrait enseigner renoncer cette image nave. L'avidit d'un gain sans limite n'implique en rien le capitalisme, bien moins encore son esprit . Le capitalisme s'identifierait plutt avec la domination [Bndigung], tout le moins avec la modration rationnelle de cette impulsion irrationnelle. Mais il est vrai que le capitalisme est identique la recherche du profit, d'un profit toujours renouvel, dans une entreprise continue, rationnelle et capitaliste - il est recherche de la rentabilit. Il y est oblig. L o toute l'conomie est soumise l'ordre capitaliste, une entreprise capitaliste individuelle qui ne serait pas anime [orientiert] par la recherche de la rentabilit serait condamne disparatre. Dfinissons prsent nos termes d'une faon plus prcise qu'on ne le fait d'ordinaire. Nous appellerons action conomique capitaliste celle qui repose sur l'espoir d'un profit par l'exploitation des possibilits d'change, c'est--dire sur des chances (formellement) pacifiques de profit. L'acquisition par la force (formelle et relle) suit ses propres lois et il n'est pas opportun (mais comment l'interdire quiconque?) de la placer dans la mme catgorie que l'action oriente (en dernire analyse) vers le profit provenant de l'change . Si l'acquisition capitaliste [5] est recherche rationnellement,1

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Je me spare ici, comme en plusieurs autres points, de notre respect matre Lujo Brentano (dans son ouvrage cit plus loin). Principalement en ce qui concerne la terminologie, mais aussi sur des questions de fait. Placer dans une mme catgorie des choses aussi htrognes que le butin et le profit de l'industriel ne me parait pas adquat; et moins encore de soutenir - par opposition d'autres formes d'acquisition que toute tendance acqurir de l'argent rvle l' esprit du capitalisme. Dans ce dernier cas, on renoncerait alors toute prcision du concept, et, clans le premier, la possibilit de faire ressortir la diffrence spcifique entre le capitalisme occidental et d'autres formes qui en diffrent. De mme, dans la Philosophie des Geldes, Simmel Pousse trop loin l'identification, au dtriment de son analyse concrte, de l'conomie montaire [Geldwirtschaft] avec le capitalisme. Chez Sombart, surtout dans la seconde dition de son oeuvre principale, Der moderne Kapitalismus, ce qui fait le caractre spcifique du capitalisme - du moins de mon point de vue -, savoir l'organisation rationnelle du travail, passe au second plan, ce qui tend attribuer une importance exagre des facteurs de dveloppement qui ont agi partout dans le monde.

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l'action correspondante s'analysera en un calcul effectu en termes de capital. Ce qui signifie que si l'action utilise mthodiquement des matires ou des services personnels comme moyen d'acquisition, le bilan de l'entreprise chiffr en argent la fin d'une priode d'activit (ou la valeur de l'actif valu priodiquement dans le cas d'une entreprise continue) devra excder le capital, c'est--dire la valeur des moyens matriels de production mis en uvre pour l'acquisition par voie d'change. Peu importe qu'il s'agisse de marchandises in natura donnes in commenda un marchand itinrant, dont le profit final peut consister en d'autres marchandises in natura acquises dans le commerce; ou bien qu'il s'agisse d'une usine dont l'actif, reprsent par des btiments, des machines, de l'argent liquide, des matires premires, des produits finis ou semi-finis, des crances, est compens par des engagements. Ce qui compte, c'est qu'une estimation du capital soit faite en argent; peu importe que ce soit par les mthodes de la comptabilit moderne ou de toute autre manire, si primitive et rudimentaire soi-telle. Tout se fait par bilans. Au dbut de l'entreprise : bilan initial; avant chaque affaire : estimation du profit probable; la fin : bilan dfinitif visant tablir le montant du profit. Par exemple, le bilan initial d'une commenda devra dterminer la valeur en argent, reconnue exacte par les associs, des marchandises confies (dans la mesure o elles n'ont pas dj forme montaire au dpart); et un bilan final permettra de rpartir les profits et les pertes. Chaque opration des associs reposera sur le calcul dans la mesure o les transactions seront rationnelles. Il arrive, mme de nos jours, qu'on ne fasse ni calcul ni [6] estimation prcise, qu'on s'en tienne soit une approximation, soit un procd simplement traditionnel ou conventionnel, lorsque les circonstances n'imposent pas de calcul prcis. Mais cela ne touche qu'au degr de rationalit de l'acquisition capitaliste. L'important pour notre concept, ce qui dtermine ici l'action conomique de faon dcisive, c'est la tendance [Orientierung] effective a comparer un rsultat exprim en argent avec un investissement valu en argent [Geldschtzungseinsatz], si primitive soit cette comparaison. Dans la mesure o les documents conomiques nous permettent de juger, il y a eu en ce sens, dans tous les pays civiliss, un capitalisme et des entreprises capitalistes reposant sur une rationalisation passable des valuations en capital [Kapitalrechnung]. En Chine, dans l'Inde, Babylone, en gypte, dans l'Antiquit mditerranenne, au Moyen Age aussi bien que de nos jours. Il ne s'agissait pas seulement d'oprations individuelles [Einzelunternehmungen] isoles, mais d'entreprises conomiques entirement fondes sur le renouvellement d'oprations capitalistes isoles, voire des exploitations permanentes. Pendant longtemps cependant, le commerce n'a pas revtu comme le ntre aujourd'hui un caractre permanent; il consistait

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essentiellement en une srie d'oprations isoles. Ce n'est que graduellement que l'activit des gros ngociants a gagn une cohrence interne (notamment avec l'tablissement de succursales). En tout cas, entreprise capitaliste et entrepreneur capitaliste sont rpandus travers le monde depuis des temps trs anciens, non seulement en vue d'affaires isoles, mais encore pour une activit permanente. Toutefois, c'est en Occident que le capitalisme a trouv sa plus grande extension et connu des types, des formes, des tendances qui n'ont jamais vu le jour ailleurs. Dans le monde entier il y a eu des marchands : grossistes ou dtaillants, commerant sur place ou au loin. Toutes sortes de prts ont exist; des banques se sont livres aux oprations les plus varies, pour le moins comparables celles de notre XVIe sicle. Les prts maritimes, les commenda, les associations et socits en commandite ont t largement rpandus et ont mme parfois revtu une forme permanente. Partout o ont exist des crdits de fonctionnement pour les institutions publiques, les prteurs sont apparus : Babylone, en Grce, dans l'Inde, en Chine, Rome. Ils ont financ des guerres, la piraterie, des marchs de fournitures, des oprations immobilires [7] de toutes sortes. Dans la politique d'outre-mer, ils ont jou le rle d'entrepreneurs coloniaux, de planteurs possesseurs d'esclaves, utilisant le travail forc. Ils ont pris ferme domaines et charges, avec une prfrence pour le recouvrement des impts. Ils ont financ les chefs de partis en priode d'lections et les condottieri en temps de guerres civiles. En fin de compte, ils ont t des spculateurs la recherche de toutes les occasions de raliser un gain pcuniaire. Cette varit d'entrepreneurs, les aventuriers capitalistes, a exist partout. l'exception du commerce ou des oprations de crdit et de banque, leurs activits ont revtu un caractre irrationnel et spculatif, ou bien elles se sont orientes vers l'acquisition par la violence, avant tout par des prlvements de butin : soit directement, par la guerre, soit indirectement, sous la forme permanente du butin fiscal, c'est--dire par l'exploitation des sujets. Autant de caractristiques que l'on retrouve souvent encore dans le capitalisme de l'Occident moderne : capitalisme des flibustiers de la finance, des grands spculateurs, des pourchasseurs de concessions coloniales, des grands financiers. Et surtout dans celui qui fait son affaire de l'exploitation des guerres, auquel se trouve lie, aujourd'hui comme toujours, une partie, mais une partie seulement, du grand commerce international. Mais, dans les temps modernes, l'Occident a connu en propre une autre forme de capitalisme : l'organisation rationnelle capitaliste du travail (formellement) libre, dont on ne rencontre ailleurs que de vagues bauches.

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Dans l'Antiquit, l'organisation du travail servile n'a atteint un certain niveau de rationalisation que dans les plantations et, un moindre degr, dans les ergasteria. Au dbut des temps modernes, la rationalisation a encore t plus restreinte dans les fermes et les ateliers seigneuriaux, ainsi que dans les industries domestiques des domaines seigneuriaux utilisant le travail servile. De vritables industries domestiques, recourant au travail libre, n'ont exist hors de l'Occident - le fait est avr - qu' l'tat isol. L'emploi pourtant trs rpandu de journaliers n'a conduit qu'exceptionnellement la mise sur pied de manufactures - et cela sous des formes trs diffrentes de l'organisation industrielle moderne (monopoles d'tat) -, jamais en tout cas une organisation de l'apprentissage du mtier la manire de notre Moyen Age. Mais l'organisation rationnelle de l'entreprise, lie aux prvisions d'un march rgulier et non aux occasions irrationnelles ou politiques de spculer, n'est pas la [8] seule particularit du capitalisme occidental. Elle n'aurait pas t possible sans deux autres facteurs importants : la sparation du mnage [Haushalt] et de l'entreprise [Betrieb], qui domine toute la vie conomique moderne; la comptabilit rationnelle, qui lui est intimement lie. Nous trouvons ailleurs galement la sparation dans l'espace du logis et de l'atelier (ou de la boutique) - exemples : le bazar oriental et les ergasteria de certaines civilisations. De mme, au Levant, en Extrme-Orient, dans l'Antiquit, des associations capitalistes ont leur comptabilit indpendante. Mais par rapport l'indpendance moderne des entreprises ce ne sont l que de modestes tentatives. Avant tout, parce que les conditions indispensables de cette indpendance, savoir notre comptabilit rationnelle et notre sparation lgale de la proprit des entreprises et de la proprit personnelle, font totalement dfaut, ou bien n'en sont qu' leurs dbuts . Partout ailleurs, les entreprises recherchant le1

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Il est vident qu'il ne faut pas prendre cette opposition au pied de la lettre. Dans l'Antiquit mditerranenne dj, probablement aussi dans l'Inde, en Chine, le capitalisme orient vers la politique (tout particulirement la ferme des impts) avait donn naissance des entreprises permanentes qui ont d probablement possder une comptabilit rationnelle , laquelle ne nous est malheureusement connue que sous une forme trop fragmentaire. En outre le capitalisme, politiquement orient, des aventuriers et le capitalisme rationnel des bourgeois se sont trouvs troitement associs dans le dveloppement des banques modernes - y compris la Banque d'Angleterre. L'origine de la plupart d'entre elles est due des oprations commerciales intimement lies la politique et la guerre. Trs caractristique cet gard est l'opposition, par exemple, entre un homme comme Paterson [fondateur de la Banque d'Angleterre] - type mme du,, promoteur - et les membres du directoire de la Banque d'Angleterre qui dcidrent de la politique permanente de celle-ci et qui, de trs bonne heure, furent surnomms les usuriers puritains de Grocer's Hall . Non moins rvlatrices, les bvues de la plus solide des banques lors des affaires vreuses ou chimriques des Mers du Sud. En fait,

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profit ont eu tendance se dvelopper partir d'une grande conomie familiale, qu'elle soit princire ou domaniale (I'oikos); elles prsentent, comme l'a bien vu Rodbertus, ct de parents superficielles avec l'conomie moderne, un dveloppement divergent, voire oppos. Cependant, en dernire analyse, toutes ces particularits du capitalisme occidental n'ont reu leur signification moderne que par leur association avec l'organisation capitaliste du travail. [9] Ce qu'en gnral on appelle la commercialisation , le dveloppement des titres ngociables, et la Bourse qui est la rationalisation de la spculation, lui sont galement lis, Sans l'organisation rationnelle du travail capitaliste, tous ces faits - en admettant qu'ils demeurent possibles - seraient loin d'avoir la mme signification, surtout en ce qui concerne la structure sociale et tous les problmes propres l'Occident moderne qui lui sont connexes. Le calcul exact, fondement de tout le reste, n'est possible que sur la base du travail libre. Et comme, ou plutt parce que, en dehors de l'Occident on ne trouve pas trace d'une organisation rationnelle du travail on ne trouve pas davantage trace d'un socialisme rationnel. Sans doute le reste du monde a-t-il connu l'conomie urbaine, les politiques de ravitaillement urbain, les thories princires du mercantilisme et de la prosprit, le rationnement, la rgulation de l'conomie, le protectionnisme et les thories du laisser-faire (en Chine). Il a connu aussi des conomies communistes et socialistes de types divers : communisme familial, religieux ou militaire, socialisme d'tat (en gypte), cartels monopolistes et organismes de consommateurs. Bien qu'il y ait eu partout des privilges de marchs pour les cits, des corporations, des guildes et toutes sortes de diffrences lgales entre la ville et la campagne, le concept de bourgeois et celui de bourgeoisie ont t pourtant ignors ailleurs qu'en Occident. De mme, le proltariat , en tant que classe, ne pouvait exister en l'absence de toute entreprise organisant le travail libre. Sous diverses formes, on rencontre partout des luttes de classes : entre cranciers et dbiteurs, entre propritaires fonciers et paysans sans terres, ou serfs, ou fermiers, entre commerants et consommateurs ou propritaires fonciers. Ailleurs qu'en Europe, cependant, on ne trouve que sous une forme embryonnaire les luttes entre commanditaires et commandits de notre Moyen Age occidental. L'antagonisme moderne entre grand entrepreneur industriel et ouvrier salari libre tait totalement inconnu. D'o l'absence de problmescette opposition doit donc tre trs nuance. Les grands promoteurs et les grands financiers - ceci dit en gnral, il y a des exceptions - n'ont pas plus que les juifs - ces autres reprsentants typiques du capitalisme politique et financier - cr l'organisation rationnelle du travail. Bien au contraire, ce fut l'uvre d'une tout autre sorte de gens.

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semblables ceux que connat le socialisme moderne. [10] Par consquent, dans une histoire universelle de la civilisation, le problme central - mme d'un point de vue purement conomique - ne sera pas pour nous, en dernire analyse, le dveloppement de l'activit capitaliste en tant que telle, diffrente de forme suivant les civilisations : ici aventurire, ailleurs mercantile, ou oriente vers la guerre, la politique, l'administration; mais bien plutt le dveloppement du capitalisme d'entreprise bourgeois, avec son organisation rationnelle du travail libre. Ou, pour nous exprimer en termes d'histoire des civilisations, notre problme sera celui de la naissance de la classe bourgeoise occidentale avec ses traits distinctifs. Problme coup sr en rapport troit avec l'origine de l'organisation du travail libre capitaliste, mais qui ne lui est pas simplement identique. Car la bourgeoisie, en tant qu'tat, a exist avant le dveloppement de la forme spcifiquement moderne du capitalisme - cela, il est vrai, en Occident seulement. Il est notoire que la forme proprement moderne du capitalisme occidental a t dtermine, dans une grande mesure, par le dveloppement des possibilits techniques. Aujourd'hui, sa rationalit dpend essentiellement de la possibilit d'valuer les facteurs techniques les plus importants. Ce qui signifie qu'elle dpend de traits particuliers de la science moderne, tout spcialement des sciences de la nature, fondes sur les mathmatiques et l'exprimentation rationnelle. D'autre part, le dveloppement de ces sciences, et des techniques qui en sont drives, a reu et reoit de son ct une impulsion dcisive des intrts capitalistes qui attachent des rcompenses [Prmien] leurs applications pratiques. A vrai dire, l'origine de la science occidentale n'a pas t dtermine par de tels intrts. Les Indiens ont une numrotion de position qui quivaut un calcul algbrique, ils ont invent le systme dcimal sans pourtant parvenir ni au calcul ni la comptabilit modernes. Il revenait au capital occidental, en se dveloppant, de l'utiliser. Les intrts capitalistes n'ont pas dtermin la naissance des mathmatiques, ou de la mcanique, mais l'utilisation technique du savoir scientifique, si importante pour les conditions de vie de la masse de la population, a certainement t stimule en Occident par les avantages [Prmien] conomiques qui y taient prcisment attachs. Or ces avantages dcoulaient de la structure sociale spcifique de l'Occident. Nous voici amen nous demander de [11] quels lments de cette structure sociale l'utilisation technique de la science dcoule-t-elle, tant admis que tous les lments ne sauraient avoir eu une gale importance. La structure rationnelle du droit et de l'administration est sans aucun doute importante. En effet, le capitalisme d'entreprise rationnel ncessite la

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prvision calcule, non seulement en matire de techniques de production, mais aussi de droit, et galement une administration aux rgles formelles. Sans ces lments les capitalismes aventurier, spculatif, commercial, sont certes possibles, de mme que toutes les sortes de capitalisme politiquement dtermin, mais non pas l'entreprise rationnelle conduite par l'initiative individuelle avec un capital fixe et des prvisions sres. Seul l'Occident a dispos pour son activit conomique d'un systme juridique et d'une administration atteignant un tel degr de perfection lgale et formelle. Mais d'o vient ce droit, demandera-t-on? La recherche montre qu' ct d'autres circonstances les intrts capitalistes ont indubitablement contribu pour leur part - non pas la seule, ni mme la principale - frayer la voie l'autorit d'une classe de juristes rompus l'exercice du droit et de l'administration. Mais ces intrts n'ont pas cr le droit. De tout autres forces encore y ont contribu. Pourquoi les intrts capitalistes en Chine ou dans l'Inde n'ont-ils donc pas dirig le dveloppement scientifique, artistique, politique, conomique sur la voie de la rationalisation qui est le propre de l'Occident? Car, dans tous les cas rapports ci-dessus, il s'agit bien d'une forme de rationalisme spcifique, particulier la civilisation occidentale. Or ce mot peut dsigner des choses extrmement diverses - nous serons amen le rpter dans la discussion qui va suivre. Il y a, par exemple, des rationalisations de la contemplation mystique - c'est--dire d'une attitude qui, considre a partir d'autres domaines de la vie, est tenue pour spcifiquement irrationnelle -de la mme faon qu'il y a des rationalisations de la vie conomique, de la technique, de la recherche scientifique, de l'ducation, de la formation militaire, du droit, de l'administration. En outre, chacun de ces domaines peut tre rationalis en fonction de fins, de buts extrmement divers, et ce qui est rationnel d'un de ces points de vue peut devenir irrationnel sous un autre angle. De l des varits considrables de rationalisation [12] dans les divers domaines de la vie et selon les civilisations. Pour en caractriser les diffrences, du point de vue de l'histoire des civilisations, il est ncessaire de dterminer quels sont les domaines rationaliss et dans quelle direction ils le sont. Il s'agira donc, tout d'abord, de reconnatre les traits distinctifs du rationalisme occidental et, l'intrieur de celui-ci, de reconnatre les formes du rationalisme moderne, puis d'en expliquer l'origine. Toute tentative d'explication de cet ordre devra admettre l'importance fondamentale de l'conomie et tenir compte, avant tout, des conditions conomiques. Mais, en mme temps, la corrlation inverse devra tre prise en considration. Car si le dveloppement du rationalisme conomique dpend, d'une faon gnrale, de la technique et du droit

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rationnels, il dpend aussi de la facult et des dispositions qu'a l'homme d'adopter certains types de conduite rationnels pratiques. Lorsque ces derniers ont but contre des obstacles spirituels, le dveloppement du comportement conomique rationnel s'est heurt, lui aussi, de graves rsistances intrieures. Dans le pass, les forces magiques et religieuses, ainsi que les ides d'obligation morale qui reposent sur elles, ont toujours compt parmi les plus importants des lments formateurs de la conduite. C'est ce dont nous parlerons dans les tudes rassembles ici. Nous avons plac au dbut deux tudes assez anciennes. On y tente d'aborder le problme par un aspect important qui est en gnral l'un des plus difficiles saisir : de quelle faon certaines croyances religieuses dterminent-elles l'apparition d'une mentalit conomique , autrement dit l' thos d'une forme d'conomie? Nous avons pris pour exemple les relations de l'esprit de la vie conomique moderne avec l'thique rationnelle du protestantisme asctique. Nous ne nous occuperons donc que d'un seul aspect de l'enchanement causal. Les tudes qui suivent, sur L'thique conomique des grandes religions du monde, visent tablir les relations des religions les plus importantes avec l'conomie et la stratification sociale. Elles s'efforcent de poursuivre ces deux relations causales aussi loin qu'il sera ncessaire afin de trouver les points de comparaison avec le dveloppement occidental qui, en outre, sera lui-mme analyser. C'est la seule faon, en effet, de rechercher avec quelque espoir une imputation causale [13] au regard de ces lments de l'thique conomique de la religion occidentale par lesquels elle s'oppose aux autres. Toutefois, ces tudes -si condenses soient-elles - ne prtendent nullement constituer des analyses compltes. Au contraire, c'est de propos dlibr qu'elles mettent l'accent sur les lments par lesquels chaque civilisation tudie tait et demeure en opposition avec le dveloppement de la civilisation occidentale. Elles sont donc tout entires orientes vers les problmes qui, de ce point de vue, paraissent importants pour comprendre la civilisation occidentale. tant donn le but que nous nous sommes fix, aucun autre procd ne saurait tre retenu. Mais, afin d'viter tout malentendu, nous soulignerons ici expressment les limites de notre propos. D'autre part, il convient de mettre en garde le profane contre une surestimation des prsentes tudes. De toute vidence, le sinologue, l'indianiste, le smitologue, l'gyptologue, n'y trouveront point de faits nouveaux. Souhaitons du moins qu'ils n'y dcouvrent rien d'essentiel qui soit faux. L'auteur ignore dans quelle mesure il est parvenu, bien que non spcialiste, approcher de pareil idal. Celui qui doit s'en remettre des traductions et doit en outre utiliser les sources littraires, les tmoins archologiques, les documents d'archives, est bien oblig de se fier aux

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spcialistes, tout en tant incapable de juger de la valeur exacte de travaux qui sont souvent eux-mmes trs controverss. Un tel auteur a toutes les raisons de se montrer modeste. D'autant qu'au regard de tous les documents qui existent, et ils sont abondants, le nombre de traductions des sources vritables (inscriptions et documents) dont nous disposons (pour la Chine en particulier) est encore des plus restreint. De l - surtout en ce qui concerne l'Asie - le caractre trs provisoire de nos essais . Au spcialiste de juger en dernier ressort. Ces tudes n'ont d'ailleurs t entreprises qu'en raison de l'absence ce jour [1920] de travaux de spcialistes qui rpondent au but que nous nous sommes propos. Elles sont destines [14], dans une large mesure, tre bientt dpasses , ce qui est finalement le sort de tous les travaux scientifiques. Mais, pour critiquable que cela soit, il est difficile, dans des travaux comparatifs, de se garder de tout empitement sur le terrain d'autres spcialistes. Rsignons-nous donc, ds le dpart, une russite incomplte.1

Soit que la mode, soit que leur propre ardeur les y induise, les hommes de lettres croient aujourd'hui pouvoir se passer du spcialiste, ou bien le ravaler au rle de collaborateur subalterne du voyant [Schauender]. Presque toutes les sciences sont redevables aux dilettantes d'aperus souvent intressants, prcieux mme. Mais si le dilettantisme tait le principe de la science, il en serait aussi la fin. Que celui qui dsire voir aille au cinma. D'ailleurs, ne lui offre-t-on pas aujourd'hui, sous une forme littraire, une masse de choses qui appartiennent au champ de nos investigations ? Rien n'est plus loign d'tudes srieuses et strictement empiriques que semblable attitude. Et j'ajouterai : que celui qui veut entendre un sermon aille dans un conventicule. Nous ne dirons pas ici le moindre mot de la valeur relative des civilisations que nous comparons. Il est vrai que le destin de l'humanit ne peut qu'pouvanter celui qui en contemple une priode. Mais il est bon de garder pour soi ses petits commentaires personnels, comme on le fait la vue de la mer ou de la haute montagne, moins qu'on ne se sente la vocation et le don de les exprimer sous forme d'uvre d'art ou de prophtie. Dans la plupart des autres cas, la prolixit des discours intuitifs masque seulement le fait que l'on est incapable de prendre ses distances par rapport l'objet, incapacit qui mrite d'tre juge de la mme faon que lorsque ce manque de perspective s'applique aux hommes.2

Que1 2

nous

n'ayons

pas

eu

recours

aux

matriaux

fournis

par

Ce qui me reste de connaissances en hbreu est galement trs insuffisant. Je n'ai pas besoin de faire remarquer que cela ne s'applique pas des tentatives telles que celles de JASPERS (dans la Psychologie der Weltanschauungen, 1919) ou de KLAGES (dans sa Charakterologie), ni des tudes du mme genre qui diffrent de mes recherches par leur point de dpart. La place me manque pour les discuter.

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l'ethnographie ncessite une justification. L'tat o cette science est aujourd'hui parvenue [15] devrait videmment rendre son emploi indispensable dans toute tude approfondie - surtout en ce qui concerne les religions de l'Asie. Si nous nous sommes ainsi limit, ce n'est pas uniquement d au fait que la capacit de travail d'un homme est limite. Cette omission nous a paru permise avant tout parce que nous devions obligatoirement traiter ici de l'thique religieuse des couches sociales qui, dans leurs pays respectifs, jouaient le rle de porteurs de la civilisation, parce que nous nous occupions de l'influence exerce par leur comportement. Or il est trs vrai que leur caractre propre ne peut tre connu et compris que par confrontation avec les faits ethnographiques. Nous devons donc admettre sans ambages, et mme souligner, qu'il s'agit ici d'une lacune de nature susciter des objections justifies de la part de l'ethnographe. Cette lacune, nous pouvions esprer la combler par une tude systmatique de la sociologie de la religion, mais une telle entreprise aurait outrepass le propos limit de la prsente tude. En consquence force nous tait de nous contenter d'essayer de mettre au jour, le mieux possible, les points de comparaison avec nos religions de civilisation [Kulturreligionen] de l'Occident. Pensons enfin au ct anthropologique du problme. Rencontrant sans cesse en Occident, et l seulement, certains types bien dtermins de rationalisation - jusque dans des domaines du comportement qui (apparemment) se sont dvelopps indpendamment les uns des autres - on est naturellement conduit y voir le rsultat dcisif de qualits hrditaires. L'auteur confesse qu'il incline - ce qui est tout personnel et subjectif - attribuer une grande importance l'hrdit biologique. Mais, en dpit des rsultats considrables auxquels est parvenue l'anthropologie, je ne vois pas, jusqu' prsent, comment nous pourrions valuer, ne ft-ce qu'approximativement, dans quelle mesure et surtout sous quelle forme l'hrdit -intervient dans le dveloppement de ce processus de rationalisation. Une des tches assigner aux recherches sociologiques et historiques devrait donc consister dcouvrir d'abord toutes ces influences et tous ces enchanements de causes qui peuvent tre expliqus de faon satisfaisante comme des ractions au destin et au milieu. Ensuite, et dans le cas seulement o la neurologie et la psychologie des races auraient progress au-del des rsultats [16] actuels - prometteurs bien des gards -, nous serions peut-tre en droit d'esprer des solutions satisfaisantes ce problme . En attendant, ces conditions semblent faire dfaut, et en appeler l'hrdit serait renoncer prmaturment des connaissances qui sont peut-tre ds maintenant notre porte; ce serait faire dvier le problme1

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Un psychiatre a exprim la mme opinion devant moi il y a quelques annes.

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vers des facteurs (aujourd'hui) encore inconnus.

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L'THIQUE PROTESTANTE ET L'ESPRIT DU CAPITALISME

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[17] Cette tude a t d'abord publie dans l'Archiv fr Sozialwissenschaft und Sozialpolitik de Jaff (J. C. B. Mohr, Tbingen), tomes XX el XXI (1904-1905). De la volumineuse littrature qu'elle a suscite, je ne mentionnerai que les critiques les plus circonstancies. D'abord F. Rachfahl, Kalvinismus und Kapitalismus , Internationale Wochenschrift fr Wissenschaft, Kunst und Technik (1909), nos 39-43. En rponse, mon article: Antikritisches zum 'Geist' des Kapitalismus , Archiv fr Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, XXX (1910). Puis la rplique de Rachfahl, Nochmals Kalvinismus und Kapitalismus , Internationale Wochenschrift (1910), nos 22-25. Enfin, mon Antikritisches SchluBwort , Archiv, XXXI (1910). (Brentano, dans la critique que nous mentionnons ci-dessous, n'a vraisemblablement pas eu connaissance de cette dernire phase de la discussion, car il n'en fait pas tat.) Dans la prsente dition, je n'ai rien introduit de la polmique, invitablement assez strile, avec Rachfahl. C'est un savant que j'estime beaucoup d'ailleurs, mais il s'tait aventur sur un terrain qu'il connaissait insuffisamment. J'ai simplement ajout au texte quelques rfrences supplmentaires, tires de mon Antihritik , et j'ai tent, dans quelques passages nouveaux ou dans des notes en bas de page, d'exclure tout futur malentendu. Ensuite, W. Sombart, dans son livre Der Bourgeois (Mnchen et Leipzig, 1913), sur lequel je reviendrai ci-dessous dans des notes. Pour finir, Lujo Brentano, dans la IIe partie de l'appendice son discours de Munich ( l'Acadmie des Sciences, t9r3) sur Die Anfnge des modernen Kapitalismus, publi en 1916. [Depuis la mort de Max Weber, Brentano a quelque peu augment ces essais et les a incorpors son livre Der wirtschaftende Mensch in der Geschichte. - D. ] Je reviendrai sur ces critiques en temps opportun, dans des notes spciales. J'invite ceux que cela intresserait se [18] convaincre par la comparaison que, dans la rvision du texte, je n'ai ni supprim, ni modifi le sens, ni affaibli la moindre phrase concernant un point essentiel, pas plus que je n'ai ajout d'affirmations matriellement diffrentes. )le n'avais aucune raison de le faire, et le dveloppement de mon expos convaincra qui pourrait en douter. Les deux derniers auteurs mentionns sont engags entre eux dans une discussion plus vive encore qu'avec moi. La critique que fait Brentano de l'ouvrage de W. Sombart, Die Juden und das Wirtschaftsleben, fonde en bien des points, est souvent aussi trs injuste, mme sans tenir compte du fait que Brentano ne semble pas comprendre la nature relle du problme des juifs (problme que j'ai cart ds l'abord, mais sur lequel je reviendrai ailleurs [dans une section ultrieure de la Religionssoziologie]. A l'occasion de cette tude, des thologiens m'ont fait de fort prcieuses suggestions. Ils m'ont lu avec bienveillance et objectivit, en dpit de dsaccords sur des points de dtail. Cela m'est d'autant plus agrable que je n'aurais pas t surpris de quelque antipathie pour la manire dont le sujet tait ncessairement

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trait ici. Ce qui, pour un thologien, fait tout le prix de sa religion, ne pouvait jouer un grand rle dans cette tude. Nous nous occupons ici de ce qui, aux yeux d'un croyant, constitue souvent les aspects superficiels et grossiers de la vie religieuse, mais qui, justement parce que superficiel et grossier, a le plus profondment influenc les comportements extrieurs. Un autre livre, au contenu riche et vari, confirme opportunment et complte le ntre, dans la mesure o il traite du mme problme. Il s'agit de l'important ouvrage de E. Troeltsch, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen (Tbingen, 1912), tude d'ensemble, d'un point de vue original, de l'histoire de l'thique du christianisme occidental. J'y renvoie le lecteur, plutt que d'en donner des citations rptes sur des points particuliers. L'auteur s'occupe surtout des doctrines religieuses, alors que je m'intresse davantage leur mise en pratique.

CHAPITRE PREMIER

LE PROBLME

I. Confession et stratification sociale. (retour la table des matires)

[17] Si l'on consulte les statistiques professionnelles d'un pays o

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coexistent plusieurs confessions religieuses, on constate avec une frquence digne de remarque un fait qui a provoqu plusieurs reprises de vives discussions dans la presse, la littrature et les congrs catholiques en Allemagne [18] : que les chefs d'entreprise et les dtenteurs de capitaux, aussi bien que les reprsentants des couches suprieures qualifies de la main-d'uvre et, plus encore, le personnel technique et commercial hautement duqu des entreprises modernes, sont en grande majorit protestants . [19] Cela sans doute est vrai l o la diffrence de religion concide avec une nationalit diffrente, donc avec une diffrence de niveau culturel, comme c'est le cas dans l'est de l'Allemagne entre Allemands et Polonais; mais le mme phnomne apparat dans les chiffres des statistiques confessionnelles, presque partout o le capitalisme a eu, l'poque de son panouissement, les mains libres pour modifier suivant ses besoins la stratification de la population et en dterminer la structure professionnelle. Et le fait est d'autant plus net que le capitalisme a t plus libre. Il est vrai qu'on peut en partie expliquer par des circonstances historiques cette participation relativement plus forte des protestants la possession du capital , la direction et aux emplois suprieurs dans les grandes entreprises industrielles et commerciales modernes . Ces1 2 3 4 5 6

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Les exception s'expliquent - non pas toujours, mais frquemment - en ceci que la religion pratique parmi la main-duvre d'une industrie donne dpend au premier chef des caractristiques religieuses de la rgion o cette industrie est implante, ou bien de celle o ladite main-d'uvre est recrute. premire vue, ce fait modifie souvent l'impression laisse par les statistiques des appartenances religieuses, par exemple en Rhnanie. En outre, les chiffres ne sont concluants que si les spcialisations individuelles sont soigneusement distingues. Sinon les ares artisans risquent d'tre rangs mai avec les grands industriels dans la catgorie des propritaires d'entreprises . Surtout, le capitalisme avanc s'est de nos jours affranchi de l'influence que la religion a pu avoir dans le pass, notamment parmi les couches infrieures, non spcialises, de la maind'uvre. Cf, infra. Cf. par exemple SCHELL, Der Katholizismus als Prinzip des Fortschrittes (Wrzburg 1897), P- 31, et V. HERTLING, Das Prinzip des Katholizismus und die Wissenschaft (Freiburg 1899), p. 58. Un de mes lves a tudi fond les donnes statistiques les plus dtailles que nous possdions aujourd'hui sur ce sujet : la statistique confessionnelle du pays de Bade. Cf. Martin OFFENBACHER, Konfession und soziale Schichtung. Eine Studie ber wirtschaffliche Lage der Katholiken und Protestanten in Baden (Tbingen et Leipzig 1901), tome IV, fasc. 5 des Volkswirtschaftliche Abhandlungen der badischen Hochschulen. Les faits et les chiffres utiliss ci-dessous comme exemples sont tous extraits de cette tude. Sur ce point, les deux premiers chapitres d'Offenbacher donnent un expos dtaill. Par exemple, Bade, en 1895, pour 1 000 protestants le capital assujetti l'impt sur le revenu tait de 954 060 marks; pour 1 000 catholiques, 589 000 marks. Il est vrai que les juifs venaient largement en tte avec 4 000 000 de marks pour 1 000 (dtails dans OFFENBACHER, Op. cit. p. 21). Voir sur ce point la discussion complte dans l'tude d'Offenbacher.

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circonstances remontent loin dans le pass et font apparatre l'appartenance confessionnelle non comme la cause premire des conditions conomiques, mais plutt, dans une certaine mesure, comme leur consquence. Participer ces fonctions conomiques prsuppose d'une part la possession de capitaux, d'autre part une ducation coteuse, en gnral les deux la fois ce qui est li, de nos jours encore, un certain bien-tre matriel. Un grand nombre de rgions du Reich, les plus riches et les plus dveloppes conomiquement, les plus favorises par leur situation ou leurs ressources naturelles, en particulier la majorit des villes riches, taient passes au protestantisme ds le XVIe sicle. Fait qui a des rpercussions aujourd'hui encore et favorise les protestants dans la lutte pour l'existence conomique. Se pose alors la question historique : pourquoi [20] les rgions conomiquement les plus avances se montraient-elles en mme temps particulirement favorables une rvolution dans l'glise? La rponse est beaucoup moins simple qu'on pourrait le penser. Sans conteste, l'mancipation l'gard du traditionalisme conomique apparat comme l'un des facteurs qui devaient fortifier la tendance douter aussi de la tradition religieuse et se soulever contre les autorits traditionnelles. Mais il importe de souligner galement un fait trop oubli : la Rforme ne signifiait certes pas l'limination de la domination de l'glise dans la vie de tous les jours, elle constituait plutt la substitution d'une nouvelle forme de domination l'ancienne. Elle signifiait le remplacement d'une autorit extrmement relche, pratiquement inexistante l'poque, par une autre qui pntrait tous les domaines de la vie publique ou prive, imposant une rglementation de la conduite infiniment pesante et svre. L'autorit de l'glise catholique, punissant l'hrtique mais indulgente au pcheur - et cela tait vrai autrefois plus encore qu'aujourd'hui - est tolre de nos jours par des peuples ayant une physionomie conomique profondment moderne. De mme, elle tait supporte la fin du XVe sicle par les rgions de la terre les plus riches, les plus dveloppes conomiquement parlant. L'autorit du calvinisme, telle qu'elle svit au XVIe sicle Genve et en cosse, la fin du XVIe et au dbut du XVIIe sicle dans la plus grande partie des Pays-Bas, au XVIIe sicle en Nouvelle-Angleterre et, pour un temps, en Angleterre, reprsenterait pour nous la forme la plus absolument insupportable de contrle ecclsiastique sur l'individu. C'est d'ailleurs ce que ressentaient de larges couches de l'ancien patriciat, Genve comme en Hollande et en Angleterre. Et ce dont les rformateurs se plaignaient dans ces pays conomiquement les plus volus, ce n'tait pas que la domination religieuse sur l'individu ft trop forte, mais au contraire qu'elle ft trop faible. Or, comment se fait-il que les pays l'conomie la

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34 LE PROBLME plus dveloppe et, dans ces pays, les classes moyennes en plein essor aient alors non seulement support avec patience la tyrannie, jusque-l inconnue, du puritanisme, mais l'aient mme dfendue avec hrosme? Un hrosme dont les classes bourgeoises en tant que [21] telles n'ont fait que rarement preuve auparavant, et jamais depuis. Ce fut the last of our heroisms, comme Carlyle l'a dit non sans raison. En outre - et il faut le souligner - si dans la vie conomique moderne les protestants dtiennent une part plus grande du capital et sont plus nombreux aux postes de direction, il est possible, nous l'avons dit, que ce soit la consquence, en partie du moins, d'une plus grande richesse transmise par hritage. Mais il existe certains autres phnomnes qui ne peuvent tre expliqus de la mme faon. Nous n'en retiendrons que quelquesuns. Tout d'abord, les parents catholiques diffrent grandement des protestants dans le choix du genre d'enseignement secondaire qu'ils font donner leurs enfants - diffrence qu'on dcle trs gnralement dans le pays de Bade, en Bavire ou en Hongrie. Il faut, sans aucun doute, mettre pour une trs grande part au compte de diffrences dans l'importance de la fortune hrite le fait que le pourcentage des tudiants catholiques dans les tablissements secondaires est considrablement infrieur la proportion des catholiques par rapport la population totale.

La population du pays de Bade comprenait en 1895 : 37 % de protestants, 61,3 % de catholiques et 1,5 % de juifs. Les lves poursuivant des tudes aprs les annes d'enseignement obligatoire se rpartissaient comme suit pour la priode 1885-1894 (OFFENBACHER, Op. cit. p. 16) : Protestants % 43 60 52 49 51 48 Catholiques % 46 31 41 40 37 42 7 11 12 10 Juifs % 9,5 9

Gymnasien Realgymnasien Oberrealschulen Realschulen Hhere Brgerschulen Moyenne

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Le mme phnomne se retrouve en Prusse, en Bavire, dans le Wrtemberg, en Alsace-Lorraine et en Hongrie (voir les chiffres dans OFFENBACHER, P. 18). [Le Gymnasium dispense l'enseignement classique. Au Realgymnasium, le grec est supprim et le latin rduit, au profit des langues vivantes, des mathmatiques, des sciences. Les Realschulen et Oberrealschulen sont semblables au Realgymnasinm, sauf que le latin y est remplac par les langues vivantes.]

Mais on ne saurait expliquer de la mme faon pourquoi les bacheliers catholiques qui sortent de Realgymnasien, de Realschulen, de hheren Brgerschulen et autres tablissements qui prparent aux tudes techniques et aux professions industrielles et commerciales ne reprsentent qu'un pourcentage nettement infrieur celui des protestants , tandis que [22] les humanits ont toutes leurs prfrences. En revanche, on peut de cette faon rendre compte de la faible participation des catholiques aux profits tirs du capital.1

Autre observation, plus frappante encore, et qui permet de comprendre la part minime qui revient aux catholiques dans la main-d'uvre qualifie de la grande industrie moderne. Il est bien connu que l'usine prlve dans une large mesure sa main-d'uvre qualifie parmi les jeunes gnrations de l'artisanat, qu'elle soustrait celui-ci aprs lui avoir laiss la charge de les former. Mais cela est beaucoup plus vrai des compagnons protestants que des compagnons catholiques. En d'autres termes, les compagnons catholiques manifestent une tendance prononce demeurer dans l'artisanat, pour y devenir assez souvent matres ouvriers, alors que, dans une mesure relativement plus large, les protestants sont attirs par les usines, o ils constitueront les cadres suprieurs de la main-d'uvre qualifie et assumeront les emplois administratifs . Indubitablement, le choix des occupations et, par l mme, la carrire professionnelle, ont t2

1

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Les chiffres mentionns dans la note prcdente montrent que la frquentation des coles secondaires par les catholiques est infrieure d'un tiers la proportion de ceux-ci dans la population. Ils ne dpassent leur moyenne, de trs peu d'ailleurs, que dans le cas des lyces classiques (sans doute comme prparation des tudes de thologie). Compte tenu des dveloppements qui vont suivre, faisons encore remarquer le fait caractristique qu'en Hongrie la frquentation des coles secondaires par les rforms prsente une moyenne encore plus leve (voir OFFENBACHER, op. cit. note p. 19). Pour les preuves, voir OFFENBACHER, ibid. p. 54, et les tableaux la fin de son tude.

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dtermins par des particularits mentales que conditionne le milieu, c'est-dire, ici, par le type d'ducation qu'aura inculque l'atmosphre religieuse de la communaut ou du milieu familial. Or, dans l'Allemagne moderne, la participation assez minime des catholiques la vie des affaires [Erwerbsleben] est d'autant plus frappante qu'elle contredit une tendance observe de tout temps , et aujourd'hui encore. Les minorits nationales ou religieuses qui se trouvent dans la situation de domins par rapport un groupe dominant sont, d'ordinaire, vivement attires par l'activit conomique du fait mme de leur exclusion. volontaire ou involontaire, des positions politiques influentes. Leurs membres les plus dous cherchent ainsi satisfaire une ambition qui ne trouve pas s'employer au service de l'tat. [23] C'est ce qui s'est pass avec les Polonais en Russie et en PrusseOrientale, o ils taient en progrs conomique rapide - au contraire de ce qu'on voyait en Galicie o ils taient les matres. Il en allait de mme un peu plus tt dans la France de Louis XIV avec les huguenots, avec les non-conformistes et les quakers en Angleterre et enfin - last but not least - avec les juifs depuis deux mille ans. Mais en Allemagne nous ne constatons pas le mme phnomne chez les catholiques; du moins rien n'est moins vident. Et mme dans le pass, une poque o ils taient perscuts, ou seulement tolrs, en Hollande et en Angleterre, les catholiques - l'inverse des protestants - n'offrent point le spectacle d'un dveloppement conomique notable. Bien plus, c'est un fait que les protestants (et parmi eux plus particulirement certaines tendances, dont il sera parl plus loin) ont montr une disposition toute spciale pour le rationalisme conomique, qu'ils constituent la couche dominante ou la couche domine, la majorit ou la minorit; ce qui n'a jamais t observ au mme point chez les catholiques, dans l'une ou l'autre de ces situations . En consquence, le principe de ces attitudes diffrentes ne doit pas tre recherch uniquement dans des circonstances extrieures temporaires, historico-politiques, mais dans le caractre intrinsque et permanent des croyances religieuses .1 2 3

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Particulirement bien illustre dans les passages des oeuvres de Sir William Petty qui sont cits plus loin. L'exemple de l'Irlande, donn par Petty, s'explique par la raison trs simple que la couche protestante tait dans ce pays constitue par des landlords absentistes. Il serait erron de solliciter davantage cet exemple comme le montre la situation des ScotchIrish. En Irlande, les rapports typiques entre capitalisme et protestantisme sont les mmes qu'ailleurs. Sur les ScotchIrish, voir C. A. HANNA, The ScotchIrish (New York, Putnam), 2 vol. Cela n'exclut pas que ces circonstances n'aient eu des consquences extrmement importantes. Comme je le montrerai plus loin, le fait que nombre de sectes protestantes taient de petites minorits, donc homognes - comme par exemple les calvinistes de stricte observance en dehors de Genve et de la Nouvelle-Angleterre mme l o elles dtenaient le pouvoir politique, fut d'une extrme importance pour le

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[24] Il importerait donc de savoir quels sont, ou quels ont t, les lments particuliers de ces religions qui ont agi et agissent encore en partie dans le sens que nous avons dcrit. En partant d'analyses superficielles et de certaines impressions contemporaines, on pourrait essayer d'exprimer cette opposition ainsi : le catholicisme est plus dtach du monde [Weltfremdheit], ses lments asctiques rvlent un idal plus lev, il a d inculquer ses fidles une plus grande indiffrence l'gard des biens de ce monde. Une telle explication correspond en effet au schma usuel du jugement populaire. Les protestants se rfrent cette faon de voir pour critiquer les idaux asctiques (rels ou supposs) de la conduite catholique; les catholiques rpondent de leur ct en dnonant le matrialisme comme une consquence de la scularisation de tous les domaines de la vie par le protestantisme. Un auteur moderne a cru pouvoir formuler en ces termes l'opposition qui apparat entre les deux confessions dans leur relation avec la vie conomique :Le catholique est [...] plus tranquille, possd d'une moindre soif de profit; il prfre une vie de scurit, ft-ce avec un assez petit revenu, une vie de risque et d'excitation, celle-ci dt-elle lui apporter richesses et honneurs. La sagesse populaire dit plaisamment : soit bien manger, soit bien dormir. Dans le cas prsent le protestant prfre bien manger; tandis que le catholique veut dormir tranquille 1.

En fait, il est possible que ce dsir de bien manger, dans l'Allemagne d'aujourd'hui, se rencontre au moins partiellement chez de nombreux protestants qui ne le sont que de nom. Mais les choses taient trs diffrentes dans le pass. Il est bien connu que c'est tout le contraire de la joie de vivre [Weltfreude] qui caractrisait les puritains anglais, hollandais, amricains [25] et, nous le verrons plus loin, c'est l nos yeux l'un de leursdveloppement de leur style de vie, y compris leur faon de participer la vie conomique. Notre problme n'a rien voir avec le phnomne universel que sont les migrations d'exils de toutes les religions de la terre : Indiens, Arabes, Chinois, Syriens, Phniciens, Grecs, Lombards, qui devenaient ainsi les agents de diffusion du savoir commercial de rgions hautement dveloppes. Brentano, dans l'essai auquel nous nous rfrons souvent : Die Anfnge des modernen [24] Kapitalismus, apporte en tmoignage le cas de sa propre famille. Mais, dans tous les pays et toutes les poques, des banquiers d'origine trangre ont jou le rle d'initiateurs dans le domaine commercial. Ils ne constituent nullement un phnomne propre au capitalisme moderne et ont t considrs par les protestants avec une mfiance d'ordre thique (voir infra). Il en va tout autrement des familles protestantes comme les Muralt, les Pestalozzi, etc., qui migrrent de Locarno Zrich o, trs tt, on les identifie avec le dveloppement spcifiquement moderne (industriel) du capitalisme. OFFENBACHER, Op. cit. p. 58.

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traits les plus importants. Du reste, le protestantisme franais a conserv trs longtemps, et conserve de nos jours encore dans une certaine mesure, le caractre qui partout a marqu les glises calvinistes en gnral, en particulier celles sous la croix [unter dem Kreuz] au temps des guerres de religion. Nanmoins - ou peut-tre c'est pourquoi (nous poserons la question plus tard) - il est bien connu que le protestantisme a t l'un des agents les plus importants du dveloppement du capitalisme et de l'industrie en France, et il l'est rest dans la mesure o la perscution le lui a permis. Si par dtachement du monde on entend le srieux et la prpondrance des intrts religieux dans la conduite de la vie de tous les jours, alors les calvinistes franais taient, et demeurent, au moins aussi dtachs du monde que les catholiques du nord de l'Allemagne par exemple, qui sont certainement plus profondment attachs au catholicisme qu'aucun autre peuple au monde. Les uns et les autres se distinguent de la mme faon des partis religieux dominants dans leurs pays respectifs. Les catholiques franais sont de trs bons vivants dans leurs couches infrieures, alors que dans leurs couches suprieures ils sont tout simplement hostiles la religion. Tout comme les protestants allemands d'aujourd'hui sont absorbs par la vie conomique de ce bas monde et, dans les couches suprieures, en majorit indiffrents l'gard de la religion . Ces ides vagues -prtendu dtachement du monde du catholicisme, prtendu joie de vivre matrialiste du protestantisme - ne mnent nulle part, rien ne le montre plus clairement. Sous cette forme gnrale, elles ne concordent que trs partiellement avec les faits en ce qui concerne le prsent et pas du tout quant au pass. Mais si nous voulions les utiliser malgr tout, nous devrions, en plus des constatations prcdentes, tenir compte d'autres remarques qui s'imposent immdiatement et qui suggrent que toute cette opposition entre le dtachement du monde, l'ascse, la pit religieuse, d'une part, et la participation capitaliste [26] la vie des affaires, d'autre part, pourrait se ramener purement et simplement une parent profonde.1

Pour commencer, quelques aspects extrieurs : il est certainement remarquable de constater que nombre de reprsentants des formes les plus intriorises de la pit chrtienne, notamment parmi les adeptes du pitisme, sont issus de milieux commerants. On pourrait donc penser une sorte de raction de natures trs sensibles, inadaptes la vie commerciale, contre le culte de Mammon. C'est dans ce sens que saint Franois d'Assise et de nombreux pitistes ont interprt subjectivement leur conversion. De mme, ce phnomne si frappant - attest mme chez un Cecil Rhodes - que1 On trouvera des remarques d'une rare finesse sur les caractres propres des diffrentes religions en Allemagne et en France, et la corrlation de ces diffrences avec les autres lments culturels dans le conflit des nationalits en Alsace, dans l'excellente tude de W. WITTICH, Deutsche und franzsische Kultur im ElsaB, Illustrierte ElsBische Rundschau, 1900 (existe galement en tirage part).

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les entrepreneurs capitalistes de grande envergure sont ns dans des presbytres pourrait tre expliqu par une raction contre leur ducation asctique. Cependant, cette interprtation est insuffisante pour expliquer le fait que l'on rencontre dans les mmes groupes un sens extrmement aigu des affaires combin avec une pit qui pntre et domine la vie entire. Ces cas ne sont pas isols; au contraire, ce sont des traits caractristiques des glises et des sectes les plus importantes de l'histoire du protestantisme. Le calvinisme en particulier, partout o il est apparu, prsente toujours cette combinaison . Il ne fut nullement li, l'poque de l'expansion de la Rforme, une classe dtermine, ce qui rend d'autant plus caractristique le fait qu'en France, dans les glises huguenotes, les moines et les industriels (marchands et artisans) furent ds le dbut trs nombreux et le sont rests, en dpit des perscutions . [27] Les Espagnols, eux aussi, savaient que l' hrsie (c'est--dire le calvinisme des PaysBas) stimulait l'esprit des affaires , ce qui correspond parfaitement l'opinion exprime par sir William Petty dans sa discussion des raisons de l'essor du capitalisme aux Pays-Bas. Gothein dfinit avec raison la diaspora calviniste comme la ppinire de l'conomie capitaliste . La supriorit de la situation conomique de la France et de la Hollande, points de dpart de cette diaspora, ou encore le rle considrable exerc par l'exil et le fait1 2 3 4

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Naturellement, cette proposition n'est vraie que lorsqu'il existe une possibilit de dveloppement capitaliste dans la rgion considre. Sur ce point, voir par exemple DUPIN DE SAINT-ANDR, L'ancienne glise rforme de Tours. Les membres de l'glise, Bulletin de la socit de l'histoire du protestantisme, tome IV, p. 10. Ici encore, on pourrait trouver comme motif prpondrant - en particulier du point de vue catholique - le dsir de s'affranchir du contrle monacal ou ecclsiastique. Non seulement le jugement d'adversaires contemporains (y compris Rabelais) s'y oppose, mais aussi, par exemple, les scrupules de conscience qui se firent jour [27] au premier synode national des huguenots (par ex. 1er synode, C. partie., qu. 10, in AYMON, Synodes nationaux de l'glise rforme de France, p. 10) : un banquier pouvait-il devenir l'ancien d'une glise? Et, en dpit de la position sans quivoque de Calvin, les discussions toujours renaissantes dans les mmes assembles pour savoir si le prt intrt est permis. Cela s'expliquait en partie par le grand nombre de personnes que cette question intressait directement, mais le dsir de pratiquer l'usuraria pravitas sans qu'il ft ncessaire de se confesser ne peut pas avoir t seul dcisif. Ceci est galement vrai pour la Hollande (voir ci-dessus). - Disons-le expressment : l'interdiction canonique du prt intrt ne joue aucun rle dans la prsente tude. GOTHEIN, Wirtschaftsgeschichte des Schwarzwaldes, 1, p. 67. En relation avec tout ceci, voir les brves remarques de SOMBART dans Der moderne Kapitalismus, lre d., p. 380. Plus tard, dans les parties mon avis les plus faibles de Der Bourgeois (Mnchen 1913), cet auteur a, sous l'influence d'une tude de Keller, dfendu une thse insoutenable, sur laquelle je reviendrai le moment venu. En dpit de nombreuses observations excellentes (mais qui ne sont pas nouvelles sous ce rapport), l'tude de F. KELLER (Unternehmung und Mehrwert, Publications de la GrresGesellschaft, XII) tombe au-dessous du niveau moyen des travaux rcents de l'apologtique catholique.

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d'tre arrach ses liens traditionnels pourraient mme, dans ce cas, tre considrs comme dcisifs. Mais la situation tait la mme en France [28] au XVIIe sicle, ainsi qu'en tmoignent les efforts dploys par Colbert. L'Autriche elle-mme - pour ne citer que cet exemple - accueillit occasionnellement des fabricants protestants.1

Pourtant, toutes les sectes protestantes ne semblent pas avoir pes dans cette direction avec une force gale. C'est le calvinisme qui parait avoir exerc une des actions les plus fortes, mme en Allemagne : plus que d'autres, plus que le luthranisme par exemple, la confession rforme aurait favoris le dveloppement de l'esprit capitaliste, dans le Wuppertal et ailleurs. C'est ce que tendrait prouver l'tude compare de ces deux confessions dans leur ensemble et sur des points particuliers, spcialement dans le Wuppertal . En cosse Buckle et, parmi les potes anglais, Keats ont mis l'accent sur ces mmes relations . Il y a plus frappant encore, il suffit de le rappeler: des sectes dont le dtachement de ce monde est devenu aussi proverbial que la richesse, comme les quakers et les mennonites, unissent2 3 4

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Il a t tabli sans conteste que le simple fait de changer de rsidence est un moyen efficace d'intensifier le rendement du travail (voir note 13 ci-dessus). La mme jeune fille polonaise qui, dans son pays, ne s'est jamais trouve dans des circonstances qui lui permettent de gagner sa vie et la tirent de sa paresse traditionnelle, semble changer de nature et devient capable d'efforts sans limites lorsqu'elle travaille l'tranger en qualit d'ouvrire saisonnire. Ceci vaut galement pour les ouvriers migrants italiens. Il ne s'agit pas uniquement ici de l'influence ducative d'un milieu nouveau plus stimulant - qui joue un rle videmment, mais n'est pas dcisif - car ce phnomne se produit aussi bien lorsque les tches sont exactement les mmes qu'au pays natal (dans l'agriculture, par exemple). De plus, l'hbergement dans des casernements pour travailleurs saisonniers, etc., entrane souvent un abaissement temporaire du niveau de vie qui ne serait pas tolr dans le pays d'origine. Le simple fait de travailler dans un environnement diffrent de celui qui est habituel brise la tradition, et c'est l le fait ducatif . Le dveloppement conomique de l'Amrique est le rsultat de tels facteurs, est-il ncessaire de le souligner? Dans l'Antiquit, l'exil des juifs Babylone revt une signification analogue; la mme chose est galement vraie pour les parsis. Mais, en ce qui concerne les protestants, l'influence des croyances religieuses constitue videmment un facteur indpendant. On peut le constater par les diffrences indniables qui opposent, dans leur comportement conomique, les puritains des colonies de la Nouvelle-Angleterre aux catholiques du Maryland, aux piscopaliens du Sud et au Rhode Island rnulticonfessionnel. Il en va peu prs de mme dans l'Inde avec les jans. On sait qu'elle est, dans la plupart de ses formes, un calvinisme ou un zwinglianisme plus ou moins tempr. A Hambourg, ville presque entirement luthrienne, l'unique fortune qui remonte au XVIIe sicle est celle d'une famille rforme bien connue. (Cette information m'a t aimablement communique par le professeur A. Wahl.) Affirmer ici cette relation ne constitue pas une nouveaut. Laveleye, Matthew Arnold et d'autres en ont dj trait. Ce qui est nouveau au contraire, c'est sa mise en doute, laquelle est totalement injustifie. Nous aurons l'expliquer.

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une vie rgle par la religion un sens trs aigu des affaires. Les premiers ont jou en Amrique le rle qui fut celui des seconds en Allemagne et aux Pays-Bas. Qu'en Prusse-Orientale Frdric-Guillaume 1er lui-mme ait considr les mennonites, en dpit de leur refus absolu du service militaire, comme indispensables l'industrie, est un fait qui, tant donn le caractre de ce roi, illustre de faon premptoire ces faits nombreux et bien tablis. Enfin, il est connu que la combinaison d'une pit intense avec [29] un profond sens des affaires est un des caractres du pitisme .1

Il suffit de se souvenir de la Rhnanie et de Calw. Inutile d'accumuler les exemples dans cet expos prliminaire; ceux que nous venons de prsenter, en bien petit nombre, soulignent dj combien l' esprit de travail , de progrs (ou quelle que soit la faon de le dsigner), dont on tend attribuer l'veil au protestantisme, ne doit pas tre compris comme joie de vivre , ou dans un sens en relation avec la philosophie des Lumires, comme on n'a que trop tendance le faire de nos jours. Le vieux protestantisme des Luther, des Calvin, des Knox, des Voet n'avait franchement rien voir avec ce qu'aujourd'hui l'on appelle progrs . Il tait l'ennemi dclar de toutes sortes d'aspects du mode de vie dont le sectaire le plus extrmiste ne pourrait aujourd'hui se passer. S'il fallait trouver une parent entre certaines expressions du vieil esprit protestant et de la civilisation capitaliste moderne, force serait, bon gr, mal gr, de la chercher dans leurs traits purement religieux et non dans cette prtendue joie de vivre , plus ou moins matrialiste ou hostile l'asctisme. Dans L'Esprit des lois (XX, VII), Montesquieu dit des Anglais : C'est le peuple du monde qui a le mieux su se prvaloir la fois de ces trois grandes choses : la religion, le commerce et la libert. Leur supriorit commerciale et - ce qui lui est li sous un autre rapport -l'adoption d'institutions politiques libres ne dpendraient-elles pas de [cette prminence dans la religion], de ce record de pit que Montesquieu leur attribue? Une fois la question pose de cette faon, un grand nombre de rapports possibles, vaguement entrevus, nous viennent l'esprit. Notre tche consistera ds lors formuler aussi clairement que possible ce que nous1 Cela n'exclut pas que le pitisme officiel - comme d'autres tendances religieuses -s'opposera plus tard, d'un point de vue patriarcal, certaines formes progressives du capitalisme, par exemple le passage de l'industrie domestique au systme de la manufacture [Fabriksystem]. Il faut distinguer exactement l'idal religieux qu'une tendance religieuse s'efforce d'atteindre de l'influence relle qu'elle exerce sur le comportement des fidles; c'est ce que nous verrons souvent encore dans la suite de la discussion. J'ai donn quelques exemples, observs dans une usine de Westphalie, de l'adaptation spcifique des pitistes au travail industriel dans mon article Zut Psychophysik der gewerblichen Arbeit , Archiv fr Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, p. 263, ainsi qu'ailleurs.

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n'apercevons encore que confusment devant l'inpuisable diversit [30] des phnomnes historiques. Il sera alors ncessaire d'abandonner le domaine des reprsentations vagues et gnrales pour tenter de pntrer les traits particuliers et les diffrences de ces univers religieux que constituent historiquement les diverses expressions du christianisme. Auparavant quelques remarques s'avrent indispensables : d'abord, sur le caractre propre du phnomne dont nous cherchons l'explication historique; ensuite, sur le sens dans lequel une telle explication est possible dans les limites de nos recherches.

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2. L' esprit du capitalisme.

(retour la table des matires)

[30] Pour titre de cette tude nous avons choisi l'expression, quelque peu prtentieuse, d' esprit du capitalisme . Que faut-il entendre par l? En essayant d'en donner quelque chose comme une dfinition, on se heurte certaines difficults qui appartiennent la nature de ce genre de recherches. Si tant est qu'il existe un objet auquel cette expression puisse s'appliquer de faon sense, il ne s'agira que d'un individu historique , c'est--dire d'un complexe de relations prsentes dans la ralit historique, que nous runissons, en vertu de leur signification culturelle, en un tout conceptuel. [Wenn berhaupt ein Objekt auffindbar ist, fr welches der Verwendung jener Bezeichnung irgendein Sinn zukommen kann, so kann es nur ein historisches Individuum sein, d. h. ein Komplex von Zusammenhngen in der geschichtlichen Wirklichkeit, die wir unter dem Gesichtspunkte ihrer Kulturbedeutung begrifflich zu einem Ganzen zusammenschlieBen.] Or un tel concept historique ne peut tre dfini suivant la formule genus proximum, diffrentia specifica, puisqu'il se rapporte un phnomne significatif pris dans son caractre individuel propre; mais il doit tre compos graduellement, partir de ses lments singuliers qui sont extraire un un de la ralit historique. On ne peut donc trouver le concept dfinitif au dbut mais la fin de la recherche. En d'autres termes, c'est seulement au cours de la discussion que se rvlera le rsultat essentiel de celle-ci, savoir la meilleure faon de formuler ce que nous entendons par esprit du capitalisme; la meilleure, c'est--dire la faon la plus approprie selon les points de vue qui nous intressent ici. En outre, ces points de vue (dont nous aurons reparler), partir desquels les phnomnes historiques que nous tudions peuvent tre analyss, ne sont en aucune manire les

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seuls [31] possibles. Ainsi qu'il en va pour chaque phnomne historique, d'autres points de vue nous feraient apparatre d'autres traits comme essentiels . Il s'ensuit, sans plus, que sous le concept d' esprit du capitalisme il n'est nullement ncessaire de comprendre seulement ce qui se prsente nous en tant qu'essentiel pour l'objet de nos recherches. Cela dcoule de la nature mme de la conceptualisation des phnomnes historiques [historische Begriffsbildung], laquelle n'enchsse pas, toutes fins mthodologiques, la ralit dans des catgories abstraites, mais s'efforce de l'articuler dans des relations gntiques concrtes qui revtent invitablement un caractre individuel propre. Ainsi donc, si nous russissons dterminer l'objet que nous essayons d'analyser et d'expliquer historiquement, il ne s'agira pas d'une dfinition conceptuelle mais, au dbut tout au moins, d'un signalement [Veranschaulichung] provisoire de ce que nous entendons par esprit du capitalisme. En effet un tel signalement est indispensable pour nous entendre clairement sur l'objet de notre tude. C'est pourquoi nous allons nous rfrer un document de cet esprit , dans sa puret presque classique, qui contient ce que nous cherchons ici. Il offre en mme temps l'avantage d'tre dpourvu de toute relation directe avec la religion, donc, en ce qui concerne notre thme, dpourvu d'ides prconues :Souviens-toi que le temps, c'est de l'argent. Celui qui, pouvant gagner dix shillings par jour en travaillant, se promne ou reste dans sa chambre paresser la moiti du temps, bien que ses plaisirs, que sa paresse, ne lui cotent que six pence, celui-l ne doit pas se borner compter cette seule dpense. Il a dpens en outre, jet plutt, cinq autres shillings. Souviens-toi que le crdit, c'est de l'argent. Si quelqu'un laisse son argent entre mes mains alors qu'il lui est d, il me fait prsent de l'intrt ou encore de tout ce que je puis faire de son argent pendant ce temps. Ce qui peut s'lever un montant considrable si je jouis de beaucoup de crdit et que j'en fasse bon usage. Souviens-toi que l'argent est, par nature, gnrateur et prolifique. L'argent engendre l'argent, ses rejetons peuvent en engendrer davantage, et ainsi de suite. Cinq shillings qui travaillent en font six, puis se transforment en sept shillings trois pence, etc., jusqu' devenir cent livres sterling. Plus il y a de shillings, plus grand est le produit chaque fois, si bien que le profit crot de plus en plus vite. Celui qui tue une truie, en anantit la descendance jusqu' la millime gnration. Celui qui assassine (sic) une pice de cinq shillings, dtruit tout ce qu'elle aurait pu produire : des monceaux de livres sterling. [32] Souviens-toi du dicton : le bon payeur est le matre de la bourse d'autrui. Celui qui est connu pour payer ponctuellement et exactement la date promise, peut tout moment et en toutes circonstances se procurer l'argent que ses amis ont pargn. Ce qui est parfois d'une grande utilit. Aprs l'assiduit au travail et la

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frugalit, rien ne contribue autant la progression d'un jeune homme dans le monde que la ponctualit et l'quit dans ses affaires. Par consquent, il ne faut pas conserver de l'argent emprunt une heure de plus que le temps convenu; la moindre dception, la bourse de ton ami te sera ferme pour toujours. Il faut prendre garde que les actions les plus insignifiantes peuvent influer sur le crdit d'une personne. Le bruit de ton marteau 5 heures du matin ou 8 heures du soir, s'il parvient ses oreilles, rendra ton crancier accommodant six mois de plus; mais s'il te voit jouer au billard, ou bien s'il entend ta voix dans une taverne alors que tu devrais tre au travail, cela l'incitera te rclamer son argent ds le lendemain; il l'exigera d'un coup, avant mme que tu l'aies ta disposition pour le lui rendre. Cela prouvera, en outre, que tu te souviens de tes dettes; tu apparatras comme un homme scrupuleux et honnte, ce qui augmentera encore ton crdit. Garde-toi de penser que tout ce que tu possdes t'appartient et de vivre selon cette pense. C'est une erreur o tombent beaucoup de gens qui ont du crdit. Pour t'en prserver tiens un compte exact de tes dpenses et de tes revenus. Si tu te donnes la peine de tout noter en dtail, cela aura un bon rsultat : tu dcouvriras combien des dpenses merveilleusement petites et insignifiantes s'enflent jusqu' faire de grosses sommes, tu t'apercevras alors de ce qui aurait pu tre pargn, de ce qui pourra l'tre sans grand inconvnient l'avenir [...]. Pour six livres sterling par an, tu pourras avoir l'usage de cent livres, pourvu que tu sois un homme dont la sagesse et l'honntet sont connues. Celui qui dpense inutilement chaque jour une pice de quatre pence, dpense inutilement plus de six livres sterling par an, soit le prix auquel revient l'utilisation de cent livres. Celui qui gaspille inutilement chaque jour la valeur de quatre pence de son temps, gaspille jour aprs jour le privilge d'utiliser cent livres sterling. Celui qui perd inutilement pour cinq shillings de son temps, perd cinq shillings; il pourrait tout aussi bien jeter cinq shillings dans la mer. Celui qui perd cinq shillings, perd non seulement cette somme, mais aussi tout ce qu'il aurait pu gagner en l'utilisant dans les affaires, ce qui constituera une somme d'argent considrable, au fur et mesure que l'homme jeune prendra de l'ge.

C'est Benjamin Franklin qui nous fait ce sermon - avec les paroles mmes que Ferdinand Krnberger dans son image de la civilisation amricaine , dbordante d'esprit et de fiel, raille en tant que [33]1 2

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La dernire citation est extraite de Necessary Hints to Those That Would Be Rich (crit en 1736) [uvres, d. Sparks, II, p. 80], le reste provient de l'Advice to a Young Tradesman (crit en 1748) [d. Sparks, 11, pp. 87 et suivantes. Les italiques figurent dans le texte de Franklin]. Comme on sait, Der Amerikamde (Frankfurt, 1855) est une paraphrase des impressions de Lenau sur l'Amrique. En tant qu'oeuvre d'art, ce livre serait peu

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profession de foi suppose du Yankee. Qui doutera que c'est l' esprit du capitalisme qui parle ici de faon si caractristique, mais qui osera prtendre que tout ce qu'on peut comprendre sous ce concept y soit contenu? Arrtons-nous encore un instant sur ce texte dont Krnberger rsume ainsi la philosophie : Ils font du suif avec le btail, de l'argent avec les hommes. Le propre de cette philosophie de l'avarice semble tre l'idal de l'homme d'honneur dont le crdit est reconnu et, par-dessus tout, l'ide que le devoir de chacun est d'augmenter son capital, ceci tant suppos une fin en soi. En fait, ce n'est pas simplement une manire de faire son chemin dans le monde qui est ainsi prche, mais une thique particulire. En violer les rgles est non seulement insens, mais doit tre trait comme une sorte d'oubli du devoir. L rside l'essence de la chose. Ce qui est enseign ici, ce n'est pas simplement le sens des affaires - de semblables prceptes sont fort rpandus - c'est un thos. Voil le point qui prcisment nous intresse. Lorsqu'un de ses associs, s'tant retir des affaires, proposa Jacob Fugger d'en faire autant - il avait gagn assez d'argent et devait dsormais en laisser gagner aux autres -, celui-ci, aprs avoir tax le premier de pusillanimit, lui rtorqua qu' il tait d'un tout autre avis et qu'il voulait gagner de l'argent aussi longtemps qu'il le pourrait . De toute vidence, l'esprit de cette dclaration est fort loign de celui de Franklin. Ce qui, dans le cas de Fugger, exprime l'audace commerciale et certaine disposition personnelle moralement indiffrente revt chez Franklin le caractre d'une maxime thique pour se bien conduire dans la vie. C'est dans ce sens spcifique [34] que le concept d' esprit du capitalisme est employ ici 1 2 3

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apprci de nos jours, mais c'est un document (aujourd'hui bien pli) sur l'opposition des faons de sentir des Allemands et de, Amricains; et mme, pourrait-on dire, sur l'opposition entre, d'une part, la vie spirituelle qui, depuis les mystique> allemands du Moyen Age, est reste commune aux catholiques et aux protestants et, d'autre part, l'activit puritano-capitaliste. SOMBART a mis cette citation en pigraphe de la section sur la gense du capital, dans Der moderne Kapitalismus, Ire d., 1, p. 193. Voir aussi p. 390. Ce qui, videmment, ne signifie nullement que Jacob Fugger ait t un homme indiffrent la morale ou irrligieux, ni que l'thique de Benjamin Franklin se rduise entirement ces prceptes. Les citations de BRENTANO (Die Anfnge des modernen Kapitalismus, Mnchen, 1916, pp. 150 sq.) n'taient pas indispensables pour dfendre le clbre philanthrope des incomprhensions que Brentano semble m'attribuer. Le problme est exactement inverse : comment un tel philanthrope pouvait-il, prcisment, crire ces prceptes la manire d'un moraliste? (Brentano a nglig d'en reproduire la forme si particulire.) Voil en quoi nous divergeons de Sombart dans la faon de poser le problme. La signification pratique, qui est considrable, en apparatra clairement plus loin. Il importe d'ailleurs de faire remarquer que Sombart n'a nullement nglig cet aspect thique de l'entrepreneur capitaliste. Mais chez Sombart il semble tre une consquence du capitalisme, tandis que j'ai d prendre l'inverse pour hypothse. Une position dfinitive ne pourra tre prise qu' la fin de nos investigations. Pour la pense de SOMBART, voir

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l'esprit du capitalisme moderne s'entend. tant donn la manire dont nous avons pos le problme, il va de soi que nous ne nous occuperons ici que du capitalisme de l'Europe occidentale et de l'Amrique. Car si le capitalisme a exist en Chine, aux Indes, Babylone, dans l'Antiquit et au Moyen Age, comme nous le verrons, c'est prcisment cet thos qui lui faisait dfaut. Toutes les admonitions morales de Franklin sont teintes d'utilitarisme. L'honntet est utile puisqu'elle nous assure le crdit. De mme, la ponctualit, l'application au travail, la frugalit; c'est pourquoi ce sont l des vertus. On pourrait en dduire logiquement que, par exemple, l'apparence de l'honntet peut rendre le mme service; que cette apparence suffirait et qu'un surplus inutile de cette vertu apparatrait aux yeux de F