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Valentine Baleato Mémoire de Master 2 de Science Politique Université Paris I Panthéon – Sorbonne. Année universitaire 2007 - 2008. Sous la Direction de : Daniel Gaxie. _x vtÜÜxyÉâÜ wxá c°Ç°ÄÉÑxá Les politiques publiques à l’épreuve des inégalités : accès et maintien dans les dispositifs de lutte contre les violences conjugales. « L’Université Paris I n’entend donner aucune approbation aux opinions émises dans les mémoires. Ces opinions doivent être considérés comme propres à leurs auteurs ».

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Valentine Baleato

Mémoire de Master 2 de Science Politique

Université Paris I Panthéon – Sorbonne.

Année universitaire 2007 - 2008.

Sous la Direction de : Daniel Gaxie.

_x vtÜÜxyÉâÜ wxá c°Ç°ÄÉÑxá

Les politiques publiques à l’épreuve des inégalités : accès et maintien dans les dispositifs de lutte contre les violences

conjugales.

« L’Université Paris I n’entend donner aucune approbation aux opinions émises dans les mémoires. Ces opinions doivent être considérés comme propres à leurs auteurs ».

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Remerciements

Je tiens à remercier tout particulièrement toutes les femmes qui ont accepté de parler en ma présence et de me confier leur histoire. Je souhaite leur témoigner ma plus grande admiration pour ce combat qu’elles mènent avec dignité. J’aimerais également remercier chaleureusement l’association Tremplins 94 SOS Femmes, pour m’avoir accepté dans son service, pour la disponibilité et la générosité de son équipe. Je souhaite saluer leur courage et la force de leurs convictions. Enfin, je remercie M. Daniel Gaxie pour tout ce qu’il m’a appris de la recherche mais aussi pour m’avoir soutenue et encouragée dans les moments d’incertitude.

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Abstract

« Bien trop de femmes dans bien trop de pays parlent la même langue : le silence ».

Anasua Sengupta

Comme toute Politique Publique destinée à transformer la société, la lutte contre

les violences conjugales est confrontée au problème de pouvoir mobiliser l’ensemble du

public auquel elle s’adresse. Les acteurs qui se sont investis dans ce combat, tentent de

surmonter cet obstacle de différentes manières. Mais force est de constater que dans ce

domaine, peut-être davantage encore qu’ailleurs, une infime minorité de femmes

« osent » faire intervenir les institutions spécialisées.

Quelles que soient les trajectoires empruntées, ces femmes sont des Pénélopes car

elles sont dans l’attente. Dans l’attente que leur conjoint ne change, dans l’attente d’une

reconnaissance, dans l’attente d’une vie « normale »… Elles peuvent adopter différentes

lignes de conduite : s’engager dans « le carrefour » ou rester au bord de la route, choisir

une direction, échouer, revenir, tourner en rond sans pouvoir se décider sur la bonne

sortie… Elles tissent et détissent avec plus ou moins d’aisance des œuvres inégalement

abouties.

Observer, comprendre et expliquer les inégalités d’accès et de maintien dans les

dispositifs publics est l’objet premier de ce travail. Il nous faut comprendre quelles sont

les prétentions institutionnelles en matière de lutte contre les violences conjugales et les

confronter au différentiel d’appropriation par les femmes du circuit assistanciel.

La relation d’aide qu’entretiennent les travailleurs sociaux - chargés de mettre en

œuvre les directives institutionnelles - avec les femmes, nous intéresse en ce que c’est

précisément là où la Politique Publique se joue « au concret ». Cette relation est

fragilisée par le renforcement des inégalités d’accès et de maintien dans les dispositifs,

ce qui a pour effet de distancier aussi bien le travailleur social de la victime que la

Politique de son Public.

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Table des matières

Remerciements ............................................................................................ 2

Abstract ........................................................................................................ 3

Table des matières....................................................................................... 4

Chapitre Introductif : Violences faites aux femmes, violences de genre, violences conjugales. ................................................................................... 6

Section 1 : Aborder la question des « violences de genre »................................7 Section 2 : « Violences conjugales », mobilisations sociales et dispositifs publics. ................................................................................................................9 Section 3 : Les violences conjugales : état des savoirs. ....................................20 Section 4 : Problématique envisagée. ...............................................................25 Section 5 : Présentation de la méthodologie de l’enquête. ...............................33 Section 6 : Présentation du plan........................................................................42

Chapitre 2 : Les formes de l’agir............................................................. 43

Section I : Orienter l’action ..............................................................................44 1 : Volontés d’agir. ......................................................................................44 2 : Agir pour toutes. .....................................................................................47 3 : Nouveaux terrains d’action. ...................................................................49

Section II : Les interlocuteurs. ..........................................................................53 1 : Dénoncer : les services de police............................................................53 2 : Demander de l’aide : les associations. ...................................................56 3 : Demander réparation : la Justice. ..........................................................60

Chapitre 3 : La relation d’assistance. ..................................................... 62

Section I : Nature et conditions de la relation d’assistance. .............................63 1 : Une relation asymétrique........................................................................63 2 : Une relation genrée. ...............................................................................67

Section II : S’accorder sur un « profil social ». ................................................70 Section III : « Conjurer l’échec »......................................................................79

Chapitre 4 : Inégalités d’accès. ................................................................ 82

Section I : Attractivité et caractère répulsif. .....................................................83 1 : Incitations et freins. ................................................................................83 2 : S’engager dans une « carrière d’assistance »........................................91

Section II : Les femmes qui s’engagent. ...........................................................96 Section III : Les femmes qui n’entrent pas. ....................................................104

Chapitre 5 : Inégalités de maintien. ...................................................... 110

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Section I : Profits et pertes dans la « carrière d’assistance ». .........................111 1 : Consolider la « carrière d’assistance »................................................111 2 : Précarité du lien et ruptures dans la « carrière d’assistance ». ..........114

Section II : Les femmes qui se maintiennent dans le parcours assistanciel....120 Section III : Les femmes qui s’éloignent. .......................................................125

Chapitre 6 : La distanciation. ................................................................ 132

Section I : L’écart entre les volontés d’agir et l’agir. .....................................134 1 : Quand dire, ce n’est pas faire...............................................................134 2 : Quand le fossé se creuse. ......................................................................137

Section II : Les effets de l’écart. .....................................................................141 1 : La crispation de la relation d’assistance..............................................141 2 : Le renforcement des inégalités d’accès et de maintien dans les dispositifs....................................................................................................144

Conclusion................................................................................................ 147

Bibliographie ........................................................................................... 150

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Chapitre Introductif : Violences faites aux femmes, violences de genre, violences conjugales.

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Section 1 : Aborder la question des « violences de genre ».

La question des « violences genrées », c’est-à-dire des violences exercées

principalement sur les femmes en tant que femmes et parce qu’elles sont des femmes,

transcende à la fois les sociétés et les époques.

Aborder ce problème entraîne un certain nombre de difficultés car l’audience dont

il bénéficie est relativement nouvelle et parce que les mécanismes des violences

exercées sur les femmes restent somme toute assez méconnus.

Ce travail se veut avant tout un outil de réflexion supplémentaire dans les mains

de celles et de ceux qui s’interrogent sur les constructions de genre dans notre société et

sur les manières d’agir sur celles-ci.

Ainsi, il nous est apparu important qu’à une période où l’on parle enfin des

formes de violences exercées sur les femmes, l’aspect sensationnaliste véhiculé par les

médias ne se développe pas au détriment d’approches analytiques et approfondies de la

question dans un contexte académique français qui, malgré des évolutions récentes, a

longtemps négligé les études de genre et sur le genre.

Ce sujet mérite toute notre attention alors même qu’historiquement les femmes

ont toujours été tenues à l’écart de l’usage de la violence, notamment pour des raisons

politiques1. Malgré l’essor du féminisme dans les sociétés contemporaines, les femmes

en restent les premières victimes et force est de constater que « l’ordre social et sexué de

la violence » est maintenu dans un statu quo.

C’est pourquoi lorsque nous parlons de « violences de genre » et plus

précisément de « violence conjugale », nous faisons exclusivement référence aux

violences dont sont victimes les femmes ; non pas que nous refusions la réalité de la

violence dont les hommes peuvent faire l’objet, de la part de femmes notamment, mais

1 Depuis l’Antiquité au moins, on a refusé l’usage de la violence légitime aux femmes notamment en raison du rejet de leur autonomie et de leur citoyenneté politique. Sur ce sujet, voir SCHMITT PANTEL Pauline, « De la construction de la violence en Grèce ancienne : femmes meurtrières et hommes séducteurs » in DAUPHIN Cécile et FARGE Arlette [dir.], De la violence et des femmes, Paris, Pocket Agora, Albin Michel, 1997, pp. 19-35.

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parce qu’il reste aujourd’hui incontestable que lorsque la violence revêt une dimension

genrée, c’est la femme qui en est le plus souvent la victime :

« People are generally insensitive to whatever permeates their lives. So, if you were

to ask someone to describe human violence, only rarely would you hear that it is

overwhelmingly perpetrated by males. And yet, the truth is that if we could eliminate or

even significantly reduce male violence, we would pretty much get rid of violence

altogether”1.

Les “violences faites aux femmes” sont un phénomène social polymorphe et dont la

compréhension varie selon les sociétés. C’est pourquoi nous avons choisi de nous

limiter à la question des « violences conjugales », c’est-à-dire des violences perpétrées

au sein du couple.

Nous disposons aujourd’hui d’un certain nombre d’éléments de connaissance sur ce

phénomène, qui nous permettent de saisir son étendue, ses caractéristiques et les

réponses sociales et institutionnelles dont il a fait l’objet dans le contexte français.

1 David BARASH, « Evolution, Males, and Violence », in. WHARTON Amy S., The sociology of gender, Carlton, Blackwell Publishing, 2005, p. 41.

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Section 2 : « Violences conjugales », mobilisations sociales et dispositifs publics.

La femme est la première victime de la violence dans le monde. Dans les pays

pacifiés, elle est d’abord la victime de son conjoint. D’ailleurs, en Europe, les violences

conjugales sont la première cause de mortalité des femmes de 16 à 44 ans1.

L’Organisation Mondiale de la Santé à la suite de l’Assemblée Générale des

Nations Unies, définit en ces termes les violences à l’égard des femmes : « tous actes de

violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un

préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la

menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la

vie publique ou dans la vie privée »2.

Les violences conjugales sont une forme particulièrement insidieuse de violences

faites aux femmes. Elles sont avant tout un système dans lequel se mélangent

souffrance, manipulation, domination… mais aussi amour. Car elles ont cela

d’insupportable pour la victime qu’elles sont le fait de l’être aimé, incapable de

respecter, incapable de parler.

Si toute séparation est douloureuse, rompre avec un homme violent relève du

courage. Cela implique de s’autoriser à se penser « sans » l’autre, à se projeter « après »

lui… ce qui est contradictoire avec les mécanismes de la violence dans le couple qui ont

pour effets d’annihiler tout pouvoir de décision de la femme, toute forme d’expression

de sa personnalité.

Si malgré tout elle a décidé de rompre, il lui faut d’une part « résister » face au

partenaire violent et d’autre part « tenir bon » face à la complexité des démarches à

accomplir, à la lenteur du temps institutionnel qui n’est celui de la violence.

La lutte contre les violences conjugales est un thème qui a vu le jour dans le cadre

international en 1985 à l’occasion de la troisième Conférence mondiale sur les femmes

de Nairobi. En fait, cette revendication est plus ancienne puisque dès le début des

1 Recommandation 1582 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe : « Violences domestiques à l’encontre des femmes », 2002. 2 Article premier de la Résolution 48/140 des Nations Unies : « La Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes », 20 décembre 1993.

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années 1970, la radicalisation des mouvements féministes permet de poser le problème

des « violences faites aux femmes ».

En France, c’est le M.L.F (le Mouvement de Libération des Femmes), qui prend

en charge dès sa création en 1970, la dénonciation du viol comme étant un crime, du

harcèlement au travail et des violences conjugales1. Ce mouvement a notamment permis

la création de Plannings Familiaux, qui mettent à disposition des moyens de

contraception, dispensent des soins gynécologiques et donnent la possibilité de

s’entretenir avec une « Conseillère Conjugale ». Ainsi, dès cette période se manifeste

chez les militantes féministes, la nécessité de faire reconnaître de possibles situations de

souffrance des femmes au sein du couple et la revendication de la réalité du « viol

conjugal ».

En cohérence avec ces revendications, ouvrent les foyers pour « femmes battues » :

le premier centre voit le jour en Grande-Bretagne en 1972 ; cette initiative est reprise en

Allemagne et aux Pays-Bas en 1975/1976 et concernant la France, c’est en 1978 que le

premier foyer Flora Tristan ouvre ses portes à Clichy, après l’occupation le 28 février

1976 du château du Plessis-Robinson à Châtillon.

Depuis, s’est dessiné un nouveau paysage associatif. Les 54 structures spécialisées

dans le domaine des violences conjugales se sont regroupées en 1987 en réseau au sein

de la Fédération Nationale Solidarité Femmes.

A partir de 1997, la FNSF s’associe de plus en plus à des programmes d’Action

Publique et se veut un groupe de pression. Elle se compose de différentes Commissions

de travail et participe à de nombreux colloques et congrès sur le sujet des violences

faites aux femmes. Elle dispense également des sessions de formation pour les

associations membres et tente de développer une activité d’expertise à la manière d’un

Observatoire. Son financement est à la fois public (Service Droit des Femmes au

Ministère Délégué à la Parité et à l’Egalité Professionnelle) et privé (Philip Morris,

Marionnaud, The Body Shop, Carrefour).

Aujourd’hui, l’une des activités les plus importantes de la FNSF est le dispositif

« 39 19 », ligne d’appel unique et nationale créée en mars 2007 à l’attention des femmes

1 Maryse JASPARD, « Les violences envers les femmes : une reconnaissance difficile », in MARUANI Margaret [dir.], Femmes, genre et sociétés, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2005, 480 p, chap. 18, pp. 148-156.

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victimes de violences conjugales1, sous l’impulsion du Ministère Délégué à la Cohésion

sociale. Elle s’organise grâce à la participation de 11 écoutantes permanentes et de 12

écoutantes remplaçantes. Les écoutantes parlent plusieurs langues ; elles sont là pour

recevoir les appels, écouter, soutenir et éventuellement orienter vers les associations

spécialisées en fonction du lieu de domicile de la personne. Ce dispositif a bénéficié

d’importants moyens de communication, au point que l’on recense aujourd’hui plus de

80 appels par jour.

Les associations membres se connaissent, peuvent collaborer ponctuellement,

mais ne sont pas liées entre elles, au-delà de leur appartenance à la Fédération. Elles

investissent de différentes manières le combat contre les violences conjugales. Certaines

se concentrent sur l’hébergement (Flora Tristan à Châtillon), d’autres sur le soutien

psychologique (Paroles de Femmes à Massy). D’autres encore, ont choisit de

développer plusieurs actions en simultané et c’est le cas de l’association sur laquelle

nous avons travaillé : Tremplin 94 à Maisons-Alfort.

La mobilisation sociale de ces différents acteurs depuis les années 1970 a permis

tout d’abord la reconnaissance des violences conjugales comme étant un « problème

public » nécessitant un renforcement de la législation et un développement des

connaissances sur le sujet.

Ainsi, la réforme des dispositions du Code Pénal par la loi du 22 juillet 19922 a

renforcé les responsabilités du conjoint ou de l’ex-conjoint dans ce domaine. En effet, le

fait que les violences soient commises au sein du couple est devenu une circonstance

aggravante et les femmes victimes de violences conjugales sont mieux protégées par la

loi que d’autres femmes victimes de violence.

1 Article de Le Monde « Le 39 19 confronté aux « histoires lourdes » des violences conjugales », 21 novembre 2007. Cf. annexe pp. 192-193. 2 Loi n°92-683 du 22 juillet 1992. Article 222-13-6° : « Les violences n’ayant pas entraîné une incapacité totale de travail de plus de huit jours sont punies de trois ans d’emprisonnement et de 300 000 F d’amende lorsqu’elles sont commises par le conjoint ou le concubin de la victime ». Autres dispositions : sont considérées comme violences au sein du couple l’administration de substances nuisibles, les appels téléphoniques malveillants ou agressions sonores, la menace de commettre un crime ou un délit, l’entrave aux mesures d’assistance ou omission de porter secours, la séquestration…

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Par ailleurs, la multiplication de rapports officiels depuis 19891 dans ce domaine

permet une meilleure connaissance du phénomène en même temps qu’elle témoigne de

l’institutionnalisation du combat associatif à partir des années 1990.

Ce que donnent à voir en premier lieu ces enquêtes est l’ampleur insoupçonnée

de la violence conjugale dans les ménages :

1/10 femme est victime de violences conjugales2 en France,

1 femme meurt tous les 3 jours de violences conjugales3 en France,

Compte tenu de la difficulté de comptabilisation de ce phénomène caché, nous

n’entrerons pas dans la controverse de savoir si ces chiffres reflètent exactement la

réalité puisque nous sommes d’avis qu’aucune statistique qui ne s’accompagne

d’analyses n’est pertinent pour décrire une réalité sociale. Le fait qu’une femme meure

tous les quatre jours plutôt que tous les trois jours de violences conjugales – ce qui fait

l’objet de discussions - n’enlève rien à la dimension alarmante de ces résultats.

Mais parmi tous ces rapports, celui qui a le plus marqué les esprits4 est la première

enquête ENVEFF5 de 2000, qui deviendra la référence de tous les acteurs mobilisés.

Première enquête d’ampleur nationale, elle est coordonnée par Maryse Jaspard. La

récolte des informations s’est faite par téléphone auprès d’un échantillon de 6.970

femmes de 20 à 59 ans, de mars à juillet 2000, à l’aide d’un questionnaire6.

Les résultats de l’enquête permettront de rompre un certain nombre d’idées reçues

concernant la violence dans le couple. Il apparaît que cette forme de violence existe

dans tous les milieux sociaux et dans toutes les cultures. En outre, elle existe dans une

1 Enquête Droit des Femmes pour le Secrétariat aux Droits des Femmes, 1989, portant sur les interventions de la police. 2 Enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France, publiée en 2000, commanditée par le Service des Droits des femmes et le Secrétariat d'État aux Droits des femmes qui répond aux recommandations faites aux gouvernements, lors de la Conférence mondiale sur les femmes à Pékin en 1995, " de produire des statistiques précises concernant les violences faites aux femmes ". Coordonnée par l'Institut de démographie de l'université Paris I (Idup), elle a été réalisée par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs appartenant au CNRS, à l'Ined, à l'Inserm et aux universités. 3 « "Recensement national des morts violentes survenues au sein du couple en 2003 et 2004" Rapport au Ministère délégué à la Cohésion sociale et à la Parité, ENVEFF, La Documentation française, 2003, p 85. 4 Article de Libération, « Des sévices subis dans l’intimité du couple », 12 décembre 2001. Cf. annexe pp. 188-189. 5 Enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France, op. cit. 6 Extrait du questionnaire présenté en annexe : p. 31.

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proportion jusque là insoupçonnée : c’est 10 % des femmes qui déclarent avoir été

victimes de violences au cours des 12 derniers mois alors même que pour 45 % d’entre

elles, c’est la première fois qu’elles en parlent au moment de l’enquête.

Tableau 1 - Proportion de femmes ayant déclaré avoir subi des violences conjugales au cours des 12 derniers mois selon l'âge (en %)

Type de violence 20-24 ans 25-34 ans 35-44 ans 45-59 ans Ensemble Violences conjugales*** (n=464) (n=1 707) (n=1 872) (n=1 865) (n=5 908) Insultes et menaces verbales 6,1 4,1 4,3 3,9 4,3 Chantage affectif 2,7 1,4 2,3 1,6 1,8 Pressions psychologiques 51,2 40,1 35,4 32,6 37 – dont harcèlement moral (3) 12,1 8,3 7,5 6,5 7,7

Agressions physiques 3,9 2,5 2,5 2,2 2,5 Viols et autres pratiques sexuelles imposées 1,2 0,9 1 0,6 0,9

Indice global de violence conjugale (4) 15,3 11 10 8 10

Champ : * ensemble des femmes de 20 à 59 ans ; ** femmes de 20 à 59 ans ayant exercé une activité professionnelle au cours des 12 mois précédant l’enquête ; *** femmes de 20 à 59 ans ayant eu une relation de couple au cours des 12 mois précédant l’enquête Source : enquête Enveff, 2000.

Ce qui ressort de ce tableau c’est que la violence conjugale est inversement

proportionnelle de l’âge des femmes. Deux hypothèses à cela :

Les femmes jeunes ont un seuil de tolérance inférieur à la violence de leur partenaire

que les femmes plus âgées et par là même déclareraient plus facilement, plus

rapidement et dans une proportion plus grande avoir été victimes de violences. Ce serait

donc une question de génération.

La violence serait plus importante chez les jeunes couples avant de se

« routiniser » : la victime s’adapte à la violence et apprend à l’anticiper, ce qui aurait

pour effet limiter la gravité des épisodes violents.

Si l’enquête ENVEFF, à l’aide de données quantitatives, permet une connaissance

chiffrée des violences conjugales, elle trouve sa limite dans le fait qu’elle ne donne

aucune clé de compréhension des mécanismes de la violence exercée sur les femmes par

leur conjoint.

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Nous avons, depuis le début de cette présentation, utilisé différents termes pour

désigner ce que l’on appelle communément « la violence conjugale ». Une mise au

point terminologique n’est pas superflue dans la mesure où les auteurs, mais aussi les

différents acteurs mobilisés, privilégient certains termes selon l’aspect du phénomène

social qu’ils souhaitent mettre en avant.

Dans les premiers temps de la dénonciation de la violence au sein du couple, le

terme qui s’impose est celui de « femme battue », mettant ainsi l’accent sur les

violences physiques. Puis on voit s’imposer progressivement le terme de « violences

conjugales », qui permet d’inclure les violences sexuelles, psychologiques,

économiques et administratives. On comprend dès lors ce phénomène comme étant

global et multiforme. Néanmoins, certains parlent de « la violence conjugale » afin de

souligner son caractère général et partagé ; d’autres en restent à la notion de « violences

conjugales » compte-tenu de la pluralité de situations qui peuvent être ainsi

caractérisées. Ce sont les anglo-saxons, notamment, dont le terme consacré était celui de

« marital violence » qui ouvrent de nouvelles perspectives. On reproche au terme de

« marital violence » ou de « violence conjugale » de se limiter aux couples mariés, sans

prendre en compte les concubins ou les partenaires n’ayant pas de vie commune : le

terme d’ « intimate partner violence » voit le jour. Mais, on lui reproche de focaliser

l’attention sur un unique auteur de violence, et on commence à parler de « domestic

violence » ou de « family violence ». En France, on peut retrouver l’utilisation de

« violences domestiques », de « violences familiales » ou « intra-familiales ».

En ce qui nous concerne, nous privilégierons des formulations qui ne s’appliquent

qu’aux partenaires intimes mais en utilisant indifféremment les expressions de

« violences au sein du couple » (sous-entendu dont la femme est victime), de

« partenaire violent » (pour parler de l’homme violent), de « violence conjugale » et de

« violences conjugales ».

Cette mise au point terminologique ne peut faire l’économie d’une définition

rigoureuse de ce phénomène social. Nous reprendrons celle qui est donnée par le

Professeur Henrion en 2001, qui nous paraît refléter correctement les enjeux de la

violence au sein du couple : les violences conjugales se caractérisent par « un processus

évolutif au cours duquel un partenaire exerce, dans le cadre d’une relation privilégiée,

une domination qui s’exprime par des agressions physiques, psychiques ou sexuelles.

Elles se distinguent des conflits de couples en difficulté. La violence se manifeste au

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cours de scènes répétées, de plus en plus sévères, qui entraînent des blessures ainsi que

des séquelles affectives et psychologiques extrêmement graves. Elles obéissent à des

cycles où, après les moments de crise, s’installent des périodes de rémission au cours

desquelles la femme reprend l’espoir de la disparition des violences. Cependant la

fréquence et l’intensité des scènes de violence augmentent avec le temps, pouvant

aboutir au suicide de la femme ou à un homicide »1.

Dans cette définition, le Professeur Henrion invite à distinguer « violence » et

« conflit ». En effet, le conflit est relatif à des formes agressives d’interactions entre

deux ou plusieurs individus et il existe dans la plupart des couples et peut même prendre

une forme violente. La violence conjugale quant à elle, « si elle peut prendre des formes

identiques, est univoque : la même personne subit les coups et cède lors des

altercations »2.

Il y évoque également une caractéristique souvent reprise par les spécialistes sur le

terrain, à savoir « le cycle de la violence », que l’on peut voir schématisé ci-après3.

Comme on peut le voir dans ce schéma, on peut distinguer quatre phases dans le

processus des violences au sein du couple. La première phase du cycle est celle de la

« crise latente ». La femme ressent ce climat de tension qui menace de dégénérer et

anticipe la réaction de son conjoint en mesurant chacun de ses gestes :

Le soir quand je revenais oh là là, allez on recommence ! je tremblais quoi, je tremblais ! je vous dis que je tremblais quoi… Qu’est-ce qu’il va dire ? Je faisais que tout soit nickel et bien parce que je me disais « qu’est-ce qu’il va trouver aujourd’hui ? ». C’est pas une vie quelqu’un qui te fait du mal, qui te maltraite, c’est pas une vie.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., 26 ans, française, intérimaire, hébergée par Tremplin)

La deuxième phase est celle de la « crise ». Si certains éléments déclencheurs

peuvent être isolés selon les couples (le ménage, la cuisine, les enfants…), les femmes

disent souvent que l’auteur de violence peut « éclater » sans raison. D’ailleurs, elles

n’arrivent pas toujours à se rappeler ce qui a déclenché la crise alors qu’elles se

1 C’est nous qui soulignons. Roger HENRION, Les femmes victimes de violences conjugales, le rôle des professionnels de santé, Rapport au Ministre chargé de la Santé, février 2001, p. 2. 2 Collectif, Les violences envers les femmes en France, Une enquête nationale, Paris, coll. Droit des Femmes, La Documentation Française, 2003, p. 31. 3 Source : Institut national de Santé Publique du Québec, http://www.inspq.qc.ca/violenceconjugale/faq/cycle.asp?id=26

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souviennent souvent très précisément du déroulement seconde par seconde de la scène

de violence :

Parce que le premier jour où je suis arrivée en France [elle mime une gifle]… ah, je m’attendais même pas. Pour une futilité même… c’est incroyable quand même, et c’est là j’ai dit « mais pourquoi il fait ça ? ». J’avais… seize ans oui. Poum, quelqu’un qui te frappe comme ça… voilà quoi.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., 26 ans, française, intérimaire, hébergée par Tremplin).

La troisième phase est celle de la justification de la violence par le conjoint. Le

« déni » de la violence, son euphémisation ou le transfert de responsabilité sur la

victime sont des caractéristiques récurrentes de cette phase du cycle :

Je me suis dit « c’est pas grave, je viens d’arriver, c’est les nerfs » et tout euh… voilà, on pense comme ça… peut-être c’est ma faute aussi, des trucs euh… les nerfs voilà.

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(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., 26 ans, française, intérimaire, hébergée par Tremplin).

La quatrième phase du cycle de la violence est communément appelée la « phase

de lune de miel ». Le conjoint violent tente de « se racheter une conduite » en se

montrant affectueux et essaie de faire oublier l’épisode violent. Il demande pardon et la

victime peut le lui accorder dans la mesure où elle veut croire qu’il a changé :

Après, quand il m’a demandé de rentrer, j’ai pensé « pourquoi pas, si tout le monde a des défauts, tout le monde a des problèmes, pourquoi je peux pas accepter les problèmes de lui ? ». J’ai pensé à ça, ça a duré trois mois. Après lui, il vient, il me demande en mariage et il m’a dit « cette fois c’est différent. Je vais changer et comme toi tu vas te marier avec moi, ton épouse, avec ton épouse c’est différent. Et je vais te payer des cours de français et on va faire notre vie ensemble… « Oh, oui, d’accord ». Rien n’a changé.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Elisa P., 28 ans, brésilienne, intérimaire, hébergée à l’hôtel).

Cette phase est celle qui permet notamment d’expliquer les « allers-retours » au

domicile ou les hésitations de la victime à se séparer. En effet, si celle-ci est encore sous

« l’emprise » du partenaire violent, elle a tendance à privilégier le souvenir de cette

période où il ne se montre pas violent et à banaliser les épisodes de violence.

On considère aujourd’hui qu’il existe neuf principales formes de violence

conjugale. L’ordre dans lequel nous les donnons n’est pas un ordre hiérarchique :

La violence physique : coups, blessures, mutilations, sévices corporels,

contraintes entraînant des maladies ou un mal-être physique, menace

de tels actes… sont autant de formes prises par la violence physique

qui vont bien au-delà du « coup » que l’on s’imagine être la forme la

plus commune de violence physique.

La violence verbale : les insultes et les menaces sont le lot quotidien de

certaines femmes qui terminent par se rabaisser et se dénigrer.

La violence psychologique est le plus souvent verbalisée mais elle

entraîne des blessures psychiques parfois irréversibles. C’est pourquoi

la violence verbale est le plus souvent une violence psychologique,

alors que l’univers des violences psychologiques dépasse très

largement le cadre verbal : couper l’eau chaude quand une femme

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prend sa douche, l’obliger à laver à la main des draps en plein milieu

de la nuit, l’obliger à manger par terre…

du viol conjugal par les La violence sexuelle : la dénonciation

associations féministes a marqué un tournant dans les manières

d’appréhender la sexualité au sein du couple et de dépasser l’idée d’un

« devoir conjugal ». Mais d’autres formes de violence sexuelle

existent : imposition de pratiques sexuelles, obligation d’avoir un

rapport sexuel avec une autre personne, mutilations sexuelles…

e, vol, La violence économique : interdiction de travailler, escroqueri

obligation de vivre avec une certaine somme par semaine, dettes

contractées… les cas de violence économique sont relativement

fréquents et elle peut s’exercer bien au-delà de la séparation si une

femme est victime d’escroquerie de la part de son conjoint ou si elle

continue longtemps après à payer des dettes contractées par celui-ci.1

r La violence administrative est l’impossibilité pour la femme d’acquéri

ou de conserver une identité administrative du fait de son conjoint :

rétention des papiers d’identité, destruction du livret de famille,

maintien dans la clandestinité, dénonciation de mariage blanc,

expulsion… C’est une violence qui se multiplie en raison du

renforcement du contrôle administratif des étrangers en France.

espace La séquestration : c’est le maintien d’une personne dans un

fermé contre sa volonté et son droit fondamental d’aller et venir. Il

arrive en effet que les femmes soient enfermées par leur conjoint, le

plus souvent au domicile et pour les empêcher d’appeler à l’aide.

roles,

femmes que nous avons rencontrées.

Le harcèlement : c’est un ensemble d’agissements répétés (pa

gestes…) ayant pour objectif d’altérer la dignité, la santé physique ou

mentale de la personne qui en est la victime. Des appels ou messages

instantanés continuels, à toute heure, le fait de suivre la personne jour

et nuit, sont des formes de harcèlement dont sont victimes certaines

1 Article paru dans Le Figaro, « Maris, femmes et argent : une histoire mouvementée », 13 juillet 2007, cf annexe, pp. 209-210.

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ptes bancaires, obligation

Les différen

envisagés depuis forme particulière

de

Le contrôle / la surveillance : contrôle des appels et messages du

téléphone portable, de l’ordinateur, des com

faite à la victime de se justifier sur son emploi du temps, ses

fréquentations, incursions « surprises » pour vérifier qu’elle n’est pas

accompagnée… sont autant de formes de surveillance qui sont le plus

souvent relatifs à une jalousie maladive du conjoint.

ts mécanismes et les diverses formes de violence dans le couple

que le combat féministe a attiré l’attention sur cette

violences genrées et qu’il s’est institutionnalisé. L’intérêt accordé à ces questions

dans le domaine académique est également fortement lié à la lutte pour les Droits des

femmes, notamment dans le cadre des gender studies et leurs développements français.

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Section 3 : Les violences conjugales : état des savoirs.

Les études de genre et sur le genre ont connu un succès fulgurant dans les pays

anglo-saxons avant tout et, comme nous l’avons dit, se sont développées parallèlement

au combat féministe. Elles désignent l’ensemble des travaux scientifiques portant sur les

constructions sociales des différences entre hommes et femmes et ont pour objet de

montrer que « le genre est perçu et vécu, au moins jusqu’à un certain point, par les

locuteurs, comme renvoyant à l’ordre « naturel » des choses, et ce, en dépit des

incohérences »1.

On peut distinguer différentes perspectives adoptées par les auteurs qui étudient

le genre dans la tradition anglo-saxonne2. La première est celle qui se concentre sur les

inégalités sociales de genre. Depuis les années 1960, un certain nombre de théories sur

le genre s’inspirent du paradigme marxiste. Elles insistent sur le fait que les femmes

prolétaires sont doublement exploitées par le capitalisme, de par leur appartenance de

classe et de par leur condition sexuelle3. Cette approche a été notamment développée à

l’aune de concepts tels que celui de la « matrix of domination » qui étudie le rôle de la

combinaison entre racisme, classisme et sexisme dans la construction sociale des

différences sexuelles4. D’autres auteurs s’éloignent de la rhétorique marxienne en se

tournant plutôt vers l’anthropologie afin d’envisager une « stratification de genre » et

l’inégalité genrée d’accès aux ressources valorisées et aux « opportunités » dans une

société donnée5. Ces différentes constructions théoriques des inégalités sociales entre

hommes et femmes s’accompagnent d’autres manières d’étudier le genre, selon les 1 Marina YAGUELLO, Les mots et les femmes, Paris, coll. Petite Bibliothèque Payot, Payot, 2002 [1982], p. 113-114. 2 Certaines références citées dans cette section, difficiles à trouver compte tenu du temps qui nous était imparti n’ont pas fait l’objet d’une lecture de première main. Nous les citons compte tenu de leur pertinence pour appréhender les différents courants anglo-saxons des études de genre. Ce sont en priorité des références citées dans l’ouvrage de Janet S. CHAFETZ, Handbook of the sociology of gender, New York, Springer, 630 p. Lorsque c’est le cas, ils n’ont pas été reportés en bibliographie finale. 3 Beth A. SHELTON, Ben AGGER, “Shotgun wedding, unhappy marriage, no-fault divorce ? Rethinking the feminism-marxism relationship”, in ENGLAND Paula, Theory on gender / feminism on theory, New York, Aldine DeGuyter, 1993, pp. 25-41. 4 Patricia H. COLLINS, Black feminist thought : knowledge, consciousness and the politics of empowerment, Boston, Unwin Hyman, 1990, 356 p. 5 Janet S. CHAFETZ, Sex and advantage : a comparative macrostructural theory of sex stratification, Towota, N.J., Rowman and Allanheld, 1984, 144 p.

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différentes traditions sociologiques. On a, dans les études de genre, une théorie des

réseaux qui cherche à comprendre ces petites différences qui apparaissent au sein des

structures réticulaires entre garçons et filles1. La perspective utilitariste de la théorie des

choix rationnels cherche à expliquer les inégalités entre époux en maniant les concepts

de « dettes » et « d’obligations », ce qui sera d’ailleurs critiqué par les féministes en ce

qu’elle ignore ce qui est socialement construit comme étant des obligations féminines

(et masculines)2. Néanmoins, c’est une question qui sera posée par la sociologie des

rôles sexuels avec par exemple une construction idéal-typique intéressante développée

par Helena Lopata pour comprendre leur « modernisation » (modern, traditional,

transitional)3. Enfin, la « self-fulfilling prophecy » bien connue en sciences sociales a

également apporté sa contribution aux études de genre puisque des auteurs comme

Ridgeway avec sa « status expectation theory » ont cherché à montrer que le statut de

genre est lié aux performances attendues selon l’identité sexuelle dans une société, ce

qui affecte les représentations sociales de ce dont on se sent capable de réaliser selon

son genre4.

Enfin, l’une des théories les plus prolifiques est la « Feminist Interactionist

Theory » qui revêt différentes formes. L’approche ethno-méthodologique revendique le

caractère « omnipertinent » (omnirelevant) du genre car il serait présent dans toute

activité humaine. Quand un individu s’apprête à réaliser une tâche, il « fait » du genre5.

Parmi ces différents courants théoriques des travaux sur le genre tels qu’ils se

sont développés dans les pays anglo-saxons, un axe de recherche sur les violences

genrées a vu le jour à partir des années 1970. Jusque là, la littérature scientifique était

restée silencieuse sur le sujet6.

1 Linn SMITH-LOVIN, James M. MILLER McPHERSON, “You are who you know : a network approach to gender”, in ENGLAND Paula, Theory of gender / feminism on theory, New York, Adine DeGuyter, 1993, pp. 223-251. 2 Richard F. CURTIS, « Household and family in theory on inequality”, American Sociological Review, vol. 51, 1986, pp. 168-183. 3 Helena LOPATA, Circles and settings : Role changes of American women, Albany, New York, State University of New York Press, 1994, 325 p. 4 Cecilia L. RIDGEWAY, « Gender, status, and the social psychology of expectations », in ENGLAND Paula, Theory on gender / feminism on theory, New York, Adine DeGuyter, 1993, pp. 175-197. 5 Candace WEST, Sarah FENSTERMAKER, « Power, Inequality, and the accomplishment of gender : an ethnomethodological view », in ENGLAND Paula, Theory on gender / feminism on theory, New York, Adine DeGuyter, 1993, pp. 151-174. 6 Mary R. JACKMAN, « Gender, Violence and Harrassment”, in CHAFETZ Janet S., Handbook of the Sociology of Gender, New York, Springer, chap. 14, pp. 275-317.

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En 1969 est menée la première recherche sur le sujet pour la National

Commission on the Cause and Prevention of Violence mais elle focalise son intérêt sur

la « violence domestique » au détriment d’une approche genrée. C’est donc dans les

années 1970 qu’on assiste à une véritable explosion des travaux portant sur les rapports

entre Genre et Violence mais on peut distinguer l’approche paternaliste1 de l’approche

féministe2 dans ce programme de recherche. Mais surtout, ces études tendent à

sectionner les différents actes de violence liés au genre à la manière d’un « patchwork »

sans établir de véritable lien entre elles. On pourra relever comme le fait Mary

Jackman3 un certain nombre de traits communs aux études sur la violence au sein du

couple :

L’intérêt pour les relations interpersonnelles de la violence de genre.

Le fait de privilégier les violences physiques de genre.

L’idée que les relations sociales sont fondamentalement misogynes.

Une interrogation commune sur le rôle de la victime et

éventuellement sa complicité.

La conclusion que les relations de genre sont intrinsèquement

violentes.

En France, c’est bien sûr l’ouvrage classique Le Deuxième Sexe de Simone de

Beauvoir paru en 19494 qui, en affirmant dès la première ligne de son essai le caractère

construit du rôle féminin par cette célèbre formule « on ne naît pas femme : on le

devient », donne au féminisme un véritable second souffle.

Pourtant, il faudra attendre les années 1970 pour que se développe de manière

beaucoup moins importante que dans les pays anglo-saxons, un attrait pour les études de

genre, très largement liées là aussi au combat féministe et reprenant souvent la

rhétorique marxienne : « Le fait patriarcal est l’un des principes générateurs – le premier

1 “The paternalistic mold is supported by the categorical attribution of distinctive personality traits to women. The overwhelming majority of both sexes believes that women's personal attributes are sharply different from men's—in positive ways. Women are more likely than any other subordinate group to be described in categorical terms and the accompanying evaluative implications are also the most positive. Women are warmly congratulated for their distinctiveness in personal traits that are appropriate to the role they have been assigned”, Mary R. JACKMAN, The Velvet Glove, Paternalism and Conflict in Gender, Class and Race Relations, Berkeley, University of California Press, 1994, p. 374. 2 Leonor R. WALKER, Battered woman, New York, Harper Paperbacks, 1980, 288 p. 3 Mary R. JACKMAN, “Gender, Violence and Harrassment”, op. cit. 4 Simone de Beauvoir, El segundo sexo, Buenos Aires, Ediciones Siglo Veinte, 1977 [1949], 518 p.

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de tous – dans la reproduction de la dissymétrie qui caractérise le dynamisme de la

violence et de l’inégalité dans l’Histoire. Tendance, et non mécanique, qui se développe

dans et par son opposition aux tendances dialectiques axées vers l’autonomie, l’égalité

et la reconnaissance des différences »1.

En ce qui concerne la question des violences conjugales, c’est la traduction de

l’ouvrage anglais d’Erin Pizzey, Crie moins fort, les voisins vont t’entendre paru en

19752 qui va susciter l’intérêt des spécialistes.

Mais une fois encore, on ne peut parler de travaux scientifiques sur les violences

faites aux femmes en France qu’à partir des années 1990 avec notamment la publication

d’un ouvrage portant sur le viol3 et de la thèse de Welzer-Lang sur les hommes

violents4. Cette thèse de sociologie, qui nous intéresse en premier lieu, a été réalisée à la

suite d’un travail d’enquête dans des centres pour hommes violents dans la région de

Lyon. Son objectif est de déconstruire un certain nombre de préjugés sur les hommes

violents (alcooliques, pauvres, malades mentaux…). Son principal intérêt est de

déplacer le regard depuis la victime vers l’auteur de violences conjugales, ce qui permet

une compréhension renouvelée de ce que sont les violences conjugales. Le problème

étant que la thèse de Welzer-Lang intervient alors même qu’aucun travail scientifique

de sciences sociales sur les violences conjugales n’a vraiment été mené jusqu’à lors, du

point de vue des femmes en France.

Les succès éditoriaux de ces dernières années5, qui succèdent principalement à

l’enquête ENVEFF de 2000, permettent de rendre compte des mécanismes de violences

conjugales mais en en atténuant l’approche féministe de genre. En effet, on peut dire

qu’en France, l’approche par la psychologie est largement privilégiée dans les études

sur la violence au sein du couple.

La présentation de l’état des savoirs sur le genre et les violences conjugales en

particulier nous a permis de rendre compte des principales positions du champ 1 Souligné dans le texte. Gisèle CHARZAT, Femmes, violences, pouvoir, Paris, JC Simoën, 1979, p. 121. 2 Erin PIZZEY, Crie moins fort, les voisins vont t’entendre, Paris, Edition des Femmes, 1975, 228 p. 3 Michèle BORDEAUX et alii., Qualifié viol, Paris, L’Harmattan, 2000 [1990], 232 p. 4 WELZER-LANG Daniel, Les hommes violents, Paris, Petite Bibliothèque Payot, Payot, 2005 [1991], 455 p. 5 Marie-France HIRIGOYEN, Femmes sous emprise : les ressorts de la violence dans le couple, Paris, Oh ! Editions, 2005, 300 p.

Roland COUTANCEAU, Amour et violence, Le défi de l’intimité, Paris, Odile Jacob, 2006, 255 p.

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scientifique concernant ce sujet. Mais notre questionnement théorique prend racine dans

une approche originale des Politiques Publiques qu’il convient de développer.

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Section 4 : Problématique envisagée.

Notre intérêt s’est porté sur un domaine d’étude que l’on pourrait appeler « les

rapports à l’Etat à travers les interactions quotidiennes » ou bien, en adoptant le point de

vue réciproque « l’Action publique par le bas », qui fait appel à un corpus

bibliographique spécifique, peu unifié et récent dans ses développements français.

Les premières analyses dans ce domaine nous viennent des Etats-Unis avec deux

types d’approches. La première est celle, assez ancienne d’Everett C. Hughes1 qui porte

un regard interactionniste sur les métiers de service.

Pour approfondir ce que sont les analyses des interactions, il convient de lire ou

relire Erving Goffman2. Goffman nous intéresse en particulier car il analyse très

finement les rites qui sous-tendent une interaction, verbale notamment, et ce qui se joue

de profondément social à travers cet échange. Il nous semble que ses réflexions peuvent

apporter beaucoup à l’analyse de la nature des échanges entre la femme victime de

violences conjugales et l’intervenante : comment, en faisant appel à de tels dispositifs,

« faire bonne figure » ? Ne pas « perdre la face » ? En fonction, comme nous l’apprend

Goffman, de la place occupée dans l’espace social.

Il nous faut par ailleurs attacher une attention particulière au deuxième chapitre

d’Asiles, « La carrière morale du malade mental »3, qui traite des effets de l’admission

en hôpital psychiatrique sur les rapports sociaux antérieurs du malade, il peut nous aider

à comprendre les conséquences pour une femme victime de violences d’une

intervention des autorités publiques. Ainsi, on pourrait se demander s’il paraît justifié de

parler comme le fait Goffman à propos des malades mentaux, de « carrière morale »

pour les femmes victimes de violences, lorsque celui-ci invite à penser ce concept

1 Everett C. HUGHES, Le regard sociologique, Paris, Editions de l’EHESS, 1997. 2 Erving GOFFMAN, Asiles. Etude sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, 1968.

Erving GOFFMAN, Les rites d’interaction, Paris, Les Editions de minuit, 1974, 230 p.

Erving GOFFMAN, Les moments et leurs hommes, Textes recueillis et présentés par Yves Winkin, Paris, Seuil/Minuit, 1988, 252 p. Et notamment le texte n°6 : « l’ordre de l’interaction », 1982, pp. 186-230.

Erving GOFFMAN, L’arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 [1977], 116 p. 3 Erving GOFFMAN, Asiles…, op. cit., Chapitre II, « La carrière morale du malade mental », pp. 177-225.

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comme un « cycle des modifications qui interviennent dans la personnalité du fait de

cette carrière et aux modifications du système de représentation par lesquelles l’individu

prend conscience de lui-même et appréhende les autres »1. Nous tenterons de nous

interroger sur la pertinence de cette notion relativement à notre sujet : faire appel à un

dispositif public quand on est victime de violences conjugales produit-il une

modification du système de représentation dans la manière dont on se représente soi-

même ainsi que les autres ?

Enfin, lorsque Goffman s‘intéresse aux « agents de l’internement », c’est-à-dire

aux agents qui provoquent le passage de l’individu du statut de personne normale à

celui d’interné, il convient de s’interroger sur la possibilité de l’existence dans

l’entourage des victimes de violence, d’agents les poussant à parler publiquement

(notamment en s’adressant à un dispositif public) de leurs souffrances, voire le faisant à

leur place.

Une seconde approche théorique est celle de Michael Lipsky2 qui s’intéresse à

l’Action Publique au niveau de « la rue » : la street-level bureaucracy. Cette sociologie

de la « rencontre bureaucratique » (bureaucratic encounter) permet un regain d’études

sur les relations administratives, le rôle des agents institutionnels en contact avec le

public, en postulant que c’est dans cette dimension concrète que se jouent les Politiques

Publiques. Le problème de cette analyse est qu’elle considère les politiques publiques

comme une agrégation des actions individuelles des bureaucrates.

On peut considérer que ces deux visions de « l’Etat au concret », interactionniste

ou organisationnelle sont en concurrence. Néanmoins, à son arrivée en France dans les

années 1990, c’est l’approche interactionniste de Goffman qui prime, notamment avec

Isaac Joseph et Gilles Jeannot sur les « métiers du public »3. Il s’agit pour eux de

s’intéresser au théâtre que constituent les interactions en tant qu’ordre normalisé et

ritualisé dans lesquelles chacun doit tenir sa place.

Cette approche se verra pourtant critiquée en ce que les relations sociales ne

peuvent se résumer à ces interactions ou, dit autrement, que les interactions sociales ne 1 Op. cit, p. 180. 2 Michael LIPSKY, “Les agents de base”, in JOSEPH Isaac, JEANNOT Gilles, Métiers du Public, Les compétences de l’agent et l’espace de l’usager, Paris, CNRS Editions, 1995, chap. 1, Partie 2, pp. 195-221. 3 Isaac JOSEPH, Gilles JEANNOT [dir.], Métiers du public. Les compétences de l’agent et l’espace de l’usager, Paris, CNRS Editions, 1995.

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peuvent contenir l’ensemble de ce qui se joue dans les relations sociales1. Jean-Marc

Weller2 par exemple, qui se pose la question de la modernisation des services publics en

partant d’un guichet de Sécurité Sociale, dépasse l’approche interactionniste en

empruntant des références théoriques à l’approche organisationnelle. Il produit ainsi une

analyse « séquentielle » du travail des guichetiers (Décrire, S’accorder, Agencer,

Troubler) pour décrire les transformations du rapport au public et le glissement

progressif du « service public » au « service au public » dans une dimension plus

contractuelle.

Ce que nous pourrions reprocher à Weller, c’est qu’il ne prend absolument pas

en compte les propriétés sociales des acteurs, que ce soit celles du guichetier ou bien

celles de l’usager. Au contraire, Vincent Dubois3 choisit de ne pas évacuer cette

question cruciale des rapports sociaux qu’il étudie et donc également de l’interaction

qui se joue au guichet. Il cherche à comprendre les transformations de l’institution (en

l’occurrence la Caisse d’Allocations Familiales) et part de l’hypothèse que les agents

(au sens courant) sont des agents (au sens sociologique) avec des dispositions

personnelles, une position dans l’espace social (ce qui revient à partir de l’habitus de

Bourdieu) et qu’ils jouent des rôles (référence à Berger et Luckman : l’institution est

incarnée par des acteurs qui s’insèrent dans des rôles typifiés qui servent à maintenir

l’ordre social4). Il met en garde le lecteur contre la tentation de considérer le social

comme une agrégation d’effets interactionnels et, à notre sens, réussit à produire une

analyse passionnante des conditions sociales de la relation administrative, associées à la

tension entre les « deux corps du guichetier » pour contribuer à comprendre ce qui se

joue au concret dans les transformations institutionnelles et dans la redéfinition des

rôles sociaux des agents administratifs.

1 Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, pp. 57-58 : « la vérité de l'interaction n'est pas tout entière contenue dans l'interaction » et que « faute d'aller au-delà des actions et des interactions prises dans leur immédiateté directement visible, la vision « interactionniste » ne peut découvrir que les stratégies linguistiques des différents agents dépendent étroitement de leur position dans la structure de la distribution du capital linguistique dont on sait que, par l'intermédiaire de la structure des chances d'accès au système scolaire, elle dépend de la structure des rapports de classe ». 2 Jean-Marc WELLER, L’Etat au guichet. Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, coll. Sociologie Economique, Desclée de Brouwer, Paris, 1999, 255 p. 3 Vincent DUBOIS, La vie au guichet, Relation administrative et traitement de la misère, Paris, coll. Etudes Politiques, Economica, 2ème édition, 2003, 202 p. 4 Peter BERGER, Thomas LUCKMANN, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2006 [1966], 356 p.

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La critique principale que nous pouvons adresser à Dubois et que lui adresse

d’ailleurs Yasmine Siblot1, est celle de ne pas élargir son étude des propriétés sociales

au public comme il le fait pour les agents administratifs. Siblot quant à elle, prend le

contrepied de cette approche en partant du public caractérisé comme « habitants des

quartiers populaires » pour comprendre leurs rapports aux institutions compte tenu de

leurs caractéristiques sociales et, partant de là, appréhender la relation administrative du

point de vue de sa « familiarité ». Elle en arrive à la prise en compte de la question des

innovations managériales dans ces institutions et elle en conclut que celles-ci, malgré

leur volonté de rapprocher les agents du public, contribuent à distancier les usagers des

administrations qui étaient parvenues à se rendre « familières ».

Enfin, pour terminer sur cette « vague » française d’étude de la street-level

bureaucracy, n’oublions pas Alexis Spire2 qui a travaillé sur les préfectures et

l’application du droit des étrangers en France. Il montre à quel point au-delà des normes

juridiques et des ministères, ce sont les agents de préfecture voire les agents d’accueil

qui font l’Action Publique, notamment en faisant intervenir des critères qui

n’apparaissent dans aucun texte de loi. Des agents (au sens sociologique) occupant des

postes de relégation vis-à-vis de l’institution et en même temps possédant un pouvoir

considérable aux yeux du public, font intervenir dans l’interaction leurs propres

représentations et font payer au requérant la frustration de la position qu’ils occupent

dans l’espace social. Il est certain que Spire travaille sur une catégorie bien particulière

d’agents qui, contrairement à ceux étudiés par les autres auteurs, ne sont pas mus par

une « vocation sociale » mais par une « mission de défense des intérêts de l’Etat ».

Néanmoins, il nous aide également à comprendre que ceux-ci, lorsqu’ils prennent une

décision, mobilisent des références qu’ils hiérarchisent et que dans cette perspective, ils

peuvent agir « à côté » voire « contre » un ordre venant d’un niveau hiérarchique

supérieur au nom d’une norme qui est le moteur de leur action. Dans le cas qui nous

occupe, il sera intéressant de s’interroger sur les références mobilisées par les

1 Yasmine SIBLOT, Faire valoir ses droits au quotidien, Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, coll. Sociétés en mouvement, Presses de la FNSP, 2006, 347 p. 2 Alexis SPIRE, Etrangers à la carte, l’administration de l’immigration en France : 1945-1975, B. Grasset, 2005, 402 p.

Alexis SPIRE, « L’application du droit des étrangers en préfecture », Politix, vol. 24, n°69, mars 2005, p.11-37.

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accueillantes face à différents types de situations et de la manière dont cela peut peser

sur la prise de décision.

Ces quatre derniers auteurs1 ouvrent indéniablement un champ d’étude sur les

relations administratives et une nouvelle manière d’appréhender l’Action Publique.

Cependant, tous se focalisent sur la question de la « modernisation » des services

publics qui renvoie à l’introduction dans les administrations sociales de l’Etat,

d’innovations managériales venues du monde de l’entreprise depuis le triomphe de

l’idéologie libérale dans les secteurs technocratiques de l’Etat et notamment au

Ministère de l’Economie et des Finances.

Les idées développées par ces auteurs ont stimulé la construction de notre objet.

Néanmoins, notre terrain concerne des associations qui interviennent dans l’espace

social pour agir contre les violences faites aux femmes. Il ne s’agit pas à proprement

parler de services publics et nous n’étudions pas des agents de l’Etat. Mais nous

pensons qu’il faut d’élargir la démarche de ces auteurs à de nouveaux terrains, tels que

celui des associations, à de nouveaux types d’interaction, afin de ne pas les enfermer

dans un cadre de pensée qui reviendrait à multiplier les études à l’infini mais toujours

sur le même mode.

On peut penser qu’il manque principalement deux choses à ces travaux. D’abord,

aucun de ces auteurs ne s’interroge sur les conditions de possibilité pour le public

concerné d’accéder effectivement à l’institution. Yasmine Siblot restitue certainement la

place du public dans l’analyse de l’Action Publique mais elle ne s’interroge pas sur le

différentiel d’accès mais aussi de maintien dans les institutions.

Par ailleurs, cette approche a complètement omis la perspective du genre.

Rappelons que tous ces auteurs ont remarqué sans l’étudier ce qui tient de l’évidence :

l’agent est une femme, la plupart du temps. Dans notre cas, toutes les intervenantes sont

des femmes et toutes les personnes accueillies le sont également. Une association

spécialisée dans les violences conjugales est un gynécée : un espace dans lequel des

femmes aident d’autres femmes pour améliorer la condition féminine. Adopter une

approche de genre nous permettra de dépasser l’idée que les « rapports de genre » se

limitent à ceux qu’entretiennent hommes et femmes.

1 Jean-Marc Weller, Vincent Dubois, Yasmine Siblot et Alexis Spire.

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Enfin, puisque l’on s’interroge sur les conditions de possibilités pour les femmes

victimes de violences conjugales de bénéficier des dispositifs publics qui sont à leur

disposition, les travaux d’Albert Hirschman1 ou encore de Festiner, Abel et Sarat2

pourront nous aider à comprendre les mécanismes sociaux de la prise ou non de la

parole. Quand elle fait appel à un dispositif public, la femme victime de violence

« prend-elle la parole » ? Nomme-t-elle ? En tout état de cause, elle se reconnaît la

légitimité de demander le soutien des autorités publiques, des travailleurs sociaux et

peut-être aussi de son entourage. Qu’en est-il de celles qui n’y font pas appel ? De celles

pour lesquelles une personne de l’entourage appelle ? De celles qui s’isolent dans cette

situation de violence, qui la nient, qui s’en rendent coupables ?

Sa catégorisation des différentes attitudes des consommateurs face à un produit

décevant en « exit » (défection), « Voice » (prise de parole) et « Loyalty » (loyalisme,

attachement) montre qu’il est impossible de prévoir le comportement des individus3 :

dans notre cas, c’est l’idée qu’il ne suffit pas de mettre en place un dispositif public en

direction des femmes victimes de violences conjugales pour que celles-ci, conscientes

de leur intérêt identifié d’un point de vue rationnel, y fassent appel pour se soustraire à

la violence. Certaines le font, d’autres pas. Il s’agira pour nous de comprendre quels

sont les enjeux d’une attitude et de l’autre.

Voyons à présent, de quelle manière la présentation de ces auteurs nous permet

d’envisager, au-delà de la présentation de notre objet, une formulation de la

problématique centrale de notre sujet.

Le discours institutionnel véhiculé par les différents acteurs mobilisés ne permet

pas de rendre compte des conditions de possibilité pour les femmes de s’approprier les

dispositifs qu’ils mettent en œuvre, et ce parce qu’il véhicule l’idée qu’un dispositif en

tant qu’il est public, s’adresse à tous. Par là même, la croyance dans l’universalité des

1 Albert O. HIRSCHMAN, Défection et prise de parole, Paris, Coll. L’espace du politique, Fayard, 1995, 213 p.

Albert O. HIRSCHMAN, Bonheur privé, action publique, Paris, Hachette littératures, 2006, 256 p. 2 Willian F. FESTINER, Richard ABEL, Austin SARAT, “The Emergence and Transformation of Disputes : naming, blaming, claiming”, Law and Society Review, vol. 15, n°3/4, 1980-1981, pp. 631-654. 3 « Aucun système économique, social ou politique ne peut garantir que les individus, les entreprises et les organisations en général agiront toujours de manière fonctionnelle et auront constamment une conduite efficace, rationnelle, respectueuse de la loi et de la morale. Même dans une société dotée des meilleures institutions du monde, il est inévitable, ne serait-ce que pour une multitude de raisons accidentelles, que le comportement de certains agents sociaux ne réponde pas à celui que l’on attend d’eux », Albert O. HIRSCHMAN, op. cit., p. 11.

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Politiques Publiques présuppose que toutes les femmes peuvent effectivement

s’approprier ces dispositifs de manière indifférenciée.

Or, ce postulat ne résiste pas à l’analyse de la réalité sociale. De nombreux auteurs

l’ont observé dans d’autres domaines. Ainsi, Daniel Gaxie a montré que le suffrage

universel excluait une partie des citoyens : « en provoquant l’exclusion électorale des

agents culturellement et/ou socialement dominés, les inégalités de politisation

fonctionnent comme un cens caché et aboutissent aux mêmes résultats »1. De même,

Petra Cador, étudie la parité comme un « tromperie de l’égalité formelle dans un

système foncièrement inégalitaire »2.

En ce qui nous concerne, une minorité de femmes s’adressent aux professionnels

(1/5 selon l’enquête ENVEFF). Pour le comprendre, nous adopterons la démarche de

« l’Action Publique par le bas » car c’est en partant des conditions sociales de la relation

d’assistance que nous pourrons envisager les différentes trajectoires empruntées par ces

femmes vis-à-vis de l’offre institutionnelle. Face aux dispositifs publics, les femmes

sont comme face à un « carrefour ». Elles peuvent adopter différentes « lignes de

conduite » en fonction de leurs « attentes », elles-mêmes dépendantes des conditions

objectives d’obtenir « gain de cause »3. Certaines s’engagent, d’autres non. Certaines

entrent puis tournent en rond, indécises sur la direction à prendre. D’autres au contraire,

en franchissent aisément toutes les étapes.

Mais toutes « attendent » quelque chose. En cela, elles sont toutes des Pénélopes.

Mais en fonction de quoi attendent-elles des choses différentes ? Si les violences

conjugales ne connaissent pas de frontières, qu’est-ce qui détermine des attitudes

différentes ? Pourquoi l’attitude la plus fréquemment adoptée est celle du « maintien à

distance » ? Pourquoi une partie des femmes qui s’engagent dans un parcours d’aide

s’évapore ? Revient ? Comment comprendre qu’il y ait de la part des femmes des

niveaux d’engagement inégaux ? Comment expliquer que ces dispositifs qui se veulent

1 Daniel GAXIE, Le cens caché, Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, coll. Sociologie Politique, Editions du Seuil, 1993 [1978], pp. 254-255. 2 Petra CADOR, Le traitement juridique des violences conjugales : la sanction déjouée, Paris, coll. Logiques sociales, L’Harmattan, 2005, p. 75. 3 « Les agents ont des pouvoirs (définis par le volume et la structure de leur capital) qui sont très inégaux. Quant à leurs espérances et leurs aspirations, elles sont elles aussi très inégalement réparties (…), en vertu de la loi qui veut que, par l’intermédiaires des dispositions de l’habitus (elles-mêmes ajustées la plupart du temps aux positions), les espérances tendent universellement à s’accorder à peu près aux chances objectives » in Pierre BOURDIEU, Méditations Pascaliennes, Paris, coll. Liber, Seuil 1997, p. 257.

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« publics » contribuent à l’auto-exclusion des femmes concernées ? Dans quelle mesure,

le « contexte » conjugal, social, politique influe-t-il sur la prise de décision ou sur

l’absence de choix ? Comment résoudre le paradoxe selon lequel toutes ces femmes ont

été ou sont victimes de violences mais qu’elles disposent de ressources inégales pour

s’en soustraire ? Celui selon lequel une même femme peut, à différentes périodes de sa

vie adopter une ligne de conduite ou l’autre ?

C’est à travers l’analyse de la combinaison complexe entre la trajectoire des

femmes, les différents niveaux de contexte dans lesquels interviennent les décisions ou

indécisions de celles-ci et le dispositif lui-même, incarné par la relation d’assistance,

que nous tâcherons de comprendre pourquoi les citoyens – ici les femmes - sont

inégalement dotées pour s’approprier une Politique Publique qui leur est destinée.

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Section 5 : Présentation de la méthodologie de l’enquête.

Parmi la multiplicité des dispositifs existants, nous avons cherché à nous

rapprocher d’une structure qui puisse rendre compte de manière globale des différents

aspects de la « Politique Publique de lutte contre les violences conjugales ». Après un

certain nombre de recherches, notre choix s’est arrêté sur l’association Tremplin 94, une

association spécialisée dans l’accompagnement des femmes victimes de violences

conjugales dans le Val-de-Marne, qui présente l’intérêt d’agir sur des plans différents.

Tremplin 94 est une association membre de la Fédération Nationale Solidarité

Femmes qui se trouve à Maisons-Alfort et qui est née en 1995. Elle est composée d’un

Président médecin, d’une Directrice assistante sociale, et d’une équipe de 4

intervenantes : 2 assistantes sociales et 2 conseillères en ESF (économie sociale et

familiale). Cette association, malgré des ressources humaines limitées, reçoit plus de

600 femmes par an dont 78 % de nouvelles situations chaque année. Elle est la seule

association spécialisée dans les violences conjugales de tout le Val-de-Marne, où l’on

estime que la population concernée par ce phénomène serait de 36 000 femmes1.

Cette structure présente l’intérêt de mener de front plusieurs modalités d’accueil

simultanément : centre d’hébergement, écoute téléphonique, entretiens avec et sans

rendez-vous, groupes de parole… Cette diversité nous a permis d’adopter un regard

d’ensemble des dispositifs existants pour les femmes victimes de violences conjugales.

En effet, la plupart des associations se concentrent sur une mission particulière :

l’hébergement, l’entretien psychologique, ou l’écoute téléphonique par exemple.

Notre présence à Tremplin 94 a été constante et quotidienne pendant plus d’un

mois et demi. Au cours de cette période, nous avons pu participer à l’ensemble des

actions proposées, mais il nous a également été possible, par le biais de cette

association, de solliciter un certain nombre d’acteurs extérieurs. Notons que la

description précise des actions réalisées et des objectifs que leur prête l’institution

seront présentées dans le corps de l’analyse.

1 Si l’on rapporte à ce territoire l’estimation de l’enquête ENVEFF de 2000 selon laquelle 10 % des femmes en France sont victimes de violences conjugales.

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Six entretiens de recherche avec des femmes qui se rendent à Tremplin ont pu être

réalisés. Ces entretiens ont été obtenus par concertation avec les travailleuses sociales

afin de déterminer les femmes qui pourraient être sollicitées en fonction de nos intérêts

et de la position de ces femmes vis-à-vis de l’association. En effet, certaines femmes qui

fréquentaient Tremplin à notre arrivée et que nous aurions souhaité interroger ne sont

plus venues par la suite et la position de l’association est de ne pas rappeler les femmes

qui souhaitent mettre une distance avec la structure. On ne peut pas dire qu’il y ait eu un

guide d’entretien commun. En réalité, nous disposions d’un certain nombre

d’informations sur la personne avant l’entretien et c’est pourquoi le contenu des

entretiens varie. Cela nous a permis de faire l’économie d’un certain nombre de

questions par exemple sur leur âge, leur profession et leur situation sociale au moment

de l’entretien. En outre, les questions ont pu évoluer en fonction des réponses et

d’éléments nouveaux qui ont pu apparaître. Ainsi, il nous est arrivé de creuser une

anecdote qui pourrait apparaître comme éloignée du sujet et qui s’est pourtant avérée

révélatrice d’un trait de personnalité. C’est le cas par exemple d’Elisa qui, dans ses

relations conjugales, familiales mais plus largement dans sa manière d’entrer en lien

avec autrui, revêt souvent le rôle de « salvatrice ». Signalons simplement que les

entretiens ont été enregistrés avec un dictaphone et que l’anonymat, de même que pour

toutes les autres actions, était garanti préalablement et a été formellement respecté.

L’intégralité de ces entretiens est retranscrite en annexe.

Ainsi, il a été demandé aux femmes de :

donner leurs impressions sur les différents dispositifs en vigueur :

difficultés rencontrées, points positifs…

retracer leur parcours au sein des différentes institutions fréquentées :

ruptures, victoires, les étapes importantes à leurs yeux, les moments

de « déclic » ou de « blocage »…

s’exprimer sur leurs difficultés et sur leurs atouts vis-à-vis des codes

institutionnels

s’interroger sur les motifs de l’entrée, de la sortie ou du maintien à

distance du dispositif.

raconter leur « pratique de l’institution » : nature de leur prise en

charge et perspectives d’avenir depuis leur entrée dans le dispositif.

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essayer de restituer les motifs pour lesquelles elles ne s’adressaient à

aucun dispositif auparavant et ceux qui les ont fait changer d’avis.

décrire les effets de leur engagement assistanciel : réactions de

l’entourage, soutiens, ruptures…

restituer les étapes qui les ont conduites à s’engager dans une relation

conjugale violente puis dans un circuit de dispositifs.

Pour que ces entretiens soient utiles à l’analyse, nous avons cherché à rendre compte

de différents « profils » de femmes qui ne sont pas nécessairement construits comme

des « idéaux-types » tels qu’on peut en élaborer en sciences sociales.

Lors des entretiens, l’intervenante sociale doit dresser la « situation sociale » de la

femme accueillie. Cette « situation sociale » n’est pas autre chose que la traduction de

discours personnalisés, contextualisés, particuliers en catégories institutionnelles,

générales et impersonnelles ouvrant des droits et des prestations spécifiques. Ainsi, nous

avons cherché à faire correspondre nos entretiens à des « profils » de femmes répondant

à des « situations sociales » différentes mais récurrentes au sein du public accueilli.

Nous souhaitions également qu’au moins l’un d’entre eux soit celui d’une « femme

atypique » c'est-à-dire dont les caractéristiques soient particulières au regard des

récurrences observées au cours de ces quelques semaines :

Elisa P. : cette brésilienne de 28 ans vient à l’association depuis trois

mois environ pour un suivi social avec une assistante sociale, Marion.

Arrivée depuis un an en France avec sa fille de 5 ans pour échapper

un conjoint violent, elle rencontre son futur mari, un portugais qui

semble vivre confortablement alors qu’elle est dans une situation de

grande précarité (elle travaille mais elle n’a pas de papiers et loge

dans un hôtel bon marché). Elle quitte son mari après 6 mois de

mariage à la suite de graves violences physiques.

Hanissa A. : cette marocaine de 26 ans vient à l’association depuis 6

mois environ pour un suivi social avec sa Conseillère en ESF, Elodie.

Elle est venue en France pour rejoindre son mari, un martiniquais de

50 ans. Elle a subi de graves violences physiques et a porté plainte

mais depuis, la situation est restée en statu quo. Elle demeure au

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domicile conjugal et son intervenante l’accompagne dans des

démarches de divorce qu’elle n’arrive pas à lancer.

Géraldine C. : cette française de 37 ans vient depuis un mois à

l’association « pour parler » avec Marion, une assistante sociale.

Enseignante en fleuristerie, elle s’est séparée de son conjoint dont

elle subissait le harcèlement. Son témoignage nous intéresse dans la

mesure où elle est l’une des rares femmes qui ne vienne pas pour un

suivi social.

Pamela E. : cette française de 26 ans d’origine camerounaise est

hébergée par l’association depuis un an et demi. Elle est suivie

régulièrement et de manière obligatoire par sa Conseillère en ESF,

Auriane. Après de longues hésitations qui ont exaspéré l’équipe de

terrain, elle a finalement lancé une procédure de divorce.

Fatiah A. : cette tunisienne de 32 ans est sans-papiers. Elle vient à

l’association pour un suivi administratif avec son assistante sociale

Marion. Elle travaille avec de faux papiers et change d’hébergement

tous les deux-trois jours parmi son entourage.

Marcia G. : cette française de 40 ans d’origine portugaise vient à

l’association pour le groupe de parole dont elle est l’un des

« piliers ». Divorcée depuis plusieurs années, elle a subi plusieurs

formes de violences graves de la part de son conjoint pendant 23 ans.

Aujourd’hui elle souhaite aider les autres femmes et témoigner pour

leur permettre de s’en sortir.

Par ailleurs, le matériel empirique recueilli au sein de l’association est le

suivant :

Observation de 28 entretiens individuels entre une travailleuse

sociale et une femme accueillie pour lesquels j’étais présentée comme

« stagiaire ». Très peu de femmes (peut-être 4 ou 5) ont refusé ma

présence.

L’entretien individuel est certainement très riche en enseignements. Il s’agit

également de l’activité principale de l’association. Il permet en premier lieu de saisir la

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nature de l’accueil de la victime par l’association et les enjeux de la relation

assistancielle. La consultation du dossier d’une femme ainsi que les informations

recueillies au cours de l’entretien permettent de renseigner des questions

incontournables : qui est cette femme ? quelle est sa trajectoire ? son histoire ? quelles

sont ses ressources (familiales, culturelles, économiques) ? L’entretien individuel plus

que toute autre activité au sein de l’institution nous donne de précieux éléments

concernant les représentations passées et présentes du dispositif, des procédures et de

l’avenir des femmes qui s’adressent à Tremplin. Bien entendu, les entretiens individuels

de suivi et de primo-accueil donnent à voir des choses très différentes.

L’entretien de suivi est celui qui intervient dans le cadre d’une interaction

normalisée, régulière, dont les cadres et les limites sont préétablis et qui ont fait l’objet

d’un accord tacite. L’objet de ces entretiens est souvent la préparation de procédures

(divorce, allocation...). L’attention de l’analyste est alors portée sur la relation entre

l’intervenante qui présente l’offre institutionnelle et qui attend une certaine réactivité de

la part de son interlocutrice et la femme victime qui doit faire preuve d’une certaine

capacité à se conformer aux codes institutionnels afin de mener à bien son projet.

L’entretien de « primo-accueil », c’est-à-dire le premier rendez-vous dont bénéficie

une femme qui s’adresse au dispositif, est sensiblement différent. Dans cet entretien-là,

chacune s’évalue. L’intervenante sociale évalue la demande de la personne et ses

chances d’aboutir ; cette opération d’évaluation consiste presque exclusivement en une

opération de traduction d’une situation particulière en catégories institutionnelles. Si la

demande de la personne est difficilement transposable en catégories institutionnelles,

elle a peu de chances d’aboutir. La femme victime quant à elle, évalue le dispositif

incarné par son interlocutrice : elle observe la capacité de celle-ci à comprendre sa

demande, à formuler une réponse adéquate et elle mesure la possibilité de lui « faire

confiance » compte tenu des obstacles qui se présentent à elle. Nous avons assisté à 13

entretiens de primo-accueil.

Nous établissons également une distinction entre les entretiens prévus à l’avance

et les entretiens réalisés dans le cadre de la Permanence d’Accueil sans Rendez-vous qui

soumet l’institution à une certaine forme d’incertitude et de tension, car au cours de ces

demi-journées peuvent affluer un nombre de femmes supérieur à la capacité

d’absorption de la structure.

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3 accompagnements au Tribunal dont 2 au Tribunal Correctionnel

et 1 au Juge des Affaires Familiales.

L’accompagnement est une activité périphérique de la structure. Ponctuellement,

deux intervenantes peuvent accompagner une femme en difficulté, isolée ou angoissée

qui doit se rendre à une audience du tribunal, un commissariat de police ou encore à la

préfecture. L’accompagnement est l’occasion pour les intervenantes de faire de

« l’informel » comme elles le disent, c’est-à-dire de sortir la relation d’assistante du

cadre professionnel. La plupart des intervenantes recherchent cette dimension

« informelle » qui leur permet de se sentir plus « proches » des femmes. En ce qui nous

concerne, les accompagnements que nous avons réalisé au tribunal en l’occurrence,

nous ont permis d’élargir notre vision du parcours des femmes et d’entrevoir les enjeux

pour elles de cette mise en scène officielle qui peut aboutir à la reconnaissance des

droits de la victime.

1 groupe de parole, « Accueil Collectif ».

L’accueil collectif est une autre modalité d’accueil proposé par le dispositif. Une

fois par mois, l’association organise une réunion libre où chaque participante est

appelée à s’exprimer sur sa situation et à partager son expérience. L’objectif de

l’association est de permettre aux femmes de s’identifier dans le discours des autres et

de voir qu’elles ne sont pas les seules à avoir souffert de la violence et de ses

conséquences. En tant que tel, il permet d’observer les conditions de possibilité pour ces

femmes qui s’adressent à un dispositif public de verbaliser « en public » leur expérience

et leur capacité à les décontextualiser afin de les faire se rapprocher des expériences de

leurs paires. Les observations recueillies en entretien individuel montrent que ce n’est

pas le cas de toutes les femmes et il semble que les femmes en tirent des bénéfices

différenciés car elles prêtent à cette modalité d’accueil des finalités différentes.

1 réunion de cohabitation pour chacun des 2 appartements où

logent des femmes hébergées par Tremplin 94.

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L’association a mis en place l’hébergement de six femmes et de leurs cinq

enfants dans deux appartements. La durée de l’hébergement est de six mois

renouvelables. Les femmes hébergées doivent payer à l’association un loyer

correspondant à 10 % de leurs revenus. Elles doivent également participer toutes

ensemble à une « réunion de cohabitation » pour évoquer les éventuelles difficultés de

vie en commun et les dysfonctionnements de l’appartement.

1 Permanence Téléphonique.

Nous n’avons pu assister en tant que telle, qu’à une seule Permanence

Téléphonique compte tenu de l’organisation du service. En effet, les intervenantes

assurent ces Permanences en même temps qu’elles assurent le suivi des situations qui

leur sont confiées et pour cette même raison, la double écoute a été compliquée à

organiser. L’écoute téléphonique est envisagée comme l’un des premiers « filtres » du

dispositif compris comme un « entonnoir ». En effet, le téléphone est souvent le premier

mode de communication avec l’association. Certaines femmes appellent puis

« franchissent le pas » de Tremplin. Les autres en restent là, soit qu’elles ont obtenu

l’information demandée et qu’elles entreprendront les démarches nécessaires par elles-

mêmes, soit qu’elles n’en sont pas à une étape de leur cheminement leur permettant

d’aller plus loin.

6 réunions d’équipe avec l’ensemble du personnel.

Une matinée par semaine l’ensemble du personnel se réunit pour une « réunion

d’équipe ». Il s’agit d’évoquer les problèmes d’organisation mais aussi de partager avec

les autres les situations difficiles que les intervenantes ont rencontrées pendant la

semaine et pour lesquelles elles souhaitent être conseillées.

1 Assemblée Générale de l’Association en présence de 2 femmes

suivies par Tremplin.

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Une fois par an, Tremplin présente le bilan de son action aux partenaires et

financeurs. Cette présentation est suivie de l’intervention des membres de l’équipe de

l’équipe de terrain sur un sujet les ayant interpelé au cours de l’année (cette année « la

situation des femmes sans-papiers »), et par l’intervention d’une psychologue qui

travaille à l’association (cette année « amour et violence »). Deux femmes accueillies

par Tremplin sont intervenues de manière spontanée au cours de cette Assemblée pour

« témoigner ».

Au total, notre intervention a concerné entre 45 et 50 situations différentes. Nous

avons assisté à l’ensemble de ces actions dans le cadre de l’observation participante. La

modalité de recueil des données était la prise de note. Celle-ci pouvait intervenir « en

direct » ou bien, si l’entretien s’avérait trop difficile pour la femme accueillie, tout de

suite après. En effet, dans certaines situations, deux personnes prenant note aurait pu

s’avérer trop éprouvant pour la victime. Ces notes sont complétées d’une part par les

échanges que nous avons pu avoir avec les différentes intervenantes sociales au sujet de

ces entretiens et d’autre part, par la consultation des dossiers des femmes qui étaient

reçues. Ainsi, la plupart du temps, nous avons simplement observé le cours de ce qui se

passait mais, dans un certain nombre de cas de plus en plus nombreux au fur et à mesure

de notre présence à Tremplin, nous avons pu participer activement à ces actions. Par

exemple, on a pu solliciter notre avis au cours d’un entretien et nous nous sommes

chargés à plusieurs reprises, de l’accueil des femmes sur les plages d’accueil sans

rendez-vous.

Par ailleurs, les éléments recueillis sur le terrain ont été enrichis par un certain

nombre d’interventions dans l’environnement direct de l’association. D’un point de vue

quantitatif, nous avons pu :

Assister à 2 réunions à la DDSP (Direction Départementale de la

Sécurité Publique) sur les dispositifs en lien avec les services de

Police.

Réaliser 2 entretiens avec des acteurs institutionnels : la Déléguée

départementale aux Droits des Femmes et la Directrice de

l’Observatoire départemental des inégalités hommes / femmes.

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Participer à 1 permanence de jour de la psychologue au SCMJ

(Service de Consultation Médico-Judiciaire) de l’Hôpital

Intercommunal de Créteil.

Me rendre 1 fois dans un Hôtel où résident souvent des femmes

hébergées par le Relais Social d’Urgence ou le Samu Social.

Ces rencontres institutionnelles nous ont été très utiles dans la mesure où les

discours officiels et autres volontés d’agir institutionnelles ont pu être exprimés à ces

occasions. Nous avons pu appréhender de manière plus satisfaisante la manière dont se

constituent les réseaux de partenaires sur un territoire donné et les priorités qu’ils

donnent à leurs actions communes.

Enfin, nous avons complété nos connaissances sur d’autres « temps » de la

« carrière d’assistance » avec les Permanences au Service de Consultation Médico-

Judiciaire qui interviennent après la plainte, c’est-à-dire en pleine situation de crise.

Toutes ces interventions ont également fait l’objet d’une prise de notes en raison

de l’impossibilité d’enregistrer ces différentes rencontres et elles se sont vues enrichies

par des échanges antérieurs ou postérieurs à leur sujet.

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Section 6 : Présentation du plan.

L’institutionnalisation du combat féministe a permis une « prise de conscience » de

l’ampleur du phénomène des violences conjugales. Dès lors, pour les institutionnels, il

faut « agir » et puisque toutes les femmes sont concernées, il faut agir « pour toutes » -

même si de nouveaux terrains d’action sont de plus en plus envisagés. L’action doit se

développer à travers ce qu’on pense être la « démarche normale » des femmes au fil des

dispositifs mis en œuvre pour réaliser ces objectifs (Chapitre 2).

Nous verrons ce que deviennent ces volontés d’agir lorsqu’elles se réalisent « au

concret » c’est-à-dire dans le cadre de la relation d’assistance qu’entretiennent la

travailleuse sociale et la victime ; une relation qui obéit à certaines conditions sociales et

dont il nous faudra déterminer les enjeux (Chapitre 3).

La portée de cette relation d’assistance connaît pourtant une limite majeure : une

grande majorité de femmes ne s’adresse à aucun dispositif public destiné à les soutenir

et, si elles le souhaitent, à les aider. Il s’agira pour nous d’observer, de comprendre et

d’expliquer les inégalités d’accès aux dispositifs, à l’œuvre avec une acuité particulière

dans ce domaine (Chapitre 4).

Le point de vue que nous donne la relation d’assistance sur les différentes « lignes

de conduites » adoptées par les femmes donne à voir une autre limite majeure des

prétentions institutionnelles : il ne suffit pas d’entrer dans le dispositif pour « s’en

sortir ». Certaines femmes se reconnaissent aisément dans l’offre institutionnelles alors

que d’autres, hésitantes, fuyantes, tissent et détissent constamment leur toile (Chapitre

5).

Enfin, nous verrons que l’écart entre les volontés officielles et la réalité sociale a

pour effet de « distancier » d’une part le travailleur social de la victime qu’il soutient,

d’autre part la « Politique » de son « Public » (Chapitre 6).

Chapitre Introductif - Page 42-

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Chapitre 2 : Les formes de l’agir

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Section I : Orienter l’action .

Un certain nombre d’acteurs institutionnels, à différents niveaux de l’échelle

administrative mais aussi dans le secteur associatif, s’investissent depuis quelques

années dans la lutte contre les violences conjugales. Ils ont développé à ce titre un

discours sur leur volonté d’agir dans ce sens, sur les domaines prioritaires pour l’action

et sur les modalités d’intervention.

1 : Volontés d’agir.

Pendant longtemps, les militantes et associations féministes furent les seules à

dénoncer les violences faites aux femmes dans une « société qui s’accommode encore

trop souvent de ce qu’un homme puisse exercer des violences contre sa femme, voire en

arrive à la tuer, sous prétexte qu’il s’agirait d’une « affaire privée »1.

Cependant, c’est l’ampleur du phénomène des violences au sein du couple

révélée par la première Enquête Nationale sur les Violences Envers les Femmes

(ENVEFF) en 2000, qui a certainement permis d’attirer l’attention d’un certain nombre

d’acteurs institutionnels sur cette question2.

A tel point qu’aujourd’hui, le Ministère du Travail, des Relations sociales, de la

Famille et de la Solidarité affirme que « les violences faites aux femmes, et en

particulier celles qui se déroulent dans le cadre familial, sont au cœur de [son] action »3.

Pour faire reculer les violences au sein du couple, il vient de mettre en place son

deuxième « Plan Triennal »4 dont les objectifs sont les suivants :

1 Site de la Fédération, http://www.solidaritefemmes.fr/ewb_pages/f/federation.php 2 Voir l’article du Figaro, « Des élues appellent à mieux réprimer les violences conjugales », 26 novembre 2003, cf. annexe pp. 200-201. 3http://www.travail-solidarite.gouv.fr/espaces/femmes-egalite/grands-dossiers/lutte-contre-violences/presentation-du-dossier-sommaire-interactif.html 4 Ministère du Travail, des Relations Sociales, de la Famille et de la Solidarité, Douze objectifs pour combattre les violences faites aux femmes, Deuxième plan global triennal (2008-2010), 21 p. Cf. annexe pp. 3-25.

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Mieux mesurer le phénomène en développant l’outil statistique.

Prévenir les violences par la sensibilisation et par une meilleure

répression des auteurs de violence.

Coordonner et former les acteurs sur le terrain.

Protéger les victimes « en tous points du territoire ».

Ce sont les Déléguées aux Droits des Femmes et à l’Egalité de la Région et du

Département qui sont chargées de mettre en application ce Plan et avec le financement

de fonds consacrés à la prévention de la délinquance. En effet, il relève de l’une de leurs

quatre principales missions qui est « l’accès aux droits et à la dignité des femmes ». La

Déléguée départementale aux Droits des Femmes et à l’Egalité du Val-de-Marne que

nous avons rencontrée, reconnaît que la thématique des violences conjugales est

« porteuse » depuis quelques années dans le cadre de la lutte gouvernementale pour

l’égalité hommes/femmes. Néanmoins, si les premières déléguées recrutées étaient

principalement des militantes féministes, nous assistons aujourd’hui à une

professionnalisation de cette mission, qui passe par une prise de distance avec le combat

féministe.

Aucune collectivité décentralisée ne veut être en reste dans la lutte contre les

violences dans le couple. Cependant, compte tenu de leurs compétences, celles-ci

abordent la question sous des angles différents. Ainsi, la Région Ile-de-France a créé

une Mission « Egalité Femmes/Hommes » qui revendique sa compétence en matière de

lutte contre les violences conjugales dans la mesure où elles sont surreprésentées en Ile-

de-France : « la Région Ile-de-France présente une triste spécificité concernant les

violences faites aux femmes : elles y sont en moyenne plus importantes sur le territoire

francilien que dans les autres régions françaises »1. Cette mission œuvre principalement

dans les domaines de l’accès au logement et à l’insertion professionnelle des femmes

victimes.

Le Conseil général du Val-de-Marne quant à lui a mis en place un Observatoire de

l’Egalité qui se veut « au service des femmes »2. Cette institution, sous l’impulsion de

sa Directrice, fait également preuve de volontarisme politique en la matière : « même si

la lutte contre les violences conjugales n’est pas une compétence obligatoire du Conseil 1 http://genreenidf.free.fr/ (Rencontre du 24 novembre 2006, « Femmes victimes de violences conjugales et logement »). 2 http://www.cg94.fr/node/8912

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général, nous ne pouvons rester sans prendre en compte plus fortement cet aspect dans

nos politiques. L’ampleur de ce phénomène doit nous conduire à intensifier le travail

d’ores et déjà réalisé »1. Le Département intervient en la matière par l’intermédiaire des

Centres de Planification et d’Education Familiale, des Centres de Protection Maternelle

et Infantile et de l’hébergement, qui sont de sa compétence.

Tous les acteurs institutionnels qui s’investissent depuis quelques années dans ce

omain

u Val-de-Marne se sont engagées dans un

d e, affichent donc une volonté d’agir sur cette réalité et tombent d’accord sur

l’idée que les violences conjugales sont un phénomène social qui touche une

multiplicité d’aspects de la vie sociale. C’est pourquoi ils ont décidé « d’agir

ensemble » en coopérant sur un certain nombre d’initiatives. Ils développent des

partenariats institutionnels, souvent territorialisés afin de mettre leurs efforts en

commun et dans l’optique de décupler les bénéfices de leurs actions par la coordination.

C’est dans cette même démarche qu’ils allouent des fonds pour inciter les associations

sur le terrain à resserrer leur maillage, renforcer leur collaboration et éventuellement

réaliser des actions communes.

Par exemple, quatre associations d

Plan Départemental d’Aide aux Victimes, souhaité par le Parquet et soutenu

financièrement par l’Etat, qui consiste à assurer conjointement des permanences

d’accueil au SCMJ (Service de Consultation Médico-Judiciaire)2 :

Association pour le Couple et l’Enfant dans le Val-de-Marne (APCE

94).

ciation Centre d’Information Féminin et Familial – Centre Asso

d’Information sur les Droits des Femmes (CIFF – CIDF 94).

nsertion Association Service Régional d’Action Judiciaire et d’I

(SAJIR).

n Tremplin 94 – SOS Femmes.

Associatio

1 « Note Violences Conjugales » du Groupe de Travail réunissant la Direction de l’enfance et de la famille, la Direction de l’action sociale départementale, le Service social du personnel, le service Politique de la ville et l’Observatoire de l’Egalité. Cf. annexe pp. 25-30. 2 Questionnaire d’accueil de la permanence au SCMJ présenté en annexe pp. 75-77.

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Ainsi, l’une des formes de volontés d’agir est « l’agir en coordination » partenariale

et territorialisée. Encore faudrait-il savoir en direction de qui, de quel public, se

manifestent autant de volontés d’action.

2 : Agir pour toutes.

Les différentes enquêtes que nous avons présentées en introduction ont montré

que la violence conjugale est un phénomène social complexe qui, malgré les idées

reçues, touche tous les âges, toutes les cultures et surtout toutes les classes sociales.

L’alcool, la folie ou la pauvreté, au contraire de ce qui était pensé pendant longtemps,

ne sont pas des éléments pertinents pour comprendre les violences au sein du couple, ou

en tout cas, pas de manière isolée. Il y aurait donc une forme d’égalité de toutes devant

la violence.

Par conséquent, le discours des institutionnels à la suite des associations qui

déploient leurs efforts afin de sensibiliser et d’agir contre ce phénomène social, s’est

adapté à cette connaissance nouvelle sur les violences conjugales : si les violences

touchent toutes les femmes sans distinction, alors ils s’adresseront à toutes les femmes

quelle que soit leur origine sociale et culturelle.

Ils reprennent donc à leur compte et de manière répétée l’idée qu’il n’y a pas de

« profil type » de victimes : « Les victimes sont, pour l’essentiel, des femmes. Mais il

n’existe pas de portrait type des femmes victimes de violence conjugale. En effet, la

violence conjugale n’est pas le lot d’une classe défavorisée, mais se retrouve dans tous

les groupes sociaux, économiques et culturels, dans toutes les classes d’âge, en milieu

urbain comme en milieu rural, indépendamment du contexte éducatif, religieux et

ethnique »1.

Ou encore : « la femme victime de la violence de son compagnon n’est pas

nécessairement sans ressources. C’est peut-être votre collègue de travail, cette

1 Direction de la Gendarmerie Nationale, Les Femmes victimes de Violences conjugales, le rôle de la Gendarmerie, Paris, Service Droits des Femmes, 1994, p. 6.

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commerçante chaleureuse, cette enseignante, votre médecin, cette jeune cadre

dynamique à qui tout semble réussir… et dont on ne soupçonne pas l’enfer quotidien »1.

Par conséquent, les supports de communication à destination des femmes

victimes de violences, véhiculent le message que quelle que soit leur situation, elles

peuvent s’adresser à un dispositif d’aide : « La loi française interdit et condamne la

violence, protège toute personne vivant en France, quelle que soit sa nationalité »2.

Quelle que soit sa nationalité mais aussi quel que soit son projet au regard de sa

situation :

Elle peut en parler : « Quelle que soit votre situation, mariée ou non, avec

ou sans enfants, que les violences soient anciennes ou récentes, Vous pouvez

en parler »3. Ou encore « Les femmes victimes de violences conjugales

peuvent appeler le 39 19 »4.

Elle peut garder son logement : « Votre conjoint peut être contraint de

quitter le domicile commun »5.

Elle peut le quitter : « En cas de difficultés pour trouver un hébergement,

des centre communaux d’action sociale, des associations spécialisées

peuvent proposer des solutions d’hébergement, d’urgence ou de plus longue

durée. S’adresser à un service social ou en cas d’urgence contacter le 115 »6.

Elle peut porter plainte : « La plainte peut être déposée à toute heure et

dans n’importe quel commissariat ou brigade de gendarmerie. Ces services

ont l’obligation de l’enregistrer »7.

Elle peut bénéficier d’un titre de séjour : « Titulaire de la carte de séjour

temporaire, en tant que conjoint de français ou au titre du regroupement

familial : Le préfet peut renouveler la carte de séjour temporaire, même si la

1 Support « Osez en parler », p. 5. Cf annexe pp. 37-42. 2 Support « Femmes d’ici ou d’ailleurs, face à la violence, toutes, nous avons des droits », 2000. Cf annexe pp. 33-35. 3 Support « Agir face à la violence conjugale », Essonne, 2003. Cf. annexe pp. 35-37. 4 Article paru dans Le Figaro, 14 mars 2007, cf annexe, pp. 207-208. 5 Support « Victimes de violences au sein du couple, Vos droits, Les fiches de la Justice », juillet 2007. 6 Support « Violences conjugales, Parlez-en avant de ne plus pouvoir le faire », mars 2007. En gras dans le texte. 7 Ibid.

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personne ne remplit plus la condition de communauté de vie en raison de

violences conjugales subies de la part de son conjoint »1.

Ainsi, toutes les femmes peuvent s’adresser aux dispositifs publics qui sont

censés s’adapter à leur situation sociale et administrative. Nous n’avons donné que

quelques exemples de propositions qui sont faites aux femmes à travers ces supports

mais qui reflètent pourtant bien cette volonté d’agir en s’adressant aux femmes victimes

de violences conjugales sans exception. Une autre caractéristique de cette volonté d’agir

est l’élargissement de la problématique des violences conjugales.

3 : Nouveaux terrains d’action.

La lutte contre les violences conjugales, qu’elle soit le fait d’acteurs

institutionnels ou associatifs, a connu des évolutions en ce qui concerne la manière dont

elle est envisagée. Les volontés de l’agir se sont longtemps concentrées, notamment

dans le cadre du combat féministe, sur le soutien et l’accompagnement des femmes

victimes, que nous venons d’évoquer. Aujourd’hui, la tendance est plutôt à la

compréhension du phénomène dans sa transversalité. Ce sont principalement deux

aspects des violences conjugales, peu traités jusque là, qui intéressent aujourd’hui

particulièrement les différents partenaires.

Le premier aspect est celui de la protection des enfants qui évoluent dans une

famille où sévissent des violences entre le couple parental. Cette situation concerne en

France 4 millions d’enfants. L’évolution majeure en ce qui concerne la question des

enfants qui n’était peu ou pas abordée dans les premières heures du combat, a été de

considérer les enfants comme des « victimes » à partir du moment où ils sont témoins

des violences. C’est la prise en compte des conséquences de la violence sur le

développement et le bien-être de l’enfant qui est nouvelle et qui renvoie au fait avéré

1 Ibid.

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qu’un enfant témoin de violences entre ses parents est lui-même susceptible de devenir

violent1.

On peut dire également que cette question s’est imposée du fait de la spécificité

des violences conjugales qui conduit la majorité des femmes qui en sont victimes à

l’isolement. Souvent, le seul lien qui persiste avec l’extérieur passe par l’enfant :

l’école, la PMI ; ainsi, le choix de sensibiliser sur les dangers encourus par l’enfant est

aussi un choix stratégique. Par exemple, on a dit que l’un des moyens d’intervention du

Conseil Général passait par les consultations en Centres de Protection Maternelle et

Infantile : « sur les 3179 femmes enceintes vues par les sages-femmes de PMI en 2004,

251 (8%) présentaient de gros problèmes de couple (source : étude sur le suivi des

femmes enceintes par les sages-femmes de PMI) »2. Or les femmes disent souvent être

restées ou parties « pour » les enfants :

Avant j’avais rien, j’allais rien faire, maintenant j’ai un enfant, il faut que je pense à mon enfant.

(Compte-rendu d’observation d’un entretien entre Liliane, assistante sociale et Mlle C., congolaise, 23 ans, sans activité, un enfant en bas-âge).

Pour des femmes qui banalisent la violence qu’elles subissent au quotidien et qui

se sentent incapables de prendre une décision, l’attention portée sur la souffrance des

enfants est un moyen pour les institutionnels, de les « réveiller », de les

« responsabiliser ».

En parallèle de l’accent mis sur les conséquences des violences conjugales sur

l’enfant, l’intérêt porte également aujourd’hui sur les auteurs de violences. Cet intérêt

nouveau s’explique par le fait que les hommes qui sont violents avec leur partenaire, le

seront quelle que soit leur partenaire ; ainsi, on peut venir en aide à une femme mais il

est probable que son ex-partenaire récidivera avec une autre personne s’il n’est pas pris

en charge.

1 Voir la vidéo FNSF diffusée très largement, « Un homme qui frappe sa femme apprend la violence à ses enfants », disponible sur http://blog.bretagne-balades.org/index.php/2006/11/23/673-video-fnsf-contre-les-violences-faites-aux-femmes. 2 Cf. annexe p.3.

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Les autorités officielles, sensibles à cette approche ont commandé un rapport1 au

Docteur Coutenceau, précurseur sur cette question. Y sont inscrits les objectifs de cette

nouvelle orientation dans la lutte contre les violences conjugales :

Réfléchir aux différentes possibilités et modalités de prise en charge

du partenaire violent.

Expertiser les possibilités offertes par les textes juridiques

applicables et examiner les ajustements souhaitables.

S’interroger sur le discours social, le message à diffuser auprès des

professionnels et du grand public pour promouvoir cette prise en

charge thérapeutique2.

Un deuxième aspect de l’intérêt nouveau pour le partenaire violent, outre la

question de sa prise en charge thérapeutique, est la question de sa prise en charge

« sociale » depuis la mise en place de la procédure « d’éviction du conjoint violent » le

1er janvier 20053. Il s’agit pour la femme victime de violences de faire valoir son droit à

rester au domicile conjugal avant d’engager la procédure de divorce. Auparavant,

aucune mesure de ce type n’était prévue et par là-même, les victimes de violences se

voyaient dans l’obligation de fuir le domicile conjugal, se soumettant ainsi au risque de

précarité mais aussi de perte du domicile.

Cependant, un certain nombre d’acteurs institutionnels et associatifs s’inquiètent

que l’éviction du conjoint violent ne déplace le problème de l’hébergement sur les

auteurs de violence en les soumettant aux mêmes formes de précarité : « La Fnars 1 Ministère délégué à la Cohésion sociale et à la Parité, Auteurs de violences au sein du couple : prise en charge et prévention, Rapport du groupe de travail dirigé par le Docteur Coutenceau, mars 2006, 34 p. 2 Ibid. p.8 3 Article 220-1 du Code Civil : « Si l'un des époux manque gravement à ses devoirs et met ainsi en péril les intérêts de la famille, le juge aux affaires familiales peut prescrire toutes les mesures urgentes que requièrent ces intérêts. Il peut notamment interdire à cet époux de faire, sans le consentement de l'autre, des actes de disposition sur ses propres biens ou sur ceux de la communauté, meubles ou immeubles. Il peut aussi interdire le déplacement des meubles, sauf à spécifier ceux dont il attribue l'usage personnel à l'un ou à l'autre des conjoints. Lorsque les violences exercées par l'un des époux mettent en danger son conjoint, un ou plusieurs enfants, le juge peut statuer sur la résidence séparée des époux en précisant lequel des deux continuera à résider dans le logement conjugal. Sauf circonstances particulières, la jouissance de ce logement est attribuée au conjoint qui n'est pas l'auteur des violences. Le juge se prononce, s'il y a lieu, sur les modalités d'exercice de l'autorité parentale et sur la contribution aux charges du mariage. Les mesures prises sont caduques si, à l'expiration d'un délai de quatre mois à compter de leur prononcé, aucune requête en divorce ou en séparation de corps n'a été déposée. La durée des autres mesures prises en application du présent article doit être déterminée par le juge et ne saurait, prolongation éventuellement comprise, dépasser trois ans ».

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considère comme un progrès important la possibilité d’évincer l’auteur de violences du

domicile. (…) Dans cette perspective, les possibilités de contrôle judiciaire socio-

éducatif, de prise en charge psychologique et d’hébergement pour les auteurs de

violences doivent être renforcées »1.

Le débat relatif à l’intérêt porté aux hommes auteurs de violence est lancé. Un

certain nombre d’acteurs sur le terrain est réticent à cet engouement qui se veut avant-

gardiste, rappelant que la thématique des femmes victimes de violences conjugales a

mis trente ans à se faire une place sur le terrain des Politiques Publiques et que l’on

s’inquiète déjà plus de la question de l’accompagnement et de l’hébergement des

hommes auteurs de violence que de celui des femmes…

De manière générale, il nous faut observer que la transformation du « problème

social » des violences conjugales dénoncé par des « entrepreneurs de cause », en

« problème public » porté par des institutions publiques, a contribué à décentrer dans

une certaine mesure la lutte contre les violences conjugales de la femme et par voie de

conséquence de l’approche féministe. Ainsi, l’institutionnalisation de la lutte contre les

violences conjugales passe pour une large part, par une certaine forme de

désidéologisation.

Au-delà du débat sur l’orientation de l’action, il nous faut nous rapprocher un peu

plus de l’action en tant que telle, c’est-à-dire des interlocuteurs que sont susceptibles de

rencontrer les femmes qui entrent dans une « carrière d’assistantielle » pour se

soustraire aux violences de leur conjoint.

1 Livre Blanc de la Fédération Nationale des Associations d’Accueil et de Réinsertion Sociale, Les femmes victimes de violences, La double peine, 2006, p. 106-107.

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Section II : Les interlocuteurs.

Le parcours d’assistance pour les femmes victimes de violences conjugales est

pensé par les institutionnels et associatifs de la manière suivante : le premier contact

avec l’extérieur se fait la plupart du temps avec les forces de l’ordre afin d’obtenir une

protection, de « dénoncer » les sévices subis. En amont ou en aval, interviennent les

associations spécialisées dans l’aide aux victimes. Au contraire, elles sont très

minoritaires à avoir vu la procédure pénale aboutir ou à avoir engagé des procédures

civiles bien qu’elles soient envisagées ; c’est pourquoi le parcours judiciaire est présenté

en dernier. Il va de soi que certaines femmes ne suivent pas cet ordre de parcours et

s’adressent par exemple à une association spécialisée avant même qu’aucun contact

avec la police n’ai été établi. Néanmoins, elles sont suffisamment minoritaires pour que

l’on puisse considérer de manière globale que le premier contact institutionnel de

femmes qui cherchent à se soustraire de la violence de leur (ex)-conjoint est celui des

services de police.

1 : Dénoncer : les services de police.

En sollicitant les garants de l’ordre public, les victimes de violences

transforment un problème « domestique » en problème « public ». Ceux-ci doivent

« poser un acte » afin de concrétiser, de matérialiser leur rôle institutionnel. Alors, quels

sont ces actes ?

Les policiers interviennent de deux manières principalement. La première c’est

l’accueil des femmes qui viennent dénoncer la violence de leur conjoint à leur égard. Ici

encore, deux cas de figure se présentent. Le premier est celui d’une personne qui vient

en situation de crise, c’est-à-dire qu’elle vient d’échapper à son conjoint. Elle n’a pas

encore le recul de ce qu’elle souhaite « faire » au regard de cette situation puisqu’elle

sollicite avant tout une protection :

J’ai oublié « est-ce que je veux encore vivre avec lui ? ». Je pense jamais à ça. Je suis sortie de la maison, et j’ai marché vers minuit, j’ai marché la nuit toute seule (..). Je suis partie et j’avais peur j’ai dit « comment je vais faire ? qu’est-ce que je

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vais leur dire ? » (..). Ils ont été très gentils avec moi, ils m’ont dit c’est pas possible de rester avec lui. Ils voulaient que je fasse une plainte et moi je voulais pas. J’ai dit que je voulais faire une main courante comme ça il va avoir peur. Ils m’ont dit que c’est pas possible de retourner encore chez vous. J’ai dit « monsieur je peux pas, j’ai qu’une carte de un an, je veux pas retourner encore chez mes parents, les problèmes de divorce, je peux pas ». Il m’a dit « c’est pas grave » et tout, je lui ai dit « écoutez je peux pas, si vous voulez pas me faire une main courante, je pars sans rien ». Il m’a dit « écoutez, vous faites comme vous voulez mais la prochaine fois s’il vous tue ou quelque chose, nous on a déjà fait notre travail ». Donc j’ai fait la main courante, j’ai tout raconté comment il m’a fait et tout et après ils m’ont déposée à l’hôpital.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Hanissa A., marocaine, 26 ans, réside au domicile conjugal).

On voit bien dans ce récit que le premier objectif de Hanissa, lorsqu’elle s’enfuit

du domicile, est d’obtenir une protection et de faire intervenir la police « pour lui faire

peur ». Les policiers, lorsqu’ils la voient arriver dans un état physique préoccupant, ont

le réflexe de lui conseiller de porter plainte et de quitter le domicile. La plainte

représente pour elle, de manière confuse, une rupture qu’elle n’est pas prête à assumer.

Le deuxième cas de figure est celui d’une personne qui vient dans le but précis et

réfléchi de déposer une plainte ou une main courante, hors situation de crise.

Par ailleurs, les policiers interviennent également au domicile, le plus souvent

appelés par des voisins ou par la victime elle-même si elle en a eu l’occasion :

- Donc il s’est levé, je savais pourquoi parce que c’était sa manière de me contrôler : un couteau sous la gorge. Quand il s’est levé et qu’il s’est dirigé vers la cuisine… parce que la police était déjà intervenue un soir…

- C’était vous qui aviez appelé la police ?

- Non c’était les voisins qui avaient appelé parce qu’il m’avait menacé pareil ce jour-là et le voisin avait jeté [le couteau]. Mais il en a racheté donc je savais ce qu’il allait faire.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Marcia G., française, 40 ans, divorcée).

Il arrive donc que des individus autres que la victime fassent intervenir les forces de

l’ordre. Quand celles-ci se rendent au domicile, il leur faut évaluer la situation de

violence et désamorcer la crise. Elles doivent évaluer le danger pour la victime de

demeurer au domicile et envisager la possibilité de conduire l’auteur de violence au

poste de police.

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Il m’a poussée et je sais pas, j’étais à côté de la table, il m’a encore poussée, je l’ai poussé, et là il m’a pris avec deux mains comme ça [elle mime un coup] et là je suis partie direct à la salle de bains et j’ai fermé y’avait du sang partout. Je lui ai montré la main courante, il m’a jamais crue. Je lui ai dit « j’appelle la police ». Il m’a dit « vas-y, appelle la police ! ». Je lui ai dit « écoute, j’appelle la police, s’il-te-plaît, c’est pas la peine de chercher le conflit » et je suis repartie dans la salle de bains j’ai appelé la police (…). La police elle est venue et je voulais pas que je porte plainte et le policier il veut pas, il a dit « dès que je suis venu et que je vois du sang partout comme ça, je peux pas partir comme ça ». Donc là, ils lui ont mis les menottes et l’ont pris. Mais c’est très, très dur.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Hanissa A., marocaine, 26 ans, femme de ménage, réside au domicile conjugal).

Ces différents cas de figure sont en réalité le quotidien des agents de police

puisqu’on estime à 60 % l’activité de Police Secours imputable aux violences

conjugales. Pour donner une idée du rôle joué par les services de police, analysons les

statistiques suivantes émanant des commissariats du Val-de-Marne pour le premier

trimestre 20061 :

2 728 appels à Police Secours (17) pour des situations de violences

conjugales.

748 interventions à domicile pour violences conjugales.

432 femmes se sont déplacées directement au commissariat (en

situation de crise).

447 femmes ont déposé une « main courante » (procès-verbal

consigné dans un registre de police) pour violences conjugales.

Rappelons simplement qu’une main courante ne peut entraîner de

poursuite judiciaire.

293 femmes ont déposé plainte. Notons qu’une plainte simple sans

constitution de partie civile ne peut aboutir à l’indemnisation de la

victime.

183 plaintes ont débouché sur une garde à vue.

37 gardes à vue ont débouché sur un déferrement au Parquet

(jugement immédiat).

88 interpellations à domicile.

1 Ces chiffres proviennent d’une note interne que je n’ai plus l’occasion de me procurer de manière officielle. Mais on trouve des données concernant la ville de Paris, voir l’article du Figaro, « De plus en plus de femmes battues dans l’agglomération parisienne », 26 décembre 2001, cf. annexe pp. 196-198.

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Ainsi, on peut voir que les services de police consacrent une partie importante de

leur activité au traitement de situations de violence au sein du couple, notamment en

soirée puisque les femmes se rendent souvent au commissariat le soir entre 19h et 1h00

du matin.

Néanmoins, les policiers ne reçoivent au cours de leur formation aucune forme de

sensibilisation à cette question. C’est pourquoi aujourd’hui un certain nombre d’entre

eux sont demandeurs de formations à la thématique des violences conjugales car ils sont

confrontés à deux difficultés1 majeures :

Comment accueillir des femmes victimes de violences conjugales au

commissariat, les précautions à prendre.

Comment gérer une intervention au domicile, évaluer une situation

de violences conjugales.

En somme, cette institution semble aujourd’hui accepter l’idée que les violences

conjugales relèvent d’une problématique spécifique, qui ne peut être traitée comme s’il

s’agissait de n’importe quel type de délinquance. Les services de police sont devenus

les troisièmes orientateurs des femmes à Tremplin 94 (7 % des 577 femmes reçues en

2007) après les assistantes sociales de secteur (43,5 %) et le 39 19 (12,5 %).

C’est ainsi qu’un certain nombre de femmes, après avoir dénoncé la violence de

leur conjoint, se tournent vers les associations spécialisées pour demander de l’aide.

2 : Demander de l’aide : les associations.

Les femmes qui s’adressent à une association spécialisée souhaitent partager leur

vécu, être écoutées et qu’on les reconnaisse en tant que « victimes » de cette situation.

Elles peuvent souhaiter des informations ou une aide sur des procédures à suivre car

elles souhaitent se séparer ou elles ont un projet de divorce. Ou alors elles viennent en

1 Ici je fais référence à une réunion à laquelle j’ai assisté portant sur la formation des policiers entre des associations du Val-de-Marne et la DDSP (Direction Départemental de la Sécurité Publique) à l’Hôtel de Police de Créteil. Une action est organisée dans le Val-de-Marne pour former des brigades de jour et de nuit pendant leur garde, assurée par Tremplin 94 et le CIDF (information juridique aux victimes).

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situation de crise : leur mari les a encore frappé hier soir, mais ça fait une fois de trop ;

aujourd’hui, elles partent… mais où ? Tremplin peut-il les aider ?

La plupart du temps, le premier contact avec l’association se fait par le biais du

téléphone, pendant les plages horaires qui y sont consacrées, c’est-à-dire trois après-

midi par semaine. Ce sont les femmes qui téléphonent elles-mêmes dans presque 70 %1

des cas et elles peuvent être connues de l’association ou non. Les femmes connues de

l’association téléphonent concernant leur suivi (annulation de rendez-vous, demande

d’informations) ou pour tenir leur référente informée d’évolutions récentes en ce qui

concerne les procédures en cours ou leur situation conjugale :

Nous accompagnons au Tribunal Correctionnel aujourd’hui une jeune algérienne de 26 ans qui est mariée à un policier de 32 ans. Il a déjà violenté 4 femmes et fait expulser deux d’entre elles. En France depuis 6 mois, elle est mariée depuis août 2007. Elle est partie à la suite des violences qu’elle a subit mais Monsieur continue à la menacer et à la faire suivre. Elle subit de fortes pressions pour retirer ses plaintes. Monsieur utilise son statut de policier pour la dominer. La Conseillère ESF qui est référente de Madame s’est beaucoup investie dans cette affaire et jubile à l’idée de « faire tomber » Monsieur : « on va se le faire ce flic ! »… Toute la semaine précédente, il y a eu beaucoup de problèmes avec le dossier d’Aide Juridictionnelle et elle a passé beaucoup de temps à régler des petits problèmes, à appeler Madame, l’avocat et à faire des allers-retours au Tribunal.

(Compte-rendu d’observation de l’accompagnement au Tribunal Correctionnel de Mme D. avec Auriane, Conseillère en ESF).

Les femmes qui appellent pour la première fois le font souvent sous conseil d’un

proche ou d’un accompagnateur social (assistante sociale de secteur qui donne les

coordonnées de Tremplin). Il arrive qu’elles soient mal orientées mais en général, elles

savent que Tremplin est une association spécialisée dans l’accueil de femmes victimes

de violences conjugales. La moitié des appels téléphoniques débouchent sur un entretien

physique. Cela signifie qu’au vu et au su de la situation décrite par la femme,

l’intervenante sociale propose une rencontre directement au service et que cette

rencontre soit acceptée par la personne qui appelle. C’est ainsi que Géraldine est arrivée

récemment à l’association :

Comment êtes vous arrivée à l’association ?

Bon en fait ça s’est cumulé sur plusieurs voire même plusieurs années. J’appelais le 39 19 régulièrement. Dernièrement les coups de téléphone étaient plus

1 Rapport d’activité 2007 de Tremplin 94 SOS Femmes. Cf. annexe . p.13

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rapprochés et ils ont senti en effet que j’avais un réel besoin d’une écoute sociale donc on m’a communiqué l’adresse de… l’adresse de Tremplin. (…) Bah d’abord on s’est parlée au téléphone, je crois que j’ai eu premier rendez-vous par téléphone et après j’ai eu un rendez-vous avec Marion. Ca s’est bien passé, elle est à l’écoute… et puis j’ai senti que c’était quelqu’un qui était largement disposée à… qui avait déjà largement entendu ce genre de choses.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Géraldine C., française, 37 ans, enseignante).

L’autre moitié, les femmes qui ne se montrent pas, peut avoir obtenu le

renseignement demandé et on peut supposer qu’elles fassent ensuite le nécessaire pour

mener à bien leur projet quel qu’il soit. Ou bien la démarche de venir jusqu’à Tremplin

paraît trop précoce au regard du cheminement propre de la personne qui n’appelle que

pour « se déverser » momentanément, comme ce fut le cas pour Géraldine pendant

longtemps. Outre les femmes, ce sont des professionnels du social (22 %) et l’entourage

(6,3 %) qui sollicitent l’association au premier contact téléphonique.

Lorsqu’elles se rendent directement sur place, c’est soit pour un rendez-vous

prévu à l’avance soit sur une plage d’accueil sans rendez-vous dans laquelle elles seront

reçues par ordre d’arrivée. Souvent, les intervenantes proposent par téléphone aux

femmes de se présenter à ces permanences sans rendez-vous pour « faire le point » et à

la suite de ce premier entretien, jugeront de l’opportunité de proposer un autre rendez-

vous.

L’idée d’instaurer une permanence d’accueil sans rendez-vous est venue du

constat qu’un certain nombre de rendez-vous ne sont pas honorés. Avant sa mise en

place, on estime que le nombre d’entretiens non honorés étaient d’un tiers et qu’ils sont

aujourd’hui d’un quart.

Au cours d’un entretien physique, l’intervenante peut être amenée à proposer

différentes formes d’accompagnement en fonction de la demande de la femme

accueillie : écoute, conseils juridiques, informations sur les prestations sociales, sur les

hébergements, possibilité d’une prise en charge à plusieurs niveaux…

C’est aussi au cours de ces entretiens que les intervenantes proposent à certaines

femmes de participer à « l’accueil collectif », un groupe de parole qui a lieu une fois par

mois pour les femmes qui souhaitent partager leur expérience. Quand elles sont mères,

on leur propose également de venir au « groupe de soutien à la parentalité » auquel, en

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plus d’une assistance sociale formée aux techniques de l’animation de groupe, participe

également une psychologue en victimologie.

Enfin, Tremplin 94 est aussi un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale

(CHRS). L’association prévoit pour ces femmes une prise en charge globale et des

rencontres fréquentes. Cette modalité d’hébergement est récente puisqu’avant décembre

2007 il s’agissait de places « d’urgence sociale » (de courte durée). Aujourd’hui,

l’objectif est celui d’un accompagnement vers une certaine autonomie économique et

sociale. C’est pour elles également que l’association s’efforce de développer les

activités « informelles » (petits-déjeuners avec l’équipe, sorties…) et la participation des

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femmes au fonctionnement interne (présence à l’Assemblée Générale, association au

projet de site internet…).

Toutes ces actions, développées par Tremplin 94 SOS Femmes se retrouvent peu

ou prou dans d’autres associations d’aide aux femmes victimes de violences conjugales.

Quand une femme dans cette situation se tourne vers une telle association, ce sont ces

possibilités qui lui sont offertes.

Quand elles ont dénoncé l’auteur de violences et cherché à demandé de l’aide,

les femmes victimes de violence conjugale peuvent se tourner vers la Justice afin de

demander réparation.

3 : Demander réparation : la Justice.

En effet, le pouvoir judiciaire joue un rôle non négligeable parmi la palette de

possibilités qui s’offrent à une femme victime de violence par son conjoint. D’ailleurs,

la Justice intervient de plus en plus dans ce cadre là, à tel point que le Tribunal

d’Instance de Créteil par exemple, consacre une matinée entière à des affaires de

violences conjugales.

Mais en ce qui concerne son intervention, deux configurations sont possibles.

Tout d’abord, elle intervient dans le cadre pénal : il s’agit des poursuites judiciaires qui

font suite à une plainte et qui sont jugées au Tribunal Correctionnel. Un certain nombre

de décisions peuvent être prises à cette occasion : peines de prison, avec ou sans sursis,

mises à l’épreuve, suivi psychologique, interdictions d’approcher la victime… Si elle

s’est constituée « partie civile », cette dernière peut demander des dommages et intérêts.

Voici un exemple de décisions qui peuvent être prises par le juge :

Ils ont lu tout ce que j’avais dit à la police et le juge il m’a demandé seulement si je voulais le laisser rentrer à la maison avant qu’ils disent leur décision. J’ai dit « oui… mais il me touche pas, il boit pas ». Le juge il a dit « non, il rentre pas ». Il lui a demandé s’il avait quelque part pour aller pendant 15 jours. Lui il a dit « non, j’ai personne, j’ai mon cousin mais je sais pas ». Le juge il lui a dit « vas à l’hôtel ». Après il a dit « est-ce que je peux aller à la maison pour chercher mon chéquier et tout ». Le juge il a dit « non, vous envoyez quelqu’un d’autre, pas vous ».

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(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Hanissa A., marocaine, 26 ans, réside au domicile conjugal).

Par ailleurs, les femmes peuvent être amenées à lancer une procédure dans le Civil :

c’est le domaine dans lequel on régit les rapports privés entre les personnes. Dans le

cadre des violences conjugales, il concerne les femmes qui se sont engagées dans une

procédure de divorce ou de séparation (Juge pour Enfants, Juge des Affaires Familiales)

afin de déterminer par exemple qui gardera le domicile conjugal, la garde des enfants ou

à qui reviendront les biens du couple.

De toutes ces procédures, seule la procédure de divorce requiert obligatoirement la

défense d’un avocat. Néanmoins, les associations spécialisées conseillent aux femmes

de prévoir une défense dans le cadre des procédures pénales également. Les femmes qui

ne peuvent pas payer les honoraires d’un avocat peuvent demander une aide

juridictionnelle. Cette aide intervient en moyenne trois mois après sa demande.

Concernant le choix de la personne, les associations travaillent avec des avocats

(femmes en général) habitués aux affaires de violences conjugales.

En dehors de l’accompagnement des femmes dans la constitution du dossier de

demande d’aide Juridictionnelle et l’accompagnement au tribunal, les associations

peuvent orienter les femmes vers des organismes de conseils juridiques spécialisés dans

l’accueil des victimes, des étrangers : InfoMigrants, CIDF (Centre d’informations sur le

Droit des Femmes)…

Dans ce premier chapitre descriptif, nous avons vu que la construction des

violences conjugales comme « problème public » faisant l’objet de « volontés d’agir »

orientées, permettait d’envisager la diversité des possibilités qui s’offrent à toutes les

femmes victimes de violences. Si l’on comprend cette palette de dispositifs comme un

ensemble cohérent, on peut développer une analyse « séquentielle » du parcours des

femmes qui s’y insèrent : dénoncer, demander de l’aide, demander réparation.

Mais rapprochons-nous encore davantage de l’action concrète en analysant le

support privilégié de la lutte contre les violences conjugales : la relation d’assistance.

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Chapitre 3 : La relation d’assistance.

Enluminure tirée de Le livre de la Cité des Dames, Christine de Pizan, 1405.

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Section I : Nature et conditions de la relation d’assistance.

La relation d’assistance, celle qui s’instaure entre la victime et le travailleur

social, ne doit pas être analysée comme un cadre d’interaction simple entre individus

interchangeables. Elle prend place entre deux personnes qui occupent une position

particulière dans l’espace social et qui vont chercher à s’accorder sur une définition

acceptable de la « situation sociale » de la victime. Cependant, la relation d’assistance

est relativement instable, fragile, et c’est pourquoi les travailleurs sociaux élaborent des

stratégies de « conjuration de l’échec ».

1 : Une relation asymétrique.

L’institutionnalisation de la lutte contre les violences conjugales en France a fait

de la relation d’assistance le cadre privilégié de l’intervention publique en direction des

victimes : « Depuis l’époque de l’improvisation des premiers réseaux d’aide et de

l’occupation du foyer du Plessis-Robinson par les militantes du mouvement des femmes

dans les années 1970, ce travail s’est largement professionnalisé et cette évolution a

conduit à un traitement individualisé des violences conjugales »1.

C’est aux associations, « lieux urbains de l’hospitalité »2, que reviennent

l’accueil, l’écoute et le soutien des victimes. Elles réalisent ces missions en privilégiant

le contact direct et si possible régulier avec des travailleurs sociaux : assistants sociaux,

éducateurs et conseillers en économie sociale et familiale.

A Tremplin, ils se positionnent « résolument aux côtés des femmes » dans une

perspective « curative, préventive, éducative » et dans le « respect de [leur] personne, de

[leur] parcours et de [leur] libre choix », afin de « restaurer leur autonomie »3.

1 Petra CADOR, op. cit., p. 6. 2 Anne GOTMAN, Le sens de l’hospitalité, Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Paris, coll. Le lien social, PUF, 2001, p. 409. 3 Projet associatif de Tremplin 94 SOS Femmes, p. 1.

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Cette visée émancipatrice, caractéristique du combat féministe, ne doit

cependant pas occulter le fait que la relation d’assistance est intrinsèquement

inégalitaire. L’intervenante sociale est avant tout un agent de l’action sociale, détenteur

d’un certain pouvoir de dire et de faire, dont est dépourvu l’autre interactant à savoir la

femme victime :

- J’ai peur et j’ai honte de dire à ma patronne que je travaille avec elle avec de faux papiers. Je sais pas, j’arrive pas et là, la dame de l’association elle m’a appelé plusieurs fois. Elle m’a dit que ça marche et tout mais vous voyez je préfère être sans papiers que de leur dire.

- Quand cette dame de l’association vous appelle pour vous demander des choses comme ça, ça vous gêne ?

- Non, non, elle est gentille.

- Elle est gentille ? Vous arrivez à lui dire « non » ?

- Mmm… Elle m’a dit l’autre fois, elle a été un peu…

- Elle vous a poussé ?

- Non mais en fait elle m’a dit « voilà, tu vas rester comme ça, clandestine, tu veux pas avancer, tu veux rien faire de ta vie, tu veux pas faire des efforts… ». Elle est bien, elle est très gentille mais…

- Ca vous a fait du mal qu’elle pense ça de vous ?

- Je peux pas vous dire si ça m’a fait du mal. D’un côté, elle a raison. D’un autre côté je dis qu’elle me comprend pas. Vous voyez… c’est difficile pour moi. Elle est pas à ma place mais… elle, elle peut pas faire autrement.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Fatiah A., tunisienne, 32 ans, sans-papiers, nourrice).

Dans cet exemple, l’asymétrie réside dans les conditions de possibilité pour

chacune d’émettre un jugement sur l’autre. L’intervenante sociale s’autorise à émettre

un certain nombre de jugements à l’égard de Fatiah, justement au moment où celle-ci

refuse de faire ce qu’elle lui a conseillée de faire. L’intervenante qui travaille à sa

régularisation cherche à lui obtenir des papiers par le biais de son travail. Mais Fatiah,

qui s’occupe des enfants d’une famille depuis plusieurs mois, a honte d’avouer à sa

patronne qu’elle l’a trompée puisqu’elle travaille avec de faux papiers. C’est à ce

moment-là que l’intervenante lui reproche son immobilisme : elle ne veut pas avancer,

elle ne veut rien faire de sa vie, elle ne veut pas faire d’efforts. Au contraire, Fatiah ne

s’autorise aucun jugement sur sa référente : « elle est bien, elle est très gentille ». Elle

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dit que d’un côté seulement, elle se sent incomprise. Ce qu’il y a de profondément

inégalitaire dans cette relation c’est son objet : l’aide. C’est parce que sa référente l’aide

que Fatiah ne peut pas la juger : elle est gentille.

L’asymétrie est encore plus forte lorsque que les femmes accueillies dépendent

directement de l’intervention associative pour une aide sociale ou encore pour

l’hébergement. C’est le cas de Pamela E., hébergée par Tremplin depuis un an et demi.

A notre arrivée à l’association, la situation de Pamela était critique : elle faisait traîner la

procédure de divorce. Bientôt, elle allait perdre l’accord d’Aide Juridictionnelle qui ne

dure qu’un an et il allait falloir tout recommencer. Il ne manquait qu’un extrait de

naissance qu’on réclamait à Pamela depuis six mois. D’abord, lors de l’un de ses bilans

obligatoires d’hébergement, il lui a été demandé d’écrire tout ce qu’elle avait obtenu de

positif depuis son départ du domicile conjugal. Elle était revenue avec presque rien, des

petits points écrits sur un bout de table, jugera-t-on. C’en est trop : on l’avertit que si

elle ne lance pas la procédure de divorce d’ici au mois de mai, son hébergement ne sera

pas renouvelé. Elle pleure beaucoup et on lui reproche son attitude « d’adolescente » qui

se laisse aller, qui dépense tout ce qu’elle gagne. Mais depuis, Pamela E. s’est

« réveillée » : finalement elle est décidée, elle veut vraiment divorcer. Et lorsqu’elle

revient sur cet épisode, ses sentiments sont partagés :

- On vous a pressé à le faire ?

Euh, bah euh… pressée à le faire… Je pense qu’ils pouvaient pas mettre seulement un peu de pression pour le divorce donc Auriane euh… « oui, il faut que je vous parle, il faut que je vous vois, il faut que le divorce… », comme ça tu vois donc je crois qu’elle en avait marre de me voir pour les démarches. Peut-être que y’a des gens que ça aide qu’on leur dise « vas-y tu en es où là ? ». Mais moi il me fallait du temps. Je savais que je voulais le faire mais je pense qu’il me fallait du temps et je pense qu’ils l’ont compris (…).

- Vous avez l’impression parfois d’avoir été infantilisée, par les services sociaux ? Je parle pas de Tremplin en particulier…

Moi je crois que… à un certain moment… infantilisée non, c’est moi qui étais perdue et je me suis retrouvée un peu… parce qu’ils voulaient me donner un statut de responsable et tout, je pense pas que j’étais infantilisée… C’est moi qui étais pas très mûre, et il fallait que je sois maman, il faut que je sois maman… mais pas infantilisée (…).

- Il y a des choses qu’on vous disait qui vous blessaient ou que vous ne pouviez pas entendre…

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Oui. Honnêtement, je vais le dire, ils ne m’ont jamais compris. Je le dis, ils ne m’ont jamais compris. Ce n’est qu’après… quand je revois et tout… quand j’ai fait toutes les démarches là, je devais prendre une date pour mon avocat, je suis restée là, y’avait quelque chose qui me bloquait, je sais pas quoi. Je pouvais pas.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., 26 ans, française d’origine camerounaise, intérimaire, hébergée par Tremplin).

Le fait d’être hébergée soumet Pamela E. à des obligations supplémentaires par

rapport aux autres femmes accueillies. Son parcours doit pouvoir montrer qu’en offrant

aux femmes de la stabilité, celles-ci s’inscriront nécessairement dans une démarche

d’insertion et de rupture avec le conjoint violent. Lorsque ce n’est pas le cas,

l’institution exerce une « pression » comme dit Pamela E., telle que la menace de la fin

de l’hébergement, afin que celles-ci adoptent une « ligne de conduite » conforme à ce

qu’on attend d’elles, au point de modifier la personnalité de la bénéficiaire :

« L’intériorisation du statut et l’apprentissage de rôles sociaux qui lui sont associés sont

le produit d’une négociation de l’identité personnelle au contact des travailleurs sociaux

qui ne mesurent pas toujours l’effet indirect de leur intervention sur la personnalité des

bénéficiaires de l’action sociale au cours du processus assistanciel »1. Il est en effet

probable que sans l’intervention de la structure, Pamela E. n’aurait pas lancé

immédiatement la procédure de divorce. Non pas qu’elle soit encore sous l’emprise de

son conjoint, mais parce que le fait d’être divorcée serait mal perçu par sa famille et

notamment par son père qui a cessé de lui parler quand il a su qu’elle avait quitté le

domicile conjugal.

La relation d’assistance est donc une relation asymétrique, mais il y a un élément

qui contribue à atténuer cette distance sociale et statutaire, c’est la position sociale

occupée par les ces agents du social. On peut reprendre à notre compte les propos de

Siblot concernant les agents publics : « Bien qu’étant investis d’une autorité

institutionnelle, et bénéficiant dans la majorité des cas d’une stabilité professionnelle, ils

occupent une position subordonnée et sont soumis à de nombreuses contraintes »2.

C’est pourquoi il convient de souligner le paradoxe qu’il peut y avoir entre la position

occupée vis-à-vis de la victime et la position occupée dans l’espace social qui est

relativement dévalorisée. Nous laissons à d’autres le soin de savoir si cette position est

dévalorisée parce qu’elle est féminisée ou bien si c’est le contraire. Un autre élément

1 Serge PAUGAM, La disqualification sociale, Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, p.114. 2 Yasmine SIBLOT, op. cit., p. 131.

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contribue à atténuer l’exercice de cette domination : c’est le caractère genré de cette

relation d’assistance.

2 : Une relation genrée.

Ainsi que nous l’avions suggéré, la relation d’assistance concerne deux femmes,

une femme soignante et une femme soignée et c’est une dimension qui peut être

mobilisée par l’une ou par l’autre au cours de l’interaction et qui restitue une certaine

forme d’égalité. La présence d’hommes est rarissime et provoque toujours une certaine

tension.

A Tremplin, le fait que toutes les intervenantes sociales soient des femmes n’est

pas un choix mais tient du fait qu’il n’y a quasiment pas d’hommes dans le travail

social, secteur fortement féminisé (presque à 80 %).

De manière générale, la dimension genrée de la relation d’assistance est

mobilisée sous deux principaux aspects : la question de la maternité d’une part, et la

question de la violence des hommes d’autre part.

Nous en avons nous-mêmes fait l’expérience au cours d’un entretien auquel nous

assistions entre Marion, assistance sociale et Mme Ma., une togolaise de 24 ans, malade

du Sida. Elle a contracté le HIV à la suite d’un viol collectif, un piège : elle répondait à

une petite annonce pour du travail. Séropositive, elle rencontre son mari, un

manutentionnaire de 32 ans qui s’occupe d’elle, la soigne. Cette relation soignant /

soigné du fait du pouvoir qu’il confère au premier, dégénère et il devient violent avec

elle. Aujourd’hui séparée et en instance de divorce, elle est tombée malade du Sida et

elle souffre beaucoup de ne pas avoir d’enfants et de ne plus pouvoir travailler. Aussi,

au cours du premier entretien auquel nous assistons avec elle, profite-t-elle du fait que

l’assistante sociale soit sortie pour nous interroger :

Dans cet T’as des enfants ?

Non, j’ai pas d’enfants.

T’es mariée ?

Oui je suis mariée.

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Et ton mari il est violent avec toi ?

Non, il n’est pas violent.

Moi j’ai pas d’enfants… si y’a pas de mari y’a pas d’enfants mais je m’en fiche. Je préfère rester comme ça, parce que les hommes, un jour ils sont gentils et après ils deviennent méchants [il faut rappeler que Mme Ma, avait commencé une procédure de fécondation in vitro pour mettre au monde un enfant].

[L’AS revient]

Qu’est-ce que vous dites Madame Ma ?

Non, je lui demandais si elle avait des enfants et si elle était mariée.

Ca vous préoccupe ça, Madame Ma, de ne pas avoir d’enfants ?

Non… je m’en fiche… de toute façon, tous les hommes sont pareils.

Non Madame Ma, je vous assure que tous les hommes ne sont pas violents. Votre frère qui vous héberge, il n’est pas violent lui.

On sait pas, aujourd’hui il est pas violent mais demain il peut il taper sa femme !

(Compte-rendu d’observation de l’entretien entre Marion, assistante sociale et Mme Ma, togolaise, 24 ans, inactive, malade du Sida, hébergée par son frère).

Dans cet extrait d’observation, on retrouve les deux aspects récurrents de la

dimension genrée entre victime et travailleuse sociale. Tout d’abord, il est très habituel

que les femmes accueillies et qui sont suivies régulièrement les interroge leur référente

sur leur maternité : elles les félicitent après une naissance, leur demandent des nouvelles

des enfants, leur demandent si elles sont enceintes, comparent l’âge de leurs enfants…

Les intervenantes sont en général plutôt gênées par l’irruption du genre dans la

relation d’assistance. Lorsque Mme T. demande à sa référente si elle a des enfants, cette

dernière coupe court, gênée, car elle sait que Mme T est malheureuse de ne pas en avoir.

Lorsque Mme A., qui attend depuis une heure, voit Marion arriver, elle la félicite pour

son bébé alors que celle-ci est complètement débordée par le nombre de rendez-vous

qui s’accumulent et qu’elle vient lui proposer un autre rendez-vous. Alors même que les

femmes sont amenées à s’étendre longuement sur un certain nombre de détails et

d’épisodes de leur vie, les intervenantes tentent de limiter la dimension genrée de la

relation, en la circonscrivant dans le domaine de l’accessoire et des civilités, en ce

qu’elle affecte la distance sociale requise par la relation d’assistance. Au contraire, les

femmes mobilisent plus facilement la dimension genrée de la relation d’aide car elle en

atténue la dimension asymétrique, elle rapproche les interactantes.

Chapitre 3: La relation d’assistance - Page 68-

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Le deuxième aspect le plus récurrent de la dimension genrée de la relation

d’assistance est l’idée relativement répandue chez les femmes victimes de violence

conjugale que les hommes sont tous violents. Ce discours est caractéristiques des

femmes qui n’ont pas toujours connu leur conjoint violent, ce qui est le cas de Mme

Ma : « on sait pas, aujourd’hui il est pas violent mais demain il peut taper sa femme ! ».

Il arrive que le mariage, la naissance d’un enfant ou la perte d’un emploi déclenchent la

violence même si des signes avant-coureurs auraient pu être décelés. La femme, par la

suite, est alors portée à croire que n’importe quel homme, à n’importe quel moment,

peut devenir violent. L’échange qui a lieu entre une intervenante et une femme qui

affirme la violence latente en tout homme est éminemment genré car il n’est rendu

possible que parce que l’intervenante est une femme.

Espace asymétrique, espace genré, la relation d’assistance n’en reste pas moins

un espace de négociation sur la définition d’une situation, d’un « profil social », entre

l’intervenante et la victime.

Chapitre 3: La relation d’assistance - Page 69-

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Section II : S’accorder sur un « profil social ».

Qu’est-ce qu’une relation d’assistance ? Quels sont les actes qui la font exister ?

Que se passe-t-il lors de la rencontre entre une victime et une intervenante sociale ?

Le premier entretien est le plus délicat car c’est celui où la personne expose sa

situation, formule une demande et où simultanément, l’intervenante évalue les

conditions de possibilités pour elle de l’aider à obtenir ce qu’elle cherche.

Cette opération paraît simple et pourtant elle est relativement complexe car elle

est située socialement et il nous faut comprendre de quelle manière. Tout d’abord, il ne

va pas de soi pour la victime d’expliquer les motifs pour lesquelles elle sollicite cette

rencontre, et il ne lui est pas évident non plus d’expliquer sa situation. On peut penser

que c’est le cas de toutes les victimes ou même de chaque personne qui s’adresse à un

dispositif public. On ne sait pas très bien comment se présenter, ce que l’on doit dire,

comment on va être jugés. Dans le cas d’une femme victime de violences conjugales,

ces difficultés sont démultipliées. Il n’est pas certain qu’elle sache réellement pourquoi

elle est là, qu’elle saisisse vraiment ce qu’elle attend de l’institution. Il est même

plausible que dans un certain nombre de cas, elle attende de l’institution qu’elle lui dise

ce qu’elle doit faire. Par ailleurs, il lui est demandé de « raconter » ce qu’il se passe ou

s’est passé avec son conjoint. Certaines femmes sont confuses dans les dates, elles ne

savent plus très bien, elles décrivent des scènes de violence sans parvenir à restituer une

idée claire et générale de la situation. De plus, il leur est demandé de parler

d’événements relativement intimes relatifs à des années, parfois, de vie de couple et

qu’elles n’ont peut-être jamais partagés avec personne :

- Donc un jour vous avez téléphoné ?

J’ai même pas téléphoné, je suis venue toute seule, j’avais peur et tout. Je suis rentrée, j’ai dit « c’est bizarre cet endroit c’est tout bas et tout ». Je suis rentrée et c’est euh… comment elle s’appelle, pas Liliane, l’autre… comment elle s’appelle ? Marion, c’est ça. Marion m’a reçue et après je suis même plus venue. Je lui ai laissé les photos et tout parce que j’avais un gros bleu, y’avait des photos mais après, huit mois après je suis venue.

- Ce jour où vous êtes venue, ça a été difficile ?

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Oui, c’est difficile d’en parler, c’est difficile parce que j’avais peur de dire des mots, j’avais peur… j’avais honte, il faut vraiment du courage pour en parler parce que quand j’ai vu Marion, j’ai fait un an après pour revenir.

- Et après pourquoi vous ne vouliez pas revenir ?

- On se pose la question : « est-ce qu’on a bien fait ? ». On se pose la question et on a honte quoi. On a vraiment honte d’en parler du sujet aux autres, on sait qu’elles sont formées pour ça et tout mais on a honte de leur raconter l’histoire, on a honte de… qu’elles ne puissent pas comprendre comment on a fait pendant sept ans à subir les coups. On a honte de tout quoi. Pour moi, la peur et la honte c’est… on se demande qu’est-ce qui va se passer après, si j’ai pas de diplômes et tout. On pense comme ça.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., 26 ans, française d’origine camerounaise, intérimaire, hébergée par Tremplin).

Cet extrait d’entretien montre que les femmes qui se rendent dans une association

n’ont pas une idée claire de ce qu’elles en attendent. Elles n’ont pas une idée claire de

ce qu’il faut dire ou non : « Tiraillé entre la peur de trop en dire (révéler un détail privé

qui le nuit) et la crainte de ne pas en dire assez (révéler un détail privé dont on ignore la

pertinence du point de vue de la règle), l’usager oscille, dans ses pratiques, entre des

attitudes de réserve et des stratégies d’exhibition »1.

Deux attitudes peuvent alors être observées : laisser l’intervenante poser des

questions, ou alors, tout raconter sans se préoccuper de l’ordre, en donnant des détails et

laisser l’intervenante « se débrouiller » pour « faire le tri » entre les informations

pertinentes pour l’élaboration de son « profil social » et celles qui n’ont pour utilité que

celle de « soulager » la victime en la partageant avec quelqu’un.

Ces deux attitudes posent à l’intervenante des difficultés distinctes. Dans le

premier cas où la victime la laisse poser ses questions, l’intervenante doit savoir

anticiper la situation de cette femme et lui suggérer des réponses au risque de déformer

la réalité, de l’euphémiser ou que des aspects importants de la réalité ne soient pas

évoqués. L’intervenante doit également évaluer « jusqu’où elle peut aller » sans la

blesser, la gêner et rompre le lien en construction :

Pendant la plage d’accueil sans rendez-vous, une femme arrive, le visage gonflé par les pleurs, accompagnée par une autre femme du même âge. Elles attendent assez longtemps, une heure peut-être et pendant toute cette attente, elle ne cesse jamais de pleurer. Nous la recevons avec Liliane, assistante sociale. Ses pleurs

1 Jean-Marc WELLER, L’Etat au guichet, Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, Paris, coll. Sociologie Economique, Desclée de Brouwer, 1999, p. 63.

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l’empêchent de parler, elle a du mal à respirer. Liliane essaie de la calmer en lui parlant doucement. Elle lui apporte de l’eau, des mouchoirs et lui explique qu’ici elle est sécurité. La dame commence à s’expliquer. Elle vient de fuir le domicile conjugal après 11 jours de mariage :

Vous vous êtes enfuie parce qu’il a été violent avec vous ?

Oui.

Qu’est-ce qu’il vous a fait ? Vous pouvez me le dire ?

Il m’a violée.

Vous êtes partie où ?

Chez ma tante.

Vous avez été voir un médecin ? Pour vous faire examiner ?

Les urgences.

Ils vous ont fait un certificat médical ?

Non, je leur ai pas dit.

Vous avez porté plainte ?

Non, il a dit qu’il va me tuer et après il va se tuer.

Il vous a menacée. Ca fait combien de temps que durent les violences ?

Depuis le mariage.

D’accord. Pourquoi vous êtes venue aujourd’hui, Mme M ?

Parce que je sais pas où aller.

Votre tante ne peut pas vous garder ?

Non, elle veut que je retourner avec lui et moi je veux pas.

Et vous n’avez personne d’autre ? Des amis, de la famille ?

Non, je suis toute seule.

Vous voulez qu’on vous trouve un hôtel pour quelque jours ? On peut appeler le 115 qui peut arranger la situation pendant quelques temps, mais après il faudra voir comment faire pour la suite…

Oui… parce que moi je veux pas rentrer.

Quelle est votre situation aujourd’hui, vous avez des papiers ?

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Non.

(Reconstitution de l’entretien d’observation entre Liliane, assistante sociale et Mme M, marocaine, 40 ans, sans papiers, en France depuis 4 ans, inactive).

Tout l’entretien s’est déroulé à peu de chose près de cette manière. Ainsi, on voit

bien que la femme accueillie n’en dira pas plus que ce que l’intervenante lui demandera.

Elle en est au tout début du chemin : elle n’a pas encore l’habitude de raconter. Mais les

entretiens de cette sorte sont relativement longs et éprouvants car ils contiennent une

forte charge émotionnelle. Malgré tout, au-delà de l’écoute, l’intervenante doit agir et

rapidement : appeler le 115, le Planning Familial pour faire faire un certificat médical,

solliciter InfoMigrants pour évaluer la situation juridique de cette femme. Ce qui devrait

être traité sur plusieurs semaines voire plusieurs mois doit être réalisé en une heure tout

au plus. Et l’état psychologique de la victime complique les choses car il ne faut pas la

brusquer. Etre à la fois à l’écoute et réactive est l’ « alchimie du métier »1.

Au contraire, d’autres femmes parlent et beaucoup, parce qu’elles ont besoin de

« se décharger » de tout ce qu’elles contiennent depuis longtemps et qu’elles ont besoin

de « faire sortir » pour « se soulager » : c’est le cas de Mlle B. Cette française de 30 ans,

hôtesse de l’air, vient pour la première fois. Elle vient de porter plainte contre son

concubin pour violence conjugale. Elle raconte. Elle raconte pendant 1h30 toute leur

relation avec beaucoup de détails : comment ils se sont connus, les circonstances, les

causes de leurs différentes disputes, ses sentiments mais aussi son enfance, son travail…

Il est difficile à l’assistante sociale de contenir son récit. A plusieurs reprises elle

cherche à mettre fin à l’entretien sans y parvenir : « les agents ne peuvent laisser les

usagers parler à leur guise, au risque de se « noyer dans les détails » ou de se laisser

« déborder » par leur propos »2. Au cours de l’entretien, elle cherche à « mettre de

l’ordre » dans le récit, à synthétiser les propos de cette femme.

Les femmes qui « parlent » avec facilité sont aussi celles qui sont habituées des

services sociaux, des avocats ou soutenues par l’entourage. Celles-ci ont déjà raconté

leur histoire plusieurs fois. Lorsqu’on les écoute, on s’étonne de leur détachement à

l’égard du propos, comme si elles récitaient « par cœur ». Tout se tient, tout est lisse,

1 ION Jacques, Bertrand RAVON, Les travailleurs sociaux, Paris, coll. Repères, La Découverte, 2005, p. 77. 2 Ibid., p. 64.

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organisé, structuré. Parfois, elles-mêmes s’étonnent de pouvoir aujourd’hui « en parler »

sans émotion :

Vous savez, je suis étonnée parce qu’avant je pouvais pas raconter mon histoire, je pleurais tout le temps, Auriane elle me disait « mais, tu vas arrêter de pleurer comme ça ? il faut arrêter de pleurer », c’est incroyable. Mais là je raconte des violences que j’ai subies, j’ai des cicatrices ; la première fois qu’il m’a frappée je me suis blessée là, là [elle montre son arcade sourcilière], ils m’ont recousu et moi comme je… je crois qu’ils m’ont même pas posé la question, je suis sortie comme ça… J’étais jeune et je connaissais rien, je connaissais pas mes droits, je savais pas qu’il fallait me protéger, je connaissais rien.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., 26 ans, française d’origine camerounaise, intérimaire, hébergée par Tremplin).

La répétition du récit rend la victime relativement insensible à son histoire. Mais

c’est le cas aussi des intervenantes : au fur et à mesure qu’elles entendent les histoires

des victimes, elles deviennent de moins en moins sensibles à la souffrance d’autrui et à

la violence :

Moi je sais que je suis moins sensible à la souffrance des femmes qu’avant. Et à la violence aussi. Quand je vois que je suis vraiment crevée, que j’en peux plus c’est parce que je n’entends plus la souffrance des autres. Là je me dis, il faut que je m’arrête.

(Compte-rendu d’observation, échange avec Liliane, assistante sociale, responsable du collectif, 30 ans, mariée, un enfant en bas-âge).

Si les intervenantes cherchent à rester « proches » des femmes qu’elles accueillent,

elles veillent également à sauvegarder une certaine distance émotionnelle au cours de

l’entretien : hors de question de pleurer, de compatir ou de se mettre à leur place. Par

contre, une trop grande distance signifierait qu’elles ne sont plus « à l’écoute ». C’est ce

que Vincent Dubois appelle « la division de soi »1.

L’objet de l’entretien n’est pas seulement d’écouter mais aussi de définir le rôle

que va jouer l’intervenante dans le projet de cette femme. Laquelle de ses multiples

facettes va-t-elle mobiliser pour lui venir en aide : l’intervenante juridique pour une

régularisation, une naturalisation, une aide juridictionnelle ou le traitement d’une

plainte ? l’intervenante sociale pour une allocation parent isolé, le RMI, un aide

alimentaire d’urgence ? ou l’intervenante associative pour une écoute particularisée, un

conseil professionnel sur les violences conjugales, une orientation ?

1 Vincent DUBOIS, op. cit., p. 134.

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Lorsqu’elle reçoit une femme pour la première fois, elle doit récolter un certain

nombre de données relatives à sa « situation sociale et administrative ». L’intervenante

note ces informations au fur et à mesure que la femme les lui donne, au détour d’une

phrase. Lorsqu’il lui manque une information importante, elle lui demande mais en

tâchant de faire apparaître cette question comme arrivant à point nommé dans le fil de la

conversation. Ces techniques de l’entretien qui ont pour finalité de se distinguer d’un

interrogatoire ou d’un accueil de guichet, sont assimilées par les intervenantes par la

pratique. C’est le « savoir-faire » dans un métier où l’oralité occupe une place

fondamentale. Ion et Ravon ont remarqué cette : « pratique omniprésente du langage et

d’abord du langage oral dans la présence et la relation vécue avec autrui, qu’il s’agisse

d’un individu ou d’un groupe. Quotidiennement en effet, dans la rue comme au guichet,

le travailleur social écoute, conseille, exhorte, prescrit, demande, fait parler, traduit, se

fait porte-parole, essaie de convaincre : bref, il parle »1.

C’est pourquoi l’essentiel de ce qui se joue dans l’entretien se transmet par la

parole. L’accumulation d’informations pertinentes par la travailleuse sociale va

concourir à sortir la situation de la femme de sa dimension exceptionnelle pour la mettre

en conformité avec des catégories institutionnelles standardisées : « son profil social ».

Cette « montée en généralité » comme auraient dit Boltanski et Thévenot ou « processus

de typification » comme l’auraient appelé Berger et Luckmann constitue une part

importante de leur activité. Pour ce faire, elles disposent d’un outil : le dossier.

Ce dossier est constitué en premier lieu d’une « Fiche de premier contact »2 avec

des entrées qu’elles remplissent au fur et à mesure de l’entretien. Cette fiche doit

contenir un certain nombre d’informations relatives à l’état civil de la personne, sa

situation familiale, économique, professionnelle mais aussi des données concernant les

violences : le type de violences subies, si « Madame » ou « Monsieur » ont subi des

violences auparavant, s’il y a procédure pénale, civile, la situation des enfants... Enfin,

cette fiche contient un « suivi » c’est-à-dire l’historique des contacts entre la victime et

l’association. Y sont inscrits tous les appels téléphoniques et tous les entretiens. Outre la

« Fiche de premier contact », l’intervenante pourra, dès le premier entretien, ajouter au

« dossier » un certain nombre de documents supplémentaires : procès-verbaux des

plaintes, mains courantes, photocopies des pièces d’identité, décisions du juge, 1 Jacques ION, Bertrand RAVON, op. cit, p.76. 2 Cf. annexe p. 71-75.

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certificats médicaux, documents servant à la constitution du dossier d’Aide

Juridictionnelle... Ce « dossier » contient également l’ensemble des notes prises par

l’intervenante après chaque contact avec la victime. La dimension orale, très importante

dans l’activité des professionnelles, ne doit donc pas occulter cette dimension écrite :

« L’importance réelle du discours oral ne doit pas pour autant masquer le temps passé à

l’écriture, même si cette activité est nettement moins valorisée. Le travailleur social est

obligé d’écrire : des rapports d’observations ou de cas, des comptes-rendus de réunions,

des lettres aux administrations, des rapports d’activité, des documents administratifs,

des dossiers, des demandes d’aides et de subvention ect. Cette activité est loin d’être

secondaire, même pour ceux qui ne se trouvent pas en position de directeur ou de

gestionnaire ; mais elle est souvent perçue comme éloignée du vécu et comme une

contrainte bureaucratique »1. Pourtant, c’est dans cette « paperasse », comme dirait

Siblot, que se matérialise la « situation sociale » de la femme accueillie.

Mais la « paperasse » n’est pas de l’usage exclusif des intervenantes comme nous

allons le voir à travers l’exemple de Mme Bo. Mme Bo vient pour la première fois à

Tremplin pendant la Permanence d’Accueil sans Rendez-vous, accompagnée d’une

cousine et de son fils de 16 mois. Elle a eu les coordonnées par l’assistante sociale de

secteur qu’elle a vue une fois l’été dernier. Elle est très mal en salle d’attente et

manifestement très nerveuse. Au cours de son entretien, malgré un niveau de français

permettant la compréhension, elle se plaint de ne pas pouvoir s’exprimer et souhaite la

présence de sa cousine. Elodie, conseillère en ESF refuse. C’est à l’insu de son époux

qu’elle se rend à Tremplin. Mme Bo a 31 ans, elle n’a qu’un fils. De nationalité

algérienne, elle vit en France depuis 3 ans, en situation régulière. Femme au foyer, elle

réside au domicile conjugal avec sa belle-famille. Elle nous dit subir des violences

physiques de la part de plusieurs membres de sa belle-famille, ainsi que son fils. A

plusieurs reprises, ils l’ont mise à la porte en pleine nuit pendant toute la nuit. Elle ne

sort jamais de chez elle et n’a pas de ressources propres. Elle nous raconte que la police

est intervenue au domicile mais elle lui a dit qu’elle ne pouvait rien faire car elle n’avait

pas de trace physique des violences. Pour cette même raison, Mme Bo dit attendre qu’il

se passe « quelque chose de grave » pour porter plainte mais elle ne se sent pas prête à

quitter le domicile conjugal. Lorsque l’intervenante lui demande ce qu’elle attend de

l’association, Mme Bo lui répond qu’elle veut laisser une trace de son histoire à

1 Jacques ION, Bertrand RAVON, op. cit., p. 76.

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Tremplin au cas où il lui arriverait quelque chose. Elle dit avoir confiance en la

Conseillère en ESF et qu’elle part le cœur léger car elle sait qu’il y a un dossier à

Tremplin.

Dans cet exemple on voit bien que la production d’un « profil social » permet des

usages divers et que ce public, tout comme ceux étudiés par Dubois ou Weller, participe

à son élaboration : « le bureaucrate et l’usager doivent ensemble parvenir à s’entendre

sur la description pertinente de la situation »1. Mais il incombe au travailleur social de

« produire du consentement »2 autour de ce « profil social ». Il est de son ressort

d’associer la victime à la définition socio-administrative qu’il donne d’elle. Dans

l’exemple que nous avons donné, l’intervenante analysera la situation de Mme Bo de la

manière suivante :

Mme Bo n’est pas prête pour la séparation et elle est potentiellement en

danger mais elle est venue avec sa cousine qui la soutient donc elle

n’est pas totalement isolée.

Mme Bo affirme que son fils subit également des mauvais traitements

ce qui suggère une situation de protection de l’enfance à prendre au

sérieux.

Mme Bo parle un français rudimentaire, ne sait ni lire ni écrire et n’a

aucun diplôme, elle n’a jamais travaillé : si elle choisit de partir, sa

situation fera l’objet d’un suivi social lourd.

Mme Bo a une carte de séjour de 10 ans mention « résidente » ce qui

facilite considérablement les choses.

Réponse sociale : un « dossier » est constitué pour le jour où elle

reviendra. Il lui est recommandé de réfléchir à un départ et de ne pas

attendre « qu’il arrive quelque chose ». Lui sont données toutes les

coordonnées d’hébergement d’urgence et des conseils pour un départ

précipité : préparer et cacher un sac d’urgence avec quelques affaires,

ses papiers, ceux de l’enfant...

Dans ce cas, le consentement s’est produit. L’intervenante a évalué la situation de

Mme Bo d’une manière qui est apparue « acceptable » à cette dernière, au point

1 Jean-Marc WELLER, op. cit., p. 76. 2 Vincent DUBOIS, op. cit., chap. 1.

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d’affirmer qu’elle lui « fait confiance ». C’est de cette manière qu’elle manifeste son

consentement. Les entretiens suivants, s’il y en a, pourront se structurer autour de cet

« accord fondamental ».

Néanmoins, la coproduction d’un « consentement » autour d’un « profil social »,

par la victime et son intervenante n’est pas toujours possible. Ou lorsqu’elle l’est, elle

ne permet pas l’établissement d’une relation d’assistance. Alors, les professionnelles

disposent, dans un registre discursif, d’un certain nombre d’outils de justification

destinés à « conjurer l’échec ».

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Section III : « Conjurer l’échec ».

En effet, il est possible que se manifestent des problèmes d’incompatibilité et que

la définition que l’intervenante donne de la réalité ne convienne pas à la victime ou

alors que ce consentement ne permette pas d’établir une relation d’assistance suivie.

Alors, deux configurations sont possibles :

La relation est rompue : la victime ne reviendra pas.

La relation continue mais la victime semble avoir mis de la distance :

communication difficile, retards non justifiés, manières de s’adresser à

l’intervenante…

Ainsi, les travailleurs sociaux, comme tout agent public, sont confrontés à un

certain nombre de situations où ils sont mis en difficulté. Il n’y a pas de « femmes

types » avec lesquelles « ça ne passe pas » ou « c’est difficile » selon leurs propres

termes, car c’est dans la relation d’assistance que tout se joue.

Ces situations ne sont jamais analysées comme étant des « échecs » : « ça s’est

pas fait », « elle a du mal à entrer en contact avec les autres », « on avance petit à

petit », « elle reviendra quand elle sera prête ». L’impossibilité de mettre en place une

relation d’assistance est donc systématiquement reportée sur la victime et attribuée à ses

« incapacités » ou à ses propres « difficultés ».

Nous allons prendre l’exemple de Mme Mo., une française de 50 ans environ,

qui s’est mariée en première noces avec un algérien plus jeune qu’elle il y a quatre ans.

La première fois, elle appelle : elle voudrait parler à quelqu’un. Justement, le lendemain

a lieu le groupe de parole, on lui propose de s’y rendre et de voir avec l’assistante

sociale la possibilité de fixer un rendez-vous. Mme Mo arrive à l’accueil collectif le

lendemain une demi-heure avant la fin, mais elle veut rester quand même. Jusque là, le

groupe de parole ne réunissait que deux femmes et la discussion tournait autour du

harcèlement. Quand Mme Mo arrive, elle renverse la situation : elle parle de bombes

lacrymogènes qu’elle a acheté, et de toutes sortes de stratagèmes qu’elle utilise pour ne

pas qu’il la retrouve (appeler d’une cabine téléphonique…). L’assistance sociale tente

de reprendre de contrôle du groupe en leur expliquant qu’au lieu de débattre de

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méthodes défensives, mieux vaudrait « se positionner en tant que sujet » et ne pas

« fuir » la situation mais apparemment elle n’est pas entendue. Mme Mo revient le

lendemain pendant une Permanence d’Accueil Sans Rendez-vous. Un incendie s’est

déclaré dans le local à poubelles tout proche et l’assistante sociale nous propose de faire

l’entretien dans un bar. Mme Mo, qui vient de se raser la tête « pour ne pas être

reconnue », accepte mais cet entretien est visiblement assez pénible pour elle car elle se

retourne tout le temps pour vérifier qu’elle n’est pas suivie. Nous ne détaillerons pas le

contenu de cet entretien, mais il nous faut signaler que Mme Mo a beaucoup de

difficultés à narrer son récit avec cohérence. Elle passe d’une chose à l’autre sans

véritable lien logique, elle est très agitée. C’est pourquoi, l’assistante sociale essaie de la

« cadrer » : « on va essayer de reprendre les choses dans l’ordre. Qu’est-ce qui s’est

passé quand… ». Au moment de reprendre une date de rendez-vous, l’assistante sociale

prenant bientôt ses congés et Mme Mo commençant une formation d’agent de tutelle,

elles se mettent d’accord sur un contact téléphonique, notamment concernant une

audience qui doit avoir lieu à la fin du mois de mars et à laquelle Mme Mo souhaite être

accompagnée. Lorsque, plusieurs semaines plus tard, je demande des nouvelles de Mme

Mo à l’assistante sociale, celle-ci m’explique qu’au départ, elles ne se sont pas

rappelées. Puis, un jour, elle a trouvé un message sur son répondeur de Mme Mo mais

très formel : « Madame T., je vous sollicite au sujet de…, veuillez me rappeler… », que

l’assistante sociale a assimilé à une « lettre administrative ». En effet, ce changement

dans la manière de s’adresser à elle comme à une administration est révélateur de la

distance nouvelle que la victime établit. Mais, loin de considérer cet épisode comme un

échec, le travailleur social dispose d’un certain nombre de justifications : « j’aurais pu

creuser plus mais ce n‘était pas la peine, elle reviendra si elle a besoin de nous, elle sait

qu’on est là ».

Ainsi, pour les travailleurs sociaux, l’échec n’existe pas dans la relation

d’assistance. L’emprise exercée par l’auteur de violence est à l’origine de tout.

L’analyse des violences conjugales en terme de « cycle » est également un support de

justification à l’attention des travailleurs sociaux permettant à ces derniers de conjurer le

sentiment d’échec lors d’un retour au domicile : « L’analyse du cycle des violences

propose au moyen de la notion d’emprise, une explication des retours de certaines

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femmes chez leur mari violent ; situation que les femmes de la [Fédération Nationale

Solidarité Femmes] vivaient comme un échec de leur engagement »1.

Mais alors, comment se donner les moyens de comprendre que 4/5 femmes

victimes de violences physiques au sein du ménage2 ne s’adressent à aucune association

ou professionnel3 ? L’emprise du conjoint violent peut-il contenir toute l’explication du

différentiel d’accès aux dispositifs publics ?

Pour le savoir, nous allons à présent nous positionner du point de vue du public

qui est reçu par les dispositifs, faute d’avoir pu approcher les autres. Nous allons nous

intéresser à celles qui entrent dans le circuit sans difficultés, à celles qui s’y

maintiennent, à celles qui en sortent. Nous tâcherons d’expliquer chacune de ces

« lignes de conduite » pour comprendre ce qui fait que toutes les femmes ne s’inscrivent

pas dans un parcours assistanciel et que celles qui le font ne paraissent pas en bénéficier

de la même manière.

1 Sibylle SCHWEIER, « Un exemple du traitement des violences conjugales : la FNSF », in. CHETCUTI Natacha, JASPARD Maryse, Violences envers les femmes, trois pas en avant, deux pas en arrière, Paris, Bibliothèque du Féminisme, L’Harmattan, 2007, p. 106. 2 Enquête INSEE Cadre de Vie et Sécurité,http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1180/ip1180.html. Cf. annexe p. 32. 3 Article paru dans Le Monde, « Le silence des femmes victimes de violences conjugales », 23 février 2008. Cf. annexe p. 195.

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Chapitre 4 : Inégalités d’accès.

Il nous faut préciser ce que nous entendons par « inégalités d’accès ». Il s’agit

d’un processus social de mise à distance d’une partie, comme nous allons le voir

majoritaire, des personnes visées par un dispositif public. Il renvoie à un concours de

circonstances s’inscrivant dans le temps et qui amène certaines personnes à se tenir à

l’écart du dispositif, à se maintenir à distance. Nous l’envisagerons comme un fait

social1 involontaire2, car il ne procède pas du processus de décision, en ce qu’il entre de

manière parfaitement claire en contradiction3 avec la finalité du dispositif. Cependant, il

n’en reste pas moins un élément fondamental du processus d’appropriation par les

citoyens d’une Politique Publique et demeure dans une très large mesure, inhérent à

toute tentative politique de transformation du social.

1 Les faits sociaux « consistent en des manières d’agir, de penser et de se sentir, extérieurs à l’individu, et qui sont doués d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui », Emile DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Champs Flammarion, 1988 [1876], p. 97. 2 « Notre méthode n’a rien de révolutionnaire. Elle est même, dans un sens, conservatrice, puisqu’elle considère les faits sociaux comme des choses dont la nature, si souple et si malléable qu’elle soit, n’est pourtant pas modifiable à volonté », op.cit., p. 73. C’est nous qui soulignons. 3 « Cette contradiction est celle d’un ordre social qui tend toujours davantage à donner tout à tout le monde (…) mais sous les espèces fictives de l’apparence, du simulacre ou du simili, comme si c’était là la seul moyen de réserver à quelques-uns la possession réelle et légitime de ces biens exclusifs », Pierre Bourdieu et Patrick Champagne « Les exclus de l’intérieur », p. 923 in P. BOURDIEU [dir.], La misère du monde, Paris, Points Seuil, 1993, 1460 p.

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Section I : Attractivité et caractère répulsif.

On peut commencer par envisager les perceptions sociales des femmes qui

entrent dans une « carrière d’assistance »1 à l’égard des différents dispositifs en terme

d’ « attraction » et de « répulsion », c’est-à-dire ce qui pousse ou dissuade d’activer

d’une manière ou d’une autre les leviers de ces dispositifs. On peut dire que l’inégalité

commence avant même l’entrée dans un parcours assistanciel. Nous allons voir qu’il est

possible d’identifier des « incitations » qui rendent les dispositifs attractifs, mais aussi

des éléments qui « freinent » les femmes dans leur démarche et par là-même rendent le

dispositif « répulsif ».

1 : Incitations et freins.

Seront présentés ici un certain nombre d’éléments qui sont inséparables de la

« carrière d’assistance » et qui peuvent déterminer dans une certaine mesure l’entrée ou

non dans un dispositif quelconque. Chacun de ces éléments, qu’il soit incitatifs ou

dissuasifs, peut être inhérent au dispositif ou bien relatif aux conséquences sociales de

l’entrée dans un dispositif.

A / Les facteurs incitatifs à l’entrée dans le dispositif.

1 Nous utiliserons le concept de « carrière » ainsi qu’il a été pensé par Becker dans une démarche interactionniste : « il renvoie à la suite des passages d’une position à une autre accomplis par un travailleur dans un système professionnel. Il englobe également l’idée d’événements et de circonstances affectant la carrière. Cette notion désigne les facteurs dont dépendent la mobilité d’une position à une autre, c’est-à-dire aussi bien les faits objectifs relevant de la structure sociale que les changements dans les perspectives, les motivations et les désirs de l’individu », Outsiders, op. cit., p.47.

Ou par Hughes : « Dans sa dimension objective, une carrière se compose d’une série de statuts et d’emplois clairement définis, de suites typiques de positions, de réalisations, de responsabilités et même d’aventures. Dans sa dimension subjective, une carrière est faite de changements dans la perspective selon laquelle la personne perçoit son existence comme une totalité et interprète la signification de ses diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui arrive » in Everett C. HUGHES, « Institutionnal Office and the Person », American Journal pf Sociology, XLIII (nov. 1937), p. 408-410..

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Ces femmes disent, pour une grande part d’entre elles, avoir été incitées à

s’adresser à un dispositif d’accueil spécialisé par l’entourage. Il semble en effet, qu’un

certain nombre d’entre elles aient pu parler à une ou plusieurs personnes parmi leur

cercle d’interconnaissance et que cette personne ou ces personnes les aient poussées à

rendre leur expérience publique afin de se faire aider. Ces personnes sont des femmes la

plupart du temps et appartiennent le plus souvent à la famille au sens élargi : mère,

sœur, belle-sœur, cousine, tante. C’est le cas entre autres d’Hanissa A. dont la cousine a

trouvé les coordonnées de l’association et qu’il l’a accompagnée la première fois.

Cela pose la question des femmes isolées et de la manière de les atteindre. Les

associations et la Fédération Nationale ont bien cela à l’esprit et c’est pourquoi cette

dernière a réalisé de grandes campagnes de communication. Celles-ci consistent tout

d’abord en une diffusion très large de prospectus dans tous les endroits qui pourraient

être fréquentés par une victime isolée : médecin, urgences, commissariat… Cette

diffusion s’accompagne de spots publicitaires télévisuels et radiophoniques très

largement relayés et dont les messages se veulent marquants : « Violences Conjugales,

Parlez-en avant de ne plus pouvoir le faire », « Un homme qui frappe sa femme apprend

la violence à ses enfants ».

Et le numéro 39 19 vous l’avez obtenu comment ?

Oh bah il est connu par tout le monde je crois. C’est un numéro à quatre chiffres facile à retenir, qu’on trouve partout d’ailleurs… même par les renseignements ouais, par les renseignements et sinon y’avait une campagne de publicité là, sur les écrans et pour le coup elle était assez euh… grave, cette vague de publicité.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Géraldine C., française, enseignante, 37 ans).

On peut dire que les annonces publicitaires et les communications officielles

sont des facteurs incitatifs dans la mesure où les femmes que nous rencontrons, c’est-à-

dire celles qui sont déjà inscrites dans le dispositif, le reconnaissent comme tels. Ces

campagnes véhiculent l’idée d’une très grande probabilité de se faire aider en faisant

appel à ces dispositifs, pour des femmes qui sont déjà disposées à croire que la « toute

puissance de l’Etat » peut déjà se substituer à la « toute puissance du partenaire

violent » : « à la toute puissance attribuée à l’homme violent, la victime veut faire

correspondre une toute puissance d’intervention »1.

1 Rapport d’activité 2005 de Tremplin 94 SOS Femmes, p. 10. Cf. annexe p. 53.

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Néanmoins, une femme victime de violences conjugales, avant toute

intervention extérieure, si elle est le réceptacle de flux incitatifs, fait également l’objet

de flux dissuasifs.

B / Les freins à l’entrée dans le dispositif.

On peut également identifier des éléments qui freinent son entrée, c’est-à-dire

qui ont pour effet de dissuader une femme de faire appel à un quelconque dispositif qui

lui est destiné. Ces freins sont nombreux, certainement bien plus que les incitations.

Tout simplement parce qu’aux freins inhérents aux dispositifs s’ajoutent les freins

relatifs aux conséquences anticipées d’une telle entreprise. Une telle dimension n’existe

pas dans le cadre des facteurs incitatifs. Les femmes ont en effet beaucoup de mal à

percevoir et anticiper elles-mêmes les éventuels gains de la « carrière d’assistance ».

A contrario, elles développent une quantité d’anticipations dissuasives : la honte

/ la peur du jugement, le sentiment d’incapacité / d’incompétence à réaliser des

démarches, la peur de l’avenir / de la précarité, un manque de maîtrise de la langue

française / un rapport à l’écrit difficile, une expulsion en cas de situation irrégulière...

Prenons quelques exemples de conséquences néfastes anticipées par les

femmes :

« Pour moi, la peur et la honte c’est… on se demande qu’est-ce qui va se passer après, si j’ai pas de diplômes et tout. On pense comme ça. » (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., française, 26 ans, intérimaire).

« C’est très difficile de partir de chez soi, vous avez déjà fait votre monde, vous avez arrangé la maison, tout, tout et vous savez que si on vous met dehors, vous restez sans rien ». (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., française, 26 ans, intérimaire).

« J’étais étudiante, j’avais la bourse qui était finie, c’était la fin de l’année, où je vais ? ». (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., française, 26 ans, intérimaire).

« J’ai dit « monsieur je peux pas, j’ai qu’une carte de un an, je veux pas retourner encore chez mes parents, les problèmes de divorce, je peux pas » (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Hanissa A., marocaine, 27 ans, intérimaire).

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« Je travaille pas toujours, j’ai une carte de un an… j’ai même pas une carte de un an là, j’ai une carte de sept mois… je sais pas… j’ai peur de tout tout tout tout tout… » (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Hanissa A., marocaine, 27 ans, intérimaire).

Nous avons pris ici deux exemples de femmes en situation de précarité. Une

situation administrative précaire, un rythme de travail intermittent, une condition

d’étudiante sont autant d’éléments qui rassemblent ces femmes autour d’une même

« peur de l’avenir ». Ce sont ces arguments qui sont mis en avant lorsqu’elles sont

amenées à se justifier sur leur indécision au regard de leur situation conjugale. Pour ces

deux femmes, c’est le divorce qui cristallise cette « peur de l’avenir » puisque dans les

représentations sociales légitimes, le mariage apporte la stabilité. L’idée de quitter ce

statut de « femme mariée » les plonge dans l’incertitude de difficultés anticipées : le

logement, le travail, la carte de séjour.

Pour les femmes qui ne connaissent pas de situation sociale précaire, d’autres

facteurs dissuasifs sont mis en avant :

« Je ne trouvais pas ça normal qu’une femme aille faire une main courante contre son conjoint. C’était pas dans les normes, c’était pas dans les normes, c’est pas dans mon éducation ». (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Géraldine C., française, enseignante, 37 ans).

« Je rêvais de trouver un homme avec qui je passerai toute ma vie et qui serait le père de mes enfants ! Je me suis pris une belle claque quoi. Je voulais tenir parce que je voulais respecter euh, une certaine image ». ». (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Géraldine C., française, enseignante, 37 ans).

« Que vais-je devenir si je pars maintenant avec mes deux dernières filles à charge ? Nous sommes habituées à un certain confort et je n’ai pas occupé d’emploi depuis 10 ans »1.

Mme F. trouve inenvisageable de divorcer car elle a peur qu’on lui reproche d’avoir quitté son premier mari qui « était si gentil », à une époque où dans son milieu, « ça ne se faisait pas de divorcer ». (Compte-rendu d’observation de l’entretien entre Marion, assistante sociale et Mme F., française, 68 ans, retraitée, mariée en seconde noces depuis 26 ans).

Ces femmes qui connaissent une situation économique et sociale stable mettent

plutôt en avant une dégradation statutaire : la perte d’un certain confort, de l’image de

« famille unie » et de « couple parfait » que l’on donne autour de soi, des réprobations

1 Mme K, 42 ans, mariée depuis 25 ans, sans emploi, mari ingénieur. Propos recueillis par Sylvie Kaczmarek in, Sylvie KACZMAREK, Violence au foyer : itinéraires de femmes battues, Paris, coll. Imago, Auzas, 1990, p. 25.

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morales dans son entourage, d’un manquement à une certaine « éducation » religieuse et

conservatrice. Roland Coutanceau a bien étudié ce type de freins : « L’existence d’une

mésentente, a fortiori d’une maltraitance au sein d’un couple, est associée à l’échec, eu

égard à un modèle idéal. C’est d’autant plus vrai que, pour beaucoup de femmes,

l’épanouissement de la vie conjugale et familiale est de leur responsabilité. Reconnaître

qu’on est une femme battue, que la vie commune est régie par des agressions verbales et

physiques, c’est renoncer aux yeux de tous, et en premier lieu à ses propres yeux et aux

yeux de sa famille, au mythe d’un couple harmonieux et s’exposer à la réprobation

sociale : le socius n’accepte pas la violence et encore moins qu’une victime « se

complaise » dans un rôle de victime en ne faisant rien pour mettre un terme à la

situation »1.

Pourtant, notre présentation serait incomplète si nous n’évoquions pas un facteur

commun essentiel, qui a été évoqué par les femmes que nous avons entendues quelles

que soient leurs situations économique et sociale : la honte / la peur du jugement. Du

jugement de qui ? De tout le monde, comme si le fait d’être victimes de violences

conjugales était un stigmate au sens de Goffman2. La peur de devoir expliquer pourquoi

on est resté, de s’entendre dire qu’ « on aime ça » même venant des travailleuses

sociales :

On a vraiment honte d’en parler du sujet aux autres, on sait qu’elles sont formées pour ça et tout mais on a honte de leur raconter l’histoire, on a honte de… qu’elles ne puissent pas comprendre comment on a fait pendant sept ans à subir les coups.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., française, 26 ans, intérimaire).

Tous ces éléments, surtout si plusieurs d’entre eux sont cumulés, concourent à la

formation de l’idée que se sortir d’une situation de violences conjugales est une

entreprise insurmontable et vouée à l’échec, pour des femmes qui sont prédisposées à

croire que tout ce qu’elles entreprennent est voué à l’échec.

Cependant, les conséquences négatives anticipées de l’entrée dans le circuit ne

constituent pas l’ensemble des freins à l’accès aux dispositifs. Nous identifions trois

1 Roland COUTANCEAU, Amour et violence, Le défi de l’intimité, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 134-135. 2 « Le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relation et non d’attribut qu’il convient de parler », in Erving GOFFMAN, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975, p. 13.

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autres principaux freins, et le premier que nous pourrions citer est la méconnaissance

des dispositifs et des procédures et ainsi postuler d’un différentiel d’accès à

l’information sur les dispositifs, auquel nous pouvons ajouter un mauvais accueil, une

mauvaise orientation ou une fausse information. Ces éléments sont inhérents aux

dispositifs c’est-à-dire qu’ils sont produits par lui dans son inefficience :

Ils m’ont recousu et moi comme je… je crois qu’ils m’ont même pas posé la question, je suis sortie comme ça… J’étais jeune et je connaissais rien, je connaissais pas mes droits, je savais pas qu’il fallait me protéger, je connaissais rien.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., française, 26 ans, intérimaire).

Deuxièmement, l’entourage qui peut jouer un rôle incitatif comme nous l’avons vu

précédemment, peut aussi jouer un rôle dissuasif. En effet, l’entourage et parfois les

mêmes personnes qui ont incité une femme à se soustraire d’une situation de violences

conjugales, peut au contraire inciter cette femme à y demeurer. Ainsi, la cousine de

Hanissa qui l’a accompagnée à l’association la première fois, quand elle a su que celle-

ci était sur le point de lancer la procédure de divorce, s’est retournée contre elle, ce qui a

profondément blessé la jeune femme et l’a faite douter du bien-fondé de sa démarche :

Elle m’a dit « tu es pas gentille, tu avais promis de lui laisser une dernière chance au Tribunal, ça se fait pas ». Je veux savoir si c’est vrai ou pas que c’est moi qui lui fait du mal et que je dois lui donner une dernière chance. Si ma cousine pense ça de moi, alors qu’est-ce que les gens pensent de moi ?

(Compte-rendu d’observation de l’entretien entre Elodie, conseillère en ESF et Hanissa A., marocaine, 27 ans, intérimaire).

Enfin, le frein le plus puissant à l’entrée d’une femme dans un dispositif d’aide est

bien sûr celui qui est le plus sûrement lié aux mécanismes de la violence au sein du

couple. L’homme violent, le persécuteur, est d’autant plus proche de sa victime que

celle-ci a des difficultés à se représenter elle-même en dénonciateur : « Il s'ensuit que

plus le persécuteur est proche et, par là, impossible à désigner publiquement sans

souffrance et sans honte et plus, corrélativement, la souffrance est honteuse et intense

parce que difficile à nommer et à assigner à une classe de sentiments collectivement

constitués »1. La dissuasion la plus certaine est donc très largement relative au fait que

1 Luc BOLTANSKI, « La dénonciation », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 51, n°51, 1984, p.29.

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la victime est attachée dans tous les sens du terme, à son persécuteur : attachée car elle y

tient, attachée car il l’enferme.

Il va de soi qu’aussi bien les incitations que les freins sont variables selon les

personnes et plus précisément selon la position que ces personnes occupent dans

l’espace social. Il s’ensuit que les perceptions sociales du dispositif sont variables selon

les positions sociales. On a vu que l’entourage peut jouer consécutivement ou

alternativement les rôles d’incitateurs ou de freins, ce qui montre que la force des flux

incitatifs ou dissuasifs varient aussi selon la place occupée par la femme dans son cercle

d’interconnaissance. Il nous faut également envisager la place de l’entourage dans

l’espace social en relation avec sa capacité à face aux conséquences sociales d’une

dénonciation de violences conjugales :

« Et ça vous a été difficile de venir à l’association ou pas ? L’association ça n’a pas été difficile parce que j’avais fait un gros travail avant sur moi (…). J’ai besoin de m’analyser, comprendre ce qui m’est arrivé pour en sortir encore plus forte quoi ». (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Géraldine C., française, enseignante, 37 ans).

« Ce jour où vous êtes venue, ça a été difficile ? Oui, c’est difficile d’en parler, c’est difficile parce que j’avais peur de dire des mots, j’avais peur… j’avais honte, il faut vraiment du courage pour en parler parce que quand j’ai vu Marion, j’ai fait un an après pour revenir ». (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., française, 26 ans, intérimaire).

« Vos deux enfants se sont retournés contre vous ? Oui. Et mon fils aîné ne comprenait pas, il m’a dit « mais maman tu te rends compte, tout le monde va savoir, tout le monde va savoir notre vie ». Il a fait une pression inimaginable pour que j’enlève ma plainte. Mon fils aîné m’a dit « si tu n’enlèves pas ta plainte, moi je ne te parle plus ». (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Marcia G., française, 40 ans, employée municipale).

Dans le premier cas, Géraldine est très entourée, à la fois par sa famille et par ses

amis dont elle parle souvent. Elle a dit, lors de son entretien avec Marion, l’assistante

sociale qui la suit à Tremplin : « j’ai besoin de parler. Je le sais parce que je vous utilise

et j’utilise tout le monde ». Elle se confie facilement autour d’elle et ne vient à Tremplin

que parce que son entourage ne suffit pas à combler son besoin de verbaliser son

expérience. Parmi ses amies, on admire son parcours professionnel et dans sa famille,

elle est « l’exemple », au contraire de son frère qui n’a pas « la niac », alors qu’elle s’en

est « sortie toute seule ».

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Dans le deuxième cas, Pamela n’a aucune famille en France. Son père, depuis

qu’il a appris qu’elle avait quitté le domicile conjugal, refusait de lui parler. Pour ses

parents, « l’homme aura toujours un droit d’autorité sur la femme ». N’osant pas leur

parler directement, elle leur a envoyé une lettre. Elle a bien deux amies d’origine

africaine également, qui ne lui ont jamais conseillé de quitter son conjoint. Après un

mois d’errance chez ses amies, elle a dormi dans la rue « comme une S.D.F ».

Dans le dernier cas, Marcia G. a fuit le domicile conjugal et a lancé le divorce

après 23 ans de mariage. Son entourage ne comprend pas sa démarche : son mari est très

apprécié par tout le monde, et elle n’en avait jamais parlé auparavant. Ses enfants se

retournent contre elles car ils ne veulent pas « qu’on sache » ce qu’il s’est passé dans

leur maison pendant toutes ces années. Ils ne peuvent pas « faire face ».

On voit bien que ces trois femmes ont vécu des situations très différentes

notamment du point de vue de leur ancrage social. Cela affecte considérablement les

représentations qu’elles se font des difficultés à s’adresser à un dispositif quel qu’il soit.

On pourrait reprendre à notre compte sur ce point la distinction opérée par Didier

Demazière1 concernant les chômeurs, entre « gêne sociale » et « honte sociale ». Ce que

les femmes comme Géraldine que l’on pourrait appeler rapidement « les stables »,

redoutent c’est la « gêne sociale » : le fait d’être « mal considérées » ou comme on dirait

dans un langage commun « prises pour ce qu’elles ne sont pas ». Au contraire, la crainte

des femmes comme Pamela lorsqu’elles envisagent la possibilité de s’adresser à un

dispositif public c’est la « honte sociale », le fait d’être marginalisées, mises au ban,

culpabilisées.

Pourtant, aussi bien des « stables » que des « instables » entrent malgré tout dans

une carrière assistancielle, donc il nous faut poursuivre notre analyse en s’interrogeant

sur les « vecteurs » qui déterminent leur engagement.

1 Didier DEMAZIERE, Sociologie des chômeurs, Paris, coll. Repères, La Découverte, 2006 [1999], p. 88.

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2 : S’engager dans une « carrière d’assistance ».

L’engagement dans une « carrière d’assistance » est différent de l’engagement

dans un mouvement ou une organisation politique. Il ne requiert pas d’adhésion. Il ne

suppose pas non plus un acte pleinement conscient de toutes les implications de cet acte.

Nous parlons d’engagement comme le fait Becker en ce qui concerne l’engagement

dans une « carrière de déviance ». Lui parle d’un « processus d’engagement par lequel

une personne « normale » se trouve progressivement impliquée dans les institutions et

les conduites conventionnelles. Le terme « engagement » renvoie au processus par

lequel divers types d’intérêts sont progressivement investis dans l’adoption de certaines

lignes de conduite avec lesquelles ils ne semblent pas avoir de rapport direct »1.

Parler de « vecteurs » n’est pas fortuit. Cette notion mathématique est propice à

la compréhension de la notion « d’engagement » que nous n’avions pas développé

jusqu’ici. En mathématique, un « vecteur » désigne un objet véhiculant des informations

qui définissent une direction et un sens qui, à leur tour, permettent au physicien de

déterminer un déplacement, une vitesse ou un champ électrique. Dans le cas qui nous

occupe, s’interroger sur les vecteurs d’entrée dans un circuit de dispositifs revient à

s’interroger à la fois sur les agents et sur les portes qui vont permettre à une femme de

se diriger vers un dispositif.

A / Informateurs, incitateurs et orientateurs.

Les premiers « vecteurs » d’entrée sont des agents qui peuvent être

« informateurs », « incitateurs » ou « orientateurs ». Ces trois fonctions sont

sensiblement différentes car elles ne contiennent pas la même force.

L’informateur, incarné par un agent occupant une place déterminée dans le

monde social, est donc avant tout un détenteur d’informations susceptible ou non de

livrer cette information. La force sociale de l’informateur quand il livre l’information

qu’il a en sa possession, est nécessairement limitée car il laisse à l’appréciation de son

1 Outsiders, op. cit., p. 50.

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récepteur l’opportunité ou non d’utiliser cette information, alors même que, comme

nous l’avons vu, une femme victime de violences conjugales est sujette à des flux

dissuasifs plus ou moins puissants. Parmi les femmes que nous avons rencontrées, un

certain nombre mettent des mois à utiliser une information et il ne serait pas abusif de

considérer que certaines ne les utilisent jamais. Les femmes informées ont des

ressources au regard du différentiel d’accès à l’information, mais il nous faut considérer

qu’il existe en outre un différentiel d’utilisation de l’information :

Et à la télé, à la radio… vous avez entendu parler de « violences conjugales » ? Oui ! A la télé ! mais vous savez c’est quelque chose de bizarre la violence parce que vous voyez, vous regardez, vous pouvez même noter le numéro et tout mais… vous restez là, vous n’appelez pas, vous ne faites rien. Je me rappelle que j’ai vu des spots [elle rit], c’est incroyable quand même !

Mais vous savez que vous êtes concernée ? Oui !!! Vous savez que y’a violence dans ma maison là, vous savez que y’a violence, vous dites « je suis violentée » et tout mais… je n’ose pas.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., française, 26 ans, intérimaire).

L’incitateur est un agent qui joue un rôle et dont la force sociale est supérieure

dans la mesure où il s’insère dans les flux incitatifs dont une femme victime de

violences fait l’objet. Il exerce une pression supplémentaire ayant pour objet une

décision à prendre. Il est plus difficile à une femme de se soustraire à une incitation

incarnée par un individu dans la mesure où il l’oblige à produire des justifications à son

inaction.

Ici nous pourrions présenter l’histoire de Mme G. Mme G est une femme

algérienne d’environ 35 ans dont la belle-sœur a téléphoné à Tremplin. Celle-ci a

raconté à une assistante sociale que sa femme subit depuis quelques années des

violences physiques de la part de son mari qui partage sa vie depuis 18 ans. Sous la

pression de sa famille, Mme G. a quitté le domicile conjugal pour se réfugier chez sa

tante, « pour prendre l’air ». Sa belle-sœur aimerait qu’elle vienne vivre avec elle en

Savoie mais Mme G. n’arrive pas à « prendre une décision ». Son frère est venu de

Savoie pour l’emmener porter plainte et la faire connaître de Tremplin. L’assistante

sociale les conseille d’attendre que Mme G. se décide d’elle-même et de lui laisser

quelque jours. Quelques jours plus tard, la belle-sœur rappelle en disant qu’elle n’arrive

Chapitre 4 : Inégalités d’accès - Page 92-

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toujours pas à la convaincre, qu’elle l’appelle tous les jours et qu’elle s’épuise. Elle lui a

même dit « tu vas [porter plainte] sinon moi, je te lâche ».

L’orientateur quant à lui est l’agent dont la force sociale est maximale dans la

mesure où il est non seulement informateur et incitateur, mais il est également le

dépositaire d’un pouvoir institutionnel qu’il active, au profit d’une femme pour qu’elle

entre dans un circuit de dispositifs d’aide. En effet, l’orientateur agit au nom de son

institution (« le 39 19 », « la Circonscription ») et s’adresse à une autre institution. S’il

« envoie » une femme à Tremplin, dans une configuration où c’est en réalité une

institution qui s’adresse à une autre, il soulage la femme concernée de la responsabilité

de son action.

Donnons quelques exemples d’orientation institutionnelle :

Assistantes sociales : de la Circonscription, de l’Hôpital, de la Caisse d’Allocation

Familiale, de la Sécurité Sociale, du Lycée, de l’Université, du travail… C’est le cas le

plus fréquent.

La Fédération Nationale Solidarité Femmes à travers le 39 19 :

« J’appelais le 39 19 régulièrement. Dernièrement les coups de téléphone étaient plus rapprochés et ils ont senti en effet que j’avais un réel besoin d’une écoute sociale donc on m’a communiqué l’adresse de… l’adresse de Tremplin ». (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Géraldine C., française, enseignante, 37 ans).

Associations : associations pour femmes victimes de violences dans

d’autres secteurs, associations pour l’accès aux droits…

« J’étais à l’association « Femmes Battues » à Créteil et ils m’ont dit de venir aussi ici. Et comme à chaque fois il… j’ai besoin de parler, avec la psychologue et tout et j’ai été à l’association « Femmes Battues » et la juriste là-bas elle m’a donné le numéro d’ici, pour voir une assistante sociale » (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Fatiah A., tunisienne, 32 ans, nourrice, sans-papiers).

Institutions : Mairies, commissariats de Police… :

« C’était la mort ou une aide extérieure. Alors j’ai pris mes affaires, je suis allée à la Mairie de Vincennes et ils m’ont donné votre adresse » (Compte-rendu d’observation entre Marion assistante sociale et Mme F., française, 68 ans, retraitée).

Il nous faut à présent envisager par quelle « porte » les femmes s’engagent dans

un dispositif d’aide.

Chapitre 4 : Inégalités d’accès - Page 93-

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B / Filtres et portes d’entrée.

Nous envisageons les dispositifs à la manière d’un entonnoir. La base de

l’entonnoir représente l’ensemble des femmes victimes de violences de la part de leur

conjoint. Le premier rétrécissement de l’entonnoir concerne donc l’entrée dans le

dispositif. Cette entrée se cristallise par le premier contact qu’une femme établit avec

un dispositif d’aide, que celui-ci soit suivi d’effets ou pas. Dans notre cas, il s’agit du

téléphone le plus souvent.

Prenons un cas concret d’activation du filtre. Au cours d’une Permanence

Téléphonique, une femme appelle. Elle dit à Liliane, l’assistante sociale qui assure la

permanence, qu’elle lui téléphone parce qu’elle ne sait plus quoi faire. Son mari est

reparti en Afrique en lui laissant une dette de 15.000 euros. Elle veut divorcer mais elle

a 4 enfants à charge et un avocat coûte 1.500 euros. Elle se met à pleurer et dit qu’elle

veut en finir avec la vie. Liliane lui dit qu’elle a droit à l’aide juridictionnelle et lui

conseille de se renseigner à ce sujet. Quand elle raccroche elle me dit ne pas avoir

« creusé » car elle a estimé que cette femme n’était pas victime de violence conjugale et

parce qu’elle a horreur du « chantage sur les professionnels » avec la menace de

tentative de suicide : « si elle a besoin d’un renseignement, je le lui donne mais c’est

tout ». Le téléphone permet aux femmes d’évaluer à l’avance si elles « frappent à la

bonne porte ». A l’inverse, le téléphone permet à l’association d’une part, d’éconduire

les personnes qui « s’égarent » et d’autre part de ne pas « forcer la main » de celles qui

ne seraient pas certaines de leur « engagement ». Dans le cas présent, il évite à la dame

de se déplacer pour rien et au service de « perdre » un entretien.

Les filtres, nous les envisageons au sens premier du terme à savoir comme des

systèmes permettant de séparer des éléments dans un flux. Ici, les filtres regroupent tout

outil du dispositif amenant volontairement ou non, à sélectionner certaines personnes,

notamment avec comme effet - recherché ou non - de réguler le flux de personnes que le

dispositif est capable d’absorber. Les filtres se retrouvent à chaque niveau du dispositif.

Certains de ces filtres sont des « portes d’entrée », c’est-à-dire des ouvertures au

dispositif. Néanmoins, que ce soit des ouvertures ne signifie pas que les « portes

d’entrée » soient toujours ouvertes. Elles sont à l’association ce que les guichets sont

aux institutions publiques. On y retrouve les femmes qui ont surmonté les flux de

Chapitre 4 : Inégalités d’accès - Page 94-

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facteurs dissuasifs préalables et qui sont prêtes à « s’engager » dans une « carrière

d’assistance ». Le téléphone ne peut être considéré comme une « porte d’entrée » car

son degré d’engagement est relativement faible au regard du fait de se déplacer jusqu’à

l’association pour un entretien en face à face.

Si nous avons vu comment les femmes entrent dans le circuit, il nous faut nous

demander qui sont ces femmes.

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Section II : Les femmes qui s’engagent.

Ainsi, on peut considérer que les femmes qui entrent dans un « carrière

d’assistance » sont disposées à agir comme elles le font. Le problème que nous

tenterons de résoudre ici est de savoir comment concilier le fait que ces femmes aient

été à la fois disposées à s’engager dans une relation de couple violente et disposée à

s’engager dans un « circuit d’assistance » pour s’en soustraire.

Les femmes qui sont reçues dans une association qui lutte contre les violences

conjugales présentent des caractéristiques communes. Tout d’abord, il semble qu’elles

aient intériorisé des constructions de genre stéréotypées relatives à la domination

masculine et au rôle social féminin de maternité et de servilité. Maltraitées dans

l’enfance, témoin de violences entre les parents, propension à servir les autres, à les

soigner, victime de violences dans une précédente relation… sont autant de

caractéristiques assez largement partagées :

Son mari est tombé de 15m de haut et à la suite de cet accident qui lui a causé un traumatisme crânien, il reçoit une pension d’invalidité. Madame dit que quand elle l’a connu, il lui a semblé avoir « besoin d’elle » comme il était « malade »1. (…)

Lorsque l’AS lui demande quelles sont les raisons de sa présence en France, elle explique qu’elle a dû fuir une première union pour cause de violences. Elle a fuit d’Etat en Etat au Brésil (Etat Fédéral), mais son ex a réussit à la retrouver à chaque fois. Lorsqu’il a menacé de couper la tête de son neveu, sa famille lui a conseillé de quitter le pays car faute de moyens, il ne pourrait pas la suivre.

Lors d’un deuxième entretien, elle nous expliquera que sa mère était elle-même victime de violences conjugales et a fuit plusieurs Etats du Brésil pour échapper à son père.

(Compte-rendu d’observation de l’entretien entre Marion, assistante sociale et Elisa P., brésilienne, 28 ans, femme de ménage).

Elisa répète à la fois l’histoire de sa mère et sa propre histoire conjugale. Et si

elle n’a pas subit de maltraitance dans son enfance, ce n’est pas le cas de Marcia G. : 1 « Quelle meilleure forme de renarcissisation pour une femme que cette phrase magique utilisée par son conjoint violent comme argument clef : « j’ai besoin de toi, toi seule peut m’aider à changer » ? La voilà devenue irremplaçable, elle qui existait à peine ! Le désir fondamentalement féminin de soigner, de nourrir, de protéger, de materner, fusionne alors avec le sentiment infantile de toute-puissance : « je vais le sauver », Extrait de l’intervention de F. Tecucianu-Klein, psychologue clinicienne à l’Assemblée Générale de Tremplin 94, mars 2008.

Chapitre 4 : Inégalités d’accès - Page 96-

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J’ai été maltraitée enfin… j’ai eu des attouchements quand j’étais enfant et je ne savais pas que ça allait avoir un impact aussi destructeur sur ce qui allait suivre parce que quand on est une toute petite fille de 4 ans on sait pas. Après, y’a plein de choses qui se passent dans son corps, dans sa vie, on se dit « pourquoi ? pourquoi ? pourquoi c’est comme ça ? pourquoi on laisse faire ? ». Donc quand j’ai rencontré mon ex-mari j’ai vécu… ma mère était très… très froide. Mon père était absent, mon père était ici, moi j’étais au Portugal. On apprenait pas tout ce qui était sexualité, on en parlait pas, c’était tabou donc ma mère n’ayant pas appris, c’est des choses qu’elle n’a pas connu non plus. Donc moi j’étais dans une recherche d’amour, d’aimer, d’être aimée. J’ai fait plein de choses pour faire voir ma souffrance à ma mère mais elle-même étant en souffrance elle n’a pas pu voir la mienne donc je n’ai pas trouvé quelqu’un qui me dise « je t’aime » ou qui s’occupe de moi, j’étais la benjamine de trois filles. Donc j’ai rencontrée mon ex-mari j’avais 13 ans et demie à peu près et pour la première fois on me disait « je t’aime ». Pour moi c’était magique ! Quelqu’un qui me dit qu’il m’aime c’est génial ! Mais ça n’a pas duré longtemps puisque pour lui la condition aimer, ça supposait coucher. Pour prouver l’amour, il fallait coucher. Bon moi, ayant vécu ce que j’ai vécu, j’ai résisté autant qu’une gamine pouvait résister et puis j’ai dit « bon, après tout, s’il faut ça pour être aimée pourquoi pas ».

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Marcia G., française, 40 ans, employée municipale).

On retrouve également un certain nombre de récits de femmes maltraitées par

leurs parents :

Mais dès qu’il me frappe, je sais pas… Jamais mon père il m’a frappé.

Et votre mère ? Oui, ma mère oui. C’est peut-être pour ça que je suis comme ça. Ma mère, elle était trop violente avec moi et pas avec mes frères et sœurs.

Vous êtes la fille aînée ? Ouais… mais c’était trop parce que ma mère elle prend le fer des brochettes qui étaient sur le feu et elle me brûle avec. Elle me faisait plein de trucs comme ça, et elle me frappait…

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Hanissa A., marocaine, 27 ans, intérimaire).

On voit bien dans ces différents exemples qu’un certain nombre de ces femmes

n’est pas tout à fait étranger à la violence. Bien sûr, ce n’est pas le cas de toutes les

femmes. Et toutes les femmes ayant subi des maltraitantes dans leur vie ne sont pas

condamnées à s’engager dans des relations conjugales violentes. Cependant, on observe

que lorsqu’elles n’ont pas connu d’autres violences auparavant, ce sont les conditions de

la rencontre, ou plutôt les motifs qui les ont fait entrer en relation avec le conjoint

violent, qui ont pu les prédisposer à la mise en place d’une relation inégalitaire, comme

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ça peut être le cas dans un mariage arrangé (parce que la femme est enceinte par

exemple) voire forcé.

Dès lors, comment expliquer que ces femmes, prédisposées à subir des violences

conjugales soient en même temps prédisposées à chercher à s’en soustraire ? En effet,

les femmes qui parviennent à mobiliser autour d’elles un certain nombre d’acteurs afin

de se sortir d’une situation de violences conjugales se sont tout de même dès le début ou

à partir d’un certain moment (souvent le mariage ou la naissance du premier enfant),

laissées glisser vers un mode de fonctionnement conjugal violent. Il faudrait donc

s’interroger sur les contextes de mobilisation des ressources par un même individu et

sur les conditions de possibilité pour ce dernier d’investir ces ressources dans des

univers différenciés.

C’est Bernard Lahire qui nous permet de comprendre que les individus évoluent

sur une pluralité de scènes sur lesquelles les dispositions ne sont peut-être pas si

facilement transférables que le suggérait Bourdieu. Lahire parle de « contextes

déclencheurs de volonté » et propose de penser qu’une disposition peut-être inhibée

dans un certain contexte, ce qui pourrait expliquer des attitudes apparemment

contradictoires à différentes périodes de l’histoire d’un individu : « La disposition ne

parvient pas toujours à s’ajuster, à s’adapter et le processus d’ajustement n’est pas le

seul processus possible dans la vie d’une disposition. Elle peut ainsi être inhibée (mise

en veille) ou transformée (à force de réajustements congruents successifs) »1.

Lahire va même plus loin en postulant qu’il est d’autant plus improbable que la

matrice des dispositions d’un individu soit cohérente, qu’il est rare que se rencontrent à

nouveau les conditions de reproduction d’un même contexte : « Pour que l’on ait affaire

à un acteur porteur d’un système de dispositions ou de schèmes homogène et cohérent,

il faut des conditions sociales tout à fait particulières qui ne sont pas toujours réunies, et

qui ne le sont même qu’exceptionnellement »2.

Il nous faut donc accorder une certaine attention au contexte dans lequel se sont

activées chacune de ces dispositions, avec l’hypothèse qu’elles sont dès le départ à la

fois disposées à entrer dans une relation avec un conjoint violent et disposées à en sortir

1 Bernard LAHIRE, Portraits sociologiques, Dispositions et variations individuelles, Paris, coll. Essais et Recherches, Nathan, 2002, p. 23. 2 Bernard LAHIRE, L’homme pluriel, Les ressorts de l’action, Paris, coll. Essais et Recherches, Nathan, 1998, pp. 27-28.

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sans qu’il n’y ait de contradiction ; ou plutôt en vertu des contradictions inhérentes à

« la femme plurielle ».

Ainsi, Elisa P. a une trajectoire particulièrement emblématique de ce problème

sociologique. Nous avons déjà exposé quelque peu sa situation mais il convient de la

rappeler afin d’en appréhender la complexité. La mère de cette brésilienne de 28 ans

subissait des violences de la part de son mari, le père d’Elisa P. Pour échapper à ces

violences et avec deux de ses trois enfants, elle fuit d’Etat en Etat au Brésil car son

conjoint la persécute. A l’âge de 16 ans, Elisa P., qui entretient une relation compliquée

avec sa mère, se fait battre par celle-ci. Elle quitte immédiatement le domicile et part

vivre seule. Elle travaille, étudie et loue un petit appartement. Quelques années plus

tard, elle rencontre un homme. Celui-ci vient d’une origine modeste mais souhaite faire

des études. Elle l’y encourage car elle veut « l’aider ». Un enfant naît de cette union.

Rapidement, elle lui reproche de ne pas assez s’en occuper. Un jour, à la suite d’un

conflit sur le sujet, il fait le geste de la frapper et lui donne un coup de poing, « par

accident » dit-elle. Elle le quitte immédiatement. Mais il ne la laisse pas tranquille, donc

elle reproduit le schéma de sa mère en fuyant plusieurs Etats. Malgré cela, il la retrouve

à chaque fois. Un jour, il la menace de « couper la tête de son neveu » et la famille

d’Elisa P. lui conseille de quitter le pays car il ne pourrait pas la retrouver faute de

moyens :

Mais après quand [ma fille] est née, il s’est pas occupé bien d’elle, il a même pas mis son nom. Et quand il m’a frappée, il m’a donné un coup de poing, c’était un accident. Mais j’ai quitté lui dans ce moment là. Je n’accepte pas hein…Lui et ma mère. Quand ma mère elle m’a frappée, j’avais 16 ans et j’ai décidé que je pouvais pas rester dans ma maison. Toute seule j’avais mon studio, mon travail, mes études. Quand le père de ma fille il m’a frappé, j’ai pas accepté non plus. Je lui ai dit « tu m’as frappée ». Lui il a dit « je voulais pas, j’ai juste pensé à te faire peur ». J’ai dit « non, si t’as fait le geste c’est que t’as pensé ». Mais quand mon mari m’a frappée, je suis restée !

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Elisa P., brésilienne, 28 ans, femme de ménage).

En effet, elle choisit de partir en France car elle y avait des amis. Ici, elle loge

dans un petit hôtel avec sa fille et gagne un peu sa vie avec des heures de manucure.

Elle rencontre celui qui va devenir son mari et emménage chez lui quatre mois plus tard.

La première fois qu’il la frappe, elle s’enfuit chez des amis mais revient un mois plus

tard. Lorsqu’il la demande en mariage, Elisa P. accepte. Mais quelques semaines après

la cérémonie, il recommence. Elle porte plainte mais ça ne donne rien. Ainsi, alors que

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son mari s’apprête à partir en vacances, elle organise son départ avec Tremplin et

l’assistante sociale de l’hôpital. Elle est logée aujourd’hui dans un hôtel et ce depuis

deux mois.

Ce que l’on peut tirer de ce récit, c’est que les différentes expériences de

violences vécues par Elisa P. prennent place dans des contextes particuliers. Elle ne

comprend pas pourquoi, à l’instar des fois précédentes, elle n’a pas réagi

immédiatement. Mais cette fois-ci, loin de son pays, de sa famille, sans-papiers, en

situation de grande précarité, on est loin de la jeune secrétaire qui termine ses études

d’esthéticienne, prend des cours d’anglais et élève sa fille pratiquement seule. Donc,

pour comprendre les écarts d’activation des dispositions, il faut prendre en compte la

trajectoire des agents observés sur le long terme et repérer d’éventuels basculements ou

rupture dans leur position sociale.

Une question épineuse d’un point de vue sociologique se pose dès lors que l’on a

résolu ce premier problème ; c’est la question de « l’instinct de survie ». Au moment de

s’expliquer sur leur fuite après de nombreux épisodes de violence, un certain nombre de

femmes et dans une certaine mesure les professionnels également, se satisfont de

l’argument de « l’instinct de survie », c’est-à-dire la résurgence largement inexpliquée

d’une pulsion de vie. La question qui se pose est de savoir pourquoi certaines femmes

sont soudainement « illuminées » par cette pulsion et d’autre pas, puisque nous

comptons aujourd’hui un décès tous les trois jours de femmes des suites des blessures

infligées par leur conjoint en France. On pourrait avancer l’hypothèse d’un « seuil de

tolérance » distribué de manière inégale dans l’espace social qui amènerait certaines

femmes à envisager un possible danger de mort et d’autres pas. Mais comment

expliquer cette inégalité face au « palier de l’intolérable »1 ? Daniel Welzer-Lang

estime que « la fuite est l’aboutissement d’un long processus dans lequel la femme

mûrit son départ »2. Ainsi, la manifestation d’un « instinct de survie » qui pousserait la

femme à demander assistance serait le produit d’un processus préalable de rupture

affective. Cependant, nous ne pouvons en rester là. En effet, cela ne nous explique pas

ce qui prédispose certaines femmes à la rupture affective et d’autres non. C’est Marie-

France Hirigoyen qui nous permet d’entrevoir une explication : « Certaines femmes

1 Daniel WELZER-LANG, Arrête ! Tu me fais mal ! La violence domestique en 60 questions et 59 réponses, Paris, Petite Bibliothèque Payot, Payot, 2005 [1992], p. 178. 2 Ibid., p. 176.

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repéreront plus vite le danger de cette relation et sauront prendre la fuite dès le premier

accès de violence. En effet, quand une femme n’a pas connu de violences dans son

enfance, qu’elle a une bonne estime d’elle-même, un bon réseau social et aussi une

autonomie financière, elle est mieux armée pour réagir »1.

Malgré des trajectoires différenciées, les femmes « engagées » présentent un

certain nombre de traits communs. Tout d’abord, elles développent une certaine

capacité à dire ce qu’on attend d’elles et à se comporter de manière attendue. On

pourrait faire le rapprochement avec notre réflexion concernant la relation d’assistance

comme une relation de domination et malgré tout, nous tendons à considérer qu’il s’agit

de deux éléments sensiblement différents. Ici, nous parlons de cette faculté inégalement

répartie dans l’espace social, de se conformer aux codes institutionnels établis. Par

exemple, nous pouvons observer qu’un certain nombre de femmes finissent par parler le

même langage : « domicile conjugal », « journées d’ITT » (incapacité totale de

travailler), « l’individu » ou « Monsieur » pour parler du conjoint violent… En outre,

elles savent être jugées sur leur ponctualité, leur réactivité et leur capacité à

s’autonomiser dans les démarches mais ne remettent pas en cause la légitimité des

intervenantes à décider de ce qu’il convient de faire :

Même aujourd’hui quand je vais au rendez-vous de l’assistante sociale, je fais ce qu’elle me dit, je viens toujours et elle dit « j’ai jamais travaillé avec une personne comme Madame P. Tout ce que je demande elle fait vite, elle bouge, elle fait des efforts ». Une fois elle m’a dit, il faut appeler l’école, inscrire votre fille à la cantine, il faut... Quand je l’ai vue la semaine d’après elle m’a dit « qu’est-ce que t’as fait ? ». J’ai dit j’ai inscrit [ma fille] à l’école, j’ai appelé pour la cantine, je suis allée l’inscrire… Donc elle m’a dit que c’est bien, que je bouge beaucoup et ça c’est bien d’écouter ça. Ca fait du bien.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Elisa P., brésilienne, 28 ans, femme de ménage).

Elisa P. cherche vraiment à bien faire. Elle souhaite tirer un maximum de profits de son

passage par le circuit assistanciel pour en sortir le plus rapidement possible. Cette

dépendance aux services sociaux ne lui convient en fait absolument pas :

Pour retrouver ma vie, c’était ma vie. J’ai commencé à travailler avec 13 ans. Dans mon pays on peut commencer à travailler déclaré à 15 ans mais avant je

1 Marie-France HIRIGOYEN, Femmes sous emprise : les ressorts de la violence dans le couple, Paris, Oh ! Editions, 2005, p. 232 et s.

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gardais des enfants. Et à partir de 16 ans j’ai une vie comme je veux, je peux aller à l’école et je travaille…

C’est difficile pour vous de demander de l’aide ?

Non, c’est pas ça mais si je peux travailler, je suis en bonne santé, pourquoi je vais demander de l’argent ? Dans mon pays, on va voir une assistante sociale quand on est malade ou… mais moi je suis en bonne santé, je peux travailler.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Elisa P., brésilienne, 28 ans, femme de ménage).

Par ailleurs, les femmes engagées dans un circuit assistanciel font preuve d’une

capacité à s’entourer de multiples acteurs et à se rendre « attachantes » du point de vue

du travailleur social. En effet, certaines femmes multiplient les contacts avec les

services sociaux et les associations : Mission Locale, assistante sociale, Emmaüs,

Secours Populaire… un faisceau d’organisations et de professionnels se mobilisent

autour d’elles. Sur ce point on rejoint Michel Messu lorsqu’il observe que « la référence

constante et variée aux travailleurs sociaux ou aux personnels des organismes de

l’Assistance sociale témoigne déjà de la place qu’ils occupent dans l’univers de ces

personnes »1. Certaines femmes ont en effet ce que nous pourrions appeler « le sens du

système », qu’elles ont développé à travers la pratique des services sociaux et au contact

des professionnels.

De manière plus générale, il serait utile de brosser un portrait des

caractéristiques socio-économiques des femmes reçues à l’association en 2007 au

premier contact :

77 % des 648 femmes reçues bénéficient d’un accompagnement social.

Cela confirme notre analyse en terme de pratique des services sociaux et de

l’implantation de ces femmes dans un circuit assistanciel antérieur.

60 % d’entre elles sont locataires ou co-titulaires du bail, alors que 57 %

des français sont propriétaires2.

34 % des femmes sont salariées avec une part importante d’employées.

21 % disent n’avoir aucune ressource.

1 Michel MESSU, Les assistés sociaux : analyse identitaire d’un groupe social, Toulouse, coll. Pratiques Sociales, Privat, 1991, p. 55. 2 Source : « France, Portrait social », INSEE, novembre 2007.

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On peut donc considérer qu’elles sont largement moins dotées en capital

économique que la moyenne de la population française et qu’il s’agit en priorité de

femmes issues d’un milieu populaire.

48 % des femmes sont de nationalité française. 40 nationalités différentes

sont représentées. 21 % des femmes étrangères sont sans-papiers.

10 % des femmes reçues ont entre 18 et 25 ans, 23 % ont entre 26 et 35

ans, 21% ont entre 36 et 50 ans, 4,5 % ont entre 51 et 60 ans, 1,3 % ont plus

de 60 ans.

28 % ont un enfant, 31 % en ont deux, 32 % ont trois enfants, 5,5 % en

ont quatre.

55 % des femmes étaient encore au domicile au premier appel, 23 %

étaient parties, 6 % avaient été mises à la porte.

70 % ont subi des violences physiques, 40 % d’entre elles ont reçu des

menaces, 22 % sont victimes d’harcèlement, 19 % de violences sexuelles.

18 % souffrent de troubles du sommeil, 10 % de troubles alimentaires, 10

% de pathologies psychologiques diagnostiquées.

18 % ont déposé une main courante, 15 % ont déposé plainte, 4,6 %

disent qu’on a refusé de prendre leur plainte. 1,5 % n’osent pas porter

plainte.

37 % projettent de divorcer1.

Le profil type des femmes qui entrent dans le dispositif serait donc le suivant : une

femme française, mariée, locataire, inactive et mère de 1 à 3 enfants, qui bénéficie d’un

suivi social et qui demeure au domicile.

Cette réalité n’est pas partagée par l’ensemble des « femmes victimes de violence

conjugale ». C’est pourquoi il nous faut tenter d’approcher les femmes concernées par

les dispositifs en vigueur mais qui n’y font pas appel.

1 Les chiffres ont été arrondis. Rapport d’activité 2007 de Tremplin 94 SOS Femmes. Cf annexe pp. 56-57.

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Section III : Les femmes qui n’entrent pas.

Les femmes qui s’auto-excluent du parcours d’assistance sont à la fois

majoritaires et insaisissables. Ce sont celles qui ne s’autorisent pas à dire ce qu’elles

subissent, qui ne se reconnaissent pas la légitimité de se saisir des dispositifs avec toutes

les conséquences que cela peut entraîner.

Sur le département du Val-de-Marne, elles seraient 36.000 femmes concernées

par le phénomène. L’enquête ENVEFF estime à 9 % le pourcentage de femmes victimes

de violence conjugale au cours des 12 derniers mois qui déclaraient s’être adressées à

une association ou un professionnel1.

Si une majorité des victimes ne bénéficient d’aucune assistance publique, la

précaution méthodologique est de se garder d’appliquer des caractéristiques propres aux

femmes reçues par une association à l’ensemble des femmes victimes de violences

conjugales. Alors, si l’on ne peut élargir les résultats qui concernent les femmes reçues

dans des associations aux autres femmes, comment caractériser ces autres femmes qui

sont au domicile et qui ne reçoivent aucune aide ? Comment arriver à connaître ces

femmes qui ne dénoncent pas ?

Ces femmes, nous ne les avons pas rencontrées. Nous avons, lors de la

réalisation de notre protocole d’enquête, envisagé plusieurs manières de les rencontrer,

notamment dans les services d’urgence : Pompiers, commissariats de police, urgences

hospitalières, centres sociaux où les femmes font de l’alphabétisation, centres de

Protection Maternelle et Infantile… Cependant, ces interventions auraient nécessité un

nombre important de démarches auprès des administrations et requis du temps que nous

n’avions pas.

Cependant, au terme de notre enquête, il ne nous est pas impossible de parler

d’elles. En effet, au regard des éléments que nous avons réunis, nous sommes en mesure

d’établir un portrait « en creux », c’est-à-dire de les appréhender en fonction de ce que

nous savons des femmes « engagées ». Pour savoir qui sont les femmes qui s’excluent

1 Source : tableau statistique tiré de l’enquête ENVEFF, p. 279. Cf. annexe p. 10.

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des dispositifs, il faut s’interroger sur les profils de femmes qu’il est difficile voire

impossible de rencontrer à l’association.

Par ailleurs, nous avançons l’hypothèse que les caractéristiques propres aux

femmes qui s’auto-excluent des dispositifs peuvent être rapprochées des femmes restées

longtemps au domicile conjugal – c’est le cas de Marcia G. qui a divorcé après 23 ans

de mariage – et de celles qui demeurent au domicile conjugal malgré leur entrée dans le

dispositif. Chacun de ces deux cas de figure se rencontrent parmi les femmes reçues à

l’association mais on ne peut pas dire qu’il s’agisse de cas « fréquents ». Si les femmes

qui se rendent à l’association la première fois résident majoritairement au domicile,

elles projettent la plupart du temps de se séparer dans les mois qui suivent et s’y

tiennent le plus souvent. Ainsi, sur 42 situations pour lesquelles nous détenons cette

information, la durée de la relation conjugale violente était pour 30 femmes de moins de

5 ans et pour les 12 restantes de plus de 10 ans. En outre, sur 41 situations pour

lesquelles nous détenons cette information, en dehors du premier contact avec

l’association, 29 femmes étaient au moins séparées et 12 demeuraient au domicile

conjugal. Notons que les femmes en couple avec le partenaire violent depuis plus de 10

ans et celles qui demeurent le plus longtemps au domicile conjugal après le premier

contact avec l’association sont souvent les mêmes (mais pas toujours).

Nous avons donc tenté de confronter ces deux approches et les résultats obtenus

sont les suivants.

Tout d’abord, il nous est apparu qu’une grande majorité des femmes inscrites

dans un parcours d’assistance bénéficient d’un accompagnement social (77 %). Les

femmes qui ne s’engagent dans aucun dispositif seraient donc en priorité des

« intouchables » des services sociaux et des associations. Des femmes qui ne côtoient

pas ces institutions et par là même, sont certainement moins dotées en assistance, en

information et en orientation. Nous pouvons considérer en premier lieu qu’elles en sont

éloignées parce qu’elles sont marginalisées, isolées socialement (et nous savons que le

mécanisme des violences conjugales conduisent souvent les femmes à une forme de

« séquestration sociale »). Nous pouvons également formuler l’hypothèse qu’elles en

sont éloignées parce qu’elles occupent une position dans l’espace social qui fait qu’elles

ne considèrent pas les services sociaux comme des interlocuteurs légitimes.

Chapitre 4 : Inégalités d’accès - Page 105-

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Au cours de notre présence à Tremplin 94, nous avons rencontré très peu de

femmes « stables », alors même que les violences conjugales touchent tous les milieux

sociaux, ainsi que l’a montré l’enquête ENVEFF. Ces femmes sont une sorte

« d’anomalie » dans ce service. Il est d’ailleurs relativement symptomatique que l’une

d’entre elles ait connu l’existence de Tremplin par la mairie de Vincennes, deux autres

par une émission diffusée sur France Culture et la dernière par le 39 19. Nous prendrons

l’exemple de deux d’entre elles. Comment expliquer qu’elles aient passé les « mailles »

du filet ?

La première, âgée de 68 ans est mariée à un boucher (en-dessous de sa position

sociale), malgré son appartenance à un milieu bourgeois et conservateur. De plus, son

âge l’exclue de la catégorie des « actifs » ce qui peut constituer un élément pertinent

pour comprendre sa démarche, alors même qu’il peut apparaître coûteux pour une

femme d’un milieu aisé, de dénoncer publiquement son époux :

Madame est fille de militaire gradé au Vietnam, éducation très stricte dans laquelle il fallait se marier avec quelqu’un du même milieu. Après la mort de son père, elle a rencontré son second époux (son boucher en fait) selon lequel « elle était trop bien pour moi ». Elle s’est « autorisée » à divorcer et quand les humiliations ont commencé, elle sentait bien que ce n’était pas normal mais elle ne percevait pas vraiment la gravité de la situation. Elle trouve inenvisageable de divorcer car elle a peur qu’on lui reproche d’avoir quitté son premier mari qui « était si gentil ». C’était soit la mort soit un soutien extérieur et un jour elle s’est adressé à la Mairie de Vincennes qui lui a donné l’adresse de Tremplin.

Elle nous dit à plusieurs reprises qu’elle voit bien qu’elle n’est pas une « femme battue » comme celle que l’on reçoit « sûrement » à Tremplin mais qu’elle se sent « proche d’ elles ».

(Compte-rendu d’observation de l’entretien entre Marion, assistante sociale et Mme F. française, 68 ans, retraitée).

Notons également que l’une des solutions que cette femme a trouvées pour rétablir

un climat apaisé au sein de son couple est la thérapie conjugale, et qu’elle n’est pas

revenue à l’association depuis cet entretien.

La deuxième femme « stable » que nous avons rencontrée est Marcia G. Cette

française née portugaise a vécu des violences pendant 23 ans. Elle est séparée depuis

huit ans mais souffre encore du fait que la Justice ne l’ait « pas crue ». Après

d’interminables procédures judiciaires et plusieurs années de psychothérapie, elle entre

en contact avec une association spécialisée dans les violences conjugales pour raconter

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son histoire et « aider les autres femmes ». On voit bien que la finalité de l’engagement

dans l’association diffère des autres femmes rencontrées et reste relativement isolée :

Voilà ce que le Procureur de la République a osé écrire. Alors quand j’ai reçu ça, j’ai téléphoné à l’association des viols et je leur ai dit « Battez-vous le maximum pour toutes les femmes qui ne sont pas reconnues parce que c’est une violence insupportable. Battez-vous, battez-vous ». Ils m’ont dit « on va se battre » (…). Aujourd’hui, même si je sais que pour moi la Justice ne fera plus rien, aujourd’hui, raconter ce que j’ai vécu c’est aussi un moyen d’aider les autres femmes à s’en sortir. Ca me permet moi d’aider les victimes et de dire comment les choses peuvent se passer parce que parfois on a du mal à croire tellement c’est violent, tellement c’est inimaginable, on a du mal.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Marcia G., française, 40 ans, employée municipale).

Ainsi, on peut considérer que les femmes dont la situation économique et sociale

est « stable », s’excluent dans une très large mesure des dispositifs d’assistance même si

ces derniers n’ont pas la prétention de ne faire que de « l’aide sociale ». La distance

sociale d’une part avec les travailleurs sociaux peut jouer un rôle répulsif, d’autre part

avec les autres femmes qu’elles rencontrent en salle d’attente et qui sont visiblement en

grande difficulté sociale, en plus de la situation de violences conjugales, est

difficilement résorbable. Yasmine Siblot a d’ailleurs bien montré que les classes

moyennes et supérieures limitent autant que faire se peut les contacts directs avec les

institutions sociales1. Il est donc plus probable que ces femmes, si elles parviennent à se

soustraire de la violence de leur conjoint, se tournent vers d’autres chemins plus

légitimes socialement tels que la psychothérapie.

En dehors de ces femmes « stables », on peut avancer l’hypothèse d’un autre

type de femmes « exclues ». Il s’agirait de femmes qui seraient marginalisées et dans

une difficulté sociale et/ou conjugale telle, qu’elles sont trop éloignées du parcours

d’assistance. En ce sens, nous pourrions rapprocher leur ligne de conduite – ou leur

absence de ligne de conduite – des marginaux sociaux : « Livrés au hasard, sans force et

sans volonté [les marginaux] deviennent insensibles au jugement d’autrui et s’enferment

progressivement dans un monde diminué, reconstruit selon leurs normes »2. Ou encore :

« [Les apathiques] laissent les choses suivre leurs cours avec indifférence, sans essayer

1 Yasmine SIBLOT, op. cit. 2 Serge PAUGAM, op. cit., p. 128.

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de sauver quoi que ce soit d’une ruine à laquelle ils semblent assister en témoins passifs

et sans énergie »1

Nous pouvons obtenir des éléments pour étayer cette hypothèse en s’appuyant sur

le témoignage de certaines femmes qui sont reçues à Tremplin. En effet, décider que ces

femmes isolées ne s’inscriront jamais dans un parcours d’assistance serait abusif.

Certaines femmes – pas toutes – qui se sont engagées dans un dispositif d’aide ont pu

être à un moment de leur vie de couple, des femmes « exclues ». Les femmes dont nous

parlons sont souvent celles qui ont vécu une situation de violences conjugales pendant

de nombreuses années. Quand elles nous parlent de cette période, il semble que

l’isolement progressif et l’hypothèse d’une « séquestration sociale » soient les facteurs

qui expliquent le mieux cette ligne de conduite :

Parce que j’étais dans l’incapacité de faire quoi que ce soit, j’étais tellement conditionnée, pendant 23 ans j’étais tellement conditionnée que je ne pouvais pas. J’étais incapable de faire quoi que ce soit à ce moment là. (…) C’est un harcèlement psychologique et tout ce que j’ai vécu pendant ces 23 années ça m’a enlevé toute notion « d’agir ». (…) On vit dans son monde. Je vivais dans son monde. Il avait construit un monde où il m’avait enfermée. C’était son monde à lui. (…) Il m’a fallut 40 ans pour découvrir le monde tel qu’il est. Avant, je ne connaissais rien, j’étais enfermée dans son monde. Moi je n’avais pas d’individualité, je n’avais pas de personnalité, je n’avais pas de vie propre. Je n’étais rien.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Marcia G., française, 40 ans, employée municipale).

La difficulté à se penser au-delà de l’autre, en dehors de lui est une caractéristique

commune à ces femmes qui ont vécu une situation de violences conjugales pendant de

très nombreuses années et qui se rapprochent en cela des femmes qui sont exclues du

parcours d’assistance.

Ces femmes sont souvent celles, aussi, qui subissent pendant très longtemps une

surveillance de tous les instants. Impossible de sortir sans se justifier, sans être suivies

parfois… donc, impossible de se rendre dans une association ou d’aller voir un avocat

sans « qu’il sache ». Certaines jeunes femmes au contraire, n’ont pas été

« conditionnées » comme le dit Marcia, pendant si longtemps et alors elles refusent plus

facilement et plus rapidement une telle attitude.

1 Paul LAZARSFELD, Les chômeurs du Marienthal, Paris, Ed. de Minuit, 1981 [1931], p. 89.

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C’est la peur qui paralyse, elles pensent qu’il peut tout, qu’il est capable de tout.

Cette situation est certainement aggravée si Monsieur ne travaille pas, si le couple

travaille ensemble ou si Madame habite avec la belle-famille qui la surveille pendant

que Monsieur n’est pas là : « Plus le persécuteur est proche, plus les blessures et les

offenses qu’il inflige et qui, en l’absence de prise en charge collective, ne peuvent être

formulées dans un discours normal, sont endogénéisés et plus elles ont pour effet

d’attaquer l’intégrité de la victime et, en quelque sorte de l’arracher à elle-même (…).

Elles ont moins pour effet de tuer la victime que de la pousser au suicide. Ces crimes

qui ne trouvent leur réalisation que lorsque la victime assume malgré elle la volonté de

son persécuteur et devient l’exécuteur de la sentence : violences internalisées »1.

Ainsi, nous avons vu que malgré une égalité supposée ou réelle devant la

violence conjugale, les femmes ne sont pas toutes égales devant un dispositif public qui

leur est destiné. En outre, l’observation des situations à l’intérieur même du parcours

assistanciel, montre que ces inégalités se reproduisent en son sein.

1 « La dénonciation »…, op. cit., p. 18.

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Chapitre 5 : Inégalités de maintien.

Penelope and the Suitors, John William Waterhouse, 1912.

Chapitre 5 : Inégalités de maintien - Page 110 -

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Section I : Profits et pertes dans la « carrière d’assistance ».

Nous postulons qu’une femme investie dans une « carrière d’assistance » continue

à surmonter un certain nombre d’épreuves, d’appréhensions, que nous appellerons des

« coûts ». Il peut être coûteux pour une femme, par exemple, de se rendre à une

confrontation dans un poste de police et de se retrouver face à face avec son mari pour

raconter les faits devant des policiers. Pour d’autres, ça ne l’est pas, ou ça l’est moins.

Au contraire, une femme investie dans un « carrière d’assistance » peut

connaître des victoires judiciaires, une évolution économique, un soutien

psychologique, la reconnaissance de son statut de « victime »… autant d’éléments qui

peuvent – ou non – lui apparaître comme étant ce qu’elle a gagné à entrer dans le

dispositif. C’est la raison pour laquelle nous parlerons de « profits ».

1 : Consolider la « carrière d’assistance ».

Les profits sont pour une femme ce qui va permettre de consolider la « carrière

d’assistance » dans laquelle elle s’est engagée. Il ne s’agit pas de dire que les femmes

sont des acteurs rationnels qui poursuivent un intérêt clairement identifié et parfaitement

conscient.

Néanmoins, leur « habitus » compris comme un ensemble de dispositions durables

et transposables leur permet de développer un « sens du jeu » : « l’habitus enferme la

solution des paradoxes du sens objectif sans intention subjective : il est au principe de

ces enchaînements de coups qui sont objectivement organisés comme des stratégies sans

être le produit d’une véritable intention stratégique ».1 Ainsi, on peut affirmer avec

Bourdieu que les femmes ne poursuivent que ce qui leur permet de donner un sens à

leur parcours dans des dispositifs d’assistance.

Ces profits peuvent donc être matériels mais ne sont pas recherchés en tant

qu’intérêts matériels à proprement parler tant que cet intérêt ne permet pas de donner un 1 Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 103-104.

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sens à l’action de l’individu dans un champ spécifique. Lorsqu’une femme victime de

violences conjugales fait l’objet d’une prise en charge sociale lui permettant d’obtenir

des papiers de résidence dans le pays d’accueil, des aides sociales, des

accompagnements dans des institutions ou encore un hébergement, on peut émettre

l’hypothèse qu’elle cherche à se donner une visibilité sociale, une « identité » sociale

caractérisée par des catégories institutionnelles (RMIste, « parent isolé ») ou encore tout

simplement l’assurance par les autres qu’elle a fait le bon choix, qu’elle a pris la bonne

sortie. C’est en cela que les intérêts matériels « font sens » : « la totalité de la vie de

l’individu, les passages successifs à travers différents ordres de l’ordre institutionnel,

doivent être rendus subjectivement signifiants. En d’autres termes, la biographie de

l’individu, dans ses multiples phases successives prédéfinies institutionnellement, doit

être dotée d’une signification qui rend le tout subjectivement plausible »1.

En parallèle ou à côté des bénéfices matériels, les femmes inscrites dans un

parcours d’assistance perçoivent également des bénéfices immatériels et symboliques,

qui ne jouent pas un rôle social différent des premiers : la reconnaissance d’un statut de

« victime », la possibilité de se voir renvoyer une image positive et valorisante de soi,

un sentiment de sécurité ou de sécurisation au regard de la violence du conjoint… Par

exemple, lorsqu’on demande à Fatiah A. (tunisienne, 32 ans, nourrice, sans-papiers) ce

qui « va mieux » depuis qu’elle a fuit son domicile, sa première réponse est : « Moi j’ai

pas peur comme avant ». Tous ces éléments peuvent amener les femmes à intensifier

leur activité dans la « carrière d’assistance » car ils leur assurent une certaine continuité

de leur « être social ».

Bénéfice symbolique très important pour beaucoup d’entre elles, la reconnaissance

par la Justice de la « dénonciation publique » mérite notre attention. On parle de

« dénonciation publique » car une femme qui se rend dans un commissariat pour porter

plainte ou à une audience du Tribunal réalise un acte public, dans une institution

publique, pour une reconnaissance publique. Cette reconnaissance est notamment ce qui

permet de donner aux actes qu’elle dénonce une dimension de réalité2. Si la Justice joue

un rôle de plus en plus important dans le traitement des violences conjugales, c’est

1 La construction sociale de la réalité,…, op. cit, p. 172. 2 « Si vous me suivez, — disait en 1954 Jacques Lacan à ses élèves — nous pourrons aller très loin. La question n'est pas de savoir jusqu'où on peut aller, la question est de savoir si on sera suivi. C'est là en effet un élément discriminatif de ce qu'on peut appeler la réalité» (J. Lacan, Le séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 303).

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qu’elle a en son pouvoir de faire ou de défaire un acte public fondamental pour celles

qui se considèrent comme des « victimes » : celui de « réparer » le préjudice subi, de

« restaurer » l’honneur de la victime, en « punissant » le coupable. En effet, comme le

dit très justement Boltanski, dans « La dénonciation » : « la victime ne peut obtenir la

reconnaissance qu’elle réclame des autres sans diminuer d’autant la considération de

celui qu’elle rend responsable de l’injustice subie : la sanction explicitement restitutive

(être restauré dans son honneur) est indirectement répressive. En ce sens, la

dénonciation publique est bien, comme dit Bayle, un « homicide civil »1.

Tous ces profits acquièrent une certaine matérialité en ce qu’ils sont palpables

depuis l’extérieur. En effet, une recomposition du Moi social n’est pas seulement un

voyage intérieur, mais se manifeste avant tout dans l’interaction avec l’autre. Ainsi, on

peut identifier des signes extérieurs de la consolidation d’une « carrière d’assistance »

par les profits :

Une métamorphose physique : la femme recommence à se maquiller, à

mettre des couleurs, à se coiffer, à sourire, elle regarde son interlocuteur

quand elle lui parle, elle dégage une certaine aisance de mouvement. Ainsi,

Géraldine C. dit se sentir « revivre » : elle va au hammam, chez la

manucure… (Compte-rendu d’observation de l’entretien entre Marion,

assistante sociale et Géraldine C., française, 37 ans, enseignante).

Un revirement dans le discours : des projets pour l’immédiat et pour

l’avenir (passer son permis par exemple, trouver du travail, se remarier un

jour), des progrès dans la maîtrise de la langue française, une reprise de

confiance en soi, le récit de « petites victoires personnelles » : « je suis fière

de moi car je vois que je peux faire des choses. Avant, je ne pouvais rien

faire sans lui. J’ai besoin de travailler, de faire quelque chose… avant je ne

voulais rien faire, c’était dur de se lever. Mais j’en ai marre de tout lui

demander » (Compte-rendu d’observation entre Elodie, conseillère en ESF et

Hanissa A., marocaine, 26 ans, intérimaire).

Un revirement dans les actes : accélération des démarches, une capacité à

prendre des décisions, une capacité à s’opposer.

1 Luc BOLTANSKI, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 51, n°51, 1984, p.4.

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Néanmoins, comme nous l’avons dit, la poursuite d’une « carrière d’assistance »,

ne comprend pas que des « profits » tels que nous les avons définis. En effet, force est

de constater que ce type d’engagement comporte également un certain nombre de

« coûts » voire de « pertes ».

2 : Précarité du lien et ruptures dans la « carrière d’assistance ».

La « carrière d’assistance », comme beaucoup de faits sociaux, est un processus ;

et comme tout processus il connaît des évolutions et peut faire l’objet de ruptures.

L’engagement dans un ensemble de dispositifs peut évoluer, pour des raisons que nous

tenterons d’élucider, en désengagement.

Si les femmes victimes de violences conjugales qui sont entrées dans un circuit de

dispositifs publics peuvent identifier plus ou moins rapidement les bénéfices qu’elles

ont pu en tirer, elles doivent également se donner les moyens de surmonter les « coûts »

entraînés par cette ligne de conduite.

Nous entendons par « coûts » l’ensemble des éléments du dispositif qui peuvent

faire l’objet d’appréhension de la part de ces femmes et qu’elles surmontent avec plus

ou moins de facilité, mais aussi les conséquences induites par une intervention sociale

qui peuvent être perçues par certaines d’entre elles ou à certains « moments » comme

présentant des difficultés.

Dans son premier sens, la notion de « coût » renvoie à ce qui apparaît comme

« coûteux » au regard de ce qui leur est demandé, des obstacles qui paraissent

infranchissables :

La complexité des démarches à effectuer qui peuvent requérir une

maîtrise de l’oral1 et de l’écrit, mais aussi une maîtrise des « codes

1 « En privilégiant les constantes linguistiquement pertinentes au détriment des variables sociologiquement significatives pour construire cet artefact qu’est la langue « commune », on fait comme si la capacité de parler, qui est à peu près universellement répandue, était identifiable à la manière socialement conditionnée de réaliser cette capacité naturelle, qui présente autant de variétés qu’il y a de conditions sociales d’acquisitions. La compétence suffisante pour produire des phrases susceptibles d’être comprises peut être tout à fait insuffisante pour produire des phrases susceptibles d’être écoutées, des phrases propres à être reconnues comme recevables dans toutes les situations où il y a lieu de parler. Ici encore, l’acceptabilité sociale ne se réduit pas à la seule grammaticalité. Les locuteurs dépourvus de la compétence légitime se trouvent exclus en fait des univers sociaux où elle est exigée, ou condamnés au

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institutionnels » inégalement distribuées dans l’espace social. Cette

complexité amène la femme à développer ou à renforcer un « sentiment

d’incompétence » qui a été analysé par Siblot au sujet des classes

populaires1. Mme C. par exemple (une soixantaine d’années, maghrébine,

inactive), est littéralement noyée par les procédures : « elle ne sait pas

combien elle a de procédures en cours ni même combien elle a d’avocats »

(Compte-rendu des échanges avec Liliane, assistante sociale).

Le fait de devoir faire preuve auprès des travailleurs sociaux d’une

certaine « élaboration », d’une évolution et d’un recul pris par rapport à leur

expérience de la violence. Au sujet de Mme C. (une soixantaine d’années,

maghrébine, inactive) : « On fait un signalement d’enfants en danger et elle

me raconte tout ce qui s’est passé, jour après jour, du premier enfant

jusqu’au dernier, et ils sont cinq ! Deux entretiens d’1h30 avec un interprète,

moi j’en peux plus. Elle est incapable de synthétiser. Mais c’est pas possible

d’envoyer ça comme ça, la juge va jamais la croire ! » (Compte-rendu des

échanges avec Liliane, assistante sociale).

La nécessité de revenir sans cesse sur la question de la violence, devant

différentes instances institutionnelles et même avec leur congénères qui leur

font « revivre » cette période de leur vie sur laquelle elles tentent de tirer un

trait, peut être constructif aussi bien que coûteux : « Il se peut qu’il trouve les

récits de ses compagnons d’infortune ennuyeux, et que toutes ces histoires de

persécution, (…) bref, cet intérêt exclusif pour le « problème », lui

apparaisse comme l’un des grands désavantages du fait d’en avoir un »2.

Pamela E. exprime parfaitement cela en ce qui concerne la cohabitation avec

une congénère : « Des fois on a pas envie d’en parler parce que déjà entre

nous [avec sa cohabitante] on parle toujours des violences qu’on a subies et

le fait de répéter toujours ça… on veut passer à autre chose » (Compte-

rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., française, 26 ans,

intérimaire). La reconnaissance du statut de victime est certainement

silence » in Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 42. 1 Yasmine SIBLOT, op. cit. 2 Erving GOFFMAN, Stigmate, op. cit., p.34.

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libérateur pour certaines femmes. Mais il peut devenir un coût si la femme a

des difficultés à se penser autrement que comme une victime et à tisser des

liens avec l’autre sur un autre mode, et finalement, cette identité sociale finit

par lui « peser ».

L’obligation perçue comme telle de « rompre » le lien qui les unit à leur

partenaire alors même que souvent, à une plainte ou à une démarche vers

l’extérieur, succède une période de « lune de miel » dans le couple où la

violence cesse et où le conjoint semble disposé à « changer ». Certaines

femmes succombent lors de ces phases. C’est le cas de Mme G. dont

l’expérience a été présentée par Frédérique Tecucianu-Klein, psychologue à

Tremplin en Assemblée Générale1 :

Dans le cas de Mme G., les conseils des référentes sont entrés en contradiction

avec ce qu’elle a investi dans un univers concurrent. Le maintien dans le dispositif est

devenu relativement coûteux car il met en péril son engagement dans cet autre univers

social qu’est sa relation conjugale. Il est intéressant de noter que la prise en compte des

1 Rapport d’activité 2007 de Tremplin 94 SOS Femmes, p. 45.

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investissements d’une même personne dans des univers sociaux différenciés peut

permettre d’éclairer la compréhension du passage d’un profit en coût. Par voie de

conséquence, il ne faut pas négliger l’analyse d’éventuels changements dans un univers

concurrent pour comprendre des changements de ligne de conduite d’un individu dans

l’univers social observé. Ici, l’engagement de Mme G. dans un parcours assistanciel a

produit un changement de comportement de la part de son conjoint. Leur couple entre

dans une phase de « lune de miel ». Immédiatement, ce qui apparaissait comme un

soutien commence à devenir gênant. De toute façon, elle a obtenu ce qu’elle voulait : il

a changé ; pour elle, il est temps de se retirer.

Par ailleurs, la notion de « coût », comme nous l’avons dit, est également relative

aux conséquences coûteuses que peut entraîner l’engagement dans une « carrière

d’assistance » :

La précarisation : hébergement en hôtel, instabilité, changement de poste

de travail, d’école pour les enfants, baisse brutale du niveau de vie,

problèmes de régularisation… Sylvie Kaczmarek a recueilli le témoignage

d’une femme1 qui va dans ce sens : « Je suis retournée avec mon mari parce

que je n’ai pas trouvé de travail et qu’un amie qui nous avait hébergée ne

pouvait plus nous garder. Surtout mes enfants étaient épouvantables ».

La lenteur et parfois l’échec des démarches et des procédures avec la

frustration et le découragement qui peuvent s’ensuivre. C’est ce qu’exprime

Marcia C. à travers son récit : « Donc j’avais fait appel de la décision parce

que je la trouvais tellement atroce et après j’ai dit à mon avocat « non, je

laisse, je peux plus, je ne peux plus, je n’ai plus la force. On arrête tout et on

continue le divorce, je peux plus, je n’ai plus la force de me battre ». C’est

très lourd, c’est très dur, à chaque fois on vous rajoute une couche parce

qu’on vous dit euh… « vous n’avez rien subi ». (Compte-rendu de l’entretien

de recherche avec Marcia G., française, 40 ans, employée municipale).

La multiplication des rendez-vous « à droite à gauche » avec la Justice,

différentes associations et assistantes sociales, dont les femmes se disent

souvent « fatiguées » : « Le problème c’est que je ne peux pas travailler, j’ai

1 Sans nous donner d’informations sur ses propriétés sociales cependant. Sylvie KACZMAREK, op. cit., p. 34.

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rendez-vous tous les jours à gauche, à droite et… je peux pas travailler (…).

Moi je veux que c’est moi qui m’occupe, le plus vite possible comme ça je

peux organiser ma vie. Là, je vais partout, je peux pas faire comme ça des

allers-retours. Je veux une vie normale ». (Compte-rendu de l’entretien de

recherche avec Elisa P., brésilienne, 28 ans, femme de ménage).

L’isolement parfois : les amis qui disparaissent, la famille qui

désapprouve et les soutiens qui se perdent… Ainsi, Elisa P. s’est retrouvée

complètement isolée : « Je connais beaucoup de personnes mais tout le

monde a disparu. C’est incroyable ! ». (Compte-rendu de l’entretien de

recherche avec Elisa P., brésilienne, 28 ans, femme de ménage). De même,

le père de Pamela E. ne lui adresse plus la parole : « Mon père ? Mon père

pour lui c’est impossible, on arrange tous les problèmes, les couples ont des

problèmes et ils doivent les régler entre eux. Je lui ai dit « mais est-ce que tu

te rends compte, je t’ai envoyé une photo et tout » mais pour lui c’est

impossible. Non, il peut pas accepter ça, pour lui c’est impossible ».

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., française, 26

ans, intérimaire).

Tous ces éléments concourent à précariser le lien avec les intervenants sociaux et

peuvent amener jusqu’à une ou plusieurs ruptures dans la « carrière d’assistance » voire

à un désengagement.

Il est intéressant d’observer que les coûts et les profits sont perçus différemment

selon les femmes en fonction de la position occupée dans l’espace social. Selon la place

qu’on occupe dans le monde social, les coûts sont en réalité plus ou moins coûteux et

les bénéfices plus ou moins bénéfiques. Une femme qui ne maîtrise pas le français ou

qui pense ne pas le maîtriser, qui est resté enfermée chez elle pendant longtemps ou

encore qui n’a jamais travaillé, a tendance à tout trouver coûteux, comme Hanissa A.

(marocaine, 26 ans, intérimaire), qui disait avoir du mal à parler avec ses collègues de

travail, même pour dire « bonjour ». Une fois engagée dans un parcours assistanciel,

tout lui paraît difficile. Elle voit bien tout le chemin qui lui reste à parcourir. Trouver un

emploi stable : on ne lui propose que des missions de courtes périodes comme femme

de ménage alors que c’était exactement ce qu’elle voulait pas faire. Divorcer : elle ne

pourra pas assumer seule un logement. Trouver un logement : elle n’a jamais vécu seule

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et elle le redoute. Elle est isolée : sa famille est au Maroc, elle n’a pas d’amis. Au

contraire, Géraldine C. ne trouve absolument pas coûteux de se rendre à l’association.

Et pour cause : elle est entourée par sa famille et ses nombreux amis, elle occupe un

emploi stable, elle n’a pas besoin de l’association pour des raisons économique, elle a

déjà vécu seule et d’ailleurs, elle a déjà quelqu’un d’autre dans sa vie. On voit bien à

travers ces deux exemples en quoi les caractéristiques sociales permettent de

comprendre le différentiel de perceptions sociales des coûts/bénéfices du dispositif

Ces différentes considérations nous ont conduit à considérer deux types de

femmes engagées dans une « carrière d’assistance » : les femmes qui parviennent à

demeurer dans le circuit au regard des bénéfices qu’elles en tirent, et les femmes qui, au

contraire, s’en « évadent ».

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Section II : Les femmes qui se maintiennent dans le parcours assistanciel.

Les femmes entrées dans un dispositif quel qu’il soit et qui parviennent à tirer

des bénéfices de cet engagement, au point de s’y maintenir sans difficulté, jouent un

rôle spécifique dans le parcours d’assistance : celui de renforcer la légitimité des

dispositifs. Ce sont celles dont les trajectoires viennent conforter les orientations de

« l’agir institutionnel ». Pour elles, « ça marche ». Elles adoptent une ligne de conduite

conforme aux exigences institutionnelles et s’insèrent aisément dans le « profil social »

que l’institution a établit d’elles. Elles se reconnaissent dans les dispositions prises à

leur égard par les différents intervenants sociaux. Elles ont en elles les ressources

nécessaires pour surmonter les coûts de leur engagement et peuvent donner un sens à

leurs démarches, montrer aux travailleurs sociaux que les efforts qu’ils déploient pour

elles ne sont pas vains. Elles parviennent à se saisir des propositions qui leur sont faites

et comprennent ce qu’on attend qu’elles disent et ce qu’on attend qu’elles fassent, car

ces exigences ne leur sont pas coûteuses ou en tout cas pas autant que pour d’autres

femmes, ou encore parce que ces coûts sont moindres au regard des bénéfices qu’elles

en tirent. Elles développent ce que Paugam appelle des « stratégies adroites de relation

avec le travailleur social »1. Elles ont compris qu’il faut « admettre le contrôle de sa vie

privée par des spécialistes de l’action sociale et faire preuve d’une volonté de « s’en

sortir », en écoutant attentivement les conseils donnés et en appliquant les normes

éducatives proposées »2.

Cette citation convient parfaitement à Mme M. a 24 ans. Elle est camerounaise.

Cela ne fait que deux mois qu’elle est en France. Cela peut paraître curieux de prendre

l’exemple d’une femme qui n’est en France que depuis si peu de temps, pour

caractériser les femmes qui « se maintiennent ». Pourtant, la rapidité avec laquelle Mme

M. s’est appropriée des dispositifs publics étonne. Au Cameroun, cette jeune femme

travaillait et était titulaire d’un Bac + 2. Elle a un enfant de 9 mois d’une première union

resté au Cameroun. Très rapidement à son arrivée en France, elle se sépare de son mari.

Elle est hébergée par la Mission Locale (dispositif de soutien à la recherche d’emploi

1 Serge PAUGAM, op. cit., p. 92. 2 Ibid., p. 114.

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pour les jeunes de moins de 25 ans) dans un foyer. Grâce à la Mission Locale

également, elle peut rencontrer une psychologue. Le Secours Catholique l’aide

régulièrement avec des colis alimentaires. Elle suit et apprécie les formations de

l’ANAEM, l’Agence Nationale d’Accueil des Etrangers et Migrations. Par ailleurs, elle

fait appel à un écrivain public pour la réalisation de courriers administratifs. Enfin, elle

vient régulièrement à Tremplin pour « faire le point » avec sa Conseillère en ESF. On

ne peut pas augurer de ce qu’il adviendra pour Mme M. Le fait, notamment, d’avoir un

enfant au Cameroun risque de compliquer sa régularisation à présent qu’elle est séparée.

Cependant, elle a su s’insérer de manière très solide dans les différents organismes. Elle

multiplie les contacts, note chaque rendez-vous dans son agenda, tellement rempli qu’il

est presque impossible de prendre un rendez-vous avec elle avant un mois. Mme M. est

aussi très organisée : elle classe tous ses papiers dans une pochette bien garnie, prête à

sortir n’importe quel document qu’on lui demanderait. Son mari l’a agressée

dernièrement dans une fête de sa communauté ? Elle se rend immédiatement à la police.

La police n’a pas voulu prendre sa plainte ? Elle le dit à sa Conseillère à Tremplin. Elle

n’a pas encore trouvé de travail ? C’est parce que son hébergement est mal desservi :

elle a déjà entrepris des démarches pour un nouvel hébergement et elle a rendez-vous

demain. Elle espère vraiment que ça va marcher. Mme M. soigne son langage avec les

travailleurs sociaux et essaye de diversifier les expressions qu’elle utilise. Mais aussi,

elle soigne sa tenue ; sa Conseillère lui fait d’ailleurs remarquer qu’elle s’est enfin

habillée en couleurs : « ça change du noir ! ». Pour celle-ci, c’est un signe que tout cela

lui fait « du bien ». Oui, Mme M. confirme qu’elle va mieux et qu’elle a même arrêté de

prendre ses antidépresseurs car ceux-ci « l’endormaient ». Elodie, sa Conseillère, la met

en garde contre le danger d’arrêter les médicaments sans l’avis du médecin. Mme M. ira

le voir mais elle veut être bien « réveillée » pour tous ses rendez-vous.

Au fil des étapes qu’elles franchissent au sein des dispositifs (régularisation,

jugement du conjoint, participation à un groupe de parole, être hébergée…) et au fil de

leur « carrière d’assistance », les femmes qui se maintiennent dans les dispositifs

gagnent en confiance et par là-même se renforcent pour la prochaine « étape ». Ainsi, à

mesure qu’elles avancent dans le parcours, elles se nourrissent de chaque apport de

chaque modalité d’action du dispositif et par conséquent, les victoires sont plus

savoureuses et concourent à consolider leur attachement à la « carrière d’assistance » et

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au contraire, les échecs sont moins destructeurs et moins susceptibles de soumettre cette

dernière à des ruptures.

Ainsi, Elisa P. est sûre qu’elle ne rentrera pas au domicile conjugal. Pas une

deuxième fois. La première fois, elle n’était pas sûre mais cette fois-ci « c’est la

bonne ». Elle dit avoir « compris ». A l’hôpital, elle a rencontré une assistante sociale.

D’ailleurs, à l’hôpital elle connaît tout le monde : quand elle arrive, tout le monde lui dit

« ça va Mme P. ? vous allez bien ? ». Il faut dire qu’Elisa P. dispose d’une arme

imparable pour que son interlocuteur ne l’oublie pas : elle garde dans un sopalin une

énorme mèche de cheveux que son conjoint lui a arrachée lors d’une scène de violence.

Elle l’emporte à tous ses rendez-vous et n’hésite pas à la sortir, ainsi que des photos de

son visage tuméfié qui ont été prises à l’hôpital. Toujours positive et avenante, elle

raconte toujours son histoire avec humour, en se présentant comme une fille qui s’est

faite avoir un peu bêtement une fois de plus alors que, comme nous l’avons vu, cette

femme a un lourd passé de violences (entre ses parents, par sa mère, par son ex-

conjoint). Elle a dit à l’assistante sociale de l’hôpital qu’après les premières violences de

son partenaire, elle était entrée en contact avec l’association l’Escale, à Gennevilliers.

Là-bas, elle avait participé à un groupe de parole, qu’elle avait beaucoup apprécié.

L’assistante sociale a donc contacté l’équivalent de l’Escale dans le Val-de-Marne :

Tremplin. Depuis, elle revient régulièrement, une fois toutes les deux semaines environ.

En plus de ses entretiens avec l’assistante sociale, elle a pu rencontrer la psychologue et

a demandé un suivi psychologique pour sa fille. Concernant ses problèmes de papiers,

l’assistante sociale l’a mise en contact avec une permanence spécialisée de la CIMADE

pour les femmes. Elle parle également beaucoup avec la maîtresse et la Directrice de

l’école. Les deux assistantes sociales, celle de l’hôpital et celle de Tremplin, sont en

contact permanent et bien sûr, elles n’ont pas manqué de s’interroger : « elle vous a

montré la mèche de cheveux ? ». A tous ses interlocuteurs, elle montre le même visage :

elle veut « s’en sortir », retrouver une vie normale. Elle frappe à toutes les portes, fait

tout ce qu’on lui dit : « Même aujourd’hui quand je vais au rendez-vous de l’assistante

sociale, je fais ce qu’elle me dit, je viens toujours et elle dit « j’ai jamais travaillé avec

une personne comme Madame P. Tout ce que je demande elle fait vite, elle bouge, elle

fait des efforts » (Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Elisa P., brésilienne,

28 ans, femme de ménage). Mais aucune crainte à avoir pour les services sociaux :

malgré une forte dépendance à leur égard pour le moment, elle ne veut sûrement pas

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rester comme ça, elle veut travailler, retrouver une vie normale. Elisa P. a donc trouvé

l’équilibre parfait qui lui permet de « tenir » pour ne pas croire à nouveau aux

promesses de son conjoint. Son mode de fonctionnement s’accorde parfaitement avec

les exigences institutionnelles (être réactive, ne pas s’installer dans un statut

« d’assisté ») et les professionnels lui renvoient en retour une image positive d’elle-

même : « [l’assistante sociale] m’a dit que c’est bien, (…), c’est bien d’écouter ça. Ça

fait du bien ».

Ce sont elles aussi qui un jour, sauront s’exprimer publiquement sur leur

expérience, à l’extérieur même du dispositif. Elles qu’on écoutera avec attention et

qu’on retiendra pour parler des violences conjugales. Elles, qui sont parvenues au bout

de l’entonnoir, au terme de multiples sélections et qui pourtant, seront les seules à

pouvoir parler au nom de l’ensemble des femmes victimes de violences conjugales.

C’est le rôle que joue Marcia G. à l’association. Depuis qu’elle a divorcé, elle a

suivi plusieurs années de psychothérapie. Puis elle est entrée en contact avec

l’association, pour raconter son histoire, aider les autres victimes. C’est dans cette

optique aussi que Marcia G. a témoigné pour l’émission que France Culture a enregistré

à l’association. Elle parle facilement de son expérience et elle manque rarement un

groupe de parole, dont elle est l’un des piliers sur lesquels se reposent les référentes.

Elle a assisté à la dernière Assemblée Générale de l’association avec une acolyte.

Toutes les deux, à la fin de la réunion, ont demandé à intervenir pour « témoigner »

publiquement devant les professionnels et les financeurs. Des propos qui ont beaucoup

touché l’assemblée. Enfin, dans son projet de réalisation d’un site internet, l’association

souhaitait associer une femme victime de violences conjugales, afin qu’elle puisse

s’exprimer sur ce qu’elle aimerait y trouver en tant que victime. Là encore, c’est Marcia

G. qui a été sollicitée. Elle a accepté de bon cœur de participer à ce nouveau projet. Ces

éléments nous amènent à considérer que Marcia G. a un profil « atypique » de femmes

reçues par la structure, qui s’apparente plutôt à du militantisme. (Compte-rendu des

observations concernant Marcia G., française, 40 ans, employée municipale).

Lorsque l’on se place à la sortie ou à la périphérie du dispositif, il y a donc des

femmes dont l’institution peut dire : « celle-ci, elle évolue bien, elle élabore bien, on

avance bien avec elle… », contrairement à celles dont on dit qu’elles « nous filent entre

les pattes » ou encore qu’elles « décident par nous-mêmes ». Il n’en reste pas moins

probable que les femmes qui demeurent dans le dispositif jusqu’à atteindre les objectifs

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pour lesquels elles se sont engagées, sont passées par tous les « états de la Pénélope » :

femme qui s’exclue, femme qui s’engage, femme qui se maintient, mais aussi femme

qui s’éloigne.

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Section III : Les femmes qui s’éloignent.

En effet, il ne suffit pas d’entrer dans le dispositif pour être « sortie d’affaire ».

Toutes les femmes ne peuvent pas faire primer les bénéfices qu’elles tirent de leur

« carrière d’assistance » sur les difficultés qu’elles rencontrent. Vouloir, n’est pas

pouvoir. Là, les propriétés sociales jouent un rôle relativement limité : c’est dans le

contexte qu’il faut aller chercher l’explication de l’éloignement. Ces Pénélopes là

« tournent en rond » autour du carrefour, prennent un chemin, hésitent, reviennent. Leur

attente est passive mais surtout, comme la Pénélope d’Ulysse, elles font puis défont. A

chaque rencontre avec une intervenante, elles tissent. Mais ce sont ces femmes pour

lesquelles « les effets de l’entretien ne durent que le moment de l’entretien », comme on

dit à Tremplin : en sortant, elles détissent déjà.

On peut identifier des « moments » pour s’éloigner . On observe que ces moments

correspondent assez largement à des étapes à franchir au sein du dispositif. Comprendre

les mécanismes de la prise de distance, c’est également s’interroger sur le sens que

peuvent revêtir ces différents obstacles perçus comme tels, pour une femme

« engagée » : départ du domicile, lancement du divorce, décision du juge… sont autant

de « moments » que certaines franchissent avec aisance et que d’autres au contraire

paraissent incapables de surmonter :

Pas de nouvelles de Mlle S. Elle fuit Tremplin depuis la décision du juge des affaires familiales de refuser le droit de visite au père et de la perte par ce dernier de son autorité parentale : « elle ne comprend pas cette décision et a du mal à se rendre compte que ce n’est pas un bon père » [une assistante sociale]. Son mari avait enlevé l’enfant et l’avait emmené en Algérie : « plus on lui dit que c’est un mauvais père, plus elle revient sur son discours » [une assistante sociale].

(Extrait de notes relatives à l’exposé d’une situation en réunion, Mlle S., algérienne, une vingtaine d’années, pas d’information sur son activité).

Nous pouvons formuler l’hypothèse que la probabilité d’une prise de distance

augmente à mesure que le décalage de rythme entre les procédures engagées et le

processus d’élaboration individuelle d’une femme augmente. L’inadéquation entre ces

deux éléments est déterminante pour la suite de la « carrière d’assistance » car une

femme même « engagée » peut trouver que « ça va trop vite » pour elle :

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Vraiment… je suis pas trop à l’aise parce que j’ai pas envie de faire les choses vite fait comme ça et après je regrette.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Hanissa A., marocaine, 27 ans, intérimaire).

Pour Hanissa A., comme pour beaucoup d’autres femmes, c’est au « moment » de

lancer le divorce, qui cristallise la rupture avec cette période de leur vie, que peut surgir

un « blocage » :

Moi tu sais que pour faire ma demande de divorce j’ai mis beaucoup de temps. C’est cette année que je prends les choses en main quoi. Moi j’étais pas sûre… c’est même pas que j’étais pas sûre mais je sais pas comment on peut dire ça mais je n’étais pas prête. Je n’étais pas prête pour le faire.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Pamela E., française, 26 ans, intérimaire).

Comme Hanissa A., Pamela E. a mis un certain temps avant de faire cette

démarche. Femme hébergée, cette attitude a suscité, comme nous l’avons vu, un certain

malaise au sein de l’association. Les professionnels, même les plus avisés, manifestent

parfois de l’incompréhension face à ce type de comportements. Spécialisés dans les

violences conjugales, ils l’analysent comme relevant de ce qu’ils appellent

« l’ambivalence » dans la mesure où ces femmes ont « un pied dedans, un pied dehors »

et que pour cette raison elles peuvent faire aussi bien des « allers-retours » entre la sortie

et leur domicile, qu’entre « une vie avec » et « une vie sans » le partenaire violent. Elles

ne suivent pas le chemin qui leur est proposé ou alors s’éloignent progressivement des

mains qui leur sont tendues. Comment les femmes parlent-elles de ces périodes ? Là

encore, nous nous appuierons sur le témoignage de femmes qui ont vécu des violences

conjugales pendant de nombreuses années pour approfondir notre compréhension de ce

type de trajectoire :

- C’est difficile. Peut-être… je sais pas, on a peur d’être jugé. C’est dur, c’est très dur. Ou alors on peut venir et après euh… [elle fait un grand geste de la main].

- Ne pas venir ?

- Ne pas venir.

- Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ?

- On repart dans notre enfermement et on y reste et… je sais pas c’est des moments très, comme… comme des moments, ça peut paraître complètement idiot mais quand on a vécu tellement de violences, y’a un manque. Moi je me suis vue à

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lutter, à lutter, à résister pour ne plus y retourner. Parce que y’avait quelque chose qui… je ne sais pas c’est comme quelqu’un qui se drogue et qui par moments est en manque et là, ça fait peur. Ca fait peut parce qu’on se dit « mais on est pas bien, on est pas net ».

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Marcia G., française, 40 ans, employée municipale).

Cette prise de distance prend la forme d’une « conduite d’abdication », de

« stratégies de catastrophe » ou encore d’ « une dérive chargée de passivité, pas un

éloignement actif1 ». En effet, les femmes qui s’éloignent sont en train de « lâcher ».

Les aspects coûteux de l’entrée et du maintien dans le dispositif ont pris le dessus sur

les bénéfices de sortie de la violence. Cette ligne de conduite peut s’objectiver de

différentes manières :

Absentéisme, retards aux rendez-vous, annulations de rendez-vous. La

proportion de rendez-vous non réalisés était de 1/3 avant la mise en place de

la Permanence d’Accueil sans Rendez-vous à Tremplin, ce qui est

considérable.

Ne suivent pas les consignes qui leur sont données concernant les

procédures et les recommandations portant sur leur protection et celle de

leurs enfants. Immobilisme dans les procédures (font « traîner » les

démarches). A notre arrivée à l’association, une femme avait des rendez-

vous fréquents : Mme Ma. (togolaise, 24 ans, malade du Sida, sans activité).

Compte-tenu de sa maladie, cette jeune femme ne trouve pas d’hébergement.

Elle devrait être internée dans un centre thérapeutique, mais les listes

d’attentes sont trop longues. Hébergée par son frère, sa situation familiale est

devenue très conflictuelle, il est urgent qu’elle trouve quelque chose.

Tremplin lui a obtenu en entretien avec un Centre d’hébergement. Elle s’est

dite très blessée par la manière dont elle a été reçue : selon elle, ils lui

auraient demandé plusieurs fois où elle avait « attrapé la maladie » [ses

mots] et ils auraient « rigolé ». Elle ne veut plus y retourner, l’assistante

sociale est très embêtée car elle sait qu’elle n’aura pas beaucoup d’autres

occasions de la sorte. L’assistante sociale, à la fin de cet entretien nous

confie avoir « peur qu’elle soit en train de lui filer entre les pattes ».

1 Pierre MANNONI, La malchance sociale, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 21-25.

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Fin des appels / ne donnent plus de nouvelles / ne demandent plus de

rendez-vous. En effet, Marion, l’assistante sociale de Tremplin n’a pas eu de

nouvelles de Mme Ma après les accompagnements au tribunal pour ses

audiences pénales et civile.

Déclin physique / maladies fréquentes : « Petit à petit, les intervenants

sociaux ont observé un déclin physique, un absentéisme, des crises d’asthme.

Elle a perdu sa formation. Monsieur exerce encore des pressions sur elle (la

fait suivre) », (suite des extrait de notes relatives à l’exposé d’une situation

en réunion, Mlle S., algérienne, une vingtaine d’années, pas d’information

sur son activité).

Troubles du sommeil / troubles alimentaires : « J’arrête pas de manger,

je vous jure, j’arrête pas » (Compte-rendu d’observation de l’entretien entre

Marion, assistante sociale et Fatiah A., tunisienne, 32 ans, nourrice) ou

encore « je pense que si je maigris encore, je vais disparaître, je suis

tellement mince » (Compte-rendu d’observation de l’entretien entre Marion,

assistante sociale et Elisa P., brésilienne, 28 ans, femme de ménage).

Tentatives de suicide. Lors de notre présence dans l’association, l’une

des femmes hébergées a tenté de se suicider dans la chambre de

l’appartement qu’elle partage avec trois autres femmes et leurs quatre

enfants. Cette jeune femme, Mme T., (turque, la vingtaine, intérimaire) par

cet acte, a créé une sorte de commotion dans l’équipe des intervenantes qui

se sont interrogées sur cette personne toujours souriante, qui n’a pas pu dire

au cours de ses entretiens réguliers et obligatoires, que quelque chose n’allait

pas. On peut penser que pour certaines femmes, l’appel aux dispositifs

publics ne correspond pas à ce qu’Hirschman appelle « Voice » : la prise de

parole. C’est Welzer-Lang qui nous amène à envisager cette possibilité : « la

demande d’aide de certaines femmes violentées est un des exemples de leur

propre négation »1.

Banalisation des violences dans le discours / se focalisent sur les périodes

où le conjoint n’était pas violent / pense qu’il a ou qu’il va « changer ». En

accompagnant une femme au tribunal, nous suivons les audiences qui ont

1 Daniel WELZER-LANG, Arrête !..., op. cit., p. 181.

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lieu le même jour et notamment celle qui concerne un couple dont la femme

est victime de violences de la part de son conjoint. L’audience doit faire le

bilan de la manière dont se sont déroulées les visites surveillées à l’enfant.

La dame explique que Monsieur s’est présenté à chaque fois, s’est très bien

comporté car il n’était pas « soûl », et qu’elle veut bien qu’on l’autorise à

venir prendre son fils : « elle, elle retourne bientôt au domicile » (Auriane,

conseillère en ESF, compte-rendu d’observations d’un accompagnement au

tribunal).

Retour au domicile / reprise de contact avec le conjoint violent /

incapacité prolongée dans le temps à quitter le domicile conjugal

(notamment dans une situation de protection de l’enfance). Une situation

préoccupe fortement l’équipe de Tremplin et qui est exposée régulièrement

en réunion : celle de Mme J. Cette roumaine d’une quarantaine d’années est

mariée depuis plus de 15 ans. Elle a quatre garçons et travaille à La Poste.

Depuis qu’elle a porté plainte, elle n’est plus violentée par son conjoint.

Mais ses enfants subissent quotidiennement les sévices de leur père. Sa

Conseillère en ESF à Tremplin essaie de la convaincre de partir, pour son

bien mais surtout pour celui de ses enfants qui ne peuvent pas se protéger

seuls. Elle tente de lui faire comprendre qu’en tant que travailleur social, elle

est obligée de faire un signalement « enfants en danger » si elle ne réagit pas.

En outre, si elle fait le signalement sans que Mme J. y soit associée, celle-ci

sera considérée comme complice. Mais Mme J. hésite. Elle partira dès

qu’elle aura un logement, c’est sûr. Mais elle ne veut pas aller à l’hôtel, ça

non. Elle a bien un oncle qui l’héberge mais c’est à Paris et elle ne veut pas

éloigner les enfants de l’école. Elle ne veut pas non plus les changer d’école.

Les enfants eux, veulent partir, ils le disent et le répètent : quand est-ce

qu’on part ? Changer d’école ? Pas un problème !

Cette ligne de conduite met le travailleur social en échec relatif. C’est pour cela que

ce dernier envisage « l’éloignement » comme étant une étape nécessaire du processus de

sortie des violences conjugales, ce qui lui permet de donner un sens à une situation de

ce type, sans remettre en cause l’efficacité du dispositif, avec l’espoir qu’il ne s’agisse

que d’un « passage » :

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Nous avons évoqué la situation de Mme M., cette femme qui vient pour la première

fois, effondrée et qui peine à parler. Elle est mariée depuis 10 jours, pour la première

fois. L’idylle a duré 8 mois. Deux jours après le mariage, il la frappe, il la viole. Elle

s’échappe chez sa tante qui n’est pas tellement d’accord pour l’accueillir. Elle obtient

les coordonnées de Tremplin, et vient pour savoir ce qu’elle peut faire. Elle est venue

sans affaires mais affirme ne plus vouloir retourner ni chez sa tante, ni chez son mari.

Liliane, assistante sociale appelle le 115. Ce dernier n’a pas pu lui obtenir un hôtel sans

hommes et propose une nuit dans un hôtel où il y a des familles et que Mme M. appelle

le lendemain pour dire comment ça s’est passé. La dame repart, avec l’air d’aller

beaucoup mieux. On lui a fournit un itinéraire pour se rendre à l’hôtel et on s’assure

qu’elle a de quoi payer les transports. L’interlocuteur du 115 propose également un

entretien téléphonique entre Liliane et l’éducatrice de l’hôtel pour se mettre d’accord sur

la suite de la prise en charge. A l’heure indiquée, nous demandons des nouvelles de

cette femme : elle ne s’est jamais présentée. Les référentes sont assurées qu’il s’agit

d’un « premier départ » nécessaire à la maturation de son projet, que Mme M. sait où

trouver l’association et qu’elle reviendra son moment venu. (Compte-rendu

d’observation de l’entretien entre Liliane, assistante sociale et Mme M, marocaine, 40

ans, sans papiers, en France depuis 4 ans, inactive).

Les violences conjugales, dans le lien qui unit une femme à son conjoint, sont un

phénomène complexe. La dénonciation, la demande de réparation ou l’élaboration d’un

nouveau projet de vie jouent un rôle qui ne va certainement pas de soi. Il se peut

qu’elles interviennent dans le cadre même des violences conjugales, comme une

manière pour la victime de perpétuer cette relation violente : « L'ancienneté des griefs

présentés augmente avec la proximité du persécuteur désigné, parfois si intimement

mêlé à l'auteur de la plainte, à ses investissements et à son identité, qu'aucune

manœuvre ne semble assez puissante pour rompre cet intérêt. La dénonciation est

encore un des moyens, dans ce cas, par lesquels s'accomplit la continuité de cette

relation. Par ses proclamations publiques, la victime s'entretient dans l'espoir d'un reste,

d'un compte non soldé, d'une riposte à laquelle répondre, d'un échange de coups et de

contres-coups capable d'assurer la prolongation d'une dépendance dont seule

l'interruption paraît insurmontable »1.

1 « La dénonciation », op. cit., p. 18.

Chapitre 5 : Inégalités de maintien - Page 130-

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Ainsi, on a pu voir certaines femmes qui, au fur et à mesure qu’elles croisaient

leur mari au cours d’une procédure judiciaire, redevenaient coquettes, puis trouvaient

qu’il avait « changé » et enfin finissaient par retourner au domicile conjugal. On peut

alors voir de quelle manière certaines femmes peuvent faire un usage détourné des

dispositifs en vigueur. Nous en avons fait d’une certaine manière l’expérience avec

Mme Ma. (togolaise, 24 ans, malade du Sida, sans activité) lors des accompagnements

au tribunal. Celle-ci a répété à plusieurs reprises que c’était « un abruti », qu’il ne

« changerait jamais » et qu’elle voulait « en finir ». Le conjoint est condamné lors de la

première audience à six mois de prison avec sursis, Mme M. est soulagée. La semaine

suivante, c’est la première audience au civil pour le divorce. Mme M. semble prête.

Soudain, elle s’effondre : « on voit vraiment qu’il n’y plus d’amour quoi, c’est elle qu’il

aime, moi il ne m’aime pas ». L’assistante sociale, surprise d’un discours qu’elle n’a

jamais entendu de la part de cette femme lui demande : « mais vous espériez qu’il y ait

de l’amour Mme M. ? ». Et Mme M. de répondre : « bah oui, quand même un petit peu,

on était marié quand même, mais là on voit bien qu’il m’aime pas… ».

Nous avons vu que les femmes sont inégalement dotées pour accéder et se

maintenir dans les dispositifs publics compte tenu de leurs propriétés sociales, du

contexte dans lequel elles évoluent, mais aussi d’éléments inhérents au dispositif. Nous

avons ainsi isolé quatre « lignes de conduite » relatives au processus d’appropriation des

Politiques Publiques. Mais l’écart entre les volontés d’agir et la réalité des efforts

déployés, contribue à une distanciation entre les différents dispositifs et le public

concerné, renforçant par là même le processus inégalitaire.

Chapitre 5 : Inégalités de maintien - Page 131-

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Chapitre 6 : La distanciation.

Ce terme de « distanciation » est connoté en sciences sociales1. En ce qui nous

concerne, nous l’utiliserons dans son acception la plus simple : celle de l’éloignement,

1 En sciences sociales, plusieurs utilisations du terme de « distanciation » sont en concurrence, soit pour désigner, dans le cadre du processus de socialisation, la relative part de libre arbitre qui anime l’individu

Chapitre 6 : La distanciation - Page 132 -

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de l’ac

osition, c’est avant tout l’écart

anife

t de la

croissement de la distance. C’est également l’utilisation qu’en fait Yasmine

Siblot dans son ouvrage Faire valoir ses droits1, lorsqu’elle caractérise les relations

administratives entre des institutions publiques et les citoyens des « quartiers

populaires ». Elle étudie l’introduction dans les pratiques administratives, d’un

référentiel2 managérial qui, contrairement aux objectifs affichés, contribue à distancier

le public d’institutions qui s’étaient rendues familières.

Dans le cas qui nous préoccupe, ce qui contribue très fortement à distancier le

public concerné des dispositifs qui sont mis à sa disp

m ste entre les objectifs affichés et la réalité de l’offre des dispositifs. Cet écart est

inhérent à toute Politique Publique. Il existe dans le cadre de la lutte contre les violences

conjugales également, mais cet écart se creuse à mesure que le volontarisme politique se

renforce et qu’au contraire, les dispositifs de même que le public se précarisent.

Ce qui nous intéresse ici tout particulièrement, c’est que cet écart, croissant de

surcroît, produise des effets, notamment en ce qui concerne le renforcemen

difficulté d’engager une « carrière d’assistance ». Cet écart a tendance à crisper la

relation d’aide et à distancier ses interactants et par voie de conséquence, à rendre plus

difficile l’appropriation par les citoyennes des dispositifs prévus par cette Politique

Publique.

et qui entre en tension avec l’intériorisation des normes (Voir F. DUBET et D. MARTUCELLI, « Théories de la socialisation et définitions sociologiques de l’école », Revue Française de Sociologie, vol. 37, n°37-4, 1996, pp. 511-535), soit pour désigner, dans le cadre du processus de civilisation, le contrôle des affects et la prise de distance vis-à-vis de la réalité (Voir Norbert ELIAS, Engagement et distanciation, Paris, Fayard, 1993 [1983], 258 p.). 1 Faire valoir ses droits, …, op. cit. 2 « Le référentiel constitue un ensemble de croyances, de valeurs et de techniques qui structurent la scène des politiques publiques. Au second niveau, le référentiel apparaît comme un ensemble de recettes éprouvées qui sont censées permettre de répondre aux problèmes jusqu’ici irrésolus », in Bruno JOBERT, « Représentations sociales, controverses et débats dans la conduite des politiques publiques », Revue Française de Science Politique, vol. 42, n°2, 1992, p. 221.

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Section I : L’écart entre les volontés d’agir et l’agir.

Ainsi, comme dans toute Politique Publique, la mise en œuvre au concret des

dispositifs prévus, ne correspond pas aux prétentions institutionnelles. Malgré

l’ambition des différents intervenants en matière de lutte contre les violences

conjugales, la réalité sociale et notamment l’ancrage des constructions de genre dans

nos sociétés contemporaines ne se laissent pas modifier avec simplicité. D’une part,

comme nous l’avons vu, les volontés d’agir sont confrontées au problème du différentiel

d’accès du public sur lequel elles entendent agir. D’autre part, force est de constater que

les changements sociaux souhaités impliquent avant tout une transformation des

pratiques institutionnelles, administratives et sociales qui ne va pas de soi.

1 : Quand dire, ce n’est pas faire1.

L’analyse séquentielle de la « carrière d’assistance » que nous avons développée

et qui revient à interpréter la réalité sociale en la « découpant », présente l’intérêt

d’organiser une interprétation intelligible de l’action sociale. Néanmoins, elle balaye

d’un revers de main un aspect important de la réalité qu’elle prétend étudier : dans ce

schéma interprétatif, tout se passe comme si les conditions de félicité étaient réunies

pour la réussite de chaque séquence, à partir du moment où une femme décidait d’y

entrer. Comme si chacune des institutions concernées remplissait mécaniquement le rôle

qui lui est dévolu et « faisait » exactement celle qu’elle est censée faire. Comme si les

policiers, les juges, les travailleurs sociaux n’étaient pas partie prenante d’un système

qui échappe à l’institution : un système dans lequel les discriminations de genre

demeurent, dans lequel les représentations genrées restent largement partagées,

notamment par ces agents.

Lorsqu’elles dénoncent une situation de violences conjugales, les femmes se

voient parfois refuser un dépôt de plainte. Parfois aussi, elles souhaitent déposer une 1 Référence à l’ouvrage de John LANGSHAW AUSTIN, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 2002 [1962], 202 p. Dans cet ouvrage, l’auteur analyse les énoncés performatifs ; il envisage l’idée que les actes de langage ne font pas que représenter la réalité mais qu’ils peuvent avoir, sous certaines « conditions de félicité », le pouvoir de « faire ».

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main courante et elles sont poussées à porter plainte. L’accueil en commissariat est un

problème qui se pose de manière récurrente. Malgré les efforts déployés dans ce sens,

les femmes se plaignent souvent de s’être trouvées dans l’obligation de parler « devant

tout le monde ». Elles ne sont pas informées systématiquement de ce que deviennent les

plaintes, elles ne savent pas toujours si leur conjoint a le droit de les approcher ou non.

D’ailleurs, les plaintes sont parfois « perdues » et on ne retrouve pas les traces des

interventions de police à domicile. Les femmes sans-papiers ont peur d’aller au

commissariat pour déposer plainte et les assistantes sociales appellent souvent les postes

de police afin de s’assurer qu’elles ne courent aucun risque. Ces difficultés, Mme M. les

connaît bien :

Elle s’est rendue au commissariat qui a refusé de prendre sa plainte au motif qu’il n’y avait pas de traces des violences : « sinon c’est trop facile de condamner les gens comme ça ». Elle dit qu’à la fin elle ne sait plus « s’il faut se plaindre ou pas ». Elle dit qu’une fois, la police est venue cinq fois à domicile, appelée par les voisins et par Mme. A chaque fois, les policiers ont refusé d’emmener Monsieur faute d’éléments probants et elle a fini par leur demander de la mettre elle-même dans une cellule pour être en sécurité, ce qu’ils ont refusé.

(Compte-rendu d’observation de l’entretien entre Elodie, Conseillère en ESF et Mme M., camerounaise, 24 ans, intérimaire)

Pourtant, les femmes sont très fortement poussées à porter plainte et non

seulement par les associations : c’est devenu l’objectif n°1 de tous les acteurs

institutionnels. Il faut condamner les auteurs de violence.

Lorsqu’elles demandent réparation à la Justice, il leur arrive disent-elles, de ne pas

être comprises, de ne pas être crues. La mesure d’éviction du conjoint violent est très

rarement appliquée et les décisions de justice ne sont pas toujours réparatrices du point

de vue des femmes. Elles peuvent même s’avérer destructrices :

Un autre juge a repris le dossier et quand on a été convoqué, le juge il me regarde et il me dit « Madame, grandissez, prenez-vous par la main ». Et là, hop… c’est pas possible, on avait une vision de la Justice… c’est pas possible. Qu’ils n’aient pas peut-être accepté oui, je veux bien mais un état psychologique d’une personne… pourquoi ? parce qu’il arrive, il pleure : « oui, ma femme elle m’a quitté, elle est partie, elle m’a abandonné » (…). Mon avocat m’a dit : « mais vous savez, pour la Justice, vous n’avez pas la tête d’une victime » (…). Après tout ça, le Procureur a conclu son affaire Pénale en disant : « Puisque Madame habite en France depuis 1978, rien ne l’empêchait de partir et de toute façon, vu le patrimoine, ce n’était qu’une affaire d’argent ». Voilà ce que le Procureur de la République a osé écrire (…). Donc j’avais fait appel de la décision parce que je la trouvais tellement atroce.

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(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Marcia G., française, 40 ans, employée municipale).

Lorsqu’elles se tournent vers les services sociaux, on ne trouve pas toujours pour

elles une réponse adéquate. Ces femmes, avec les effets d’annonce des campagnes

publicitaires, sont poussées à parler de leur situation alors même qu’en face, les moyens

mis à disposition ne permettent pas de mettre en place un accompagnement social

optimal au regard de leurs attentes, notamment en ce qui concerne le logement :

L’assistante sociale lui demande comment elle va et Mlle L. lui explique qu’elle est fâchée parce que son assistante sociale de secteur avait oublié de renouvelé son hébergement à l’hôtel et elle est restée dehors dans le froid à attendre avec ses enfants jusqu’à 21hrs. Mlle L se plaint aussi de l’AS parce que pendant leurs entretiens appelle devant elle les hôtels ou autres, ce qui la gêne beaucoup. Mlle L. se plaint de devoir appeler tous les jours les hôtels et d’essuyer autant de refus d’hébergement faute de place : « si je parlais pas français, ce serait plus facile car on appellerait pour moi ».

(Compte-rendu d’observation de l’entretien entre Liliane, assistante sociale et Mlle L, congolaise, sans papiers, environ 30 ans, 5 enfants).

Toutes ces difficultés sont ressenties par ces femmes comme une violence

supplémentaire. C’est ce qui pousse Welzer-Lang à tenir les propos suivants : « Au

lieu de culpabiliser les femmes violentées parce qu’elles se taisent, qu’elles restent avec

leur conjoint violent, regardons les conditions matérielles et morales que notre société

accorde aux femmes battues : nombre limité de foyers, précarité des conditions

d’accueil, personnel insuffisant… »1. Les associations, de ce point de vue, sont très

inquiètes. En effet, dans l’adéquation entre les effets d’annonce, les campagnes

publicitaires à gros budgets et la réalité des offres proposées, elles jouent leur crédibilité

auprès des femmes. En outre, l’écart entre les volontés d’agir et l’agir ne se limite pas à

l’écart « naturel » entre un discours officiel et l’effectivité des moyens existants. Il se

trouve renforcé d’une part, par la précarisation des dispositifs et d’autre part, par la

précarisation du public accueilli.

1 Daniel WELZER-LANG, Arrête !..., op. cit., p. 165.

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2 : Quand le fossé se creuse.

En effet, c’est un double mouvement qui contribue à creuser l’écart entre les

volontés d’agir et l’agir. Nous assistons dans le domaine des violences conjugales

comme dans tous les autres pans de l’intervention sociale de l’Etat à une tentative de

rationalisation des dépenses consacrées. En d’autres termes, les autorités publiques à

quelque niveau administratif que ce soit, cherchent à maximiser les bénéfices tirés des

financements alloués, en instaurant une obligation de résultat à tous les opérateurs

qu’elles soutiennent financièrement. Ceux-ci voient leurs fonds baisser ou alors se

maintenir simplement, malgré un accroissement de l’activité – qui est par ailleurs requis

par les financeurs publics - comme c’est le cas de Tremplin 94 SOS Femmes

aujourd’hui. La mise en place, malgré les discours officiels, d’une culture du résultat

dans les politiques sociales, conduit à précariser les dispositifs. Ainsi, à Tremplin 94, on

observe que les délais d’attente s’allongent jusqu’à un mois de d’intervalle ce qui, pour

les intervenantes, va à l’encontre de leur mission de soutien aux femmes victimes de

violences conjugales. En effet, une femme victime de violences de la part de son mari

n’a aucune visibilité de ce qu’il en sera de sa situation dans un mois. Quel peut-être le

sentiment d’une femme victime de violences conjugales ayant surmonté tous les flux

dissuasifs que nous avons présentés, à qui on demande d’attendre un mois ?

Afin d’éviter de laisser ces femmes livrées à elles-mêmes pendant si longtemps,

surtout celles qui s’éloignent, l’association a mis en place une permanence d’accueil

sans rendez-vous. Et les délais de rendez-vous s’allongeant, le nombre de femmes se

présentant dans ces plages horaires augmente, entraînant des délais d’attente de parfois

plus d’une heure dans ces permanences. Certaines femmes se présentent en dehors de

ces plages et alors il faut les renvoyer, malgré ce qui leur a fallut de courage pour venir.

A mesure que les dispositifs sont mis sous tension, notamment du point de vue des

moyens et des « chiffres » à réaliser, ils se révèlent de moins en moins perméables voire

inaccessibles aux femmes auxquelles ils sont destinés.

Cependant, la précarisation des dispositifs découle également des conflits

institutionnels qui apparaissent, malgré les discours officiels vantant les mérites d’une

mise en commun des efforts. Dans la lutte contre les violences conjugales, le conflit

majeur que nous avons pu identifier est celui du financement de l’hébergement. Si

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l’hébergement d’urgence ne relève pas spécifiquement de la Politique Publique

naissante contre les violences conjugales, la question de l’hébergement est cruciale pour

ceux qui se mobilisent dans ce combat. Nous l’avons vu à plusieurs reprises, la plupart

des femmes « engagées » dans une « carrière d’assistance » pour se soustraire d’une

situation de violences conjugales est amenée à un moment ou à un autre, souvent

durablement, la plupart du temps définitivement, à quitter le domicile conjugal.

Cette question inquiète les différents protagonistes politiques : « Les femmes

victimes de violences au sein de leur couple, lorsqu'elles décident de quitter le domicile

conjugal, doivent pouvoir trouver un hébergement. Or, comme l'a noté Mme Josèphe

Mercier, présidente de la Fédération nationale Solidarités Femmes, lors de son audition,

la médiatisation des violences conjugales entraîne, pour les associations, une

augmentation du nombre de cas à prendre en charge, qu'elle a jugé délicate compte tenu

de la faiblesse des moyens mobilisables face à des sollicitations croissantes »1.

En effet, les femmes peuvent être hébergées par l’entourage mais toutes n’ont

pas cette chance et quand elles en ont la possibilité, beaucoup hésitent à le faire car elles

seraient rapidement retrouvées par leur conjoint si celui-ci les harcèle. L’hébergement

d’urgence est assuré par le 115 (Samu Social, financé par l’Etat) et le RSU (Relais

Social d’Urgence, financé par le Département). L’Aide Sociale à l’Enfance aussi peut

prendre en charge l’hébergement hôtel de certaines femmes avec enfants, financée

également par les Conseils Généraux.

Le financement de l’hébergement représente de telles sommes que l’Etat et le

Département s’en rejettent la responsabilité dans un conflit ouvert et le Conseil général,

qui assume la majeure partie de ce financement, a décidé d’une réduction de la prise en

charge conséquente puisqu’il ne financera plus que l’hébergement des femmes avec des

enfants de moins de trois ans. Ces conflits entraînent une précarisation des dispositifs

d’hébergement qui sont une préoccupation majeure des femmes victimes qui souhaitent

rompre cette relation mortifère.

La précarisation des dispositifs globalement et de l’hébergement en particulier,

vient s’ajouter à la précarisation du public concerné. C’est-à-dire qu’à mesure que les

besoins augmentent, l’offre diminue. Tous les travailleurs sociaux ont pu faire le constat

1 Rapport d’information du Sénat n°229 de M. Jean-Guy BRANGER, au nom de la délégation aux droits des femmes le 9 mars 2005, sur la Proposition de loi renforçant la prévention et la répression de la violence au sein du couple.

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d’une dégradation de la situation sociale des femmes accueillies : de plus en plus

isolées, de plus en plus pauvres, de plus en plus précaires dans le marché du travail et

éloignées de « l’employabilité », de plus en plus dépendantes des services sociaux. Les

femmes qui sont reçues nécessitent des suivis sociaux de plus en plus lourds et

complexes. Ainsi, dans le rapport d’activité 2007 de Tremplin, il est fait état d’une

« plus grande précarisation et [de] la sous dimensionnalité des moyens dévolus au

regard des besoins [qui] ont un effet sur la durée des entretiens et des suivis »1. Ainsi,

en 2005, 40 % des femmes reçues sont en Contrat à durée indéterminée et 3,8 % en

Contrat à durée déterminée2. En 2007, elles ne sont plus que 34 % à être salariées et 21

% d’entre elles déclarent n’avoir aucune ressource. 36 % des femmes reçues en 2007

sont « isolées » et seulement 4 % d’entre elles estiment être « bien entourées ».

A la situation générale des femmes reçues, s’ajoute la situation particulière mais

répandue des femmes sans-papiers, qui représentent environ 10 % des femmes reçues et

dont la situation économique, administrative et sociale s’aggrave encore plus. Sans droit

à travailler légalement, sans possibilité d’obtenir une Aide Juridictionnelle, sans droit à

un hébergement de moyenne et longue durée, les femmes sans-papiers cumulent les

difficultés sociales. Souvent accusées de s’être mariées « pour les papiers » par leur

conjoint, ce dernier est la plupart du temps conforté dans ses allégations par

l’administration :

Lors du rendez-vous d’Elisa P. à la préfecture pour sa carte de séjour d’un an, la guichetière demande à son mari de faire une petite lettre expliquant son accident et son incapacité à travailler. Il refuse en disant qu’il ne peut pas écrire à cause de ses « pertes de mémoire ». La guichetière lui explique que sa femme peut l’écrire et lui simplement la signer mais il fait un scandale et se met à crier. Incapable d’identifier une situation de violences conjugales, l’agent de préfecture se met à soupçonner un « mariage blanc ». Elle demande une enquête de police et ne donne à Elisa P. qu’un récépissé de 3 mois. Partie en urgence de son domicile, Madame est hébergée depuis deux mois avec sa fille par le Département. Elle avait porté plainte et son mari doit être jugé. Mais son récépissé n’a pu être renouvelé et il arrive à terme. Se retrouvant sans-papiers, Elisa P. qui travaille comme femme de ménage est en train de perdre tous ses clients. Sa fille ne fait un vrai repas par jour qu’à la cantine de l’école.

(Compte-rendu de l’entretien de recherche avec Elisa P., brésilienne, 28 ans, femme de ménage).

1 Rapport d’activité 2007 de Tremplin 94 SOS Femmes, p. 12. Cf annexe p. 55. 2 Rapport d’activité 2005 de Tremplin 94 SOS Femmes.

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Les cours de Justice également, sont assaillies par les affaires de violences

conjugales et le report d’audience est courant :

Quand notre tour arrive enfin à l’audience, la juge décide de reporter l’affaire « sans discussion possible » : « il y a trop d’affaire à juger, celle-ci est trop longue, on ne peut pas se permettre d’entendre des plaidoiries d’1/4 d’heure ». L’affaire est reportée au 18 avril prochain. La consternation est générale : l’avocate est folle de rage, la Conseillère embêtée d’avoir passé la semaine sur ce suivi, la cousine de Mme D. déçue d’être venue de Belgique pour rien et Mme D. est sous le choc car elle subit des pressions constantes de la part de son conjoint pour retirer ses plaintes…

(Compte-rendu d’observation de l’ accompagnement au tribunal de Mme D. avec Auriane, conseillère en ESF).

Les brigades de police quant à elles sont fréquemment en sous-effectif, en soirée

notamment, horaire que les femmes privilégient pour porter plainte. En conséquence, les

femmes sont priées de revenir le lendemain et on note beaucoup de déperdition.

L’écart croissant entre le volontarisme politique de lutte contre les violences au

sein du couple et l’observation de la réalité sociale produit des effets, notamment en

pesant sur l’accès et le maintien dans les dispositifs. D’une part, il conduit à crisper la

relation d’assistance entre les travailleurs sociaux et les femmes qu’ils prennent en

charge et d’autre part, il a pour effet de distancier les dispositifs des femmes victimes de

violences conjugales.

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Section II : Les effets de l’écart.

La distanciation entre d’une part, les interactants de la relation d’assistance et

d’autre part, les dispositifs du public, est la principale conséquence de l’écart entre le

discours et sa mise en actes.

1 : La crispation de la relation d’assistance.

Les dispositifs offrent moins que ce qu’ils prétendent offrir, dans un contexte de

précarisation générale du public auquel ils se destinent. Cette réalité entraîne deux

conséquences majeures. La première est celle d’une frustration des femmes

« engagées » et d’une décrédibilisation de l’action des travailleurs sociaux. La seconde

est celle d’une focalisation de la relation d’assistance sur « l’urgence sociale », en

reléguant la question des violences conjugales au second plan.

Ainsi, la conséquence première de ces phénomènes est d’engendrer chez les

femmes qui s’adressent à un dispositif quel qu’il soit, de la frustration. On peut penser

que les querelles institutionnelles ont peu à voir avec le sujet qui nous préoccupe.

Pourtant, elles ont des conséquences très directes sur la prise en charge des femmes qui

s’adressent aux services sociaux en ce qui concerne l’hébergement et les femmes l’ont

bien compris :

L’assistante sociale l’informe que le Département va couper les financements pour l’hébergement des familles qui ont des enfants de plus de trois ans et que Madame devra certainement organiser un autre hébergement. Celle-ci : « et alors ! on va aller où ? dans la rue ? Ma chambre elle coûte 1.400 euros par mois et c’est tout petit. Y’a une famille en bas, son appartement coûte 3.000 euros ! Pourquoi on nous donne pas 500, 800 euros comme ça on trouve quelque chose nous-mêmes ? ».

(Compte-rendu des observations de l’entretien entre Marion, assistante sociale et Mme L., ivoirienne, sans papiers, une trentaine d’années, sans activité).

Ce que les femmes reprochent souvent aux travailleurs sociaux, c’est bien

l’inadéquation considérable entre les campagnes publicitaires et la réponse des services

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sociaux lorsqu’elles s’adressent enfin à eux : « on nous dit de parler, de bouger et quand

on vient, on nous dit qu’on ne peut rien faire pour nous », est une phrase qui revient

souvent dans les entretiens et qui mettent les travailleurs sociaux mal à l’aise.

Les intervenants ont le sentiment que les effets d’annonce véhiculés par les médias

les mettent en porte à faux. Ils s’inquiètent d’une perte de crédibilité de la relation

d’assistance auprès des femmes mais aussi de l’affluence du public causée par la

médiatisation de la lutte contre les violences conjugales, que l’offre des dispositifs n’est

pas en mesure d’absorber. Comme nous l’avons vu, c’est dans la relation d’assistance

que se joue l’efficacité de la mise en œuvre d’une Politique Publique. Or, force est de

constater que la relation entre les intervenantes et les femmes est fragilisée par

l’affichage d’un volontarisme politique qui présuppose une « puissance publique »

éloignée de la réalité sociale. En effet, les travailleurs sociaux sont les réceptacles des

plaintes des victimes à ce sujet.

La construction sociale des violences conjugales en tant que « problème public »

révèle une autre illusion institutionnelle : celle selon laquelle les violences conjugales

seraient un « problème social » isolé des autres phénomènes sociaux, comme celui de la

précarisation générale du public accueilli, à fortiori lorsqu’il s’agit de femmes. Or, la

relation d’assistance est littéralement envahie par ce phénomène social de

« déstabilisation des stables » et de « fragilisation des fragiles », au point que la

question des violences conjugales ne soit reléguée au second plan.

L’activité au sein de l’association sur laquelle nous avons travaillée, Tremplin

94, augmente chaque année (+ 4 % en 2007). Elle n’augmente pas seulement en terme

de nombre de situations traitées par an, mais aussi en terme de longueur des suivis. Les

femmes sont confrontées à des situations complexes, souffrent de diverses formes de

précarité, au-delà de la question des violences conjugales mais également « en plus » de

celle-ci.

L’objectif premier des associations est d’instaurer un espace d’écoute, un

accompagnement à l’élaboration d’un projet personnel afin, pour une femme, de se

soustraire des violences conjugales. Cependant, au vu des situations économiques et

sociales qui se présentent à elles, les intervenantes le plus souvent ont le plus grand mal

à dépasser la gestion de « l’urgence sociale ». En effet, au cours de l’entretien sera

abordé principalement le suivi des procédures, urgentes le plus souvent au regard de la

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nécessité de mise en sécurité de la femme concernée. Peu de place est finalement laissée

à l’évocation des violences conjugales, à la question d’un positionnement de la victime

vis-à-vis de cette expérience. Le retour réflexif sur la violence du conjoint est remis à

plus tard : « avec cette femme, on ne fait que des procédures, on a jamais le temps de

parler des violences, de creuser, d’aller plus loin » (Compte-rendu de l’observation des

échanges avec Marion, assistante sociale)… Plus loin que la plainte, le suivi de la

plainte, la régularisation, la recherche d’hébergement, les demandes d’aides sociales...

Sauf que, la précarisation générale des femmes et d’abord des femmes seules – ce que

deviendront les femmes qui résistent au parcours et qui parviennent à se soustraire à leur

conjoint – rallonge considérablement cette période « d’urgence sociale » qui a pourtant

vocation à être relativement courte et qui, au final, devient « la norme ».

La recherche d’hébergement peut prendre des mois. Les familles hébergées

restent de plus en plus longtemps en hébergement et peu de places sont libérées.

L’hébergement d’urgence ne pourra plus être prolongé très longtemps. L’ « urgence »

de Mme L. en terme de logement dure ainsi depuis presque deux ans (Compte-rendu

d’observation des entretiens entre Marion, assistante sociale, et Mme L., ivoirienne, une

trentaine d’années, sans papiers, inactive, une fille de 6 ans, hébergée à l’hôtel).

Les femmes ont le plus grand mal à trouver du travail et quand elles en trouvent,

c’est alors que démarre la recherche d’une solution de garde d’enfants. Souvent, si elles

peuvent travailler, elles en restent à l’intérim ou au temps partiel.

Mme A. est une femme hébergée. Elle a 25 ans et deux enfants en bas âge. Cela fait plusieurs mois qu’elle est hébergée par Tremplin mais sa recherche d’emploi a du mal à « décoller ». Dernièrement, elle avait trouvé un travail d’hôtesse d’accueil. Malgré les difficultés qu’elle a rencontrées, elle a finalement trouvé une solution de garde avec une assistante maternelle. Après quelques jours de travail, elle a tout lâché, se sentant incapable de tout gérer seule.

(Compte-rendu d’observation des échanges avec Marion, assistante sociale, au sujet de Mme A., française, 25 ans, deux enfants, intérimaire, hébergée par Tremplin).

La situation administrative des femmes sans-papiers s’est, nous l’avons dit,

considérablement aggravée. Ainsi, les travailleurs sociaux les aident à remplir leur

demande de régularisation, à plusieurs reprises parfois. Elles ne peuvent pas toujours

apporter la preuve ou des témoignages des violences conjugales afin d’être régularisées.

Des mois, des années peuvent s’écouler avant une régularisation. Le temps, parfois, qui

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suffit au conjoint pour les renvoyer de force au pays. En tout cas, pendant toute cette

attente, il faut organiser leur survie, alors même qu’elles n’ont ni droit au travail, ni

droit à l’hébergement.

Pour toutes ces raisons, nous assistons à une routinisation de « l’urgence

sociale », qui accapare la relation d’assistance. Les violences conjugales sont un sujet

latent mais peu traité, à peine évoqué, ou en tout cas, de moins en moins au fil du suivi.

Dans ces circonstances, les intervenantes sociales se sentent impuissantes. Elles

ressentent avec frustration un décalage persistant entre leur « vocation » et la réalité de

leur activité. Se plaignant de ne parler que de « procédures », de « paperasse », c’est

parfois à la toute fin de l’entretien qu’elles parviennent à interroger la femme sur son

état d’esprit et sur son moral. Parfois même, elles en arrivent à l’oublier : « on a fait que

parler de paperasse et tout ça et j’ai même oublié de lui demander comment elle va »

(Compte-rendu d’observation des échanges avec Marion, assistante sociale).

L’écart entre objectifs affichés et réalité sociale n’influe d’ailleurs pas seulement

sur les conditions sociales de la relation d’assistance. Force est de constater en effet, que

les inégalités d’accès ne font pas que se perpétuer en inégalités de maintien : elles se

renforcent.

2 : Le renforcement des inégalités d’accès et de maintien dans les dispositifs.

Le différentiel d’appropriation des dispositifs en vigueur par le public concerné

par un mécanisme d’autocensure n’est pas un processus immuable. En effet, il faut bien

se garder de tout substantialisme, c’est-à-dire de considérer ce fait social par lui-même

et pour lui-même, comme s’il comprenait une substance propre et qu’il existait « en

soi ».

Les inégalités dans l’appropriation des politiques publiques, à mesure qu’elles se

précisent au cours de l’observation et du processus explicatif, posent une question

fondamentale. Au-delà d’entraîner l’éloignement d’un certain nombre de personnes

concernées par les discours officiels, au-delà de mettre en question l’opérabilité des

intervenants sociaux, quels en sont les conséquences sociales pour le public concerné ?

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Les inégalités produisent des inégalités, ou en tout cas, renforcent celles qui

existent déjà. A mesure que certaines entrent et d’autres non, le processus se renforce et

ce, aussi bien à l’entrée qu’à l’intérieur des dispositifs. C'est-à-dire qu’à mesure que le

différentiel d’appropriation des dispositifs gagne en réalité, il apparaît de plus en plus

difficile d’y entrer mais également d’y rester :

Mme F. explique qu’elle sait bien qu’au fond elle n’a pas « grand-chose à faire là » et que ce qu’elle vit n’est en rien comparable à « ces autres femmes » qui ont vécu des choses « pires » et qui sont dans une situation « difficile ». Pour se justifier, elle dit qu’elle se sent « un peu comme elles ». Néanmoins, nous le l’avons pas revue depuis.

(Compte-rendu d’observation de l’entretien entre Marion, assistante sociale, et Mme F., française, 68 ans, retraitée).

Nous voyons à cela deux raisons majeures. La première pourrait se comprendre

comme « les perceptions sociales des inégalités d’accès » par le public accueilli ou à

accueillir. En effet, au fur et à mesure que certaines femmes entrent et d’autres non, ou

que certaines femmes restent et d’autres s’en éloignent, s’établissent dans les

représentations sociales des différents protagonistes, des profils légitimes d’engagement

dans le parcours d’assistance.

La consolidation des représentations sociales des profils légitimes à l’entrée des

dispositifs a pour principale conséquence de renforcer l’autocensure de certaines

femmes dont nous avons établi les caractéristiques dans notre analyse, au profit d’autres

femmes dont les dispositions et la position occupée dans l’espace social sont plus

harmonieuses au regard de ces profils légitimes. De ce point de vue, les inégalités

concourent à la distanciation entre la Politique Publique dans sa prétention à

l’universalité et le public compris comme un ensemble hétérogène et unifié.

Une deuxième raison est celle de la conformisation du dispositif à certains

profils légitimes du public auquel il s’adresse. En effet, à mesure que certains types de

femmes entrent et d’autres non, que certaines restent et d’autres s’éloignent, les

dispositifs et ceux qui sont en charge de les mettre en œuvre, sont amenés à s’adapter au

public accueilli. Les dispositifs finissent par s’adresser à certaines femmes et d’autres

non et par voie de conséquence, consolident le processus de sélection et s’éloignent

d’autant plus d’autres profils de femmes qu’ils ambitionnent pourtant de mobiliser.

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Si elles reçoivent plus de femmes sans-papiers, les intervenantes sociales

approfondissent leurs connaissances juridiques. Si elles traitent davantage de situations

sociales dégradées, l’activité consacrée à « l’urgence sociale » s’en trouve amplifiée.

Ainsi, la majeure partie de l’activité du travailleur social étant consacrée à la gestion de

l’urgence, les femmes qui n’entrent pas dans ces critères sociaux semblent ne plus

trouver leur place dans le dispositif. Celui-ci ne s’adresse plus à elles, il n’est plus fait

pour elles et par conséquent, elles ne s’y retrouvent pas :

La dernière fois j’ai reçu la femme d’un homme qui a des garages. Elle se plaignait parce qu’il ne lui donne « que » 2.500 euros d’argent de poche tous les mois. Moi j’aimerais bien les avoir ces 2.500 euros tous les mois ! Non mais tu vois, on peut pas mettre tout le monde dans le même panier. A côté de ça, on reçoit des femmes qui sont dans vraiment la merde. En plus, ces femmes qui ont une bonne situation, elles ne peuvent pas se sentir à l’aise à côté des autres femmes. Il faut pas les envoyer en Permanence d’accueil sans rendez-vous, il faut leur donner un rendez-vous, sinon, elles vont flipper ».

(Compte-rendu d’observation des échanges avec Liliane, assistante sociale).

Cependant, la précarisation des dispositifs conjuguée à la redéfinition de la

mission sociale de l’Etat, peut participer d’une redéfinition des « profils légitimes » de

femmes accueillies. Ne resteront que celles que le dispositif est en mesure de garder au

regard des nouvelles restrictions et celles pour lesquelles l’écart entre les volontés d’agir

et les possibilités de le faire conserve une distance « acceptable », surmontable. Par

exemple, au sujet d’une femme qui a été renvoyée de force en Algérie, Liliane

m’explique que le conjoint violent a commencé une procédure de divorce là-bas, ce qui

a pour conséquence qu’elle ne pourra plus rentrer en France :

« Je suis vraiment dégoûtée. On est sur une fin de prise en charge et je suis dégoûtée. Le jour où je devrai lui dire qu’on peut plus rien faire pour elle, ça va être très dur ».

(Compte-rendu d’observation des échanges avec Liliane, assistante sociale)

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Conclusion

Depuis les années 1990 en France, les violences conjugales sont devenues un

problème public, avec l’institutionnalisation du combat féministe. On alloue des fonds

aux acteurs sur le terrain, on convoque des « sommets », on prévoit des « plans

d’action », on demande des « études », on s’adresse aux « femmes ». Ainsi, les

associations ont réussit à placer la thématique des violences conjugales en bonne place

sur « l’agenda public ». Aussi bien « problème de Santé Publique » que relevant de la

« lutte contre les discriminations » mais aussi du « combat pour l’égalité

hommes/femmes », la violence conjugale est un « problème » sur lequel les

institutionnels entendent agir, pour toutes les femmes concernées et compte-tenu de son

étendue, rapidement.

Si l’on en reste là, on est bien en peine de comprendre d’envisager les possibilités

concrètes pour les femmes d’accéder et de se maintenir dans un circuit d’assistance,

quel qu’il soit. En effet, le discours officiel de même que les volontés institutionnelles

d’agir reposent sur une illusion : celle selon laquelle il suffirait de mettre en place un

dispositif à destination des femmes victimes de violences conjugales pour que celles-ci

quittent leur partenaire violent et qu’une fois insérées, elles en franchissent sans

difficultés toutes les étapes. Cette croyance en l’universalité des Politiques Publiques se

trouve renforcée par l’idée que « toutes les femmes peuvent être victimes de violences

conjugales ». Par conséquent, si le dispositif s’adressent à toutes les femmes, toutes les

femmes sont susceptibles de s’y adresser et de s’y retrouver.

Or, l’observation de la réalité sociale et en particulier de la relation d’assistance

qu’entretiennent travailleurs sociaux et victimes, modalité d’action privilégiée par les

dispositifs, donne à voir des choses différentes. Celle-ci, qu’il convient de caractériser

comme une relation asymétrique et genrée, est un espace dans lequel se joue une

négociation autour de la définition du « profil social » de la victime.

C’est en partant de ce cadre d’analyse que nous avons été amenés à appréhender le

fait que si les femmes sont égales devant la violence conjugale, elles ne le sont

certainement pas devant les dispositifs publics et devant « les chances » de « s’en

sortir ». Nous avons identifiés plusieurs « lignes de conduites » de ces femmes, qui sont

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le produit de leur trajectoire, du contexte dans lequel elles évoluent et des dispositifs

eux-mêmes. Ces trois facteurs n’agissent pas de manière autonome, indépendamment et

isolément. Ils interagissent dans une configuration complexe, dans laquelle ils sont

« intégrés ».

Ainsi, nous avons identifié des inégalités d’accès aux dispositifs, qui se

caractérisent par le fait que certaines femmes s’engagent dans une « carrière

d’assistance », contrairement à d’autres qui se tiennent à l’écart. A l’intérieur même des

dispositifs, nous avons pu observer que certaines femmes tirent bénéfices des offres

institutionnelles alors que d’autres semblent flotter, indécises, s’éloignent, reviennent

mais sans parvenir à se conformer aux exigences institutionnelles. Si une même femme

peut passer par tous ces « états de la Pénélope », nous avons adopté une vision

horizontale puisque nous avons observé les femmes depuis le dispositif, à un instant

« T » de leur cheminement.

L’écart entre les volontés institutionnelles d’agir et cette réalité, notamment en

terme d’offre institutionnelle réelle, entraîne la désillusion des femmes qui s’adressent

aux dispositifs ; un sentiment qui s’exprime au sein de la relation d’assistance, qui s’en

trouve fragilisée. La rationalisation des dépenses publiques et notamment sociales, qui

produit une précarisation des dispositifs, s’ajoute à la précarisation des victimes

accueillies, toujours plus dépendantes des services sociaux. On peut penser qu’à terme,

cette tension entre une demande qui augmente et une offre qui diminue entraînera une

affluence que le dispositif pourra de moins en moins absorber et par là-même, poussera

plus de femmes à « s’éloigner » une fois engagées, celles qui sont les moins

susceptibles de tisser leur toile par elles-mêmes.

L’intérêt porté aux violences conjugales a contribué à « les individualiser », à les

envisager au cas par cas, comme le produit de relations interpersonnelles complexes ou

de « l’emprise » d’un homme sur une femme. Or, une relation conjugale, quelle qu’elle

soit, est une relation sociale qui se joue dans le cadre des rapports de genre tels qu’ils

sont construits dans une société. « L’emprise », aussi forte soit-elle, ne peut contenir

toute l’explication de la difficulté différenciée des femmes à entrer ou à se maintenir

dans des dispositifs publics destinés à leur venir en aide. Il faut prendre en compte la

trajectoire de la femme qui dépasse largement sa seule histoire conjugale, prendre en

compte le contexte économique, politique et social dans lequel intervient la décision ou

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indécision de la femme mais aussi, pouvoir envisager l’idée que le dispositif lui-même

peut contribuer à renforcer ces inégalités.

L’illusion « publique » des Politiques ayant porté à croire que les femmes

peuvent, si elles le souhaitent, entrer dans un système qui les sorte de la violence de leur

conjoint, contribue à véhiculer l’idée qu’au fond, si elles restent avec lui, c’est

« qu’elles le veulent ».

Restituer une approche sociologique des conditions de possibilités pour les

femmes victimes de violences conjugales de se saisir de la Politique Publique qui leur

est destinée, permet de combattre ces deux écueils. D’une part, la femme victime de

violences conjugales n’est pas seulement une « femme sous emprise », c’est aussi une

mère, une travailleuse, une étrangère, une femme au foyer, ou même une bourgeoise,

avec des attentes, des aspirations, des appréhensions, qui anticipe des difficultés, qui est

sous contrainte de son milieu social, de son entourage, de son éducation… D’autre part,

il ne suffit pas que les femmes victimes de violences conjugales aient pris connaissance

des dispositifs pour qu’elles s’adressent à eux. Les ressources qui permettent de

s’approprier une Politique Publique, en ce qu’elles impliquent de capacité à verbaliser, à

se conformer, à tirer profit, à réagir, à élaborer, et tellement d’autres habilités que nous

avons envisagées, sont inégalement réparties dans l’espace social et par voie de

conséquence, parmi les femmes victimes de violences conjugales.

Pour donner plus de force à ces conclusions, il conviendrait d’approfondir notre

recherche et notamment d’aller plus loin dans la connaissance des femmes qui ne

s’insèrent dans aucun dispositif. Nous avons donné quelques clés de compréhension, à

partir de ce que les femmes insérées nous ont dit de cette période de leur existence et à

partir de nos déductions, mais il s’agit essentiellement de « reconstructions » alors que

c’est bien en elles que se trouve la clé de compréhension des inégalités d’accès et de

maintien dans les dispositifs publics.

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Compte-rendu de la rencontre du 24 novembre 2006 « Femmes victimes de violences conjugales et logement » de la Région Ile-de-France, http://genreenidf.free.fr/ Enquête ENVEFF, http://www.eurowrc.org/01.eurowrc/06.eurowrc_fr/france/13france_ewrc.htm#Liste Enquête INSEE Cadre de Vie et Sécurité, http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1180/ip1180.html Page de l’Observatoire départemental des inégalités hommes / femmes du Val-de-Marne, http://www.cg94.fr/node/8912 Site de l’association SOS Femmes Accueil, http://www.sosfemmes.com/index.htm Site de la Fédération Nationale Solidarité Femmes, http://www.solidaritefemmes.fr/ewb_pages/f/federation.php Site du portail du Ministère sur la lutte contre les violences faites aux femmes,

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http://www.travail-solidarite.gouv.fr/espaces/femmes-egalite/grands-dossiers/lutte-contre-violences/presentation-du-dossier-sommaire-interactif.html Vidéo de la FSNF, « Un homme qui frappe sa femme apprend la violence à ses enfants », http://blog.bretagne-balades.org/index.php/2006/11/23/673-video-fnsf-contre-les-violences-faites-aux-femmes.

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