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Chef d’Escadron Victor Robert Impressions de guerre 2 éme Partie Souvenirs d’un officier d’Etat-Major

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Chef d’Escadron Victor Robert

Impressions de guerre

2 éme Partie

Souvenirs d’un officier d’Etat-Major

1915 - 1917

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Victor Robert 2ème partie

I. QUARTIERS D’HIVER

C’était bien le Q.G. le plus confortable qui nous ait été préparé jusqu’alors. La localité présentait de grandes facilités pour le logement. Une partie de la population civile avait déserté ses habitations et, malgré la présence du parc d’artillerie du C.A. qui y était cantonné en entier, il y avait encore place pour de nombreux éléments militaires. De plus, la large avenue qu’ouvrait, à travers le village, la grand-route de Villiers-Cotterets à Vic-sur-Aisne, qui était l’artère principale de circulation du Corps d’armée, contribuait à donner à ce lieu un aspect hospitalier, nullement à dédaigner pour un séjour appelé, sans doute, à se prolonger.

L’état-major du C.A. fut installé au château qui s’élève à l’extrémité sud du village ; les services trouvèrent place aisément dans diverses maisons, voire même dans de coquettes villas.Le château du Comte de Berthier

Le château de Cœuvres, propriété du Comte de Berthier, est composé de trois grands corps de bâtiments disposés sur les trois côtés d’une vaste cour carrée dont le quatrième s’ouvre librement sur un parc. Le corps formant façade, peu élevé, s’allonge sur l’escarpe d’un fossé que franchit un vieux pont donnant accès au porche d’entrée ; c’est un ensemble à l’allure féodale. La cour intérieure est ornée de pelouses et de massifs. L’aile gauche, en partie de construction moderne sur le style des pavillons de l’époque de Louis XIV, renferme les locaux d’habitation principaux. C’est là que M. de Berthier, qui nous faisait les honneurs de sa demeure, logea le Général et son officier d’ordonnance, ainsi que le Chef d’état-major.

Une longue terrasse prolonge ce corps de bâtiment, en dominant à la fois la cour et le parc ; par la suite, on vit souvent le Général l’arpenter entre ses heures de travail.Intérieur du QG

L’aile droite contient les communs auxquels font suite d’autres locaux d’habitation et, tout à l’extrémité, en potence, une partie fraîchement restaurée sur un mode plus modeste que l’aile gauche, mais non dépourvu d’intérêt. C’est dans cette dernière que furent établis les bureaux de l’Etat-major.

La pièce principale était une salle spacieuse, dite salle des gardes, ayant conservé un certain caractère moyenâgeux, et renfermant, entre autres, une belle cheminée monumentale ; elle fut attribuée à la section du courrier. Une salle de billard attenante devint le bureau du Chef d’état-major, et la bibliothèque, le 3ème bureau. A l’étage au-dessus, s’installèrent les 1er et 2ème

bureaux. Chacun des bureaux disposait d’une pièce pour les officiers et d’une autre pour les secrétaires. Des chambres à coucher furent données dans cette même aile à quelques-uns des officiers ; j’avais la mienne de plain-pied avec mon bureau. Les autres officiers furent facilement logés dans les maisons

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voisines. Enfin, les cuisines du château ayant été mises à notre disposition, ainsi qu’un réfectoire, notre popote s’y établit tout à côté de nos bureaux.

A l’extérieur, une fabrique située en face de l’entrée du château logea le personnel troupe de l’état-major, nos chevaux et notre parc automobile.

Ainsi se trouvait réalisé de la façon la plus heureuse, le groupement de tous les besoins nécessaire à notre existence comme à nos travaux ; si bien que nous n’étions plus guère tentés de sortir du château tant que des motifs de service ne nous y obligeaient pas. Au reste, à mesure que l’hiver avançait, le sol couvert de neige ou gelé ne nous invitait pas aux longues excursions. Nos bureaux étaient convenablement chauffés ; nous y restions d’autant plus volontiers que nous n’étions plus entassés comme à Montigny, et que nous y travaillions, par conséquent, dans une atmosphère plus calme. Quelques allées et venues dans le parc suffisaient à nous détendre et à nous aérer. 1

Dés lors, aucun événement important sur le front ne troublant la situation, l’emploi de nos journées prit bientôt un rythme banal qui, joint à notre volontaire claustration avait un caractère quelque peu monacal.

C’était, au long de la journée, la vie de bureau réglée comme en temps de paix, avec ses heures de courrier, de rapport du Chef d’état-major, à cela près que les heures de travail ne se comptaient pas et qu’elles étaient entrecoupées de coups de téléphone incessants avec l’armée, la D.E.S.2 , les divisions et de visites d’officiers que les directeurs de services me dépêchaient pour régler quelques détails.

Les heures de repas nous trouvaient tous réunis à la table commune que présidait le commandant Bernard , sous-chef d’état-major (le Chef d’état-major prenant ses repas avec le Général et l’officier d’ordonnance). C’était alors la détente, le seul moment de la journée ou s’échappait un peu de gaieté que le capitaine Fritsch se chargeait à lui seul d’entretenir au besoin. Puis nous nous répandions dans la salle des gardes, dont nous faisions le salon de conservation et de lecture, car nous y trouvions déposés les journaux et quelques illustrés.

Là nous reprenions contact avec la vie extérieure ; surtout, nous apprenions, par la presse, ce qui se passait sur les autres parties du front. « L’illustration » nous donnait en décembre des détails rétrospectifs, accompagnés de reproductions de clichés, sur la bataille de l’Ypres, dont nous n’avions, jusqu’alors, qu’une très vague idée et qui avaient, pourtant conduit à des hécatombes sans amener aucune décision.

Nous restions consternés devant de pareilles nouvelles ; le front s’étendait maintenant ; sans interruption de la Suisse à la Mer du Nord ; tout

1- Il est vrai que nous avions au 1er bureau, l’occasion de faire quelques sorties en auto : mes officiers ou moi allions, de temps en temps , surveiller l’exécution de nos ravitaillements en vivres ; chargement de convoi administratif à l’arrivée du train de ravitaillement quotidien en gare d’Emeville, recomplètement de nos T.R. généralement au carrefour de la ferme de Pouy, distribution de viande, apportée par notre section de R.V.F. aux voitures à viande des Corps. Le 3me bureau avait, de son côté, la surveillance des travaux de 2me ligne et, surtout, la liaison avec le Q.G. de l’Armée à Villiers-Cotterets.

2 D.E.S. : direction des étapes et des services

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débordement devenait impossible désormais, et toute tentative de percée semblait, d’après les expériences précédentes, vouée à un échec. Alors ... comment cette guerre pourrait-elle finir !

C’était surtout après le repas du soir, alors que le travail des bureaux laissait un peu de répit aux officiers, que la salle des gardes se remplissait et s’animait du bruit des conversations. On lisait le « communiqué », qui nous était expédié par téléphone, et souvent il s’y ajoutait la lecture du « communiqué boche » que la T.S.F. de l’armée avait réussi à capter. Les commentaires allaient leur train et la veillée dans la salle des gardes se prolongeait, au désespoir du lt-colonel de Pimodan dont on envahissait ainsi, sans façon, le domaine ; c’était le moment qu’il avait choisi pour son rapport de commandant du Q.G. ; il était trop gentilhomme pour prier les officiers de se retirer, mais je crois bien qu’il les aurait remerciés s’ils l’avaient fait.

Je m’attardais rarement à ces veillées car, avant qu’il soit trop tard, l’Armée ou la D.E.S. expédiait, le plus souvent, des notes et télégrammes concernant les arrivages du lendemain ; le Sous-chef me les remettait aussitôt et je montais dans mon bureau pour préparer les ordres, en convoquant, si c’était nécessaire, mes collaborateurs.

Duchosal était très dévoué et s’était rapidement initié aux affaires. Habran restait braqué, bien qu’il s’attelât sans hésiter à tout ce que je lui demandais d’entreprendre. Pourtant, je remarquai qu’il s’intéressait davantage au travail en commun et que, bien souvent, dans les questions qui étaient plus spécialement de son ressort, il se mettait à la tâche sans attendre que je l’y invite. Il travaillait, du reste, très vite et très bien avec un sens pratique des réalisations.Les parlementaires sous l’uniforme d’état-major

Nous reçûmes, au début de l’hiver, deux nouveaux officiers de réserve : Mr Lemery, député de La Martinique, qui venait de recevoir son galon de sous-lieutenant d’infanterie et M. Maurice Bernard, député du Doubs, lieutenant de chasseur à pied. Leur emploi immédiat dans un état-major n’était pas facile, car ils n’étaient nullement préparés à collaborer à nos travaux.

On les affecta d’abord à la section du courrier, qui ne réclamait évidemment aucune aptitude spéciale ; puis, comme on avait été amené à créer un conseil de guerre au Corps d’armée (jusque là il n’y avait eu de conseil de guerre que dans chacune des divisons) on les utilisa, tour à tour, comme commissaire-rapporteur ou comme défenseur, fonctions qu’ils remplissaient aisément, chacun d’eux étant avocat de profession. Ils ne demandaient, au reste, qu’à se rendre utiles et à s’instruire des choses militaires. D’une courtoisie parfaite, ils se rendirent promptement

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sympathiques et chacun de nous se plut à les initier aux détails de la guerre et au fonctionnement de l’état-major.

J’avais offert à Maurice Bernard de partager ma chambre où se trouvait un lit disponible. Il avait accepté avec empressement. Ce fut l’occasion de nombreux entretiens le soir, ou plus souvent, (car je me couchai habituellement très tard) le matin en faisant notre toilette, sur la politique de l’armement qui lui était particulièrement chère. Il arrivait au front avec des idées préconçues sur les moyens à mettre en œuvre pour les besoins des armées, comme il arrive à beaucoup de parlementaires. Il avait, plus ou moins , participé aux travaux de la commission de l’armement que la chambre venait d’envoyer en visite dans les arsenaux et ne trouvait pas que tout fut pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Je lui exposai que les fabrications du matériel de guerre ne s’improvisent pas en un tournemain, que les moyens prévus en temps de paix ne peuvent jamais être absolument adéquats aux nécessités que révèle la guerre, que, d’ailleurs la forme imprévue que prend une guerre bouleverse souvent les conceptions qui l’ont précédée.

Qui eut soupçonné, par exemple, l’effroyable consommation de munitions qui venait d’être faite dans les deux seuls premiers mois de la guerre ? Et qui aurait pu prédire cette forme nouvelle de guerre de forteresse à laquelle nos armées de campagne se trouvaient conduites ?

L’artillerie lourde l’intriguait par-dessus tout.« Comment, me disait-il, vos techniciens n’ont-ils pas eu dès le temps

de paix la notion de l’importance qu’elle allait prendre ? Les Allemands l’avaient prévus, eux, et ils en étaient abondamment pourvus en entrant en campagne, en face de nos 75 qui ne pouvait pas lutter ! »

Je m’attachai à lui faire comprendre, d’abord qu’il n’y avait pas lieu de décrier notre canon de 75 qui avait prouvait sa supériorité incontestable sur le canon de 77 de campagne des Allemands, car la bataille ne consiste pas en une lutte exclusive entre deux artilleries adverses ; que si l’artillerie lourde devenait en effet nécessaire aujourd’hui sur le champ de bataille moderne, en particulier pour contrebattre, à plus grande distance et avec le plus de puissance, l’artillerie opposée, elle avait eu en France ses partisans comme ses détracteurs et que, finalement c’est le Parlement qui, jadis, avait refusé de voter les crédits nécessaires à son développement.

Il ne se laissait pas facilement convaincre ; mes arguments, néanmoins, l’amenait à réfléchir ; ses propres observations devaient, par la suite, faire le reste. C’était le moment ou commençaient à se déployer sur le front nos vieux matériels de siège et place, et précisément dès cette époque arrivai, au Corps d’armée un groupe de 120 L, commandé par le Capitaine Schmitt, que l’on affecta à l’Artillerie de corps et qui vint prendre position sur les hauteurs au nord de l’Aisne, non loin de Roche.

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Aucun incident notable ne se produisait sur notre front, en dehors de quelques coups de main tentés par l’ennemi sur les carrières St-Victor, où la 14ème D.I. avait sa première ligne à quelques pas des tranchées allemandes. Seules, quelques tirailleries de nos fantassins et quelques coups de canon indiquaient que l’on veillait de part et d’autre, en s’efforçant de gêner les travailleurs qui se laissaient voir. Encore les canonnades étaient-elles très limitées, car les quantités de munitions allouées, journellement, étaient fort réduites.Les travaux sur le front.

On travaillait - la nuit surtout- à améliorer l’organisation défensive, à approfondir les tranchées, à y installer des créneaux de tir, des pare balles, à augmenter l’épaisseur des réseaux de fil de fer, à boucher par des chevaux de frise les voies d’accès, à créer de nouveaux boyaux de communication, à construire des abris enterrés, à l’épreuve du canon et munis de couchettes pour de petites fractions pouvant aller jusqu’à l’effectif d’une section, à créer des puisards, des postes d’écoute au voisinage des tranchées ennemies, de petits dépôts de matériel. Les batteries elles-mêmes s’enterraient dans le sol, se couvraient de casemates, créaient des abris pour le personnel, des dépôts de munitions, installaient des observatoires blindés. Plus en arrière, dans les plis de terrain peu accessibles au tir de l’artillerie ennemie, s’élevaient des abris en rondins, en volige, des baraquements.

Les galeries de mine se développaient sous le sol que s’interdisaient mutuellement les adversaires entre leurs tranchées de première ligne.

Le 1er Janvier 1915, comme pour saluer la venue de la nouvelle année, les Allemands faisaient exploser une mine au nord-est de Vingre, à quelques mètres de nos tranchées, provoquant, sans grand dommage pour nous, un entonnoir formidable de 25 mètres de diamètre que nos fantassins s’empressèrent d’occuper et qu’ils organisèrent aussitôt pour tenir en respect l’ennemi.

Le général de Villaret inspectait fréquemment les travaux, jusqu’aux tranchées les plus avancées. Il parcourait le terrain avec cette belle insouciance du danger qui le caractérisait. Son officier d’ordonnance, qui l’accompagnait le plus souvent, nous rapportait avec quelle désinvolture il négligeait d’emprunter les boyaux pour cheminer dans la zone battue par les balles. Il voulut qu’à notre tour nous visitions la zone des tranchées et que nous gardions, avec les troupes, le contact que le régime en vigueur menaçait, en effet, de nous faire perdre.Les reconnaissances d’état-major

Il décida que chaque jour deux officiers de l’état-major du Corps d’armée iraient en reconnaissance pour 24 heures sur certaines parties du front indiquées par le Chef d’état-major. Un tour de service fut établi. Les deux officiers désignés partaient dans l’après-midi, allaient coucher dans un P.C. de bataillon ou de compagnie et rentraient au Q.G. le lendemain soir. La mesure était certainement très utile:

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- pour nous parce qu’elle nous familiarisait avec cette vie pénible.- pour les troupes, parce qu’elle leur procurait le moyen de nous

informer sur place de leur besoins, ce qui nous permettait de travailler, ensuite, à les satisfaire d’autant mieux

- pour le commandement enfin que nous pouvions ainsi renseigner journellement sur l’état matériel et moral des unités en ligne.

C’est ainsi que, pour ma part, je connus peu à peu les divers aspects de notre front, de jour et de nuit, et particulièrement les points sensibles dont il avait été si souvent question et où l’on vivait dans une perpétuelle alerte : Confrecourt, Vingre, Bonval, etc... Tous ces lieux étaient en grande partie ruinés et complètement inhabités; sous les obus, les toitures s’étaient effondrées et les murs s’écroulaient de jour en jour. La troupe elle-même avait depuis longtemps fui ces hameaux inhospitaliers où ne subsistait parfois qu’un observatoire d’artillerie, comme à la tour de Confrecourt, ou qu’un P.C. avancé, comme à Vingre, dans un recoin particulièrement défilé. Le ravin de Vingre était un lieu redouté entre tous parce que, placé dans un saillant de notre front, il recevait des balles venant de toutes les directions; à la sortie ouest du village surtout, ce croisement de balles rendait, par instants, toute circulation impossible et l’impression de danger y était accrue par la perception très nette, en cet endroit, du phénomène du claquement.

En dehors des troupes disposées dans les tranchées, les unités en réserve occupaient les carrières souterraines, ces « creutes » dont toute la région était parsemée. La plus curieuse était celle de Confrecourt, voisine de la ferme P.C. du bataillon : dans les galeries où elles se logeaient, semblables en certains endroits à d’immenses salles, éclairées en permanence à l’acétylène, on avait disposé des couchettes de fortune, des râteliers d’armes, un mobilier de chambrée et de bureau; c’était une véritable caserne.

Malgré les relèves intérieures que nos divisions organisaient au moyen de leurs bataillons en réserve, leur situation difficile, au contact depuis des mois avec un ennemi agressif, n’aurait pu se prolonger indéfiniment. Il avait fallu songer à leur donner du repos. Dans ce but, la 14me division avait été retirée du front le 14 décembre mise en réserve d’armée dans l’arrière front, à Harennes. Son secteur avait été confié à un Groupement provisoire constitué par quelques bataillons alors en réserve de C.A., des territoriaux et quelques batteries, sous le commandement du colonel Pollachi.

Par ce moyen, le haut commandement se préoccupait, en outre, de se constituer des réserves en prévision d’événements ultérieurs. En attendant, il ne s’agissait que de perfectionner l’organisation défensive et d’user l’adversaire. Je me demandais dans quelle mesure l’adversaire s’usait plus que nous-mêmes. Mais on citait la parole prêtée au Général en chef : «  je les

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grignote ». Le mot avait fait fortune et sans savoir au juste à quoi conduirait ce prétendu grignotage, on observait la consigne.

Le 12 janvier, la 14ème division était mise aux ordres du 5ème G.D.R. pour prendre part à une attaque visant la conquête de la rive droite de l’Aisne, au nord de Soissons. Elle s’engageait aux environs de Crouy. Cette opération, sans résultats sensibles, coûta des pertes élevées. Nous eûmes à déplorer entre autres, la mort de notre ancien camarade à l’état-major, le capitaine Thievant, que j’avais remplacé au 1er bureau, et d’autres officiers du 60ème Régt d’infanterie que j’avais connus, dont le commandant Thibaulot. Le capitaine Poupinel, en nous faisant quelques jours plus tard le récit de ce combat auquel il avait participé avec son bataillon, était encore sous le coup d’une forte émotion et nous cita le cas de plusieurs de ces officiers ensevelis avec tout le personnel de leur P.C. dans des « creutes » effondrées sous les obus allemands.

L’hiver s’écoulait assez monotone au Q.G. de Cœuvres, malgré les diversions que nous procuraient nos reconnaissances. Peu à peu, Habran et Duchosal prenaient l’habitude de prolonger leur soirée avec moi, au 1er bureau. Groupés autour de la cheminée, nous devisions sur les événements, ou plus souvent sur l’absence d’événements, non sans une certaine mélancolie. Un soir, Habran, sortant de sa réserve, m’apprit les raison de sa tristesse : ses parents, domiciliés dans la Meuse, étaient coupés de lui par l’occupation allemande ; il en était sans nouvelles depuis le début de la guerre et redoutait qu’ils n’aient souffert de quelque atrocité. Je le plaignis sincèrement. A dater de ce jour, son attitude changea à mon égard. S’il restait encore renfermé - ce qui était, d’ailleurs, dans son naturel -, il me confiait parfois ses pensées ; nos entretiens prirent une allure plus cordiale et sa collaboration au travail commun se fit plus étroite, dans une atmosphère de confiance où ses qualités militaires se déployaient à merveille. Nos veillées devinrent également plus intimes ; il aimait alors, en stratège avisé, commenter la situation de guerre ; mais, naturellement assombri pas ses préoccupations de famille, il se prenait à douter de tout et communiquait sans peine ses doutes à Duchosal. Pour éviter de me laisser gagner moi-même au cours de ces longues conversations du soir, je choisissais habituellement ces instants pour faire ma correspondance ou pour rédiger mes notes de guerre, mais je les entendais tous deux, à quelques pas de moi, broyer du noir en tisonnant le feu.

Une pénible incertitude pesait d’ailleurs sur tous les esprits à mesure que se prolongeait cette guerre de position à laquelle on ne voyait pas d’issue. On était à l’affût des nouvelles concernant les autres théâtres de guerre, où des opérations actives étaient engagées, en conservant le secret espoir que la solution de la guerre allait peut-être en sortir.

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Victor Robert 2ème partie

On avait appris les alternatives de succès et de revers des armées russes ; leurs conquêtes en Galicie, la prise de Lemberg, l’investissement de Przemisl, leur pénétration jusqu’aux cols des Carpathes, avec la menace d’envahir la Hongrie, avaient un moment ravivé nos espoirs ; puis tout s’était arrêté de ce côté et nous ne nous faisions guère d’illusions sur le fameux «  rouleau compresseur » auquel la presse se plaisait à comparer l’action de nos alliés pour entretenir l’opinion.

L’entrée en guerre de la Turquie, en novembre, n’avait surpris personne ni paru de nature à fournir un appoint sérieux aux Empires Centraux. Cependant, l’échec lamentable de l’escadre franco-britannique dans la tentative de forcement des Dardanelles, le 19 février sous le canon des forts turcs, causa une pénible déception. Elle nous prouvait à quel point nous étions séparés des Russes et, surtout, elle nous montrait quel parti les Allemands allaient tirer de leur mainmise sur l’empire ottoman, car on répétait que les forts turcs qui gardaient l’entrée des Détroits étaient commandés par des officiers allemands.

Puis ce fut, sur le front français, l’attaque entreprise en Champagne, dans la région de Perthes. On suivit presque jour par jour les progrès de cette opération engagée méthodiquement sur un front de 8 kilomètres ; entamée au milieu de février, elle se poursuivit pendant un mois par des efforts persévérants qui, chaque fois, faisaient gagner peu de terrain, il est vrai, mais à la longue paraissaient devoir désorganiser le système de défense ennemi. Nous vécûmes dans l’attente d’une percée possible. Il fallut déchanter une fois de plus.

Nous savions qu’à l’intérieur un effort considérable se développait pour mettre en train une fabrication intensive du matériel de guerre dont nous avions besoin, des canons et des munitions surtout, dont la profusion était nécessaire pour sortit de cette situation. Il fallait savoir patienter. Mais en attendant, cette guerre, dite d’usure, exigeait des combattants une faculté de résistance que les conditions de vie dans les tranchées, les tirs meurtriers, les intempéries, des épreuves de toutes sortes portaient aux limites des forces humaines.

Les moindres actions coûtaient des pertes terribles, le plus souvent stériles, en tous cas disproportionnées aux résultats acquis. Les échecs des combats acharnés de Vauquois, des Eparges, de l’Hartmannswillerkopf, à la même époque, février et mars, nous confirmaient encore dans ce sentiment.

Une opération de détail eu lieu sur notre propre front, à la jonction du 7ème C.A. et du 6ème G.D.R. : la réduction du Saillant de Quennevieres. Il ne s’agissait que d’une action très localisée, en vue d’améliorer le tracé de nos

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lignes. Les préparatifs en avaient été longuement médités par l’E.M. de l’armée. Elle devait être menée surtout avec une concentration importante d’artillerie. On transporta pour la circonstance un P.C. réduit du 7ème C.A. sur les plateaux au sud de l’Aisne. L’opération réussit à peu près ; elle ne dura que quelques heures. Ce fut la seule opération entreprise au 7ème C.A. pendant cette longue période de stabilisation.

La tâche principale du 3ème bureau à cette époque était la restitution, sur des cartes à grande échelle ou des plans directeurs, du réseau des tranchées françaises et allemandes, afin de coordonner le développement de nos travaux défensifs et de découvrir les points sensibles de l’organisation ennemie. On demandait aux occupants des croquis variés qu’ils ne pouvaient fournir qu’avec une approximation grossière car leur situation était malaisée et les instruments topographiques mis à leur disposition étaient fort rudimentaires.

A la vérité, le relevé des travaux ennemis était du ressort du 2ème

bureau, qui eût dû être outillé en conséquence; mais notre 2ème bureau s’était nonchalamment laissé dépouillé de tout travail qui eût exigé de la méthode et de l’activité. Son rôle complètement effacé se bornait à régler quelques questions de police, de concert avec le prévôt du C.A.

Quant au 1er bureau, en dehors de sa tâche journalière habituelle pour assurer les ravitaillements et des problèmes nouveaux que posait le stationnement prolongé, il lui incombait, au cours de ces longs mois, de préparer une série de mesures d’exécution consécutives aux décisions du G.Q.G. touchant à la réorganisation des unités ou à leur dotation en matériel.

Dés le début de l’hiver, avait été adoptés pour toutes les troupes, une tenue bleu clair. Puis on avait décidé de coiffer d’une calotte métallique les tireurs aux créneaux, l’expérience ayant montré que les blessures à la tête étaient de beaucoup les plus nombreuses. Chose curieuse, les fantassins des tranchées étaient si peu disposés à adopter cette protection que, bien souvent, on trouvait dans les tranchées de première ligne les hommes coiffés du képi, utilisant leur calotte métallique à la manière d’une sébile placée à côté de leurs créneaux après y avoir vidé le contenu de leurs cartouchières.Remaniement

On remania ensuite l’armement individuel : les cavaliers étant appelés à jouer le rôle de fantassins, il avait été reconnu nécessaire de les doter d’une arme pourvue d’une baïonnette ; on prescrivit de faire échanger les carabines de cavalerie contre les mousquetons avec sabre-baïonnette de l’artillerie ; puis, on dota également de mousquetons d’artillerie les mitrailleurs d’infanterie que le fusil trop lourd et trop long gênait dans leur service ; les servants d’artillerie reçurent des fusils de modèles divers, parfois anciens. Ce

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fut l’objet d’une succession de mesures souvent difficiles à élaborer, car il importait avant tout de faire ces échanges sans démunir de leur armement, même momentanément, les combattants qui en étaient objet.

Au début de 1915, on commença à renvoyer à l’arrière les ouvriers spécialistes pour être mis à la disposition des usines où les services des fabrications de guerre s’efforçaient de produire le matériel et les munitions qui manquaient aux armées. La tâche était délicate de distinguer parmi les soldats de toutes armes ceux qui étaient vraiment qualifiés pour gagner les usines ; beaucoup qui n’avaient jamais touché un outil se découvraient une spécialité. Il fallait éviter les abus et, pour cela, exiger des garanties. On était déjà trop porté dans la troupe à constater, à la suite de cette mesure, que les paysans seuls seraient bons pour se faire tuer.

On constitua dans chaque division une compagnie auxiliaire du génie avec des soldats de toute provenance et des cadres du génie, pour doubler la compagnie du génie divisionnaire et subvenir aux travaux de plus en plus nombreux qui incombaient à cette arme.

On augmenta progressivement le nombre des unités de mitrailleurs dans l’infanterie et on dota les régiments de canons de 37 pour lutter contre les mitrailleuses ennemiesDotations et créations nouvelles

On créa un matériel d’artillerie de tranchée dont on arma des batteries nouvelles qui, peu à peu, vinrent prendre place sur le front pour se substituer aux vieux mortiers en bronze ou aux engins mécaniques qu’on avait initialement disposés dans les tranchées.

Vers la fin de l’hiver, on commença à doter chaque unité d’une cuisine roulante. A mesure que la dotation de l’armée s’enrichissait en camions automobiles, le parc d’artillerie du Corps d’armée vit disparaître une partie de ses sections de munitions; transformées en batteries (d’abord de 90, puis de 75) pour constituer l’artillerie des divisions de nouvelle formation. Bientôt on devait enlever à l’artillerie de Corps des groupes de 75 dans le même but.

Des compagnies de cantonniers, formées de territoriaux, nous arrivèrent de l’arrière pour entretenir les routes du secteur, que la circulation des convois commençait à mettre à mal.

Les chasseurs forestiers de la compagnie de garde du Q.G. furent rappelés à l’intérieur par les besoins de l’exploitation forestière, la consommation formidable de bois qui se faisait aux armées exigeant l’organisation méthodique des coupes sur une vaste échelle.

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II. LE Q.G. DE CŒUVRES EN 1915

Toutes ces transformations et créations nouvelles nécessitaient un travail constant de la part du 1er bureau. Nos unités étaient en perpétuelle évolution, dans leur personnel et dans leur matériel; d’autre part, elles poursuivaient l’amélioration de leurs travaux de défense sur le front. C’étaient donc sans cesse de nouveaux besoins à satisfaire; le 1er bureau s’employait de son mieux à cette tâche.

Nous étions tous à l’organisation :- organisation du personnel, de l’armement, de l’habillement, des

équipages ;- organisation intérieure des unités de toutes armes ;- organisation des services, des moyens de transport ;- organisation des travaux pour la constitution d’un front fortifié.C’était la conséquence de cette longue immobilisation des Armées. Il

n’était pas douteux qu’en face de nous l’adversaire n’en fît autant.

Entre temps, la 14ème Division avait relevé, dans son secteur, la 63ème

Division, mise en repos.

Depuis que le Général en chef avait réparti les Armées en 3 groupes d’Armées - décentralisation rendue nécessaire par l’énorme étendue du front-, nous appartenions au Groupe d’Armées du Centre (G.A.C.) dont le commandement était exercé par le général de Castelnau. La première conséquence de cette création fut d’imposer des règles rigides pour l’organisation fortifiée et d’augmenter notablement l’importance des travaux de fortification en imposant une protection plus profonde : galeries boisées, observatoire blindés, constructions en béton, se multiplièrent. Le capitaine du génie Camus, émissaire du G.A.C., parcourait le front et signalait sans pitié les chefs qui ne se pliaient pas assez promptement aux instructions nouvelles ; des sanctions suivirent, parfois sans discernement. Aussi la venue de cet officier fut-elle bientôt redoutée dans les P.C. du front.Le moral

Il est remarquable que le moral de nos troupes n’ait pas fléchi un seul instant au cours de cette dure période de stagnation pendant l’hiver, dans la boue, sous la pluie ou la neige, dans les conditions de vie les plus inconfortables.

Les hommes, dans les tranchées, tour à tour terrassiers, mineurs, constructeurs ou transporteurs, ne cessaient leur travail pénible que pour prendre un tour de garde plus pénible encore, en s’immobilisant pendant des heures comme guetteurs aux créneaux, ou pendant des jours entiers aux

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postes avancés, dans un entonnoir ou une tête de sape, à quelques mètres à peine de la tranchée ennemie, où le moindre bruit pouvait déceler leur présence et attirer sur eux un déluge de grenades ou de ces bombes énormes que les poilus appelaient les «seaux  à charbon » .

Dans toutes ces fonctions, le danger était sans cesse menaçant. Chaque jour nous enregistrions des pertes.

Et nous ignorions que cela devait durer bien au delà de l’hiver,... jusqu’au milieu de l’été !

Oui, l’âme du poilu était vraiment bien trempée ! pour demeurer telle dans ce piétinement interminable, aucune action offensive ne venant lui insuffler une ardeur nouvelle.

A vrai dire, on avait fait l’impossible pour améliorer matériellement le sort du combattant, lui permettre de lutter contre le froid, lui assurer une nourriture saine et abondante. On s’était efforcé de soutenir son moral en lui procurant, par le jeu des relèves, quelques périodes de repos et de détente, en régularisant le service postal, en lui faisant parvenir des journaux. Les officiers, qui partageaient le sort de leurs hommes, surent être à la hauteur de leur tâche en entretenant la flamme ; une admirable confiance réciproque régnait entre les uns et les autres.

Enfin, le général en chef avait, au cours de l’hiver, crée la croix de guerre aux couleurs de l’espérance et du sang, pour récompenser la bravoure; ce signe tangible qui accompagnait désormais les citations à l’ordre (seules récompenses attribuées jusqu’alors) avait été, sans nul doute, un stimulant des plus précieux.

Tout cela suffirait-il à la longue ? Sans l’action, sans le mouvement en avant régénérateur des énergies.

Etrange situation ! Nous sommes là, devant cette barrière qui, de la Suisse à la Mer du Nord, coupe la France en deux. Nous accumulons les défenses le long de cette ligne et nous montons la garde. Derrière nous, une autre barrière semble séparer la zone des Armées de celle de l’intérieur ; pour nous tous, elle est infranchissable, comme l’autre. Nous ne connaissons plus la physionomie de cette France de « l’intérieur », où l’on peine, où l’on commence à souffrir de privations.

Défense aux familles de pénétrer dans la zone de l’avant ! A part quelques escapades clandestines de rares officiers dont les femmes résident à proximité, aucun de nous, depuis des mois, n’a pu reprendre contact avec sa

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famille autrement que par correspondance ; et c’est insuffisant. Une sorte de lassitude se mêle à nos préoccupations militaires.

Dieu merci ! je reçois des nouvelles assez régulièrement des miens, de ma femme, de mes parents, de mes frères. Depuis le mois d’octobre, ma femme s’est réfugiée avec mes enfants à Montelimar, auprès de sa sœur devenue veuve. Marcel est toujours à la 57ème division, sur le front de la Haute-Alsace, un secteur assez calme à ce qu’on dit. Mais comme toutes ces lettres sont lentes à cheminer ! Les nouvelles sont toujours vieilles de plusieurs jours ! Je sens qu’à l’arrière comme à l’avant, tous les regards sont tournés vers le front, dans une perpétuelle angoisse qui n’ose s’exprimer, mais que je devine.

J’essaye de me faire une idée de la vie dans les villes de l’intérieur. Je ne puis en juger par ce que je vois autour de moi. A Cœuvres, ce n’est qu’une population exclusivement militaire, qui déforme mon jugement. Il ne reste que peu d’habitants, de plus en plus rares à mesure que le temps passe, et qu’on ne voit, d’ailleurs, pas circuler : vieillards retirés au fond de leur demeures, femmes tapies derrière le comptoir de buvettes improvisées, où elles exploitent les soldats par des ventes illicites, malgré les règlements édictés par l’autorité militaire ; le conseil de guerre du Corps d’armée, auquel  je suis appelé à siéger à plusieurs reprises, m’en offre des exemples. Des échos me viennent de certains intérieurs d’habitation, où des femmes de mobilisés se débauchent à la longue. Triste corruption née de la longueur de la guerre !

La dislocation des foyers de mobilisés pose des problèmes. Un député a interpellé à la chambre sur la crise de la natalité qui va s’en suivre et sur celle qui s’ouvrira en conséquence dans vingt ans pour la défense nationale. On parle de permissions possibles à accorder aux mobilisés. Mais ce bruit ne trouve que des sceptiques. A-t-on jamais vu donner des permissions au cours d’une guerre !Nouvelles mutations à l’état-major

D’importantes mutations étaient survenues pendant l’hiver, parmi nos officiers. D’autres eurent lieu au printemps.

Le lt-colonel Serot-Almeras nous avait quittés pour prendre le commandement d’un régiment. Le lt-colonel Bernard avait été nommé chef d’état-major, à sa place, et avait cédé ses fonctions de sous-chef au commandant Semaire. Celui-ci avait laissé le 3ème bureau aux mains d’un nouveau venu, le commandant Vernier, de la Cavalerie.

Peu après, le commandant Semaire, promu lt-colonel, partait à son tour comme chef d’état-major du 6ème G.D.R., devenu le 35ème C.A.1, et était

1- Par ordre du Commandant en chef, il n’était pas fait de distinction entre les divisions actives et les divisions de réserve, cette distinction ne se justifiant plus en raison du renouvellement des contingents

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remplacé par le commandant de Bellaigue de Bughaz, grand blessé de guerre revenant au front.

Le 3ème bureau, qui avait perdu le capitaine Fabre, placé à la tête d’un bataillon, récupérait le capitaine Saillard et se grossissait du capitaine Burlet ; ce dernier apportait, avec son humeur joviale, une expérience consommée qu’il avait acquise en exerçant depuis le début de la guerre le commandement d’une compagnie, puis d’un bataillon, au 35ème régiment d’infanterie.

Le lt-colonel de Pimodan avait besoin de repos en raison de son âge. Il gagna le large. Le commandement du Q.G. fut confié au commandant Vergne, de la cavalerie, qui nous était venu pendant l’hiver, après blessure, et qu’on avait mis provisoirement au 3ème bureau, en surnombre; en fait, il n’était aucunement préparé à y remplir un rôle, n’étant pas breveté, et il était resté pratiquement sans emploi. La fonction du Commandant du Q.G. lui allait au contraire très bien. Il était secondé à la section du courrier par le lieutenant Chapot, officier de réserve d’artillerie, et par l’adjudant Troncin, promu peu après sous-lieutenant.

Le lt-colonel Bernard, en prenant ses fonctions de chef d’état-major, avait installé son bureau dans une nouvelle pièce disponible du rez-de-chaussée, où se tenait également le sous-chef. Le 3ème bureau, trop à l’étroit dans la bibliothèque, s’était étendu dans l’ancien bureau du Chef, où le billard lui permettait de déployer aisément les « plans directeurs » que le « groupe des canevas de tir » de l’armée avait commencé à éditer.

L’usage s’était établi, au cours de l’hiver, de n’envoyer, au rapport journalier de l’Armée, à Villiers-Cotterets, que les officiers du 3e bureau, dont la tâche la plus importante était, à cette époque , de suivre le développement des travaux d’organisation défensive, à quoi s’attachait surtout l’état-major de l’Armée.

Le rôle de ces officiers n’était pas sans susciter une certaine jalousie parmi les autres officiers de l’état-major. Ils recueillaient souvent à l’état-major de l’armée, des échos intéressants sur les événements concernant les autres parties du front ou les autres théâtres d’opération, et, à leur retour, nous les servaient un peu à la manière d’augures. Comme à la longue, ils devenaient des familiers à Villiers-Cotterets, il leur arrivait, parfois, de glaner quelque confidence sur les projets du haut commandement ; ces jours-là, le 3ème bureau s’enveloppait de mystère ; ce n’étaient plus que chuchotements ; les augures restaient muets.

dans les unes et les autres. Les groupes de divisions de réserve ( G.D.R.) étaient, pour les mêmes motifs, devenus des Corps d’armée. (C.A.)

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Deux généraux blessésUn soir de mars, vers 17 heures, comme je travaillais à mon bureau

dans le plus grand calme, la sonnerie de mon téléphone retentit soudain.« Allô ! C’est le Corps d’armée,- Oui, 1er bureau.- Ici, St-Bandry. Le général de Villaret vient d’être grièvement blessé

dans les tranchées, ainsi que le général Maunoury. Pouvez-vous envoyer de suite une voiture à l’ambulance de Roche, où ils ont été transportés ? »

J’avisai aussitôt le directeur du service de santé qui fit assuré le soir même l’évacuation des deux officiers généraux en les faisant accompagner par un médecin.

La nouvelle de ce double accident fusa comme l’éclair dans l’état-major. On en été affecté, mais point très surpris; l’imprudence du général de Villaret, quand il parcourait les tranchées, était trop connue de tous.

Bientôt les détails arrivaient par l’officier l’ordonnance.Les deux généraux s’étaient rendus en tournée dans la région de

Vinche. Le général de Villaret avait conduit son chef à l’entonnoir produit par l’explosion de la mine allemande du 1er janvier. C’est là, en se penchant tous deux à un créneau de tir, suivant les uns, ou en se découvrant par dessus le parapet, suivant les autres, qu’ils avaient été atteints à la tête par une balle tirée de la tranchée allemande très voisine. Les témoins affirmaient qu’un seul coup de feu avait été tiré.

Entonnoir à 60m des tranchées allemandes. (région de Nouvron-Vingré) A 20 m sur la droite, créneau devant lequel furent simultanément

blessés en mars 1915 le général Maunoury commandant la VIème Armée et le général de Villaret commandant le 7ème C.A.

On ne savait que trop, à cette époque, le danger qu’il y avait à se découvrir, si peu que ce fût, dans les tranchées de 1ere ligne. Les Allemands avaient dressé des tireurs de précision qui abattaient les imprudents. On

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prétendait même qu’ils avaient spécialisé des « tireurs d’officiers » ; Nous avions du reste, nous aussi, formé des tireurs qui ne rataient pas leur coup.

Le créneau lui-même ne dispensait pas de certaines précautions,. On évitait les créneaux non paradossés, au travers desquels un observateur ennemi pouvait apercevoir un carré de ciel, tant que rien ne venait l’obstruer ; en sorte que la présence d’une tête à de tels créneaux se décelait immédiatement aux yeux de l’ennemi par un changement de clarté. On fermait souvent l’entrée de ces créneaux par un rideau, mais les mouvements du rideau n’échappaient pas toujours à un adversaire attentif.

Quoiqu’il en soit -imprudence ou fatalité - le bougre avait bien visé, ce coup-ci, et sa mouche était d’importance.

Le général Maunoury, atteint à l’œil, dut abandonner définitivement le commandement de la 6ème armée, qui fût confié au général Dubois.

Le général de Villaret, le front troué en plein milieu par la pénétration de la balle, obtint de ne pas résigner définitivement ses fonctions. Après quelques semaines d’hospitalisation, il revint au château de Cœuvres achever sa guérison et reprit le commandement du 7ème C.A., non sans éprouver, par la suite, des troubles persistants dans la vue. Le C.A. avait été commandé provisoirement, en son absence, par le général Crepey, commandant la 14ème

division.

Dans le Parc du Château de Coeuvres

Coeuvres et ses environs au printempsLe printemps était venu ; un printemps idéal, qui incitait à sortir. Les

brumes matinales, tôt dissipées sous les rayons du soleil, faisaient place régulièrement à une atmosphère d’une parfaite limpidité. En quelques jours, les arbres s’ornèrent d’une parure nouvelle. Le parc du château s’enveloppait d’un charme grandissant ; on aimait s’y répandre par groupe à toute heure du jour, suivant les loisirs que chacun pouvait se procurer.

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Cne Robert s/lt Lemery Cne FritchCapitaines Saillard, Robert, Duchosal, Habran

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Après notre claustration volontaire tout au long de l’hiver, le renouveau de la nature jetait comme un rayon de joie dans tous les cœurs. On se plaisait à se réunir et à deviser dans l’air plus léger, sur les pelouses fraîches, autour de la pièce d’eau qu’alimentait un mince ruisselet au discret murmure, à s’enfoncer dans les sentiers de mousse, jusqu’au long rectangle découvert et gazonné qui s’allongeait derrière la terrasse et où été aménagé un « tir à l’arc », sport fort en honneur dans la région.

La cour du château se transformait elle aussi sous la frondaison de ses massifs, égayée, ça et là, par l’épanouissement multicolore des corbeilles que le comte de Berthier faisait orner avec soin au moyen des plantes sorties de ses serres. Il mettait toute sa coquetterie de vieux gentilhomme à rendre sa demeure agréable à ses hôtes, maintenant qu’il restait seul. Il venait de faire engager son fils dans la cavalerie dès ses 18 ans, après l’avoir entraîné à l’équitation au cours de l’hiver dans les allées du parc. Le jour était proche où il allait nous quitter lui-même, revêtu de son ancien uniforme d’officier de réserve de cavalerie, pour reprendre du service, bien que son âge le libérât de toute obligation ; il allait venger ce fils tué sur le front, après quelques semaines à peine, dans la fleur de sa jeunesse.

La cour servit de cadre, à cette époque, à quelques prises d’armes organisées pour la remise de décorations au personnels du Q.G. : Croix de la Légion d‘honneur et Médailles militaires attribuées pour ancienneté de service, suivant le mode du temps de paix, - et aussi croix de guerre décernées à certains officiers qui s’étaient distingués précédemment dans les Corps de troupe. C’étaient des cérémonies tout intimes, auxquelles prenaient part les officiers de l’état-major et les services du Q.G. et où la troupe était représentée, seulement, par les chasseurs-forestiers, du temps où celle-ci était encore des nôtres ; un ou deux clairons venus d’un Corps voisin exécutaient les sonneries réglementaires. Tout le monde était à pied. L’appareil était simple, mais le rite traditionnel fidèlement observé. Le Général passait en revue les officiers et la petite troupe ; remettait les décorations suivant le mode réglementaire, puis faisait défiler devant lui.

Avec la belle saison, on éprouva bientôt le besoin d’aller prendre de l’exercice aux environs du village et de varier les horizons. On organisa le travail pour permettre à chacun de passer quelques heures en promenade. Les sites les plus agréables abondaient autour de nous. Les riantes vallées aux eaux limpides et aux flancs boisés qui convergent sur Cœuvres offraient des itinéraires captivants à cette époque ; le joli château de Valsery, tout proche, enfoui dans la verdure, au bord de son ruisseau, était un coin savoureux. Les villages de St-Pierre, Aigle, Montgobert, Cutry, Laversine, échelonnés dans ses fonds, étaient des buts de promenade non dépourvus de charme. Il y avait,

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enfin, la magnifique forêt de Retz, qui s’étend au sud de Cœuvres jusqu’au delà de Villers-Cotterets, et dont les futaies majestueuses nous attiraient par dessus tout. J’allais fréquemment à cheval galoper dans ses allées cavalières admirablement tracées et que croise un riche lacis de laies forestières formant le réseau d’itinéraires le plus varié qui soit.

Une réunion au Q.G. de Coeuvres pour une remise de décoration par le général de Villaret dans la cour du Comte de Berthier

Même nos excursions dans la zone des tranchées, lorsque notre tour nous y appelait, ne manquaient pas de poésie par ces claires journées, où s’épanouissait, sous le soleil, toute la beauté primitive de paysages nouveaux. Aux bords de l’Aisne, les champs incultes avait reverdi sous la poussés printanière et s’ornaient de fleurs sauvages ; les enclos abandonnés avaient pris ces teintes délicates des vergers en fleurs. On cheminait dans des boyaux moins boueux, mieux pourvus de caillebotis, et d’une profondeur suffisante pour assurer, tout au moins, un abri contre les balles; on n’y redoutait plus que de tomber à l’improviste sous quelque bombardement; mais les munitions d’artillerie étaient si ménagées de part et d’autre !...Le gibier

Il n’était pas rare, au retour de nos promenades, de rapporter à la popote quelque pièce de gibier. La chasse étant interdite aux armées, le gibier

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s’était multiplié d’une façon prodigieuse. Autour des cantonnements de repos, les oisifs se livraient sans bruit, mais non sans succès, au sport défendu, au moyen de pièges et de collets. On rencontrait, çà et là, sur les sentiers écartés, ces appareils habilement tendus par des mains expertes en braconnage ; mais les auteurs n’avaient garde de se montrer au passage des officiers, si bien qu’il était loisible, à ces derniers, de cueillir la bête qu’ils avaient prise.

Il était bien difficile à la prévôté de faire respecter la consigne. Elle avait d’autres tâches. Et puis elle n’était pas à l’extrême front. Les méchantes langues ne prétendaient-elles pas que le front commence au dernier gendarme? Dès lors, au nord de l’Aisne, le « poilu » pouvait se croire tout permis. Mais au sud, il ne se privait pas non plus, pour si peu.

Il m’arriva, une après-midi, me promenant dans les fourrés qui bordent, en la dominant, la route de Cœuvres à Soucy, de découvrir un lapin pris au collet et dont les petits cris plaintifs avaient attirés mon attention. Le dégager et l’assommer furent l’affaire d’un instant. Mais je n’avais rien pour le dissimuler sur moi et je ne me souciais pas de rapporter à découvert mon butin, à la barbe des gendarmes qui surveillaient l’entrée du quartier général. Leur donner ainsi matière à penser que le chef du 1er bureau transgressait les ordres, qu’il braconnait lui-même, c’eût été la fin de tout ! Je descendis jusqu’au bord de la route, dissimulai mon lapin dans un buisson et me dirigeai, ensuite, vers Cœuvres pour quérir une auto.

Je vis alors deux artilleurs descendre, à leur tour, à travers les taillis et guetter ma manœuvre. C’étaient apparemment deux hommes du parc d’artillerie, à qui je venais de ravir la proie espérée. M’ayant reconnu à distance, ils n’osaient plus approcher pour me la disputer ; sans aucun doute se réservaient-ils de découvrir ma cachette dès que je me serais éloigné.

Lorsque je revins en voiture, je fus assez heureux pour retrouver ma prise à l’endroit où je l’avais laissée, tandis que les deux artilleurs battaient encore les buissons à peu de distance. Constatant que leur échec était irrémédiablement consommé, ceux-ci s’éloignèrent, la mine confuse. Et sans me soucier d’eux, je repris, en auto, la direction de Cœuvres.

A l’entrée du château, lorsque les gendarmes de garde, se figeant au garde-à-vous, me saluèrent avec leur correction habituelle, je répondis à leur salut avec toute la sérénité d’une conscience qui sait parfaitement qu’un lapin est invisible sous les coussins d’une voiture. Et le soir, à la popote, il y eut un fameux civet.

Quand pareille aubaine nous arrivait, le chef de popote s’arrangeait, généralement, pour se procurer d’autres gibiers pareils, afin qu’il y en eût

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pour tous ; car nous étions quinze à vingt à table. Certains, cependant, entendaient faire bénéficier de leur apport un petit groupe intime qui, à cette occasion, se faisait servir en cachette un succulent repas. Cette manière de faire, quand elle était connue, donnait lieu à des commentaires désobligeants. Le capitaine Fritsch, entre deux parties de bridge qui occupaient ses après-midi, enquêtait volontiers à la cuisine, et, lorsqu’il découvrait quelques préparatifs de ce genre, il ne manquait pas d’y faire, en public, de piquantes allusions.Les perdrix de Saillard

Un jour Frisch ayant découvert que Saillard venait de rapporter secrètement deux perdrix de Villers-Cotterets, me proposa de jouer un bon tour à nos camarades. Il s’agissait de nous attabler à l’improviste avec les rares convives auxquels ces volatiles étaient destinés.

Le soir venu, nous prîmes, comme d’habitude, notre repas à la table de l’état-major. Il y manquait Saillard et deux autres officiers. Aucun doute que ceux-ci n’aient projeté de faire un repas séparé, après le nôtre.

Aussitôt après le dîner, nous étant revêtus de l’appareil habituel aux reconnaissances sur le front, nous disparûmes, subrepticement, Frisch et moi.

Une heure plus tard, une auto du Q.G. nous déposait bruyamment dans la cour, devant la popote. Copieusement crottés, comme si nous venions de circuler longuement sur le sol humide des tranchées, nous fîmes irruption dans la salle à manger. Les trois complices étaient justement à table. On leur servait le potage.

Notre entrée causa visiblement une surprise désagréable. Tout en nous dépouillant de notre équipement, nous interrogions nos camarades sur les causes qui avaient bien pu faire retarder à ce point l’heure de leur repas.

Réponse très évasive.J’appelai le serveur pour faire apporter deux couverts supplémentaires

et nous prîmes place à table. Frisch et moi, placés en vis-à-vis, échangions des propos sur l’intéressante tournée que nous venions de faire et sur les effets salutaires que nous en ressentions.

Cela ne paraissait pas toucher nos camarades, qui gardaient un mutisme obstiné.

«  Je me sens un appétit féroce, conclut cyniquement Frisch. Savez-vous quel est le menu ? »

Silence glacial.Le serveur, interpellé, annonça :« Potage Parmentier - Œufs à l’oseille - Perdrix aux choux - Petits pois

- Dessert » -

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C’était plus qu’il n’en fallait pour mettre Frisch tout à fait en gaieté. Il mangea comme il l’avait dit. Nul n’eût pu soupçonner qu’il avait déjà dîné une première fois.

J’avoue que j’avais beaucoup plus de peine à absorber ce second repas, pour tenir correctement mon rôle. Les œufs à l’oseille, en particulier, avaient quelque difficulté à passer.

Nos convives étaient de plus en plus consternés de ne pas avoir prévu ce contretemps. Frisch faisait, avec moi, tous les frais de la conversation. Il entamait une de ces croustillantes histoires dont il avait le monopole; lorsqu’on servit les perdrix.

Il s’arrêta..., il y eût quelques secondes d’hésitations, au cours desquelles je crus deviner, derrière les fronts devenus soucieux, un petit calcul mental : deux perdrix pour cinq, cela ne fait plus que deux cinquièmes chacun ; bien petite part, au lieu des deux tiers escomptés ...

«  Allons ! Laissez-moi vous arranger cela, lança Frisch en aiguisant son couteau. »

Et il se mît à découper avec une sûreté impeccable, en achevant son histoire.

Il tendit ensuite le plat. Mais se ravisant :« Non! Honneur d’abord à ceux qui viennent de courir la tranchée,

n’est-ce pas »Et sans se préoccuper de ce qu’on en pensait :«  Vous permettez que je vous serve ? me dit-il. »Il laissa tomber dans mon assiette la moitié d’une perdrix.L’autre moitié glissa, je ne sais comment, dans la sienne. Après quoi,

il passa le plat aux mains de son voisin.«  A vous, maintenant ! Quel fumet ! Mes compliments au chef de

popote. »La seconde perdrix faisait le tour de la table.«  Il faudra en laisser un peu pour le cuisinier, ajouta-t-il sans rire. Il

l’a bien mérité. »

Il dominait la table, irrésistiblement. Personne ne soufflait mot. Les trois compères, le nez dans leur assiette, durent se contenter chacun d’un quart à peine de perdrix. Leur mine était pitoyable.

Fritsch s’extasia sur la façon dont ce gibier avait été préparé - et c’était justice -, versa à la ronde un vin de Chablis qu’on venait de servir pour la circonstance et qui n’était pas dans l’approvisionnement habituel de la popote. Puis il commença une nouvelle histoire.

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Le repas s’acheva pourtant, chacune des victimes affectant de dissimuler son ressentiment et, sans nous attarder, nous nous dispersâmes. Fritsch parlait encore.

Le lendemain, lorsque nos camarades surent la mystification dont ils avaient été l’objet, il y eût peut-être chez eux un peu de dépit, mais ils n’en laissèrent rien paraître, car tout l’état-major s’amusait fort de la plaisanterie. Ils prirent le parti d’en rire à leur tour et je fus fort aise que la cordialité de nos relations n’eût pas à en souffrir.

Mais la leçon n’avait pas été inutile. Il n’y eût plus de petit souper clandestin.Les évenements extérieurs

Comme toujours, pendant cette longue période d’inaction, les événements extérieurs attiraient notre curiosité et fournissaient le principal aliment de nos conversations.

On apprit le bombardement de Dunkerque. Cela paraissait incroyable. Dunkerque était à une distance du front qui défiait le canon ennemi. On opinait volontiers pour un bombardement exécuté par des navires de guerre, lestement disparus dans la brume, ou encore pour un jet de bombes d’avions dissimulés par les nuages. Ce ne fut que beaucoup plus tard qu’on nous assura qu’il s’agissait d’un canon tirant à très longue portée, dont l’obus, s’élevant dans les hautes couches de l’atmosphère où la densité est extrêmement faible, allongeait sa trajectoire d’une façon insoupçonnée.

Ce fut ensuite l’attaque française pour étrangler ce qu’on appelait «  la Hernie de St-Mihiel». Cette saillie du front allemand, par l’occupation de St-Mihiel, coupait la voix ferrée de la vallée de la Meuse et gênait ainsi nos ravitaillements du secteur de Verdun. Le maintien des Allemands dans cette situation extraordinaire, en pointe à l’intérieur de nos lignes, par conséquent en butte de tous côtés à nos tirs, paraissait depuis longtemps inexplicable. L’échec de notre opération, entamée le 5 avril pour faire sauter cette poche, parut plus incompréhensible encore. Cela déroutait nos conceptions tactiques les plus saines.

On parlait, à cette époque, de préparatifs en vue de reprendre l’affaire des Dardanelles, mais cette fois par une attaque à terre. Nous apprîmes qu’un débarquement de forces anglo-françaises s’opérait dès le 25 avril dans la presqu’île de Gallipoli, en même temps qu’une diversion française s’exécutait sur la côte d’Asie, vers Koum-Kale. Il semblait que les défenses turques du détroit dussent succomber sous une attaque à revers. Or, dès le début, l’affaire s’avéra mauvaise. Nos troupes de débarquement, après la conquête d’une petite zone côtière, se heurtaient à une ligne de défense improvisée, avec

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tranchées et fils de fer ; nos attaques se succédaient, très meurtrières, sans accuser aucun progrès. Une image réduite du front français, avec, en outre, un arrière incertain : la mer ! Amère déception ! Et cela allait durer de longs mois encore !

Pendant ce temps, une autre offensive française était déclenchée le 9 mai en Artois. Jusqu’au 17 juin, on n’entendit plus parler que de ces noms fameux de Notre-Dame-de-Lorette, Viny, Souchez, le Labyrinthe, où s’engagèrent des combats sanglants sans réussir à rompre les lignes allemandes.

Deux événements importants vinrent, fin mai, captiver notre attention : l’entrée en guerre de l’Italie contre l’Autriche le 23 mai, et la capitulation de Przemysl obtenue par les Russes le 25 du même mois.

L’Italie se rangeant à nos côtés, c’était un fait d’une portée considérable. L’action des forces italiennes sur la frontière d’Autriche pouvait créer une puissante diversion, favorisant l’action des Russes, et amener les Allemands à prélever des forces qui nous étaient opposées, pour porter secours à leurs alliés autrichiens.

Nous venions chaque jour au 3ème Bureau consulter les cartes à grande échelle qu’Huvelin tenait à jour avec un soin jaloux à l’aide des renseignements qu’il apportait de la liaison avec l’Armée. Il accompagnait ses traits de crayon multicolores de commentaires toujours optimistes. Ses cartes s’étalaient aux murs comme les promesses d’une ère nouvelle : ici Gallipoli, là les Alpes austro-italiennes, plus loin le front russe. Qu’allait-on voir enfin sortir de tout cela ?

Hélas ! rien. Gallipoli s’était cristallisé. L’offensive italienne à son tour se figeait du Trentin à l’Istrie, devant les défenses des passages élevés, dans une guerre de montagne sans résultat.

Quant aux Russes, feu de paille, sans lendemain. Przemysl tombait de nouveau en juin au pouvoir des Allemands ainsi que Czernowitz, au cours d’une offensive que nos ennemis poussèrent en Galicie et qu’ils développèrent en Pologne et en Courlande. C’était lamentable !

Tant de déconvenues nous lassaient à la longue. On en venait à douter que la guerre puisse finir par une action militaire. Après tout, puisque nous faisions maintenant une guerre de siège, on pouvait envisager d’autres moyens propres à conquérir une place. Le blocus de l’Allemagne était un fait, puisque grâce à l’Angleterre nous avions la maîtrise de la mer ; l’entrée en guerre de l’Italie nous permettait de renforcer notre action maritime, en particulier dans l’Adriatique. De toutes parts, nous pouvions isoler les côtes

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allemandes et autrichiennes et ainsi affamer nos ennemis, tandis que nous restions libres de faire venir des pays d’outre-mer les ressources dont nous avions besoin nous-mêmes. Nous possédions des richesses immenses dans nos colonies. L’Amérique, depuis plusieurs mois, nous cédait des denrées diverses, notamment du foin pressé et de la viande congelée qui entraient de plus en plus dans nos ravitaillements. On commençait à parler de difficultés sérieuses d’alimentation en Allemagne et en Autriche. Allons ! Il ne s’agissait que d’avoir assez de patience !

Nous cessâmes d’aller voir les cartes du 3ème Bureau, où le crayon d’Huvelin n’avançait plus.Sachons durer

Les affaires de Lingekopff qui s’ouvrirent le 20 juillet nous trouvèrent presque indifférents. Quels résultats pouvait-on attendre, pensions-nous, de ces opérations toutes locales dans cette région des Vosges?

Durer ! Oui, il faut savoir durer ! On s’efforcera de ne pas mesurer le temps qui fuit.

A mesure que les chaleurs de l’été se font sentir davantage, nous jouissons de plus en plus du grand air, en quête des ombrages ; nous circulons plus que jamais pour couper les journées. Nous tâchons d’oublier la guerre et de nous convaincre que nous faisons une villégiature, ... une villégiature qui ne finit plus.

Monsieur Caubit, du 1er bureau, nous a quittés, affecté à une autre formation. En attendant son successeur, Huvelin vient m’aider au travail de chancellerie.

Duchosal nous quitte à son tour pour aller suivre les cours du centre d’instruction d’état-major du 7ème C.A. Saillard est désigné pour le remplacer au 1er bureau.

Vers la fin de juillet, on inaugure une salle de cinéma à Cœuvres pour distraire la troupe. Chaque jour, de 17h à 19h. Les films se déroulent. Les officiers ne se font pas faute d’y venir.

A la même époque, la correspondance fait l’objet d’instructions sévères. On a imaginé les secteurs postaux, de façon à supprimer, sur les adresses, les numéros des divisions ou des corps d’armée qui, en cas de capture par l’ennemi, donnaient, à celui-ci, des indications précieuses pour la reconstitution de notre ordre de bataille. A plusieurs reprises, on a interdit aux militaires d’insérer, dans leurs lettres, des renseignements sur les lieux qu’ils occupent, sur les opérations auxquelles ils prennent part.

Les ordres du G.Q.G. vont beaucoup plus loin maintenant : les lettres devront être expédiées non cachetées. C’est une atteinte grave au secret de la

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correspondance. La mesure devait d’ailleurs être rapportée quelques semaines plus tard. Mais le cabinet noir fonctionne, des contrôles sont établis, et malheur à ceux qui glisseront, dans leurs lettres, des renseignements défendus.

La question des permissions revient sur l’eau. Cette fois, c’est une réalité. Le G.Q.G. a décidé que des permissions de six jours seront accordées à tour de rôle. Aucune nouvelle, depuis longtemps, n’avait causé autant de joie !

Au début du mois d’août, un ordre survient, inattendu. Le 7ème C.A. doit être prêt à faire mouvement. Où allons-nous ? C’est le secret. Aucun de nous ne le connaît. C’est bien ainsi. Fini, le séjour à Cœuvres où nous piétinons depuis plus de huit mois. Nous avons soif d’aventures.

Nous sommes prêts à aller n’importe où.L’inaction n’a que trop duré.

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III. L’OFFENSIVE DE CHAMPAGNE – 1915 -

Le 4 août 1915, le 7ème Corps d’armée, après avoir remis la 63ème division en secteur, vient s’établir à l’est de la forêt de Retz, avec la 14ème division et les éléments non endivisionnés. Des ordres ultérieurs doivent le fixer sur sa destination définitive.

Le Q.G. du C.A. est à Longpont, l’état-major dans le riche château des Montesquiou-Fezensac, où je suis confortablement logé ainsi qu’un certain nombre d’officiers.

Les troupes sont au repos. Un nouveau régime de ravitaillements à adapter à la situation me crée une diversion que j’apprécie.

La 14ème division est passée en revue, peu de jours après, par le général Joffre, sur le plateau de Chouy. Il fait un temps splendide. L’attitude des troupes est particulièrement brillante, dans la nouvelle tenue bleue horizon que tous les officiers ont également revêtue. Seul le général Joffre porte la tenue d’avant-guerre, tunique noire et culotte rouge. Après tout, cela me parait cadrer assez bien avec la bonhomie de son allure. Il est à pied ; il passe paisiblement devant le front des troupes, d’un pas tranquille et assuré ; sa physionomie reflète le calme et la persévérance d’un esprit très maître de lui. Aucune recherche, aucun éclat dans ses attitudes. Il est au-dessus de cela. La haute fonction dont il est investi impressionne à elle seule, l’auréole de la Marne l’accompagne, il représente déjà un passé glorieux aux yeux de tous, et c’est avec respect que les troupiers l’appellent « le grand-père » en mettant dans ce mot toute la déférence mais affectueuse reconnaissance qu’ils gardent au chef dont ils connaissent la sollicitude. Sous ses sourcils broussailleux, le regard paraît satisfait et les hommes le recueillent comme une récompense.Le QG. De Cuperly

Le 13 août, le Corps d’armée est dirigé sur le camp de Chalons. Les troupes sont transportées par voie ferrée. Le Q.G. fait route en auto, par Fere-en-Tardenois, Epernay et Chalons, sur Cuperly où il s’installe.

Comme la plupart des villages de la Champagne pouilleuse, Cuperly est un maigre cantonnement, surtout pour un Q.G. Heureusement, nombre de maisons ont été évacuées par les habitants. Les bureaux de l’état-major prennent place dans l’une d’elles assez sordide et par surcroît vide de tout mobilier. Mais nous possédons un matériel de tables et sièges pliants, que le commandant du Q.G. a fait confectionner dès le début de l’hiver précèdent, et qui nous permet désormais d’organiser nos bureaux n’importe où.

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Notre popote s’établit dans un médiocre cabaret de la localité, mal tenu, où une salle nous a été réservée, qui semble être le refuge de toutes les mouches des alentours.

On m’affecte une chambre à coucher assez convenable dans une maison sans habitant.

Ce n’est plus le cadre imposant dans lequel nous nous étions habitués à vivre depuis de longs mois. Mais je n’en ai cure, j’ai à prendre des mesures urgentes pour organiser sur des bases nouvelles le ravitaillement de nos troupes qui débarquent et auxquelles vont s’adjoindre celles de la 37ème

division stationnée dans le voisinage. C’est une division d’Algérie, zouaves et tirailleurs, qui vient d’être placée sous les ordres du 7ème C.A. Je prends contact avec l’état-major de cette division dans un village voisin, en vue d’assurer ses ravitaillements. Le temps me manque pour pousser jusqu’aux batteries de la division qui cantonnent plus loin où je sais que compte le lieutenant Chandèze, que j’ai eu sous mes ordres comme lieutenant de batterie au 2ème régiment d’artillerie à Grenoble et que j’aurais plaisir à revoir. Mais, prévenu, il accourt bientôt me voir à Cuperly.

Je parcours la région pour étudier le fonctionnement de nos services. Il y a là, derrière le front, des aménagements importants qui se développent et qui témoignent d’une activité nouvelle. A St-Hilaire-au-Temple s’est constituée une grande gare, avec nombreux chantiers ; on y a crée de toutes pièces un vaste hôpital d’évacuation sous baraques et tentes Tortoise.

Je visite le P.C. de la division marocaine qui tient un secteur en avant de nous. C’est un P.C. comme je n’en ai point vu encore, établi en pleins champs, enterré dans les profondeurs du sol crayeux, protégé par une voûte en rondins sur plusieurs couches, Il est peu visible extérieurement. Des compartiments y sont aménagés, formant bureaux et chambre à coucher.

Un réseau de voies de 0,60 m circule derrière le front pour desservir les batteries et se relie à la voie normale, à la gare de Cuperly.Le Général Joffre

Le 17 août la 37ème division est sous les armes, dans le camp de Chalons. Le général Joffre vient la passer en revue, accompagné de M. Millerand, ministre de la guerre, et de lord Kitchener, ministre de la guerre britannique.

Bientôt l’ordre est donné au C.A. d’entrer en secteur entre Auberive et Souain. Nos divisions prennent les tranchées, la 37ème à gauche, la 14ème à droite. Elles travaillent à perfectionner l’organisation défensive,. Le secteur est calme.

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Ma première permission.Depuis quelques semaines, le régime des permissions est entré en

vigueur. Mon tour vient le 23 août. Avec qu’elle joie je vais enfin revoir tous les miens ! Je prends le train à Chalons : quelle gare et quel train ! Une cohue de soldats permissionnaires se rue à l’assaut, dans un délire bruyant, encombre les couloirs des wagons, sans souci des classes. Les employés du chemin de fer sont débordés.

Ma femme prévenue de mon départ vient me rejoindre à Lyon. Nous nous rendons ensemble à St André où je retrouve mes enfants. Mes aînés me témoignent la plus affectueuse tendresse ; leur mère leur a tant parlé de la guerre et de ses dangers ! Elle les a tant habitués à prier pour que le Bon Dieu protège leur papa ! Ils sont ravis de me voir revenir au milieu d’eux. Mon petit Jean, qui n’avait que 3 ans en 1914, à peine à reconnaître son père ; je le tiens dans mes bras ; il me considère avec attention, m’écoute en silence ; puis un élan porte ses bras autour de mon cou et il s’appuie sur ma joue étroitement, sans un mot. Témoignage affectueux du tout petit ! En est-il de plus éloquent?

Ah ! Les délicieuses journées passées là avec les miens, après 14 mois de séparation ! Comme elles me payent de toutes les vicissitudes éprouvées depuis le début de la guerre ! Là, dans le calme de la campagne, loin du front, de l’activité guerrière, de tous les bruits, je goûte vraiment la joie la plus parfaite en même temps que le repos le plus complet. Les jours fuient trop vite à mon gré !

Nous nous rendons le 28 à Montpellier auprès de mon père et de ma mère. J’y rencontre mes frères, venus aussi à cette occasion. Par un hasard des plus heureux mon frère Marcel a pu prendre sa permission en même temps que moi. Je bénis le ciel de nous avoir ménagé cette douce réunion de famille, dans les circonstances graves que nous traversons. Quel réconfort n’y puisons nous pas, les uns et les autres à nous communiquer nos impressions et à nous rassurer mutuellement sur l’avenir !

Mais le temps passe ; ma permission s’achève ; il me faut rejoindre mon poste. Le 1er septembre je reprends le chemin du retour. Ma femme m’accompagne jusqu’à Tarascon et après une douloureuse séparation le train m’emporte vers Chalons d’où je regagne Cuperly.

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Les préparatifs d’une offensiveJe rejoins mon état-major. On y chuchote à ce moment des projets

d’attaque. Bientôt le Chef d’état-major réunit les seuls chefs de bureau et leur confie secrètement les préparatifs à entreprendre. On envisage une irruption puissante, sur un très large front à travers les zones de tranchées ennemies. Tout le groupe d’armées du centre doit y prendre part. Nous nous mettons aussitôt aux études qui nous incombent, et à la rédaction des ordres pour les premiers travaux qui doivent précéder l’offensive.

L’infanterie établit des parallèles de départ. L’artillerie est approvisionnée à outrance. Dans les gares, les chemins de fer déverse des tonnes de matériel de toutes sortes et des munitions que les camions automobiles transportent dans les dépôts créés à proximité du front ou que la voie de 0,60 m amène jusqu’aux batteries. C’est un va et vient incessant, un ronflement continu de moteurs sur les routes; coupé par les appels de klaxon ou par le sifflet des petites locomotives Péchot qui s’essoufflent sur les rampes de la voie étroite.

On prépare des ponts volants pour permettre à l’artillerie, au cours de l’attaque, de franchir les tranchées et d’accompagner l’infanterie. La cavalerie jettera des passerelles en avant, le moment venu.

Nous voyons arriver de lourdes pièces d’artillerie de côte, et des pièces de marine arrachées de leurs bords pour venir prendre part à la bataille en rase campagne à laquelle nul ne les eut cru destinées. Deux espèces nouvelles d’artillerie sont nées : les grosses pièces qui peuvent circuler sur route, remorquées par des tracteurs automobiles, forment « l’artillerie lourde à grande puissance » par abréviation A.L.G.P. (les facétieux traduiront bientôt : artillerie de luxe pour gens pistonnés). Les autres pièces, incapables de se mouvoir sur les routes, sont installés sur des trucs spéciaux de chemins de fer et constituent « l’artillerie lourde sur voie ferrée », l’A.L.V.F.

Dans notre secteur, des batteries d’A.L.G.P. viennent prendre position au sud de St-Hilaire-le-Grand, des pièces d’A.L.V.F. sont installées sur la voie de part et d’autre de Cuperly.

L’ensemble des dispositions que nous avons sous les yeux révèle un déploiement de puissance inusité jusqu’à ce jour. Manifestement il va se jouer là une grosse partie, dont nous ne voyons encore que les préparatifs et dont l’idée d’ensemble nous échappe pour le moment.

On s’occupe à cette date du repérage par le son, en vue de la recherche des emplacements des batteries ennemies, de plus en plus défilées et camouflées. Des groupes d’officiers d’artillerie, d’officiers de marine et

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même de savants mobilisés comme homme de troupe (tel Nordmann, de l’observatoire de Paris) étudient le problème et parcourent le front pour installer des postes de repérage au son.

L’aviation s’est multipliée. Deux escadrilles, l’une de Caudron, la C/46, l’autre de Voisin, la V/21, sont attribuées au 7ème C.A. et survolent journellement le secteur, en quête de renseignements sur les organisations ennemies ou de réglages au profit de notre artillerie.

Un casque métallique, de forme nouvelle, vient d’être adopté pour toutes les troupes, ainsi qu’un masque à gaz.

On a peu parlé jusqu’à ce jour des ravages causés par une vague de chlore que les Allemands ont employée pour la première fois dans les Flandres le 22 avril 1915, à Streenstrate. Sans doute la consigne a-t-elle été donnée de ne pas ébruiter cet abominable moyen de combat, afin de ne pas jeter la démoralisation parmi nos troupes. Mais l’emploi des gaz asphyxiants a été renouvelé par nos ennemis, sur plusieurs points du front, empoisonnant des lignes entières sans défense contre ce mode d’action ; au procédé des nappes gazeuses ils ont ajouté l’usage d’obus toxiques tirés par leur artillerie. Les méfaits de cette arme nouvelle sont connus, même dans les secteurs qui ne les ont pas éprouvés. La menace est partout. Les laboratoires de l’arrière ont étudié les moyens de protection. Il est temps de doter d’un masque les combattants et de les outiller pour user à leur tour de procédés semblables.

Casques et masques nous sont envoyés dans le courant de septembre et rapidement distribués à toutes nos troupes ; au Q.G. également chacun est doté de l’un et de l’autre.

Au cours de ce même mois, le capitaine Habran nous quitte, appelé personnellement par le général Sarrail qui forme l’état-major pour se rendre à Salonique. Je le vois s’éloigner avec regret : Habran est devenu pour moi un collaborateur très précieux ; je sais tout ce que le 1er bureau va perdre en lui. Nous nous séparons très émus l’un et l’autre.

Pour remplacer Habran,, l’état-major reçoit un autre officier d’infanterie breveté. Mais c’est un chef de bataillon, le commandant REY. Je suis navré car le grade va infailliblement lui donner le pas sur moi. Je m’en ouvre aussitôt au Chef d’état-major. Je ne puis accepter d’être mis en sous-ordre au 1er bureau que je dirige depuis un an bientôt.

Le lieutenant-colonel Bernard m’exprime toute sa confiance, mais il n’y a pas d’autre emploi à donner au Cdt. Rey que celui de chef du 1er bureau. J’envisage de demander le commandement d’un groupe d’artillerie.

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Le Chef d’état-major me prie de n’en rien faire pour le moment ; j’ai d’abord à mettre le nouveau chef de bataillon au courant des fonctions que je dois lui passer ; en attendant je conserverai la direction du 1er bureau jusqu’à la fin des opérations offensives à la préparation desquelles j’ai contribué ; après, on verra l’emploi à me confier.

Sur ces entrefaites arrive l’ordre d’opérations du général commandant le G.A.C. (de Castelnau) pour l’offensive, accompagné de l’ordre du général Commandant la 4ème Armée à laquelle nous appartenons (de Langle de Carry). La lecture de ces ordres, qui nous dévoilent enfin les conditions et le but de l’opération projetée, fait briller à nos yeux les plus belles espérances. Il s’agit d’une affaire dont l’ampleur dépasse ce que nous avions pu imaginer; elle est montée minutieusement, avec un déploiement de moyens insoupçonnés, et combinés avec une autre offensive puissante qui va se dérouler en même temps dans l’Artois.

Le front d’attaque du G.A.C. est de 25 kilomètres, des hauteurs de Moronvillers, à notre gauche, jusqu’à l’Argonne. Derrière notre front stationnent des divisions en réserve, qui passeront par la brèche que nous aurons ouverte et qui exploiteront le succès. L’objectif stratégique du G.A.C. est la rocade des Allemands de Sedan à Hirson ! Cela nous parait bien loin. Mais puisqu’on va enfin rompre le front ennemi, il y a là en perspective une belle reprise de la guerre de mouvement à laquelle nous aspirons tous.Aux ouvrages blancs

L’attaque est fixée au 25 septembre et doit être précédée d’une préparation formidable par l’artillerie durant trois jours.

Dans le but de mieux suivre les opérations, le P.C. du 7ème C.A. vient dés le 22 s’installer aux ouvrages blancs. C’est le nom sous lequel on désigne un ensemble de petits fortins en terre, élevés depuis fort longtemps au milieu du camp de Chalons pour servir d’objectifs aux écoles à feu du temps de paix ; leur appellation vient de l’aspect que leur donnent les déblais crayeux qui forment leurs parapets. L’un d’eux a été spécialement aménagé pour servir d’abri au cours de la stabilisation des mois précédents. On a refait les revêtements en gabions, on a creusé des galeries souterraines, recouvertes d’épaisses couches de rondins, cloisonné quelques compartiments et disposé un matériel de travail et de couchage, installé un central téléphonique. En un mot, on en a fait un lieu habitable, protégé contre les coups de l’artillerie de moyen calibre et relié aux divers organes de commandement.

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C’est de cet endroit que nous assistons à la préparation d’artillerie. Pendant les journées des 22, 23 et 24 septembre nos batteries s’acharnent à bouleverser les travaux de défense de l’ennemi, à contrebattre son artillerie, à entraver par des tirs puissants à grande portée ses ravitaillements à l’arrière. Pour la première fois, quelques chefs d’artillerie s’efforcent d’opérer à coups d’obus la destruction des réseaux de fil de fer.

Nous sommes là quelques officiers avec le Général à considérer ce spectacle impressionnant. L’ennemi ne tire pas sur la région de notre P.C. Nous nous tenons vers le sommet du mouvement de terrain des ouvrages blancs d’où l’on découvre la plus grande partie de notre front. Par instants ce n’est devant nous qu’un épais nuage de fumée qui dérobe tout. A peu de distance sur notre droite s’élève le ballon du C.A. Les avions passent sur nos têtes.

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Le P.C. 7 aux "Ouvrages blancs"- 23 septembre 1915 -

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L’état major du 7ème C.A. observant la préparation par l’artillerie au P.C. des ouvrages blancs

24 septembre 1915

Voici qu’un avion s’approche en descendant à très faible hauteur. Sans doute va-t-il laisser tomber aux abords du P.C. un message lesté annonciateur de quelque importante nouvelle. Mais non. Je le suis des yeux et le vois franchir les ouvrages blancs à plein moteur, en se maintenant très bas. Il s’éloigne dans la direction de notre ballon, au-dessous duquel il va passer. Eh quoi ! le pilote ne verrait-il pas en avant de sa route le câble d’acier qui maintient celui-ci. Je le distingue par endroits à ses scintillements.

Serait-il invisible de l’avion ? qui semble piquer dangereusement sur lui ? j’observe anxieusement. Tout à coup, un arrêt brutal, une pirouette rapide de l’avion sur une aile, tandis que le ballon violemment secoué s’incline et fait osciller sa nacelle. Le heurt fatal s’est produit. Tous les yeux sont rivés sur l’infortuné appareil qui se débat autour du câble. On le voit tituber, puis commencer une descente en vrille, ayant perdu sa vitesse. Le câble ne s’étant pas rompu sous le choc, le ballon est indemne ; pour l’avion c’est la catastrophe imminente ; il descend en tournoyant ; il n’est plus qu’à une centaine de mètres du sol. Ciel ! le voici qui se redresse ; il tourne encore, mais dans un cercle plus large cette fois, qui nous le montre libéré de son entrave et qu’il termine triomphalement par une belle envolée en ligne droite dans les hauteurs du ciel bleu.

La scène n’a duré que quelques secondes. Habile manœuvre, en vérité, d’un pilote qui a su gardé son sang-froid dans une circonstance qui semblait désespérée !

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On a pris soin par la suite de fixer des flammes aux câbles des ballons pour signaler de loin leur présence aux aviateurs.

Pendant ces trois journées où le champ de bataille est en quelque sorte livré à l’artillerie, l’infanterie reste terrée dans ses tranchées et abris pour s’exposer le moins possible aux réactions inévitables de l’artillerie adverse. On évite avec soin tout mouvement susceptible de fournir une indication à l’ennemi; il importe de le laisser dans l’incertitude sur le jour et l’heure où il sera attaqué. Mais toutes les dispositions à prendre pour l’attaque ont été minutieusement étudiées dans chaque unité; chacun connaît son rôle. Sur tout le front d’attaque l’infanterie doit surgir à la même minute précise, choisie par le haut commandement, et se ruer vers les tranchées ennemies. Seul le choix de cette minute est inconnue de tous et ne sera divulgué qu’au dernier moment, afin qu’il ne puisse être prématurément surpris par l’ennemi. Tout le mécanisme de l’attaque a été réglé en fonction de cette heure hypothétique, seulement désignée par la lettre H.

C’est dans la soirée du 24 qu’un courrier secret de l’armée apporte au P.C. du Corps d’Armée d’indication ultime : H = 9h 15. ce ne sera pas trop de toute la nuit pour la diffuser jusqu’au plus petites unités en ligne. Pendant cette dernière nuit, tandis que l’artillerie continue, sans désemparer, son œuvre de destruction, l’infanterie vient sans bruit occuper dans les tranchées ses emplacements de départ et procéder à ses derniers préparatifs.

Enfin se lève l’aube du jour de l’attaque. Il fait, comme les jours précédents, un temps radieux. Au P.C. du C.A. nous sommes sur le sommet des ouvrages blancs, guettant sur nos montres l’instant fixé.L’attaque

A 9h 15, l’attaque débouche avec un élan admirable. Dans beaucoup de régiments, les officiers ont enflammé les cœurs de leurs soldats ; plusieurs se sont parés comme pour une fête. Partout c’est un assaut irrésistible. La 1ere position allemande, composée de plusieurs lignes de tranchées successives, est emportée en un clin d’œil.

Mais la 2ème position est précédée de réseaux à contre pente, qui n’ont pu être détruits par l’artillerie. L’attaque y est arrêtée. De nouveaux efforts sont tentés pour en venir à bout. Un moment, il semble que la trouée est faite.

Le 11ème chasseurs, cavalerie du C.A., impatient d’entrer à son tour dans la lutte, reçoit l’ordre de charger dans ce qu’on croit être une brèche. Il s’élance avec un entrain superbe, subit des pertes énormes sous les rafales de

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mitrailleuses, est disloqué en quelques instants et le peu qui réussit à poursuivre la charge vient se briser sur les fils de fer intacts.

Cet échec va faire définitivement condamner l’emploi de la cavalerie sous cette forme dans la bataille moderne.

Le soir tombe sans que nous ayons pu nous rendre maîtres de la 2ème

position. Cette première journée a été quand même un beau succès pour nos armes. Partout, sur tout le front du G.A.C., les Allemands ont perdu leur 1ére position qu’ils avaient formidablement organisée. Sans doute nous avons subi des pertes sensibles, mais les pertes allemandes sont plus élevées encore. Les rapports nous signalent la capture d’un très grand nombre de prisonniers et d’un matériel considérable.

La bataille continue. Nous comptons bien que demain verra l’exploitation de ce premier succès et la rupture définitive du front ennemi.

Il y a eu dans cette journée des actes de bravoure magnifiques. On cite, entre tant d’autres, l’exemple du colonel Louis, commandant un régiment de zouaves de la 37ème division, qui s’est élancé de la tranchée de 1ère ligne, à la tête de ses hommes, crânement, en brandissant son drapeau ; à quelques pas de lui, le R.P.Edouard, de l’ordre des Franciscains, aumônier de la même division, qui a passé la nuit avec les zouaves massés dans la tranchée de départ, s’est dressé sur le parapet, à l’heure de l’assaut, un crucifix à la main, pour bénir une dernière fois les vagues qui déferlent. Electrisés par ce double geste, les zouaves se sont rués sur l’ennemi avec une ardeur irrésistible, tandis que le Colonel et l’aumônier tombaient tous deux sous les balles, mortellement frappés.

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Le Père Edouard, aumônier des Zouaves de la 37ème

Division, mort sur le champ de bataille- septembre 1915 -

Je ne connaissais pas le colonel Louis, mais c’était certainement un chef ; cette mort héroïque l’atteste. Quand au R.P.Edouard, je savais de quelle profonde vénération les zouaves l’entouraient. J’avais eu, quelques jours auparavant, l’occasion de le rencontrer à Cuperly, alors qu’il circulait à cheval, sous sa robe de bure, s’entretenant avec les zouaves qu’il croisait sur son passage, et j’avais été autant frappé de la bienfaisante influence qui se dégageait de ce religieux que de la respectueuse affection dont il était l’objet.

Le 26 septembre les attaques reprennent en vue de conquérir la 2ème

position. Pour mieux affirmer sa volonté de progresser, le général de Villaret fait transporter Le P.C. du C.A. plus en avant, à St-Hilaire-le-Grand. Il est ainsi tout près de ses divisionnaires dont il dirige et coordonne les actions. Le P.C. est en outre beaucoup mieux desservi par de bonnes communications dans toutes les directions.

La 37ème division, dans une attaque furieuse, enlève l’Epine de Vedegrange, petite ferme où l’ennemi a constitué un point fort de ses lignes. Un groupe d’artillerie, chargé d’accompagner l’infanterie, se porte audacieusement en avant, pour s’établir sur la position conquise, suivant les principes admis à l’époque ; balayé par les mitrailleuses qui font des coupes sombres parmi le personnel et les attelages, les batteries tournoient en subissant des pertes terribles et ne peuvent se maintenir. Encore une erreur qu’il va falloir corriger désormais. La guerre est une école où les enseignements portent mais ils coûtent chers.

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Victor Robert 2ème partie

On saura maintenant qu’il ne convient plus, quel que soit le courage des exécutants, de déployer l’artillerie pas plus que la cavalerie, sous le feu impitoyable des armes automatiques, à qui elles offrent des cibles trop vulnérables. Vouées à un irrémédiable anéantissement, leur sacrifice est inutile. C’est avec un obus bien placé qu’on accompagnera les attaques de l’infanterie et non avec les pièces; on ne déplacera celles-ci que lorsque la portée l’exigera et l’on prendra alors les dispositions nécessaires pour les soustraire le mieux possible aux rafales des mitrailleuses.

Toute la journée les attaques se succèdent. Mais c’est en vain. La percée n’est pas faite.La brèche

Enfin, le 27, par un puissant effort, c’est la 14ème division qui réussit à faire la trouée en enlevant la tranchée dite « des tentes ». Au delà c’est le terrain libre ; plus d’organisations défensives, plus de tranchées, de réseaux de fil de fer.

Le commandant de C.A. décide de pousser par là tout ce qu’il peut pour élargir la brèche. La 8ème division vient d’être mise à sa disposition ; elle est aussitôt orientée en conséquence.

On espère faire sauter, le lendemain 28, les deux môles qui tiennent toujours de part et d’autre de la trouée et dont les feux se croisent en avant du passage libre. Dans cette même journée le C.A. est renforcé successivement de 2 autres divisions, les 157ème et 129ème (général Nollet) et de la 248ème

brigade. Grâce à l’appoint de toutes ces troupes fraîches, les plus beaux espoirs sont permis. La brèche élargie, on passera en forces, on bousculera les tentatives de rétablissement de l’ennemi sur une ligne improvisée en arrière et on aura en outre les moyens de garder des réserves suffisantes pour parer aux attaques que l’ennemi ne manquera pas de prononcer sur les flancs des troupes qui auront fait irruption. On sait par expérience que ce dernier danger est le plus grave de tous. Le Général l’étudie de près et prescrit les mesures voulues pour le conjurer.

Aussi dans cette journée du 28 tout est poussé vers la trouée. Des barrages ennemis extrêmement violents arrêtent la progression. Mais l’affaire va être poursuivie le lendemain et cette fois avec le concours des divisions nouvelles qui viennent d’être mises en place.

Enfin le 29 on parvient à faire déboucher de la trouée, quelque peu élargie, la valeur de 6 bataillons.

Est-ce le commencement de la poussée en terrain libre ? - Est-ce la victoire ?

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Victor Robert 2ème partie

L’arrêtNous sommes bientôt fixés. Soumis à des actions de flanc de la part

de l’adversaire, les bataillons qui ont passé sont maintenant immobilisés. Ils se cramponnent au sol, en formant poche dans la position ennemie. Les unités sont complètement mélangées, leurs liaisons précaires ; elles se maintiennent péniblement ; toute progression leur est désormais impossible.

On se rend compte que ce n’est là qu’un premier acte de la bataille ; il en faudra un second pour la terminer victorieusement.

Le soir du 29 septembre, le général de Villaret fait paraître un ordre du jour ainsi conçu :

« Le général de Castelnau, commandant le G.A.C. et le général de Langle, commandant la 4ème armée, m’ont chargé d’exprimer aux troupes du 7ème Corps d’armée et à celles qui combattent actuellement avec elles l’expression de leur haute satisfaction au sujet des résultats obtenus par leur valeur et leur ténacité, et celle de leur gratitude pour la magnifique abnégation dont elles ont fait preuve pendant ces dures journées de lutte.

J’y joins personnellement mes remerciements les plus chaleureux et l’assurance d’une fraternelle affection.

J’étais certain que le 7ème C.A. percerait le premier. Mais la tâche n’est pas terminée.

En avant, donc !... Toujours en avant !... »

Le 7ème Corps d’armée avait fait dans ces journées près de 3.000 prisonniers, conduits au Q.G. à Cuperly, où était resté le 2ème bureau, ils furent soumis à un examen attentif avant d’être expédiés au Q.G. de L’Armée. Ce fut pour le capitaine Fritsch le sujet d’un beau travail d’interrogatoires ; il était radieux. Le 2ème bureau se réveillait !

Au P.C. de St-Hilaire, les officiers avaient eu une rude tâche à accomplir pendant ces journées d’offensive. En ce qui concerne le 1er bureau, la question des approvisionnements à constituer, les barrages de police à organiser, les pertes subies, les évacuations de blessés et surtout les variations d’effectif provenant de l’entrée un ligne de nouvelles divisions et qui intéressaient tous les services du C.A., avaient pour moi multiplié les problèmes journaliers. J’avais finalement à pourvoir près de 65.000 rationnaires et environ 20.000 chevaux.

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Victor Robert 2ème partie

Les services du CA. Dans la batailleJe ne rencontrai cependant aucune sérieuse difficulté. Les trains de

ravitaillement quotidiens arrivaient régulièrement à Cuperly et à Bouy. Je les répartissais entre les divisions et les éléments non endivisionnés, dont les trains régimentaires bivouaquaient dans les boqueteaux de pins du camp de Chalons, à la ferme de Piémont, au bois de la Hure, ou sur les bords de la Noblette. Le temps était beau et c’était une circonstance fort heureuse, car les ravitaillements et les distributions ne pouvaient se faire que sur des pistes à travers le camp de Chalons, pistes excellentes par temps sec, mais qui fussent devenues impraticables si la pluie était venue à tomber, le sol crayeux de la Champagne devenant très glissant en ce cas.

J’avais fait organiser des dépôts de matériel du génie, dont un important à Jonchery, où l’armée amenait directement sur camions les objets et matériaux demandés.

Seul le service de l’artillerie était parfois aux prises avec quelques difficultés pour faire parvenir toutes leurs munitions aux batteries. Le parc d’artillerie du C.A., amputé d’une partie de ses moyens depuis l’hiver précédent, était absolument insuffisant pour assurer tous les transports de munitions qui lui incombaient. Il y avait bien, il est vrai, la voie de 0,60 et les transports en camions par l’armée ; mais les premiers ne desservaient guère que les batteries de l’artillerie lourde et les seconds étaient encore en nombre trop limité. Il fallait toute l’ingéniosité du commandant du parc d’artillerie, alors lt-colonel Franceries, pour résoudre la question, en présence des nombreuses batteries divisionnaires dont le C.A. venait de se grossir.

Quant aux évacuations de blessés ; encore qu’elle ne fussent pas toujours aussi rapides que nous l’eussions souhaité, elles se faisaient sans trop de peine, grâce aux nouvelles voitures sanitaires automobiles dont les grandes unités venaient d’être dotées. On les poussait le plus en avant possible, et l’hôpital d’évacuation de St-Hilaire-au-Temple était à petite distance derrière nous.

Le fonctionnement des services au cours de ces opérations offensives n’exigeait donc de ma part que l’étude des directives à donner aux divers chefs de service et des mesures à prescrire par le commandement. Une fois rédigée la 2ème partie de l’ordre d’opérations journalier du C.A., que je soumettais à la signature du Chef d’E.M. puis que je faisais tirer dans le nombre d’exemplaires nécessaires et que j’expédiais aussitôt, les détails d’exécution étaient affaire aux commandants des divisions et aux directeurs de service. La mise en œuvre des services s’effectuant sans trop d’à-coups, je n’avais que rarement à intervenir dans l’exécution, si ce n’est pour contrôler le rendement.

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Victor Robert 2ème partie

Mais ceci ne représentait que mes attributions propres de 1er bureau. D’autres obligations m’incombaient en outre pendant la bataille. J’avais, comme tous les autres, à participer aux missions extérieures. Etant donné l’intensité des opérations et surtout l’entrée en ligne de nouvelles divisions qui ne connaissaient rien de la situation, ni du terrain sur lequel elles allaient s’engager. L’action du Commandant de C.A. ne pouvait s’exercer que par l’envoi incessant d’officiers d’E.M. en liaison. Il ne se passait pas de jours, ni de nuits sans que plusieurs d’entre nous ne fussent détachés auprès des unités engagées.Les missions extérieures

C’est ainsi que j’avais été dès le début envoyé en mission auprès de la 37ème division à Auberive, que dans la nuit du 27 au 28 j’étais allé recevoir la 248ème brigade, débarquée en camions vers Suippes, pour l’aiguiller vers ses emplacements. Le lendemain j’avais passé la plus grande partie de la journée à la 8ème division pour explorer ses premières lignes, mission intéressante qui m’avait permis au passage d’étudier certains systèmes fortifiés que nous venions d’enlever aux Allemands, mais mission laborieuse aussi car j’avais été contraint de circuler longuement par des boyaux où les tirs de l’artillerie ennemie ralentissaient la marche et où les obstructions causées par ces mêmes tirs m’obligeaient tantôt à des détours, tantôt à des franchissements rapides d’espaces découverts sous les rafales ininterrompues.

Certaine mission m’avait conduit de nuit auprès de nos voisins de droite, le 2ème C.A. colonial dont le P.C. était sur le bord Est de la grande route de Suippe à Souains, à mi-chemin entre ces deux localités, à la côte 165. Il y avait là une organisation souterraine remarquable, qui avait du exiger des mois de travail. Quand, pour la première fois, j’y arrivai en auto, par une nuit noire, j’eus peine à croire à l’existence d’un poste de commandement important, malgré la lanterne qui éclairait faiblement, au bord de la route, un fanion tricolore de C.A. A la surface du sol, rien ; quelques déblais seulement, soigneusement camouflés, donnant vaguement l’illusion d’une lande labourée par les obus. A quelques pas, un orifice étroit donnait accès à un escalier descendant à 7 ou 8 mètres de profondeur, au bas duquel s’ouvrait une vaste galerie ; de part et d’autre de celle-ci étaient disposés des chambres ; les unes, plongées dans l’obscurité, laissaient échapper les ronflements des dormeurs, mêlés de ce relent humain qui révèle l’entassement ; les autres, éclairées par des ampoules électriques, abritaient le personnel au travail. Une atmosphère confinée pesait sur cet intérieur, encore qu’il y eut ça et là quelques cheminées d’aération. Ensemble confortable malgré tout, assuré contre les coups d’artillerie, difficile à soupçonner de l’ennemi, et par les bruits extérieurs. Mais quelle vie de termite que le séjour dans un pareil P.C. !

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Victor Robert 2ème partie

Le PC d’une Division ColonialeLa même nuit j’avais ensuite à me rendre à Souain, au P.C. d’une

division coloniale, qui devait fournir des guides pour conduire une de nos unités nouvelles jusqu’à l’emplacement qui lui était assigné, le bois Guillaume. Le village de Souain n’était plus qu’un monceau de ruines. Guidé par un planton cueilli au P.C. du C. A. colonial, je m’engageai, sous les débris des premières maisons, dans un boyau qui, tantôt à ciel ouvert, tantôt en galerie souterraine, se frayait un chemin à travers les amas de matériaux de toute sorte, les Vestiges de Souain. Ce boyau me conduisit à une sorte de cave que des rondins et des poutres étayaient en tous sens, autant que me permit de le distinguer la lueur blafarde d’une bougie se consumant au ras du sol. J’enjambais quelques soldats endormis parmi des amoncellements de sacs et de bagages et je heurtais à plusieurs reprises une porte qui m’était désignée comme celle du bureau du Chef d’E.M. Je n’entendais de toutes parts que des ronflements sonores. Enfin une voix bourrue me cria :

«  Entrez, nom de D... »

Je poussai la porte et m’annonçai dans l’obscurité. Une bordée d’imprécations m’accueillit, grommelées à demi-voix, mais qui s’adressaient peut-être, autant qu’à moi, aux allumettes dont je percevais les frottements répétés et infructueux. Puis une d’elle ayant réussi à s’enflammer, une lampe s’alluma.

J’étais dans une chambre souterraine extrêmement étroite, ornée de quelques tentures et tapis aux dessins d’orient. Un vrai fumoir de colonial. Sur le côté, une table recouverte d’une étoffe de soie arabe, surchargée de dossiers et de cartes. Dans un angle, sur une couchette garnie de couvertures algériennes, le commandant Philippon s’était assis et se frottait les yeux.

«  Que venez-vous f.... par ici ? »Je rappelai l’objet de ma présence, les guides attendus.«  Ah ! Flûte, Vous croyez que je n’ai que çà à f....., moi. Des guides !

Et pour aller où, ces guides ? Nom de D... !- Au bois Guillaume.- Sacré mille tonnerres ! ... bois Guillaume ! bois Guillaume ! ... Où

est-ce que c’est, votre bois Guillaume ?- C’est précisément ce que je suis chargé de vous demander, mon

Commandant.- Ah ! Oui, vous vous f... de moi. Le Bois Guillaume ! où ça peut-il

nicher, cette affaire là ? »Il avait tendu le bras sur sa table et dépliait un plan directeur.«  Il avait été convenu, dis-je, que le 2ème C.A. colonial nous fournirait

des guides. Je viens du P.C. de votre C.A., où j’ai appris que votre division était chargée de les fournir. N’auriez vous pas été avisé ?

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Victor Robert 2ème partie

- Naturellement, le corps d’armée ! il s’en f... lui ! Sacré vache de bois ...! mais où est-il, ce chameau ? »

Il n’arrivait pas à situer le bois sur son plan.«  Des guides, des guides ! Evidemment, c’est simple. Et vous croyez

comme ça que j’en ai sous la main, des guides. Ah ! nom de nom de .....! Hé ! ... »

Il siffla un de ses plantons endormis. Dès que celui-ci parut sur le pas de la porte :

«  Tu sais où c’est, toi, le bois Guillaume. »Le planton avait l’air éberlué.«  Mon commandant, le bois Guillaume, le bois... Je crois que c’est

celui qui ....., ou bien non, c’est celui qui est à gauche ... Non ! Mon commandant, je vais vous dire ... je sais pas où c’est, ce bois.

- Bougre d’andouille ! Tu ne sais rien, alors, lui lança le commandant. »

Une voix sortit du tas de bagages qui encombrait la première cave :«  ça serait-il pas des fois là ousqu’y a les roulantes de la 2ème. »Je commençais à perdre patience. Cet accueil, les jurons du chef

d’E.M. m’avaient quelque peu contracté.«  Le temps presse, fis-je. Ne savez-vous pas, mon commandant que

j’ai à conduire une troupe vers ce bois, cette nuit même ? Il est bientôt 2 heures. Il n’y a plus une minute à perdre. »

Le commandant pris son téléphone.«  Allo ! Allo ! ..... Allo !. nom de D...! »Il appela un de ses régiments et donna des ordres.«  Vous allez avoir vos guides, me dit-il en posant l’appareil. Ah ! Les

chameaux !.... Je savais bien, bon sang, que j’avais quelque chose à faire avant de m’allonger. Mais voyez-vous, on pionce maintenant comme des brutes, nous sommes sur les dents nuit et jour depuis.....

- Ah la même enseigne, coupai-je. Je dormirais volontiers cette nuit, mon commandant. Mais défense de me coucher. Et je n’ai pas dormi davantage la nuit dernière. »

Je restai quelques instants encore avec le commandant. Si j’avais eu, au début de notre entretien, l’idée de m’excuser pour le réveiller ainsi au milieu de la nuit, mon intention était tombée depuis longtemps. Il continuait à pester, mais d’un ton moins violent toutefois ; ses jurons allaient decrescendo. Le sommeil sans doute...

Je profitai de ces meilleures dispositions, pour me retirer correctement, mais froidement, et j’allai fumer une pipe dans le boyau d’accès.

Au bout d’une demi-heure, deux soldats se présentèrent armés de pied en cap. Je les interrogeais.. C’étaient bien les guides convoqués.

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Victor Robert 2ème partie

«  Vous connaissez le bois Guillaume ? Dis-je au premier.- bois Guillaume ? Non, connais pas.- Ah ! ... On ne vous a pas dit que vous aviez à conduire au bois

Guillaume un capitaine d’E.M. du C.A. voisin ?- Si, si , mon capitaine, fit l’autre. Je le connais très bien, le bois

Guillaume. J’y suis allé plusieurs fois. Je peux très bien vous conduire. »

Je respirais. Enfin ! J’en tenais un.«  Entrez au P.C., dites que vous êtes arrivés et revenez de suite. Nous

partons. »Le second expliquait au premier l’itinéraire à prendre.«  Ah ! ben, fallait le dire, vieux ! C’est ça le bois Guillaume ? Je

connais que ça, parbleu ! Seulement je ne savais pas son nom, à ce cochon de bois. »

Je revins avec mes guides à l’entrée de Souain où déjà arrivaient les premiers éléments de la troupe. Je répartis les guides et l’on se mit en route.

Il y avait plus d’une heure de marche, par des boyaux et des pistes à travers des prairies parsemées de trous d’obus. La nuit était extrêmement noire. Il fallait s’arrêter fréquemment pour permettre aux derniers éléments de serrer. Avant l’aube, les régiments étaient rassemblés dans le bois et procédaient à leurs distributions.

Cette mission auprès de la division coloniale est restée l’un des plus méchants souvenirs de mes liaisons. Ah ! la camaraderie de combat ne dominait pas chez ce chef d’E.M. de division. Je n’avais jamais rencontré un accueil aussi désagréable, et je ne me souviens pas en avoir depuis lors reçu de semblables.

Un délai était nécessaire avant de reprendre l’offensive. Il fallait regrouper les unités, qui s’étaient mélangées et avaient subi des pertes sensibles, approvisionner les batteries, etc... Une partie des troupes qui étaient venues renforcer le 7ème C.A. lui étaient retirées, mais une nouvelle division en revanche était mise à sa disposition, la 48ème, formée de zouaves et de tirailleurs marocains.

Pendant ce répit, le général de Villaret décerna un certain nombre de citations à l’ordre du Corps d’armée, suivant les propositions qui lui avaient été faites à la suite des précédentes opérations. Je fus très agréablement surpris de me voir compris dans le nombre ; une citation était également réservée au lt-colonel Bernard, chef d’état-major, et une au capitaine Saillard. Le Général nous épingla lui-même la croix de guerre dans une réunion toute

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Victor Robert 2ème partie

simple, à laquelle assistaient les officiers du Q.G., devant le baraquement de notre P.C

La reprise de l’offensive & l’arrêt définitifLa reprise de l’offensive fut décidée pour le 6 octobre ; elle était

précédée d’une préparation d’artillerie exécutée sur la 2ème position pendant les deux journées du 4 et du 5.

L’attaque déboucha le 6 octobre à 5h20. Elle fut arrêtée partout devant les réseaux de fil de fer demeurés intacts. La plupart de ces réseaux était placés à contre pente ; l’artillerie, avec les seuls moyens en usage à cette époque, avait de très grandes difficultés à les battre efficacement ; de plus les Allemands avaient disposé en maints endroits des réseaux bas, complètement dissimulés dans les hautes herbes ; il y en avaient sur plusieurs lignes successives, et on ne les soupçonnait même pas.

A la 2ème armée, qui attaquait à notre droite, sous les ordres du général Petain, un corps avait été un peu plus heureux et avait enlevé Tahure, mais il n’avait pu aller plus loin.

Partout ailleurs la 2ème position n’avait pu être entamée. L’ennemi s’était sérieusement renforcé et retranché. Nous n’avions plus des moyens assez puissants pour tenter de nouveau de le bousculer.

L’offensive était définitivement bloquée. Les résultats obtenus depuis le 25 septembre n’avaient d’intérêt qu’au point de vue purement tactique. Le but stratégique de l’opération était manqué. On ne pouvait se dissimuler que c’était un échec.

On s’organisa donc sur la position conquise. L’ordre était donné d’établir deux positions de résistance successives.

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Remise de la Croix de Guerre par le Général de Villaret, au P.C. 7 à

Saint-Hilaire-le-Grand- 5 octobre 1915 -

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Victor Robert 2ème partie

Notre enthousiasme du début s’était complètement effondré. Profondément déçus, nous passâmes au P.C. les journées suivantes dans une atmosphère déprimante. Je saisis toutes les occasions possibles pour m’éloigner d’un concert de réflexions où l’on remâchait du noir avec persistance.

J’avais appris quelques jours auparavant que le groupe d’artillerie qui s’était fait anéantir le 26 septembre, à l’Epine de Vedegrange, était celui du lieutenant Chandèze. Je m’étais aussitôt enquis du sort de cet officier. Les seules indications que j’avais pu recueillir donnaient à penser qu’il avait été probablement tué. Je me rendis à tout hasard à l’hôpital d’évacuation de St-Hilaire-au-Temple. J’eus la joie d’apprendre là que Chandèze était vivant ; il y avait été transporté, soigné et évacué tout récemment sur l’intérieur. Je pus mettre la main sur le chirurgien qui l’avait soigné et qui me donna quelques détails. Très grièvement blessé à la tête, Chandèze était resté plusieurs jours entre la vie et la mort ; il avait été trépané et finalement avait été jugé susceptible de supporter le transport dans un train sanitaire ; il restait en grande partie paralysé, mais ses jours ne paraissaient plus en danger.

Je devais, quelques semaines plus tard, recevoir de mon jeune ami, une lettre rassurante encore sur son état et empreinte d’une magnifique résignation. L’attribution de la croix de la Légion d’honneur allait sous peu récompenser sa bravoure.La visiste des champs de bataille

Le 11 octobre, j’allai avec le lt-colonel Bernard visiter la région dite « des Saillants » dont la conquête par nos troupes avait été particulièrement difficile. Des luttes acharnées s’étaient engagées dans les petits fortins que les Allemands avaient édifiés en cet endroit ; elles étaient encore attestées par les cadavres, français et allemands, qu’on n’avait pas eu le temps de relever dans le lacis des tranchées profondes. Un, entre autres, était effrayant à voir : c’était un indigène à la tenue kaki, debout, adossé contre un merlon ; sous son casque, une sorte de rictus de rage déchirait sa face ; ses muscles étaient contractés dans un effort désespéré ; ses doigts se crispaient sur son fusil emmanché de sa baïonnette ; l’œil grand ouvert, fixé sur moi qui m’avançais, il paraissait m’attendre menaçant. Je venais sur le coté et le voyait de profil. Je le dépassai sans le quitter des yeux. Horreur ! l’autre coté de cet homme n’était qu’une plaie béante sur laquelle le sang s’était coagulé. Il avait été littéralement coupé en deux, du haut en bas par un obus. La seconde moitié de sa face, creusée dans un amas de sang noir, était envahie par un essaim d’insectes, sa veste déchirée se collait par lambeaux sur son flanc entrouvert.

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Victor Robert 2ème partie

Ce n’était plus qu’un demi-homme ! Des corbeaux qui s’étaient enfuis à mon approche revenaient à tire d’aile consommer leur butin.

Cette exploration des Saillants fut pour nous pleins d’enseignements au sujet de la façon dont les Allemands concevaient l’organisation de leurs ouvrages de campagne. Elle fut également très fertile en indications sur les effets de nos projectiles d’artillerie. Il nous était donné de constater les bouleversements produits par les obus d’artillerie de campagne et d’artillerie lourde. Mais nous constatâmes par contre qu’un très grand nombre de nos bombes d’artillerie de tranchée n’avaient pas éclaté. Malgré l’empennage dont elles étaient munies, la faible vitesse initiale avec laquelle elles étaient lancées dans nos mortiers n’assurait pas suffisamment leur stabilité sur la trajectoire, et beaucoup de ces bombes arrivaient au sol sur le flanc ou par le culot, sans faire fonctionner le système de détonation. Il y avait là un perfectionnement urgent à étudier.

Le fortin du « Saillant B »

Notre P.C. de St Hilaire-le-Grand était à la lisière du village, dans une grande baraque de bois, renforcée, revêtue de rondins sur toutes ses faces et adossée à un tertre qui pouvait dans une certaine mesure la protéger contre les coups de plein fouet. Elle était divisée en un certain nombre de pièces qui nous servaient de bureaux ou de dortoir.

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Prisonniers capturés devant St-Hilaire-le-Grand

- 27 septembre 1915 -

Victor Robert 2ème partie

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Le P.C. 7 à Saint Hilaire le Grand

26 septembre – 11 octobre 1915

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Victor Robert 2ème partie

Ce n’était malgré tout qu’un P.C. de combat. Il ne se prêtait pas à un séjour prolongé. Nous y avions subi à plusieurs reprises des bombardements par obus à gaz qui nous avaient invités à aller passer les nuits dans un abri enterré tout proche mais qui surtout nous avaient contraints à interrompre tout travail. Un soir entre autres nous fûmes dans l’obligation de porter le masque pendant plusieurs heures et de ce fait nos communications téléphoniques furent à peu près interrompues.

Puisque la situation se stabilisait de nouveau, il fallait choisir un autre emplacement. Le Général ne voulait pas revenir en arrière, à Cuperly . Il tenait à affirmer notre progression. Il choisit la Ferme de Suippes, au sud du village du même nom et on y installa tout le Q.G. le 12 octobre.Le PC. A la ferme de Suippes

La disposition des lieux dans cet ancien établissement hippique militaire se prêtait assez bien à la concentration d’un Q.G. Il fut facile d’y organiser les bureaux de l’E.M., ceux des services et d’y loger tout le personnel. On créa même une salle de lecture où nous recevions les journaux et publication périodiques comme à Cœuvres. Nos chevaux trouvèrent place sans peine dans les nombreuses écuries disposées en carré autour de la cour intérieure, où étaient parqués nos équipages et les autos.

Nous nous attendions à un séjour de longue durée. En prévision de l’hiver, nous fîmes acheter à Chalons tout le matériel qui nous manquait pour le chauffage et les objets destinés à compléter l’ameublement par trop sommaire de nos chambres, où étaient disposées initialement quelques modestes couchettes.

Nous apprîmes à ce moment que l’offensive qui avait été menée en Artois avait eu le même sort que celle de Champagne.

La situation sur les autres théâtres d’opérations n’était pas bonne. Les Italiens restaient bloqués dans leur guerre de montagne. Les Russes s’étaient complètement repliés jusqu’aux marais de Pinsk, abandonnant toute la Pologne et la Galicie, sous la poussée allemande. Nos insuccès répétés dans la presqu’île de Gallipoli avaient conduit à la décision d’abandonner nos opérations de ce côté. Enfin la Bulgarie entrait en guerre le 3 octobre aux côtés des Empires Centraux, qui entamaient une offensive concentrique en Serbie.

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L’expédition de SaloniqueOn parlait beaucoup de l’expédition projetée de forces franco-

britanniques à Salonique. Nous en avions eu un premier écho en septembre à propos du départ du capitaine Habran. L’affaire paraissait maintenant des plus urgentes en vue de soulager les Serbes dont la situation était très menacée.

Cette question passionnait les esprits. Certains voulaient voir dans cette intervention en Macédoine la manœuvre décisive ; le front français étant fixé et réduit à l’impuissance, on chercherait par une masse transportée dans les Balkans à engager une opération de grande envergure qui amènerait la décision de la guerre.

D’autres - et j’étais de ce nombre - ne se faisaient pas d’illusion sur les difficultés d’une pareille entreprise, qui nécessitait d’abord l’organisation d’une base d’opération importante. Quel serait le rendement du port de Salonique pour cet objet ? Que réservaient à nos transports les attaques des sous-marins allemands, qui croisaient un peu partout et nous avaient déjà causé pas mal de pertes en bâtiments de guerre et en transports de commerce ? Et puis, quelle pouvait être l’importance d’opérations engagées dans ce pays de montagne, dépourvues de voies de communications ? Ce ne serait jamais qu’un théâtre secondaire.

Le 25 octobre, le général de Castelnau, commandant le G.A.C., citait le 7ème C.A. à l’ordre des armées, pour sa participation brillante aux attaques de Champagne.

Vers la même date, le général de Villaret était appelé par suite des qualités dont il avait fait preuve et des résultats obtenus, à prendre le commandement d’un détachement d’armée dans l’Est. Il était remplacé à la tête du 7ème C.A. par le général de Bazelaire qui venait de se distinguer dans le commandement de la 27ème division au cours de cette même offensive.

Le moment était venu pour moi de laisser le 1er bureau aux mains du commandant Rey. Le capitaine Fritsh venait d’être désigné pour le service de la voie de 0,60m. qui relevait de l’armée ; il allait quitter notre E.M. Le lt-colonel Bernard me proposa dès lors de reprendre le 2ème bureau.Retour au 2ème Bureau

Mais celui-ci était tombé dans une telle décrépitude que je n’en aurais pas voulu dans la situation où le laissait Fritsch. Je demandai qu’on lui rendît ses attributions normales : le service des renseignements. Ceci impliquait

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maintenant, ainsi que je l’exposais au Chef d’E.M., les relations directes du 2ème bureau avec l’aviation du C.A. et le ballon, la centralisation journalière entre mes mains de tous les comptes-rendus de renseignements, y compris ceux des corps de troupe et la coordination des travaux destinés à la mise à jour des plans directeurs, par entente avec le groupe des canevas de tir. Cet organe technique venait d’être créé à l’E.M. de l’armée pour procéder à l’établissement et à la diffusion des plans directeurs, avec report, par des opérations précises, de tous les travaux défensifs de l’ennemi et, au besoin, des nôtres.

Les attributions que je réclamais pour le 2ème bureau avaient été partiellement assumées par le 3ème depuis près d’un an. Mais le 3ème bureau avait autre chose à faire, avec la direction de notre propre organisation défensive ou la préparation des opérations. Le rôle qu’il s’était donné, pour faire le relevé des travaux et des manifestations de l’ennemi, avait été assuré bien ou mal - plutôt mal - et en tout cas d’une façon trop décousue, qui ne rendait pas tout ce qu’on pouvait tirer des moyens mis à notre disposition. Il fallait de toute nécessité confier ce soin à un organe centralisateur en mesure de se livrer sans lacune au dépouillement, à l’étude des sources nouvelles de renseignements dont nous disposions et capable de diriger les recherches. C’était normalement l’affaire du 2ème bureau;Sa réorganisation

Le Chef d’E.M. se rendit sans peine à mes raisons et décida que le 2ème

bureau serait ainsi réorganisé.

Je pris dès lors le 2ème bureau, le 1er novembre, et le commandant Rey prit définitivement le 1er.

Ma tâche était intéressante, bien que totalement différente de celle que j’avais eue au 2ème bureau dans les premiers mois de la guerre. Le front était redevenu à peu près calme, mais de part et d’autre on travaillait ferme à l’organisation défensive. Chaque jour, je pouvais suivre, aussi bien chez nous, grâce aux comptes-rendus des corps de troupe, que chez l’ennemi, à l’aide des rapports fournis par nos organes de l’aéronautique et nos observatoires, le développement de nouvelles tranchées et de nouveaux boyaux, d’ouvrages, d’abris, de réseaux, etc... Je repérais sur le front allemand des emplacements d’armes automatiques, de minenwerfer, de P.C., de bivouacs, de batteries, de pistes de ravitaillement. Il y avait là matière à organiser des programmes de tir utiles pour notre artillerie. Bientôt j’établis avec l’E.M. de l’artillerie du C.A. un contact étroit en vue de déterminer chaque jour les objectifs intéressants pour notre artillerie, et ce fut là l’amorce du service de renseignements de l’artillerie (le S.R.A.) qui allait être, peu après, rendu obligatoire dans tous les E.M. d’artillerie de C.A. et d’armée.

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J’allais fréquemment au-devant des renseignements, auprès des divisions et des corps de troupe et m’efforçais de faire organiser partout, dans les tranchées comme dans les observatoires, une observation attentive et rationnelle de l’activité ennemie, qui devait être fertile en renseignements. J’indiquais aussi souvent que possible aux divisions, aux observatoires, à l’aéronautique, les points sur lesquels devaient principalement se fixer l’attention, de façon à me permettre de vérifier, de recouper certains renseignements, ou de surprendre les intentions de l’ennemi.

Entre temps, j’entrepris l’étude méthodique des récentes transformations opérées dans l’armée allemande, à l’aide de la documentation éparse qui figurait dans de multiples notes du G.Q.G. ou dans les bulletins de l’armée. Tout cela n’avait encore jamais été réuni dans un document unique et il me parut nécessaire de le faire pour constituer un mémento indispensable au travail d’un 2ème bureau.

Il était de plus en plus question de l’emploi des gaz, soit par les émissions de vagues, soit par le tir d’obus à gaz que les Allemands répétaient fréquemment avec leurs obusiers lourds de campagne. Il était important de noter les moyens employés dans l’usage des gaz et les effets subis. Les masques avaient considérablement limité leurs ravages. En général ces gaz n’étaient pas nocifs, même s’ils produisaient quelques troubles passagers.

Mais on était surtout indigné de l’emploi des lance-flammes qui venaient de faire leur apparition entre les mains de nos ennemis. Ces appareils - les flammenwerfer - comportaient des récipients de liquides inflammables, munis de tuyaux flexibles terminés par une lance d’où s’échappait un jet de flammes d’une portée de 20 à 25 mètres. Les Allemands - les boches comme on les appelait couramment - s’en servaient pour chasser leur adversaire de ses abris. Un homme manœuvrait la lance en se plaçant dans une sape en avant de la tranchée. Les victimes, atrocement brûlées s’enfuyaient en hurlant ou se tordaient sur le sol comme des torches vivantes. On avait peine à croire qu’un moyen de combat aussi horrible ait pu être inventé par un peuple civilisé.

Je me rendais parfois au rapport de la 4ème Armée dont le Q.G. était à St-Memmie, faubourg de Chalons. Ce fut l’occasion pour moi d’être présenté au général Gouraud, dont la bravoure était devenue légendaire depuis qu’il avait été mutilé aux affaires de Gallipoli ; Il venait depuis peu de prendre le commandement de la 4ème Armée, à la place du général de Langle de Cary.

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L’abbé Payen, aumônier du 7ème CALe jour de la Toussaint, l’abbé Payen, le sympathique et vénéré

aumônier du 7ème C.A., vint célébrer dans notre P.C. un service religieux auquel tout le monde assista avec recueillement, on était encore sous le coup des émotions nées de la bataille de Champagne. Il prononça à ce sujet une allocution d’une sublime élévation. Quelle belle figure que notre aumônier ! Comme il sentait le cœur du soldat, lui qui, en temps de paix, s’était voué avec tant de zèle aux œuvres des soldats dans la garnison de Besançon ! Avec quelle ardeur infatigable ne s’attachait-il pas à élever leur moral, à les préparer au sacrifice, à leur apporter les suprêmes consolations ! Que de fois l’avions-nous vu, passant au P.C. de St-Hilaire-le-Grand, casqué, la soutane retroussée, portant en sautoir son masque à gaz et sa gourde pour les blessés, en quête des itinéraires à suivre pour aller porter aux combattants le réconfort de sa parole et les secours de son ministère. Souvent il guidait lui-même de plus jeunes aumôniers qu’il initiait. Ni la fatigue, ni les longs cheminements dans les boyaux, ni les zones périlleuses à traverser, rien ne le rebutait. Il allait toujours, malgré son grand âge, le visage souriant et bon, trouvant chaque fois un mot aimable et consolant pour chacun de nous.

La fête des mortsIl se faisait un devoir, chaque dimanche, de venir célébrer la messe du

C.A., dans un hangar de la Ferme où l’on avait aménagé une chapelle. Il n’eut garde d’oublier la fête des morts. Ce matin là, comme il l’avait fait un an auparavant sur la petite tombe d’un soldat inconnu près de notre P.C. de Montigny-l’Engrain, il organisa un service religieux, touchant dans sa simplicité, mais rendu plus poignant par le nombre considérable de croix sur qui s’étendaient ses bénédictions, dans le cimetière militaire édifié auprès de la Ferme de Suippes. Cette fois tout le quartier général était là, groupé autour du général de Bazelaire et aussi de nombreux officiers et hommes de troupe accourus des environs.

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L’abbé Payen, aumônier du 7ème CA célèbre la messe sous un abri de

fortune au PC 7 à la Ferme de SuippesOctobre 1915

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Victor Robert 2ème partie

L’après-midi de ce même jour je visitai un autre cimetière militaire, près de Jonchery. Que de tombes fraîches ! Que de morts au cours de cette offensive qui n’avait pourtant pas ouvert le chemin de la victoire ! Il y avait, par les allées s’ouvrant à travers ces sépultures une très grande affluence de militaires portant des brassées de fleurs cueillies dans les champs. Les tombes s’ornaient comme autant de jardins. Partout un recueillement, des prières, des soldats à genoux auprès des restes de leurs camarades et de leurs chefs. Et cela dura jusqu’à ce que le soleil - un pâle soleil de novembre - eut décliné sous l’horizon. Alors la foule aux vêtements bleu-clair ou kaki s’écoula silencieuse, et il me sembla qu’un hymne montait de cette terre où reposaient tant des nôtres et qu’éclairait encore le crépuscule.

J’avais été compris dans les promotions de la Légion d’honneur publiées peu de jours auparavant. Au début de novembre eut lieu, aux environs de la ferme de Suippes, une grande prise d’armes à laquelle participaient plusieurs bataillons disponibles du C.A. et au cours de laquelle le général de Bazelaire me remit la croix de chevalier.

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La ToussaintAu cimetière militaire de

la Ferme de Suippes

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Remise de la Croix de la Légion d'Honneur, à la Ferme de Suippes par le Général de Bazelaire

- Novembre 1915 -

Le Général de Bazelaire – Retrait du 7ème CA.Le mois de novembre s’écoula très paisiblement. J’étais tout à mes

nouvelles fonctions de 2ème bureau. On voyait peu le général de Bazelaire qui s’entretenait exclusivement avec le Chef d’E.M. Cependant je fus un jour chargé de l’accompagner dans une reconnaissance de terrain, en vue de l’organisation d’une position arrière à travers le camp de Chalons. C’était la première fois que j’avais l’occasion de collaborer à une étude tactique à ses cotés. Je fus très heureux de constater pendant la demi-journée passée avec lui, sa simplicité, sa très grande bonté d’âme et son bon sens en toutes choses.

Le 25 novembre, le 7ème C.A. était relevé et mis au repos dans la zone au sud de Chalons, où se trouvaient de bons cantonnements dans la vallée de la Marne et celle de la Coole. Le Q.G. s’établissait à Sarry, au sud-est de Chalons.

Le capitaine Saillard, qui venait d’être affecté à un autre E.M., était en ce moment remplacé par le capitaine Marotte, de l’infanterie, breveté. Le capitaine Michel était venu renforcer le 1er Bureau.

Le 28, le Q.G. du 7ème C.A. vint s’installer à St-Memmic, à coté de celui de la 4ème Armée.

Le 9 décembre, je fus dépêché avec le capitaine Burlet, pour aller reconnaître une autre zone de cantonnements attribuée au 7ème C.A., à l’Est de St-Dizier. Nous quittions définitivement la Champagne. Un premier bond en auto nous amena à Bar-le-Duc, où nous avions à prendre contact avec la direction des étapes et des services (la D.E.S.) de qui dépendait la zone en question. Nous passâmes les journées des 9 et 10 décembre à explorer cette

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Victor Robert 2ème partie

zone et à nous rendre compte des ses capacités de cantonnement pour le 7ème

C.A. avec les 3 divisions qu’il amenait, les 14ème, 37ème et 48ème et qui déjà s’acheminaient dans cette direction. Le couchage nous était assuré à Bar le Duc pendant les deux nuits. Nous préparâmes la répartition de la zone entre les trois divisions et les E.N.E.1 et nous arrêtâmes un plan de stationnement qui fut soumis au Général à son arrivée à Ancerville, où le Q.G. s’établissait le 11 décembre. A la même date tous les éléments prenaient possession des cantonnements qui leur étaient réservés.

1 E.N.E. : Eléments non endivisionnés

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IV. UNE PERIODE DE GRAND REPOS

Hiver 1915 - 1916

Le 7ème CA à l’arrièreC'était une zone d'excellentes ressources placée à cheval sur la Marne,

entre Saint-Dizier et Joinville et s'étendant au nord-est sur les plateaux compris entre Marne et Ornain. Les troupes étaient largement étalées dans de bons cantonnements agricoles qui n'avaient pas souffert des dévastations de la guerre et où les populations vivaient dans une atmosphère de calme relatif. Le flot de l'invasion en effet n'avait pas atteint cette zone et avait été arrêté, lors de la bataille de la Marne, à peu de distance au Nord, à hauteur de Revigny.

Nos unités se reposaient de leurs fatigues et se recomptaient. Elles ne restaient cependant pas complètement inactives. Des manœuvres étaient exécutées fréquemment pour les tenir en haleine et pour mettre à profit les enseignements tirés des attaques de Champagne. Quelques exercices de cadres furent également organisés dans les Divisions et le Corps d'armée

A Ancerville, l'état-major du Corps d'armée avait pris place dans une des rares maisons évacuées, où nos bureaux s'organisèrent et où nous avions aussi installé la popote. Nous étions tous logés chez l'habitant. Le froid était venu, accompagné de fréquentes chutes de pluie ; mais nous avions pu nous procurer tous les moyens de chauffage nécessaires. Somme toute, notre installation de quartier général était très satisfaisante et nous y goûtions, nous aussi, un repos apprécié.

La localité était très paisible ; il y avait peu de circulation. Mais la population y était cependant nombreuse, et je fus même surpris, lors de la nuit de Noël, de voir quelle foule dense se pressait à l'église pour entendre la messe de minuit, qui fut célébrée avec un éclat auquel je n'étais pas habitué.

Mutations à l’état-majorLe commandant Vernier fut muté à cette époque et remplacé au 3ème

bureau par un nouveau venu, le commandant Lechartier, de l'artillerie, breveté. En même temps nous arriva un jeune lieutenant d'infanterie, Bigeard, qui avait été grièvement blessé et que le commandant Lechartier prit sous sa protection au 3ème bureau.

Le capitaine Marotte partit à la tête d'un bataillon n'ayant fait qu'un court séjour parmi nous.1

1 - Il fut tué en mars 1916 sur le front de Verdun .

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Cne Marotte Cne Robert Cdt Vernier(tué à Verdun en 1916à la tête de son bataillon)Le commandant Vergne partit également1, laissant le commandement

du quartier général à un autre chef d'escadron de cavalerie, le commandant Bigeard, non breveté.

Enfin notre chef d'état-major, le lieutenant-colonel Bernard fut nommé au commandement de l'artillerie de la 14ème division.

Nous reçûmes comme chef d'état-major le lieutenant-colonel Ecochard, de l'infanterie, breveté.

Le lieutenant-colonel de Bellaigue, notre sous-chef d'état-major, qui avait espéré prendre le poste de chef d'état-major au départ du lieutenant-colonel Bernard, fut très mortifié de n'avoir pu l'obtenir, mais se résigna.

Le 7ème Corps d'armée était en réserve, à la disposition du Général commandant en chef. Il avait l'ordre de se tenir prêt à intervenir sur le front, soit en Champagne, soit vers Verdun, suivant les circonstances. Il devait tout préparer pour pouvoir se mettre en route au premier signal, l'infanterie devant, dans ce cas, être enlevée en camion auto, l'artillerie, la cavalerie et tous les équipages, la suivant par étapes. Nous préparions en conséquence des plans d'embarquement et de mise en route, avec de nombreuses variantes. C'était surtout du ressort du 3ème bureau, mais j'y collaborais fréquemment, ayant peu à faire au 2ème bureau dans notre nouvelle situation. J'allais de temps en temps m'entretenir de nos projets avec les états-majors des trois divisions.

1 - Il servit dans un régiment d’infanterie et fut tué en 1917.

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Victor Robert 2ème partie

Je me rendis à plusieurs reprises à Nettancourt, auprès du poste de commandement de la 3ème Armée, de qui nous relevions pour nos besoins de toutes sortes, en station. J'avais surtout le désir de m'y renseigner auprès du 2ème bureau de l'Armée, sur la situation de l'ennemi dans les régions du front où nous pouvions être appelé à opérer. Je connaissais bien le chef d'état-major de la 3ème Armée, le lieutenant-colonel Tanant, pour avoir fait ensemble nos études à l'Ecole Supérieure de Guerre, et je trouvais toujours auprès de lui un excellent accueil, comme auprès de ses subordonnés toutes facilités pour me documenter. Il m'arriva plusieurs fois de déjeuner à la table de leur état-major.Les éventualités d’intervention du CA.

Cependant l’éventualité d'une entrée en ligne de notre Corps d'armée, dans l'une ou l'autre des deux hypothèses prévues, exigeait une étude sur place du terrain et des conditions possibles d'engagement.Mission en Champagre

Dans ce but, j'accompagnai un jour le lieutenant-colonel de Bellaigue pour prendre contact avec l'état-major de la 2ème Armée et nous rendre compte du front qu'elle tenait en Champagne, à l'est de la région où nous avions précédemment combattu. Le général Pétain, qui commandait alors la 2ème

Armée, avait établi son poste de commandement près du petit village d'Auve. On avait construit récemment un embranchement de voie ferrée passant par cette localité. La plus grande partie du poste de commandement était installée dans une rame de wagons, convenablement aménagés qui stationnait dans une gare improvisée à Auve ; le reste du personnel de l'état-major travaillait dans des baraquements en planche élevés à côté de la voie. Le général Pétain avait son wagon-bureau, son wagon-couchette, etc. ...Mission à Verdun

Une autre fois, je fus envoyé dans le même but, du côté de Verdun. La région fortifiée de Verdun (R.F.V.) qui tenait le front compris entre l'Argonne et les Hauts de Meuse, était sous les ordres du général Herr qui avait son poste de commandement à Dugny, au sud de Verdun. Je devais me renseigner sur cette partie du front avec la mission d'étudier particulièrement l'entrée en action de 7ème corps d'armée en cas d'attaque ennemi sur la rive gauche de la Meuse: cette entrée en action était envisagée soit en établissant le Corps d'armée sur une position défensive, en arrière du front tenu en ce moment, soit en exécutant une contre-attaque en direction de Bethincourt.

Je me présentai le matin à Dugny, au chef d'état-major de la R.F.V., le lieutenant-colonel de Partouneaux, qui se mit en rapport avec son chef du 3ème

bureau, le commandant Dessofy de Czerneck et Tcharko. Ce dernier me donna force détails sur l'organisation de son front, mit sous mes yeux des cartes et croquis sur lesquels était figuré un nombre impressionnant de lignes de défense successives, aux couleurs aussi vives que variées, et pour conclure, me déclara tout net que jamais les Boches n'attaqueraient sur un front aussi solidement organisé. D'ailleurs rien pour le moment ne paraissait

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faire craindre une attaque. On était très calme à l'état-major de la R.F.V. et on semblait très confiant.

J'allai rendre visite au général Herr. Je ne sais s'il partageait les sentiments de son état-major mais il était en tout cas très réservé ; il me parut surtout contrarié de ne pouvoir disposer de tous les moyens qu'il jugeait utiles pour organiser son front comme il l'entendait.

Dans l'après-midi, je fis en auto la reconnaissance de la région située sur la rive gauche de la Meuse. Je constatai que les forts de Verdun étaient désarmés et inoccupés, ce qui était d'ailleurs conforme aux instructions données quelques mois auparavant par le Haut Commandement ; les forteresses s'étant montrées dès le début de la guerre, peu propres à une résistance de longue durée devant les matériels d'artillerie lourde allemands, on en avait conclu qu'elles n'avaient plus de valeur utile ; un décret du 3 août 1915 avait supprimé le rôle autonome des places fortes qui absorbaient des moyens de défense dont l'emploi était plus utile sur le front des Armées ; les gouverneurs avaient disparu, les ouvrages étaient abandonnés. Les places n'étaient plus considérées comme centre de régions fortifiées à organiser et à défendre par les Armées en campagne.Impréssions sur le front de la rive gauche à Verdu

J'observai aussi que les défenses accessoires des forts étaient fort réduites et en très mauvais état. Les réseaux de fil de fer étaient peu épais, comme on les faisait avant 1914 et tellement détériorés qu'ils ne constituaient plus un obstacle sérieux, alors que devant les tranchées nous avions été conduits à en augmenter l'épaisseur et à les multiplier de plus en plus. Si les organes intérieurs des ouvrages étaient dans le même état de délabrement, quelle misère ! Ces ouvrages pouvaient un jour se trouver englobés dans nos lignes de défense ; ils seraient alors tout naturellement des points forts dans notre système défensif et ils auraient là un rôle important à jouer. Mais à la condition d'avoir été entretenus !

Je poussai jusqu'à la hauteur du Mort-Homme d'où se découvrait tout le terrain en avant de nos premières lignes. Parcourant à pied les pentes de ce mouvement de terrain, je ne fus pas peu surpris de voir que nos lignes de défense étaient pour la plupart à peine ébauchées ; les parapets s'éboulaient, le fil de fer faisait défaut en plusieurs endroits. Bref, les croquis du commandant Desoffy représentaient une valeur défensive plus théorique que réelle.

A mon retour à Ancerville, je fis au Général un rapport sur ce que j'avais vu et sur l'étude qui m'avait été confiée pour une intervention éventuelle du Corps d'armée. Je concluais à l'avantage d'une contre-offensive à exécuter en prenant pour axe : bois Bourrus, Bethincourt, les troupes repliées tenant les hauteurs à l'ouest du ruisseau de Bethincourt, qui offraient

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de bonnes positions successives. Le terrain se prêtait bien à une telle opération et je l'eusse de beaucoup préféré à l'installation défensive du Corps d'armée sur une position de résistance en arrière.

Comme on le verra plus loin, le 7ème Corps d'armée devait, quelques semaines plus tard, être appelé à la rescousse à Verdun. Ce ne fut ni l'une, ni l'autre des deux manières envisagées qui s'imposa, sous la pression des événements, mais bien une troisième, et celle-ci tout à fait inattendue.

Les mois de décembre et de janvier se passèrent dans le calme le plus complet.

Le 26 décembre, mon tour était venu de nouveau de jouir d'une permission de huit jours. A la gare régulatrice de Saint-Dizier, c'était, comme dans toutes les grandes gares de l'arrière, une affluence bruyante de permissionnaires encombrant les quais et les trains. Ma femme vint à ma rencontre à Dijon ; nous gagnâmes le lendemain Besançon, où, depuis le mois d'octobre 1915, elle s'était installée avec les enfants, dans l'appartement que j'avais loué à la veille de mon départ à la guerre. Je passai ces quelques jours bénis dans mon foyer, avec la joie de fêter en famille le premier janvier. Le 3, je repris le train pour rentrer à Ancerville.

Une instruction du grand quartier général prescrivait à cette époque la constitution, dans chaque état-major de Corps d'armée, d’une section topographique, rattachée au 2ème bureau, afin de relever sur le terrain et de reporter avec précision sur des croquis les modifications survenant dans les organisations du front, pour faciliter ainsi le travail des groupes de canevas de tir, et l'on mettait entre les mains des chefs d'unités des documents offrant toutes garanties pour le développement des travaux de défense et pour la préparation des opérations. Cette mesure était attendue avec impatience, car les Corps d'armée n'étaient pas outillés jusqu'alors pour concourir convenablement à cette tâche.La création de la S.T.C.A.

On envoya au 7ème Corps d'armée pour diriger la section topographique (la S.T.Corps d'armée) le lieutenant du génie Garbe de la réserve, ingénieur des ponts et chaussées, qui entreprit, avec beaucoup de zèle et de compétence, le dressage d'un personnel militaire de géomètres et de dessinateurs, destinés à former cet organe nouveau et qui nous rendit par la suite les meilleurs services.

Par une décision récente du commandant en chef, une permission supplémentaire de deux jours fut octroyée à tout militaire qui était l'objet d'une citation. J'avais donc droit à deux jours encore, et je me hâtai d'en profiter pendant que le Corps d'armée était au repos. J'obtins de partir le 10 février au matin.

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Nouvelles permissionsPour compenser la brièveté de cette permission, ma femme vint

m'attendre cette fois à Vesoul. La marche des trains était fort incommode. Je me morfondis toute une après-midi à Chaumont pour attendre une correspondance et n'arrivai à Vesoul qu'à la nuit. Le lendemain nous étions à Besançon. Je n'avais pas espéré revenir si tôt auprès des miens ; j'appréciai d'autant plus cette bonne fortune. Mais deux jours sont bien vite passés, surtout en de telles circonstances.

Je m'embarquai le 13 février pour rejoindre Ancerville ; au passage à la gare de Saint-Dizier, dans la soirée, un agent du commissaire régulateur m'attendait et me remettait un pli du Chef d'état-major, m'apprenant que le quartier général du 7ème Corps d'armée avait quitté Ancerville et qu'il était depuis la veille à Souilly, à une quinzaine de kilomètres au sud de Verdun.

Je perdis une partie de la nuit, à attendre en gare de Saint-Dizier un train se dirigeant vers Revigny, pour gagner de là Bar-le-Duc, où je ne débarquai que le lendemain matin. Je ne savais d'ailleurs à quelle heure je pourrais atteindre Souilly, qui n'est relié à Bar-le-Duc que par le petit chemin de fer meusien, à voie étroite et au trafic aussi tortueux qu'incertain. Direction : Verdun

J'avais hâte cependant de rejoindre le quartier général de mon Corps d'armée, car je sentais bien que, s'il avait été appelé brusquement dans la région de Verdun, c'est que les affaires devaient se gâter de ce côté. Au sortir de la gare de Bar-le-Duc, je sautai dans le premier camion auto que je vis se diriger sur la route de Verdun ; il me déposa à Souilly un peu avant midi.

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V. VERDUN 1916

Nous étions au 14 février. Depuis le matin, une petite pluie fine ne cessait de tomber. Au travers de Souilly, sur le sol gluant de la grande route de Verdun, piétinée par le récent passage des colonnes, des camions circulaient dans un ronflement monotone de moteurs, éclaboussant de part et d'autre, les maisons du village. Des soldats s'empressaient pour faire ranger les équipages qui stationnaient sur la grande artère.Le 7ème CA en alerte à Souilly

A l'état-major, on était sur le qui-vive. Des projets s'élaboraient pour répondre aux diverses hypothèses envisagées sur l'emploi du Corps d'armée Cependant la situation n'était pas troublée sur le front de la région fortifiée (la R.F.V.). Une attaque ennemie était à craindre mais restait encore problématique.

Les troupes du 7ème Corps d'armée étaient venues occuper une nouvelle zone de cantonnements resserrés dans cette région. L'état-major s'était installé dans l'imposante mairie de Souilly, dont une salle immense, au premier étage, servait à la fois aux trois bureaux. Une petite pièce était réservée au Général et au Chef d'état-major. Ma S.T.C A s'était mise au travail dans un baraquement voisin, sur des documents fournis par l'état-major de la R.F.V. et Garbe complétait son dressage.

Le Q.G. du 7ème C.A. à Souilly 13 – 20 février 1916 (La STCA 7)

Notre logement s'était fait à la diable dans de très modestes demeures ; nous prenions nos repas dans une salle affreusement obscure d'une petite maison paysanne. Il est vrai que la localité était bondée de troupes et qu'il fallait savoir se contenter de peu. Le temps resta détestable - brume ou pluie - pendant les journées suivantes que nous passâmes dans une anxiété fébrile, cherchant à percer les intentions de l'ennemi. Le général Joffre vint sur ces

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entrefaites à Souilly se rendre compte de la situation. Son calme habituel fit à tous bonne impression.

Cependant les renseignements sur l'ennemi se précisaient. Des troupes nombreuses débarquaient derrière le front allemand. On recueillit par des déserteurs des indices, certains sur la préparation d'une attaque. Un ordre du jour du Kronprinz, qui commandait l'armée allemande en face de Verdun, fut cité par eux, confirmant cette intention 1.

Le 7ème Corps d'armée reçut successivement l'ordre d'envoyer la 4ème

division, au 30ème Corps d'armée sur la rive droite de la Meuse en vue d'étayer le front de ce côté, puis de mettre les 37ème et 48ème divisions2 en réserve de la R.F.V. ou du G.A.C. au sud-ouest de Verdun. Dès lors le 7ème Corps d'armée se trouva réduit à son état-major et à ses éléments non endivisionnés. Qu'allait-on en faire ?

Tout-à-coup, le 20 février au soir, un ordre prescrivit au général de Bazelaire de prendre immédiatement le commandement des troupes qui tenaient le front de la R.F.V. sur la rive gauche de la Meuse. Il y avait là, la 29ème division (général de Salins), occupant la partie du front comprise entre Bethincourt et le bois de Malancourt inclue, et à sa droite jusqu'à la Meuse la

1 - Il est du 9 février : "Il faut qu'à la fin de février tout soit terminé. L'empereur passera une grande revue sur la place de Verdun et la paix sera signée".

Le 15 février, des déserteurs alsaciens faisaient des déclarations plus importantes encore. On avait lu aux troupes le 14 l'ordre suivant : "Moi, Guillaume, je vois la patrie allemande forcée de passer à l'offensive. Notre volonté de faire pour la victoire doit abattre l'ennemi. Je donne l'ordre d'attaquer".

2 - La 37ème Division franchit la Meuse le 21 et s'engagea à partir du 24 dans le secteur du 30 ème

Corps d'Armée .Les éléments de la 48ème Division furent remis successivement à la disposition du Général de Bazelaire dès le 24 et furent engagés sur la rive gauche.

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Visite du Gal Joffre au Q.G. du 7ème CA à SouillyVers le 15 février 1916

Gal JoffreGal de BazelaireCdt le 7ème CA

Gal HerrCdt la RFV

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67ème division (général Aimé). A chacune d'elles étaient rattachés des bataillons territoriaux et un peu d'artillerie lourde.

Le Commandement improvisé de la rive gaucheCes troupes étaient inconnues du Général. Il détacha aussitôt deux

officiers pour prendre contact avec les états-majors de ces unités. Le capitaine Huvelin fut envoyé à la 67ème division.

Je fus chargé de me rendre à la 29ème division à Dombasle. Le temps s'était mis au beau à la tombée de la nuit et il gelait. Je passai la nuit avec le chef d'état-major de la division, le commandant Leplantier, et avec le capitaine Verdet qui le secondait. Tous deux s'empressaient fort aimablement pour m'exposer la situation de leur division et l'organisation de son front. Accompagné du capitaine Verdet, je poussai dans la nuit jusqu'à l'état-major de l'une des brigades dont les troupes tenaient le bois de Malancourt dans une situation assez critique qu'il m'importait de définir en détail. Au lever du jour, avant de quitter Dombasle, j'allai rendre visite au colonel Uzac, qui commandait l'artillerie divisionnaire et qui me donna, avec son adjoint, le capitaine Caprai, la situation détaillée de son artillerie. Muni de tous ces renseignements, je rentrai au poste de commandement de Souilly pour en rendre compte au général de Bazelaire.

Le PC à FromerevillePeu après, le poste de commandement du Corps d'armée quittait

Souilly et venait s'établir à Fromereville, petit village à six kilomètres à l'ouest de Verdun. C'est là que le général de Bazelaire allait exercer le commandement de toutes les troupes de la rive gauche dans la situation la plus imprévue qui fût. L'état-major du C.A réduit au 2ème et 3ème bureaux s'entassait dans une salle d'école minuscule, où les petits bancs d'écoliers nous obligeaient à nous accroupir pour nous accommoder de leur faible hauteur. Le général et le Chef d'état-major prenaient place dans une modeste maison en face de l'école.

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Le PC du 7ème CA à Froméreville à la maison d’école.

Le bombardement général allemandDès 7h15 ce même jour, 21 février, un bombardement violent s'abat

sur tout le front, de Malancourt à Forges, ainsi que sur la rive droite de la Meuse. Il se poursuit sans interruption toute cette journée et les jours suivants. Des obus de gros calibres tombent sur le Mort-Homme et sur les villages en arrière. Notre artillerie est particulièrement visée, mais réagit en contrebatterie.

Concentrés dans notre petite salle d'école, mal à l'aise pour travailler, nous vivons des heures angoissantes dans l'attente de l'attaque ennemie qui va se déclencher d'un moment à l'autre. Nous sommes là six officiers, tout juste, qui nous préparons à toutes les éventualités et nous partageons l'expédition des ordres ; trois secrétaires, venus avec nous, assurent le courrier dans une petite remise attenante à la salle de classe. Entre les coups de téléphone qui se succèdent dans toutes les directions, on entend le tac-tac régulier de leur machine à écrire. Nous sommes sans cesse au bout du fil pour entrer en relation avec les état-major subordonnés, avec nos voisins à Verdun, avec l'état-major de la R.F.V., avec notre propre quartier général à Souilly où sont restés le premier bureau, ma S.T.C A et tous nos services. Le Général ou le Chef d'état-major viennent de temps en temps aux nouvelles ou donnent un

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ordre à expédier d'urgence. Parfois, l'un de nous se détache en auto pour aller vérifier un renseignement que le téléphone a transmis d'une façon incertaine.

Il ne peut être question de s'éloigner. Nous prenons hâtivement nos repas dans la cuisine du maître d'école absent, qui s'ouvre sur notre salle et nous passons la nuit sur place, étendus sur la paille que nous avons fait déposer tout au long du mur, derrière le dernier banc d'écolier.

Cependant aucune attaque ne se produit sur notre front. Mais dans la soirée du 21 février nous apprenons que les Allemands ont attaqué sur la rive droite et qu'ils ont emporté nos premières lignes. Les jours suivants, ils poursuivent furieusement leurs efforts. Brabant est évacué dans la nuit du 22 au 23 et Samogneux perdu la nuit suivante.

Dans l'après-midi du 24 arrive le capitaine Héring, envoyé par le grand quartier général, qui se renseigne sur notre situation et téléphone directement au grand quartier général les nouvelles qu'il a recueillies. Le soir du 24, un ordre du général commandant la R.F.V., dont nous recevons un exemplaire, prescrit le repli des lignes de la Woëvre sur les Hauts de Meuse et l'évacuation sur la rive gauche des gros matériels d'artillerie. Cette mesure révèle les craintes qu'a le commandement de ne pouvoir tenir sur la rive droite. La situation paraît extrêmement grave.L’attaque allemande sur la rive droite

Sur notre front, le bombardement continue, très violent. Sur la rive droite, l'ennemi attaque sans désemparer, dans un ouragan de feu ; il a obtenu des succès marqués.

Dans la nuit du 24 au 25, vient s'échouer dans notre poste de commandement, le capitaine Henry, qui commande une compagnie de génie de la division Bapst, bousculée la veille entre Samogneux et le bois des Caures. Il est en proie à une émotion extrême. Il nous apprend que sa division a été disloquée sous la fureur de l'assaut ennemie, qu'il a perdu sa propre compagnie, dont une poignée d'hommes ont seuls réussi, avec lui, à se sauver de cet enfer, en traversant la Meuse. Il est sans nourriture depuis deux jours. J'ai peine à reconnaître, sous son uniforme en loques et dans l'état où l'a mis un ébranlement nerveux intense, le capitaine Henry que j'ai connu, il y a peu d'années, à Grenoble. Je lui fais partager notre repas, tandis que sa petite troupe est hébergée dans une unité voisine. On s'enquiert par téléphone du point à lui faire rallier le lendemain, et comme il est déjà fort tard, je l'invite à s'étendre avec moi sur la paille. Pendant plusieurs heures, il me narre à phrases entrecoupées, les péripéties effroyables des combats auxquels il vient de se trouver mêler. Nous achevons la nuit sans dormir. Je pense aux événements qui nous attendent à notre tour.

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Au cours de la journée du 25, l'ennemi accentue ses progrès sur la rive droite. La cote de Talou est abandonnée pendant que le Fort de Douaumont, non défendu, tombe entre ses mains. La situation devient très critique pour Verdun.Le Général de Castelnau

Notre poste de commandement reçoit, le 25 après-midi, la visite du général de Castelnau, alors major général des Armées, venu se rendre compte de la situation. Il nous cause avec bonhomie, interroge lui-même quelques prisonniers qu'on vient d'amener. Il a pris contact avec les commandants des grandes unités de la R.F.V. ; il garde sa confiance et nous la communique. Il juge que Verdun peut tenir et qu'il n'y a pas lieu d'effectuer, de propos délibéré, de repli de la rive droite à la rive gauche, contrairement aux bruits qui circulent. Il est bon, dans ces heures graves, d'entendre un grand chef, qui garde tout son sang froid et juge avec son bon sens bien connu, affirmer sa foi dans la valeur des troupes.

Toujours point d'attaque sur la rive gauche. Seule l'artillerie ennemie poursuit son martèlement sur nos positions. Notre propre artillerie mène une action vigoureuse sur les batteries allemandes. C'est une canonnade sans fin.

Je vais, un matin, aux nouvelles au poste de commandement de la 67ème division à Marre. Le personnel y est calme, prêt à tout événement. Les troupes supportent sans broncher le bombardement qui dure depuis plusieurs jours. Partout le moral est bon. Un officier d'artillerie qui vient de parcourir nos positions du Mort-Homme, cite à ce propos le cas d'une de nos batteries de 155-C dont une pièce a été culbutée par un obus ennemi de gros calibre ; elle est fichée en terre, la crosse en l'air, et pour cette raison, nos bons canonniers, qui n'ont pas perdu leur humour, l'ont surnommée "le déserteur".

Le 26 au petit jour, on nous annonce que des fractions ennemies qui ont occupé Champneuville se glissent, par la Vallée de la Meuse, vers Champs. Elles s'enfoncent ainsi profondément le long de la rive droite, sur le flanc de notre 67ème division.A propos du Mort-Homme

En apprenant cette nouvelle, le commandant Lechartier paraît démoralisé. Il déclare au Chef d'état-major venu nous rejoindre dans la salle d'école, qu'il est temps d'évacuer le Mort-Homme, car cette position va être tournée. Le lieutenant-colonel Ecochard, assis à la chaire du maître d'école, mordille sa moustache d'un air congestionné; il réfléchit, semble opiner. Je suis stupéfait qu'une telle pensée puisse se faire jour. Va-t-on vraiment proposer au Général de faire évacuer le Mort-Homme ? Il me semble qu'on perd la tête.

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Le commandant Lechartier sort. Il va s'en doute s'en ouvrir au Général. Connaissant son éloquence persuasive et l'influence qu'il détient de ce fait quand il est alarmé, je redoute que son avis ne soit partagé. Je n'y tiens plus ; je vais au Chef d'état-major.

Le lieutenant-colonel Ecochard, sous une apparence impétueuse, était réfléchi. Son cerveau bouillonnait sans cesse ; il se concentrait avec énergie sur tout ce qu'il entreprenait ; mais il écoutait avec attention ses interlocuteurs, tenait toujours compte des arguments qu'on lui présentait et savait ensuite se décider en pleine connaissance de cause. Il était d'un abord facile. J'avais eu l'occasion déjà de constater que j'avais gagné sa confiance.

« Est-il possible, lui dis-je, qu'on pense à abandonner le Mort-Homme ? A-t-on songé, mon colonel, à l'appui que nous prêtons de là aux camarades qui tiennent péniblement sur la rive droite ? Allons-nous le leur retirer ? Nous sommes tournés au Mort-Homme, prétend-on ! Eh ! Quoi ! Qui nous menace ? Nous ne sommes même pas attaqués. L'ennemi s'est glissé jusqu'à Champ, paraît-il ? Et après ? Est-ce lui ou nous qui sommes menacés ? Il y a d'abord la Meuse entre lui et nous. Il me semble que si j'étais à Champ, à la place du Boche, je redouterais terriblement de voir tous les feux du Mort-Homme se concentrer sur moi et me clouer sur place ... Lâcher le Mort-Homme ! Mais c'est pour nous un devoir au contraire de nous y cramponner plus que jamais et d'accabler avec notre artillerie les pentes du Talou que nous prenons d'enfilade, comme jamais artillerie n'en a eu l'occasion ... Lâcher le Mort-Homme ! ... »

Je laissai aller mon indignation. Le Chef d'état-major m'écoutait, concentré sur lui-même, les yeux sur une carte déployée devant lui. Tout à coup, frappant du poing sur la table :

« Bravo ! Cré bon sang ! Robert, vous avez mille fois raison. Oui, oui, vous l'avez dit, il faut garder le Mort-Homme. Sacré Lechartier ! ... »

Il empoigna sa carte et sortit en coup de vent.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'il reparaissait.

« Voilà, fit-il ! Le Général est de notre avis. Ordre est donné de se maintenir au Mort-Homme. Le colonel Consigny vient d'être appelé. Le Général va lui donner l'ordre de faire agir l'artillerie en masse sur la Talou. Ah ! On va leur en faire voir !... »

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Il sortit de nouveau pour aller assister à l'entretien avec le colonel commandant l'artillerie du Corps d'armée.

Nous gardâmes le Mort-Homme, en effet. La suite des événements allait bientôt nous montrer quel prix attachaient les Allemands à la possession de cette hauteur qui domine notablement toutes celles de la rive droite et quelle folie nous eussions commise à la leur céder.

Il avait neigé le 22 février. La campagne luisait maintenant toute blanche sous les rayons du soleil. Sur les routes la circulation devenait pénible à cause du cloaque que formait la neige fondue, et qu'entretenait encore une nouvelle chute de neige le 25.

Il y avait derrière nous des passages incessants de convois. Toutes les troupes de la R.F.V. recevaient leurs renforts et leurs approvisionnements par la gare de Bar-le-Duc. La voie ferrée de la Vallée de la Meuse était inutilisable, puisque les Allemands la tenaient à Saint-Mihiel ; celle venant de Ste-Menehould était bombardée et coupée aux environs d'Aubreville où elle faisait, vers le nord, un coude qui la mettait sous le feu des pièces allemandes. Il ne restait donc pour ravitailler la R.F.V. que le petit chemin de fer meusien, d'un rendement beaucoup trop faible pour les besoins, et la grande route de Bar-le-Duc à Verdun sur laquelle circulaient les camions. La bataille, avec ses besoins formidables, faisait de cette route l'artère vitale de Verdun.

J'avais eu au cours de ces journées, à me rendre en mission à Souilly, où s'était replié l’état-major de la R.F.V. J'avais pu juger de l'intensité des courants de circulation qui s'acheminaient de plus en plus nombreux sur cette grande route et j'avais éprouvé moi-même bien des difficultés à me créer le passage. Il y avait, sur la voie ferrée de Verdun à Ste Menehould, dans les environs de Nixeville, des trains de matériels immobilisés sur la voie, conséquence du repli qui s'était effectué sur la rive droite ; des rames de trucs d'A.L.V.F. bloquaient les passages à niveau et obligeaient à des détours. On sentait l'embouteillage imminent sur ces routes de l'arrière et l'on ne pouvait songer sans frémir à la catastrophe qu'eut provoquée un arrêt dans le mouvement des camions.La voie sacrée

Le général Pétain avait été appelé le 25, avec l'état-major de la 2ème

Armée alors disponible, à prendre le commandement de la R.F.V. Son premier soin fut de remettre de l'ordre partout et en particulier sur les routes. La cavalerie fut employée à faire la police et la circulation. La grande route de

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Bar-le-Duc à Verdun fut organisée en cantons de circulation. Des unités empruntées aux bataillons d'étape furent transformées en équipes de cantonniers proposés à l'entretien de la route. Tout un service nouveau fut crée pour régler l'arrivée des matériaux d'empierrement nécessaires chaque jour, et pour maintenir en état, malgré le passage ininterrompu des lourds camions, malgré le gel et le dégel, cette grande voie sans le secours de laquelle tout aurait craqué : "LA VOIE SACREE".

L'effort d'organisation qui fut réalisé là, aussi bien pour assurer la réfection continuelle de la route sans interrompre la circulation, que pour régler le mouvement des convois se succédant de jour et de nuit, fut vraiment admirable.Le Général Pétain

Une autre préoccupation du général Pétain allait être le réarmement des forts de Verdun et la désignation dans chacun d'eux d'un commandant responsable de la défense.

Pendant notre séjour à Fromereville, deux nouveaux officiers brevetés d'infanterie vinrent grossir notre état-major, le capitaine Diani qui fut affecté au 3ème bureau et le capitaine Laurens au 1er.Le PC à Dombasle

Notre quartier général était venu le 24 février de Souilly à Lemmes, mais il n'eut pas à y séjourner longtemps, car le 27 nous quittions nous-mêmes Fromereville et le quartier général en entier se concentra à Dombasle-en-Argonne. Cette localité, plus importante, offrait beaucoup plus de commodités pour l'installation de l'état-major et des services et permettait des liaisons faciles. Les bureaux de l'état-major s'organisèrent dans une grande villa inhabitée, au centre du village et le logement de chacun de nous fut assuré chez l'habitant;

La bataille continuait à faire rage sur la rive droite. La rive gauche n'était toujours que le théâtre d'actions violentes d'artillerie ; mais des indices sérieux nous faisaient entrevoir que nous serions prochainement attaqués. L'ennemi massait des forces importantes en face de nous, l'aviation signalait des mouvements inusités dans les gares et sur les routes de l'arrière front allemand.

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L’attaque sur la rive gaucheNotre front avait été en conséquence renforcé par la mise en place

d'unités nouvellement arrivées dans le secteur 1. Nous attendions l'attaque chaque jour.

Elle se produisit le 6 mars. A midi, après un bombardement intense, les Allemands enlevèrent Forges et le ruisseau où étaient établies nos premières lignes. Développant leur attaque au sud du ruisseau, ils prirent pied sur les premières pentes du Mort-Homme et de la Côte de l'Oie où nos troupes réussirent à les arrêter. Un train blindé s'était avancé jusqu'aux abords de Forges et avait ouvert un feu violent qui avait contribué à faire replier les premiers éléments de la défense.

L'offensive ennemie sur notre front menée par le 6ème C.R. s'était limitée à la partie comprise entre Bethincourt et Forges. Elle ne visait donc, du moins comme premier objectif, qu'à s'emparer du Mort-Homme. Et c'était assez naturel, car tout ce mouvement de terrain nous offrait des observatoires magnifiques ayant vue sur la rive droite et nous permettait d'exercer par-dessus la vallée de la Meuse des actions de feux, de flanc et de revers, qui gênaient sérieusement les mouvements ennemis de la rive droite.

Mais le 6 mars, il était trop tard pour espérer nous surprendre et enlever d'emblée la position, malgré toute la puissance de l'attaque. Notre défense avait eu le temps de se renforcer.Le Mort-Homme et les communiqués

Du 7 au 10 mars, les Allemands lancèrent de nouvelles attaques sur le Mort-Homme. Ils se heurtèrent à une résistance acharnée. Le bois des Corbeaux, sur les pentes nord-est de la hauteur, fut le théâtre de combats sanglants ; il resta aux mains de l'ennemi. De part et d'autre de ce bois, l'ennemi, procédant par infiltration, réussit le 14 à s'avancer à l'ouest jusqu’à la crête du mouvement de terrain, à l'est jusque devant les lisières de Cumières, mais des deux cotés il dut renoncer à atteindre ses objectifs.

Les communiqués français ne cachaient pas la gravité de la situation, tout en affirmant la vaillante résistance opposée par nos troupes aux assauts répétés de l'ennemi. Le Mort-Homme considéré avec raison comme la clef de la position sur la rive gauche, prit rapidement dans les informations une importance de premier ordre. On tenait à faire connaître à l'opinion publique que le sommet du Mort-Homme était toujours entre nos mains.

1 - Le 24 février, une brigade (la 95ème) de la 48ème division avec l' A.D.48 et plusieurs groupes d'A.L.

- Le 25 février, une brigade (la 38ème) de la 19ème division.- Le 27 février, la 26ème division (du 13ème corps d'armée, général Alby). Les 29ème et 26ème

divisions étaient aux ordres du général Alby, la 67ème division, les 38ème et 95ème brigades, avec l'A.D. 48, étaient aux ordres du général Aimé.

Suivant le tracé de la position de résistance définie par le général Pétain, notre ligne principale passait par Cumières et le Mort-Homme. Le ruisseau de Forges n'était tenu que par des éléments avancés.

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De son côté, le communiqué allemand exultait : il déclara que le sommet avait été enlevé par les troupes allemandes. Il y eut ainsi, à côté de la lutte sur le champ de bataille, une lutte de communiqués qui tendait, semblait-il, à égarer l'opinion.

En réalité, il y a au Mort-Homme deux sommets, deux mamelons, qui couronnent le mouvement de terrain, à sept cent mètres environ l'un de l'autre. Le plus au sud, qui est aussi le plus élevé, restait effectivement entre nos mains, tandis que l'autre, au nord-ouest du précédent, était tombé au pouvoir de l'ennemi. Chicane bien oiseuse, du reste, car ce qui importait au commandement allemand, ce n'était pas d'atteindre tel ou tel point de la crête, mais de conquérir l'ensemble de la hauteur avec les croupes qui s'en détachent vers l'est et vers le sud afin de nous ravir les régions d'observatoires dangereux pour ses mouvements de la rive droite.

Nous avions fait quelques prisonniers que j'interrogeai à Dombasle : nous avions également recueilli quelques déserteurs, qui prenaient grand soin de me faire comprendre en levant les bras très haut, en répétant : kamarade ! kamarade ! qu'ils étaient volontairement venus dans nos lignes. Sans doute espéraient-ils être mieux traités. Ceux-ci parlaient plus volontiers, mais je ne fus pas long à m'apercevoir que leurs indications étaient très fantaisistes ; il fallait beaucoup d'artifices pour arriver, comme avec les vrais prisonniers, à leur tirer des renseignements exacts et précis. Pourtant je trouvai parmi eux un alsacien qui me fournit des informations précieuses et que je fis traiter avec des égards particuliers, car il ne désirait rien tant que servir dans l'armée française. Des instructions prescrivaient d'ailleurs de ménager les Alsaciens, déserteurs ou prisonniers, l'intention du haut commandement étant de favoriser leurs sentiments francophiles pour les utiliser dans nos rangs.

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L'aviation française était insuffisante au début. La 2ème Armée disposait pourtant d'une aviation de chasse intrépide et active, dont les patrouilles sillonnaient le ciel et attiraient souvent notre attention. Des combats fréquents s'engageaient dans les airs, dont nous suivions les péripéties par le crépitement des mitrailleuses. L'adoption de nouvelles mitrailleuses Lœwis, qui permettaient de tirer au travers de l'hélice, donnait à notre chasse aérienne un caractère particulièrement agressif. Plusieurs avions ennemis furent abattus dans nos lignes ; chaque fois notre aviation prévenue détachait aussitôt quelques uns de ses officiers pour explorer les débris de l'appareil et relever les indications utiles d'ordre technique ; l'état-major le plus proche envoyait en même temps un officier pour recueillir les documents trouvés à bord ou sur le corps des aviateurs ennemis. La difficulté pour les uns et les autres était d'arriver sur les lieux avant que les hommes de troupe du voisinage n'eussent entamé le pillage de l'avion pour en tirer quelque trophée, malgré l'interdiction qui leur en était faite.L’aviation de combat

Un avion allemand abattu à la lisière sud du bois de Récicourt mars 1916

Parfois l'avion descendu à l'intérieur de nos lignes avait été simplement contraint d'atterrir au plus près, à la suite de quelque accident. En ce cas, les aviateurs s'empressaient, dés l'atterrissage, de mettre le feu à leur appareil et à leurs papiers, avant d'être capturés. On m'amena un jour un officier fait prisonnier dans ces conditions; c'était un lieutenant, décoré de la croix de fer, plein de cette morgue hautaine que j'avais tant de fois constaté chez les officiers allemands. Je n'en pus tirer un seul mot. Survint le pilote français qui l'avait pris en chasse et obligé à descendre. Mis en présence de son adversaire, officier du même grade, l'allemand fut avec lui d'une courtoisie parfaite et consentit à expliquer comment, au cours du duel à la mitrailleuse, son avion avait été mis à mal. Mais il ne laissa échapper aucun renseignement d'ordre militaire.

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Les Allemands disposaient, de leur côté, d'une aviation de combat puissante et audacieuse. A nos "Morane" souples et rapides, ils opposaient leurs "Fokker", rapides aussi, s'élevant facilement à de grandes hauteurs et opérant par groupes, grâce à leur supériorité numérique. Si le bruit des luttes aériennes se faisait entendre si souvent au-dessus de nos têtes, c'est que les groupes d'avions ennemis entreprenaient de fréquentes incursions à l'intérieur de nos lignes. Malgré les prouesses de nos aviateurs qui n'hésitaient pas à attaquer, souvent à un contre plusieurs, et qui réussissaient encore à abattre un adversaire, notre aviation était également éprouvée. Elle était loin de posséder la maîtrise de l'air. Nos reconnaissances aériennes parvenaient difficilement à s'enfoncer dans les lignes ennemies, et de ce fait les renseignements à en attendre étaient forcements limités. Mais surtout la protection donnée à nos avions de Corps d'Armée devenait insuffisante et c'était grand dommage.L’aviation d’observation et l’artillerie

La mission principale de l'aviation de corps d'armée était l'observation des tirs de l'artillerie et la recherche des batteries ennemies. On avait doté chaque avion d'un appareil émetteur de T.S.F. à bord, et chaque groupe d'artillerie d'un appareil récepteur. L'observateur en avion avait ainsi le moyen de communiquer rapidement ses indications à l'artillerie, qui à son tour annonçait ses dispositions à l'observateur au moyen de panneaux de toile placés suivant certaines conventions auprès de l’antenne. Un règlement, élaboré à la suite des expériences tentées en 1915, venait de fixer les méthodes d'emploi de ce mode de communication entre l'avion et le sol pour les besoins de l'artillerie et avait ainsi consacré le progrès considérable réalisé dans l'emploi de l'artillerie au combat. Des observateurs aériens avaient été spécialement dressés aux méthodes nouvelles, délicates certes, mais qui avaient fait leurs preuves ; chaque groupe d'artillerie avait été doté d'un officier d'antenne, préposé à la réception et à la traduction des signaux de l'avion, ainsi qu'à la manœuvre des panneaux. L'artillerie était donc outillée désormais pour jouer, dans la bataille, le rôle de plus en plus important qui lui était dévolu et qui, dès ces premières journées de Verdun, se révélait capital pour enrayer les offensives ennemies.

Mais les avions d'observation ne pouvaient opérer utilement que sous la protection des avions de chasse. Absorbé par ses missions de tir ou de surveillance, l'observateur aérien n'avait pas le loisir d'explorer le ciel ; il était à la merci de la surprise. De plus, son avion Farman ou Caudron, aménagé pour faciliter l'observation et les communications par T.S.F. n'était ni assez rapide, ni assez maniable pour lutter contre un Fokker.

Dès lors, notre aviation de chasse leur assurant une protection insuffisante, nos avions de Corps d'armée n'étaient pas en mesure de remplir

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convenablement leur mission et finalement c'était l'efficacité de nos tirs d'artillerie qui en souffrait.

Heureusement cette situation déficiente ne devait pas se prolonger. L'équilibre entre les deux aviations adverses allait bientôt s'établir, grâce aux dispositions prises par le haut commandement et grâce aussi aux efforts des constructeurs.

La progression réalisée par les Allemands sur la rive droite et la prise du Fort de Douaumont leur avait permis de rapprocher leur artillerie. Verdun était soumis à des bombardements ininterrompus qui faisaient d'effroyables ravages dans la place. Aux effets d'artillerie s'ajoutaient ceux des bombes que les avions lâchaient sur Verdun et sur les localités situées de part et d'autre de la Meuse.

A Dombasle, nous eûmes à subir des bombardements par avion le 7 et 8 mars, puis encore le 11, causant des dégâts importants, éventrant des maisons, tuant ou blessant plusieurs militaires et civils. Les méfaits de la bataille s'étendaient de ce fait sur une grande profondeur en arrière du front. Les populations ne pouvaient y échapper.L’évacuation des populations

En présence de cette situation, le Commandement décida d'évacuer la population civile à Verdun et dans les localités de la zone avancée. L'ordre nous fut donné par l’armée le 8 mars de préparer l'exode des habitants.

Ce fut une triste chose. Dans les villages que leur éloignement mettait à peu près à l'abri des tirs d'artillerie, subsistait encore une notable partie de la population, femmes, enfants, vieillard, qui vivaient comme ils pouvaient du produit de leur champ. Ils avaient vu fuir vers l'arrière les habitants des localités situés sur la lisière du front, lesquelles étaient à ce point ravagés par les obus qu'il n'y restait pas une maison debout. Eux étaient restés, rassurés en somme par la stabilité du front qui persistait depuis plus d'un an et qui leur faisait envisager comme une chose impossible que l'ennemi vienne jamais menacer de destruction leur village. Ils s'étaient accoutumés à vivre, assez misérablement, dans cette atmosphère de bataille toute proche, ne se livrant qu'en tremblant aux travaux de culture indispensables, déjà trop lourds pour leurs forces, se réfugiant dans des abris illusoires dès que se faisaient entendre les alarmantes explosions ou l'appel du clairon annonçant la venue d'avions ennemis ; ils restaient repliés sur eux-mêmes, dans l'attente de jours meilleurs, confiants malgré tout dans la résistance de nos troupes, dont les vicissitudes

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présentes reportaient leur pensée tristement sur ceux des leurs qui combattaient quelque part dans une région vaguement soupçonnée.

Leur préoccupation dominante, à ces gens, était la sauvegarde de leur bien. Attachés à leur habitation familiale et à leurs champs, que seraient-ils allés chercher dans l'intérieur de la France ? Protéger leur maison, leur mobilier, leur bétail contre les exactions des troupes, toute leur ambition était là, afin que, revenus de guerre, le mari, le fils, le père retrouvent le foyer intact. Ils ne savaient que trop ce que l'abandon entraîne de pertes et de ruines.

Or, voici qu'on leur demandait maintenant de quitter leurs demeures pour une destination inconnue, et, qui plus est, de laisser leurs maisons ouvertes pour les besoins du cantonnement des troupes. Quel déchirement !

Je logeai dans une habitation rurale où vivaient une femme 1, sa petite fille et sa vieille mère ; le mari était mobilisé. On m'y avait cédé la plus belle chambre de la maison, au rez-de-chaussée, une grande pièce meublée comme le sont les chambres de paysans aisés : grand lit, haut et mœlleux, aux larges rideaux de cotonnade rouge, gros meubles rustiques et confortables, immenses armoires remplies de linge. Ces braves gens s'étaient resserrés dans deux chambres étroites et une cuisine. Une grange attenante renfermait les provisions entassées et les dernières récoltes. Dès qu'il fut question de l'évacuation, les deux femmes se résignant au sacrifice me supplièrent de prendre leur demeure sous ma protection. Je les rassurai de mon mieux. Je pouvais sans peine garantir l'inviolabilité tant que j'étais là. Mais, hélas ! je n'étais pas là pour toujours à Dombasle. Je promis de recommander spécialement la maison au cas où je partirais. Je priai mes hôtesses de me faire parvenir leur adresse, une fois rendues dans la région où l'on allait les conduire; et plus tard, en témoignage de ma reconnaissance et de l'intérêt que je leur portais, je leur fis expédier de Besançon, au nom de ma propre fille, des jouets pour l'enfant.

On procéda dans toutes les demeures à une estimation rapide des objets et denrées consommables, susceptibles d'être utilisés pour les besoins des troupes. Il ne pouvait être question d'inventorier les mobiliers. L'opération était conduite par les majors de cantonnement, d'accord avec les municipalités. Les locaux occupés par les troupes, grange, remises, écuries, restaient ouverts. Les locaux d'habitation non affectés à des officiers devaient être fermés et les clefs déposées entre les mains du major de cantonnement. On usa de persuasion pour faire comprendre aux malheureux habitants la nécessité de ces mesures. Quelques uns firent enlever par leur propre moyen une partie de leur mobilier. Des charrettes, quelques camions automobiles, délaissés par la réquisition, appelés à grands frais de l'arrière vinrent se ranger

1 - Madame Marlier.

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dans les rues pour charger ces fardeaux. Mais le plus grand nombre des villageois ne pouvaient s'offrir une expédition si coûteuse et durent tout laisser.

Puis, un beau jour, arrivèrent les camions militaires qui devaient enlever les populations. Leur nombre étant forcément limité, l'autorité militaire n'autorisait chaque habitant à emporter avec lui qu'un mince bagage à main. Les familles se groupèrent sur les points d'embarquement. Semblables à des proscrits, jeunes et vieux gardaient le silence, la tête courbée sous l'infortune ; les femmes sanglotaient ; la plupart emportaient, dans un carré d'étoffe noué par les quatre angles, les quelques objets qui devaient suffire désormais à leur existence

Ces départs avaient quelque chose de poignant. Pendant plusieurs jours, les camions revinrent pour former de nouveaux convois, que l'on dirigeait sur Bar-le-Duc. De là les exilés étaient acheminés par voie ferrée sur les zones de l'intérieur où se trouvaient aménagés des camps de réfugiés. Et cela dura jusqu'à ce que les derniers habitants eussent disparu.

Pendant ce temps, l'ennemi ne cessait de s'acharner. Il ne se passait pas de jour qu'il ne fasse quelque tentative sur le Mort-Homme, le Bois des Corbeaux. Des luttes désespérées s'engageaient sur ces lieux, appuyées par des déluges incroyables d'obus de tous calibres. Les nôtres tenaient bon et quand ils étaient contraints de céder sur quelque point, leurs contre-attaques vigoureusement menées reprenaient le terrain perdu. Tous les efforts de l'ennemi se brisaient. Mais que de pertes pendant ces journées ! Coup sur coup, j'appris la mort de plusieurs camarades ou chefs dont on citait les exploits : le 15 mars, celle du Capitaine de Chassey, le 16, celle de Marotte et du Colonel Macker, le 19 du Commandant Tournefier ! Quand donc finiraient ces hécatombes !Physionomie des attaques

Les Allemands menaient leurs attaques avec une puissance de feux dépassant tout ce qu'on avait pu imaginer. Chaque attaque était préparé par une débauche d'obus de tous calibres qui écrasaient littéralement les objectifs à enlever, et qui frappaient également en arrière les emplacements présumés de nos réserves, villages, ravins, etc. ... et les voies d'accès. Des tirs nourris sont dirigés vers nos batteries que l'ennemi espère réduire au silence. Obus explosifs, obus à gaz, obus lacrymogènes tombent dru ; l'artillerie ennemie espère neutraliser pour un temps tout ce qu'elle n'aura pas détruit. Sous cette avalanche de fer et de feu, il faut à nos troupes un "cran" indomptable pour

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"encaisser" dans les tranchées qui se comblent, dans les abris qui s'effondrent, dans un terrain où tout est bouleversé, haché, broyé, dans les batteries où les pièces sont démontées. Les communications avec l'arrière sont coupées en un clin d'œil, les liaisons téléphoniques ne fonctionnent plus, les coureurs sont surpris en chemin et se succèdent souvent en vain ; les troupes menacées par l'attaque sont isolées de toute part.

Puis l'infanterie allemande se rue à l'assaut ; le tir de l'artillerie se concentre alors sur les objectifs à atteindre et encercle de ses obus les défenseurs de façon à interdire l'accès à tout renfort. Alors nos fantassins garnissent nos lignes de défense, leurs parapets, les rebords des trous d'obus dans lesquels ils s'abritaient. Inébranlables, malgré l'ouragan qui s'est déchaîné sur eux, malgré les morts et les blessé étendus auprès d'eux, ils ouvrent le feu et fauchent les vagues d'assaut, tandis que nos 75 alertés par les fusées-signaux tendent immédiatement en avant d'eux leur barrage protecteur.

Dès le début de leurs attaques sur la rive gauche, le 6 mars, entre Bethincourt et Forges, les allemands avaient engagé deux divisions, la 12ème

(du VIème corps de réserve) et la 22ème (du Xème corps).

Arrêtés ce même jour au pied de la hauteur du Mort-Homme et de la Côte de l'Oie, ces divisions avaient poursuivi leurs efforts les jours suivant malgré des pertes sanglantes, enlevant le 7, la Côte de l'Oie et le bois des Corbeaux, et pénétrant dans Cumières d'où l'ennemi était cependant chassé le même soir.

Le 8, devançant les Allemands le colonel Macker, dans une brillante contre-attaque, avait repris le bois des Corbeaux, en partie ; le 9, il achevait la conquête de ce bois, à la grenade, dans la matinée et brisait le soir une nouvelle attaque ennemie.La lutte au Mort-Homme

Mais le 10, toute une division allemande s'élançait sur ce bois. Le colonel Macker était tué, ses bataillons submergés. Le bois était de nouveau perdu. Toutefois les Allemands ne réussissaient pas à en déboucher. Nous tenions toujours au Mort-Homme, sur notre ligne principale de résistance, où l'ordre était de se maintenir à tout prix. Toutes les tentatives ennemies, pendant les journées qui suivirent, vinrent se briser là, devant la volonté inébranlable de notre infanterie de ne pas lâcher.La visite présidentielle

Le président Poincaré, accompagné du général Joffre était venu à cette époque sur le front de Verdun. Tous deux avaient parcouru les poste de commandement des grandes unités engagées, avaient recueilli de la bouche des grands chefs le récit des luttes acharnées qui se livraient, sur la rive gauche pour la défense du Mort-Homme, et sur la rive droite où de la Côte du

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Poivre au Fort-de-Vaux nos troupes opposaient à l'ennemi une résistance que ses efforts journaliers ne parvenaient pas à entamer.

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A leur passage à Dombasle, au cours d'une visite rapide, dépouillée de tout apparat, le Chef de l'Etat et le Général en Chef avaient entendu le général de Bazelaire exposer sobrement la situation et montrer ce qu'avaient obtenu, dans ces premiers jours de combat, la ténacité stoïque de leurs troupes et leur abnégation. Il n'était pas possible de rester indifférent devant tant d'héroïsme.

L’ordre du jour du Général en ChefLe 10 mars, le général Joffre adressait aux "Soldats de l’armée de

Verdun", un ordre du jour exaltant leur courage et manifestant toute sa confiance. « La lutte, disait-il pour conclure, n'est pas encore terminée, car les Allemands ont besoin d'une victoire. Vous saurez la leur arracher.

«  Nous avons des munitions en abondance et de nombreuses réserves. »

«  Mais vous avez surtout votre indomptable courage et votre foi dans les destinées de la République »

« Le pays a les yeux sur vous. Vous serez de ceux dont on dira : ils ont barré aux Allemands la route de Verdun ! »

Ils l'ont barré cette route. Et au prix de quel sacrifice ! Le 14 mars, le jour où un nouvel effort permit à l'ennemi de se saisir du petit sommet du Mort-Homme (cote 265), le bombardement avait été si violent que les défenseurs étaient à demi enterrés dans leurs trous. Ils n'en défièrent pas moins les assaillants qu'ils tinrent en échec devant le grand sommet (la cote

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Visite du Général Joffre au Q.G. de Dombasle- Mars 1916 -

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295) et non contents de conserver la position où il n'était pas permis de reculer, la nuit venue ils contre-attaquaient et élargissaient leur occupation en venant s'établir sur les pentes nord.

Le général Debeney, commandant la 25ème division qui tenait ce secteur rendait compte le lendemain en ces termes : "j'avais ordonné de se faire tuer sur place. Cet ordre a été ponctuellement exécuté. Un commandant de brigade 1 et trois commandant de régiment sont tombés en donnant l'exemple. Aucun homme n'a été vu se portant en arrière."

Après cette attaque infructueuse, les Allemands parurent vouloir renoncer à faire tomber de front notre défense du Mort-Homme. C'est plus à l'ouest qu'ils cherchèrent à crever nos lignes. L’attaque sur Avocourt

Le 20 mars, ils lancèrent sur nos défenses du bois d'Avocourt une division nouvellement amenée dans la région, la 11ème division bavaroise. L'attaque était accompagnée d'un emploi intensif de lance-flammes, devant lesquels nos éléments surpris furent en peu de temps cernés et enlevés. Dix compagnies du 111ème régiment d'infanterie furent capturées. Ce fut pour nos armes un revers très grave. Une nouvelle poussée de l'ennemi risquait de l'amener au sud de l'éperon 304 où passait notre ligne principale de résistance, et de faire crouler tout notre front.

Heureusement les Bavarois ne réussirent pas ce jour là à déboucher du bois d'Avocourt. Ordre fut donné de reprendre le bois. Le capitaine Verdet, de l'état-major de la 29ème division, qui avait tant fait pour l'organisation défensive de cette partie du front, désireux de venger l'affront fait à sa division, sollicita l'honneur de commander lui-même les troupes de contre-attaque. Par une brillante opération, exécutée le lendemain, il rejeta dans le bois l'ennemi qui tentait encore d'en déboucher. La reprise du bois fut préparée ; elle devait être exécutée par la suite avec un plein succès.

Le Général en Chef prononça peu de jours après la dissolution du 111ème régiment d'infanterie.

Le haut commandement dirigeait sur Verdun toutes les troupes rendues disponibles par prélèvement sur d'autres régions du front. Le commandant de l’Armée les répartissait entre les deux rives de la Meuse

1 - Le Colonel Garçon, commandant la 75ème brigade.

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suivant les besoins. Au début, l'arrivée de nouvelles unités n'avait eu pour but que de renforcer la défense en introduisant sur le front des divisions fraîches, ce qui avait permis de resserrer l'étendue du secteur attribué à chaque division.

C'est ainsi que dès le milieu de février, le 7ème Corps d'armée avait été disloqué pour fournir sur la rive droite l'appoint de sa 14ème division, et quelques jours plus tard celui de la 37ème.L’organisation de la défense

C'est ainsi également qu'à la fin de février les deux divisions du 13ème

Corps d'armée étaient venues renforcer le front de la rive gauche. On n'avait pas cru, à ce moment, devoir scinder le secteur dont la défense venait d'être confiée au général de Bazelaire, malgré l'étendue considérable de son front. Mais on avait constitué sous ses ordres deux commandements subordonnés entre lesquels se répartissaient les troupes affectées à la défense :

1er/- à l'ouest, sous les ordres du général Alby (commandant le 13ème

Corps d'armée), les 29ème et 26ème divisions, tenant le front d'Avocourt à Bethincourt (exclu) ;

2me/- à l'est, sous les ordres du général Aimé (commandant la 67ème

division), la 67ème division, la 38ème brigade (de la 19ème division), la 95ème

brigade (de la 48ème division), avec l'artillerie de la 48ème division, tenant le front de Bethincourt inclus à Forges.

Dès le début des attaques allemandes, il avait fallu se préoccuper de relever les divisions engagées, au fur et à mesure qu'elles s'usaient sous les chocs de l'ennemi. Les effectifs fondaient ; le degré de résistance s'épuisait rapidement au cours des luttes surhumaines.

Le grand quartier général continuait donc à faire affluer sur Bar-le-Duc ou les gares voisines, les grandes unités successives qu'il pouvait libérer par ailleurs, d'abord des Corps d'armée entiers, puis des divisions que les camions de l'armée acheminaient ensuite vers le front.

Le général Pétain avait tout de suite conçu la nécessité de ne pas attendre pour relever une division fatiguée que celle-ci fut complètement épuisée. Ramenée à l'arrière, elle pouvait alors recevoir les renforts destinés à la recompléter et les amalgamer rapidement grâce aux noyaux consistants qu'elle avait conservés et dont le ressort moral n'était pas encore brisé. Les Allemands adoptaient la solution opposée ; leurs divisions n'étaient relevées que lorsqu'elles étaient complètement à bout, réduites à rien ; leur reconstitution à l'arrière exigeait dès lors un délai considérable. Les nôtres au contraire se reconstituaient en peu de temps et devenaient aussitôt disponibles

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pour être dirigées sur des secteurs calmes du front ; un grand nombre put même être relancées dans la fournaise de Verdun.

Aussi était-ce sur la grande artère de Bar-le-Duc à Verdun un passage continuel de troupes appelées à la bataille ou de troupes ramenées en arrière. Jour et nuit, les longs convois automobiles se succédaient dans un double mouvement ascendant et descendant, comme une gigantesque "noria".

Naturellement ces relèves successives de divisions modifiaient sans cesse la composition des Corps d'armée entre lesquels avait été à l'origine répartie l'occupation du front. Sans parler du 7ème Corps d'armée qui avait été complètement défiguré dès son arrivée, les commandants de Corps d'armée se trouvèrent avoir de très bonne heure, sous leurs ordres, des divisions qu'ils ne connaissaient pas. Mais les Corps d'armée représentaient surtout des organes d'encadrement, connaissant bien leur secteur et qui, s'usant moins vite, pouvaient être maintenues en place plus longtemps ; leur maintien était une condition indispensable au succès des opérations.

Dès lors on cessa de désigner les Corps d'armée par leur numéro qui ne correspondaient plus à leur physionomie habituelle et on ne les appela plus que des "groupements" auxquels on donnait le nom de leur chef ; tel le groupement de Bazelaire.

Notre groupement avait en outre cette particularité que, sous les ordres du général de Bazelaire, se trouvait un autre commandant de Corps d'armée, le général Alby. Situation délicate, et à vrai dire exceptionnelle, que cette subordination d'un commandant de Corps d'armée à un autre ; plus délicate encore peut-être pour leurs états-majors qui, organisés sur le même pied, opéraient cependant à deux échelons différents de commandement. La bonne volonté de chacun empêcha de donner prise aux susceptibilités et sut éviter tout froissement.

Le général Pétain dirigeait la défense avec une rare clairvoyance et une fermeté absolue. Il s'enquérait des moindres manifestations de l'ennemi et savait imposer à tous une attitude énergique. Quand il venait à notre poste de commandement de Dombasle, il se dégageait de son passage une sensation d'ordre et de clarté.

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Visite du Général Pétain, Commandant l'Armée de Verdun

Mars 1916 – QG de Dombasle

Chaque soir, vers 17 heures, il y avait au poste de commandement de l'Armée de Souilly, un grand rapport qu'il présidait en personne. Auprès de lui, prenaient place son chef d'état-major, colonel de Barescut, les chefs de bureau et les chefs de service. Les officiers de liaison de tous les Corps d'armée engagés se rangeaient devant lui dans l'ordre de bataille. Il les interrogeait à tour de rôle sur les événements survenus et sur les mesures prises. La question : "Qu'a fait votre artillerie ?" revenait le plus souvent. Il exigeait un exposé concis. Les verbiages l'indisposaient par-dessus tout. Quand un officier se répandait en vains détails, il lui coupait la parole d'un ton sec et lui posait des questions précises. Comme l'officier, malgré la documentation dont il s'était pénétré, ne pouvait tout savoir, il arrivait parfois qu'il s’embarrasse dans des réponses dilatoires. Le Général ne se contentait pas de ces à peu près ; son masque immobile devenait plus froid que jamais. Il faisait peser sur son interlocuteur un regard qui le figeait et glaçait l'assemblée. Lorsqu'il jugeait que le commandement subordonné n'avait pas pris ou su imposer les dispositions qu'il estimait utiles, très calme, en peu de mots, mais cassants et qui portaient, il manifestait son mécontentement au Corps d'armée en cause dans la personne de son représentant. Il donnait ensuite la parole à son état-major, au besoin à ses chefs de service. Une fois fixé sur les événements, il exprimait brièvement ses directives.Le grand rapport à Souilly

On n'allait pas au rapport de l'armée sans quelque appréhension et sans avoir préparé son affaire. Mais on en revenait toujours avec l'impression nette qu'il y avait, pour conduire la bataille, un chef qui savait ce qu'il voulait et qui s'entendait à l'exiger de ses subordonnés.

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Avant la fin de mars, le 32ème Corps d'armée (général Berthelot) étant disponible sur la rive gauche, on décida de relever les éléments du 7ème Corps d'armée, y compris l'état-major, et de scinder le commandement jusqu'alors confié au général de Bazelaire en le répartissant entre les autres commandants de Corps d'armée présents.La cravate de Commandeur

A la veille de notre retrait, le général Joffre vint à Dombasle remettre au général de Bazelaire la cravate de commandeur de la Légion d'honneur. C'était la juste récompense due au chef qui depuis un mois dirigeait avec une inlassable activité les opérations sur le front de la rive gauche et qui, par ses habiles dispositions et son sang-froid réfléchi, avait victorieusement résisté aux furieux assauts de l'ennemi.

Lors de l'arrivée du Commandant en chef dans la villa où se trouvait notre poste de commandement, le général de Bazelaire réunit le chef et le sous-chef d'état-major, ainsi que les chefs de bureau et les principaux chefs de service, dans sa salle à manger où devait avoir lieu la cérémonie de la décoration. Je m'attendais, en raison des circonstances, à entendre le général Joffre faire une allocution, du moins adresser quelques mots de félicitations au récipiendaire, en présence de ses officiers. Mais en dehors de la phrase rituelle qui accompagne toute remise de décoration dans l'ordre de la Légion d'honneur, il ne laissa échapper aucune parole. Seulement, aussitôt après avoir donné l'accolade, il se fit présenter un à un les officiers présents et serra la main de chacun. C'était sa façon d'exprimer sa satisfaction.Les pipes du Commandant en Chef

En vérité, il fit un peu plus, car peu après son départ, le Chef d'état-major me fit appeler, avec quelques autres officiers, et nous distribua des pipes que le Commandant en chef lui avait remises à notre intention. Ces pipes, qui portaient sur le fourneau la griffe du "général Joffre" avec ces mots "Souvenir du Général en Chef" avait déjà acquis une grande popularité dans la troupe. Le généralissime aimait, lorsqu'il parcourait la zone des tranchées, à en offrir aux "poilus" qu'on lui signalait particulièrement. C'était comme un témoignage personnel de sa reconnaissance et à ce titre, elles possédaient, à leurs yeux, une valeur inestimable. A les fumer, elles étaient simplement exécrables.

Le 26 mars, le quartier général du 7ème Corps d'armée quittait Dombasle et se dirigeait par Bar-le-Duc sur Coussey, à 5 kilomètres au nord de Neufchâteau, qui lui était désigné comme lieu de repos.

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Coussey est un village lorrain, bâti au bord de la Meuse, sur la rive droite, dans une région essentiellement agricole et paisible. Nous étions là à une cinquantaine de kilomètres du front. Il ne stationnait dans la localité aucune troupe ni élément d'étape. N'eut été la présence d'un train sanitaire garé à la station du chemin de fer, rien dans le cadre de cette contrée n'eut fait soupçonner le voisinage de la fourmilière militaire qu'était Neufchâteau.

L'état-major du Corps d'armée avait organisé ses bureaux ; partie à la mairie, partie dans une maison proche où la S.T.C.A achevait de mettre au point, pour les groupes canevas de tir, les travaux qu'elle avait entrepris à Verdun. Nous étions peu occupés. Notre plus grande satisfaction était de parcourir les environs. Le temps, si pluvieux tout au long de l'hiver, se mettait enfin au beau, et la tranquille campagne, semblait s'épanouir sous les caresses d'une lumière blanche et sereine. Je ne sais rien de plus reposant au regard que ces bords de la Meuse dans la fraîcheur des matins de printemps.Le repos au pays de Jeanne d’Arc

Je faisais seller ma jument et me dirigeais de préférence vers Domrémy, à 4 kilomètres à peine au nord de Coussey, sur l'autre bord de la rivière. Je revoyais au passage la vieille et rustique maison de Jeanne d'Arc. Je gravissais les pentes du plateau sur lequel s'étend la paix profonde du bois Chenu. Je m'arrêtais un instant devant la Basilique toute blanche qui s'élève sur les hauteurs dominant la Meuse, à mi-distance entre Domrémy et Coussey et j'admirais sans me lasser la beauté du paysage qui se découvre de la terrasse. Comment, dans les circonstances que nous traversions, ne pas évoquer le souvenir de la jeune lorraine, notre héroïne nationale, dont l'âme semble planer en ces lieux? Le salut du pays n'était-il pas en jeu, aujourd'hui comme alors?

La pureté de Jeanne ! Mais je la retrouvais toute entière dans la douceur infinie de ce coin de terre qui la vit naître. Ses vertus, son héroïsme ! Il n'était que d'entendre avec quel saint respect en parlaient les Anglais, ses ennemis, nos alliés d'aujourd'hui. Sa mission providentielle ! Il suffisait, pour s'en pénétrer, d'entrer dans cette église même, édifiée en son honneur, sur le lieu où son devoir fut tracé, église où tout parle d'elle, où les vitraux et les murs retracent un à un tous les traits de cette courte et prodigieuse vie.La basilique

Lorsque je poursuivais ma promenade par les sentiers qui descendent à l'aventure jusqu'à la Meuse et que je rentrais par le pont de Coussey, je m'arrêtais encore au bord de l'eau pour jeter un regard sur la Basilique, qui m'apparaissait tout en haut, perdue dans sa solitude. C'est de là peut-être qu'elle revêt le plus de majesté mystique, avec son site élevé qui domine la contrée, sa terrasse semi-circulaire surplombant la Meuse, sa chaire extérieure monumentale, qui semble convier les foules à se grouper au-dehors comme

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au-dedans et, jaillie de l'ensemble, cette flèche qui du haut du plateau s'élance vers le ciel, comme une prière.

Pendant notre séjour eut lieu une réunion pour la remise de la croix d'officier de la Légion d'honneur au lieutenant-colonel de Bellaigue. Les officiers du quartier général s'étaient groupés à cette occasion dans le petit jardin précédant la maison qu'occupait le Général de Bazelaire et où j'avais moi-même ma chambre.

Réunion devant le P.C. du 7ème C.A. à Coussey à l’occasion de la remise de la croix d’officier de la L.H.au Lt Colonel de Bellaigue du Bughaz (en avant)

Les nouvelles de VerdunLes nouvelles de Verdun nous parvenaient chaque jour et nous nous

empressions de les recueillir. Le 29 mars nous avions appris qu'une contre-attaque française venait de reprendre le Saillant du bois d'Avocourt 1, si tragiquement perdu dans les dernières journées de notre occupation.

Sur la rive droite, des combats s'étaient livrés pendant tout le mois de mars ; ils se poursuivirent en avril dans la région de Vaux et de Douaumont.

Le 9 avril, un beau dimanche ensoleillé, les Allemands exécutèrent une attaque générale en forces, après un bombardement s'étendant sur les deux rives, d'Avocourt à Vaux. C'était le plus vaste effort tenté jusqu'à ce jour. L'attaque elle-même, limitée à l'Est de la côte du Poivre, se rua sur la rive gauche à l'ensemble de nos positions, d'Avocourt à Cumières. Partout nos troupes résistèrent victorieusement. Le lendemain, 10 avril, le Mort-Homme fut de nouveau assailli et cette fois avec une violence inouïe ; la défense était écrasée sous le feu, puis soumise aux jets de liquides enflammés ; le soir la côte 295, sommet de Mort-Homme n'était plus à personne ; les défenseurs,

1 - Contre-attaque dirigée par le Lieutenant-Colonel de Milleray, tué ce même jour.

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cramponnés aux pentes sud, à 200 mètres du sommet, interdisaient encore son occupation aux assaillants.L’ordre du jour du Général Pétain

Néanmoins l'attaque générale entreprise par l'ennemi pour percer nos lignes avait totalement échoué. Le général Pétain adressait aux troupes un ordre du jour où pour la première fois il manifestait sa confiance dans l'issue de la lutte engagée ; il le terminait par ces mots, bien faits pour frapper les soldats, parce qu’il leur empruntait une de leurs expressions favorites :

«  Courage ! ... On les aura ! ... »

Ce même jour 10 avril, nous étions rappelés à Verdun. L'état-major du Corps d'armée séjourna du 10 au 13 à Bar-le-Duc, tandis que le reste du quartier général venait le 11 à Ligny-en-Barrois. Le 13, tout le quartier général s'établit à Lavoye, sur les bords de l'Aire, où le général de Bazelaire reprit le commandement d'un secteur de la rive gauche.

La défense du front de Verdun, sur la rive gauche, fut à ce moment répartie entre trois grands commandements :Retour au front de Verdun

- à l'ouest, le groupement de Bazelaire (7ème Corps d'armée) secteur d'Avocourt.

- au centre, le groupement Balfourier (20ème Corps d'armée) secteur de la côte 304.

- à l'est, le groupement Berthelot (32ème Corps d'armée) secteur du Mort-Homme.

Le secteur d'Avocourt était alors relativement calme. Les Allemands semblaient avoir renoncé à toute tentative de ce côté, et nos troupes profitaient de cette accalmie pour renforcer activement l'organisation défensive du secteur.

Dans les secteurs voisins, l'ennemi avait également suspendu ses attaques depuis la chaude affaire des 9 et 10 avril qui lui avait coûté des pertes sanglantes sans aucun avantage appréciable. Ses effectifs s'usaient terriblement.Les contre-attaques

Bien mieux, c'étaient les nôtres maintenant qui attaquaient. Au groupement Berthelot, après une série de coups de mains heureux, la 40me division, dans une contre-offensive habilement préparée et vigoureusement

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exécutée le 20 avril reprenait le sommet du Mort-Homme et le dépassait. Elle consolidait ses gains les jours suivants par de nouveaux succès, malgré les ripostes ennemies; fin avril, le front était rétabli comme avant le 9.

Sur la rive droite, également, dans la région entre Douaumont et Vaux, où les Allemands avaient concentré leurs efforts, nos réactions offensives alternaient avec leurs attaques et le terrain leur était âprement disputé. Décidément " on les avait ".

C'est qu'à cette époque notre artillerie avait notablement accru sa puissance. Nous possédions, grâce aux récentes fabrications, une plus forte proportion d'artillerie lourde, et surtout de matériels mobiles à tir rapide. Nos avions étaient aussi plus nombreux ; nous possédions de nouveaux appareils, les "Nieuport", rapides et maniables, propres à la chasse et qui opéraient par groupes, rendant la vie dure aux aviateurs ennemis ; des pilotes de chasse remarquables des " as ", comme Navarre, se faisaient une célébrité par leur audace et le nombre de leurs victoires ; ils étaient particulièrement redoutés des Allemands.L’équilibre établi

Bref, après une supériorité momentanée de l'ennemi, l'équilibre s’était établi sur le front de Verdun.

Au mois de mai, les Allemands, découragés par leurs échecs sur le Mort-Homme, essayèrent de le faire tomber par la conquête de la croupe 304. Après un bombardement terrible qui dura 2 jours et fit disparaître cet éperon dans un nuage noir, l'ennemi se rua à l'assaut le 4 mai sans succès 1 et jusqu'au 16 renouvela ses attaques avec une vigueur opiniâtre ; chaque fois nos contre-attaques lui interdirent la position.

A Lavoye, où notre quartier général était assez éloigné, nous avions repris notre travail habituel dans le calme. Nos bureaux occupaient la Mairie, au centre du village, le chef et le sous-chef d'état-major, ainsi que le 3ème

bureau, dans les salles du 1er étage, le 1er et le 2ème bureaux se partageant une salle spacieuse au rez de chaussée.Le 2ème bureau au PC de Lavoye

1 - Le Colonel Odent y fut tué au cours d'une contre attaque.

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PC du 7ème CA Mairie de Lavoye - Juin 1916-

Mon interprète, M. Braun, avait reçu une autre affectation et avait été remplacé par M. Clarac, interprète de 1ère classe, alsacien d'origine et professeur d'allemand dans un lycée de Paris ; celui-ci était parfaitement au courant des choses militaires, à l'encontre de son prédécesseur, qui n'avait jamais pu s'adapter à ses fonctions ; il avait pris son rôle au sérieux et m'offrait une intelligente collaboration.

J'avais, en outre, auprès de moi un lieutenant d'artillerie de réserve M. Decreux, avocat de profession, qui était employé par intermittence comme commissaire rapporteur au Conseil de Guerre du Corps d'Armée et qui dans les intervalles ne demandait qu'à s'occuper, au 2ème Bureau, des affaires de sa compétence.

Ma S.T.C.A avait entrepris le relevé des organisations défensives, amies et ennemies, sur le front de notre secteur. Le lieutenant Garbe faisait preuve d'une grande activité et de la plus belle crânerie, exécutant lui-même les opérations topographiques dans les zones les plus dangereuses, séjournant dans les postes avancés de nos premières lignes pour mieux découvrir les travaux de l'ennemi. Il avait remarquablement dressé son personnel, qui répondait avec un zèle louable à tous les travaux demandés. Bref, ma tâche était aisée.

Chaque soir, le capitaine commandant la compagnie d'aérostiers, ou à défaut l'un de ses officiers observateurs, venait me faire un rapport des observations recueillies par notre ballon. Notre escadrille de Corps d'armée,

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Cne LaurensCne Robert

Lt BigeardLt Col Ecochard

Cne Duchosal en visite

Cdt Lechartier

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favorisée par le beau temps, mieux protégée par l'aviation de chasse, effectuait un travail fructueux, bien coordonné par son chef, le lieutenant d'Aimery (de la cavalerie) ; outre ses missions d'observation de tir, elle exécutait fréquemment au-dessus des lignes ennemies des reconnaissances, dont les résultats m'étaient immédiatement transmis. Enfin, l'on venait de mettre au point la photographie en avion, et les vues successives du front ennemi que me livrait en quelques heures l'escadrille devenaient dès lors la source la plus précieuse du Service des Renseignements. Le personnel de la S.T.C.A les étudiait à la loupe et à la chambre claire et apprenait à les interpréter rationnellement. Cette étude fouillée et faite à loisir était extrêmement fertile en renseignements sur l'ennemi, et surtout le rapprochement de deux photographies de la même région, prises à quelques jours d'intervalle, faisait ressortir par comparaison des indices qui eussent passés inaperçus au cours d'une simple reconnaissance. Le S.R.A. à qui ces vues étaient ensuite transmises, les utilisait à son tour pour la recherche des batteries ennemies et des objectifs intéressants d'artillerie.Les ballons arrachée par la bourrasque

Le 5 mai, pendant que les allemands s'acharnaient sur la cote 304, il se produisit sur l'ensemble du front un événement extraordinaire. Le temps avait été très beau dans la matinée. Tous les ballons des Corps d'armée et des divisions étaient en l'air, observant attentivement la zone ennemie ou aidant nos batteries à régler leur tir. Brusquement, dans l'après-midi le vent se leva du sud, prenant en quelques minutes une grande intensité. Bientôt souffla une tempête dont la violence faisait mugir les bois du voisinage. Surpris, je sortis, avec quelques autres, pour me rendre compte de ce qui se passait. Les arbres se couchaient sur le passage de l'ouragan. Un avion qui volait à ce moment là au-dessus de Lavoye vint s'abattre brutalement dans un taillis des environs.

Au même instant, les ballons qu'on n'avait pas eu le temps de ramener jusqu'au sol, rompant leur câble, étaient emportés vers le nord, dans une course désordonnée.

Nous étions consternés à la vue de ce spectacle, qui nous privait de nos précieux observatoires aériens, et aussi à la pensée des malheureux

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observateurs désemparés dans la tempête qui les chassait inéluctablement dans l'intérieur de la zone ennemie, sans aucune possibilité de navigation.

Quatorze ballons furent ainsi arrachés sur le front de Verdun et dix autres sur le front des armées voisines.Tragique voyage d’un observateur

Je téléphonai à la compagnie d'aérostiers du Corps d'armée et j'appris que son ballon avait dans la nacelle deux observateurs que je connaissais bien, les lieutenants Grudlin, de l'artillerie, et de Saint-Chamond, de la cavalerie. Tous deux avaient sauté en parachute dès les premiers instants. On avait vu Grudlin descendre avec son appareil, ballotté comme un jouet dans la tourmente ; il avait atterri, pensait-on près d'une de nos batteries. Quant à Saint-Chamond, le malheureux était resté accroché à la nacelle par la corde de son parachute et, suspendu dans le vide, avait été emporté avec son ballon.

Chose singulière, la veille même Saint-Chamond était venu au poste de commandement me faire son rapport d'observation. Je l'avais retenu plus que de coutume pour lui demander quelques détails sur l'usage du parachute dont avaient été dotés depuis peu les aérostiers. Il m'avait expliqué la manœuvre : l'observateur était tenu, dès qu'il faisait une ascension, de s’équiper de l'appareil replié dans le dos ; pour faire une descente en parachute, l'aéronaute devait avoir bien soin, avant d'enjamber la nacelle, d'éviter certain bord où étaient suspendus des agrès qui l'exposaient à un accrochage ; il sautait ensuite dans le vide et faisait d'emblée une chute libre d'une vingtaine de mètres ; ce n'était qu'au bout de cette chute que la vitesse du corps était suffisante pour faire ouvrir automatiquement le parachute, sous l'effet de la résistance de l'air. Ensuite commençait la descente lente jusqu'au sol.

"- Avez-vous déjà essayé une descente ? lui demandai-je."

"- Oh ! Non, mon capitaine. Je n'ai pas du tout envie de me lancer dans le vide. Il sera bien temps le jour où j'y serai forcé."

Le jeune officier ne soupçonnait pas à ce moment que la fatale obligation allait se présenter à lui dès le lendemain !

Dans la soirée de cette journée, la tempête s'était complètement apaisée. Le capitaine aérostier vint au poste de commandement faire son rapport habituel. Nous nous entretînmes naturellement des tragiques événements qui venaient de se passer. Le remplacement du ballon allait être assuré à brève échéance. J'appris que Grudlin avait été légèrement blessé dans un atterrissage mouvementé, mais son indisponibilité ne paraissait pas devoir être de longue durée. Somme toute, il était sorti à bon compte de cette affaire.

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Nous parlâmes du cas de Saint-Chamond. Je demandai au capitaine quelle issue pouvait être entrevue au voyage terrible de cet infortuné.

«  Le ballon, me dit-il, se sera élevé maintenant dans l'air calme. Parvenu à une hauteur où la densité moindre de l'air lui procurera une position d’équilibre, il dérivera horizontalement suivant le vent régnant. Il peut ainsi être amener à franchir une distance considérable. Puis la moindre variation de température ou de pression le fera osciller et finalement les pertes inévitables d'hydrogène le feront descendre graduellement jusqu'au sol.

- Et ce malheureux Saint-Chamond ?

- Peu d'espoir qu'il s'en sorte sain et sauf. Si le voyage se prolonge, ce qui est à craindre, la fatigue physique résultant de sa suspension par la ceinture aura raison de lui. L'asphyxie le guette dans la haute atmosphère. Et s'il résiste à ces épreuves, il sera fatalement exposé, au moment de la chute, à labourer le sol et à être mis en pièces. »

La mort du pauvre garçon paraissait certaine.

Quelle ne fut pas notre surprise, lorsque quinze jours plus tard, nous apprîmes que Saint-Chamond était vivant. On venait de recevoir de ses nouvelles. Son ballon était échoué sur la côte belge. Il avait pu alors se dégager et s'était traîné, plus mort que vif, jusqu'à un village voisin où il avait été cueilli par les Allemands. Prisonnier et soigné dans un hôpital, il nous rassurait de son état de santé.

Mais quelle aventure ! Peut-on imaginer un voyage plus tragique !

Notre escadrille fut plus cruellement éprouvée à cette époque. Nous eûmes à déplorer la mort de deux jeunes aviateurs, tués le même jour dans nos lignes, les sous-lieutenants de Curel et d'Aimery ; ce dernier était le propre frère de notre Chef d'escadrille. On leur fit des funérailles solennelles, le 21 mai, dans le petit cimetière proche du terrain d'aviation. Tous nos aviateurs, les officiers de notre quartier général et un grand nombre d'autres y assistaient. Le général de Bazelaire prononça à cette occasion une allocution particulièrement émouvante.

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Depuis le 1er mai, le général Pétain avait été appelé au commandement du groupe d'armée du Centre et avait été remplacé à la tête de l'armée de Verdun par le général Nivelle, qui venait de se distinguer dans le commandement d'un groupement sur le front de la rive droite. Le général Nivelle allait donner à la défense une forme de plus en plus agressive ; tous ses efforts tendaient à reprendre dès que possible l'initiative des opérations.Le général Nivelle

Les Allemands n'en continuaient pas moins leurs attaques de part et d'autre de la Meuse. Sur la rive gauche, leurs échecs répétés sur la croupe 304 dans la première quinzaine de mai, les conduisirent à étendre leur action plus à l'ouest.Les combats sur la rive gauche

Du 17 au 20 mai, ils tentèrent sans succès des attaques dans le bois d'Avocourt ainsi que sur les pentes comprises entre ce bois et le bois Camard (à 1 kilomètre à l'ouest de 304). Le 22, ils déclenchaient une attaque plus générale depuis Avocourt jusqu'au ravin de la Hayette (à l'est de 304) ; ils échouaient partout avec des pertes énormes.

Alors le 23 mai, ils se jetaient de nouveau sur le Mort-Homme, avec trois divisions, rejetaient la défense au bas de la cote 295, enlevaient le bois des Caurettes et de Cumières le lendemain. Ils étaient toutefois contenus sur ces points par une énergique résistance et de vigoureuses contre-attaques qui, le 31, leur reprenaient même un ouvrage au Mort-Homme avec de nombreux prisonniers.

Pendant ce temps, sur la rive droite, la division Mangin, après de laborieux préparatifs, prenait pied le 23 mai dans le Fort de Douaumont, mais le reperdait le 24.Comment on « cuisine » les prisonniers

A la suite des derniers combats dans la région d'Avocourt, on avait amené à Lavoye quelques prisonniers. Pour leur tirer des renseignements, j'usai d'une méthode de plus en plus recommandée à cette époque. Je les faisais comparaître individuellement, dans une salle que je m'étais réservée à cette intention. Je commençai par les mettre à l'aise, les invitant à s’asseoir et m’inquiétant de leurs besoins. Après avoir pris leur identité, je leur faisais poser par M. Clarac quelques questions insignifiantes sur leur famille, leur village, etc. ..., en évitant de leur demander des informations d'ordre militaire. Quelques cigarettes achevaient de les mettre en confiance. Après quoi, on les laissait reposer. On les reprenait quelques heures plus tard, alors que la faim les tenaillait. L'interrogatoire véritable commençait à ce moment, d'abord sur des sujets peu compromettants, puis, peu à peu, à mesure que les langues se déliaient, sur ceux qu'ils nous importaient davantage de connaître. Chaque prisonnier était toujours interrogé à part, de façon à ce que sa bonne volonté ne fût pas entravée par la crainte d'encourir le reproche de ses camarades. On

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lui tendait au besoin un cigare ; on faisait venir de la cuisine un repas qui était mis sous ses yeux et prêt à lui être servi suivant sa complaisance à nous satisfaire. En cas de faux renseignements, qui étaient vite révélés par le rapprochement des divers interrogatoires, le repas était immédiatement éloigné et le prisonnier admonesté, puis isolé jusqu'à nouvel essai.

Généralement le procédé réussissait. Nous finissions par obtenir des uns ou des autres des renseignements intéressants. M. Clarac s'entendait parfaitement à les faire parler.

Je dus bientôt laisser à d'autres le soin de continuer l'expérimentation de la méthode, car sur ces entrefaites, le Chef d'état-major m'appela à d'autres fonctions.

Le lieutenant-colonel de Bellaigue était désigné pour faire partie de la mission française auprès de l’armée britannique. La place de sous-chef d'état-major fut offerte au commandant Lechartier et l'on me confia le 3ème bureau.

Je pris mes nouvelles fonctions le 29 mai. J'avais avec moi, au 3ème bureau, les capitaines Huvelin et Diani, sur qui je savais pouvoir compter, le "petit Bigeard", que nous considérions un peu comme un enfant, mais qui se dévouait de son mieux pour nous apporter sa collaboration, et enfin le lieutenant Duhamel, détaché du 11ème chasseurs, auquel s'adjoignait par intermittence un autre lieutenant du même régiment, la mission de ces deux derniers étaient surtout d'assurer la liaison avec les divisions en ligne.

La charge du 3ème bureau, en ce qui concernait les opérations, était minime. La bataille s'était à ce moment apaisée dans le secteur d'Avocourt. L'ennemi ne tentait plus rien de ce côté ; aucune action n'était prévue de notre part. Dans ces conditions, notre tâche se bornait à régler quelques mouvements de relève et surtout de faire poursuivre méthodiquement l'organisation défensive de notre front.

Dans le but de me rendre compte de l'état des travaux et de la situation de nos troupes, je fis le 3 juin une reconnaissance générale de notre front, en compagnie du capitaine Michel.

Toutefois, il y eut à se préoccuper, au cours de ce mois de juin, d'appuyer nos voisins de droite qui eurent à subir de nouveaux assauts sur la croupe 304, le groupement de Maud'huy (qui venait de relever le général Balfourier) repoussant toutes les attaques tentées par l'ennemi le 4 et le 9 juin.

A partir de cette date, les efforts des Allemands sur la rive gauche perdirent toute vigueur. Ils étaient épuisés. Et le 31, ce furent les Français qui,

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attaquant à leur tour au Mort-Homme, enlevèrent la croupe descendant à l'ouest de 295, la dépassèrent et firent un grand nombre de prisonniers.L’anxiété à propos du Fort de Vaux

Sur le front de la rive droite, pendant ce mois de juin, la situation était moins bonne. Nous en suivions les péripéties avec une certaine anxiété. Le 1er juin, les Allemands avaient réalisé une avance sensible entre Douaumont et Vaux, en y consacrant des effectifs considérables appuyés par des feux dépassant en violence tout ce qu'on avait vu jusqu'à ce jour. Le 2, ils prenaient pied dans le Fort de Vaux.

Les communiqués allemands annoncèrent au monde, à grand fracas, cette nouvelle victoire. Cependant les communiqués français démentaient la nouvelle ; les renseignements du front indiquaient en effet que nous tenions toujours le Fort de Vaux, où le commandant Raynal prolongeait une défense héroïque. Encore la lutte des communiqués, après l'autre !

L'opinion publique était troublée par l'incertitude qui se dégageait de la lecture des communiqués adverses.

Je me trouvais au rapport de l’Armée à Souilly, au lendemain de cette prétendue conquête du Fort par les Allemands. Le général Nivelle avait conservé l'habitude, prise par son prédécesseur, de présider le rapport en présence des officiers de liaison des groupements. On était ce jour-là fort perplexe. Un malaise général pesait sur la réunion. Toute communication était devenue à peu près impossible avec le Fort, mais on avait reçu par pigeons voyageurs des messages faisant connaître que la petite garnison occupait toujours l'ouvrage.

« Il faut en avoir le cœur net, s'écria le général Nivelle. Qu'on envoie sans délai un officier et qu'il me rapporte la vérité ! »

On sut la raison de ces contradictions. Les Allemands avaient bien dès le 2 juin occupé une partie de la superstructure du Fort, mais n'avaient pu pénétrer dans les locaux souterrains où le commandant Raynal avait organisé une suprême résistance. Il y avait donc les deux occupants du Fort, l'un au-dessus, l'autre au-dessous.

Enfin, le 7 juin, la petite garnison française, réduite à une poignée d’hommes, à bout de force, de munitions, de vivres, mourante de soif, à demi asphyxiée par les jets de gaz, était capturée. Le Fort de Vaux était cette fois aux mains des Allemands.

Malgré tout, on ne perdait pas confiance. On faisait payer cher à l'ennemi ses progrès. Les munitions affluaient, grâce à la parfaite organisation des ravitaillements par la voie sacrée. Notre artillerie faisait des ravages chez

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l'ennemi. On faisait le total des divisions allemandes usées à Verdun. Nous aussi, il est vrai, nous nous usions ; pas assez cependant pour empêcher le général en Chef de se constituer une masse imposante destinée bientôt à prendre l'offensive dans la Somme. On s'entretenait souvent de ce projet à Souilly. On savait que son exécution était imminente. Les Allemands seraient obligés d'envoyer toutes leurs réserves dans la Somme ; Verdun serait ainsi dégagé.

Et puis, il y avait les nouvelles venues de Russie, Broussiloff avait pris l'offensive, il menaçait de percer le front ennemi et avait remporté de grands succès à Loutsk.

La situation générale allait se renverser à notre profit. Il suffisait de tenir encore un peu 1.

Aussi, dés le 12 juin, le Général commandant en Chef lançait-il une proclamation, faisant prévoir les victoires prochaines de la Coalition et adressant ses éloges aux défenseurs de Verdun.

Je partais le 16 juin en permission pour Besançon et l'oreille tendue encore vers les événements de Verdun. Le 23 le communiqué annonçait qu'une forte attaque allemande était parvenue jusqu'à l'ouvrage de Thiaumont et jusqu'à Fleury. La situation devenait grave. L'opinion, si facile à alarmer, commençait à s'inquiéter en présence d'un progrès si important des Allemands en direction de la Place forte.

C'était à vrai dire la tentative désespérée d'un ennemi qui, se sentant à bout, joue sa dernière manche ... et la perd.La situation générale – La Somme dégagée -Verdun

Le lendemain de mon retour à Lavoye, le 27 juin, nous apprenons qu'une attaque française de deux brigades vient d'être déclenchée pour reprendre le terrain perdu. Elle n'a pu atteindre ses objectifs, mais elle a contenu les progrès de l'ennemi et par ses coups de boutoirs répétés - c'est le général Mangin qui la commande - elle va faire fondre ses dernières réserves. Le 1er juillet les Français reprennent l'ouvrage de Thiaumont, le perdent et le reprennent trois fois. Les jours suivants les Allemands gagnent encore un peu de terrain, qui leur est disputé avec la dernière énergie. Et puis ce sera la fin. Le canon gronde sur la Somme ; depuis le 1er juillet une formidable offensive franco-britannique est entamée, qui attire ailleurs les efforts des Allemands. Après 5 mois d'une lutte gigantesque leur échec sur Verdun est définitivement consommé.

1 - Voir l'ordre général du Général Nivelle en date du 9 juin 1916.

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A mon retour à Lavoye, j'avais appris que j'étais promu chef d'escadron, du 24 juin. Notre secteur était à ce moment devenu tout à fait calme. L'état-major avait des loisirs. J'en profitai pour sortir plus souvent, tantôt pour aller prendre contact avec les postes de commandement des unités subordonnées, tantôt pour explorer les arrières. Le temps était radieux, et il y avait, pour de courtes promenades, de ravissantes prairies au bord de l'Aire.

Le Chef d'état-major lui-même pêchait à la ligne et avait beaucoup d'imitateurs, le soir, à l'heure précédant notre repas, près du moulin.

Nous eûmes à notre table un soir, le capitaine d'infanterie de réserve Henri Bordeaux qui parcourait à cette époque le front de Verdun, sur l'invitation du général Pétain dans le but de retracer certaines phases de la glorieuse épopée. Le distingué romancier était l'homme le plus simple et le plus aimable. J'aurais vivement désiré recueillir ses impressions et l'interroger sur ses projets littéraires à l'issue de sa mission. Mais il parlait peu de lui et s'attachait à ne pas paraître autrement qu'un officier de liaison ; l'écrivain s'effaçait derrière le militaire.

Profitant de ses loisirs, le Chef d'état-major était allé un jour jusqu'au terrain de notre escadrille et avait fait son premier vol en avion. Il en était revenu ravi et nous encouragea à en faire autant. Nous allâmes les jours suivants demander à nos camarades aviateurs le baptême de l'air.Mon premier vol – Retrait du 7ème CA.

Pour ma part je fis mon premier vol le dimanche 2 juillet, par un temps splendide et calme, sur un Caudron, piloté par un lieutenant. Simple reconnaissance au-dessus de nos premières lignes, par Avocourt, jusqu'à Verdun, et retour par Vauquois, le travers de l'Argonne et Triaucourt. Ce qui me frappa surtout, c'était l'énorme vitesse à laquelle le sol défilait sous mes yeux, ce qui m'empêchait de fixer mon attention sur les points que j'aurais voulu pouvoir examiner au passage. En outre mon aimable pilote m'avait prévenu de la nécessité de surveiller l'apparition d'avions ennemis ; il lui arrivait de temps en temps de décrire une boucle pour nous permettre de scruter le ciel dans toutes les directions ; cette préoccupation ne facilitait pas non plus l'observation du terrain. Il y fallait un entraînement.

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Ce même jour, l'état-major me fit l'aimable surprise de m'offrir, à l'occasion de mon 4ème galon, une réception chaleureuse dans un déjeuner que vint présider le Chef d'état-major et où la popote se surpassa.

Notre séjour touchait à sa fin. Le 5 juillet les éléments du 7ème Corps d'Armée étaient définitivement retirés et notre quartier général vint s'établir à Bar-le-Duc.

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Cmt Robert Cne Michel Cne Diani Lt DuhamelLt Bigeard

Lt col. Ecochard Cmt Rey Cne Berton

Cmt Lechartier

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VI. LA SOMME EN 1916

Nous passâmes trois jours à Bar-le-Duc dans un repos complet. L'Etat-major, dans les vastes salles mises à notre disposition à l'Hôtel de Ville, jouissait d'une bienfaisante détente. J'appréciais surtout les ombrages des beaux jardins sur lesquels s'ouvraient nos bureaux. Je profitai en outre de ce répit pour faire quelques emplettes nécessaires dans les magasins de la ville et me procurer des vêtements d'été.

La mairie vue du jardin Le jardin public

L’état-major à la mairieLe 8 juillet le quartier général fut transporté à Damery, sur les bords

riants de la Marne, en aval d'Epernay. Le 7ème Corps d'armée était reconstitué

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Le Q.G. du 7ème C.A.A Bar le Duc

5 – 7 juillet 1916

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avec les 14ème et 48ème divisions. Il avait à recompléter ses unités éprouvées par la bataille de Verdun. Le délai qu'on lui accorda fut de courte durée. A partir du 12 juillet en effet commencèrent les embarquements des troupes pour une destination inconnue, et ce même jour le quartier général du Corps d'armée quittait Damery en auto. Une visite au G.Q.G.

Le transport des quartiers généraux s'exécutait à cette époque d'une façon sévère. Afin de maintenir le secret sur les déplacements des unités transportées par voie ferrée, les officiers mêmes des quartiers généraux faisant mouvement en auto étaient tenus dans l'ignorance la plus complète des points de destination ; leurs voitures étaient groupées en convois, dirigés de secteur en secteur par les officiers du service automobile de l'armée, dont chacun ne connaissait que la portion d'itinéraire qui lui était confiée.

Mais le Chef d'état-major s'affranchit facilement de cette obligation, en se créant une mission quelconque. Il savait que la gare régulatrice sur laquelle étaient dirigés nos courants de transport était à Creil, et il résolut de s'y rendre librement par l'itinéraire qu'il avait choisi, en passant par le grand quartier général de Chantilly. Il m'invita à l'accompagner. Je n'eus garde de m'y faire prier.

Nous suivîmes, le Chef d'état-major et moi, la route de la vallée de la Marne. Un premier bond nous conduisit à Meaux, où siégeait une sous-commission des réseaux de l'est. Le lt-colonel Ecochard, qui avait été commissaire régulateur, y connaissait personnellement les officiers de la sous-commission et tenait à recueillir auprès d'eux certains renseignements.

De Meaux nous nous dirigeâmes sur Senlis par les plateaux de Saint-Soupplets et Lagny-le-Sec, dont la vue fit revivre en ma mémoire les journées de la bataille de l'Ourcq. La traversée d'Ermenonville et de l'admirable forêt du même nom fit évoquer le séjour de J.J. Rousseau ; nous fîmes halte un instant au "désert", pour contempler les solitudes inspiratrices des rêveries du philosophe, ainsi qu'au château où l'Institut de France conserve ses précieux souvenirs. Nous traversâmes Senlis dont plusieurs immeubles étaient en ruines depuis les incendies allumés par les Allemands dans les premiers jours de septembre 1914 et nous gagnâmes Chantilly, où nous nous fîmes conduire directement au grand quartier général installé dans l'Hôtel du Grand Condé.

C'était un immeuble immense, moderne et aménagé avec un luxueux confort. Les bureaux et services du grand quartier général l'occupaient entièrement et débordaient même dans quelques maisons voisines. Dès le grand hall de l'entrée, on devinait qu'une vie intense palpitait dans l'hôtel ; des groupes d'officiers de tous grades stationnaient, qu'un service d'ordre aiguillait successivement sur les divers couloirs ou accompagnait dans l'ascenseur

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perpétuellement en mouvement. Pourtant, aucun vacarme, les allées et venues étaient réduites au minimum ; on ne pouvait douter qu'on était dans une maison de travail.

Le lt-colonel Ecochard alla de son côté, moi du mien. Je montai à je ne sais quel étage pour aller serrer la main du commandant Fetizon, mon camarade de promotion, alors affecté au 3ème bureau, puis allai rejoindre le Chef d'état-major dans un immeuble voisin où était la direction du service automobile et où je trouvai le capitaine Doumenc, un de mes jeunes camarades de l'Ecole de Guerre, qui se spécialisait alors dans ce service en train de prendre une extension considérable.

Reprenant place avec le Chef d'état-major dans notre auto, nous nous rendîmes à Creil et descendîmes à la gare où siégeait la commission régulatrice, qui devait nous renseigner sur notre destination définitive. Le lt-colonel Ecochard se retrouvait là dans un milieu familier. Nous apprîmes que la gare de Beauvais était désignée comme régulatrice de nos débarquements et que le quartier général du 7ème Corps d'armée devait aller s'établir à Grandvillers.

Le convoi transportant le personnel de notre quartier général venait d'arriver lui-même à la gare de Creil. Je désignai aussitôt un officier pour être détaché auprès de la régulatrice de Beauvais et le Chef d'état-major donna ses ordres. Nous déjeunâmes tous deux à la gare, en compagnie des officiers de la commission, puis nous continuâmes notre route pour atteindre d'abord Beauvais, afin de nous orienter sur les débarquements du 7ème Corps d'armée, et enfin Grandvillers où nous ralliâmes le personnel de l'état-major vers la fin de l'après-midi de ce 12 juillet.

Je passai la journée du 13 à visiter nos gares du débarquement et à parcourir la zone de stationnement réservée au Corps d'armée.

Le 14, conformément aux ordres reçus, le quartier général, vint s'établir plus au nord à Quevauvillers, à mi-chemin entre Grandvillers et Amiens. Les 14ème et 48ème divisions, ainsi que nos E.N.E. s'installaient après débarquement dans la zone environnante, où ils trouvaient d'excellents cantonnements et d'appréciables ressources dans ces populeux villages picards qui ne semblaient avoir aucunement souffert de la guerre, notamment dans la riche vallée de la Celle.

Bientôt nous reçûmes les instructions du général Foch, alors commandant du groupe des Armées du Nord sur la conduite des opérations offensives. Ces instructions étaient à mettre en application au cours de la bataille de la Somme. C'était le fruit de l'expérience de Verdun,

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minutieusement analysé et codifié. L'offensive devait être conduite avec un déploiement considérable d'artillerie, une quantité énorme d'obus, pour entreprendre d'abord la destruction totale des organisations ennemies, ce qui supposait en outre des tirs parfaitement ajustés, donc un système d'observation très poussé et une grande quantité d'avions. On a dit avec raison que dans ces sortes d'opérations, l'artillerie devenait une véritable entreprise de démolition. Le général Foch résumait sa méthode dans une phrase lapidaire :

« - Aujourd'hui l'artillerie conquiert, l'infanterie submerge. »

Formule tranchante, mais combien audacieuse !La situation sur la bataille de la Somme

La bataille de la Somme s'était engagée dès le 1er juillet, les Anglais attaquant au nord de la Somme sur un front s'étendant au nord jusqu'à Gommeval, les Français attaquant au sud de la rivière jusque vers Limons. En réalité la jonction des forces britanniques et des forces françaises était un peu au nord de la Somme, à Maricourt (7 km au nord-est de Bray-Sur-Somme), de sorte que l'armée française (6ème Armée, général Fayolle) opérait à cheval sur la rivière.

L'attaque anglaise avait réalisé dès les premiers jours quelques progrès entre Maricourt et Thiepval. Mais elle n'avait obtenu aucun succès au nord de cette localité.

Les Français avaient de leur côté gagné un peu de terrain entre Maricourt et la Somme ; par contre au sud de la Somme, ils avaient sérieusement progressé ; ils avaient atteint le 3 juillet Belloy-en-Santerre et le 9 juillet ils avaient porté leur première ligne à Barleux, la Maisonnette et Biaches, c'est-à-dire aux portes de Peronne, réalisant ainsi une avance totale de 7 kilomètres, ce qui ouvrait la voie à tous les espoirs, la bataille continuant à être alimentée par de nouvelles forces.

A partir du 14 juillet, les Anglais poursuivaient leurs efforts au nord de Maricourt, s'avançant jusqu'à Longueval.

Aucun document officiel ne nous faisait entrevoir quand et comment le 7ème Corps d'armée s'engagerait dans la bataille. Mais le général de Bazelaire avait été appelé en conférence auprès du G.A.N. (commandement du Groupe des Armées du Nord) et de la 6ème armée ; il avait été avisé que le 7ème corps d'Armée serait appelé à s'intercaler au nord de la Somme, entre la rivière et la droite du 20ème Corps d'armée, celui-ci se resserrant sur sa gauche pour lui céder une partie de sa zone.

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Le Général effectuait en conséquence des reconnaissances, accompagnés du Chef d'état-major, dans le secteur de Curlu, occupé par le 20ème Corps d'armée Mais tout ceci restait encore secret.

En même temps, nous étions prévenus que la 41ème division, arrivée dans la région d'Amiens, était mise aux ordres du 7ème Corps d'armée La 41ème

division, qui avait été au début de la guerre l'une de nos deux divisions organiques et que nous avions laissée dans les Vosges à la fin du mois d'août 1914, lorsque nous avions été appelés dans la région d'Amiens pour manœuvrer sur le flanc des colonnes allemandes, nous revenait ainsi après une séparation de deux ans. J'étais frappé que cet événement n'éveilla aucune sensibilité dans l'état-major du 7ème Corps d'armée.

Mais qui donc ici se souvenait de la 41ème division ? Le Général, le Chef, le Sous-chef d'état-major avaient été renouvelés plusieurs fois. Des officiers de l'état-major, seuls Huvelin et moi subsistions depuis l'époque où la 41ème division avait été séparée du 7ème Corps d'armée Et sans doute le personnel de la 41ème division, comme les cadres de ses régiments, étaient-ils maintenant nouveau pour nous.Le QG. De Quevauvilliers

Nous attendions donc de jour en jour à Quevauvillers les ordres pour notre entrée en secteur. Notre cantonnement était très large et très confortable. Nos bureaux d'état-major avaient pris possession de la Mairie, un grand immeuble massif, construit au milieu d'une sorte d'esplanade et qui présente cette curieuse particularité d'être élevée sur des poteaux de bois, en sorte que le terre-plein qui s'étend au-dessus de la construction appartient à la voie publique et constitue un abri de très grande surface, servant sans doute au marché à bestiaux les jours de foire. J'ignore quelle pouvait être la destination des innombrables pièces, de dimensions variables, qui divisaient l'intérieur de cette énorme bâtisse, hors de proportion, semble-t-il, avec les besoins d'une localité de moyenne importance. Nous y avions déployé nos bureaux fort aisément et cependant nous n'utilisions pas tout.

Le Chef d'état-major occupait avec le Sous-chef une vaste salle au centre. Il y avait fait installer pour ses communications téléphoniques un tableau à plusieurs directions, de manière à pouvoir appeler, sans passer par le central du Corps d'armée, un certain nombre de postes avec lesquels il avait à s'entretenir plus fréquemment. Il prenait plaisir à régler lui-même quantité de questions avec les divisions et les services du Corps d'armée Une ligne directe, entre autres, le reliait au Général, qui habitait une maison de campagne un peu à l'écart du bourg.

Le lt-colonel Ecochard était préoccupé par l'imminence de notre entrée dans la bataille, d'autant que toutes les études entreprises à ce sujet restaient

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secrètement partagées entre le Général et lui, sans que l'état-major eut encore à y prendre part. Toujours bouillant, le cerveau agité, il lançait à tour de bras des appels au téléphone et s'impatientait lorsque les sapeurs du central tardaient à lui donner les communications. Plus d'une fois il avait fait appeler le capitaine Berthon, commandant la compagnie de sapeurs télégraphistes du Corps d'armée et chef du service des transmissions, pour lui faire constater les imperfections relevées dans le fonctionnement de son service. Celui-ci s'employait avec beaucoup d'activité et une parfaite compétence à améliorer les communications téléphoniques et nous lui devions beaucoup sous ce rapport. Mails il ne pouvait éviter que des lignes de campagne, hâtivement construite et d'un développement souvent considérable, ne fussent sujettes à quelques incidents, auxquels il faisait d'ailleurs rapidement porter remède. Il avait eu soin, connaissant la précipitation du Chef d'état-major, de lui rendre aussi aisé que possible l'usage de son tableau et il avait placé pour chaque direction une étiquette à caractères énormes qui ne pouvait laisser place à aucune erreur. Cela ne suffisait pas toujours à éviter les surprises.

Un jour que je travaillais auprès du Chef d'état-major, j'entendis celui-ci lancer un appel au téléphone, puis s'emporter contre le central qui ne répondait pas. Après avoir convenablement pesté et renouvelé furieusement les tours de magnéto, une voix dût se faire entendre car il se répandit en reproches indignés contre le sapeur de service :

«  Sacré ...... ! Taisez-vous ; vous aurez huit jours de prison .... Quoi ? Vous osez ? ........................ Appelez moi le capitaine Berthon. »

Puis, adoucissant sa voix :

«  Oh ! .... Oh ! Pardon, mon général, je croyais parler au central .... Toutes mes excuses. »

Il s'était trompé de fiche et s'était mis sur la ligne du Général.

La 41ème division reçut l'ordre de se rapprocher du front. Le 21 juillet, elle fut mise à la disposition du 20ème Corps d'armée et introduite dans le secteur ultérieurement destiné au 7ème Corps d'armée, à droite de la Somme.

Bientôt les autres unités du 7ème Corps d'armée étaient rapprochées à leur tour et le quartier général du 7ème Corps d'armée venait s'établir le 23 juillet à Chipilly, dans la vallée de la Somme. La physionomie de ce village

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était celle de toutes les localités qui, s'étant trouvé à un moment donné à un voisinage de la ligne de bataille, en avait subi les ravages : nombreuses demeures évacuées par leurs habitants, partout des traces de dévastation, les rues grouillantes de troupes et, parmi celles-ci, beaucoup de soldats anglais débordant de la zone voisine occupée par les forces britanniques.

On s'installa à la diable dans une maison abandonnée et nous entreprîmes aussitôt les reconnaissances dans le secteur.L’entrée du 7ème CA dans la bataille (26 juillet)

Le 26 juillet au matin, le poste de commandement du Corps d'armée s'établissait au bois Suzanne, sur la hauteur située entre Bray-Sur-Somme et le village de Suzanne. Ce même jour, le général de Bazelaire prenait le commandement de la zone attribuée au 7ème Corps d'armée et déjà tenue par la 41ème division qui lui était rendue.

Le front d'attaque du Corps d'armée s'étendait de Hem au coude du chemin de fer à voie étroite, au nord du bois de la Pépinière, soit un développement de trois kilomètres cinq cents environ. Un front aussi étroit allait permettre au Corps d'armée de produire une succession d'efforts particulièrement vigoureux et fortement appuyés par l'artillerie.

La 41ème division, disposée par brigades successives, fut renforcée du 2ème régiment mixte, (formé de zouaves et tirailleurs algériens et appartenant à la 48ème division), qui prit place à droite de la brigade de tête (82ème brigade).

La 48ème division était en deuxième ligne, dans la région Etinehem, Hamel, et la 14ème division en troisième ligne autour de Villers-Bretonneux.

Les trois artilleries divisionnaires avaient été mises en position sur le front, avec quelques groupes au sud de la somme, et se trouvaient renforcées par trois groupes de 155-C., un groupe de 220 et quatre batteries de 58 de tranchée. Cet ensemble constituait l'artillerie de destruction, aux ordres du général commandant la 41ème division.

L'Artillerie de corps, comprenant trois groupes de 75 et un groupe de 120-L, était également en position, renforcée de deux groupes de 155-L, un

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Le PC 7 entreBourg sur Somme et

Suzanne26 juillet – 17 septembre

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groupe de 120-L et un groupe de 105. Elle constituait l'artillerie de contrebatterie, aux ordres du général commandant l'Artillerie du Corps d'armée.

Ainsi se trouvait réalisée la distribution entre les deux artilleries des tâches préalables à toute attaque et dont l'accomplissement allait être essentiel, suivant la doctrine d'offensive imposée :

- aux A.D., la destruction des travaux de défense de l'ennemi, en liaison étroite avec l'infanterie ;

- à l'Artillerie de corps, la destruction des batteries ennemies.

En face de notre front, les Allemands, refoulés par les offensives antérieures, tenaient une série de points d'appui :

- la corne nord du bois de la Pépinière ;- la lisière ouest du bois de Hem ;- un ensemble de carrières et d'ouvrages au sud de ce bois et dont le

principal était l'ouvrage dit de "Tatoï" ;- la ferme Monacu.

Il n'y avait pas d'organisations continues de tranchées avec fils de fer sur cette ligne. Mais les plans directeurs qui nous avaient été distribués nous indiquaient que plus à l'est, l'ennemi avait creusé des tranchées ; en particulier, une position très complète paraissait avoir été préparée à hauteur de Cléry, se développant entre ce village et le Forest. D'autres s'ébauchaient plus en arrière encore.

Une attaque était prochaine, en liaison avec l’armée britannique. Le 7ème Corps d'armée devait attaquer en direction générale de Bouchavesnes. Son premier objectif était la ligne de tranchées qui, à l'ouest de Cléry, constituait la première ligne de la position organisée par les Allemands :

Tranchées de Celle, de Hanovre, des Hannetons, de Heilbronn.

A sa gauche, le 20ème Corps d'armée (général Balfourier) devait attaquer en direction générale de Rancourt et s'emparer d'abord des tranchées prolongeant au nord les précédentes :

Tranchées des Araignées, des Cloportes, des Crabes.L'attaque fut fixée au 30 juillet pour le 7ème Corps d'armée et la droite

du 20ème; l'heure H : 5 h 45.1ère phase : Tatoï, bois de Hem

Elle se déclenche par un brouillard épais ; les unités s'orientent difficilement, leurs liaisons sont précaires dans la brume. Quelques unes parviennent jusqu'à la ligne du chemin de fer, à la lisière est du bois de Hem; là, elles s'accrochent, cherchent des liaisons, subissent des pertes, fusillées

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dans tous les sens. L'artillerie, aveugle, est impuissante à les soutenir. Devant le massif de Tatoï, l'attaque est arrêtée nette par des mitrailleuses.

Le brouillard se dissipe dans la matinée. Alors nos unités les plus avancées, découvertes par l'ennemi, sont fusillées dans le dos et ne peuvent plus se maintenir. La situation reste confuse pendant toute la journée.

Cependant, en fin de compte, le front a été porté sur la ligne : lisière ouest du bois de la Pépinière, où se fait la liaison avec le 20ème Corps d'armée, ferme de la Carrière au sud-ouest du bois de Hem, extrémité sud de la "Carrière en pipe", Carrière au nord de la tranchée de Tatoï, chemin de cette carrière à Hem, bois Fromage.

Dans la nuit du 30 au 31 juillet, une attaque menée sur la ferme Monacu par un bataillon du 229ème, débouchant du pont de Feuillères avec l'appui d'une section d'auto-canons, nous rend maîtres de cette ferme.

Le 1er août, l'attaque de l'ouvrage de Tatoï est préparée par du 220 et du 370. Vers 20 heures, un bataillon, du 133ème, par un hardi coup de main, enlève l'ouvrage ; il complète son succès au cours de la nuit.

Le 2 août, le 2ème Régiment mixte à son tour s'empare de la tranchée Albessard, au nord de la ferme Monacu. Il repousse le lendemain une contre-attaque dirigée sur cette ferme :

Le 3 août, notre artillerie est renforcée :- l'artillerie de destruction par :

- deux groupes de 155-C ;- un groupe de 220 ;- un groupe de 270 ;

- l'artillerie de contrebatterie par :- un groupe de 120-L ;- deux groupes de 155-L.

En outre, l’Armée met provisoirement à notre disposition une batterie de 370 (de l'A.L.G.P.).

Les efforts maintenant se concentreront sur le bois de Hem et les boqueteaux isolés au nord. Il s'est révélé dans ces points d'appui des mitrailleuses en grand nombre, agissant le plus souvent en flanquement, et qui, placées dans des chemins creux, derrière des talus à pic (notamment à la corne nord-ouest du bois de Hem) échappent à la destruction par notre artillerie.

On décide de faire tomber cet ensemble de bois par débordement au nord et au sud. Il faut dans ce but réaliser une entente avec le 20ème Corps d'armée Je me rends au poste de commandement du 20ème Corps d'armée qui se trouve dans des abris en plein champs, à mille huit cents mètres au nord du

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notre, et je règle avec le commandant Castaing, le chef du 3ème bureau, les conditions de détail de cette coopération.

Il s'agit pour le 7ème Corps d'armée d'atteindre d'abord la station du chemin de fer et le talus au nord-est de la ferme Monacu, puis, les bois étant encerclés, de les enlever en portant la ligne à la lisière est du bois de Hem et des boqueteaux au nord.

L'ensemble de la ligne ainsi atteinte doit servir de base de départ pour les attaques ultérieures.

L'action va être menée :- au nord, par la 152ème brigade (de la 41ème division) qui a relevé la

82ème depuis le 3 août ;- au nord par le 174ème régiment (de la 48ème division) qui a relevé le

2ème régiment mixte le 5 août.

Elle est exécutée le 7 août à 17 heures. Tous les objectifs au sud du bois de Hem sont enlevés ; notre infanterie atteint même les lisières est de ce bois ; mais la partie nord-ouest du bois ainsi que le chemin creux qui le borde à l'ouest et les boqueteaux au nord, restent aux mains de l'ennemi.

Il faudra une série d'efforts pour venir à bout de cette résistance, dont les dernières, les blockhaus de la corne nord-ouest du bois de Hem ne tomberont définitivement que le 11 août, à la suite d'une attaque combinée avec la 2ème brigade de chasseurs (du 20ème Corps d'armée).

Il aura fallu ainsi douze journées de combat pour arracher morceau par morceau les points d'appui organisés par l'ennemi. Et nous ne sommes pas encore au contact de la position à enlever à l'ouest de Cléry ! Mais notre base de départ pour l'attaque de cette position est enfin conquise.

Ces opérations ont épuisé les troupes d'attaque : 152ème brigade et 174ème régiment. La 41ème division a dû être relevée entièrement le 9 août par la 14ème, et le 174ème régiment est à son tour relevé le 11 août par le 170ème. Ainsi, à cette dernière date, le C.A n'a plus en deuxième et troisième lignes que des unités retirées du front.

Notre poste de commandement, placé en dehors de toute agglomération, jouissait d'une situation exceptionnellement paisible. Il

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Victor Robert 2ème partie

occupait le haut de la croupe que contourne le cours de la Somme entre Bray-sur-Somme et Suzanne, et dont le versant oriental est recouvert par le bois, dénommé bois Suzanne, qui descend jusqu'au marécage de la vallée. C'est dans l'angle formé par la lisière ouest de ce bois et la route de Bray-sur-Somme à Suzanne, que se trouvait l'ensemble de baraquements en planches où s'abritait notre poste de commandement.Le PC Suzanne

Les baraques étaient établies suivant les deux côtés d'un angle droit dont l'un suivait la lisière du bois qui lui servait de masque, et dont l'autre, sur le haut du terrain, dans le voisinage de la route, était également dissimulé aux vues de l'ennemi par une étroite bande de taillis.

En partant du sommet de l'angle, on trouvait, disposées en file le long du bois :

- une petite baraque réservée au Chef et au Sous-chef d'état-major,- une série de baraques plus grandes où étaient les bureaux de l'Etat-

major en commençant par le 3ème, puis les bureaux de l'artillerie et enfin notre popote.

L'autre série comprenait :- une chapelle,- le logement du Général et de son officier d'ordonnance,- des baraques aménagées en chambres pour les officiers, en dortoirs

pour nos hommes de troupe,- et une infirmerie.

La baraque du Chef d’EM La baraque popote du PC 7

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Cne Berthon

Cdt Robert Lt Duhamel

Lt Bretaud

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Près du sommet de l'angle, avaient été creusées des excavations dont les descentes, dissimulées sous le bois, conduisaient à des abris bétonnés, où une partie du personnel pouvait prendre place en cas de bombardements.

Notre premier soin fut de camoufler autant que possible nos baraques, afin de les soustraire aux vues aériennes. Nous reliâmes les unes aux autres les toitures par de grandes bâches, de façon à supprimer les ombres portées susceptibles de faire distinguer les constructions et nous fîmes étendre par-dessus des branchages pour supprimer l'éclat du carton bitumé scintillant au soleil de juillet.

Nous fîmes aussi creuser par quelques unités de territoriaux, qui stationnaient à l'intérieur du bois Suzanne, de profondes tranchées cachées sous le bois, le long des baraques ; en cas de bombardement, tout le personnel pouvait en un clin d’œil venir s'y abriter.Reconnaissance en avion

Le 2 août, dans l'après-midi, j'avais fait une reconnaissance générale en avion, pour prendre un aperçu d'ensemble du terrain ennemi. C'était mon second vol, que j'effectuai sur un Maurice Farman. Le temps était clair. Je désirais surtout me rendre compte de l'occupation du bois de Hem qui nous tenait en échec. Mais il me fut impossible d'y rien reconnaître ; les défenses ennemies étaient particulièrement bien dissimulées sous les arbres, et

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La série des baraques du PC 7 reliées par des toiles camouflées

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d'ailleurs, la vitesse de l'avion était incompatible avec une étude de détail ; j'avais à peine repéré la forme des lisières du bois que nous l’avions déjà franchi. Je m'enfonçai quelque peu dans les lignes ennemies : aucun mouvement de troupes, aucun rassemblement sur le terrain, mais par contre je vis s'étaler sous mes yeux avec une netteté remarquable les longues lignes de tranchées qui, à l'ouest et au nord-ouest de Cléry, formaient la position d'ensemble allemande, objectif de notre Corps d'armée.

Je revins par la rive sud de la Somme. Mon pilote - un capitaine - m'avait prévenu que l'on était souvent secoué au-dessus du cours de la rivière. Les innombrables marécages qui stagnent dans le fond de la vallée entretiennent dans l'atmosphère un état d'humidité qui provoque des remous et des dépressions. Il n'est par rare que l'avion qui pénètre dans ces "trous d'air" fasse une chute brusque de quelques mètres, sans danger aucun d'ailleurs. Effectivement, au franchissement de la vallée, j'eus cette sensation désagréable du plancher qui cède sous les pieds et qui fait que les mains instinctivement se crispent aux rebords de la carlingue. Mais il ne fallait que quelques secondes pour passer sur l'autre rive. Dommage d'ailleurs, car cette vallée de la Somme, démesurément large, qui se développe en gracieux méandres parsemés d'îles verdoyantes, est tout à fait pittoresque.Les observatoires

Il m'était nécessaire de compléter cette reconnaissance, trop rapide, par une étude du terrain faite d'observatoires terrestres. Notre secteur, très étroit, barré à peu de distance en arrière du front par la boucle de la Somme de Curlu à Frise, n'offrait à ce point de vue que des observatoires fort médiocres. Il y avait bien, à notre Poste de Commandement même, sur la partie la plus élevée du terrain, un observatoire monté sur pylône métallique ; mais celui-ci, édifié avant le début de la bataille, se trouvait maintenant trop éloigné du front et ne pouvait plus être d'aucun secours. Heureusement, les progrès réalisés sur la rive sud nous avaient mis en possession d'une zone de terrain donnant d'excellentes vues vers le nord. Je résolus d'aller chercher de ce coté les points les plus favorables à ma documentation.

Dans ce but, je me rendis un matin, par le pont d'Eclusier au poste de commandement du 1er Corps d'armée colonial, situé à proximité de ce village et qui s'abritait dans les galeries creusées dans le flanc de la vallée, assez raide de ce coté. Je me présentai au général Berdoulat, commandant le 1er Corps d'armée, qui mit obligeamment à ma disposition son officier d'ordonnance, M. de Barthelemy, lieutenant de réserve de cavalerie. Celui-ci avait fréquenté avec son Général les observatoires les plus remarquables de la rive sud et se chargea de m'y conduire.

Le terrain que nous parcourûmes ensemble était très découvert. Avant même d'atteindre les observatoires récemment organisés, je pus jouir, chemin

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faisant, d'un admirable coup d’œil sur le secteur qui m'intéressait au nord de la Somme ; mais en revanche nous n'échappions pas nous-mêmes aux vues des observatoires ennemis et nous fûmes à plusieurs reprises salués par quelques "fusants" qui nous obligèrent à cheminer par bonds rapides coupés de prudents arrêts derrière les rares buissons et les mottes de terre. Je visitai deux ou trois observatoires sommairement aménagés sur le plateau au sud de Buscourt et dont l'accès, en l'absence de boyaux, ne pouvait se faire qu'en rampant. Je découvrais de là, la ligne des tranchées d'Heilbronn, les Hannetons, etc..., qui allait être le prochain objectif du 7ème Corps d'armée et que j'apercevais d'enfilade, courant sur un glacis découvert où nos tirs d'artillerie ne pouvaient manquer de s'ajuster parfaitement. A l'est s'étalait, toute proche, derrière la vallée de la Somme, la place de Peronne, enceinte de ses vieilles fortifications, et plus au nord le mont St-Quentin dominant la contrée, observatoire redoutable aux mains des Allemands.

Péronne

Ces vues d'ensemble, prises sur le terrain, m'aidèrent grandement à suivre l'œuvre de destruction entreprise par notre artillerie, œuvre à contrôler journellement par le commandement, l'attaque ne devant être lancée que lorsque cette destruction était jugée suffisante. Les résultats nous en étaient fournis chaque jour par les photographies prises en avion.Le rôle de l’aéronautique

L'aéronautique avait à ce moment un rôle considérable à jouer. Avions et ballons se partageaient l'observation des tirs d'artillerie pour les réglages et

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les contrôles, l'aviation avait en outre à assurer, pour le compte du commandement, les reconnaissances des mouvements et travaux de l'ennemi et la prise de nombreux clichés; il s'y ajoutait les jours d'attaque les missions d'accompagnement pour signaler à l'infanterie les dangers qu'elle courait et les missions de jalonnement pour renseigner le commandement sur la ligne atteinte à certaines heures par les premières vagues de l'attaque.

Ces dernières missions étaient souvent les plus difficiles. Que d'heures d'incertitude, après le déclenchement des attaques, dans l'attente de renseignements qui ne venaient pas ! Heures décevantes pour les chefs impuissants à coordonner les actions et pendant lesquelles l'artillerie, exécutant un programme rigide de tirs qui balayaient progressivement le terrain, ne savait plus si elle travaillait utilement pour l'infanterie ou si elle gaspillait ses projectiles sans profit, hors de la vue des vagues d'assaut ! Un règlement nouveau venait de paraître, réglant minutieusement le travail de l'aviation en liaison avec les autres armes. Il faisait en particulier un devoir à l'infanterie de l'attaque de signaler sa position aux avions envoyés aux heures prescrites par le commandement : pots Ruggieri allumés sur la ligne atteinte, ou simplement panneaux de jalonnement étalés sur le sol par les premières vagues. Mais le plus souvent l'infanterie répugnait à manifester sa présence, par crainte des feux qu'elle attirait ainsi sur elle de la part de l'ennemi. Il fallait obtenir un dressage préalable de l'infanterie à cette manifestation volontaire, indispensable. On en vint à faire coudre par les fantassins des carrés d'étoffe blanche sur le dos de leur capote, de manière que, couchées sur le sol, les premières lignes d'infanterie puissent être plus facilement aperçues par l'avion qui les survolait.

On avait organisé partout des " Secteurs d'aéronautique" de Corps d'armée, les escadrilles restant attachées à leur secteur quel que fut le Corps d'armée qui venait l'occuper, de façon à faire opérer les aviateurs sur un terrain bien connu d'eux. Les observateurs d'artillerie en avion étant des officiers détachés des unités d'artillerie, on réalisait en même temps les meilleures conditions pour le fonctionnement des liaisons.

Notre secteur aéronautique était commandé par le capitaine Pastier, jeune officier de chasseurs à pied, pilote entreprenant, qui commandait ses escadrilles avec beaucoup d'autorité et exécutait lui-même de fréquentes reconnaissances dans la zone ennemie. Il coordonnait le travail de quatre escadrilles (C.43,M.F.72,F.211, F.215) et de quatre compagnies d'aérostiers (21ème, 29ème, 46ème et 62ème). Il obtenait de son personnel et de son matériel un rendement remarquable. Il avait une section photographique fort bien organisée, où l'on travaillait sans relâche avec une rapidité prodigieuse et auprès de laquelle fonctionnait un Service de Renseignement aéronautique très averti. Trois ou quatre heures après chaque reconnaissance

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photographique, il expédiait au poste de commandement du Corps d'armée les épreuves sur lesquelles étaient déjà notées les remarques les plus caractéristiques; il les faisait suivre ensuite de nombreux exemplaires destinés aux échelons intéressés du commandement (division, infanterie, artillerie). Chaque soir, il venait me trouver au poste de commandement et après avoir consulté le Chef d'état-major, nous rédigions ensemble le programme de travail de l'aéronautique pour le lendemain.Les photos aériennes

Grâce aux photos, il était aisé de suivre de près et de corriger au besoin le travail de destruction de l'artillerie. Sur les lignes de tranchées, bien visibles, on pouvait constater chaque jour les progrès réalisés dans le bouleversement des organisations ennemies ; les trous d'obus s'inscrivaient dans une bande encadrant la tranchée, suivant fidèlement son tracé ; ils s'accumulaient sur les points signalés comme pourvus d'abris de mitrailleuses ou sur les engins repérés. Notre artillerie faisait vraiment un bon travail.

J'eus l'occasion de jeter les yeux sur des photos d'avion prises dans un secteur de nos alliés britanniques. Quelle différence dans l'ajustage des tirs ! Certaines de ces photos présentaient les images de trous d'obus uniformément répartis sur tout le cliché, au milieu duquel couraient ironiquement les tranchées indemnes. Dispersion déplorable! Tirs sans aucune efficacité. J'imagine que le haut commandement français, en possession de pareilles photos, devait appeler amicalement l'attention des Anglais. Le général Foch n'était pas un homme à se contenter d'aussi piètres résultats dans la mise en application de sa doctrine. Mais les armées anglaises étaient indépendantes et le malheur était que la fierté britannique ne s'accommodait pas de nos observations, si bienveillantes qu'elles fussent. Leurs artilleurs auraient eu beaucoup à gagner à l'école des artilleurs français, mais jamais un officier anglais n'eut voulu le reconnaître. Fort heureusement, les Anglais préparaient à ce moment l'intervention des 'Tanks", les premiers à paraître sur le champ de bataille. L'expérience qu'ils allaient en faire quelques jours plus tard dans l'attaque de Combles devait montrer que l'idée était heureuse ; ils allaient compenser par l'emploi de ces engins l'insuffisance de leurs préparations d'artillerie.Le transport de munition

La consommation de munitions qu'exigeait ce travail de destruction était formidable. Les munitions nous arrivaient en abondance, les fabrications de l'intérieur donnant à plein. La difficulté était de les faire parvenir aux unités les plus avancées. Le Service automobile de l’armée était bien pourvu en camions et la circulation à l'arrière était réglée par des commissions routières aux consignes précises qui donnaient un bon rendement. La grande route de Villers-Bretonneux à Bray-sur-Somme, par Proyart, qui alimentait notre Corps d'armée, était une "route gardée", divisée en cantons, sur laquelle la circulation était incessante et s'opérait avec ordre. Mais au-delà de Bray-

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sur-Somme, il était interdit aux convois de circuler de jour, et ils ne pouvaient s'avancer la nuit que tous feux éteints, ce qui ralentissait considérablement leur vitesse. De plus, au-delà de Suzanne, les transports ne pouvaient guère se faire que par moyens hippomobiles, à cause des chemins défoncés que le génie du Corps d'armée et celui des divisions avaient peine à maintenir praticables, malgré le grand nombre d'unités de territoriaux mises à leur disposition ; le voisinage des marais de la Somme les transformait facilement en fondrières, même par le beau temps dont nous jouissions généralement.

La plus grande difficulté était de faire parvenir aux batteries de tranchées leurs bombes lourdes et encombrantes, en quantité suffisante. On y employait chaque nuit des compagnies de territoriaux qui recevaient là une tâche extrêmement pénible, à travers un terrain parsemé de trous d'obus, souvent jointifs, dont chacun était une mare, et cela fréquemment sous le feu de l'ennemi : rôle obscur, sans gloire, mais non sans pertes, et où nos braves territoriaux des 54ème et 67ème régiments déployèrent une ardeur méritoire faite de courage et d'abnégation.

Ces questions de ravitaillement en munitions posèrent plus d'un problème ardu à l'Etat-major. Mais c'était affaire au 1er bureau. Pour moi, qui n'avais à m'occuper que des opérations, j'en avais un autre bien malaisé souvent à résoudre : c'était celui des transmissions. Malgré l'étroitesse de notre secteur, le déploiement formidable d'artillerie que nous avions réalisé de part et d'autre de la Somme et l'installation de nombreux observatoires d'artillerie souvent fort éloignés des batteries avaient entraîné un développement inusité des lignes téléphoniques. Pour faire régner le bon ordre dans les communications nécessaires au commandement et faciliter l'entretien de ces lignes sujettes à de fréquentes destructions du fait des tirs ennemis, j'avais, au fur et à mesure de la création de nouvelles installations, maintenu l'usage de centraux téléphoniques, auxquels venaient se relier les groupes d'artillerie et les observatoires voisins. Cette disposition imposait fatalement une discipline dans l'usage des lignes téléphoniques. Certains chefs d'artillerie voulaient avoir des lignes indépendantes, de façon à s'affranchir des servitudes imposées par les centraux, désir très naturel pour opérer en toute liberté pendant les réglages de tir. Mais cela eut conduit à distribuer aux unités d'artillerie une quantité de matériel que le Corps d'armée ne pouvait fournir, malgré les dotations supplémentaires déjà obtenues de l'Armée et l'entretien de toutes ces lignes eut été matériellement impossible, aussi bien par le personnel des téléphonistes de l'artillerie que par la compagnie télégraphique du Corps d'armée et les détachements télégraphiques des divisions. Je dus rompre plusieurs fois des lances et notamment avec le colonel Rebourseau commandant l'A.D./41 pour arriver à maintenir mon point de vue tout en lui laissant les facilités compatibles avec nos moyens.

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On vivait tout à fait au calme au poste de commandement du bois Suzanne. Bien que l'artillerie ennemie exécutât de temps en temps des tirs sur nos points sensibles de l'arrière, nous ne fûmes jamais inquiétés au poste de commandement Malgré la chaleur de l'été contre laquelle nous protégeaient assez mal les légères parois de nos baraques, on travaillait dans un confort relatif devant les grandes tables dressées sur chaque bord, en face des châssis aux toiles huilées, largement ouverts dans le jour, les volets soigneusement rabattus le soir dès que le groupe d'éclairage nous envoyait la lumière, qu'il convenait de masquer hermétiquement au-dehors en raison des vols nocturnes des avions ennemis.

Peu de jours après notre arrivée, le capitaine Huvellin, atteint de rhumatismes, fut dans l'obligation de nous quitter pour aller se soigner à notre quartier général resté à Chipilly. Je demeurais avec le capitaine Diani qui à lui seul abattait de la besogne pour deux et le lieutenant Bigeard qui s'efforçait de nous aider de son mieux en tenant le journal des opérations. J'avais en outre à ma disposition les lieutenants Duhamel et Bretaud, détachés du 11ème

chasseurs qui, dans une pièce attenante, s'employaient surtout à reproduire en quantité d'exemplaires les croquis dont le Chef d'état-major faisait le plus souvent accompagner les ordres d'opérations. Enfin M. Lénery, sous-lieutenant de réserve, nous était revenu après une longue absence causée par son rappel à la Chambre des Députés ; bien qu'il n'eut pas d'affectation bien définie à l'Etat-major, il fut surtout employé à ce moment à soulager le service extérieur du 3ème bureau en se chargeant de missions de liaison auprès des divisions.

Le 3ème bureau s'emplissait fréquemment de nombreux visiteurs, officiers en reconnaissance à la veille de chaque relève et qui venaient naturellement se documenter au poste de commandement placé providentiellement sur leur passage.L’organisationo des transmissions

Les officiers de liaison des divisions venaient en outre chaque jour nous informer du détail des événements survenus sur le front. Lorsque, un peu plus tard, les opérations prirent plus d'envergure et que le Corps d'armée eut deux divisions en ligne, on prit l'habitude de faire venir les officiers de liaison le soir et ils rapportaient à leurs divisions l'ordre d'opérations pour le lendemain. Les veilles d'attaque, c'étaient habituellement les chefs d'état-major de division qui venaient eux-mêmes. Afin qu'ils pénétrassent bien la pensée du commandant de Corps d'armée et que les choses fussent bien mises au point, le chef d'état-major du Corps d'armée leur commentait les dispositions prescrites, en présence du 3ème bureau et les représentants de l'artillerie et de l'aéronautique. Les affaires étaient ainsi minutieusement établies ; mais il arrivait aussi que l'heure s'avançait et que l'ordre n'était définitivement rédigé et tiré que fort tard dans la nuit, car on attendait pour le

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faire d'avoir reçu l'ordre d'opérations de l’Armée, que rapportait, souvent tardivement, l'officier envoyé au rapport de l’Armée. Il m'arriva plus d'une fois, lorsque, au milieu de la nuit j'entrais dans la pièce où mes lieutenants se hâtaient de reproduire les croquis et où attendaient les chefs d'état-major de division, les commandants de Lamaze et Clément-Grandcourt, de trouver ceux-ci endormis. Je me gardais de troubler leur sommeil, sachant bien qu'ils allaient avoir des heures blanches à passer, au retour à leur poste de commandement, alors que moi-même me reposerai. Je me hâtais, aussitôt l'ordre tiré, de leur en distribuer les exemplaires, et bien souvent il leur restait alors tout juste le temps de regagner leur poste de commandement et d'expédier à leur tour les ordres de leur division pour faire déclencher l'attaque à l'heure fixée.

Les opérations étant par elles-mêmes fort simples, leur préparation n'exigeait pas beaucoup d'efforts. Mais le soin constant qu'on apportait à régler dans leurs détails les actions d'artillerie, celles de l'aéronautique, les mouvements de relève le long de ce couloir étroit que constituait la zone du Corps d'armée, suffisait à absorber nos journées. Hors les jours d'attaque, on trouvait encore quelques instants pour flâner à l'extérieur et goûter les joies du plein air.

La lettre Au PC 7 sept. 1916

On allait méditer sous le bois où l'on explorait les environs immédiats du poste de commandement Les 2 batteries de 370 qui nous encadraient, recevaient de temps en temps notre visite : l'une, au sud, défilée dans un creux au bas des pentes voisines de la vallée de la Somme, constituait un but de promenade pour ceux qui désiraient s'initier aux mystères de l'A.L.G.P.; l'autre, au nord, toute proche de notre poste de commandement, se dissimulait, à demi enfoncée dans le sol, sous un filet de raphia garni de touffes d'herbes et, bien que située sur le plateau, se dérobait si bien aux vues qu'on arrivait sur elle sans la soupçonner, tant son couvert artificiel se confondait avec la prairie qui l'entourait : un modèle de camouflage.

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Le chassis

L’obus de 370 coiffé de son couvre fusée

PC du groupe de 370 sous raphia

L’écouvillon

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La vie intérieure du PCBien que nous fussions à la bataille, le rythme de la vie au poste de

commandement Suzanne avait pris, du fait des circonstances, une certaine régularité qui, jointe à la quiétude où nous laissait l'ennemi, eut pu faire illusion. Comme dans les périodes de calme, l'abbé Payen avait pris l'habitude de monter chaque dimanche pour célébrer la messe dans la petite chapelle du poste de commandement

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Batterie de 75 au nord de H août 1916

Boyau conduisant vers les premières lignes

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Certains jours, des visites sensationnelles causaient une heureuse diversion ; de superbes limousines venaient, fanion déployé, se ranger le long de nos baraques ; tout le monde était dehors. C'est ainsi qu'au cours de ce mois d'août, le poste de commandement reçut successivement le général Fayolle, le général Foch, le président Poincaré.

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L’abbé Payen aumônier du 7ème CA,de passage au PC

L’auto présidentielle lors de la visite du Pdt Poincaré au PC 7

août 1916

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Cne Huvelin Cdt Robert

Les jours d’attaque, bien entendu, chacun était à son poste et hormis les officiers en liaison, personne ne songeait à errer au-dehors. Les heures alors s'écoulaient dans une anxiété profonde, coupée de coups de téléphone fébriles, de renseignements portés en hâte sur les plans directeurs et d'ordres à expédier de toute urgence.

L'attaque générale projetée devait avoir lieu le 12 août. L'heure, fixée par l’Armée: 17 h 15.

La 14ème division est en place, sa brigade de tête appuyée à droite par le 170ème régiment.

L'objectif à enlever est la ligne de tranchées : Celle, Hanovre, Hannetons, Heilbronn.

Le 20ème corps d'armée attaquera en même temps à notre gauche.

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Visite du Gal Joffre au PC7 août 1916

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2ème phase l’attaque générale du 12 août : Celle, Hanovre, HeilbronnEn avant du centre : un bois étendu, le bois Croisette dont on ignore

l'occupation, mais qui par ses feux donnerait dans les flancs du dispositif. L'artillerie en écrase les lisières dangereuses.

Au sud, le bois Gachette, s'appuyant à la Somme, elle-même obstacle dangereux par ses marécages et aussi par les mitrailleuses que l'on sait cachées dans les roseaux. Des mitrailleuses que nous avons placées à la ferme Monacu, à Feuillères (sur la rive sud), des autos-canons, des autos-mitrailleuses, enfin des bateaux de l'équipage transformés en postes-mitrailleurs, blindés en sacs à terre, libéreront des dangers de la Somme.

Or, voici que dans la matinée du 12, les reconnaissances envoyées dans le bois de Croisette y pénètrent, raflent 14 prisonniers, s'y installent et portent des mitrailleuses aux lisières nord-est et sud-est. C'est un avantage inespéré pour l'attaque.

Ce même jour, à 15 heures, un coup de main du 170ème régiment nous donne la ferme à l'est de Monacu ; 55 boches y sont capturés et on pénètre dans le bois Gachette.

Ainsi couverte sur sa droite, l'attaque va être donnée dans les meilleures conditions. Le temps est merveilleusement beau. L'artillerie a procédé à ses derniers ajustages.

A 17 h 15, l'infanterie part, précédée des feux de l'artillerie qui sur ce glacis se posent avec une précision admirable. D'un seul élan, toute la ligne de tranchées est enlevée.Les attaques partielles sur le ravin du bois des Riez

Toutefois, sur la gauche de la tranchée de Celle, l'infanterie n'a pu mordre. Il y a là, dans une partie basse du terrain, au débouché du ravin du bois des Riez, un centre de résistance où les armes automatiques ont échappé à nos tirs d'artillerie et, se révélant soudain, ont tenu l'attaque en échec : mitrailleuses dans la tranchée même, dans le chemin creux de Maurepas à Cléry (qui paraît constituer en arrière une ligne très forte), dans plusieurs chemins couverts, en face du 20ème Corps d'armée, dans les deux bois des Riez ; enfin toute la tête du ravin est battue de front et de flanc par des mitrailleuses.

Le lendemain 13, pendant toute la journée, l'artillerie pilonne ce centre de résistance et le soir, à 18 h 15, l'attaque est reprise sur ce point en combinaison avec le 20ème Corps d'armée. Sans succès.

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Le 16 août, nouvelle tentative, confiée à un bataillon du 35ème régiment et deux compagnies du 60ème, l'ensemble placé sous les ordres de la 47ème

division (du 20ème Corps d'armée), qui tente en vain de déborder le ravin par le nord. L'infanterie prend pied dans la tranchée de Celle. La première vague saute dans le chemin creux ; elle disparaît sans retour. Les autres sont brisées devant les feux des mitrailleuses.

Il y a là un obstacle sur laquelle la meilleure infanterie ne peut rien et l'artillerie a peu d'effet.

Pendant ce temps, sur notre droite, des éléments du 170ème régiment se sont infiltrés dans le bois Crochu.

On va tenter de déborder le ravin des Riez par la croupe au sud. Le 18 août, une attaque est exécutée pour atteindre le chemin creux dans la partie où il franchit cette croupe (point 435 du plan directeur). C'est encore un échec ! Cette attaque est renouvelée le 19 sans plus de succès.

Cependant la 66ème division vient d'être mise le 18 août à la disposition du 7ème Corps d'armée. Le front du Corps d'armée étant appelé à s'élargir de plus en plus, en raison de la direction générale des attaques, il est décidé que ce front sera désormais fractionné en deux secteurs de division :

- au nord, la 14ème,- au sud, la 66ème.La 66ème division entre en secteur dans la nuit du 19 au 20 août et sa

brigade de tête (7ème brigade de chasseurs) prend le front de 435 à la Somme.

On envisage alors une attaque générale par les deux Corps d'armée, 7ème et 20ème, de façon à déborder à la fois par le nord et par le sud l'ensemble des obstacles qui depuis sept jours tiennent en échec la gauche du 7ème Corps d'armée (ravin du bois des Riez) et la droite du 20ème corps d'armée (ravin des petits bois). Mais le 20ème Corps d'armée est à bout et va être relevé par le 1er

corps d'armée (général Guillaumat). Il faut attendre la mise en place de ce dernier.

En attendant, une action locale est encore tentée, sans succès, par le 7ème corps d'armée, sur les bois des Riez et la croupe 435.

Enfin, le 26 août, l'attaque générale est décidée pour 17 h 20, le 7ème

corps d'armée faisant effort avec la 66ème division sur 435, pendant que le 1er

corps d'armée attaquera les petits bois et la croupe au nord des bois des Riez.

A midi, le général commandant la 6ème armée vient de donner verbalement son approbation.

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A midi 15, un officier de l'E.M. du 1er corps d'armée prévient que, avec autorisation de l’Armée, le 1er corps d'armée n'agira que par le canon et que le 7ème corps d'armée reste libre de ne pas engager d'infanterie.

C'est à désespérer ! Coups de téléphone au poste de commandement de l’Armée, au poste de commandement du 1er corps d'armée. On ne parvient pas à faire donner le 1er Corps d'armée, et le 7ème reste livré à lui-même ! Le général de Bazelaire est consterné devant cette volte-face inexplicable. Et nous le sommes tout autant que lui. Mais il maintient ses ordres.

A 17 h 20, le 7ème corps d'armée attaque seul dans les conditions primitivement prévues. Au débouché, l'infanterie est prise sous les feux de mitrailleuses et regagne ses tranchées.

C'est la condamnation définitive des attaques partielles. Le commandant de l’Armée décide qu'on ne procédera plus que par une attaque générale quand les deux Corps d'armée seront prêts. Cette attaque générale aura pour but de porter les deux Corps d'armée sur la ligne de tranchées suivante, de Cléry au Forest " en prenant pour la base de départ celle qu'imposent les circonstances " ; le chemin creux de Maurepas et le bois des Riez seront enlevés au cours de cette attaque.

Les échecs répétés sur le ravin des Riez ont épuisé la 14ème division, qui doit être relevée. Le 27 août, la 41ème division reprend son secteur. Le 7ème Corps d'armée se prépare à l'attaque générale. Celle-ci, d'abord prévue pour le 30 août, est différée une première fois au 1er septembre à cause du mauvais temps qui gêne le travail de destruction de l'artillerie, et renvoyée finalement au 3 septembre.

Les troupes fraîches qui viennent d'être mises en place subissent dans cet intervalle des pertes graves. Mais leur moral est heureusement supérieur à tout. En outre, la 66ème division, depuis son entrée en secteur, a procédé à une progression méthodique partout où elle a trouvé des occasions favorables ; elle a peu à peu avancé ses premiers éléments dans le boyau de Thémis, au bois Saucisse, au cimetière de Cléry et dans le bois Crochu. Elle est à pied d'œuvre pour l'attaque qui se prépare et opère les relèves indispensables entre ses bataillons de chasseurs.

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Il y avait tous les soirs grand rapport au poste de commandement de l’Armée, à Mericourt. L'état-major de la 6ème armée se tenait, un peu à l'écart du village, dans un ensemble de baraques Adrian correctement rangées sur une esplanade de fin gravier. Le camp édifié à cet effet était entouré de jardins et de boqueteaux enfouis dans le fond de la vallée de la Somme et se trouvait en dehors de toute grande voie de communication, ce qui l'isolait du tumulte et de l'agitation causées habituellement par le passage des convois sur les routes de l'arrière. Il s'en dégageait comme une atmosphère de recueillement. Chaque fois que je pénétrais dans ces allées silencieuses et désertes, j'avais l'impression d'entrer dans une chartreuse.Le rapport de l’armée à Méricourt

A 20 heures, les officiers de liaison arrivaient. On s'assemblait dans une petite salle, tout à l'extrémité des files de baraques, à peine suffisantes pour contenir tous les assistants. Le colonel Duval, chef d'état-major. de l’Armée, présidait au rapport. Il y avait là, outre les officiers venus des Corps d'armée, les représentants de l'artillerie de l’Armée, de l'A.L.G.P., du Génie, de l'Aéronautique, des divers services et un officier de liaison de l'armée britannique, toujours le même, le capitaine Spears très sympathique, parlant couramment le français et très apprécié de l'E.M. de l’Armée.

Chaque officier des Corps d'armée avait à son tour la parole pour exposer l'œuvre journalière de son Corps d'armée qui était passé au crible. Le travail de l'artillerie, destruction et contrebatterie, y était examiné avec la plus extrême attention. Le Chef d'E.M. faisait à ce sujet, d'un accent assez sec, le procès des uns et des autres, surtout quand les opérations ne donnaient pas les résultats escomptés par le Commandant de l’Armée.

La parole passait ensuite aux représentants des éléments et services de l’Armée. L'emploi de l'aéronautique, reconnaissance, chasse, bombardement, était étudié dans tous ses détails et ses résultats étaient fidèlement consignés. Des directives nouvelles étaient données. Le capitaine anglais, le capitaine Spears, exposait à son tour les opérations ou les projets de l’armée britannique. Puis le Chef d'E.M. dégageait les enseignements et faisait connaître, s'il y avait lieu, les intentions du général commandant la 6ème armée.

Il y avait une minute que je trouvais toujours divertissante : c'était l'exposé du représentant de l'A.L.G.P.. Avec ses gros calibres, celle-ci ne disposait que d'une quantité limitée de munitions, et elle entendait -comme s'était son devoir- les biens placer sur les objectifs qui lui étaient assignés. Chaque coup de canon tiré était, de la part de l'officier de l'A.L.G.P., l'objet d'un compte-rendu où il ne nous faisait grâce d'aucun détail. Cela valait le récit d'une expédition. On assistait au départ du coup, au voyage de l'obus monstre à travers l'espace, aux voltes décrites par l'avion de réglage, à la chute du projectile, avec indication du point précis que l'avion avait repéré.

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C'était merveille de constater qu'en trois coups, quatre au plus, tel carrefour avait été défoncé, telle gare détruite, tel dépôt de munitions avait sauté. C'était à se demander, au bout de quelques jours, ce qui pouvait subsister dans les arrières de la zone ennemie.

On arrivait à Mericourt en plein jour, mais la nuit était tombée depuis longtemps lorsqu'on en repartait. Les autos s'échappaient alors dans la nappe subitement embrasée et mouvante des phares, dont les lueurs se croisaient en tous sens, au milieu d'un concert de ronflements stridents, d'appels de trompe et de klaxon qui rompaient un instant le silence austère de ces lieux. Chacun regagnait hâtivement son poste de commandement, où il rapportait généralement les ordres de l’armée distribués à la fin du rapport. La route était facile tant qu'on était dans la zone arrière : aux carrefours se détachait, en gros caractères lumineux sur des transparents, l'indication des directions à suivre ; le service routier avait ainsi jalonné les routes d'une façon tout à fait moderne. Mais dès qu'on franchissait de nuit la limite fixée, tout changeait. A la sortie de Bray-sur-Somme, le poste de circulation ne manquait pas de faire éteindre les phares et dès lors il fallait marcher à petite allure avec le modeste éclairage des lanternes de l'auto.Une chute d’auto dans un boyau

Un soir je revenais ainsi du rapport. Mes phares éteints, les lanternes refusèrent obstinément de s'éclairer. Il faisait une nuit opaque, enveloppée de brouillard, et il était impossible de distinguer la route sur laquelle j'étais engagé, qui conduit de Bray-sur-Somme vers Suzanne. Je n'avais que ma lampe électrique de poche. Mon conducteur parvint tant bien que mal jusqu'en haut de la côte ; mais là, trompé par une traînée blanchâtre qui courait sur le sol et semblait marquer l'axe de notre itinéraire, il me précipita dans un boyau logeant la route et dont les déblais avaient provoqué sa méprise. Choc brusque. Bruit de glaces brisées. J'avais donné de la tête dans la glace qui me séparait du conducteur. Je sortis de la voiture, non sans difficulté, car les portières s'étaient bloquées dans la chute et je me dirigeai à pied vers notre poste de commandement dont je n'étais heureusement plus très éloigné. Je me félicitai de n'avoir pas eu mal dans cette aventure, lorsque je sentis que ma pèlerine dont j'étais enveloppé était enduite par endroits d'une matière gluante qui s'augmentait très vite. Je saignais abondamment. Il me tardait de retrouver de la lumière pour connaître la nature de ma blessure, car je ne ressentais aucune douleur. Parvenu à l'entrée du poste de commandement, je gagnai à tâtons l'infirmerie et dis d’appeler le médecin. J'avais une forte coupure au nez et quelques ecchymoses sur le visage ; rien de sérieux en fait, bien que l'hémorragie fut assez longue à arrêter. J'en fus quitte pour porter pendant les quelques jours qui suivirent un pansement qui m'enveloppait la tête. Le seul ennui que j'en éprouvais était que, ainsi accoutré, je ne pouvais plus quitter le poste de commandement, mais cela ne m'empêcha en aucune façon de me livrer à mon travail à l'intérieur.

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Victor Robert 2ème partie

L'attaque générale prévue pour le 3 septembre comportait pour le 7ème

Corps d'armée la conquête des objectifs suivants :Tranchées de Mossoul, de Terline, de Fryatt et le village de Cléry.

3ème phase : l’attaque générale du 3 au 5 septembre : bois Reinette, côte 109Elle était appuyée à sa gauche par l'attaque du 1er corps d'armée sur la

tranchée de Sivas, le village de Forest, etc...

Le 7ème corps d'armée avait en ligne : la 41ème division au nord; la 66ème

division au sud.

Le chemin creux à l'ouest du bois des Riez et ce bois lui-même devaient être enlevés après un encerclement réalisé au nord par le 1er corps d'armée, au sud par le 7ème corps d'armée et à la suite d'une intense préparation d'artillerie.

L'attaque se déclenche à midi. L'infanterie de la 41ème division s'empare de la tranchée de Terline. Le bois des Riez, une fois investi, est enlevé par une attaque de front et toute la ligne se porte sur la tranchée de Mossoul.

La 66ème division s'empare de la moitié ouest de Cléry et aborde les tranchées Hennequin, Chaput et Boussat, qui s'étagent au nord de la localité. La conquête de ces dernières tranchées demandera l'effort de toute la journée et du lendemain matin.

Le lendemain 4 septembre, l'attaque se poursuit pour amener le Corps d'armée à pied d’œuvre de la position suivante, constituée par les tranchées des Marrières et des Berlingots. La 41ème division atteint la croupe dite "des observatoires" et pousse ses reconnaissances dans le bois Reinette. La 66ème

division progresse plus lentement et atteint seulement la route Cléry-le-Forest, après avoir éprouvé une résistance assez vive dans les ravins au nord de Cléry.

La 66ème division est relevée ce même soir par la 48ème qui, reprenant l'attaque dès le 5 septembre, s'avance encore et atteint vers midi les croupes ouest du bois Madame, la cote 109 et la sortie est de Clery, se reliant à Omiecourt au corps d'armée de droite, la 33ème corps d'armée qui a relevé le 1er

C.A.C.

Nous sommes maintenant à distance d'assaut des lignes des tranchées Marrières et Berlingots. Mais avant de procéder à une nouvelle attaque

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Victor Robert 2ème partie

d'ensemble, le 7ème corps d'armée doit se resserrer sur sa gauche pour faire place à une division du 33ème corps d'armée (la 70ème) qui est introduite sur la rive nord, dans la région de Cléry et va prendre à son compte le combat dans la zone comprise entre la Somme et la ligne : bois isolé, bois des Berlingots.

Il faut en outre, au 7ème corps d'armée, mettre en ligne des unités fraîches et se créer des réserves en profondeur, car on sent que la partie va devenir décisive et qu'il faudra pousser énergiquement. On rapproche les unités de 3ème ligne, alors en voie de réorganisation et à peine reposées ; certaines n'ont quitté le front que le 2 septembre ; quelques régiments ne pourront fournir que deux bataillons. Tant pis ! Tout le 7ème corps d'armée doit être prêt à donner.

Dans un ordre général du 9 septembre, le général de Bazelaire lance à toutes ses troupes cet appel :

«  Mes camarades,

Tous les yeux sont sur vous, toutes les espérances sont en vous. La victoire est entre vos mains.

Allez :Que le 7ème corps d’armée ne connaisse l'obstacle que pour le

supprimer. Si vous le voulez - et vous le voulez - à l'objectif, sans arrêt !Pour la France, en avant !Que Dieu vous guide ! » (Ordre général du 7ème corps d'armée, numéro 132).

L'attaque, d'abord fixée au 10 septembre, est reportée au 12 en raison d'une insuffisante préparation d'artillerie du 1er corps d'armée.

Elle va être exécutée par les 33ème, 7ème et 1er corps d'armée, en liaison avec l’armée britannique.4ème phase l’attaque générale du 12 septembre, bois Marrières, Berlingots

Sur le front du 7ème corps d'armée : la 41ème division au nord, la 48ème

au sud.

La 41ème division a relevé toute son infanterie dans la nuit du 6 au 7, ce qui a absorbé ses réserves. Mais on lui a donné la 6ème brigade de chasseurs (colonel Messimy) mise récemment à la disposition du 7ème corps d'armée, le 44ème régiment (de la 14ème division) et on vient de lui rendre le 133ème

régiment à peine reconstitué à deux bataillons.

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Victor Robert 2ème partie

Les divisions ont chacune quatre bataillons de réserve, le Corps d'armée en a sept.

L'artillerie a copieusement pilonné les travaux de défense ennemis.

Le 12 septembre à midi, toute la vague sort des tranchées. En quelques minutes, elle atteint et dépasse ses objectifs, depuis les bois Marrières jusqu'aux Berlingots.

A midi 45, le général de Bazelaire, téléphonant ces heureux résultats au général commandant la 6ème Armée, lui demande instamment de faire avancer le 5ème corps d'armée qui stationne derrière le 7ème, pour exploiter le succès qui paraît certain.

La progression continue. A 17 heures, la 41ème division a atteint la grande route de Bapaume à Peronne, en face de Bouchavesnes, se liant à gauche par ses chasseurs au 1er Corps d'armée ; la 48ème division a dépassé le bois Madame, mais sa droite, découverte par un recul momentané de la 70ème

division est arrêtée devant les mitrailleuses installées dans le ravin au nord du bois des Berlingots.L’œuvre du 7ème CA sur la Somme

La 41ème division a atteint son objectif. Le général de la Touche sent l'occasion favorable pour pousser jusqu'à Bouchavesnes. Il demande au poste de commandement du Corps d'armée l'autorisation d'enlever ce village après une heure de préparation. Il dispose pour cette nouvelle opération de sa réserve de division qu'il met aux ordres du colonel commandant la 6ème

brigade de chasseurs.

Cette proposition, que je reçois au téléphone et que je cours soumettre au général de Bazelaire, est accueillie comme le prélude d'un succès inespéré. En avant, sur Bouchavesnes ! Le 60ème régiment en entier, de la réserve du Corps d'armée, est aussitôt donné au général commandant la 41ème division pour remplacer sa propre réserve. Des ordres sont expédiés à tous les éléments encore réservés pour être prêts à exploiter au maximum la victoire qui s'annonce dans cette fin de journée.

Et à 20 heures, Bouchavesnes est enlevé brillamment par un bataillon du 133ème au nord et un bataillon du 44ème au sud. Les bataillons de la 6ème

brigade de chasseurs, suivant ceux du 44ème et 133ème, garnissent la tranchée de Bouchavesnes à la lisière ouest du village et jusqu'à la grande route à un kilomètre au nord.

La nuit vient. On s'installe, on s'élargit au sud de Bouchavesnes jusqu'à la ferme du bois l'Abbé (un bataillon du 44ème et des éléments du 6ème

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Victor Robert 2ème partie

B.C.P.) qui sera le 13 occupée définitivement par des éléments du 35ème

régiment (de la 14ème division) mis aux ordres de la 48ème division.

Le 13 septembre, l'ennemi lance une violente contre-attaque dans la région de Bouchavesnes. Elle reste sans effet. De son côté, la 48ème division réussit à progresser jusqu'à la crête des observatoires (nord-est. du bois des Berlingots) et jusqu'au bois des Berlingots où elle se relie à la 70ème division qu'arrête la tranchée de l'Inferno.

Par l'occupation de Bouchavesnes et de ses abords nord et sud, le 7ème

Corps d'armée a mis la main sur la dernière position organisée par les Allemands. C'est chez l'ennemi, un trou de 1200 mètres devant lequel il n'y a plus, au dire des prisonniers, au rapport des reconnaissances, qu'une tranchée ébauchée sur la contre-pente de l'Epine de Malassise, mais dont les flancs sont couverts au sud par le Mont-Saint-Quentin, au nord par le gros bois de Saint-Pierre-Waast.

Devant cette situation, le Commandant de l’armée a prescrit de poursuivre le combat le 14. Le 7ème Corps d'armée, justement fier de son succès, est décidé à y aller jusqu'au dernier. Il a appelé tout ceux qui pouvaient combattre. Il met en 1ère ligne les éléments les moins éprouvés et retire ceux qui sont à bout (133ème régiment, 6ème brigade de chasseurs). Il rend ses quatre régiments au Général commandant la 14ème division, qui prend le commandement du secteur de la 41ème. A la 48ème division, il donne en plus de ses trois régiments, deux bataillons de chasseurs.

D'autre part, la 10ème division (du 5ème Corps d'armée) arrivée le 13 est engagée à sa gauche, aux ordres du 7ème Corps d'armée.

Ainsi le 7ème Corps d'armée va poursuivre ses efforts avec trois divisions en première ligne : du nord au sud, la 10ème, la 14ème, la 48ème.

Un premier bond doit porter ces trois divisions sur la ligne : lisières sud-est des bois de Saint-Pierre-Waast et Germain, tranchée de Malassise.

L'attaque est fixée à 13 heures pour les 1er, 7ème et 33ème Corps d'armée.

Or à midi, on apprend que l’attaque du 1er C.A. est reportée à 17 heures. Il est impossible au Général commandant le 7ème C.A. de modifier ses dispositions ; le délai est trop court pour transmettre des ordres jusqu'aux premières lignes. L'attaque du 7ème C.A. va donc partir, privée de l'appui du 1er

C.A. et par suite avec son flanc gauche découvert, exposé aux actions de l'ennemi qui occupe Rancourt. Pour protéger ce flanc, la brigade de queue de la 10ème division, réserve de C.A., est dirigée vers la gauche.

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Victor Robert 2ème partie

A 13 heures, le 7ème C.A. se porte à l'attaque. La Brigade de tête de la 10ème division gagne la crête à 500 mètres nord de Bouchavesnes, puis reflue sous les feux de flanc venant de Rancourt.

Au centre, les éléments de la 14ème division qui débouchent de Bouchavesnes et de la ferme de bois l'Abbé sont arrêtés par des feux de mitrailleuses provenant d'un chemin creux nord-sud situé à 500 mètres à l'est de Bouchavesnes.

Enfin, au sud, la 48ème division ne réussit pas à progresser.

Le 33ème C.A. n'a pas avancé non plus. Il reprendra son attaque à 17 heures.

L'artillerie poursuit son martelage et à 17 heures, le 7ème C.A. repart en liaison avec le 1er C.A. ; le 33ème C.A. ne part pas.

On subit des pertes, sans gain appréciable. Il n'y a plus qu'à se consolider sur place et à monter l'attaque pour le lendemain.

Mais le lendemain, 15 septembre, le 1er C.A. déclare qu'il n'est pas prêt. Le 7ème C.A. attaque encore, sans résultat et subit des pertes sérieuses.

Dans la nuit du 16 au 17, le 7ème C.A. est relevé par le 6ème, à qui il remet le terrain de Bouchavesnes et de bois l'Abbé définitivement conquis.

Telle fut l'œuvre du 7ème C.A. sur la Somme pendant ces 53 jours de combat.

Dans l'une de ses conférences préliminaires, le général Foch, commandant le groupe d'armées du nord, avait donné au C.A. sa mission par ces mots :

" Le 7ème corps part pour Bouchavesnes. "

Le 7ème C.A. est allé à Bouchavesnes. Par une succession d'efforts opiniâtres, il s'est enfoncé comme un coin au plus profond des positions ennemies, creusant jusqu'au terrain libre une large brèche, qui semblait ouvrir à nos armes la voie à une victoire décisive. Il n'a pas dépendu de lui que ses succès n'aient été couronnés de résultats plus importants. Le 7ème C.A. n'en a pas moins accompli une œuvre glorieuse. Bouchavesnes restera dans l'histoire

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Victor Robert 2ème partie

le nom éclatant par lequel se mesureront les progrès réalisés par les alliés au cours de la bataille de la Somme.

Le C.A. avait fait dans ces opérations : 3320 prisonniers, dont 40 officiers.

Et dans ces chiffres, ne sont comptés que les prisonniers passés au camp du Pillier de Froissy, situé en arrière du front du C.A..

Son butin était important : - 24 pièces de gros calibres ;- 3 pièces de campagne ;- 2 pièces de tranchée ;- 2 mortiers de 17 cm ;- 10 minenwerfer (dont 3 de 80 cm) ;- 36 mitrailleuses intactes (non comprises celles qui étaient restées

dans les abris non déblayés).

Avec ses quatre divisions, il avait eu à lutter successivement contre onze divisions allemandes différentes. Sept de ces divisions furent totalement engagées sur le front du C.A. ; quatre avaient été partiellement identifiées.

Dans une série d'ordres généraux datés du 17 septembre, le général de Bazelaire félicitait de leurs exploits les divisions placées sous ses ordres, 14°, 41°, 48°, 66°, la 6° brigade de chasseurs, les unités d'artillerie et du génie, et citait à l'ordre du C.A. les aviateurs et aérostiers.

Dans son rapport sur les opérations du 7ème C.A. dans la Somme, rédigé le 2 novembre suivant, il pouvait écrire avec fierté :

«  Tous, fantassins, artilleurs, sapeurs, troupes d'attaque comme troupes de travail plus humbles (54ème et 67ème régiments d'infanterie territoriale) y allèrent du même cœur, avec le même désir, la même volonté de vaincre malgré tout, en s'employant jusqu'au dernier.

Mes ordres ont montré leur ouvrage.Ne voyant que leur tranche de combat au 7ème Corps, tous ont eu dans

les journées des 12,13 et 14 septembre le sentiment que la percée était faite, que des troupes fraîches talonnant, traversant le 7ème Corps allaient décider de la victoire.

Les drapeaux frémissaient dans leur gaine, les tambours avaient les baguettes aux mains, les clairons l'embouchure aux lèvres, les cavaliers vérifiaient les sangles.

On croyait venue l'heure de la charge qui renverse tout.On désirait la poursuite.

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Victor Robert 2ème partie

Ce ne fut qu'une illusion.Le travail du 7ème C.A. n'en est pas diminué.A d'autres mains, il a remis les gages chèrement acquis au prix du

sang le plus généreux.Dans l'histoire, il a écrit une page glorieuse.Toujours prêt à tout nouvel effort, il remplace par du sang jeune celui

qu'il a versé sans compter.Et, de l'énergie déployée, des sacrifices accomplis, ses chefs ont dit ce

qu'ils pensaient :- le Général commandant la 6ème armée, en reconnaissant, devant les

Généraux commandant les 6ème et 32ème C.A., que le 7ème C.A. avait reconquis huit kilomètres de terrain ;

- le Général commandant le G.A.N. en chargeant le Général commandant le 7ème C.A. de ses compliments pour ses troupes ;

- le Général commandant en chef en lui disant que le 7ème C.A. s'était couvert de gloire »

Il n'est pas possible de citer tous les traits de bravoure qui se manifestèrent au cours de ces durs combats. Mais il est une figure que je veux rappeler parce qu'elle me fit une impression profonde : c'est celle du commandant Clément-Grandcourt.

Il était venu souvent au P.C. Suzanne, comme chef d'E.M. de la 48ème

division. J'avais toujours été frappé de son air sombre et farouche. Il avait les traits rudes, un poil de filasse, des sourcils épais sous lesquels perçait un regard dur. Il parlait peu et semblait de mauvaise humeur.

Il m'était apparu au début comme un type de misanthrope. Puis, peu à peu, j'avais réussi à lui arracher quelques phrases et j'avais remarqué que toute sa pensée était à la bataille ; ses réflexions étaient frappées au coin du bon sens ; il se révélait en lui une flamme que je n'avais pas soupçonnée.

Il laissait parfois entre les mains du lieutenant Bigeard, qu'il subjuguait visiblement, des ouvrages de haute portée morale, et dans les longues heures où il attendait les ordres, il les lui commentait de telle façon que le sensible Bigeard en était tout remué. Celui-ci m'ayant fait ses confidences, je m'étais rapproché de Clément-Grancourt et nous avions disserté sur les sujets qui lui étaient chers : l'âme du soldat, le rôle du chef, les conceptions tactiques, etc. ... Alors, je m'étais aperçu que sous l'écorce un peu rude se cachaient une pensée très noble et un grand cœur. La dureté de son regard n'était que le reflet d'une volonté profonde, la rigidité de ses allures, l'expression d'un sentiment très élevé, qui le poussait irrésistiblement vers l'accomplissement d'actes héroïques et qu'il refrénait sourdement pour remplir avec correction son rôle de Chef d'E.M..

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Victor Robert 2ème partie

Au lieu d'un misanthrope, je découvrais un anachorète, mais dévoré d'une passion, celle de conduire des hommes au feu.

Il obtint de quitter son poste et de prendre le commandement d'un bataillon de sa division. Tout de suite il s'affirma un chef incomparable, entraîneur d'homme, payant d'exemple. Il fut blessé et conduit à une ambulance proche du front.

Le lendemain de Bouchavesnes, je rencontrai aux environs de notre P.C., à ma grande surprise, Clément-Grandcourt se dirigeant en boitant vers les premières lignes. Je l'abordai. Il était dans un état pitoyable, la tête bandée sous son casque, un bras en écharpe, la vareuse déchirée et ensanglantée. Plus farouche que jamais, il me montrait de son bâton la direction de Bouchavesnes ; c'était par là qu'était son bataillon, qui se battait sans lui, à l'heure de la victoire ; cette pensée le rendait fou ; il s'était échappé de l'ambulance malgré les médecins et il courait se replacer à la tête de ses hommes et s'enivrer des ardeurs du combat.

A force de persuasion, je l'amenai dans ma baraque pour le laisser se reposer un instant. Il était exténué. Je pensais qu'avec l'aide de mes camarades, nous arriverions à le faire renoncer à cet acte de folie. Il s'affala sur un banc. Nous l'entourions. Nous arrangeâmes ses pansements qui tombaient. Je n'oublierai jamais l'expression de ce visage tuméfié, une oreille décollée et sanglante ; la mâchoire fracassée, il articulait avec peine ; une bave sanguinolente lui coulait de la bouche. Il avait de la fièvre ; nous lui donnâmes à boire. Nous lui montrâmes l'impossibilité pour lui de reprendre son commandement dans un tel état, la nécessité de se laisser soigner d'abord.

Rien n'y fit. Son regard exprimait une volonté inébranlable. Au milieu des paroles inintelligibles - c'était à se demander s'il ne délirait pas - on comprenait seulement son désir passionné de retourner au feu, parce que sa place était là et que son devoir lui était tracé de façon formelle.

Dans un sursaut, il se leva. Nous n'osions plus insister, comprenant qu'à contrecarrer une telle résolution nous n'arriverions qu'à l'exaspérer, mais non à le faire fléchir.

Nous l'accompagnâmes jusqu'au chemin et, après un serrement de main, sans mot, appuyé sur son bâton, la boîte à masque lui battant la hanche, tout son être tendu vers le fracas de la bataille, il s'enfonça dans la direction de Bouchavesnes ! ...

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Victor Robert 2ème partie

La victoire de Bouchavesnes eut dans la presse un grand retentissement. Nous recevions les journaux au P.C. Suzanne. On devine avec quel empressement nous nous arrachions les numéros pour savoir comment étaient appréciés à l’intérieur les succès de nos troupes. Quelle ne fut pas notre surprise de lire dans un grand quotidien de Paris, à propos de Bouchavesnes, un éloge dithyrambique du 1er C.A., qu'accompagnait en première page un portrait du général Gillaumat !La victoire de Bouchavesnes et la presse

C'était un peu fort ! Alors que nous avions éprouvé les jours précédents tant de déboires à cause du 1er C.A. qui se déclarait insuffisamment préparé à l'heure de l'attaque et nous laissait nous dépêtrer seuls, c'est lui, maintenant, qui glanait les lauriers! Qui donc trompait ainsi l'opinion ? Qui fournissait à la presse ces articles fallacieux ?Les inévitables abstentions des CA. Voisins et l’expextative du Cdt de l’armée

Nous nous refusions à croire à une tentative du C.A voisin pour s'acquérir une popularité vraiment déplacée. Le général de Bazelaire, à la lecture de cet article, se contenta de hausser les épaules. Il était au-dessus de tout cela. Il savait que le haut commandement n'était pas dupe et que l'histoire impartiale serait là pour éclairer l'opinion.

Mais il y avait les troupes, dont l'amour-propre était en jeu. Le colonel Messimy, qui commandait l'attaque dans l'affaire de Bouchavesnes, n'entendait pas rester dans l'ombre ; l'ancien ministre de la guerre avait les moyens d'appeler l'attention ; il donna de la voix, avec le ton que lui conférait sa situation politique et l'impétuosité d'un tempérament qu'exaltait son commandement d'une brigade de chasseurs, où la cocarde est de tradition. Le résultat fut d'accréditer ce bruit que Bouchavesnes avait été enlevé par les chasseurs.

Cette légende risquait de faire naître des doutes jusque dans l'esprit du haut commandement. Les unités auxquelles revenait l'honneur de ce fait d'armes s'émurent. Le lieutenant-colonel Niéger, commandant le 44ème

régiment d'infanterie, entama la campagne avec véhémence. Des rapports détaillés furent fournis par la 41ème division et par le 7ème C.A. pour remettre les choses au point. Le rôle des chasseurs avait certes été magnifique dans cette journée du 12 septembre. Suivant l'expression du général de Bazelaire dans son ordre du jour aux chasseurs, la 6ème brigade "était entrée dans la bataille à l'allure de la charge". Participant à l'élan général de la 41° division à travers le bois Marrières, elle avait conquis de haute lutte dans l'après-midi le bois Gigot et le bois Aiguille et déblayé ensuite tout le terrain jusqu'à la

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Victor Robert 2ème partie

grande route de Bapaume, sans laisser à l'ennemi le temps de se rétablir. C'était grâce à ses succès rapides que l'action sur Bouchavesnes avait pu le soir même être montée et exécutée. Mais cette opération avait poussé en première ligne les deux bataillons du 44ème et du 133ème et ce furent ceux-ci qui finalement débordèrent le village et le conquirent, suivis et flanqués par les chasseurs.

Ainsi les faits eux-mêmes se chargeaient de faire à chacun une part méritoire. Il y avait assez de gloire pour tous. La distribution de récompenses qui s'en suivit le fit bien voir et calma définitivement les esprits.

De toutes les vicissitudes éprouvées par le 7ème C.A. au cours de son offensive sur la Somme, les plus pénibles sans contredit furent les défections du 1er C.A.

Tant que nous avions eu à notre gauche le 20ème C.A., la coopération avec celui-ci n'avait soulevé aucune difficulté. Les attaques à combiner à la jonction des deux C.A. avaient toujours été préparées dans une atmosphère de franche collaboration et fidèlement exécutées. Nous l'avions bien vu lorsque nous avions joint nos efforts pour faire tomber les résistances du bois de Hem, puis encore devant les bois des Riez.

Or, lorsque le 1er C.A. eut pris la place du 20ème, la coopération donna lieu coup sur coup à une série de mécomptes. Dès la première attaque générale prévue pour le 26 août, le 1er Corps nous fait savoir le jour même qu'il n'attaquera pas. Le 7ème agit seul et l'on sait le résultat. Il faudra attendre jusqu'au 3 septembre pour lancer une nouvelle attaque d'ensemble des deux C.A. et atteindre les objectifs fixés.

L'attaque suivante est fixée au 10 septembre, mais le 1er Corps déclare que sa préparation d'artillerie est insuffisante et l’armée diffère l'opération. Elle s'exécute le 12 et cette fois le succès dépasse les prévisions : c'est Bouchavesnes.

Le 7ème Corps est en flèche ; il s'efforce de pousser, en face d'un ennemi qui chancelle. Il compte que ses voisins contribueront à l'exploitation du succès, dans l'intérêt général ; s'ils ne peuvent s'aligner sur lui, au moins couvriront-ils ses flancs. C'est dans ces conditions que l'attaque du 14 septembre est ordonnée par le commandant de l’Armée, avec le 7ème Corps au centre appuyé par le 1er au nord et par le 33ème au sud. Contre toute attente, le 1er Corps ne part pas ; il nous prévient à midi, alors que l'opération est pour 13 heures ! Résultat : le 7ème qui attaque avec son flanc nord découvert est cloué sur place.

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Victor Robert 2ème partie

On reprend l'affaire le même jour à 17 heures, heure convenue pour tous. Cette fois, c'est le 33ème qui fait défaut ! On la reprend encore le lendemain ; c'est de nouveau le 1er Corps qui s'abstient !

Ces défaillances répétées étaient sévèrement jugées au 7ème C.A. Elles nous causaient chaque fois d'amères déceptions et des pertes inutiles. Après la journée de Bouchavesnes, alors qu'une loyale collaboration s'imposait plus que jamais pour consommer les fruits de la victoire, de tels manquements nous parurent absolument inqualifiables. Le soir du 14 septembre, à l'E.M., en voyant sombrer tous nos espoirs par l'incompréhensible particularisme de nos voisins, nous partagions avec le général de Bazelaire une indignation légitime.

Aussi bien, quelques raisons qu'aient pu invoquer les C.A. pour différer leurs attaques, il appartenait au commandant de l’Armée seul de décider. C'était lui qui arrêtait les conditions de ces attaques d'ensemble, qui en fixait le jour et l'heure. Pourquoi donc certains C.A. restaient-ils libres ensuite d'exécuter ou non ? Car enfin ds deux choses l'une :

- ou l'heure de l'attaque était fixée en toute connaissance de cause et alors l’Armée doit faire respecter les ordres ;

- ou l'heure prévue n'était que conditionnelle et sujette à un retard suivant les résultats obtenus dans le travail de destruction de l'artillerie et dans ce cas, l’Armée devait prendre soin de modifier ses ordres en temps utile pour que tous les C.A. à la fois fussent en mesure de se conformer à ces modifications.

Mais permettre, quelques instants avant l'heure de l'attaque, qu'un C.A. reste inactif alors que ses voisins sont dans l'impossibilité absolue à ce moment d'arrêter leurs vagues d'assaut ou de modifier leur dispositif, c'est vouer ceux-ci à un échec ; ce n'est pas conduire la bataille. Il y eut là de la part de l’Armée des carences inexplicables.

On ne s'explique pas davantage que des troupes d'exploitation n'aient pas été mises en mesure d'intervenir dès le 13 septembre. A ce moment, la brèche était faite. Il n'y avait pas une minute à perdre pour l'élargir, culbuter les réserves ennemies, empêcher le rétablissement de l'adversaire. Or ces troupes étaient à pied d’œuvre : le 5ème Corps en entier se trouvait le 12 derrière le 7ème. Franchissant le 13 au matin les lignes du 7ème Corps, le 5ème eut été maître de la situation. Son intervention immédiate et massive pouvait provoquer chez l'ennemi un désastre irrémédiable.

Au lieu de cela, l’Armée s'est bornée à mettre le 13 une seule division du 5ème Corps (la 10ème) aux ordres du 7ème. Ce n'était pas de l'exploitation ; c'était simplement un renforcement du 7ème Corps. Or celui-ci, désuni par l'attaque profonde du 12 septembre, avec des unités mélangées et harassées,

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Victor Robert 2ème partie

n'était pas en mesure de foncer ce même jour sur l'adversaire. L’Armée prescrit la reprise des attaques pour le 14. Ce jour-là, il est déjà trop tard ; les réserves ennemies font tête.

Pourquoi le commandant de l’Armée fait-il intervenir le 5ème Corps avec cette timidité ? Pourquoi garde-t-il en réserve d'Armée une Division de ce C.A., qui restera totalement inemployée ?

Le succès de Bouchavesnes le 12 au soir a-t-il été une surprise pour l'E.M. de l’Armée ? On est tenté de le croire. La bataille de la Somme était conduite suivant une progression méthodique, rigoureuse, avec des objectifs chaque fois limités en profondeur et correspondant à un programme prévu de destruction par l'artillerie. Dans ces conditions, tout objectif dépassé au cours d'une phase devait apporter un trouble dans les projets de l’Armée pour la phase suivante. La conquête de Bouchavesnes, non prévue lors des attaques du 12, créait une situation nouvelle à laquelle il semble bien qu'on n'ait pas été préparé en haut lieu.

N'a-t-on pas vu que cette situation nouvelle exigeait des procédés nouveaux ? Que devant le 7ème C.A. il n'y avait plus qu'un ennemi désemparé, aucune position organisée ? Qu'on se trouvait parvenu au terrain libre ? Que le temps seul comptait maintenant et non plus un programme de destruction avec, au bout, une attaque compassée ? Qu'il fallait en un mot rompre sans tarder avec des méthodes qui, judicieuses sans doute les jours précédents, puisqu’elles avaient permis de conquérir successivement les fortes positions adverses, n'étaient plus adaptées à la nouvelle situation ?

Le général de Bazelaire ne s'était pas fait faute dans la journée du 12, de signaler au P.C. de l’Armée les indices d'un fléchissement important dans la résistance opposée par l'ennemi et les avantages inespérés qui semblaient s'offrir à nos troupes. Il sentait et s'efforçait de faire partager son sentiment, que l'heure décisive allait venir. Il réclamait le rapprochement du 5ème Corps afin qu'il fût prêt à intervenir dans la mêlée, à donner le coup de grâce. Aussitôt Bouchavesnes conquis, il sonnait l'hallali !

Au P.C. de l’Armée, on paraît être resté impassible. Hors de l'atmosphère vibrante où montait la victoire sur ce champ de bataille inattendu, au crépuscule de cette journée glorieuse entre toutes, l’Armée n'a pas senti ! Prisonnière de ses doctrines, elle n'a pas osé ! Elle n'avait pas la foi !

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Les opérations offensives sur la Somme ont permis de dégager des enseignements tactiques importants.Enseignements tactiques

Le principal obstacle n'a pas été constitué par les tranchées, mais par les centres de résistance que l'ennemi avait organisés hors de ses tranchées, dans les bois, les chemins creux, les ravins, partout où il échappait aux tirs ajustés de notre artillerie.

Les lignes de tranchée, quand leur attaque avait été suffisamment préparée, ont toujours été prises sans pertes exagérées.

Au contraire, les centres de résistance difficilement battus par l'artillerie ont exigé des efforts successifs et coûteux. Les opérations locales tentées sur ces centres de résistance ont donné lieu à des échecs répétés malgré une intense préparation d'artillerie. On l'a vu au début sur les carrières de Tatoï, sur les blockhaus du bois de Hem, plus tard sur les talus et le ravin du bois des Riez. La première vague passait et ne revenait plus, ou bien elle était clouée sur place. On n'en est venu à bout que par des manœuvres débordantes.

Aussi les attaques sur de grands fronts ont seules données des résultats, car l'enlèvement relativement facile des tranchées a permis d'encercler et de faire tomber les centres de résistance beaucoup plus difficiles à aborder.

Lorsque, après les échecs sur le bois des Riez, on s'est décidé à renoncer aux attaques partielles et à ne plus procéder que par attaques générales, les progrès ont été à la fois plus rapides, plus profonds et moins coûteux.

Alors qu'il a fallu douze jours pour s'aligner sur le "tortillard", puis sept pour essayer de s'aligner sur la tranchée de Hanovre, trois jours ont suffi pour atteindre le bois Reinette, la cote 109 et la lisière est de Cléry ; une seule journée pour gagner Bouchavesnes et le bois l'Abbé.

Certaines localités exposées au tir de l'artillerie n'ont pas été sérieusement défendues par l'ennemi, qui préférait disséminer ses moyens de défense en des endroits plus favorables de leurs abords. Le gros village de Cléry où l'on s'attendait à trouver une forte résistance a été emporté facilement.

Par contre, les escarpements au nord du village étaient garnis de mitrailleuses qui ont retardé la progression et ont exigé une journée entière de nettoyage.

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Même difficulté dans le ravin au nord du bois des Berlingots, comme aussi vers bois l'Abbé où d'anciens emplacements de batteries, occupés par des fusils, ont arrêté l'attaque.

En face d'une telle organisation de la défense, il ne faut pas compter que l'artillerie puisse tout détruire au cours de la préparation. Il faut prévoir que des armes automatiques qui auront échappé au tir de destruction se révéleront devant l'infanterie de l'attaque, en des points parfois insoupçonnés, en plein champ même, dans des trous d'obus, rides de terrain, etc.

Aussi, au cours des attaques sur la Somme, a-t-on inauguré ces tirs d'artillerie qui, précédant au plus près les premières vagues d'infanterie, les protégeaient d'un barrage dense se déplaçant à l'allure fixée d'avance et capable de balayer le terrain devant elles. On créait ainsi le barrage roulant, qui allait devenir désormais l'accompagnement indispensable de toute attaque, effroyable consommateur de munitions, mais exigé de plus en plus par l'infanterie.

On inaugure en outre, dans les périodes comprises entre deux attaques successives, un nouveau mode d'action de l'artillerie pour contribuer à la défense du front. Indépendamment du barrage défensif que l'artillerie se tenait prête à déclencher au premier signal de l'infanterie, on imagina la "contre-préparation offensive" (la C.P.O.), qui visait par des tirs massifs d'artillerie à détruire dans l'œuf tout préparatifs d'attaque ennemie (rassemblements de l'infanterie dans ses tranchées de départ, cheminements par ses boyaux, carrefours, installations dans ses abris de première ligne) au cas où des indices certains d'attaque auraient été recueillis. L'ordre d'exécution d'une C.P.O. ne devait être donné que par une autorité de rang élevé (Commandant de division au moins), déterminée dans les consignes ; une telle action risquait en effet de dévoiler à l'ennemi tout le dispositif d'artillerie et entraînait une grosse consommation de munitions ; il était donc nécessaire de ne la déclencher qu'à bon escient, sur la foi de renseignements contrôlés et au cas seulement d'une menace d'attaque sérieuse et généralisée. L'opération s'accompagnait de tirs tendant à museler les batteries ennemies et à désorganiser l'action du commandement chez l'adversaire (tirs sur les P.C., sur les centraux téléphoniques connus, etc.).

La grande quantité d'artillerie mise en jeu à la bataille de la Somme fit ressortir l'insuffisance des moyens de commandement, notamment auprès des commandants d'artillerie divisionnaire.

Jusque-là, un Commandant d'A.D. n'était autre que le Commandant de l'unique Régiment d'artillerie organique de la division. Or, il apparaissait que

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ce chef de corps n'était pas en mesure d'absorber, avec ses seuls moyens de commandement, les nombreuses unités d'artillerie dont on le renforçait au cours de la bataille. Il était nécessaire de décentraliser le commandement de l'artillerie, de constituer des groupements distincts et par conséquent de créer dans la division un commandement supérieur d'artillerie capable de prendre sous ses ordres ces groupements.

Cette mesure allait être peu après réalisée par la note du G.Q.G. du 9 décembre 1916, qui créait dans chaque division un commandement supérieur pourvu d'un E.M. et distinct du commandement du Régiment d'artillerie organique.

Ce fut à ces chefs supérieurs que l'on réserva désormais le titre de Commandant d'A.D., avec le grade de colonel, la plupart des chefs de corps étant à cette époque du grade de lieutenant-colonel.

La relève du 7ème Corps s'acheva le 17 septembre. Les unités s'acheminaient vers la région au sud d'Amiens que le C.A. avait déjà occupée avant son engagement dans la bataille. Le 18, le quartier général s'installait de nouveau à Quevauvillers où nous reprenions exactement notre cantonnement de juillet.

Les opérations offensives sur la Somme devaient bientôt prendre fin. La gauche française fit encore quelques progrès jusqu'à Sailly-Saillisel. On renonça à aborder le grand bois de Saint-Pierre-Waast dont on redoutait les défenses.

Au sud de la Somme, la 10ème armée était devant Chaulnes. Au nord, les Anglais avaient pris le plateau de Thiepval.

La mauvaise saison rendait les opérations difficiles. Le haut commandement décida de se contenter des résultats obtenus.

Le total des prisonniers allemands depuis le début de l'offensive s'élevait à 61000.

La bataille de la Somme n'avait pas conduit aux grands résultats espérés. Elle eut cependant des conséquences importantes. Elle avait d'abord dégagé Verdun. Elle avait provoqué l'arrêt des offensives ennemies sur le front italien. Elle avait facilité la grande offensive russe en Galicie, entamée

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par Broussilof dès le mois de juin. Enfin, elle allait bientôt amener les Allemands, impressionnés par les pertes subies, à replier leurs lignes afin de rétrécir leur front défensif.

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VII. UN SECTEUR CALME

Notre séjour à Quevauvillers fut de courte durée. Il me fournit l'occasion de revoir mon beau-frère, le commandant Correnson, qui commandait à cette époque un parc du génie de l'armée à Lœuilly, non loin de notre cantonnement. Le 22 septembre, il venait déjeuner avec moi à la table de l'état-major et le lendemain, il me recevait lui-même à sa table et me faisait visiter ses établissements, véritable usine de fabrication où la main d'œuvre féminine était abondamment employée.

Le lieutenant-colonel Ecochard fut à cette époque promu colonel à titre temporaire et désigné pour exercer le commandement d'une brigade. Il ne cachait pas sa déception de n'avoir pas obtenu ce grade à titre définitif comme il l'avait espéré.

Bientôt le Corps d'armée reçut l'ordre de préparer son transport par voie ferrée, vers une région naturellement inconnue. J'envoyai le capitaine Diani à la gare régulatrice pour être détaché dans la zone des débarquements et régler la future installation du Corps d'armée. Il ne tarda pas à m'apprendre ce que je désirais savoir, par un coup de téléphone d'innocente apparence, où il était question de "pieds de porc savamment préparés" ; j'en déduisis que le Corps d'armée allait se rendre dans la région de Sainte-Ménéhould.

Les embarquements commencèrent aussitôt. Le 24 septembre, le quartier général du Corps d'armée s'embarquait lui-même en chemin de fer et le 25, nous débarquions dans la soirée à la Chaussée-sur-Marne, à une vingtaine de kilomètres en amont de Chalons.

Le C.A s'établissait en cantonnement sur les deux rives de la Marne. Il était réduit à deux Divisions :

- la 14ème, aux ordres du général Philipot ;- et la 41ème, dont le général Mignot venait de prendre le

commandement.Les troupes se recomplètaient hâtivement en vue d'une prochaine

entrée en secteur.

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Le QG à Ste MenehouldLe 30 septembre, le Corps d'armée est placé sur le front entre

Massiges et le Four de Paris, le quartier général à Sainte-Ménéhould. Le 11ème chasseurs est mis cette fois à contribution pour tenir, avec quelques escadrons à pied, le quartier du bois d'Hauzy. Les cavaliers, comme les fantassins, se mêlent à la boue des tranchées.

Partie dans ce morceau de la forêt d'Argonne, partie dans ce coin de Champagne humide qu'arrosent l'Aisne et la Tourbe, les unités s'emploient, comme c'est la règle, à améliorer l'organisation défensive. Le terrain est affreusement détrempé. Les pluies d'automne contribuent à rendre le travail très pénible. Ce ne sont partout que bourbiers où l'on s'efforce d'épuiser les eaux. On multiplie les caillebotis. On consolide les parois des tranchées et boyaux qui s'écroulent sans cesse.

Heureusement le secteur est calme. L'ennemi ne fait aucune tentative pour gêner nos travaux. Seuls quelques coups de feu sur les lignes et, par intervalles, quelques tirs d'artillerie de part et d'autre, tiennent tout le monde en éveil.

Nous avons relativement peu de monde en ligne. Dans un tel terrain et une telle situation, on peut économiser, et il est nécessaire d'assurer à la majeure partie de la troupe un repos que les circonstances lui ont depuis longtemps refusé. En principe, chaque régiment d'infanterie a un bataillon aux tranchées, un autre en réserve, le troisième au repos en arrière se livrant de temps en temps à des instructions de détail.

On se préoccupe d'assurer aux troupes, au point de vue de la nourriture, du vêtement, du chauffage, tout le confort compatible avec la défense d'un secteur, en prévision de ce troisième hiver de guerre qui approche.

De Sainte-Ménéhould, je n'ai guère parcouru que la longue rue qui prolonge la route venant de Chalons et qui forme l'artère principale de la petite ville. Elle était en général assez animée, à cause des boutiques de toutes sortes qui exposaient leurs étalages et qui attiraient, comme en un centre de ressources inespérées, les militaires des divers services stationnés dans la localité ou les corvées venues des cantonnements voisins. La toilette de cette rue et des autres sans doute restait à faire. Une boue épaisse, entretenue par l'incessante pluie, s'accumulait sur la chaussée. Depuis longtemps les commerçants avaient renoncé à lutter contre les aspersions trop copieuses et trop fréquentes qu'infligeaient aux devantures de leurs magasins les passages des camions automobiles dans la vase liquide ; les façades restaient maculées de constellations qui allaient grossissant de jour en jour. Un des premiers

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soins de la municipalité, dès notre arrivée, fut de réclamer à l'état-major du Corps d'armée une importante corvée militaire pour nettoyer la ville. Mais la troupe avait autre chose à faire que d'assurer la voirie.

C'est dans cette rue principale que se trouvaient installés les bureaux de l'état-major à une extrémité, notre popote à une autre, ainsi que l'habitation occupée par le Général et la boutique de l'épicier où j'avais ma chambre.

Les bureaux de l'état-major occupaient une grande maison inhabitée et réquisitionnée à cet effet. Le Chef, le Sous-chef et chaque bureau y trouvaient place dans des pièces distinctes, confortablement organisées. Je disposais pour le 3ème bureau de deux pièces, dont une m'était spécialement réservée ; une vraie installation du temps de paix !

Peu après notre arrivée, le colonel Ecochard nous fit ses adieux pour aller rejoindre son nouveau poste. Nous reçûmes à sa place, comme chef d'état-major, le lieutenant-colonel de Saint-Germain, de l'infanterie, qui venait de commander un régiment.En permission : un bombardement aérien sur Besançon

La faveur des permissions avait été pour nous suspendue pendant de longs mois, en raison de notre participation à la bataille de Verdun, puis à celle de la Somme. Dès notre retrait de la Somme, le tour avait été repris. Je fus appelé à en bénéficier le 8 octobre. Je rejoignis à Dijon ma femme venue au-devant de moi, et après quelques heures employées à parcourir cette ville, le lendemain nous étions à Besançon. Dès la première nuit passée dans notre appartement, j'eus une bien désagréable surprise en entendant tonner le canon de la citadelle : nous étions survolés par des avions boches, des "taubes" ainsi que la population persistait à les appeler.

J'avais ignoré jusqu'alors que l'aviation ennemie de bombardement venait faire des incursions jusqu'au-dessus de Besançon et qu'une batterie de D.C A avait été établie sur la citadelle pour la protection de la ville. Les appels stridents de la sirène et les coups de canon ne pouvaient laisser aucun doute sur la nature de l'événement et je vis bien, à la façon dont ma femme le confirmait, qu'elle s'était déjà accoutumée à de semblables alertes. Ce fut pour moi une révélation très pénible. Que sur le front nous fussions exposés au bombardement ennemi, sous toutes ses formes, c'était là le sort normal de tous les combattants, mais qu'à l'arrière, tous les chers miens, que j'avais crus jusqu'ici en parfaite sécurité, fussent soumis, eux aussi, aux terribles dangers des engins ennemis, cette pensée éveillait en moi comme un sursaut de révolte et s'accompagnait d'une angoisse qui désormais devait me suivre partout.

Bientôt se firent entendre les bourdonnements des avions ennemis, puis des explosions de bombes, tandis que les pièces de la citadelle

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continuaient à canonner. Dès le premier signal, je m'étais enquis d'un abri ; il n'y en avait point. La cave de la maison nous eut offert un refuge illusoire, plus dangereux qu'utile. Nous restions donc dans nos chambres, à notre deuxième étage. Les enfants s'éveillèrent à peine et, peu conscients du danger, ne parurent pas s'émouvoir. J'admirais une fois de plus la courageuse attitude de ma chère femme, que les épreuves semblaient grandir et qui paisiblement veillait au chevet des enfants, prête à les rassurer.

Enfin le fracas s'apaisa au-dehors ; la sirène retentit de nouveau, annonçant la disparition des avions. Le lendemain matin, instruit des dégâts causés par les bombes ennemies, dont les unes avaient été lancées sur l'arsenal et d'autres sur divers points de la ville, j'emmenai les enfants rue Charles Nodier pour y constater les effets d'une explosion qui avait criblé d'éclats la grille d'entrée d'une cour, tuant un homme dans le logis voisin. Je me gardais d'effrayer mes chers petits sur les dangers qu'ils couraient en pareille occurrence, mais je tenais à ce qu'ils conservent, puisqu'ils en étaient les témoins, le souvenir de la barbarie allemande s'exerçant sur de paisibles populations.

Je rentrai le 18 octobre à Sainte-Ménéhould, plus boueux que jamais, par une pluie qui semblait ne devoir jamais cesser. Un gîte nouveau m'y attendait, chez un haut fonctionnaire, où je me trouvais logé ainsi que le "Petit Bigeard" et où nous reçumes, de la part de notre hôte et de sa gracieuse femme, le plus charmant accueil.

Quelques mutations s'étaient produites à l'état-major pendant mon absence. Le commandant Lechartier, promu lieutenant-colonel, était parti pour prendre le commandement d'un régiment d'artillerie. Le commandant Rey avait été nommé à sa place sous-chef d'état-major, laissant le 1er bureau à un nouvel arrivant, le commandant de Lanrezac breveté de l'infanterie.

Notre nouveau chef d'état-major inaugura à cette époque un rapport hebdomadaire, qui se tenait dans son cabinet, en présence des chefs de bureau, des Commandants de l'artillerie et du génie du Corps d'armée et des Directeurs de service. La mesure était bonne ; on résolvait là rapidement, sans correspondance et sans perte de temps, un grand nombre de questions touchant à l'exécution des travaux de défense et au fonctionnement des divers services.

Je faisais de temps en temps la liaison avec le poste de commandement de l’Armée à Chalons, que je partageais avec quelques officiers, et qui du reste était de peu d'intérêt dans notre situation stabilisée. Profitant des journées les moins pluvieuses, je parcourais le front, dans les secteurs où m'attirait particulièrement le développement de notre organisation

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défensive. Une auto me conduisait jusqu'à l'entrée de Vienne-la-Ville ou de Berzieux, villages à demi ruinés, dont les pans de murs n'abritaient plus que de petits postes de commandement ou des cuisines roulantes. De là, on s'enfonçait vers les premières lignes par des chemins fangeux ou par des boyaux, dans lesquels on avait par endroits de la boue jusqu’à mi-jambe. Malgré le froid, il était fort incommode de se munir d'un manteau pour circuler dans de pareils cloaques ; il fallait se vêtir en conséquence ; pour ma part, je trouvais à propos de me recouvrir d'une sorte de chasuble en toile cirée bleu-clair, assez courte, dont on nous avait dotés, ainsi que les troupes, en guise de manteau de pluie.

C'est au cours d'une de ces expéditions que j'assistais une fois à l'un des premiers emplois qui furent faits des chiens-estafettes, qui rendaient d'appréciables services en ménageant les hommes de liaison.

Les villages situés sur les premières lignes offraient un triste spectacle : Vienne-le-Château, Saint-Thomas, Ville-sur-Tourbe n'étaient que des monceaux informes de pierres et de matériaux de toutes sortes, qu'envahissait par endroits la végétation ; on eut dit les ruines d'antiques cités depuis longtemps disparues. Les tranchées et boyaux traversaient de part en part ces cadavres de bourgades, autrefois si prospères, et sans souci des anciennes voies devenues méconnaissables ; des mitrailleuses hérissaient les ruines ; des abris souterrains se creusaient à la place des habitations ; les réseaux de fil de fer, les chevalets de frise, les hérissons se multipliaient au-dehors et au-dedans. Les garnisons de ces centres de résistance veillaient et travaillaient les pieds dans la boue et dans l'eau, en permanence. Au cours de l'hiver, il y eut, malgré les précautions prises, beaucoup de pieds gelés.

Lorsqu'un pâle rayon de soleil perçait la brume, j'en profitais pour faire une promenade à cheval, tantôt dans la forêt d'Argonne, tantôt vers la Neuville-au-Pont, en passant par la Briqueterie du Souniat où se trouvait généralement le point d'ascension de notre ballon, tantôt vers Dommartin-la-Planchette, en prenant contact au passage avec nos aviateurs dont le campement s'élevait à l'ouest de Sainte-Ménéhould sur le remblai au nord de la route.Aspect du front

Somme toute, l'hiver s'annonçait assez monotone dans notre secteur. L'intérêt était fort heureusement entretenu par les événements qui se déroulaient dans la région de Verdun, où, rompant la stabilisation qui avait succédé à la bataille, le général Nivelle s'efforçait, par des actions méthodiques, mesurées et parfaitement préparées, de reprendre une partie du terrain perdu. Ce fut avec enthousiasme que nous reçûmes la nouvelle de la reprise du Fort de Douaumont, le 24 octobre, par les troupes du général Mangin, et la rentrée des Français dans le Fort de Vaux le 3 novembre.

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Un professeur de dératisationVers cette époque apparut dans notre secteur un pacifique personnage

dont le rôle était pour le moins assez inattendu. C'était un professeur de ... dératisation. Muni d'une charte par le grand quartier général, il parcourait ainsi les secteurs calmes pour enseigner la manière de se débarrasser des rongeurs qui infestaient les tranchées. Certes notre secteur, humide entre tous, était à ce moment une terre d'élection pour les rats et nos troupes de première ligne n'auraient pas été fâchées de connaître les procédés efficaces de lutte contre cet ennemi d'un nouveau genre. Le professeur exposa au Général sa méthode scientifique et rationnelle et visita les divers poste de commandement pour apprendre aux troupes à la mettre en pratique ; des notes furent rédigées à ce sujet à l'Etat-major et distribuées aux diverses unités. On s'appliqua pendant de longues semaines à mener la dératisation selon le mode indiqué, tandis que le professeur s'en était allé ailleurs propager sa méthode. Il est à peine besoin de dire que seuls les rats n'eurent cure de ces savantes mesures et qu'ils continuèrent à pulluler dans tous les abris.

Il était bien illusoire en effet de prétendre détruire des colonies de rongeurs dans une région fatalement limitée en avant par nos réseaux de fil de fer, si par-delà la même mesure n'était pas appliquée au terrain occupé par les Allemands. A supposer que le procédé préconisé rendît notre zone inhabitable pour un temps à ces animaux, une fois le danger passé, une nouvelle invasion venue de la zone opposée remettait tout en cause ; la désertion pour des rats est chose trop facile. Il fallait donc recommencer sans cesse, ou pour mieux dire il fallait engager une lutte continuelle, sans défaillance et sans fin. Et c'était là la difficulté, car l'homme se lasse à la longue d'un effort qu'il faut perpétuellement renouveler, alors que tant d'autres efforts et d'autres dangers absorbent son attention.

Il y avait là néanmoins une source de préoccupations pour le commandement, en raison du péril que pouvaient faire courir à la santé des troupes ces innombrables incursions de rongeurs. Quand on songe que ceux-ci sont le véhicule habituel dans la propagation de certaines épidémies comme la peste, on frémit à la pensée de ce qui serait advenu, si la rouerie diabolique des boches leur avait procuré le secret de s'immuniser contre certaines épidémies devant lesquelles nous fussions restés sans défense et qu'ils auraient répandues chez nous par le moyen de ces invasions.

N'avait-on pas reconnu récemment que certains agents secrets allemands avaient introduit dans nos balles de fourrages des préparations destinées à propager une épidémie parmi nos chevaux ? L'invention allemande dans cet ordre d'idée n'avait pas de limite !

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Victor Robert 2ème partie

Une série de diversions vinrent fort à propos rompre pour moi la monotonie de cette vie de secteur. Coup sur coup, je fus désigné pour aller suivre, du 5 au 8 novembre, le cours des grenadiers à Chalons, puis du 12 novembre au 2 décembre celui du Centre d'études d'artillerie à Vitry-le-François.Au cours des grenadiers à Chalons

Le cours des grenadiers organisé à Chalons par les soins de la 4ème armée était destiné à initier les officiers de toutes armes à l'emploi des armes nouvelles d'infanterie, qui avaient vu le jour peu à peu depuis le début de la guerre ou qui s'étaient développées, au point de donner au combat d'infanterie une physionomie toute nouvelle : mitrailleuses, fusils-mitrailleurs, engins d'accompagnement, grenades à main (offensives et défensives), grenades à fusil (Viven-Bessières). Depuis longtemps la lutte de tranchée avait nécessité pour l'infanterie l'adoption d'engins susceptibles d'atteindre l'adversaire retranché à plus ou moins faible distance, tels que grenades et petits mortiers à tir courbe. De ces derniers, les modèles variés du début avaient fait place à deux types récemment adoptés : le Jouhandeau-Deslandres, le Stockes. Le petit canon de 37 avait été adopté dès 1915 pour lutter à tir tendu contre les mitrailleuses. Les mitrailleuses s'étaient multipliées au point d’en doter le bataillon, dont l'une des quatre compagnies avait été transformée en compagnie de mitrailleuses.

Enfin le dernier venu, le fusil-mitrailleur (modèle 1915), venait d'être distribué à toutes les unités d'infanterie, dont il constituait désormais l'armement essentiel. Le bataillon comprenait dès lors trois compagnies armées du F.M. et une compagnie de mitrailleuses. Le fusil-mitrailleur, capable de débiter en peu de temps un très grand nombre de balles, et pourvu d'une certaine stabilité, jouait en somme le rôle d'une mitrailleuse légère, plus avantageux en cela que la mitrailleuse légère adoptée vers la même époque par les Allemands. Cependant le poids de cette arme exigeait pour son service le concours de plusieurs hommes. Ce n'était donc pas une arme individuelle, comme le fusil modèle 1886, mais une arme collective. De là une organisation nouvelle des petites unités d'infanterie. C'est autour de chaque fusil-mitrailleur que se constitue maintenant la cellule élémentaire de chaque unité, le "groupe de combat", constitué par une équipe de "fusiliers" pour servir l'arme et une équipe de "grenadiers voltigeurs" pour la protéger. La compagnie armée de F.M. prend le nom de "compagnie de fusiliers voltigeurs" par opposition à la compagnie de mitrailleuse.

Le cours institué à Chalons comportait quelques conférences et des exercices pratiques exécutés au terrain de manœuvre, suivant un programme

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rapide mais néanmoins bien conçu pour laisser une trace durable dans les esprits. La 4ème armée avait d'ailleurs créé une série d'écoles destinées à enseigner aux officiers ou aux gradés d'infanterie toutes les spécialités propres à cette arme. Ces écoles, dont la direction avait été confiée au commandant Faury, fonctionnaient comme des organismes modèles, et la 4ème armée s'était acquis dans ce genre une juste réputation. La tâche lui avait été facilité, il est vrai, par une stabilité que peu d'autres avaient connue au même point.

La séance la plus saisissante, au cours de ces quatre journées, fut sans contredit la séance de démonstration finale où nous fut donnée l'occasion de comparer les barrages de feu exécutés côte à côte par deux compagnies, l'une constituée sur l'ancien type avec le fusil 1886 entre les mains de chaque homme, l'autre sur le type moderne avec les F.M.. La puissance de feu de cette dernière, agissant avec ses 12 F.M. était incomparablement très supérieure à celle de l'ancienne compagnie tirant avec ses 160 fusils. Le tableau était tout à fait démonstratif.

Le fusil individuel ne devenait maintenant qu'un accessoire à côté de l'arme automatique ; il n'était plus destiné qu'à constituer un armement de sécurité ou à exécuter éventuellement des tirs ajustés de précision à faible distance. Il pouvait donc être avantageusement remplacé par une arme individuelle plus légère et dans ce but, il était peu à peu échangé contre le mousqueton.Revue du Général Gouraud

Lorsque, après ces quatre jours passés à Chalons, je réintégrai le quartier général de mon corps d'armée, il n'était question que de la grande revue qu'allait passer le général Gouraud commandant la 4ème armée. On s'efforçait de donner à cette solennité tout l'éclat possible. La revue eut lieu le 11 novembre après-midi, sur les immenses prairies du champ de manœuvre de Sainte-Ménéhould, par un temps gris sans pluie. On y avait réuni tout ce qui avait pu être retiré du front du Corps d'armée sans compromettre la sécurité. Tous les régiments du Corps d'armée y étaient représentés, infanterie et cavalerie, avec les drapeaux et étendards et les musiques. Les troupes, formées en carré, se présentèrent d'une façon superbe. Onze drapeaux ou étendards flottaient sur le front des troupes, les huit drapeaux des régiments d'infanterie divisionnaire, les deux drapeaux des régiments d'infanterie territoriale et l'étendard du 11ème chasseurs.

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Revue du 7ème CA par le Gal Gouraud le 11 novembre 1916 près de Ste Menehould

L’arrivée du Gal Gouraud

Le Gal Gouraud passe devant le front des troupes

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Victor Robert 2ème partie

Le général Gouraud, le mutilé de l'expédition de Gallipoli, arrivé sur le terrain en automobile, passa le front, sans manteau, très jeune d'allure, appuyé sur sa canne, la manche droite flottante, le képi incliné sur l'oreille, le regard bleu pénétrant dans les yeux des soldats. Cette silhouette très crâne, qui portait en elle allègrement la trace de sa récente blessure de guerre, en imposait manifestement à tous et il se dégageait de ce grand chef quelque chose qui touchait profondément l'âme du soldat.

Il remit ensuite un certain nombre de décoration, entre autres la cravate de Commandeur de la Légion d'honneur au général Sentis, commandant l'artillerie de l'Armée, la rosette d'Officier au lieutenant-colonel Bernard, commandant l'artillerie de la 14ème division et au lieutenant-colonel de Pirey, commandant le 60ème régiment d'infanterie. Les Généraux commandant les 14ème et 41ème divisions lisaient les citations accompagnant les croix de la légion d'honneur ou les croix de guerre.

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Le Gal Sentis Cdt l’artillerie de l’Armée reçoit la cravate de commandeur

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Gal Gouraud (décorant)

Gal de Bazelaire(au 2ème rang)

Gal Mignot cdt la 41ème DI(au 3ème rang)

Gal Philipot cdt la 14ème DI(lisant les citations)

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Victor Robert 2ème partie

La croix d’officier de la Légion d’Honneur est remise au Colonel Bernard, Commandant l’AD 14 ( tué en juin 1917)

Le général Gouraud épingla la croix de guerre sur les drapeaux ou étendards dont les régiments venaient d'être l'objet d'une citation à l'ordre de l'armée : le 363ème régiment d'infanterie (de la 41ème division) et le 11ème

chasseurs.

Le drapeau du 363ème Régt d’infanterie vient de recevoir la croix de guerre

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Victor Robert 2ème partie

Le Gal Gouraud épingle la croix de guerre à l’étendard du 11ème Chasseurs

En attendant le défilé ( Gal Gouraud, Gal de Bazelaire)

Départ du Gal Gouraud

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Victor Robert 2ème partie

Le Gal de Bazelaire après le départ du Gal Gouraud

La cérémonie se termina par un défilé impeccable des troupes devant le général Gouraud, après quoi chaque unité regagna aussitôt ses emplacements dans le secteur.Au centre d’études d’artilleri de Vitry le François

Le lendemain, 12 novembre, j'étais à Vitry-le-François pour suivre le cours du Centre d'études d'artillerie dont la durée était de trois semaines. Ce centre d'études avait été créé depuis peu par ordre du Général en chef, dans le but de répandre, parmi les officiers généraux et les officiers d'état-major, convoqués successivement par séries, les doctrines d'emploi tactique de l'artillerie issues des enseignements de la guerre.

Cette nécessité s'imposait en effet. Le développement considérable qu'avait pris peu à peu l'artillerie aux armées, la multiplicité nouvelle des calibres, l'adoption de matériels modernes, la consommation prodigieuse de munitions qu'exigeait aujourd'hui la bataille et surtout l'évolution profonde des principes d'emploi de l'artillerie, tant dans l'offensive que dans la défensive, ainsi que l'importance révélée de son action dans la bataille moderne, posaient aux commandants des grandes unités, appelés à mettre en œuvre leur artillerie, des problèmes nouveaux qu'ils ne pouvaient résoudre qu'à la condition d'une initiation préalable. A ce point de vue, la science de 1914 en matière d'emploi de l'artillerie était devenue tout à fait insuffisante à un officier général. C'est pourquoi les généraux, comme aussi les officiers d'état-major chargés de les seconder dans la préparation des ordres, devaient être appelés à se documenter sur les moyens d'action que l'artillerie nouvelle mettait à leur disposition et sur les modes d'emploi que les batailles récentes faisaient envisager comme les plus propres à conduire au résultat cherché.

Le Centre d'études d'artillerie créé à Vitry-le-François avait été placé sous la direction du général Herr. Dépouillé de son commandement de la

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R.F.V. dès le début de la bataille de Verdun, lorsque la défense en avait été confiée au général Pétain, le général Herr avait été en butte à d'injustes critiques qui s'étaient propagées jusque dans l'intérieur du pays. On dût bientôt reconnaître qu'il n'était pas responsable de l'insuffisance d'organisation du front de Verdun, pour lequel il avait de longue date réclamé des moyens supplémentaires toujours refusés. Le Général en chef lui rendit un juste hommage en le chargeant de diriger le centre où, mettant à profit sa haute science, il désirait faire instruire les généraux.

Le général Herr était un artilleur éminent. Il sut s'entourer d'officiers d'artillerie choisis, qui par leur situation, avaient été en mesure d'étudier de près les conditions d'emploi de l'artillerie dans la bataille et les questions techniques soulevées en cette matière par les réalités de la guerre.

L'enseignement, toujours appuyé sur des faits vécus, était donné sous une forme intéressante et il contribua puissamment à créer dans le haut commandement aux armées un cadre éclairé.

Le centre d'études était installé dans les locaux de l'hôtel-de-ville. La matinée était généralement réservée à des conférences ; l'après-midi était consacrée à des études en commun sur des cas concrets de bataille offensive ou défensive, les officiers étant répartis en commission.

Mon séjour à Vitry-le-François me procura l'occasion inattendue d'aller, à deux reprises, faire une courte apparition d'une journée à Besançon. Un repos nous fut en effet accordé un jour, au milieu de la période, le 21 novembre, et un autre à la fin, le 30, avec facilité de nous rendre dans la zone de l'intérieur. L'occasion était trop rare d'aller revoir les miens pour que je ne la mette pas à profit, bien que je n'eusse que quelques heures à leur consacrer, surtout au premier de ces voyages ; mais ma femme en compensa ce jour-là la brièveté en m’accompagnant au retour jusqu'à Dijon.Reconnaissance vers Montdidier

Le 2 décembre, j'étais de retour à Sainte-Ménéhould et reprenais ma place au 3ème bureau. J'appris à ce moment que le Général commandant le 7ème

corps d'armée était appelé secrètement à exécuter une reconnaissance sur le front de la 3ème armée, dans la région de Montdidier, où le Corps d'armée était destiné à être mis prochainement en secteur en vue de participer à une grande offensive projetée de ce côté. Le 3ème bureau préparait les éléments de cette reconnaissance, à laquelle devaient prendre part, à côté du général de Bazelaire, le lieutenant-colonel de Saint-Germain, chef d'état-major, le général Consigny, commandant l'artillerie du Corps d'armée, le colonel Letellier, commandant le génie du Corps d'armée, le capitaine de Ricard, officier d'ordonnance du Général et moi.

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Nous partîmes en auto le 5 décembre pour prendre d'abord contact avec le général Humbert, commandant la 3ème armée, à son quartier général de Noailles (quatorze kilomètres sud-ouest de Beauvais). L'état-major de la 3ème

armée nous fit connaître les projets relatifs à l'opération qui devait être confiée à notre corps d'armée. Le front ennemi passait par Lassigny et Chaulnes en formant un saillant à l'ouest de Roye. Le 7ème corps d'armée devait se placer face à Roye, à cheval sur l'Avre, et prononcer son attaque avec Roye pour objectif.

Du 5 au 8 décembre, nous parcourûmes la zone qui nous était assignée, poussant jusqu'aux observatoires des premières lignes, vers Armancourt, l'Echelle Saint-Aurin, Andechy, afin de reconnaître le terrain ennemi et les dispositions à prendre pour l'exécution de l'attaque.

Chaque soir, nous revenions prendre notre repas et coucher à Saint-Just-en-Chaussée, où était établi notre gîte, à plus de trente kilomètres du front ennemi, dans le but de ne pas éveiller l'attention sur une prochaine relève, ce qui n'eut pas manqué de compromettre le secret que nous étions tenus de garder sur les opérations en préparation.

Dès notre rentrée à Sainte-Ménéhould, je m'occupai de mettre au point le résultat de nos reconnaissances et d'établir, suivant les directives du Général et du Chef d'état-major les bases de l'opération à exécuter dans notre prochain secteur. Avec l'aide de mes officiers du 3ème bureau, j'étudiai les détails de la mise en place des troupes et le développement de l'attaque ; je mis sur pied des rapports, des projets d'ordre d'attaque, accompagnés de croquis sur plans directeurs. Tout cela fut envoyé en haut lieu et nous attendîmes ... Nous ne devions plus en entendre parler.

Ce mois de décembre s'écoula donc dans la vaine attente d'un changement de secteur qui ne se produisait pas. Le temps froid et pluvieux ne permettait guère d'envisager des sorties dans l'unique but d'occuper les loisirs. Nous restions volontiers repliés sur nous-mêmes dans l'atmosphère intime des bureaux. Seules les heures qui nous réunissaient pour nos repas en commun nous procuraient un peu de détente. Le commandant Lanrezac en particulier animait la table d'une abondante verve. Et puis, nous avions souvent des invités, car bien des officiers trouvaient l'occasion, grâce au calme qui régnait sur le front, de venir prendre contact sous des prétextes divers avec l'Etat-major.

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L’abbé Rémond, Capitaine de mitrailleursL'abbé Rémond vint à plusieurs reprises déjeuner avec nous. C'était

une figure très sympathique et bien connue de tous. Aumônier du lycée de Besançon, il avait été mobilisé comme lieutenant au 54ème régiment territorial, puis promu capitaine ; il commandait à ce moment une compagnie de mitrailleuse au même régiment. Esprit très fin, d'une humeur toujours gaie, il excellait à nous raconter des anecdotes. On l'aimait pour l'optimisme qu'il répandait autour de lui et c'était toujours un plaisir pour nous quand il venait s'asseoir à notre table. Mais on l'aimait aussi pour sa crânerie, sa vaillante attitude au feu et la noble façon dont il savait allier l'exercice de son ministère avec son rôle d'officier et de chef.

Ne l'avait-on pas vu sur le front de Verdun, le bivouac de sa compagnie ayant été copieusement bombardé dans les bois au sud d'Avocourt, et la plupart de ses abris détruits sans qu'aucune perte n’eut été à déplorer, convier sa compagnie à assister le lendemain à une messe d'actions de grâce qu'il allait célèbrer? Et il avait goûté cette indicible joie de voir, à l'heure dite, tous ses soldats sans exception se prosterner au pied de l'autel où leur Capitaine offrait le divin sacrifice. Ce jour-là précisément j'étais passé me rendant à Avocourt, par le camp de la compagnie Rémond, désireux de serrer la main du capitaine à mon passage, et je m'étais étonné de trouver le camp désert. Mais quelqu'un me dit aussitôt :

«  Toute la compagnie est à la messe du Capitaine, pour remercier le Bon Dieu d'avoir épargné le personnel pendant le bombardement qui a tout démoli ! »

J'entends encore l'abbé Rémond, un jour qu'il était venu partager notre repas à Sainte-Ménéhould, s'insurger contre l'archevêque de Cologne qui venait de répandre de méchantes paroles à l'adresse des Français.

«  Ah ! s'écriait-il, si je le tenais au bout d'une de mes mitrailleuses ...."

- Eh ! Quoi ? lui dit-on plaisamment. Une pareille vengeance contre un de vos chefs ecclésiastiques !"

- Oui, oui ... Je m'en confesserais sans doute le lendemain. Mais en attendant, je vous assure que l'archevêque boche passerait un mauvais quart d'heure. »

Il était beaucoup question, dans ce mois de décembre, des ouvertures de paix qu'avaient faites les Empires Centraux par l'intermédiaire des Etats-Unis. On se demandait à quel mobile obéissaient nos ennemis. N'était-ce pas un piège ? Une tentative pour exploiter la lassitude chez les alliés ou pour créer des dissentiments entre eux ? En ce cas, c'était de leur part une erreur psychologique, car la coalition était très unie.

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Les ouvertures de paix des Empires CentrauxNous pensions que la vérité était plus simple : nos ennemis étaient à

bout. Nous savions qu'ils étaient en proie à une grande gêne économique. Le blocus avait eu pour résultat de les priver de certains produits de première nécessité. Depuis longtemps la population allemande ne se nourrissait plus que de pain de qualité médiocre (le pain k.k.). D'autres denrées alimentaires étaient venues à manquer. Certaines matières premières faisaient défaut à l'industrie. Il avait fallu pourvoir au remplacement des unes et des autres par des "ersatz" qui n'étaient pas toujours appréciés. En France, on se restreignait ; en Allemagne et en Autriche-Hongrie, on se privait. La souffrance du peuple se faisait jour dans les Empires Centraux ; elle avait donné lieu à des mouvements populaires, brutalement réprimés. Bref, les gouvernements ennemis sentaient qu'à brève échéance, ils ne pourraient plus tenir, car la colère du peuple devenait inquiétante. Mais les propositions de paix ne tendaient à rien moins qu'à exploiter une situation militaire dans laquelle l'Allemagne tenait à sa merci la presque totalité du territoire belge et une notable partie du territoire français, avec des visées d'annexion.

Une telle prétention ne pouvait avoir aucune suite. Cependant M. Wilson, président des Etats-Unis, s'adressait de sa propre initiative aux deux groupes de belligérants pour tenter d'amorcer les négociations, avec, semble-t-il, le secret espoir de voir conclure une paix blanche. Ce fut en vain.

La note américaine d'ailleurs était probablement inspirée par la gêne que la guerre apportait à certains développements aux Etats-Unis, malgré le formidable enrichissement qu'elle procurait au commerce de ce pays. L'Amérique ne craignait-elle pas si l'Allemagne venait à s'écrouler, de se trouver en présence de nations maîtresses du marché du monde ? Les neutres avaient intérêt à maintenir l'équilibre.

On commentait aussi vivement les événements de Roumanie. Cette nation était entrée en guerre aux côtés des alliés, fin août 1916. Après quelques succès éphémères, la Roumanie avait été envahie, Bucarest venait d'être pris le 6 décembre, et l'armée roumaine se repliait sur le Sereth, tandis que le gouvernement roumain s'installait à Jassi. Résultats lamentables et grave déception pour les alliés ! La France s'empressait d'organiser une mission militaire sous les ordres du général Berthelot, pour aller aider l'armée roumaine à sortir d'embarras !

Par contre, d'excellentes nouvelles nous venaient bientôt de Verdun. Le général Mangin, poursuivant ses opérations méthodiques, minutieusement préparées, reprenait le 15 décembre Vacherauville, Louvemont, la ferme des Chambrettes, le bois des Caurrières, Bezonvaux, Hardaumont, portant ainsi

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nos lignes à quatre ou cinq kilomètres en avant et dégageant définitivement la place de Verdun.Le Général Nivelle Commandant en Chef

Ce même jour, le général Nivelle était nommé commandant en chef des Armées du nord et du nord-est, en remplacement du général Joffre. Depuis quelque temps, nous savions que le général Joffre était discuté dans les sphères politiques. On trouvait, paraît-il, qu'il était trop lent à nous donner la victoire, qu'il n'était pas assez entreprenant. Sans doute espérait-on trouver un chef plus jeune et plus audacieux qui trouverait le secret, en quelques coups de boutoir, de mettre l'ennemi hors de cause. Ces considérations sur la personnalité du Général en chef, trouvaient peu d'échos dans notre milieu. Nous avions vu d'assez près les conditions dans lesquelles se présentaient les offensives pour savoir que, avec les moyens dont nous disposions, la victoire ne s'obtiendrait ni facilement, ni rapidement.

Le gouvernement remerciait le général Joffre en l'élevant à la dignité de Maréchal de France, mains il ne faisait aucun doute qu'on le congédiait purement et simplement. On le laissait sans emploi, sans même l'appeler à siéger dans les conseils du gouvernement pour la conduite générale de la guerre, où son autorité et son expérience auraient pu utilement s'exercer. Le procédé semblait assez brutal, vis-à-vis d'un homme dont le moins qu'on puisse dire est qu'il avait sauvé la France sur la Marne et que, dans les tentatives qu'il avait faites depuis lors, il avait porté sans défaillance et sans échec de terribles responsabilités.

Le choix de son successeur ne causa pas une grande surprise. Le général Nivelle venait de révéler de rares qualités en dirigeant avec succès les opérations sur le front de Verdun. On pouvait s'étonner cependant de sa rapide ascension, car il n'avait pas encore exercé un commandement de groupes d'armées. Je le revoyais colonel au début de la guerre, au 7ème corps d'armée où il commandait le 5ème régiment d'artillerie, notre artillerie de corps, et je songeais à ce jour de novembre 1914 où, nouvellement promu général de brigade, il était venu nous faire ses adieux au quartier général de Montigny-l'Engrain. Là, il nous avait confié combien il était ému à la pensée de se voir attribuer le commandement d'une brigade d'infanterie.

« J'en suis certes très fier, nous disait-il, mais j'y suis si peu préparé ! Toute mon ambition était de remplacer, dans le commandement de l'artillerie du 7ème corps d'armée, le général Pauffin-de-Saint-Morel qui est atteint par la limite d'âge et va être appelé à un poste à l'intérieur ».

C'est cependant ce commandement d'une brigade d'infanterie, dans lequel il devait peu après se distinguer, qui allait marquer le début de sa fortune militaire, en le faisant élever rapidement au commandement d'une division, puis d'un corps d'armée et de l’armée de Verdun. Dénué de toute

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ambition, il ne devait qu'à ses mérites d'avoir franchi ces étapes. Cette fois, il allait brûler les dernières pour prendre le commandement suprême qu'il n'avait pas recherché.

D'autres auraient pu paraître mieux préparés à briguer cet honneur. Mais sans doute les considérations d'ordre politique avaient-elles joué un rôle pour les écarter.

On racontait - qu'y avait-il de vrai ? - que M. Léon Bourgeois avait saisi la chambre de plusieurs propositions en vue de remplacer le général Joffre.

D'abord "Sarrail". Ce seul nom avait provoqué un tollé de la droite qui repoussait énergiquement celui qu'elle considérait comme un sectaire.

Alors il aurait proposé "de Castelnau". Violentes protestations cette fois de la gauche qui ne voulait pas d'un clérical.

Ce fut ensuite "Pétain". Des applaudissements unanimes saluèrent ce nom, sur lequel ne s'agitait aucune passion politique. M. Léon Bourgeois fit connaître qu'il l'avait préalablement consulté et que le général Pétain était prêt à accepter, mais ajouta-t-il, à une seule condition : c'est qu'aucun parlementaire ne viendra mettre son nez dans les opérations. La chambre, à ces mots, aurait bondi d'indignation ; les commissions parlementaires avaient pris peu à peu l'habitude d'envoyer aux armées des délégués qui, sous prétexte de contrôler les questions ne se rapportant pas directement à la direction des opérations, enquêtaient volontiers sur tous les domaines ; elles n'entendaient pas se laisser déposséder.

Enfin une dernière proposition, tenue en réserve, fut lancée : "Nivelle". Ses succès à Verdun venaient de le faire connaître. Etranger à la politique, on le savait bon, accueillant. Il réunit l'unanimité.

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VIII. NOUVELLE ORIENTATION EN VUE D'UNE OFFENSIVE

Le 4 janvier 1917, le 7ème corps était retiré du front et s'acheminait vers la région d'Arcis-sur-Aube où il était mis au repos. L'état-major, faisant route en auto par Chalons, s'installait avec le quartier général à Arcis-sur-Aube. Il tombait une pluie glaciale. La petite sous-préfecture avait un aspect misérable et triste. Notre installation manquait de charme et de confort. On mit à notre disposition, comme bureaux, quelques baraques en planches, établies en lisière de la localité et assez délabrées. Peu après, heureusement, nous pûmes transférer nos salles de travail dans une maison d'habitation entièrement disponible, encore que l'austérité des locaux dépouillés de tout mobilier, leur état de vétusté et leur exiguïté n'en rendissent pas le séjour particulièrement enchanteur.Le QG à Arcis sur Aube

En outre, le froid se faisait de plus en plus sentir. La neige survint. Nous étions médiocrement chauffés à l'aide de petits poêles en fonte, en mauvais état, que distribuait le Service de l'intendance, et montés par des moyens de fortune. Au-dehors, on pataugeait inlassablement dans un cloaque immonde qu'entretenaient les chutes alternées de neige et de pluie. Nos vêtements étaient trempés et nous ne parvenions pas à les sécher.

Après quelques jours de repos et de réorganisation, les troupes furent mises à l'instruction. Des manœuvres fréquentes avec division au complet furent exécutées aux environs d'Arcis, presque toujours sous l'incessante pluie. A l'une de ces manœuvres vint assister le général Roques, alors ministre de la guerre.

Notre séjour à Arcis-sur-Aube ne devait pas être de longue durée. Dès le 14 janvier, le général de Bazelaire partit en reconnaissance sur le front de la 5ème armée, où le Corps d'armée allait être appelé prochainement à entrer en secteur. Le Général emmena avec lui les mêmes officiers qu'à la reconnaissance de décembre sur le front de la 3ème armée. J'étais donc encore du nombre.En reconnaissance vers Reims

La 5ème armée, sous les ordres du général Mazel, occupait la zone comprise entre Reims et le plateau de Craonne. Nous nous rendîmes en auto, par Epernay et Reims, à Jonchery-sur-Vesle, où était le quartier général de la 5ème armée, afin de recevoir les instructions nécessaires. Cet itinéraire me fournit l'occasion de traverser les faubourgs sud de Reims et de prendre un rapide aperçu de la vie dans cette grande cité que j'eusse désiré parcourir à loisir, si le temps m'en eût été laissé. Elle se trouvait, depuis la stabilisation, englobée dans les premières lignes, dont les tranchées couraient à peu de distance des faubourgs nord et nord-est. Elle souffrait passablement des tirs de

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l'artillerie allemande, qui s'acharnaient en particulier, disait-on, sur sa magnifique cathédrale. Le faubourg que je traversai portait peu de traces de destruction ; il était, bien entendu; en grande partie dépeuplé de ses habitants qu'avaient remplacés une multitude de trains de combat. Mais ce qui me frappa surtout ce fut le soin tout particulier avec lequel avait été réalisé le camouflage de la voie d'accès. Toutes les routes qui, de la montagne de Reims, descendent vers la ville, étaient naturellement exposées aux vues des observatoires ennemis et la circulation des convois de ravitaillement y eût été à peu près impossible de jour sans cette précaution. Aussi avaient-elles été masquées de distance en distance par des bandes de toile tendue à une certaine hauteur, en travers de la route, et dont les perspectives se recouvraient d'une façon continue ; les parties de la route exposées latéralement étaient à leur tour bordées tout au long par d'autres bandes de toile ou par de hautes haies factices.

Les instructions communiquées au quartier général de la 5ème armée attribuaient au 7ème corps d'armée le secteur compris entre Courcy (six kilomètres au nord de Reims) et la vallée de l'Aisne en face de Berry-au-Bac, soit un front d'une quinzaine de kilomètres. Le front des premières lignes était à peu près jalonné par le canal de l'Aisne à la Marne, dont cependant nous tenions, sur la partie gauche de ce secteur, la rive nord. Nous savions d'autre part que le 7ème corps d'armée serait renforcé et, bien que ce fut encore un secret, on ne pouvait ignorer, aux préparatifs qui se manifestaient tant à l'état-major de l’Armée que sur les arrières, qu'une offensive se préparait à laquelle nous aurions à prendre part.

Nous entreprîmes aussitôt nos reconnaissances dans le secteur qui nous était imparti. Il était au reste fort calme et l'on circulait en auto, sans attirer le feu, sur des routes de la zone avancée qui eussent été partout ailleurs interdites à la circulation de jour. Le camouflage des routes y était tout aussi bien organisé qu'au sud de Reims.

Nous prîmes contact avec les postes de commandement importants de la région, entre autres à Saint-Thierry où était le poste de commandement d'une division territoriale occupant la partie droite du secteur, et à Guyencourt (poste de commandement d'une division d'infanterie). La région était riche en observatoires, grâce aux hauteurs abruptes, fragments de la falaise tertiaire, qui se développaient en arrière et parallèlement au front ; l'un des plus remarquables était sur la hauteur à l'ouest de Saint-Thierry ; là, s'élève le fort du même nom, d'un modèle déjà périmé, et d'ailleurs complètement abandonné, comme tous les forts qui entourent Reims, déclarée ville ouverte dès les premiers mois de guerre.

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Il nous était donc facile de prendre une vue d'ensemble de notre futur terrain d'action. La zone ennemie, au-delà du canal, apparaissait presque uniformément plate, sauf la hauteur isolée de Brimont, couronnée du fort du même nom et que les Allemands avaient enveloppée de multiples réseaux de fil de fer, en sorte que ce tertre semblait surgir dans leurs lignes comme une citadelle préparée pour une vigoureuse résistance et en tout cas, difficile à aborder.Le secteur devant Brimont

Nous passâmes les journées du 14 au 17 janvier à explorer ce secteur. Ainsi que nous l'avions fait lors de notre reconnaissance de décembre, nous revenions le soir coucher dans un gîte éloigné du front, à Epernay.Gravse soucis au sujet de ma famille

J'étais à cette époque fort préoccupé par les nouvelles qui me parvenaient de Besançon. Ma femme avait su faire face à une série de vicissitudes qui l'avaient assaillie au cours de l'année 1916 : difficultés dans l'exploitation de notre domaine du Bois-des-Dames, une coqueluche des enfants au mois de juin ; puis en juillet, elle avait été souffrante, obligée de s'aliter quelques jours et d'aller en suite en cure à Contrexéville. Depuis lors, son état exigeait quelques ménagements. Cependant, elle envisageait très bravement l'état de choses créé par la prolongation de la guerre et je m'étais convaincu, lors de mes visites à Besançon, que son moral restait intact et à la hauteur des circonstances. Mais voici que de nouveaux sujets d'alarmes étaient survenus. Dans les premiers jours de décembre, ma fille, Suzanne, alors âgée de dix ans, avait été renversée par une automobile, comme elle traversait la rue devant notre porte en rentrant de son cours, et transportée sans connaissance dans notre appartement par les médecins militaires qui montaient la voiture et qui lui donnèrent les premiers soins. En m'annonçant cette nouvelle, ma femme ne me cachait pas son angoisse et je craignais au surplus que les auteurs de l'accident ne lui en eussent pas révélé toute la gravité. Dieu merci ! Il n'eût pas de suite fâcheuse, mais ce n'en fut pas moins pour nous deux, pendant quelque temps, un sérieux objet d'inquiétude.

Puis ce fut, au début de janvier, le bruit qui se répandit à Besançon d'une prochaine violation de la frontière Suisse par les Allemands. A cette nouvelle, ma femme s'alarmait à juste titre. Une telle éventualité était pour moi une source de tourments. J'avais, hélas ! trop vu les horreurs de l'invasion pour n'être pas torturé à la pensée que ma femme et mes enfants pouvaient à leur tour être englobés dans la tourmente. Je m'enquis auprès de quelques amis bien placés pour savoir si l'on prêtait de tels projets aux Allemands. La réponse fut qu'on n'avait pour le moment pas de crainte sérieuse à ce sujet. Je persistais d'ailleurs à penser que si l'ennemi tentait de tourner nos Armées par le territoire suisse, l'armée suisse, depuis longtemps mobilisée et qui surveillait attentivement ses frontières, opposerait une résistance ; bien aguerrie, opérant dans un pays d'accès difficile, elle saurait, malgré la

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faiblesse de ses effectifs, ralentir la progression de l'envahisseur et nous donnerait, à nous-mêmes, le temps d'amener des troupes à la frontière du Jura, très propre à la défense. Bref, je pensais qu'au cas d'une manœuvre ennemie de ce côté, j'aurais le temps d'aviser au départ des miens. Je me hâtai dons de rassurer ma femme sur les bruits qui circulaient en Franche-Comté, et qui paraissaient dénués de fondement ; mais je lui recommandai de se tenir prête à se rendre dans le midi, si quelque jour, l'hypothèse de la violation de la Suisse devenait une réalité.

C'est à tout cela que je pensais, tandis que de retour à notre quartier général d'Arcis-sur-Aube, je travaillais à préparer le prochain déplacement de notre corps d'armée, lorsque fort à propos arriva mon tour de permission.

Je pris le train à la gare d'Arcis-sur-Aube, le 18 janvier, sous une neige plus épaisse que jamais, et arrivai le même jour à Besançon, heureux de retrouver les miens dans une situation redevenue normale et de leur apporter quelque réconfort après les tribulations de ces derniers mois.Le QG à Trigny

Au cours de ma permission, je fus avisé par une lettre d'un de mes officiers, ainsi que je devais m'y attendre, que le quartier général du 7ème

Corps, se transportait à Trigny, à dix kilomètres au nord-ouest de Reims. Le 28 janvier, je m'embarquai de nouveau et passant par Paris, j'atteignis Jonchery-sur-Vesle, d'où une auto de l'Armée me conduisit à Trigny.

L'état-major du Corps d'armée occupait, dans le village, le château de la Morinerie, laissé à notre entière disposition. C'était une installation parfaite. La maison d'habitation, environnée de bouquets d'arbres, s'ouvrait sur un large vestibule donnant accès à une très vaste pièce centrale où était installé le 3 ème

bureau, et à deux autres pièces servant de cabinet de travail au Chef et au Sous-chef d'état-major. Ces pièces étaient à peu près démeublées mais notre matériel de campagne, qui nous accompagnait toujours, complétait facilement le mobilier nécessaire à notre travail. Le 3ème bureau était abondamment éclairé par trois baies donnant sur les jardins situés derrière l'habitation, ce qui constituait un cadre fort agréable. De plus, une chambre à coucher m'était réservée de plein pied avec mon bureau, et celle-ci avait conservé tout un mobilier des plus confortables auquel s'adjoignait un cabinet de toilette. J'étais privilégié.

Les 1er et 2ème bureaux avaient pris place à l'étage en dessous, qui formait un sous-sol par rapport à la cour d'entrée, mais se trouvait au niveau des jardins placés eux-mêmes en contrebas de la cour et offrant un accès direct à cet étage inférieur.

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En face, de l'autre côté de la cour, s'élevaient les communs, ainsi que des bâtiments de ferme, qui abritaient notre personnel troupe et nos chevaux.

Le château de la Morinerie où est établi l’E.M. du 7ème CA.

Facade postérieure du chateau

Le C.A avait pris possession de son nouveau secteur et je m'occupais de parachever l'installation des troupes, en même temps que de prendre un contact plus profond avec les positions qu'elles occupaient, lorsque je fus brusquement rappelé à Besançon par une lettre du Docteur Gauderon m'avisant que ma femme avait dû soudain s'aliter, par suite de circonstances qui anéantissaient ses espoirs d'une maternité prochaine. C'était le 13 février. J'obtins sans difficulté l'autorisation de me rendre auprès d'elle et j’y courus aussitôt, en proie à la plus vive anxiété. Le voyage, avec le détour par Paris, itinéraire le plus rapide, me parut interminable. Je trouvai fort heureusement ma femme hors de danger. Le docteur me rassurait sur les suites de ce pénible événement ; ce n'était plus qu'une question de soins. Après deux jours passés au chevet de notre chère malade, certain qu'elle était entourée de tous les concours nécessaires, sa mère se trouvant en outre auprès d'elle, et aucune complication ne paraissant plus être à redouter, je regagnai le front et me retrouvai le 17 février à Trigny.

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Ce ne fut pourtant pas sans vives appréhensions que je vécus au cours des semaines suivantes, guettant sans cesse les nouvelles qui me venaient de Besançon. Elles me rassuraient heureusement. Mais ce fut une vraie joie pour moi de recevoir le 28 février une lettre écrite, de son lit, par ma femme elle-même, et plus encore, quinze jours plus tard, quand elle m'apprit qu'elle commençait à se lever quelques heures chaque jour. Sa convalescence se poursuivait dans de bonnes conditions. Nous n'étions pas cependant au bout de nos vicissitudes, puisque le 31 mars, alors que sa guérison n'était pas totalement achevée, j'apprenais que ma fille était atteinte de la varicelle (elle l'avait déjà eue l'année précédente). Malgré toutes les précautions prises, je redoutais la contagion pour mes autres enfants, d'où pour leur mère, une nouvelle source de préoccupations et de fatigue qui eût pu compromettre son rétablissement. Il n'en fut rien. Dieu merci ! L'ère trop longue des inquiétudes de toutes sortes sur la santé des miens parut enfin se clore.La brigade russe au camp de Ville en Tardenois

Le 7ème corps d'armée disposait de 3 divisions ; les 14ème, 41ème et 37ème

1, qui devaient participer à l'offensive projetée. Bientôt on lui adjoignit l'une des deux brigades russes récemment débarquées en France. Celle-ci s'instruisait à ce moment au camp établi à Ville-en-Tardenois, à l'arrière de notre front. Le général de Bazelaire décida d'aller l'inspecter, accompagné du Chef d'état-major et de l'officier d'ordonnance. Je fus invité à me joindre à eux. C'était le 28 février, par un temps gris ; un vent froid soufflait sur les plateaux du Tardenois. Les Russes manœuvraient par petites unités, dans leurs longs manteaux bruns. Il ne fallut pas longtemps pour se rendre compte que leur instruction était toute à faire. Ils étaient peu familiarisés avec les procédés du combat moderne. L'emploi du nouvel armement varié dont on venait de les doter leur était mal connu. Les sous-officiers n'avaient que des connaissances rudimentaires. Le moindre chef de section était embarrassé pour combiner l'action de ses grenades V.B. avec ses autres moyens de feu. La plupart des officiers subalternes était d'ailleurs aussi peu confirmé que possible. Le Général en interrogea plusieurs, qui n'arrivaient pas à résoudre les problèmes élémentaires qui leur étaient posés sur la conduite de leur unité au feu. C'était en général, des officiers fraîchement nommés pour combler les vides et qui n'avaient reçu qu'une formation hâtive ; au surplus, rien dans leur allure ne rappelait l'éducation et la belle tenue des officiers russes d'avant-guerre.

Par contre, les cadres supérieurs possédaient une certaine distinction. Les circonstances ne nous mettaient pas en mesure d'apprécier leurs capacités militaires. Certains des officiers supérieurs étaient fort jeunes et devaient sans nul doute un avancement rapide aux pertes subies sur le front russe ; mais ils

1 - 14ème division d'Infanterie, général Philipot ; 41ème division d'Infanterie, général Mignot ; 37ème division d'Infanterie, général Garnier du Plessis.

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provenaient néanmoins de l'ancien cadre d'officiers de 1914 et en avaient conservé les traditions. On retrouvait parmi eux cette singularité du commandement, particulière à l'armée russe : l'indépendance dans une certaine mesure du grade et de la fonction ; il n'est pas rare de voir certains officiers exercer la fonction du grade inférieur. C'est ainsi que le général Lokhvitsky, commandant la brigade, était divisionnaire, que l'un des deux régiments était commandé par un général de brigade, que l'état-major de la brigade, très largement doté en officiers, avait à sa tête un chef d'état-major du grade de colonel.

Enfin, il y avait, dans l'encadrement des diverses unités et à l'état-major de la brigade, un certain nombre d'officiers français, détachés en qualité d'instructeurs - mesure qui se révélait indispensables - et qui, en général, servaient d'interprètes. On ne les distinguait pas au premier abord, car ils portaient l'uniforme des officiers russes.

Une question se posa bientôt au sujet de l'emploi de cette brigade russe quand elle serait mise en ligne. La première idée était de l'incorporer dans une de nos divisions, au même titre qu'une brigade française. Mais, c'était subordonner un divisionnaire russe à un divisionnaire français. Il fallait éviter les froissements de susceptibilité. En outre, on fit observer que le général Lokhvitsky était titulaire d'un certain ordre de décoration qui lui attribuait dans l’armée russe un rang de préséance avant les autres généraux de division. On se résolut à laisser la brigade russe indépendante et à la faire relever directement du commandant de corps d'armée. Elle aurait son secteur propre et sa zone d'attaque. Mais il fallait alors lui donner ce qui lui manquait pour mener le combat de bout en bout : artillerie, génie, cavalerie et quelques organes des services qui fatalement devaient être prélevés sur les éléments non endivisionnés, en sorte que le Corps d'armée allait s'appauvrir pour former avec la brigade russe une sorte de division réduite. Du moins pouvait-on espérer qu'ainsi pourvue, avec ses deux régiments d'infanterie à gros effectifs, elle allait constituer un appoint sérieux pour l'offensive. On lui passa ainsi deux groupes de l'artillerie de corps (de 75), une compagnie du génie de corps, un escadron du 11ème chasseurs.

Peu à peu, le front s'équipait à l'arrière en vue de l'offensive, prévue pour les premiers jours d'avril. Ça et là se créaient des dépôts de munitions, des dépôts de matériel du génie, des épis d'A.L.V.F., plus loin des magasins, des hôpitaux de campagnes, etc. ...

Le mois de février avait été particulièrement froid. Le sol gelait, même à une certaine profondeur, et l'empierrement de routes menaçait de craquer, au moment où les routes allaient être soumises à un trafic intense. Plusieurs tronçons durent subir une réfection complète pour assurer la conservation de

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la chaussée sous le passage des camions de convoi. Le service routier sut faire l'effort nécessaire.

une rue de Trigny -mars 1917 -

La température devint d'ailleurs beaucoup moins rigoureuse dès le début de mars, malgré quelques chutes de neige, vite fondue sous le soleil qui reparaissait fréquemment. Puis ce furent des semaines de giboulées incessantes ; on aurait dit que le printemps hésitait à s'annoncer. Tout le mois de mars fut marqué par des alternances de pluie ou de neige suivies de journées ensoleillées.

Je profitais de ces intermittences de beau temps pour faire le matin une courte promenade à cheval ; ou bien je partais en tournée sur le front et, lorsque au retour je n'arrêtais à Chenay pour entrer au poste de commandement de la 14ème division, il arrivait que le général Philipot me retenait à déjeuner.

Au cours de cette période, nous vîmes arriver à Trigny une troupe de théâtre. L'œuvre du "théâtre du front" organisait des tournées dans les divers secteurs pour distraire les militaires au repos dans les cantonnements de l'arrière. Acteurs et actrices, en quête de locaux susceptibles de servir à leurs représentations, passèrent deux jours à Trigny. S'il était facile de leur assurer un gîte chez les habitants, le village par contre, ne leur offrait aucune ressource pour prendre leurs repas. Nous décidâmes donc de leur faire prendre place à la table de l’état-major.

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La popote des officiers de l’EM à Trigny – mars 1917 -

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IX. L'ATTAQUE DU 16 AVRIL 1917

De bonne heure nous avaient été communiqués au quartier général de Trigny les projets du commandement pour l'offensive. Celle-ci était prévue pour le printemps et nous avions tout le loisir d'en étudier les conditions d'exécution.Les projets du commandement

On constituait un nouveau groupe d'armées (sous le commandement du général Michelet), dit groupe d'armée de rupture (G.A.R.) et formé des 5ème

et 6ème armées, déjà établies sur le front, et d'une 10ème armée (général Duchesne) réservée pour l'exploitation.

Les 5ème et 6ème armées devaient opérer la rupture :- la 5ème (général Mazel) attaquant armée, du en direction du nord-est,

entre Craonne et Reims ;- la 6ème (général Mangin) attaquant face au nord sur le chemin des

Dames.

C'était au total un front de quarante kilomètres.

En outre, à notre droite, la 4ème G.A.C., appuierait l'attaque du G.A.R. en s'emparant des hauteurs du Moronvillers, à l'est de Reims.

L'attaque du G.A.R. devait être précédée à quinze jours d'intervalle par une attaque exécutée par le G.A.N., entre la Somme et l'Oise et, plus au nord, par les armées britanniques.

Peu à peu, les ordres et les plans d'attaque se précisèrent, donnant à nos opérations plus d'envergure à mesure qu'ils en fixaient les détails.

Il s'agissait pour le G.A.R. d'une offensive de grand style, à mener d'un seul élan sur une zone profonde, conception toute différente de celle qui avait régi notre précédente offensive sur la Somme.

La densité d'artillerie qui devait être réalisée, grâce aux unités de renforcement, était comparable à celle de la Somme. Notre artillerie organique se grossissait de quelques batteries dites "d'ossature", constituées par du matériel de Bange (95, 120 L et 155 L), sans mobilité, mais fournissant un appoint appréciable dans les premières phases de l'attaque, et surtout il nous arrivait peu à peu des batteries lourdes de matériel moderne et aussi de l'artillerie de tranchée.

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Mais, par contre, les premiers objectifs à atteindre par l'infanterie étaient au-delà de la position ennemie, constituée par plusieurs lignes de tranchées avec réseaux de fil de fer, qu'il faudrait franchir d'un seul bond. De là l'obligation pour l'artillerie d'effectuer d'abord une préparation sur zone profonde, donc sur de nombreux objectifs qu'il serait difficile de traiter convenablement. Aussi au 7ème corps, se plaignait-on de l'insuffisance de l'artillerie, en face d'une telle situation. Mais l'état-major de l’Armée se contenta de répondre que nous ne trouverions pas de sérieuse résistance de la part de l'ennemi, attendu que l'offensive des Armées du nord auraient absorbé les réserves ennemies en face de nous.Le dispositif d’attaque du 7ème CA

L'attaque du 7ème corps d'armée présentait deux difficultés : le franchissement en première ligne du canal de l'Aisne à la Marne, à peu près à sec, mais qui constituait tout de même un obstacle, et au-delà le Fort de Brimont, avec son socle boisé et farci de réseaux de fils de fer. A notre avantage, nous avions d'excellents observatoires, du moins pour le début de l'opération, et l'artillerie pouvait ainsi réaliser des tirs efficaces pour la préparation de l'attaque et pour l'appui de l'infanterie ... du moins par temps clair.

Une progression profonde au-delà du canal exigeait la prise de Brimont. Toute la manœuvre initiale du 7ème corps d'armée fut donc montée pour l'enlèvement de Brimont. Trop difficile à aborder de front, on décida de s'en emparer par débordement. Dès lors la manœuvre fut conçue de la façon suivante :

- la brigade russe serait placée à la droite du Corps d'armée, la droite à Courcy, face à Brimont, qu'elle attaquerait par le sud ;

- la 14ème division, placée dans la région de Loivre, devait déborder Brimont par le nord ;

- la 41ème division appuierait à gauche l'attaque de la 14ème ;

- enfin, la 27ème division couvrirait la gauche du Corps d'armée.

Tout fut réglé minutieusement, suivant le cadre imposé par l’Armée : la vitesse de progression de l'infanterie dans chaque phase de l'attaque, l'action de l'artillerie, son appui par des barrages roulants (nous disposions de quantités énormes de munitions), les horaires de la progression, la liaison entre les grandes unités, etc. L'action des divers services fut même réglée dans tous ses détails en vue d'une progression rapide et profonde.

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Le PC de la 5ème Armée à Jonchery sur VesleJ'allais assez souvent en liaison au poste de commandement de

l’Armée, à Jonchery, où l'on dirigeait avec la plus grande confiance tous les préparatifs de l'offensive. J'y connus bientôt la plupart des officiers d'état-major : le lieutenant-colonel Spire, chef d'état-major, le lieutenant-colonel Destenay, sous-chef, le lieutenant-colonel Besson, chef du 3ème bureau, le commandant de Cointet, chef du 2ème bureau, et les nombreux officiers qui peuplaient le 1er bureau avec les représentants de tous les services. Je n'aurais garde d'oublier la section du courrier, où je venais à la sortie prendre les plis à apporter à mon Corps d'armée et que dirigeait le prince héritier de Monaco en personne ; ancien élève de Saint-Cyr, et chef de bataillon de réserve, il s'accommodait de la meilleure grâce de la modeste fonction qui lui était confiée ; il avait installé son bureau, entouré de quelques secrétaires, dans le petit pavillon de garde, à l'entrée du jardin de la villa occupée par l'état-major ; coiffé de son képi de tirailleur, il réservait le meilleur accueil aux officiers de liaison et ne dédaignait pas de donner des ordres pour faire avancer nos voitures ; pour se distraire, le Prince collait des enveloppes.

Au milieu de mars, parvint à Trigny une nouvelle sensationnelle ; les Boches se dérobaient devant nos Armées du nord, sans attendre l'attaque. D'Arras à Soissons, ils avaient évacué leurs positions, et se repliaient sur la ligne, dite "Hindenburg" qu'ils avaient organisée pendant les mois précédents. D'après ce qui nous était rapporté, nos Armées du nord, alors sous les ordres du général Franchet d'Espérey, avaient été quelque peu surprises par ce recul inattendu ; elles auraient été assez lentes à se mettre en mouvement pour reprendre le contact avec l'ennemi ; de plus, leur progression se heurtait à mille difficultés créées par les Allemands et ne s'effectuait qu'avec une prudence extrême.La nouvelle du repli allemand devant le G.A.N.

L'ennemi, en effet, se retirait en dévastant le pays, répandant partout la ruine et l'incendie, ravageant les cultures, abattant les vergers, ne laissant derrière lui, suivant l'expression de la presse allemande, qu'un "désert de mort". Pour ralentir mieux encore la marche de nos troupes, il accumulait des pièges de toutes sortes : il empoisonnait les sources et les puits, il abattait les arbres sur les routes, ouvrait des entonnoirs aux carrefours, posait des mines sous les passages importants, plaçait dans les localités des dispositifs d'explosion à retardement, s'ingéniait par des raffinements de sauvagerie infernale à provoquer de périlleuses surprises à mesure que nos troupes avançaient. On racontait que, dans certains villages, des bombes avaient été habilement disposées de telle sorte que la seule ouverture d'une porte d'habitation provoquait l'explosion ; beaucoup de fermes étaient pareillement minées ; on y trouvait, par exemple, une porte de grange bloquée extérieurement par quelque taquet de bois qu'il suffisait de faire sauter en frappant avec un instrument quelconque ; comme par hasard, une pelle était

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posée à côté ; instinctivement le premier qui se présentait se saisissait de l'outil, sans s'apercevoir qu'à celui-ci avait été sournoisement fixé un mince fil, et le déplacement de l'outil mettait en action la machine explosive qui exerçait ses ravages sur la ferme et ses occupants.

On conçoit qu'à la suite de nombreux accidents de cette nature, la marche de nos avant-gardes fût devenue très circonspecte. Il fallait, derrière les premiers éléments, débarrasser les routes de leurs obstacles, combler les entonnoirs, détruire les mines non explosées, pour faire avancer nos colonnes avec leur équipage et leurs convois. En outre, des mesures spéciales étaient à prendre pour l'alimentation des troupes, pour analyser et assainir ou remplacer l'eau de boisson.

Dans ces conditions, l'avance des forces françaises était rendue fort lente ; les arrières-gardes ennemies avaient toutes facilités pour protéger le repli des gros sur leurs nouvelles positions. Les Allemands avaient préparé cette opération avec méthode et avaient réussi à évacuer, sans rien nous abandonner, tout leur matériel, leurs magasins et installations de toute nature.

Ce repli allait leur offrir l'avantage de restreindre l'étendue de leur front. Les pertes énormes subies à Verdun et dans la bataille de la Somme leur en faisaient vraisemblablement une nécessité. Mais il ne faisait aucun doute qu'ils allaient pouvoir maintenant se constituer de nouvelles et importantes réserves, avec lesquelles nous aurions à compter.

En tout cas, tous les préparatifs d'attaque du G.A.N. jusqu'ici poursuivis, devenaient caducs, et il ne fallait pas compter que celui-ci fût en mesure d'attaquer à brève échéance sur les lignes Hindenburg. Dès lors la situation se trouvait profondément modifiée pour l'offensive du G.A.R. qui, s'exécutant sans se conjuguer avec celle du G.A.N., suivant le plan primitif, allait trouver devant elle un adversaire, non pas affaibli, comme on s'était plu à nous le faire envisager, mais probablement renforcé.

Aussi le général de Bazelaire fit-il demander à l'état-major de la 5ème

armée quelles modifications entraînait cette situation nouvelle dans le plan d'attaque. La réponse que rapporta l'officier de liaison fut celle-ci : "Il n'y a rien de changé !". Du moins demandâmes-nous que notre artillerie fût renforcée. Il était bien certain en effet qu'en face d'une position sur laquelle l'ennemi maintenant demeurait maître de tous ses moyens de défense, il fallait une préparation plus complète par l'artillerie, un appui de feux plus nourri, une contrebatterie plus puissante, et puisque nous devions continuer à envisager une attaque profonde, notre artillerie déjà insuffisante dans la situation précédemment prévue, devenait manifestement trop faible dans la tâche qui allait lui incomber. L'Armée répondit : "Impossible".

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« Rien de changé »Il nous était assez difficile de comprendre pourquoi le haut

commandement ne voulait rien changer, ni à la forme de l'attaque, ni aux moyens à y employer. Sans doute avait-il ses raisons, qu'il ne jugeait pas à propos de nous faire connaître. Mais au fond, l'affaire ne se présentait pas à nos yeux sous un jour bien favorable.L’activité dans le Secteur

Quoiqu'il en soit, le Corps d'armée poursuivait ses préparatifs d'attaque. La date de l'offensive approchait. Les ordres et les plans d'emploi se multipliaient à mon bureau. Aux tranchées, les aménagements s'exécutaient pour faciliter le rassemblement et le départ des troupes d'attaque. On y installait les batteries d'artillerie de tranchée pour détruire les réseaux de fil de fer les plus proches. Dans la région de Sapigneul, sur le monticule de la cote 108, où depuis longtemps une guerre de mine avait été entreprise de part et d'autre, les travaux d'approche étaient poussés avec activité pour faire sauter le point d'appui ennemi.

Le 3ème bureau de l’EM à Trigny.Préparation de l’offensive prochaine – mars 1917 –

Le Cdt Robert chef du 3ème bureau et le Cne Bigeard

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Les Allemands d'ailleurs ne restaient pas inactifs devant nos préparatifs. Notre secteur, jusque là fort calme, commença à s'agiter au cours du mois de mars. A plusieurs reprises, l'ennemi, par des actions vigoureuses d'artillerie, bouleversa nos travaux de premières lignes et même exécuta des coups de main, nous enlevant des morceaux de terrain qu'il fallut ensuite reprendre. Evidemment notre offensive ne pourrait avoir la prétention de surprendre l'ennemi. Il y avait longtemps que l'équipement offensif de notre front, entamé de très bonne heure, avait dû être signalé par ses reconnaissances d'aviation. Restait seulement l'incertitude sur le jour de l'attaque.La révolution en Russie et ses répercussionos dans la Brigade russe

Un autre événement vint à la même époque nous causer de graves préoccupations au sujet de notre brigade russe. La révolution grondait en Russie. Déjà, vers la fin de février, une émeute sanglante avait éclaté à Pétrograd, provoquée par des ouvriers et des soldats révoltés. Nous avions pensé alors que cet incident resterait localisé et n'aurait pas de suite. Mais voici que, sur l'injonction de la Douma, le Tsar avait signé le 16 mars son abdication ; le grand-duc Michel, appelé sur le trône par le souverain déchu, n'y consentait pas avant une consultation du peuple ; en attendant, le Gouvernement provisoire se trouvait débordé en face d'un "Soviet" d'ouvriers et de soldats organisé à Pétrograd.

Le capitaine français, attaché à l'état-major de la brigade russe, m'informait de ces événements et des répercussions qu'ils causaient dans les unités de la brigade. La nouvelle de l'abdication produisit un effet considérable parmi les soldats russes, jusque là peu sensibles aux troubles dont leur pays était le théâtre. D'abord, ce fut chez eux un mouvement de stupeur. Le Tsar, souverain, chef suprême à la fois militaire et religieux, auquel allaient leurs sentiments de filiale vénération, le "Petit Père", était à leurs yeux l'incarnation d'un pouvoir hors de toute atteinte. Sa déchéance les déconcertait. Puis la réalité s'imposa, les scrupules s'effacèrent et, gagnés par les idées d'émancipation, certains groupes commençaient à former des soviets dans les compagnies. Cependant, m'affirmait le capitaine, la discipline est maintenue.

Ces informations étaient naturellement communiquées au Chef d'état-major et au Général, auprès desquels je conduisis plusieurs fois l'officier de la brigade. Elles n'étaient pas sans causer une juste inquiétude. Quelle confiance fallait-il désormais accorder aux Russes pour l'expédition de l'attaque ? Des soviets pouvaient donc librement délibérer ! Et les unités prendre des décisions en dehors de leurs chefs hiérarchiques ! Soumises en apparence aujourd'hui, qu'adviendrait-il de ces unités lorsque l'heure sonnerait de s'élancer sous le feu !

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Le général de Bazelaire eut une entrevue avec le général Lokhvitsky. Celui-ci lui assura qu'il saurait prendre les mesures nécessaires, et il se porta garant que ses régiments attaqueraient courageusement.La préparation d’artillerie

A quelques jours de là, je me rendis au poste de commandement de la brigade russe, à Saint-Thierry ; je constatai qu'on s'y préparait très sérieusement à l'attaque et que la confiance y régnait.

Le programme de destructions sur une zone profonde qu'allait avoir à exécuter notre artillerie avant l'attaque, exigeait beaucoup de temps. Le 2 avril commença l'action de la contrebatterie, et le 7 la préparation proprement dite pour laquelle il y avait, en particulier, de nombreuses brèches à faire dans les réseaux successifs de fil de fer.

J'allai voir une après-midi l'action de l'artillerie à l'observatoire au-dessus d'Hermonville. Le temps était clair ; on pouvait aisément observer à grande distance. Je fus frappé de la faible intensité dont nos tirs donnaient l'impression. On tirait cependant d'une façon active ; mais les objectifs étaient répartis sur une surface si considérable, que le champ de bataille ne paraissait pas soumis à un bombardement massif.Le camouflage

Nos batteries avaient fait de grands progrès pour se camoufler. L'art du camouflage s'était d'ailleurs développé partout et il existait, sous les ordres de l’Armée, un service spécial qui avait à l'arrière ses artistes et ses ateliers. De petits observatoires en tôle d'acier avaient été installés en toute première ligne et savamment dissimulés. J'avais plusieurs fois admiré l'habileté avec laquelle opéraient les spécialistes pour transformer en observatoire invisible ou insoupçonné les objets naturels rencontrés à la surface du sol : un buisson, une borne, un arbre creux, etc. Je vis un jour un cheval mort transformé en observatoire, par la substitution au cadavre de l'animal d'un corps en carton-pâte, reproduisant exactement ses formes et sa couleur et pourvu intérieurement d'un coffre blindé dans lequel était aménagé un mince créneau d'observation ; une excavation creusée dans le sol permettait à l'observateur de se loger aisément, ainsi qu'un téléphoniste, d'installer ses appareils, le tout à l'abri, dissimulé sous le corps du cheval, la tête seul de l'observateur émergeant dans le coffre. Il fallait à l'artiste, au surplus, une belle crânerie pour se livrer à de tels travaux de copie et de mise en place dans une zone aussi périlleuse que les abords des tranchées.

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Le service du camouflage s'ingéniait à rechercher toutes sortes d'astuces. Une des plus remarquables fut celle qui consista, à la veille de l'attaque, à déplacer une vieille tour située sur les hauteurs au nord de Saint-Thierry, bien en vue de l'ennemi et qui passait, non sans quelque raison, pour servir de repère de tir à l'artillerie allemande. Je vis un soir passer à Trigny, un chariot transportant les éléments d'une tour en carton-pâte exactement semblable à l'autre ; les éléments, assez comparables à des meules, formaient les assises successives de la tour ; on allait les monter de nuit à quelque distance de celle qu'il s'agissait de remplacer et faire sauter cette dernière. On espérait ainsi tromper quelques batteries allemandes et fausser leur tir.

La date de l'attaque fut enfin communiquée par l'état-major de l’Armée, puis retardée à deux reprises, soit que la préparation par l'artillerie ait été jugée insuffisante, soit que le temps ne parut pas favorable. Dans la deuxième semaine d'avril, en effet, le temps était devenu incertain. Radieux le matin, le ciel se couvrait de nuages avant midi et le vent soufflait ensuite avec violence. Il n'y avait décidément pas de printemps cette année.

Le jour J fut fixé définitivement au 16 avril.Le coup de main allemand

Deux jours avant cette date, les Allemands exécutèrent, sur le front de la 37ème division, un nouveau coup de main au cours duquel ils nous firent quelques prisonniers. L'état-major de la division me téléphona aussitôt la nouvelle de cet incident, qui venait de se produire pendant la nuit et m'assura que l'affaire, très localisée, ne compromettait pas ses prochaines opérations. Mais le lendemain, un compte-rendu nous faisait connaître que le poste de commandement d'une compagnie de zouaves avait été enlevé, que le sergent-major avait été capturé sans avoir eu le temps de faire disparaître les archives qu'il gardait avec lui, et que parmi ces archives, se trouvait l'ordre d'attaque du régiment. Cette nouvelle causa une grosse émotion. On s'enquit aussitôt du contenu de cet ordre, susceptible de révéler à l'ennemi le secret de nos dispositions.

Il y avait eu là une faute grave, à laisser dans un poste de commandement de compagnie, en première ligne, un document de cette importance. De sévères observations furent adressées par le général commandant le Corps d'armée aux échelons hiérarchiques intéressés et une enquête fut prescrite pour déterminer les responsabilités en vue des sanctions à prononcer. Il fut rappelé à toutes les autorités que les ordres écrits concernant les opérations ne devaient comporter que les dispositions intéressant exclusivement l'unité à laquelle ils s'adressaient, toutes autres indications jugées nécessaires devant être communiquées verbalement.

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Le PC avancé aux Champignonières d’HermonvilleA la veille de l'attaque, le général de Bazelaire alla s'installer dans un

poste de commandement avancé, choisi aux champignonnières d'Hermonville, avec le Chef d'état-major, le Sous-chef, les officiers du 3ème bureau et son officier d'ordonnance. Ainsi placé à portée des troupes, au centre de son secteur, en un lieu bien desservi par les communications et proche d'excellents observatoires, il était en mesure d'être rapidement renseigné et de diriger la bataille. Il y avait là, creusées dans le flanc de la falaise, des galeries très larges et profondes, dans lesquelles avait été aménagée, au moyen de cloisonnements en planches, une série de cellules pourvues, les unes de tables de travail, les autres de couchettes. Cette installation se présentait ainsi pour nous dans les conditions les meilleures, sauf qu'il y régnait une humidité épaisse que notre éclairage électrique semblait avoir peine à percer et tellement pénétrante que nos feuilles de papier se transformaient aussitôt en papier buvard et se refusaient à recevoir toute écriture. Dans une galerie contiguë à la notre, trouvaient place le général commandant l'artillerie du Corps d’armée, le lieutenant-colonel commandant l'artillerie de Corps et leurs états-majors. A l'extérieur, près de l'entrée maçonnée, s'élevait une petite baraque disposée pour former une cuisine et une salle à manger où nous prenions nos repas en commun.

Le PC 7 aux champignonières d’Hermonville lors de l’offensive du 16 avril. Au premier plan le Gal de Bazelaire

Le temps était brumeux et froid ; tout faisait présager qu'il ne favoriserait pas l'attaque du lendemain, fixée aux premières heures du jour.La journée du 16 avril

Le 16, en effet, levé de bonne heure pour observer le temps, je me trouvai, dès la sortie des champignonnières, enveloppé dans un brouillard opaque. Peu après, il s'y mêla une chute de gouttelettes fines et glacées dont on ne savait si c'était de la pluie ou de la neige. On n'y voyait pas à vingt pas.

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Un avion passa au-dessus du Poste de commandement, rasant le sol, incapable, à coup sûr, de rien découvrir.

Les troupes cependant avaient dû s'élancer à l'attaque. Des passerelles avaient été préparées dans la nuit pour être jetées sur le canal. Comment s'était effectué ce passage dans le brouillard ? Nous étions dans une vive anxiété. On n'entendait qu'assez faiblement le bruit du canon et des mitrailleuses !

Enfin retentit la sonnerie du téléphone. Je cours à l'écouteur. Les divisions me communiquent les premières nouvelles : partout l'attaque est bien partie, appuyée par les barrages roulants, le canal est franchi, l'infanterie poursuit sa progression. C'est là le premier acte, l'enlèvement des premières résistances ennemies, avec accord parfait de l'infanterie et de l'artillerie suivant un programme rigide de tirs qui n'a pas encore été troublé. Maintenant, dans l'intérieur de la position ennemie, c'est la phase de l'imprévu, des mitrailleuses ennemies qui se révèlent soudain, des décisions à prendre dans les petites unités d'infanterie, des manœuvres de feu de l'artillerie. Mais personne ne peut rien voir dans cette atmosphère, si favorable aux surprises.

Les officiers de liaison vont et viennent, téléphonent, se multiplient pour se renseigner. On est avide d'informations. La lutte paraît sévère ; cependant, il semble que nos troupes gagnent du terrain. Les Russes ont attaqué très bravement, mais ils subissent de lourdes pertes. Je note sur ma carte les points atteints, au fur et à mesure. Les renseignements sont parfois contradictoires ; à certaines heures, il semble que l'attaque soit arrêtée. Le Général envoie des ordres que nous griffonnons à la hâte ou que nous passons au téléphone.

Midi ! Les objectifs ne sont pas atteints ! L'horaire prévu n'a plus de sens ! Il faut partout improviser. Et le temps est toujours aussi embrumé ! Sommes-nous immobilisés sur tout le front ? Mais non ! Voici que dans l'après-midi, la 14ème division me téléphone que son infanterie est à hauteur de Bermericourt ; la manœuvre de débordement sur Brimont s'amorce. La confiance renaît. Elle est de courte durée ; vers 16 heures, nouveau coup de téléphone : une contre-attaque sortie de Bermericourt a arrêté net les troupes de la 14ème division.

A la 41ème et à la 37ème division, on ne progresse plus. La brigade russe est devant les fils de fer au pied du tertre de Brimont. Le général de Bazelaire décide de porter à gauche un bataillon russe, gardé en réserve de corps d'armée. Je transmets l'ordre par téléphone ; la brigade russe m'apprend, à ma grande stupéfaction, que ce bataillon n'existe plus, qu'il s'est fondu dans les

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unités de premières lignes, appelé par les commandants de régiment pour combler les vides ! C'est à peine croyable ! Le Général a du mal à se contenir.

Toutes les réserves sont engagées. La journée touche à sa fin. Il faut en prendre son parti ; se borner à consolider les positions conquises. Les résultats de l'attaque sont faibles.

A notre gauche, ils n'étaient pas plus brillants. Dès la matinée, nous avions appris que la première position ennemie était enlevée. Mais que l'attaque était clouée sur place. A notre droite, la 4ème armée avait pu tout juste prendre pied sur les premières pentes des hauteurs de Moronvillers.

Dans l'ensemble, l'offensive était loin d'avoir donné les résultats escomptés. C'était, malgré tout, un échec.

La nuit qui suivit fut pluvieuse et froide. Nos troupes, très éprouvées, étaient incapables d'un nouvel effort sérieux dans la journée du lendemain. Le général Mazel parut aux champignonnières d'Hermonville le 17 après-midi. Il était fort vexé de son insuccès. Il s'entretint longuement avec le général de Bazelaire dans la cellule réservée à celui-ci. La conversation devint rapidement orageuse ; j'en percevais tous les mots à travers la mince cloison de mon bureau. Le général Mazel voulait absolument un succès sur Brimont ; il fallait reprendre l'attaque immédiatement sur ce point, une attaque directe, tout droit. Le général de Bazelaire s'efforçait de lui faire entendre que l'état de ses troupes ne permettait pas d'envisager aussitôt une telle opération, vouée du reste à un échec certain par la présence de formidables défenses accessoires à peu près intactes. Le commandant de l’Armée s'entêtait ; son ton devenait plus menaçant et laissait entendre à son subordonné que le refus de se rallier à ses vues témoignerait de sa part d'un manque d'énergie qui pourrait le faire déposséder de son commandement. C'était, suivant l'expression de l'époque, le chemin de "Limoges" en perspective. Tant d'autres généraux l'avaient pris déjà, ce chemin, par ordre du grand quartier général ! Mais le général de Bazelaire n'était pas homme à étouffer la voix de sa conscience devant une semblable menace. Il aurait cent fois fait l'abandon de son commandement plutôt que d'imposer à ses troupes des sacrifices jugés inutiles. Il tint bon, exigeant à juste titre que, si un ordre devait lui être donné, il fût donné par écrit, afin que les responsabilités fussent nettement établies.Le Général Mazel au PC du CA

Il n'y eut pas d'ordre pour le 18, mais seulement pour le 19, alors que les troupes avaient pu recevoir un commencement de réorganisation. Ce jour-là, on reprit l'attaque sur l'ensemble du front, mais sans succès aucun. C'était à prévoir ! Si l'on voulait poursuivre l'affaire, après l'insuccès du premier jour, il fallait la reprendre entièrement avec de nouveaux moyens. De nouvelles divisions du reste accouraient vers notre front. Le 2ème corps d'armée était introduit sur la partie gauche, prenant sous ses ordres la 37ème division. On

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allait pouvoir monter de nouvelles attaques ; il n'était que d'en laisser le temps.

Tout le personnel de l'Etat-major nous avait rejoint dès le 18 aux champignonnières ; mais ce n'était plus là maintenant qu'il convenait de stationner, puisque la bataille était remise, et le 22 avril, le poste de commandement fut transporté à Chenay.

Entre temps, le commandant Rey, sous-chef d'état-major avait reçu, avec le grade de lieutenant-colonel à titre temporaire, le commandement d'un régiment d'infanterie. Une communication du grand quartier général m'avait appris le 20 que j'étais nommé, à sa place, sous-chef d'état-major du 7ème corps d'armée.

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X. LES SUITES DE L'ECHEC DU 16 AVRIL

Notre installation à Chenay fut simplifiée par cette circonstance que notre état-major occupait, au centre de la localité, une grande maison toute prête à nous recevoir, car elle avait servi précédemment de poste de commandement à l'état-major de la 14ème division. Je partageais avec le Chef d'état-major, au rez-de-chaussée, une vaste salle qui nous servait de cabinet de travail. Dans une pièce attenante était installé le 3ème bureau, confié au capitaine Huvelin. Les 1er et 2ème bureaux se partageaient les autres pièces du rez-de-chaussée. Quelques chambres à coucher étaient à notre disposition au premier étage ; j'y avais la mienne.Le PC à Chenay

Depuis longtemps, le général de Bazelaire avait pris l'habitude de réunir le Sous-chef au petit groupe qui prenait avec lui ses repas. Je quittai donc, à partir de ce moment, la popote de l’état-major, à laquelle me liaient près de trois années de repas commun, pour vivre à la table du Général, avec le Chef d'état-major, l'officier d'ordonnance, le capitaine de Ricard, officier de cavalerie et parent du Général, et le lieutenant de Salve, officier de cavalerie de réserve commandant le peloton d'escorte du quartier général. A l'encontre des repas de l'état-major, toujours assez bruyants et sièges d'intarissables dissertations, en particulier de la part du commandant Lanrezac, c'était ici des repas fort calmes, dans une atmosphère d'intimité presque familiale, où se révélait avec sa réserve habituelle la nature du Général, faite de simplicité, de confiance et de haute droiture.

Le secteur du 7ème corps d'armée, resserré sur sa droite, était tenu dans la région de Loivre par la 41ème division et, plus au sud, face à Brimont, par une division nouvelle, la 152ème, qui avait relevé la 14ème et les Russes. En outre, venait d'arriver dans le secteur, la 46ème division de chasseurs, sous les ordres du général Grattier, mise également à la disposition du 7ème corps d'armée.

Le temps s' était enfin mis au beau. Le soleil avait reparu le 22 avril, jour de notre installation à Chenay. Il continuait cependant à faire très frais.Alternatives pour la reprise des attaques

L'intention du commandement était de monter à brève échéance une nouvelle attaque sur Brimont. Le général commandant le Corps d'armée envisageait à cet effet l'opération de la façon suivante :

Le dispositif serait, du nord au sud : 41ème, 46ème, 152ème divisions d'infanterie ;

- au centre, la 46ème division d'infanterie serait chargée de l'attaque principale sur Brimont, par le sud-ouest, attaque à laquelle elle consacrerait

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deux groupes de bataillons de chasseurs, le 3ème groupe à sa gauche ayant pour mission d'enlever les tranchées ouest de Brimont (objectif limité) ;

- au sud, la 152ème division d'infanterie, laissant au moins un régiment en réserve de Corps d'armée, attaquerait par la verrerie de Courcy sur le château de Brimont (couverture de droite) ;

- au nord, la 41ème division d'infanterie, fortement éprouvée et ne pouvant guère faire intervenir plus d'une brigade, aurait à enlever Bermericourt et ultérieurement, quand le Fort de Brimont serait pris, la tranchée dite de Sarrebrück, ainsi que le bois des Chèvres.

Ces dispositions n'étaient qu'à l'état de projet et n'avaient fait encore l'objet d'aucun ordre, ni d'aucune proposition au commandant de l’Armée.

Or, le commandant de l’Armée avait lui aussi ses projets, car dès le 23 avril, je fus invité à me rendre au rapport de l’Armée pour en recevoir connaissance. A l'issue du rapport, en effet, le général Mazel me reçut dans son cabinet et m'exposa ce qui suit :

Il y a intérêt à attaquer le Fort de Brimont par le nord-ouest, parce que, d'une part, c'est par là que les défenses accessoires sont les plus faibles, même nulles face au nord, et d'autre part, c'est par là que le massif boisé présente sa moindre épaisseur. (C'étaient les mêmes considérations qui avaient fait concevoir la manœuvre débordante sur Brimont tenté le 16 avril).

Le général Mazel ajoutait :La 46ème Division

Cette attaque par le nord-ouest serait confiée à la 46ème division, qui aurait d'abord à enlever Bermericourt ; elle serait donc initialement placée à la gauche du 7ème corps d'armée ;

- à droite, la 152ème division d'infanterie exécuterait une attaque du sud-ouest au nord-est en direction de Brimont ; elle pourrait en outre, si possible, enlever le village de Brimont ; mais ceci est déjà de l'exploitation ;

- ces deux attaques concentriques, 46ème par le nord-ouest, 152ème par le sud-ouest paraissent avoir le plus de chances de succès ;

- entre les deux, la 41ème division d'infanterie, affaiblie, attaquerait de l'ouest à l'est, avec objectif limité aux tranchées ouest de Brimont ;

- la 152ème division d'infanterie aurait au préalable à s'assurer une base de départ sur la voie ferrée.

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La crise de commandementTelle est la pensée exprimée par le général commandant l’Armée.

Mais il est entendu qu'elle n'est donnée qu'à titre de pure indication et le commandant du Corps d'armée - le général Mazel insistant bien sur ce point - reste libre de monter l'opération comme il l'entend.

Dès mon retour au poste de commandement, à 19 heures, je transmets ces indications au général de Bazelaire. Après réflexion, celui-ci maintient néanmoins sa conception, qui fait l'objet d'une note adressée au commandant de l’Armée dès le 24 avril au matin. Sur cette note, le général de Bazelaire justifie sa manière de voir, qui est basée en particulier :

1°- sur le dispositif actuel des troupes, particulièrement en artillerie;2°- sur le désir de ne pas subordonner le succès de l'attaque à la

conquête aléatoire par la 152ème division d'infanterie d'une base de départ, qu'on n'est pas sur de pouvoir réaliser, ou du moins de pouvoir conserver, au sud de la Noue Gouzaine, tandis qu'au nord de ce point, la base (qu'il donne à la 46èmedivision d'infanterie) est déjà acquise.

Le lendemain 24, je me trouve de nouveau au rapport de l’Armée. Le commandant de l'Armée, qui a pris connaissance du plan du commandant du 7ème corps d'armée, me déclare que ce plan n'est pas conforme à ses vues. Je lui rappelle qu'il n'a pas lié le commandant du Corps d'armée par des prescriptions impératives, mais qu'il a au contraire laissé à celui-ci toute latitude. N'importe ! Le général Mazel est mécontent que son subordonné n'ait pas cru devoir adopter sa façon de voir. Son ton est assez cassant.

"- la 46ème division, me dit-il, est une brillante division de chasseurs, qui ne doit pas être limitée, ne fût-ce que par sa gauche, à la conquête des premières tranchées, mais doit être toute entière appliquée sur Brimont."

Et il m'expose de nouveau comment il conçoit l'opération. Mais, à ma grande surprise, sa conception n'est déjà plus celle de la veille. Ce n'est plus par le nord qu'il entend faire attaquer la 46ème division, mais par le sud.

"- Le général commandant la 46ème division, me précise-t-il, désire attaquer par le sud et c'est ainsi qu'il attaquera, sa droite prenant pour premier objectif la verrerie de Courcy, ou partant de ce point d'appui, s'il a été conquis au préalable par la 152ème division. Il est plus logique de confier l'enlèvement des tranchées ouest de Brimont, objectif limité, à une autre division moins fraîche, telle que la 152ème ou la 41ème. Mais cette dernière devra de toute façon coopérer par sa gauche à l'action sur Brimont par la zone nord, où l'attaque est facilitée par les conditions déjà exposées. Enfin, une autre division (41ème ou 152ème) opérera au nord en s'emparant de Bermericourt et du bois des Chèvres.

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Il ne s'agissait donc plus de deux attaques concentriques. L'effort par le nord devenait secondaire, l'effort principal se ferait par le sud. C'était un renversement complet des intentions manifestées la veille. Seulement, ce qui me frappait par-dessus tout, c'était que cette modification radicale dans l'emploi de la 46ème division eut été inspirée, de l'aveu du commandant de l’Armée, par cette division elle-même. Depuis la veille, celle-ci serait donc intervenue auprès du poste de commandement de l’Armée, et à l'insu du commandant de Corps d'armée de qui elle relevait ? Un tel affranchissement de la voie hiérarchique me paraissait anormal. Sans doute n'était-ce pas le commandant de la 46ème division qui avait agi, mais plus probablement une autorité en sous-ordre, dont l'influence devait être grande pour avoir ainsi rallié à ses propres vues le commandant de l’Armée. La connaissance que j'allais faire des personnages qui s'agitaient à la 46ème division et des intrigues qui s'y nouaient devait bientôt m'éclairer sur ce sujet.

Quoiqu'il en soit, le général Mazel termina son exposé en me faisant entendre que cette fois ses instructions devaient être exécutées.

J'en rendais compte en rentrant au général de Bazelaire. Le même soir, une note du commandant de l’Armée le convoquait pour le 25 avril à 9 heures 30 à Jonchery, ainsi que le commandant du 2ème corps d'armée, l'un et l'autre accompagnés du général commandant l'artillerie de leur Corps d'armée.

Il est à remarquer que les conceptions successives du général commandant l'Armée au sujet de l'opération projetée n'avaient fait l'objet jusqu'ici que d'instructions verbales communiquées par mon intermédiaire. Il était à craindre qu'elles ne donnent lieu par la suite à des malentendus regrettables. Les variations qui se faisaient jour dans les projets, la nervosité manifestée par le général Mazel, les agissements louches de la 46ème division, tout me paraissait créer un état de choses, qui pouvait en se prolongeant devenir gros de conséquences, car je n'ignorais pas qu'à ce moment, on parlait beaucoup à Paris et dans les milieux politiques de l'échec du 16 avril et que plusieurs de nos grands chefs étaient mis en cause. Aussi m'empressai-je de noter par écrit au jour le jour, les différents projets envisagés depuis le 23 avril, en prévision de contestations possibles, si plus tard il y avait lieu de discerner les responsabilités engagées dans cette affaire.

Une après-midi, je reçus à l'Etat-major la visite d'un colonel de chasseurs à pied que j'avais déjà vu sur la Somme et que je n'eus pas de peine à reconnaître. Gras, bien sanglé; la moustache forte et l'air résolu, il fut d'un bond au milieu de mon bureau. Je me présentai. Il crut devoir s'annoncer également :

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«  Colonel Messimy, commandant l'infanterie de la 46ème division. Le général commandant le Corps d'armée est-il ici ?

- Non, mon colonel, il est en reconnaissance dans le secteur, ainsi que le Chef d'état-major.

- Ah ! c'est fâcheux. J'aurais bien désiré lui parler. Mais voyons, je peux confier au Sous-chef ce que je voulais lui dire, n'est-ce pas ?........Eh bien ! Voici....... Vous savez sans doute que la 46ème division va attaquer ces jours-ci ?

- Certes ! Je n'ignore rien de ce projet.- Alors, ça va !..... Ecoutez bien. Cette attaque ne peut réussir que par

surprise, donc avant le lever du jour. Or, savez-vous qu'il est question de nous faire attaquer en plein jour, sous prétexte de je ne sais quel besoin que manifeste l'artillerie ? C'est idiot ! Vous voyez ça........ Une attaque de jour, avec ce canal, ces fils de fer,..... Mais, nom de D..., ça n'a pas de sens. Il faut être fou ! Vous comprenez bien ça, vous, au Corps d'armée, tonnerre ! Alors, faites-le bien ressortir au Chef d'état-major, au Général. Notre succès n'est pas douteux, mais à cette condition expresse. Hein ? Vous expliquerez ça, bon sang de bon sang. Allons........... »

Il parlait avec une impétuosité extraordinaire, s'agitant dans mon bureau, comme s'il eut été en face du Boche, et ponctuant ses phrases de jurons - que je ne reproduis pas - à faire rougir un grenadier.

Il tourna encore pendant quelques minutes autour des tables, me questionnant sur une foule de choses. Puis tout à coup, me tendant la main :

«  Allons, au revoir, commandant. Hein ! Vous ferez entendre raison......... Je compte sur vous, nom de D... . Attaquer en plein jour !........ Des chasseurs !..... Se f..... du monde !.......... Au revoir. »

Je restai comme étourdi par la violence du langage. Sans doute avait-il ses raisons de vouloir l'attaque par surprise avant l'aube. Il connaissait ses chasseurs, et savait les lancer à l'attaque avec succès ; j'étais fixé là-dessus. Je pensais à Bouchavesnes. Mais que ne s'en ouvrait-il à son commandant de division ? Peut-être n'avait-il pas réussi à le convaincre; Alors il sautait par-dessus, pour lui forcer la main par le commandant de Corps d'armée ?

En tout cas, il n'y allait pas par quatre chemins, et il avait un sacré vocabulaire, l'ancien Ministre de la guerre.

Il n'était pas sorti depuis une heure qu'on m'annonçait la visite du commandant de l'artillerie de la 46ème division. Je vis entrer prestement un petit colonel, jeune d'allure, souriant, qui s'avançait la main tendue.

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Victor Robert 2ème partie

«  Colonel Verguin, commandant l'A.D. 46... On me dit que le Chef d'état-major est absent ? .... Et le Général aussi ?

- Oui, mon colonel, ils ne rentreront guère avant la nuit.

- Ah ! Enfin.... Puisque j'ai affaire au Sous-chef........ Par exemple, je suis content de trouver un artilleur. Vous allez me comprendre, vous !....... Il s'agit de l'opération prochaine de la 46ème division, vous savez ? ...... Vous connaissez la situation. L'attaque exigera un appui très puissant d'artillerie. Or, on projette à la division de faire déboucher l'attaque avant le lever du jour, afin, paraît-il, de réaliser la surprise. C'est très joli, la surprise ! Mais on met ainsi l'artillerie dans l'impossibilité d'agir utilement. C'est absurde ! Voyons, que voulez-vous que fasse l'artillerie d'appui direct, de nuit ? Avec des tirs qu'on n'aura pas pu ajuster ? Vous êtes artilleur ; vous me comprenez.... Les barrages roulants ?..... Comme ça ?.... Dans le bled?.... Sans rien voir ? Allons donc ! On va à une catastrophe............ Il faut faire comprendre ça au commandant du Corps d'armée, n'est-ce pas ? Je compte sur vous... »

Il parlait avec animation et avec l'accent d'une conviction profonde. Je me gardai bien de faire connaître au Commandant de l'A.D. que j'étais déjà chargé de plaider la thèse contraire. Je me bornai à lui donner l'assurance que je transmettrais fidèlement les considérations qu'il développait. Je n'avais d'ailleurs pas à prendre parti pour le commandant de l'A.D. ou pour le commandant de l'I.D., car le soin de les départager était avant tout, à mon sens, l'affaire du commandant de la division et j'ignorais complètement la conception de celui-ci dans la façon de monter son attaque.

Mais lorsque je me retrouvai seul dans mon bureau, la première pensée qui me vint fut que le rôle du général Grattier ne devait pas être drôle tous les jours, avec un attelage comme celui de ces commandants d'I.D. et d'A.D.. Les difficultés de son commandement m'apparurent plus clairement encore les jours suivants, au cours des visites du général Grattier au poste de commandement du Corps d'armée. Le colonel Messimy ne se faisait pas faute d'aller à Paris, où son influence s'exerçait librement dans les milieux parlementaires. La situation du commandant de la 46ème division était pleine de périls. Elle ne facilitait pas non plus la tâche du commandant de Corps d'armée, rendue délicate par la tension qui s'accusait de plus en plus dans les rapports avec le commandant de l’Armée.

La conquête de la fameuse base de départ sur la voie ferrée, au nord de Courcy, fut décidée pour le 28 avril. Cette opération locale ne réussit qu'en partie, sur la gauche. On passa outre et toutes dispositions furent prises pour l'attaque d'ensemble du 7ème corps d'armée. L'artillerie commença la

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préparation de l'attaque. Brusquement, le 30 avril, l'ordre fut donné de cesser la préparation. L'affaire était remise.

Il se produisait à ce moment à Paris un courant d'opinion qui provoquait une crise grave dans le haut commandement. Le général Pétain était nommé Chef d'état-major général avec le rôle de conseiller technique auprès du gouvernement. L'autorité du général Nivelle, commandant en chef, était ébranlée. Des commandants d'Armée étaient relevés de leur commandement : le général Mangin, le général Mazel ... A la 46ème division, les menées de l'attelage devaient entraîner également le "limogeage" du général Grattier, remplacé à la tête de sa division par le général Levy.

Néanmoins une attaque fut encore tentée le 4 mai par la gauche du 7ème

corps d'armée et la droite du 2ème, en vue de s'emparer de Bermericourt. La localité fut d'abord enlevée, mais reperdue presque aussitôt. Ce fut la dernière tentative faite pour essayer de sauver la face. On n'avait réussi qu'à exaspérer plus encore l'opinion.

Le bruit se fit jour qu'au cours d'une réunion des Commandants en Chef des Armées alliées, la décision avait été prise de renoncer à des offensives profondes. Les propos les plus divers circulaient au sujet du Commandant en Chef français, de plus en plus discuté dans les milieux politiques, où on le rendait responsable de l'insuccès des opérations. A coup sûr, le général Nivelle ne méritait pas le sort qu'on lui faisait. Mais les parlementaires avaient pris de telles libertés avec le grand quartier général et mêlaient la politique aux opérations avec une telle passion, qu'il lui devenait difficile de résister au courant qui menaçait de l'emporter.

Aussi n'y eut-il aucune surprise lorsqu'on apprit que le général Nivelle était relevé de ses fonctions de commandant en chef, le 15 mai, et remplacé par le général Pétain, qui cédait lui-même au général Foch ses fonctions de chef d'état-major général.

On s'entretenait beaucoup à cette époque de la guerre sous-marine entreprise par les Allemands avec une intensité sans égale et qui nous causait des pertes appréciables dans nos transports de troupe vers le front d'Orient ou dans nos ravitaillements par mer. Cependant, de l'exagération du mal allait sortir un bienfait inattendu. Le gouvernement allemand avait, par sa déclaration du 20 janvier 1917, fait connaître que tout navire rencontré dans les eaux territoriales ennemies serait torpillé sans avertissement. Cette menace avait été aussitôt mise à exécution. Ce n'était plus seulement la guerre aux alliés, mais une atteinte à la liberté des puissances neutres, dont les navires de commerce étaient coulés sans pitié. Les Allemands commettaient une fois de

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plus une erreur psychologique en ne mesurant pas la portée de tels actes devant l'opinion mondiale.

Les Etats-Unis indignés déclaraient la guerre à l'Allemagne dans les premiers jours d'avril. Ils se disposaient à envoyer des forces en France et préparaient de nouvelles levées pour les renforcer progressivement. C'était un appoint sérieux pour notre cause, mais un appoint qui exigerait beaucoup de temps pour intervenir sérieusement, car tout était à faire pour mettre sur pied une armée américaine, capable de nous procurer une prépondérance d'effectifs convenablement instruits et pourvus d'un matériel de guerre moderne. Il faudrait donc savoir attendre.

L'emploi des gaz toxiques, imaginé par les Allemands, s'était beaucoup développé. Le procédé des vagues de chlore tendait à disparaître, mais par contre les tirs à obus toxiques s'étaient multipliés (obus à croix verte). Nos masques avaient été perfectionnés et notre artillerie employait elle aussi des obus à gaz, à l'exemple des Boches. Les effets de cette arme nouvelle étaient étudiés par des spécialistes, officiers, chimistes, médecins, qui étaient aussi chargés d'initier les cadres à la mise en œuvre des mesures de protection. Des conférences étaient faites sur le front. J'en avais entendu une dans un village proche de Reims.Les méfaits de l’aviation allemande

Dans les airs, les Allemands manifestaient une activité considérable. Le temps demeurait clair. Les avions ennemis croisaient sans cesse à l'intérieur de nos lignes, s'attaquant énergiquement à nos ballons d'observation. Nous étions souvent témoins de combats acharnés qui se livraient dans les airs.

Le 30 avril, au-dessus de Chenay, un avion soigneusement camouflé, au point qu'on ne pouvait distinguer sa nationalité, piqua successivement sur deux de nos ballons avec une vitesse vertigineuse, et avant qu'on ait eu le temps de les ramener au sol, les attaqua à la mitrailleuse et leur mit le feu. A la même heure, deux autres ballons du corps d'armée de gauche étaient également incendiés par le même moyen.

Les observateurs, dès que les flammes surgirent de leur aéronef, sautèrent en parachute et, balancés au gré du vent, commencèrent une descente qui se prolongea pendant de longues minutes. Je suivais des yeux ce spectacle particulièrement émouvant. Les ballons se consumaient lentement, semblables à des torches gigantesques, dégageant une épaisse colonne de fumée, jusqu'au moment où, privée de toute force ascensionnelle, le reste de l'enveloppe s'abattait sur le sol avec son gréement. Je vis alors avec angoisse l'un des ballons en feu, partir à la dérive, venir se placer au-dessus de l'aéronaute suspendu à son parachute, se maintenir quelques instants dans

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cette situation si périlleuse pour celui-ci et tout à coup s'effondrer sur le malheureux englouti dans les flammes !

Notre organisation de défense contre avions était impuissante à s'opposer à de telles attaques. On avait cependant mis au point et organisé dans chaque armée une artillerie spéciale de défense contre avions (D.C A), armée d'auto-canons ou de canons sur remorque, disposés sur plusieurs lignes successives en batteries fixes ou demi fixes ; celles-ci étaient pourvues d'appareils très modernes et faisaient usage de méthodes scientifiques permettant de déclencher le tir sans délai. Mais les difficultés étaient grandes d'atteindre un objectif aussi fugitif qu'un avion, en raison de son faible volume et de la rapidité de ses déplacements dans les trois dimensions. Et puis, que pouvaient faire ces batteries contre des avions qui le plus souvent passaient nos lignes à très haute altitude, se dissimulaient au-dessus de quelques nuages immobiles, puis fondaient à toute vitesse sur nos ballons, leur décrochaient quelques projectiles incendiaires et disparaissaient aussitôt en reprenant de la hauteur ?

Notre aviation de chasse, malgré l'entrée en service récente des "Spad" et des "Sopwith" très rapides (de 160 à 180 kilomètres l'heure) était impuissante à assurer la maîtrise de l'air en permanence. De plus en plus, elle opérait en groupes, par patrouilles puissantes. Les combats singuliers devenaient l'exception et ne pouvaient être tentés avec succès que par des pilotes d'un courage et d'une habileté hors de pair comme Nungesser ou Guynemer. La même tactique était d'ailleurs appliquée par nos adversaires. De part et d'autre, il y avait donc des heures où l'air demeurait interdit, mais comme conséquence, il y avait aussi des heures où des pilotes audacieux pouvaient se risquer de tenter isolément une incursion et les Allemands sur leurs "Aviatiks", souples et rapides, n'hésitaient pas plus que les nôtres à en profiter.

Outre les attaques contre nos ballons, les avions allemands se livraient à de fréquents jets de bombes sur nos cantonnements. Nous en reçûmes plus d'une fois à Chenay. Les avions d'observation eux-mêmes témoignaient d'une activité audacieuse, ne craignant pas de venir fort en arrière de nos lignes pour régler le tir des batteries allemandes. A plusieurs reprises, j'eus l'occasion de voir tournoyer au-dessus de Chenay un avion ennemi qui faisait en toute tranquillité son observation de réglage, après quoi la localité était copieusement bombardée par l'artillerie;

Reims était aussi bombardée sans pitié. L'artillerie allemande s'acharnait sur ses édifices ; la cathédrale, déjà mutilée, était particulièrement visée. Les Allemands prétendaient que ses tours nous servaient d'observatoires. Le 3 mai, vers dix heures du soir, notre attention fut attirée

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par un incendie dont les flammes s'élevaient au-dessus de la ville. Je me portai avec quelques officiers sur un tertre, d'où le sinistre spectacle s'offrait à nos regards comme s'il eut été tout proche, tant les silhouettes se découpaient avec netteté sur les rouges lueurs du brasier. C'était l'hôtel de ville de Reims qui flambait, à la suite d'un bombardement par obus incendiaires.

Le 20 mai, après un réglage par avion sur Chenay, le village fut soumis à un tir sévère. Des obus tombèrent sur la demeure du Général, causant des dégâts importants et blessant grièvement notre cuisinier. Le personnel qui occupait à ce moment la maison, Mademoiselle X...., propriétaire de l'immeuble, le lieutenant de Salle, commandant l'escorte, ainsi que notre serveur, ordonnance du capitaine de Ricard, firent preuve en cette circonstance d'un réel courage, en se portant au secours du blessé, tandis que les obus continuaient à tomber aux alentours. Le général de Bazelaire leur décerna à tous trois la croix de guerre.

Gal de Bazelaire décorant Mlle X , Lt de Salle, et l’ordonnance du Cne Ricard

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Cne de Ricard, Gal de Bazelaire, Gal Philipot, Lt col. de Saint Germain

Ce bombardement fut comme un signal avertisseur. L'insécurité devenait par trop dangereuse dans ce village, que l'artillerie prenait trop souvent pour objectif et dans lequel nous ne disposions d'aucun abri. Si, comme il était probable, l'ennemi connaissait la présence d'un poste de commandement important à Chenay, nous devions nous attendre à un perpétuel renouvellement de ses exploits. Le travail devenait impossible dans nos bureaux, que nous avions dû déjà évacuer plusieurs fois. Aussi fut-il décidé de transporter le poste de commandement à l'extérieur du village, en utilisant un vaste hangar construit pour je ne sais quelle fin et resté jusqu'alors inoccupé. Dans un talus voisin, le génie à ce moment creusait des abris souterrains, à l'aide de perforatrices mécaniques. Les galeries déjà ouvertes nous procuraient au besoin la protection nécessaire ; on y fit apporter des couchettes et nous en fîmes nos dortoirs.

Nous n'eûmes d'ailleurs pas à y demeurer longtemps, car, dès le 23, le poste de commandement fut ramené définitivement à Trigny où était resté notre quartier général.

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XI. LA CAMPAGNE DEFAITISTE

A Trigny, l'Etat-major reprit sa place au château de la Morinerie. Les lieux nous étaient familiers. Le parc reverdissait à vue d'œil sous les effluves d'un printemps tardif. Mon service de Sous-chef me laissait quelques loisirs. Je recevais de fréquentes visites d'officiers désireux de traiter diverses questions avec le Corps d'armée et, parmi eux, l'abbé Rémond, alors chef de bataillon, qui venait célébrer ses messes à la petite église du village.Le PC revenu à Trigny

Au 3ème Bureau à Trigny visite du Cdt Rémond chef de bataillon au 54ème Rgt Territorial d’Inf. et aumônier du lycée de Besançon

Avril 1917

A l'occasion de la cérémonie religieuse, nous eûmes la bonne fortune de voir arriver à Trigny le cardinal Luçon, archevêque de Reims, dont on citait la belle attitude au cours de la guerre et qui venait de recevoir la croix de la Légion d'honneur. Il prononça dans l'église, remplie d'officiers et de soldats, une allocution vibrante de patriotisme et d'une haute portée morale.

La vie eut été, somme toute, assez paisible sans les alertes que nous causaient les Boches. Nous étions à peu près hors de portée du canon, mais

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leurs avions venaient de temps en temps faire des incursions au-dessus de Trigny ; nous étions sans cesse sous la menace de quelque bombe. J'occupais alors une chambre à l'étage dans une maison de la localité et certaines nuits me parurent affreusement longues en entendant roder les avions et exploser les bombes.La propagande défaitiste aux Armées

Et puis, il y avait à ce moment, quelque chose de beaucoup plus grave : c'était l'odieuse campagne que menaient dans le pays certains individus, pour démontrer l'inutilité de prolonger l'effort militaire et la nécessité de conclure la paix à tout prix. L'échec de l'offensive du 16 avril, les débats passionnés qui s'étaient élevés à ce sujet dans les milieux parlementaires, la crise de commandement qui en était résultée avaient créé une ambiance favorable aux desseins de ces alarmistes. Et ils l'exploitaient à l'envi pour essayer de faire pénétrer dans les masses cet état d'esprit fait d'abandon et de lâcheté, qui accepte d'avance la défaite, - le défaitisme, comme on l'appela bien vite.

Le devoir, l'honneur, la gloire.... ? Allons donc ! Bourrage de crâne que tout cela. Des sacrifices ? ..... On n'en avait que trop fait jusqu'alors, et bien en vain ! La sagesse était de déposer les armes et d'accepter la paix quelle qu'elle fût !

Et les sophistes de propager leurs théories qui trouvaient des échos chez les timorés et tendaient à faire naître, même dans les esprits avertis, la lassitude et le doute. De l'intérieur soufflait un vent de découragement, qui s'infiltrait peu à peu dans les Armées, apporté par les lettres aux soldats, par les permissionnaires, par une certaine presse même, car les journaux s'arrachaient dans les cantonnements et se colportaient en masse par les convois de ravitaillement jusqu'aux plus extrêmes tranchées.

Il y avait surtout cette feuille ignominieuse "le Bonnet rouge", qui se répandait à profusion sur le front. Elle versait chaque jour aux Armées le poison perfide, capable de dissoudre le moral, ce moral de soldat qui avait été si beau jusque là. On s'étonnait que de semblables publications ne fussent pas interdites. Le gouvernement, soucieux de la défense nationale, ne se devait-il pas de protéger, tout au moins, l'âme des combattants contre toute atteinte ?

Que de fois, à la table du Général, nos conversations tombèrent-elles sur ce sujet ? Nous étions indignés de voir, malgré la censure qui pourtant s'exerçait énergiquement dans son domaine, l'indifférence des pouvoirs publics à l'égard de cette œuvre de démoralisation. D'autant plus que l'on commençait à soupçonner dans cette propagande criminelle l'action d'agents secrets de l'ennemi. On parlait d'un certain Duval, administrateur du "Bonnet rouge", compromis dans une histoire de chèque; -d'Almereyda, directeur du

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même journal, sorte d'aventurier gorgé d'or, d'origine suspecte - et ce Bolopacha, autre aventurier qui semblait jouir d'une influence louche sur la presse ! - et tant d'autres qui devaient un peu plus tard, comme les premiers, être arrêtés et faire éclater le scandale !

Et toute cette bande pouvait impunément se livrer à ses méfaits, sans que le Ministre de l'intérieur y mît un frein ! Mais non, Malvy laissait faire ! Que cachait tout cela ?

Les conséquences de cette infâme campagne, hélas ! ne se firent pas attendre. Des actes d'indiscipline se manifestèrent dans quelques unités ; sinon aux tranchées, du moins dans les cantonnements de l'arrière, où l'action pernicieuse de quelques énergumènes pouvait plus facilement s'exercer. On vit des bataillons refuser de monter en ligne où les appelait leur tour, des troupes transportées en camions automobiles chanter l'internationale et menacer de se révolter, et - spectacle plus navrant encore - des officiers, impuissants à maintenir l'ordre ou gagnés eux-mêmes par la contagion, perdre la tête et entonner avec leurs soldats le chant séditieux. Que serait-il advenu à cette heure, grand Dieu ! si l'ennemi avait lancé une attaque !

Par bonheur, l'armée française avait depuis quelques jours le Chef qu'il fallait, en la personne du général Pétain, dont le sang froid, la clairvoyance et la méthode devaient en peu de temps mettre bon ordre à cet état des choses. Sur ses instructions, les répressions furent conduites avec la plus grande célérité et les dernières rigueurs. Les meneurs furent immédiatement recherchés, déférés aux conseils de guerre et jugés dans les 24 heures, les condamnés fusillés sur-le-champ.Ses conséquences au camp de Ville en Tardenois

Le 7ème corps d'armée connut de déplorables effets de la propagande anti-patriotique. Il y eut des tentatives de mutineries aux 14ème et 41ème

divisions, qui se trouvaient au Camp de Ville-en-Tardenois. C'était le 5 juin. Trigny avait été bombardé par avions au cours de la journée ; il y avait eu quelques pertes parmi les militaires et les civils ; une bombe était tombée sur une terrasse du parc, près du château et y avait déterminé un entonnoir d'une notable dimension. Il avait été décidé en conséquence que le Général et tout le personnel de l'état-major coucheraient ce soir là dans une cave reconnue sous une des dépendances du château ; on y disposa à la hâte des couchettes, un téléphone, et des outils pour nous ouvrir une issue au cas où une explosion viendrait à obstruer l'escalier d'accès. Le Chef d'état-major était en permission et j'assumais ses fonctions.

Vers dix heures du soir, comme j'achevais d'expédier quelques affaires dans mon bureau, je fus informé par un coup de téléphone du général Philipot des faits qui venaient de se passer au camp : réunion clandestine dans une des

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baraques à la faveur de la nuit, tapage, tentative d'une bande d'exaltés pour essayer de débaucher d'autres compagnies, refus d'obéissance aux injonctions d'un gradé, etc. La situation prenait une mauvaise tournure. Des coups de feu étaient partis.

Jusqu'à une heure avancée, le général Philipot me tint au courant de la suite des événements, ainsi que des dispositions qu'il prenait au fur et à mesure. Enfin, après une intervention énergique, tout parut à peu près rentrer dans l'ordre ; on recherchait les militaires qui avaient pris la tête du mouvement, mais dans l'obscurité, ils s'étaient facilement soustraits aux premières investigations. L'enquête se poursuivait.

Pendant tout le temps que je recevais ces communications au téléphone, j'entendais des bombes d'avions tomber sur le village. La nuit était déjà fort avancée lorsque je descendis à mon tour à la cave. Tout le monde dormait. Je ne jugeai pas utile de réveiller le général de Bazelaire pour le mettre au courant, car il ne pouvait rien entreprendre utilement à pareille heure. Le lendemain, dès le réveil, je lui fis le récit des graves événements du camp de Ville-en-Tardenois. Il se mit aussitôt en relation avec les généraux Philipot et Mignot et un rapport fut adressé au commandant de l’Armée.

Deux jours après, le général Pétain arrivait à Trigny. Je le reçus à l'Etat-major. Il m'interrogea sur ce qui s'était passé au camp, me rappela la nécessité de mettre la main sur les principaux coupables et de ne pas laisser traîner l'instruction judiciaire ; il voulait des exemples, un châtiment immédiat, le poteau tout de suite. Je le conduisis ensuite auprès du général de Bazelaire avec qui il eut un court entretien.

Jamais je n'avais ressenti comme en cette circonstance l'impression de maîtrise calme et résolue qui se dégageait du nouveau Commandant en chef. Cet homme était vraiment capable de dominer les pires événements. En même temps qu'il réprimait avec la dernière énergie les actes d'indiscipline, il visitait les cantonnements, inspectait le couchage, les cuisines ; il s'attachait à procurer du bien être aux troupes ; il veillait personnellement à ce qu'elles ne manquassent de rien ; il s'assurait qu'on n'en leur demandait aucun effort ni sacrifice inutile. En peu de temps, il sut gagner la confiance des hommes. En outre, il sut faire entendre en haut lieu les mesures qu'exigeait le salut de l’armée contre les menées défaitistes. En quelques semaines, la discipline se rétablit partout et le moral de l’armée française remonta comme par enchantement.

Ceux-là seuls qui ont vu sur place cette œuvre de redressement accomplie en un temps si court peuvent dire à quel point elle fut admirable. Et je ne sais si parmi tous les titres de gloire que le nouveau généralissime s'était

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acquis jusqu'à ce jour, celui-ci n'était pas le plus beau. Il avait refait le moral de l’armée, grâce à une volonté ferme et à une attention soucieuse des besoins individuels, grâce surtout à une connaissance profonde du cœur humain, du cœur du soldat français, si sensible au découragement et si prompt aussi à l'enthousiasme.

L'amour-propre est un levier puissant chez le français. La croix de guerre récompensait le combattant qui était l'objet d'une citation ; elle restait toutefois un signe individuel. Les citations collectives accordées aux unités qui s'étaient particulièrement distinguées au combat se symbolisaient par une croix de guerre fixée au drapeau ou au fanion de ces unités, mais ne se révélait pas sur la personne de chaque combattant. C'est en vue de combler cette lacune que le général Pétain créa la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre - vert et rouge. Cet attribut fut accordé comme signe distinctif de l'uniforme, dans toute unité qui avait réuni deux citations à l'ordre de l’armée. Il fut accueilli avec fierté et contribua à développer l'esprit de corps. De plus, tout militaire qui changeait d'unité emportait avec lui sa fourragère en toute propriété, s'il avait pris part aux combats au cours desquels son ancienne unité avait obtenu les deux citations.L’intervention du Gal Pétain, commandant en Chef

Plus tard, le nombre des citations collectives à l'ordre de l’armée se multipliant dans certaines unités, le Général en chef décida de développer pareillement les signes distinctifs. Dans ce but, il créa la fourragère aux couleurs du ruban de la médaille militaire - jaune et vert - pour les unités ayant obtenu quatre citations à l'ordre de l’armée, puis la fourragère rouge (couleur du ruban de la Légion d'honneur) pour les unités réunissant six citations du même ordre.

Je passai la période du 17 au 27 juin en permission à Besançon, mon tour normal étant venu. La santé des miens, qui m'avait donné tant d'inquiétudes au cours de l'hiver, était redevenue florissante. J'eus plaisir à le constater au cours de quelques excursions que je leur fis entreprendre dans la campagne environnante, si pittoresque en cette saison et où l'ardeur juvénile de nos enfants se donnait libre cours pour notre plus grande joie.

A l'heure de mon retour au front, j'appris la nouvelle de la mort du colonel Bernard, commandant l'A.D.14, mon ancien chef d'état-major, frappé par un obus au cours d'une reconnaissance dans les tranchées. Cette mort causa une profonde émotion à l'Etat-major, ainsi qu'à la 14ème division où le colonel était très estimé. J'assistai aux funérailles qui lui furent faites dans l'église de Trigny, trop petite pour contenir la foule des militaires qui s'y pressait. On l'inhuma dans le cimetière militaire de Trigny.

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Les premiers officiers amérmicainsLe 29 juin, nous vîmes arriver à Trigny un groupe d'officiers

américains, détachés du premier contingent que les Etats-Unis venaient de débarquer en France à la suite du général Pershing. Ils venaient prendre leur premier contact avec le front et ne faisaient que passer. Mais l'Etat-major leur réserva un accueil chaleureux et les retint à déjeuner.

Le 30 juin, le 7ème corps d'armée était retiré du Secteur. Le Q.G. s'établit à quelques kilomètres plus au sud, à Gueux, où nous restâmes douze jours, par un temps pluvieux, dans l'incertitude la plus complète de ce que l'on voulait faire de notre Corps d'armée.

Depuis de longs mois, aucun événement sensationnel ne s'était produit sur les théâtres de guerre extérieurs, sauf l'offensive italienne exécutée au milieu de mai sur le Carso et qui avait été un gros succès, mais sans lendemain. Tout à coup, au début de juillet, nous apprîmes l'offensive heureuse des Russes en Galicie, sous le commandement du général Korniloff. Cette nouvelle ralluma tous les espoirs que la révolution russe avait peu à peu éteints. Nous voulûmes croire à un réveil de l'armée russe et à sa fidélité à la cause de l'Entente. Il fallut, hélas ! abandonner bientôt cette illusion, car le

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Visite des premiers officiers américains

Pendant le 2ème séjour du QG 7 à Trigny (juin1917)

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succès des Russes fit place, peu de jours après, à une retraite désordonnée. L'armée russe fuyait, complètement désorganisée, ayant perdu toute discipline, livrée comme le pays à l'anarchie la plus complète.

Le C.A fut définitivement mis au repos dans une nouvelle zone de cantonnements sur les bords de la Marne, autour d'Epernay, où le quartier général vint s'installer le 12 juillet. Les beaux jours d'été étaient enfin venus. Tout semblait faire espérer un séjour agréable dans un cadre reposant et confortable. L'Etat-major disposait pour ses bureaux de la riche demeure des Moët, les grands fabriquants de champagne, agrémentée de fort jolis jardins; le Chef d'état-major et moi fîmes notre bureau commun de l'un des salons, magnifiquement meublé.

Cdt Robert Lt col de St GermainS/chef d’EM Chef d’EM

Le cabinet de travail du Chef et du Sous-chef d’ état-majorDans le salon d’une maison Moët

Le QG à Epernay – 12 juillet – août 1917 -

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Cne Cothereau Cdt RobertCne Laurens Cne Bigeard

Dans le jardin de l’EM 14 juillet 1917

Mais il y avait une ombre au tableau : c'était les bombardements nocturnes dont la ville d'Epernay était à ce moment le théâtre. Nous en eûmes connaissance dès notre arrivée par le récit des habitants. Mes premiers parcours à travers la ville me fixèrent tout de suite sur l'efficacité de ces attaques par avions ; ça et là apparaissaient, le long des rues, des immeubles partiellement effondrés, dont les parties restées debout s'ouvraient béantes du grenier à la cave, comme séparées par un formidable coup de hache. La gare était spécialement visée, disait-on ; les dégâts y étaient peu importants, mais les maisons des alentours avaient particulièrement souffert.Les bombardements nocturnes d’Epernay

La population était en apparence très calme ; on eut dit qu'elle avait pris son parti du danger dans lequel elle vivait. En réalité, elle était très alarmée. Nombreux étaient les habitants qui chaque soir fuyaient leurs logis pour passer la nuit dans les champs. Dès le premier soir, me promenant aux abords de la ville, je vis, avant le coucher du soleil, des familles sortir pour aller chercher un refuge à la campagne. Leur nombre ne cessait de grossir à mesure que le jour tombait. Elles s'éloignaient par petits groupes à travers les sentiers, les femmes et les enfants portant quelques couvertures, les hommes poussant une brouette chargée de matelas. Chaque soir se renouvelait ce spectacle.

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Victor Robert 2ème partie

Que de telles mesures se fussent imposées à une population située à plus de trente kilomètres en arrière du front, ceci montrait à quel point les incursions d'avions ennemis avaient étendu la zone d'insécurité. Le trouble apporté ainsi dans la vie des grands centres, le danger qui menaçait leurs habitants constituaient sans aucun doute des éléments de démoralisation avec lesquels il fallait compter désormais.

Beaucoup ne consentaient pas à aller passer la nuit à la belle étoile ; ils couchaient systématiquement dans les caves. Il y avait un grand nombre de maisons dont les sous-sols donnaient un asile à des groupes de familles de leur voisinage, qui y avaient organisé des dortoirs de fortune et qui dès le soir venu élisaient domicile. L'immeuble des Moët, où étaient installés les bureaux de l'état-major, était de ceux-là. Dès le premier soir, l'alerte donnée à l'approche des avions nous fit un devoir de déserter les chambres qui nous étaient offertes pour venir nous abriter dans la cave. Nous la trouvâmes presque entièrement remplie par des habitants de toutes conditions, petits bourgeois, commerçants, ouvriers, domestiques, et nous eûmes quelque peine à nous y faire une place, car notre venue dérangeait visiblement les habitudes prises.

Il existait dans la ville certains souterrains beaucoup plus sûrs, qui se fussent prêtés à une installation plus confortable et qui auraient pu abriter une bonne partie de la population. C'étaient les caves à champagne. Chacune des grandes maisons de Champagne possède quelque part d'immenses galeries souterraines où se fait la champagnisation et où s'entreposent les innombrables bouteilles, objet de soins minutieux. J'eus l'occasion, au cours de mon séjour, de visiter une de ces caves aux multiples ramifications et d'assister au travail qui s'y effectuait et que la guerre n'avait pas sensiblement interrompu. Le personnel qui y était employé trouvait tout naturellement dans ces galeries, de nuit comme de jour, la protection la plus efficace. J'ignore dans quelle mesure les habitants pouvaient être admis à s'y abriter, mais il est certain que les fabricants de champagne ne devaient pas être très portés à en permettre l'accès à tout venant, pour la sauvegarde de leurs précieuses bouteilles.

Un trait montrera assez bien la mentalité de la population à cette époque. J'entrai un jour dans un bureau de tabac. Un ouvrier achetait au même moment un paquet de caporal. Il se plaignait du prix, rappelant l'heureux temps où il le payait cinquante centimes, et concluait en se tournant vers moi comme pour me prendre en témoin :

«  Vivement que la guerre finisse !- Alors, lui dis-je, vous croyez que la guerre finie, vous reverrez

aussitôt le paquet de tabac à cinquante centimes ? »Ma question parut le stupéfier.

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«  Bien sûr, me répondit-il. Pourquoi pas ? »

Je préférai le laisser à ses illusions. Ce garçon là assurément ne soupçonnait rien du bouleversement économique provoqué par la guerre. Pour lui, comme pour beaucoup de ses semblables sans doute, l'état de guerre n'était qu'un mal passager qui s'accompagnait de charges inhérentes à cette situation, une sorte de régime exceptionnel dont il fallait s'accommoder pour un temps. L'état de paix revenu, l'âge d'or allait refleurir.

Combien devaient penser ainsi ! Et si cette mentalité simpliste était celle des masses populaires, comment s'étonner des rapides progrès qu'avait faits à l'arrière la campagne défaitiste ? A des gens persuadés que la fin de la guerre devait ramener toutes choses à leurs cours antérieurs, il était trop facile vraiment de faire désirer la paix immédiate, quelle qu'elle fût !Revue de la 14ème Division

Le 24 juillet, la 14ème division fut passée en revue par le général Pétain aux environs de Damery. Le général de Bazelaire y assistait ainsi que tout l'Etat-major et les Chefs de service. Le Commandant en chef, venu en automobile, descendit aux accents des sonneries réglementaires et, à pied, comme nous-mêmes, passa devant le front des troupes, lentement, raidi dans son uniforme bleu clair, le visage impassible et distant comme à l'ordinaire. Mais son œil clair scrutait le visage de tous ces hommes immobiles devant lui et il me semblait, au souvenir des égarements récents très vite châtiés, qu'il cherchait à lire sur tous ces fronts le sentiment du devoir qui de nouveau les éclairait. Les régiments défilèrent ensuite dans un ordre impeccable, scandant les marches entraînantes que jouaient leurs musiques ; il y avait dans leur allure, dans les regards qui d'un bloc se tournaient vers le généralissime, une fierté et une noblesse traduisant avec éloquence les sentiments d'une troupe d'élite toute entière dévouée à ses chefs. C'était bien la 14ème division des journées glorieuses qui passait ! 1

1 - La 14ème division paraissait ce jour-là pour la dernière fois avec ses quatre régiments d'infanterie. Une décision du grand quartier général venait de réduire à trois le nombre des régiments de chaque division.

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Le Gal Pétain remet des décorations Le Gal Philipot fait rattacher sacravate de Commandeur

Gal Philipot Gal de Bazelaire

Le défilé

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Gal de Bazelaire

Gal Pétain Gal DelaunayMajor sup. des cantonnements

Lt Col.Marielle

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Victor Robert 2ème partie

Groupe d’officiers de l’EM du 7ème CA

Le général Philipot reçut à cette occasion la cravate de commandeur de la Légion d'honneur. Chacun des régiments d'infanterie de la division, ayant obtenu sa deuxième citation à l'ordre de l’armée, reçut la fourragère. Comme on pressentait le Général en chef en vue de faire attribuer la même distinction au 47ème régiment d'artillerie, j'entendis le général Pétain déclarer spontanément :

«  C'est de toute justice. J'estime d'ailleurs que lorsqu'une division a tous ses régiments d'infanterie cités, c'est que son artillerie s'est dépensée elle aussi ; elle mérite à son tour sa récompense. »

Le lendemain, le général commandant le Corps d'armée se rendait à cheval, accompagné de tout l'état-major, près de Cumières, où il passait en revue les deux régiments territoriaux d'infanterie (les 54ème et 67ème) qui venaient d'être objet d'une distinction.

Revue des 54ème et 67ème Régiments territoriaux d’infanteriePar le Gal de Bazelaire, à Cunières, le 25 juillet 1917

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Le 30 juillet, un télégramme du grand quartier général m'annonçait mon affectation au 240ème régiment d'artillerie, comme commandant du 1er groupe. J'appris que ce régiment appartenait à la 66ème division de chasseurs et que je pouvais le rejoindre en m'adressant au Corps d'armée dont relevait celle-ci et dont le quartier général était à Braine, sur la route de Fismes à Soissons.La nouvelle de mon affectation au Commandement du 1er Groupe du 250ème RAC

Depuis longtemps j'avais manifesté le désir d'exercer un commandement. Je considérais comme nécessaire à l'avenir de ma carrière de ne pas m'éterniser dans le service d'état-major. Le public avait déjà trop tendance à considérer que les officiers d'état-major ne partageaient pas les dangers et les fatigues des troupes et cela choquait le sentiment d'égalité si vif dans l'opinion française. Il était à craindre qu'après la guerre, on ne fît grief aux officiers restés dans les états-majors. de n'avoir pas participé aux opérations avec la troupe.

Du reste, une loi votée au début de 1916 faisait une obligation aux officiers d'état-major d'accomplir un certain temps de commandement. Mais cette loi avait été tempérée dans son application par le souci qu'avait aussitôt manifesté le général Joffre de ne pas désorganiser le service d'état-major, dont le bon fonctionnement demeurait indispensable au succès des opérations. A tous les échelons, le commandement était unanime à déclarer que les officiers brevetés, parfaitement préparés à leur rôle dans les états-majors, ne pouvaient faire défaut tout à coup dans ces organes sans compromettre l'exercice du commandement. Il avait donc été admis qu'ils ne quitteraient leurs états-majors que progressivement, à mesure qu'ils pourraient y être remplacés par des officiers venus de la troupe et suffisamment adaptés à ce service ; en attendant, ils seraient maintenus à leur poste tant que le commandement les déclarerait "indispensables". C'est à ce titre que, malgré mon désir plusieurs fois exprimé, j'avais été maintenu jusqu'alors à l'état-major du 7ème corps d'armée.

Cette fois mon désir était enfin satisfait. Et cependant, en toute conscience, j'éprouvais une certaine émotion à quitter cet état-major où, pendant trois années de guerre, sans interruption, j'avais vécu des heures intenses, participant à l'élaboration et à l'exécution de tant d'opérations sur les diverses parties du front, cet état-major dont tous les rouages m'étaient devenus si familiers, depuis que j'avais successivement dirigé chacun des bureaux et finalement tenu pour un temps entre mes mains, à la place du Chef d'état-major, l'ensemble des services. Je ne pouvais oublier la bienveillante sympathie que m'avaient sans cesse témoignée mes chefs, le général de Bazelaire dont j'avais si souvent partagé les émotions dans les heures critiques et dont l'inaltérable confiance m'avait inspiré les sentiments du plus profond dévouement, le lieutenant-colonel de Saint-Germain, qui m'avait appelé à

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collaborer avec lui, comme sous-chef, dans une atmosphère de si complète cordialité. Je ne me séparerais pas non plus sans regret de tous ces officiers composant notre état-major, dont certains avaient été mes compagnons de la première heure, dont les autres venus dans la suite avaient noué avec moi d'étroites et confiantes relations ou m'avaient apporté la plus ardente collaboration et qui tous, devenus mes subordonnés, continuaient à faciliter ma tâche par une fidèle soumission dont je leur gardais toute ma reconnaissance.

Ce qui pouvait, dans une certaine mesure, atténuer mes regrets, c'est que ma mutation arrivait, à vrai dire, à l'heure la plus favorable, car mes fonctions de sous-chef étaient bien les moins intéressantes de toutes celles que j'avais remplies.

Il m'en eût coûté davantage de partir alors que l'étais Chef de bureau, ayant une tâche propre à mener à bien, comportant sans cesse des solutions à rechercher d'où dépend pour une part le succès. Le Chef d'état-major connaît à un degré plus élevé encore tout ce qu'il y a de captivant dans une charge qui lui impose des créations de tous les instants et dans laquelle il engage sa responsabilité ; elle lui permet d'accuser sa personnalité et lui procure les vraies satisfactions du chef dans la direction des affaires. Le rôle de sous-chef n'a pas cet attrait. Hormis quelques questions de détail à régler dans le service intérieur de l'état-major, il n'a pas d'œuvre propre à réaliser ; il donne ses avis, il se tient prêt constamment à remplacer au pied levé le chef d'état-major défaillant ; il suit les affaires, il ne les dirige pas.

J'étais donc naturellement porté à apprécier les nouvelles fonctions qui allaient m'être confiées. A la tête d'un groupe d'artillerie, j'aurais à manier des hommes, à prendre des décisions, à faire œuvre de chef. J'en ressentais d'avance toute la fierté !

Mais à cette pensée se mêlait le souci d'être à la hauteur de ma tâche, et à ce point de vue, je ne me faisais pas d'illusion, j'avais des lacunes à combler. Je n'ignorais pas qu'une évolution profonde s'était accomplie dans le domaine technique de l'artillerie depuis le début de la guerre, que des procédés plus scientifiques s'étaient introduits en matière de préparation et d'exécution des tirs, grâce à l'adoption d'appareils topographiques, à l'usage des plans directeurs, au développement des moyens de transmission. Je n'avais pu suivre en détail la mise en application des nouvelles méthodes. Je sentais que j'avais fort à apprendre à ce sujet.

Ma femme terminait à cette époque une nouvelle cure à Contrexéville, que le docteur lui avait spécialement recommandée. Sa mère l'y avait accompagnée. Leur départ était fixé au 31 juillet, pour se rendre à Saint-

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André où se trouvaient déjà nos enfants. Il avait été convenu qu'elles accompliraient leur voyage en faisant un détour par Paris, où j'espérais pouvoir les rejoindre pour quelques heures à la faveur de mon séjour à Epernay. Ma mutation me facilita ce déplacement. J'obtins sans difficulté de m'absenter pour quarante-huit heures. Le 31 juillet au soir, j'étais à Paris pour recevoir ma femme et ma belle-mère. Je passai avec elles la journée du 1er août à flâner dans la capitale, tout à la joie de cette rencontre inespérée, avant d'aller prendre possession d'un nouveau poste plein d'inconnu. Le lendemain matin, après les avoir mises dans le train à la gare de Lyon, je repris à la gare de l'Est la direction d'Epernay.

Rentré au quartier général, il me restait plus qu'à préparer mes cantines, mettre en route mon ordonnance et mes chevaux vers ma nouvelle destination. Après avoir fait mes adieux à tous, le 4 août, je quittai en auto définitivement le quartier général du 7ème corps d'armée.

Je gagnai d'abord Fismes, pour voir au passage mon beau-frère, le commandant Correnson, qui commandait un parc du génie d'Armée et avec qui j'avais eu l'occasion de déjeuner au même endroit quelques semaines auparavant. Puis j'atteignis Braine, d'où je fus dirigé sur Vailly et le poste de commandement de l’A.D.installé à l'est de cette dernière localité, dans la vallée de l'Aisne.

Je trouvai là le commandant de l'A.D., le lieutenant-colonel Diétrich, auquel je me présentai et qui me fournit un guide pour me conduire au poste de commandement du 1er groupe, situé à deux kilomètres au nord de Vailly, près de Rouge-Maison.

Il était 18 heures environ lorsque, ayant gravi le sentier, puis les marches taillées dans la glaise, qui du chemin de Rouge-Maison, accédaient directement au rebord du plateau, j'atteignis une petite plate-forme, légèrement en contrebas de la crête. Un trou s'ouvrait devant moi, dans la paroi verticale du roc ; c'était l'entrée de la minuscule caverne qui abritait mon poste de commandement.

Les officiers de l'état-major du 1er groupe, prévenus, m'attendaient devant cet orifice, bientôt rejoints par mes commandants de batteries. Je pris immédiatement possession de mon commandement.

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XII. TABLE DES MATIERES

I. QUARTIERS D’HIVER________________________________________1Le château du Comte de Berthier______________________________________________1Intérieur du QG____________________________________________________________1Les parlementaires sous l’uniforme d’état-major__________________________________3Les travaux sur le front.______________________________________________________5Les reconnaissances d’état-major______________________________________________6Remaniement_____________________________________________________________10Dotations et créations nouvelles______________________________________________10

II. LE Q.G. DE CŒUVRES EN 1915_______________________________12Le moral_________________________________________________________________12Nouvelles mutations à l’état-major____________________________________________14Deux généraux blessés______________________________________________________16Coeuvres et ses environs au printemps_________________________________________17Le gibier_________________________________________________________________20Les perdrix de Saillard______________________________________________________21Les évenements extérieurs___________________________________________________23Sachons durer_____________________________________________________________25

III. L’OFFENSIVE DE CHAMPAGNE – 1915 -_______________________27Le QG. De Cuperly________________________________________________________27Le Général Joffre__________________________________________________________28Ma première permission.____________________________________________________29Les préparatifs d’une offensive_______________________________________________30Aux ouvrages blancs_______________________________________________________32L’attaque________________________________________________________________35La brèche________________________________________________________________37L’arrêt___________________________________________________________________38Les services du CA. Dans la bataille___________________________________________39Les missions extérieures____________________________________________________41Le PC d’une Division Coloniale______________________________________________41La reprise de l’offensive & l’arrêt définitif______________________________________45La visiste des champs de bataille______________________________________________46Le PC. A la ferme de Suippes________________________________________________48L’expédition de Salonique___________________________________________________49Retour au 2ème Bureau_____________________________________________________50Sa réorganisation__________________________________________________________51L’abbé Payen, aumônier du 7ème CA__________________________________________52La fête des morts__________________________________________________________53Le Général de Bazelaire – Retrait du 7ème CA.__________________________________54

IV. UNE PERIODE DE GRAND REPOS____________________________56

Hiver 1915 - 1916_____________________________________________________56Le 7ème CA à l’arrière_____________________________________________________56Mutations à l’état-major_____________________________________________________56Les éventualités d’intervention du CA._________________________________________58Mission en Champagre______________________________________________________58Mission à Verdun__________________________________________________________58Impréssions sur le front de la rive gauche à Verdu________________________________59La création de la S.T.C.A.___________________________________________________60Nouvelles permissions______________________________________________________61

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Direction : Verdun_________________________________________________________61

V. VERDUN 1916_______________________________________________62Le 7ème CA en alerte à Souilly_______________________________________________62Le Commandement improvisé de la rive gauche_________________________________64Le PC à Fromereville_______________________________________________________64Le bombardement général allemand___________________________________________65L’attaque allemande sur la rive droite__________________________________________66Le Général de Castelnau____________________________________________________67A propos du Mort-Homme___________________________________________________67La voie sacrée_____________________________________________________________70Le Général Pétain__________________________________________________________70Le PC à Dombasle_________________________________________________________70L’attaque sur la rive gauche__________________________________________________71Le Mort-Homme et les communiqués__________________________________________71L’aviation de combat_______________________________________________________73L’aviation d’observation et l’artillerie__________________________________________74L’évacuation des populations_________________________________________________75Physionomie des attaques___________________________________________________78La lutte au Mort-Homme____________________________________________________79La visite présidentielle______________________________________________________79L’ordre du jour du Général en Chef____________________________________________80L’attaque sur Avocourt_____________________________________________________81L’organisation de la défense_________________________________________________82Le grand rapport à Souilly___________________________________________________84La cravate de Commandeur__________________________________________________85Les pipes du Commandant en Chef____________________________________________85Le repos au pays de Jeanne d’Arc_____________________________________________86La basilique______________________________________________________________86Les nouvelles de Verdun____________________________________________________87L’ordre du jour du Général Pétain_____________________________________________88Retour au front de Verdun___________________________________________________88Les contre-attaques_________________________________________________________88L’équilibre établi__________________________________________________________89Le 2ème bureau au PC de Lavoye_____________________________________________89Les ballons arrachée par la bourrasque_________________________________________91Tragique voyage d’un observateur_____________________________________________92Le général Nivelle_________________________________________________________94Les combats sur la rive gauche_______________________________________________94Comment on « cuisine » les prisonniers________________________________________94L’anxiété à propos du Fort de Vaux___________________________________________96La situation générale – La Somme dégagée -Verdun______________________________97Mon premier vol – Retrait du 7ème CA.________________________________________98

VI. LA SOMME EN 1916________________________________________101Une visite au G.Q.G.______________________________________________________102La situation sur la bataille de la Somme_______________________________________104Le QG. De Quevauvilliers__________________________________________________105L’entrée du 7ème CA dans la bataille (26 juillet)________________________________1071ère phase : Tatoï, bois de Hem______________________________________________109Le PC Suzanne___________________________________________________________111Reconnaissance en avion___________________________________________________113Les observatoires_________________________________________________________113Le rôle de l’aéronautique___________________________________________________115Les photos aériennes______________________________________________________116Le transport de munition___________________________________________________117L’organisationo des transmissions____________________________________________119La vie intérieure du PC____________________________________________________1222ème phase l’attaque générale du 12 août : Celle, Hanovre, Heilbronn_______________124Les attaques partielles sur le ravin du bois des Riez______________________________124

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Le rapport de l’armée à Méricourt____________________________________________127Une chute d’auto dans un boyau_____________________________________________1283ème phase : l’attaque générale du 3 au 5 septembre : bois Reinette, côte 109_________1294ème phase l’attaque générale du 12 septembre, bois Marrières, Berlingots___________130L’œuvre du 7ème CA sur la Somme__________________________________________131La victoire de Bouchavesnes et la presse_______________________________________137Les inévitables abstentions des CA. Voisins et l’expextative du Cdt de l’armée________137Enseignements tactiques___________________________________________________141

VII. UN SECTEUR CALME_______________________________________145Le QG à Ste Menehould____________________________________________________146En permission : un bombardement aérien sur Besançon___________________________147Aspect du front___________________________________________________________149Un professeur de dératisation________________________________________________150Au cours des grenadiers à Chalons___________________________________________151Revue du Général Gouraud_________________________________________________152Au centre d’études d’artilleri de Vitry le François_______________________________158Reconnaissance vers Montdidier_____________________________________________160L’abbé Rémond, Capitaine de mitrailleurs_____________________________________161Les ouvertures de paix des Empires Centraux___________________________________162Le Général Nivelle Commandant en Chef______________________________________163

VIII. NOUVELLE ORIENTATION EN VUE D'UNE OFFENSIVE_______166Le QG à Arcis sur Aube____________________________________________________166En reconnaissance vers Reims_______________________________________________166Le secteur devant Brimont__________________________________________________168Gravse soucis au sujet de ma famille__________________________________________168Le QG à Trigny__________________________________________________________169La brigade russe au camp de Ville en Tardenois_________________________________171

IX. L'ATTAQUE DU 16 AVRIL 1917_______________________________175Les projets du commandement______________________________________________175Le dispositif d’attaque du 7ème CA__________________________________________176Le PC de la 5ème Armée à Jonchery sur Vesle__________________________________177La nouvelle du repli allemand devant le G.A.N._________________________________177« Rien de changé »________________________________________________________179L’activité dans le Secteur___________________________________________________179La révolution en Russie et ses répercussionos dans la Brigade russe_________________180La préparation d’artillerie__________________________________________________181Le camouflage___________________________________________________________181Le coup de main allemand__________________________________________________182Le PC avancé aux Champignonières d’Hermonville______________________________183La journée du 16 avril_____________________________________________________184Le Général Mazel au PC du CA_____________________________________________186

X. LES SUITES DE L'ECHEC DU 16 AVRIL_______________________187Le PC à Chenay__________________________________________________________187Alternatives pour la reprise des attaques_______________________________________187La 46ème Division________________________________________________________188La crise de commandement_________________________________________________189Les méfaits de l’aviation allemande__________________________________________194

XI. LA CAMPAGNE DEFAITISTE________________________________198Le PC revenu à Trigny_____________________________________________________198La propagande défaitiste aux Armées_________________________________________199Ses conséquences au camp de Ville en Tardenois________________________________200L’intervention du Gal Pétain, commandant en Chef______________________________202Les premiers officiers amérmicains___________________________________________203

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Les bombardements nocturnes d’Epernay______________________________________205Revue de la 14ème Division________________________________________________207La nouvelle de mon affectation au Commandement du 1er Groupe du 250ème RAC____210

XII. TABLE DES MATIERES_____________________________________214

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