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LespetitsFrenchiesd’AshfordDesexpatriéssesont installésdanscettevilleduKentpourprofiterdudynamismeanglais

LE PREMIERAVANTAGED’ASHFORD?SA SITUATION,

À 1H50DE PARIS ETÀ35MINUTESDE LONDRES

DANS LESRUES DU

CENTRE-VILLECOMME DANSLES PUBS,ON ENTENDPARLER

LA LANGUEDE MOLIÈRE

plein cadre

Reportage

Ashford (Royaume-Uni)Envoyée spéciale

Depuis sept ans, deux fois parjour, FabienHenissart changede pays, traverse la mer etdécale samontred’uneheure,dansunsenspuisdansl’autre.

«Question d’habitude», sourit ce Boulon-naisde40ans.Chaquematin, il sautedanssa voiture, prend quelques collègues aupassage et file vers le tunnel sous laMan-che. Ensemble, ils empruntent le Shuttleet, trente-cinq minutes plus tard, rejoi-gnentAshford,premièrevillebritanniqueà la sortie du tunnel.

C’est là que se trouve SBE-UK, la sociétéd’électronique qui les emploie. «Porteàporte, c’est une heure trente de trajet : pasplusquesi jedevaismerendreàmontravailen région parisienne», assure Fabien, res-ponsable technique. S’il gagne une heureàl’aller, il en perd une au retour, et rentrerarement chez lui avant 20heures. Maispour rien au monde il ne changerait devie.«AuRoyaume-Uni, l’ambianceestbeau-coup plus cosmopolite et joyeuse qu’enFrance,dit-il.Et surtout, il y aplus de jobs.»

C’est peu dire. D’après les chiffrespubliés en France mercredi 27août par leministèredutravail, lenombrededeman-deurs d’emploi (catégorie A) a augmentéde0,8%enjuillet,pouratteindre3,424mil-lions de personnes. Le taux de chômages’établit à 10,2% de la population active,contre 7,5% avant la crise. Outre-manche,oùl’économiearedémarréplusvigoureu-sementqu’enzoneeuro, letauxdedeman-deurs d’emploi est tombé à6,4%en juin.

Le contraste est encore plus saisissantentreleNord-Pas-de-CalaisetleKent,deuxrégionsséparéespar leseulbrasde laMan-cheetdistantesd’unetrentainedekilomè-tres. Côté hexagonal, le taux de chômagegrimpeà 13%, voire 17%àCalais ouà Lens-Hénin. Du côté d’Ashford, il est d’àpeineplus de 5%. Quant au produit intérieurbrut(PIB)duKent, ilacrûde3,3%surunanaupremiertrimestre,soitplusquesurl’en-semble du Royaume-Uni (3,2%), quand enFrance la croissance s’établissait à moinsde0,5% sur lamêmepériode.

Combien de Pas-de-Calaisiens, commeFabienHenissartetsescollègues, franchis-sent tous les jours la Manche pour allerprofiterdudynamismed’Ashford?Diffici-le à dire, car aucune statistique n’existesur le sujet. «Ils sontmoins que ce que l’onraconte, et surtoutmoins que ce que le fos-sééconomiqueentre lesdeuxrégionspour-rait laisser croire», dit Jo James, directricede la chambre de commerce du Kent.D’abord, parce que le trajet n’est pas bonmarché : l’aller simple en Shuttle coûte35euros, au minimum; et c’est au moinslemêmeprix pour le ferry.

Surtout, si l’Eurostar franchit quoti-diennement le tunnel, raressont les trainsqui desservent à la fois les gares de Calais-Fréthun et d’Ashford. Le tout, pour unecentained’euros.«TantdeCalaisienspour-raient aller travailler là-bas s’il y avait desnavettesquotidiennes», regretted’ailleursThaddée Segard, président de l’associa-tionOpale Link, quimilite pour le rappro-chement entre leKent et la Côte d’Opale.

Son rêve: la création d’unmétro trans-manche, qui utiliserait les mêmes voiesque l’Eurostar mais offrirait des trajetsàbas coût. Cette solution, selon lui, per-mettrait de réduire le fort taux de chôma-ge dont souffre sa région.

«Sur le papier, l’idée est séduisante»,estime le directeur des ressources humai-nes d’un groupe du Kent. «Mais cela nerésoudraitpas lesproblèmesstructurelsduNord-Pas-de-Calais, comme le manque dequalifications des candidats.»

Il y a pourtant bien une communautéfrançaiseàAshford. Ilsuffitdesepromenerdans les rues du centre-ville, aux petitesmaisons basses et colorées, pour s’en ren-drecompte.AusupermarchéTesco,àlater-rasse du Starbucks, dans les pubs, onentendparler la languedeMolière.

La plupart des Frenchies du coin sontdes cadres, souvent venus d’Ile-de-FranceoudelarégionRhône-Alpes;ilsontemmé-nagédans la ville ouoccupent les cottagesalentour. C’est le cas de Bruno Gosset, quis’est installé il y a peu dans une maisonsituée au bordde lamer, dans le villagedeHythe, àquinzeminutesd’Ashford.«Il y a

ici une qualité de vie inimaginable à Parisou à Londres», explique ce directeur de larecherche et dudéveloppement chez San-té Verte, un spécialiste des complémentsalimentaires. Sa société, lancée en 1998,est l’une des nombreuses entreprisescréées àAshford par des Français.

«Il y a vingt ans, après l’ouverture dutunnel sous la Manche, nous avons vudébarquer une vague d’entrepreneursvenus du continent et désireux de profiterdes taxes moins élevées », se rappelleJoJames. Il estvraiquela fiscalitébritanni-queadequoiséduire.L’impôtsurlessocié-tésprésenteuntauxde20%à28%, contre33,3% en France ; celui des cotisationspatronales s’établit à 13,8%, contreprès de50% de ce côté-ci de laManche. Quant aumarché du travail, il est beaucoup plusflexible au Royaume-Uni.

«C’est ce quim’a convaincu de délocali-ser mon entreprise à Ashford, en 1996»,témoigneOlivier Cadic. A l’époque, il étaità la tête d’une société d’électronique, InfoElec. Egalement élu de l’Union des démo-crates indépendants (UDI) à l’Assembléedes Français de l’étranger, ce pourfendeurdes lourdeurs fiscales et bureaucratiquesfrançaises ne cesse devanter les vertus dumodèle britannique. «Les impôts troplourds ruinent la compétitivitédesPME tri-colores», assure-t-il.

Aujourd’hui,pourtant, l’exil «100%fis-cal» des entrepreneurs français a vécu.«Ceux qui sont venus à Ashford pour cetteseule raison se sont cassé les dents», com-mente Jo James. «Sans un solide modèleéconomique, celan’a aucun intérêt, confir-me Olivier Morel, avocat spécialiste endroit des affaires au cabinet britannique

Cripps.Ashfordn’estun eldoradoquepourceuxqui en fontunatout stratégique.»

Defait, si lespatronsfrançaisvantent lafaible fiscalité britannique, le premieravantage d’Ashford est selon eux sa posi-tion géographique – à 1h50 de Paris età35minutes de Londres.

«NouspouvonslivrerdanstoutelaFran-ce en 48heures: nous ne ferions pasmieuxdepuis Marseille ou Lyon», commenteM.Gosset. Chaque matin, deux camionsquittentsesentrepôtsversleShuttle.«Sur-tout, d’ici, nous avons pu nous implantersur le marché britannique, très fermé ;depuis le continent, celaaurait été impossi-ble», assure Delphine Vernhes, la directri-ce export de SantéVerte.

MêmeargumentducôtédeSBE.En 1998, cette PME de Boulo-gne-sur-Mer, spécialiste duservice en téléphonie mobile,

a lancé une filiale britannique, SBE-UK,pour suivre l’un de ses clients,Motorola.

«Nous avons appris l’inventivité et laréactivitéàl’anglo-saxonne,quinousaper-mis de conquérir de nouveaux clients dansle pays, puis à l’international», commenteHervéBesème,ledirecteurgénéral.Aujour-d’hui,SBEestimplantéeenPologne,enBel-gique, au Canada, et travaille pour HTC,Sony, LGou encore Samsung.

JulienThierry,28ans,apoursapart lan-cé il y a deux ans la start-up Eclypsia, uneWebTV spécialiste des jeux vidéo en ligneet des services associés. Il a misé sur laproximité avec Paris et Londres. L’entre-prise s’est installée au dixième étage del’International House, la tour qui fait faceà la gare d’Ashford.

«Pratique à tous points de vue», souritle jeune patron. Aujourd’hui, sa sociétéemploie cinquante salariés. Son chiffred’affaires, de 1million d’euros en 2013,devrait frôler les 2millions cette année.«En France, tout serait allé moins vite»,estimeM.Thierry. Il a aussi choisiAshfordpour développer, à terme, une version100% anglaise de sa WebTV. Pour cela, ils’apprêteàcollecterdes fondsauprèsd’in-vestisseurs londoniens et… parisiens.

LacitéduKentprésenteunautreavanta-ge, et de taille : les loyers des bureaux. Enmoyenne, ils sont 73% moins élevés queceuxdu cœur de Londres. «Ce n’est pas unhasard si nous attirons aussi les sièges degroupes internationaux», se félicite KateNorth,responsabledudéveloppementéco-nomique de la commune. Et d’égrener lesnoms: lesparfumsGivaudan, lespécialistedes paiements sécurisés Verifone, le grou-ped’agroalimentairePremier Foods…

Les loyers des logements sont aussimoinsélevés. Si, pour800eurosparmois,il est difficile d’obtenir un studio de plusde 35m2 à Paris ou à Londres, dans le Kent,on déniche pour ce prix sans trop demalunebelle surface.

C’estunargumentauquel lepatrond’E-clypsia a été sensible ; il a fait venir la plu-partdesessalariésdeFrance.Grâceàl’aidede la chambre locale de commerce, il leura trouvé un toit. «Nous avons même puchoisir sur photos avant d’arriver», racon-teBorisVyle,quiarejoint lasociétéensep-tembre2013,pourdiriger l’équipededéve-loppeurs. Tous les week-ends, il prend savoiture pour rejoindre sa famille, à Lille.Par le Shuttle, bien sûr… p

Marie Charrel

JulienThierry (au centre)–le fondateur d’Eclypsia, start-up

lancée àAshford en 2012 –et deuxde ses salariés.

ANDREWTESTA POUR «LE MONDE»

L’hôpitaldeCalaisrêved’attirerdespatientsbritanniques

Quand il songeau tunnel sous laManche,MartinTrelcat, le directeurducentrehospitalier deCalais (Pas-de-Calais), seprendà rêver:«Des cen-tainesdeBritanniques viennent tousles jours, en trainouen ferry, faireleurs courses dansnotre régionpourprofiterdes prixmoins chers, dit-il.Pourquoine viendraient-ils pasaussise faire soigner cheznous?»

Dans les faits, chaquemois, unedizainede résidentsduKent, régionsituée sur l’autre rivede laManche,fréquentent l’hôpital calaisien.Unedirectiveeuropéennede 2011, trans-poséeauRoyaume-Uni fin 2013,

autorise cettepossibilité –pourunelistede 144soins –, àconditionque lemédecin traitant ait permis aupatientde franchir la frontière etrempli le formulaireadéquat. Les fac-tures sontprises enchargepar le sys-tèmede santébritannique, leNHS,oupar les assurancesprivées.«Nouspourrions soigner jusqu’à 300Britan-niquesparan», assureM.Trelcat,tout enprécisant quesonperson-nel…prenddes coursd’anglais.

Il estimeque tout lemondeygagnerait : les salles d’attentedeshôpitauxduKent sedécongestion-neraient, tandis que sonétablisse-

ment, récemment rénové, pourraittourner à plein régime… «L’hôpitaldeCalais redoute d’être unpeu surdi-mensionnépar rapport à la popula-tion locale», confieunmédecin.

Offres groupéesM.Trelcat songemêmeàmonter,

avec les commerçants et les entre-preneurs des environs, des offresgroupées pour lesmalades et leursproches, incluant des nuits d’hôtelet des visites touristiques. «Celanouspermettrait de construire unevéritable offremédicale transfronta-lière, à l’exemple de ce qui se fait

entre les établissements d’Hirson[Aisne] et de Chimay en Belgique»,avance le directeur.

Pour attirer ces patients, l’hôpitaldeCalais voudrait apparaître dansla «carte» duNHS, afin que lesmédecins traitants duKent, pas tou-jours au courant, soient informésde son existence.Mais, pour qu’untel référencement soit possible, l’ac-cord des autorités de santé britanni-ques est nécessaire. Interrogées surle sujet, elles se contentent de ren-voyer aux réglementations euro-péennesdéjà en vigueur. p

M.C.

2 0123Vendredi 29 août 2014