1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinzeNumro 50 (2006)Varia
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Tom Gunning
Le Cinma dattraction: le film despremiers temps, son spectateur, etlavant-garde................................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Rfrence lectroniqueTom Gunning, Le Cinma dattraction: le film des premiers temps, son spectateur, et lavant-garde, 1895. Millehuit cent quatre-vingt-quinze [En ligne],50|2006, mis en ligne le 01 dcembre 2009. URL : http://1895.revues.org/pdf1242DOI : en cours d'attribution
diteur : Association franaise de recherche sur lhistoire du cinma (AFRHC)http://1895.revues.orghttp://www.revues.org
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Le Cinma dattraction : le film des premierstemps, son spectateur, et lavant-garde1
En 1922 Fernand Lger, dans un tat dexaltation conscutif une projection de la Roue
dAbel Gance, rdigeait un texte dans lequel il tentait de dfinir les possibilits radicales du
cinma. Le potentiel du nouvel art ne rsidait pas, selon lui, dans la capacit imiter les
mouvements de la nature ou suivre une route fausse , celle de la ressemblance au
thtre. Sa force singulire consistait plutt faire vivre des images 2. Cest prcisment
cette aptitude canaliser le visible, cet acte de montrer et de projeter dont le cinma
davant 1906 tmoigne avec le plus dintensit, mon sens. La source dinspiration quil a
t pour lavant-garde des premires dcennies du XXe sicle demande tre de nouveau
explore.
Les crits des premiers modernistes sur le cinma suivent une trajectoire semblable celle
de Lger, quil sagisse des Futuristes, des Dadastes ou des Surralistes : lenthousiasme pour
ce nouveau mdium et les possibilits quil offre succde la dception face une volution
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par Tom Gunning
1 Ce texte est la traduction de larticle de Tom Gunning dans sa premire version, publie dans WideAngle, vol. VIII, ns 3/4, 1986, pp. 63-70, et reproduite sans illustrations dans Thomas Elsaesser (dir.),Early Cinema Space Frame Narrative, Londres, British Film Institute, 1990, pp. 56-62 [NdE].2 Fernand Lger, La Roue, sa valeur plastique (1922) dans Fonctions de la peinture, Gallimard, Folio,Paris, 1997, pp. 55-60. [1965] Lessai, selon Sylvie Forestier qui a tabli cette dition, comporte troisvariantes manuscrites et est paru initialement dans Comdia (Paris), le 16 dcembre 1922. Dans sonarticle, Tom Gunning se rfre ldition amricaine du recueil dessais de Lger, Functions of Painting,due Edward Fry (New York ,Viking Press, 1973). Gunning crit, citant Lger propos du cinma, quesa force est de faire voir les images ( making images seen ), et non plus de faire vivre desimages , comme cest le cas dans ldition franaise mentionne ci-dessus. Si Lger, plus loin dans sontexte, crit que le film de Gance reprsente la capacit pour le cinma de nous faire voir tout ce quina t quaperu , cela ne concerne pas les images elles-mmes, du moins pas en premier lieu. Parailleurs, dans cette citation, les italiques sont celles de Lger [NdT].
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dj en cours son asservissement aux formes artistiques traditionnelles telles que le
thtre et la littrature. Cette fascination pour le potentiel dun mdium (et le fantasme
qui laccompagne de sauver le cinma de sa dpendance vis--vis de formes qui lui seraient
trangres et appartiendraient au pass) peut se comprendre de diffrentes faons. Je veux
partir ici de cette fascination afin dclairer un sujet que jai abord par le pass dun autre
point de vue : la relation tonnamment htrogne que les films davant 1906 (plus ou
moins) entretiennent avec les films qui suivent, et la faon dont une prise en compte de
cette htrognit signale une conception nouvelle de lhistoire du cinma et de la forme
filmique. Mon travail dans ce domaine sest fait en collaboration avec Andr Gaudreault3.
Lhistoire du cinma des premiers temps, comme plus gnralement celle du cinma, a t
crite et thorise dans un contexte dhgmonie du cinma narratif. Les premiers
cinastes Smith, Mlis et Porter par exemple ont t tudis principalement du point
de vue de leur contribution au cinma en tant que mdium de rcit, particulirement tra-
vers lvolution du montage narratif. Bien que de telles approches ne soient pas complte-
ment errones, elles restent partiales et risquent de donner une ide inexacte du travail de
ces cinastes comme des forces qui ont faonn le cinma davant 1906. Quelques indica-
tions suffiront montrer que le cinma des premiers temps ntait pas domin par le dsir
de rcit qui allait plus tard affirmer son emprise sur le mdium. Tout dabord, le film dac-
tualits a jou un rle extrmement important dans la production des tous premiers temps.
Lexamen des films pour lesquels les droits de reproduction ont alors t rservs aux Etats-
Unis montre que jusquen 1906 le nombre de films dactualits excdait celui de films de
fiction4. La tradition Lumire de mettre le monde la porte de chacun par des films
de voyage et des actualits na pas disparu avec le dsengagement du Cinmatographe du
secteur de la production des films.
Cependant, mme hors du cadre du film dactualits ce que lon a parfois dsign comme
la tradition Mlis le rcit joue un rle nettement diffrent de celui quil jouera dans
le film narratif traditionnel. Mlis lui-mme dclarait propos de sa mthode de travail :
3 Voir mes articles The Non-Continuous Style of Early Film , dans Roger Holman (dir.), Cinema 1900-1906, Bruxelles, FIAF, 1982 ; An Unseen Energy Swallows Space : The Space in Early Film and Its Relationto American Avant Garde Film dans John L. Fell (dir.), Film Before Griffith, Berkeley, University ofCalifornia Press, 1983, pp. 355-66 ; ainsi que notre communication commune, prsente par AndrGaudreault au colloque de Cerisy sur lhistoire du cinma en aot 1985, le Cinma des premiers temps :un dfi lhistoire du cinma ? . Je voudrais enfin mentionner limportance quont eu pour moi mesdiscussions avec Adam Simon, tout comme lespoir qui est le ntre de mener des recherches pluspousses sur lhistoire et larchologie du spectateur de cinma.4 Robert C. Allen, Vaudeville and Film: 1895-1915, A Study in Media Interaction, New York, Arno Press,1980, pp. 212-213.
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Quant au scnario, la fable , au conte , je men occupais en dernier. Je puis affirmer
que le scnario ainsi fait navait aucune importance, puisque je navais pour but que de luti-
liser comme prtexte mise en scne , trucs , ou tableaux dun joli effet. 5
Quelles que soient les diffrences dont on pourrait faire linventaire entre Lumire et
Mlis, ces derniers ne devraient pas reprsenter lopposition entre cinma narratif et cin-
ma non-narratif, du moins dans lacception actuelle de ces termes. Lon devrait plutt les
runir dans une seule et mme conception du cinma, pas tant comme moyen de raconter
une histoire que comme manire de prsenter des vues un public vues qui fascinent par
leur exotisme et leur pouvoir dillusion, quil sagisse de lillusion raliste du mouvement
offerte aux premiers publics par Lumire ou de celle, magique, concocte par Mlis. En
dautres termes, il me semble que les rapports au spectateur mis en place par les films de
Lumire et de Mlis (et par ceux de bien dautres avant 1906) partagent les mmes fon-
dements, fondements qui les distinguent des principales relations au spectateur institues
par le cinma narratif aprs 1906. Jappellerai cinma dattractions cette conception du
cinma des premiers temps qui me parat dominer jusquen 1906-1907. Bien quelle diffre
de la fascination pour le rcit exploite par le cinma du temps de Griffith, elle ne sy oppo-
se pas ncessairement. En fait, le cinma dattraction ne disparat pas avec la priode de
domination du rcit, mais deviendrait plutt souterrain compter de ce moment-l, int-
grant la fois certaines pratiques davant-garde et certains films narratifs, de faon plus
vidente dans certains genres (la comdie musicale, par exemple) que dans dautres.
Quest-ce quau juste le cinma dattraction ? Il sagit en premier lieu dun cinma fond
sur la qualit clbre par Lger, la capacit montrer quelque chose. Par contraste avec la
dimension voyeuriste du cinma narratif analyse par Christian Metz6, ce cinma serait plu-
tt exhibitionniste. Un aspect du cinma des premiers temps, auquel jai consacr dautres
articles, est emblmatique de cette relation diffrente que le cinma dattractions entre-
tient avec son spectateur : le regard rcurrent des acteurs en direction de la camra. Ce
geste, qui sera ensuite considr comme gchant lillusion raliste produite par le cinma,
tablit alors avec brio le contact avec le public. Du grimacement des comdiens vers la
camra aux rvrences et aux gesticulations constantes des prestidigitateurs dans les films
de magie, ce cinma tale sa visibilit et accepte de sacrifier lapparente autonomie de
lunivers de la fiction si cela lui permet de solliciter lattention du spectateur.
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5 Georges Mlis, Importance du scnario , avril 1932, dans Georges Sadoul, Georges Mlis, Paris,Seghers, 1961, p. 118. Les italiques sont de Mlis [NdT].6 Christian Metz, le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et cinma, Christian Bourgois, Paris, 2002 [1977],tout particulirement les chapitres 4 et 5 de la premire partie, le Signifiant imaginaire , et ladeuxime partie, Histoire/discours (note sur deux voyeurismes) .
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Lexhibitionnisme devient littral dans la srie de films rotiques qui occupe une place
importante dans la production des premiers temps. Lon trouvait dans le mme catalogue
Path des publicits pour un mystre de la Passion et des scnes grivoises dun caractre
piquant 7, autrement dit des films rotiques comprenant souvent des images de nudit
complte. Au fil des ans, ces films se virent relgus vers des circuits plus souterrains.
Comme la montr Nol Burch dans Correction Please : How We Got into Pictures (1979), un
film tel que le Coucher de la marie (France, 1902) rvle un conflit fondamental entre
cette tendance exhibitionniste du cinma des premiers temps et la cration dune digse
de fiction. Une femme sy dshabille avant daller se coucher tandis que son nouvel poux
lpie derrire un cran. Cependant, cest la camra et au public que la marie destine son
strip-tease rotique, nous faisant face, lanant des clins dil, bate en sa parade rotique.
Comme le souligne la citation de Mlis, le film trucs, peut-tre le genre dominant du
cinma hors le film dactualits avant 1906, est lui-mme une srie dexhibitions, dattrac-
tions magiques, bien plus que lbauche primitive dune continuit narrative. De fait,
nombre de films trucs ne prsentent pas lombre dune intrigue et se caractrisent par
une srie de transformations sans grand rapport entre elles, simplement places les unes
la suite des autres, sans souci aucun pour la dfinition de personnages. Pourtant, mme les
films trucs prsentant une intrigue le Voyage dans la lune (1902), par exemple ne peu-
vent tre abords simplement comme les prcurseurs de structures narratives plus tardives
sans risque de malentendu. En effet, lhistoire ne fait quy apporter un cadre o enchaner
les dmonstrations des possibilits magiques du cinma.
Les modes dexploitation dans le cinma des premiers temps refltent galement le peu de
proccupation pour llaboration lcran dun monde narratif se suffisant lui-mme.
Comme la montr Charles Musser8, les premiers exploitants du spectacle exeraient un
contrle considrable sur les sances quils prsentaient, allant jusqu remonter les films
quils avaient acquis et les compltant par toute une srie de complments tels que les brui-
tages et les commentaires parls. Lexemple le plus extrme en est le Hales Tours, la plus
importante chane dtablissements entirement ddis la projection de films avant 1906.
Non seulement les films consistaient en des squences non-narratives filmes bord de
vhicules en mouvement (des trains, habituellement), mais la salle elle-mme tait amna-
ge comme un compartiment de train, avec un contrleur pour les tickets et des bruitages
simulant le cliquet des roues et le sifflement des freins air comprim9. De telles expriences
7 En franais dans le texte original [NdT].8 Charles Musser, American Vitagraph 1897-1901 , Cinema Journal (University of Texas Press, Austin),vol. 22, n 3, printemps 1983, p. 10.9 Raymond Fielding, Hales Tours : Ultrarealism in the pre-1910 Motion Picture , dans John L. Fell(dir.), Film Before Griffith, op. cit., pp. 116-130.
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de visionnement se rapportent davantage aux attractions de fte foraine quaux traditions
du thtre respectable. La relation entre les films et lapparition des premiers parcs dat-
tractions tels que Coney Island la fin du XIXe sicle constitue un riche terrain dinvestiga-
tion pour qui veut repenser les racines du cinma des premiers temps.
Nous ne devrions pas davantage oublier que dans les premires annes dexploitation, le cin-
ma tait en soi une attraction. Les spectateurs de ses dbuts se rendaient des sances afin
dassister des dmonstrations de machines plutt qu des films. Ces dernires merveilles
technologiques succdaient des innovations aussi prodigieuses que les machines rayons X
et, prcdemment, le phonographe. Ce sont le Cinmatographe, le Biograph ou le Vitascope
qui tenaient le haut de laffiche pour les spectacles de varits o ils apparaissaient pour la
premire fois, pas le Repas de bb (1895) ou The Black Diamond Express ( lExpress du dia-
mant noir , 1896). Aprs cette priode o leffet de nouveaut joua plein, la dmonstra-
tion des possibilits du cinma se poursuivit, et pas seulement dans les films de magie.
Nombre de gros plans dans le cinma des premiers temps diffrent dans leur utilisation
dexemples plus tardifs de cette technique, justement parce quils nont pas recours au chan-
gement dchelle des fins de ponctuation narrative, mais en tant quattraction en soi. Le
gros plan insr dans The Gay Shoe Clerk ( Un Vendeur de chaussures dlur ) de Porter
(1903) annonce peut-tre les techniques de continuit venir, mais sa principale raison dtre
est l encore lexhibitionnisme pur, la dame y soulevant sa jupe afin dexposer sa cheville
tous les regards. Des films de la Biograph tels que Photographing a Female Crook
( Photographies dune femme malhonnte , 1904) et Hooligan in Jail ( Un Vandale sous
les verrous , 1903) se composent dun plan unique dans lesquels la camra se rapproche du
personnage principal, jusqu ce quil soit cadr en plan rapproch. Lagrandissement du sujet
nest pas un indice de tension narrative : attraction en soi, il est ce vers quoi tend le film10.
Le terme d attractions vient bien videmment du jeune Serguei Mikhalovitch Eisenstein
et de sa recherche dun modle et dun mode danalyse nouveaux pour le thtre. Dans sa
qute dune unit qui mesurera linfluence exerce par lart en loccurrence, par lart
dramatique , fondement dune analyse visant saper le thtre raliste bas sur la repr-
sentation, Eisenstein sarrta sur la notion d attraction 11. Une attraction se dfinissait
par sa capacit assaillir le spectateur par une action sensorielle ou psychologique .
Selon Eisenstein, le thtre devait consister en un montage de telles attractions, produisant
une relation au spectateur entirement diffrente de son absorption dans la figurativit
10 Je tiens remercier ici Ben Brewster pour ses commentaires aprs la premire prsentation de cettecommunication, notamment sur limportance dinclure ici cet aspect du cinma dattractions.11 Eisenstein, Comment je suis devenu metteur en scne , dans Rflexions dun cinaste, (traduction deLucia et Jean Cathala), Moscou, Editions du Progrs, 1958, p. 16 (galement dans uvres, tome 3,Mmoires (I), (traduction de Jacques Aumont), Paris, Editions Sociales/UGE, collection 10/18, 1978, p. 243).
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The Gay Shoe Clerk dEdwinS. Porter (1903). Photo Libraryof Congress (Washington), D.R.
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base sur lillusion 12. Si je reprends ce terme, cest en partie pour souligner la relation au
spectateur que cette avant-garde plus tardive partage avec le cinma des premiers temps,
relation de confrontation exhibitionniste plutt que dabsorption digtique. Il va sans dire
que le montage dattractions quappelle Eisenstein, par son action vrifie au moyen de
lexprience et calcule mathmatiquement 13, diffre considrablement de celle de ces
films (comme dailleurs toute pratique consciente dopposition diffrera dans son mode
dune pratique populaire). Cependant, il est important de garder lesprit le contexte do
Eisenstein a extrait ce terme. Tout comme aujourdhui, les attractions taient associes
la fte foraine, et pour Eisenstein comme pour son ami Iouktvitch, elles se rsumaient
pour ainsi dire leur attraction favorite, les montagnes russes ou, comme on les appelait
alors en Union Sovitique, les montagnes amricaines14.
La source nest pas indiffrente. Lenthousiasme de la premire avant-garde pour le cinma
devait au moins en partie un enthousiasme pour une culture de masse en voie dmer-
gence au dbut du XXe sicle, et qui apportait un nouveau type de stimulation un public
inaccoutum aux arts traditionnels. Il importe de voir dans cet enthousiasme pour lart
populaire plus quun geste visant simplement pater le bourgeois 15. Le dveloppe-
ment considrable de lindustrie du divertissement depuis les annes 1910, son acceptation
grandissante par les classes moyennes rendue possible par leur prise en compte par cette
mme industrie font quil est devenu difficile de comprendre lexprience libratrice dont
le divertissement populaire pouvait tre porteur au dbut du XXe sicle. Il me semble que
cest prcisment le caractre exhibitionniste de lart populaire au tournant du sicle qui fit
son attrait pour lavant-garde notamment son affranchissement de la ncessit dune di-
gse et laccent mis par lui sur la stimulation directe.
Dans ses crits sur le thtre de varits, Marinetti en vantait non seulement lesthtique
de la surprise et de la stimulation, mais aussi la cration dun nouveau spectateur contras-
tant avec le voyeur stupide et statique du thtre traditionnel16. Le spectateur du
thtre de varits sentait que le spectacle sadressait lui de manire directe et y partici-
pait, accompagnant de la voix le film (comme ly invitait dailleurs celui-ci) et chahutant les
comdiens. En nous intressant au cinma des premiers temps dans un contexte darchives
et de recherches universitaires, nous prenons le risque doublier sa relation vitale au thtre
de varits, qui fut son principal lieu dexploitation jusquen 1905 environ. Le cinma taitt
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12 Eisenstein, Le montage des attractions [1923], dans uvres, tome 1, Au-del des toiles,(traduction de Sylviane Moss), Paris, UGE, collection 10/18, 1974, pp. 117 et 119 respectivement.13 Ibid., p. 117.14 Yon Barna, Eisenstein, Bloomington (Indiana), Indiana University Press, 1973.15 En franais dans le texte original [NdT].16 The static, stupid voyeur of traditional theater , citations extraites par Tom Gunning de The VarietyTheater 1913 , dans Umbro Appolonio (dir.), Futurist Manifestos, New York, Viking Press, 1973, p. 127.
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une attraction parmi dautres sur les programmes de varits et se trouvait entour de
nombreux numros sans rapport avec lui ni entre eux, senchanant bien souvent sans lien
narratif ni mme vritable logique. Mme lorsquils commencrent tre prsents dans
les nickelodeons en voie dapparition la fin de cette priode, ces films courts continurent
tre prsents dans un format de varits : films trucs insrs entre deux farces, actua-
lits, chansons illustres et, assez frquemment, numros de varits au rabais. Cest juste-
ment sa diversit non-narrative qui exposa cette forme de divertissement aux attaques des
organisations de rformateurs sociaux dans les annes dix. La Russell Sage Survey, dans une
enqute sur les divertissements populaires, jugea que le thtre de varits reposait sur
un intrt artificiel plutt que sur un intrt humain naturel et susceptible de spanouir,
ces numros nentretenant entre eux aucune relation ncessaire ni, en rgle gnrale, de
relation relle 17. En dautres termes, aucun rcit. Si lon en croit ce groupe de rforma-
teurs sociaux appartenant aux classes moyennes, le thtre de varits tait, la nuit venue,
lquivalent dun trajet en tramway un jour de grande activit dans une ville trs peuple :
il favorisait une nervosit malsaine. Cest prcisment lartificialit de ce stimulus que
Marinetti et Eisenstein voulaient emprunter aux arts populaires pour linjecter dans le
thtre, canalisant de la sorte lnergie populaire des fins radicales.
Quadvint-il du cinma dattraction ? La priode qui va de 1907 1913 reprsente la vri-
table narrativisation du cinma, narrativisation qui trouve son point culminant avec lap-
parition de films de long mtrage radicalement diffrents du format des varits. Le cin-
ma prend alors sans ambigut le thtre lgitime pour modle et produit des interprtes
clbres dans des pices clbres. La transformation du discours filmique dont David Wark
Griffith est emblmatique assigne les signifiants cinmatographiques la narration dhis-
toires et la cration dun univers digtique clos sur lui-mme. Le regard la camra se
voit proscrit et les procds du cinma quittent le domaine des tours de magie ludiques,
donc des attractions cinmatographiques (Mlis nous faisant signe de regarder la femme
disparatre, par exemple), pour se transformer en lments dexpression dramatique et en
autant daccs la psychologie des personnages et au monde de la fiction.
Il serait cependant trop facile dinterprter ceci comme une histoire la Can et Abel, dans
laquelle le rcit tranglerait les possibilits naissantes dune forme de divertissement jeune et
iconoclaste. Tout comme le format des varits se perptua dune certaine faon dans les
palaces du cinma des annes vingt, o il coexistait avec les actualits, les dessins anims, les
invitations chanter en chur, les interprtations orchestrales et parfois les numros de varits
17 [Vaudeville] depends upon an articial rather than a natural human and developing interest, theseacts having no necessary, and as a rule, no actual connection. Michael Davis, The Exploitation ofPleasure, New York, Russell Sage Foundation, brochure du service de lhygine enfantine (Dept. of ChildHygiene), 1911.
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(dans un environnement gravitant, il est vrai, autour du film narratif de long mtrage de la soi-
re), le systme de lattraction demeure une composante essentielle du cinma populaire.
Le film de poursuite montre quel point une synthse des attractions et du rcit tait dj
en train de soprer la fin de cette priode (cest--dire de 1903 1906, en fait). La pour-
suite avait t le premier vritable genre narratif du cinma, dans lequel elle avait introduit
un modle de causalit et de linarit, ainsi que les bases dun montage reposant sur la conti-
nuit. Un film comme Personal ( Petite Annonce , Biograph, 1904), modle du film de pour-
suite bien des gards, tmoigne de la production dune linarit narrative travers la fuite
dsespre dun aristocrate franais devant les nombreuses candidates aux fianailles que son
annonce dans un journal a suscites. Simultanment pourtant, dans chaque plan, tandis que
les jeunes femmes poursuivent leur proie en direction de la camra, elles rencontrent un lger
obstacle (une clture, une lgre pente, un ruisseau) qui les ralentit dans leur course, mna-
geant lintention du spectateur une courte pause-spectacle dans le droulement du rcit. La
compagnie Edison semble avoir t particulirement consciente de cela, puisquelle plagia le
film de la Biograph et produisit sa propre version, How a French Nobleman Got a Wife
Through the New York Herald Personal Columns ( Comment un aristocrate franais trouva
se marier grce aux petites annonces du New York Herald ), sous deux formes : dans son int-
gralit ou par plans, de sorte que nimporte quel plan des femmes pourchassant lhomme
pouvait tre achet sparment de lincident de dpart ou de la conclusion du rcit18.
Comme la montr Laura Mulvey dans un tout autre contexte, la dialectique entre spectacle
et rcit a largement nourri le cinma classique19. Donald Crafton, dans son tude de la gros-
se farce The Pie and the Chase ( La Tarte et la poursuite ), a expliqu comment le slaps-
tick constituait un compromis entre le pur spectacle du gag et le dveloppement du rcit20.
De mme, au cours de son histoire, le film spectacle a justifi sa rputation en mettant
simultanment laccent sur des moments de pure stimulation visuelle et sur la narration. De
fait, la version de Ben Hur de 1924 fut montre dans un cinma de Boston accompagne
dune liste minute de ses principales attractions :
835 The Star of Bethlehem ( ltoile de Bethlem )
840 Jerusalem Restored ( Jrusalem rendue elle-mme )
859 Fall of the House of Hur ( la Chute de la maison des Hur )
18 David Levy, Edison Sales Policy and the Continuous Action Film 1904-1906 , dans John L. Fell (dir.),Film Before Griffith, op. cit., pp. 207-222.19 Laura Mulvey, Visual Pleasure and Narrative Cinema , Screen, (Londres), vol. 16, n 3, automne1975, pp. 6-18.20 Communication prsente la confrence de la FIAF (Fdration Internationale des Archives du Film)sur le slapstick, en mai 1985 New York City.
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How a French Nobleman Got aWife Trough the New YorkHerald Personal ColumsdEdwin S. Porter (1904).Photo Library of Congress(Washington), D.R.
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1029 The Last Supper ( la Cne )
1050 Reunion ( les Retrouvailles )21
La politique publicitaire de Hollywood, qui voulait que les caractristiques dun film soient
numres et prcdes dun extatique See ! ( Venez voir ! ), tmoigne de la force
primitive de lattraction toujours prsente sous larmature du rcit rgulateur.
Nous sommes l apparemment bien loin des prmices de lavant-garde par lesquelles cette
discussion du cinma des premiers temps avait commenc. Il est toutefois important de ne
pas concevoir lhtrognit radicale que je dcle dans ce cinma comme un programme
vritablement oppos au dveloppement du cinma narratif et inconciliable avec lui. Cette
vision serait par trop sentimentale et anhistorique. Un film tel que The Great Train Robbery
(le Vol du grand train/ lAttaque du grand rapide, Edwin S. Porter, 1903) sengage dans les
deux directions la fois : dune part, lagression directe du spectateur (le plan spectaculai-
rement rapproch du hors-la-loi dchargeant son pistolet sur nous), dautre part, la conti-
nuit narrative linaire. Cest l lhritage ambigu du cinma des premiers temps. En un
sens, le cinma-spectacle a clairement raffirm, dans un pass rcent, son ancrage dans la
culture de la stimulation et les tours de montagnes russes je pense plus particulirement
ce que lon pourrait appeler le cinma deffets du trio Spielberg-Lucas-Coppola.
Les effets restent pourtant des attractions domestiques. Marinetti et Eisenstein avaient
compris quils puisaient dans une source dnergie qui demanderait tre concentre et
intensifie pour accomplir ses potentialits rvolutionnaires. Lun comme lautre pr-
voyaient den augmenter limpact sur les spectateurs, Marinetti proposant de les attacher
littralement leur sige avec de la colle forte (les vtements irrmdiablement abms
tant rembourss aprs la reprsentation), Eisenstein faisant allumer des ptards sous ces
mmes siges. Tout changement en histoire du cinma implique un changement dans la
faon dont le cinma sadresse son spectateur, et chaque priode construit son spectateur
dune nouvelle manire. Dans une priode de lavant-garde cinmatographique amricai-
ne o la subjectivit contemplative arrive dsormais au terme de sa (glorieuse) trajectoire,
il est possible que les ressources de cette fte foraine du cinma et des mthodes du diver-
tissement populaire naient pas toutes t puises. Un Coney Island de lavant-garde est
donc peut-tre venir, dont le courant jamais dominant mais toujours perceptible traver-
sait dj Mlis et Keaton, Un chien andalou (1928) et Jack Smith.
Traduit de langlais (tats-Unis) par Franck Le Gac.
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21 Voir Nicholas Vardac, From Stage to Screen : Theatrical Method from Garrick to Griffith, New York,Benjamin Blom, 1968, p. 232.
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