Anthropologie et impérialisme. Textes choisis et présentés par Jean
CopansRodolfo STAVENHAGEN
directeur de recherche au Colegio de México de Mexico. Ancien
sous-directeur général pour les sciences sociales de l’UNESCO
(1975)
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC
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Rodolfo Stavenhagen,
“Comment décoloniser les sciences sociales appliquées.”
Un texte publié dans Anthropologie et impérialisme. Textes choisis
et présentés par Jean Copans, pp. 405-440. Paris : François
Maspero, Éditeur, 1975, 478 pp. Collection “Bibliothèque
d’anthropologie” dirigée par Maurice Godelier.
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2016 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences
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Rodolfo STAVENHAGEN
directeur de recherche au Colegio de México de Mexico. Ancien
sous-directeur général pour les sciences sociales de l’UNESCO
“Comment décoloniser les sciences sociales appliquées.”
Un texte publié dans Anthropologie et impérialisme. Textes choisis
et présentés par Jean Copans, pp. 405-440. Paris : François
Maspero, Éditeur, 1975, 478 pp. Collection “Bibliothèque
d’anthropologie” dirigée par Maurice Godelier.
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[477]
Anthropologie et impérialisme. Textes choisis et présentés par Jean
Copans.
Table des matières
Rodolfo Stavenhagen, Réponse [437]
11
Rodolfo Stavenhagen
Ce texte a reçu un certain nombre de commentaires auquel R.
Stavenhagen a lui-même répondu. On trouve la version originale du
texte ainsi que ces commentaires et cette réponse dans Human
Organization, automne 1971, vol. 30, n° 4, p.
333-357.
Les commentateurs sont J. Silverberg, C. R. Barnett, G. Huiler, D.
J. Jones, A. Gallaher Jr, V. Green, G. Bonfil Bytalla, M. L. Wax,
N. L. Gonzalez, A. Gunder Frank, S. Polgar. Nous avons reproduit
ici les commentaires de G. Bonfil Batalla et de A. Gunder Frank,
ainsi que la réponse de R. Stavenhagen.
Référence
G. Huizer, A Social Research or social action — Some ethical
considérations on the function of social research, I.D.R., octobre
1972, ronéoté, 13 p.
[406]
C'est peut-être le destin des sciences sociales de ne pas refléter
seulement les formes dominantes de l'organisation sociale de leur
époque mais de devenir également l'un des moyens fondamentaux —
comme elles l'ont toujours manifesté depuis leur naissance au sein
de la pensée sociale et politique du siècle des Lumières — par
lesquels s'expriment les courants radicaux et la conscience
critique que ces mêmes formes d'organisation ont
suscités [footnoteRef:1]. Cette relation dialectique entre les
sciences sociales et la société se retrouve dans les rôles ambigus
et souvent conflictuels que les sociologues [footnoteRef:2]
doivent assumer en tant qu'individus dans une société moderne. [1:
Rodolfo Stavenhagen est un sociologue mexicain, membre associé de
l’Institut international d'études sociales de Genève. Cet article
est une version légèrement révisée de la conférence que l'auteur a
prononcée comme invité à la trentième réunion annuelle de la
Society for Applied Anthropology qui s'est tenue à Miami du 14 au
18 avril 1971. Les opinions exprimées ici sont entièrement
personnelles et ne reflètent pas celles des institutions avec
lesquelles l'auteur est associé. Il tient à remercier Dorien
Grunbaum, Otto Feinstein et Jeffrey Harrod pour leurs utiles
commentaires sur la première version de ce texte.] [2: Nous avons
traduit « spécialiste en science sociale » par
« sociologue ». (N.d.T.)]
Récemment on a cru nécessaire dans certains milieux de dénigrer
d'anthropologie en général et sa variante appliquée, en particulier
à cause de ses liens avec le colonialisme et l'impérialisme. Je
pense qu'il s'agit là d'un développement sain car on a jusqu'à très
récemment sous-estimé ou ignoré la relation historique entre le
colonialisme et l'impérialisme comme systèmes mondiaux de
domination et d'exploitation d'une part et l'utilisation des
sciences sociales dans la gestion de l'empire d'autre part. On ne
peut plus négliger cette étude. Il est devenu [407] évident pour un
grand nombre d'entre nous que les méthodes, les théories, les
diverses « écoles de pensée », les objets mêmes de
l'étude et de l'observation en anthropologie et dans les autres
sciences sociales ont été profondément touchés par cette relation
historique [footnoteRef:3]. [3: Les problèmes soulevés dans ce
texte ne sont ni nouveaux ni originaux et l'auteur a conscience
d'emprunter des sentiers battus. Il le conçoit plutôt comme une
contribution au grand débat qui se déroule depuis quelques années
au sein des sciences sociales et auquel participent de nombreux
collègues de plusieurs disciplines et de pays différents. (Voir par
exemple la discussion dans Current Anthropology, 1968 ; et
chez les sociologues latino-américains, le débat entre Fals Borda
et Solari dans la revue Aportes, 1968-1971.)]
Je précise tout de suite que je suis profondément convaincu de
l'importance des apports de l'anthropologie et des autres sciences
sociales au progrès de la connaissance, quels que soient leurs
rapports avec le colonialisme et l'impérialisme. Je pense surtout à
la connaissance des pays dits sous-développés et de tout ce qui les
concerne. Je fais également partie de ceux qui reconnaissent le
profond élan d'humanisme, de progressisme, de libéralisme et de
radicalisme qui est intégré au développement de l'anthropologie,
même dans certaines de ses variantes colonialistes.
Il me semble donc tout aussi faux de nier les relations historiques
évidentes entre le colonialisme et l'anthropologie (ou entre
l'impérialisme et la soi-disant sociologie du développement) —
problème qui relève de la sociologie de la connaissance — que de
considérer ces disciplines simplement comme des servantes de la
domination colonialiste ou impérialiste.
Car c'est justement de la science de la société qu'ont surgi les
critiques les plus fortes des systèmes coloniaux, de la domination
impérialiste, des structures politiques totalitaires et de la
société bourgeoise de classe. De nouvelles générations de
sociologues radicaux apparaissent — surtout dans le tiers monde —
qui mettent en cause certaines des affirmations élémentaires qui
semblent fonder la science sociale dans les pays industriels.
Pourtant il faut reconnaître que ces sociologues eux-mêmes sont un
produit du type de développement général des sciences
sociales.
Nous pouvons envisager les problèmes sous deux angles : les
usages ou applications du savoir sociologique scientifique en
général, la pratique professionnelle de la science sociale
appliquée.
[408]
Comme tout savoir, le savoir scientifique d'ordre sociologique fait
partie de l'héritage culturel de l'humanité. Il existe afin d'être
utilisé ou appliqué par ceux qui peuvent et savent comment en faire
usage. On peut tenir les sociologues pour partiellement
responsables des usages auxquels le savoir qu'ils produisent est
destiné. Mais il leur est pratiquement impossible de contrôler
réellement le processus, s'ils restent dans les limites établies du
jeu scientifique (recherche, publication, enseignement). Ce sont
les règles du jeu qu'il faut changer.
La question tourne autour de deux points importants : la
nature et la qualité de la recherche, la diffusion de l'information
aux utilisateurs potentiels. Mais ces deux aspects sont intimement
liés et ils se conditionnent réciproquement.
Habituellement, on critique les études anthropologiques parce
qu'elles s'occupent de sociétés de petite taille et partielles. On
pense que cette optique ne permet pas de dégager les problèmes plus
vastes et les relations nécessaires à une compréhension
significative de la réalité. La critique radicale exige une
approche holistique en termes d'unités sociales globales et de
sociétés totales. Cependant, il ne suffit pas d'affirmer que les
populations tribales ou paysannes ou les communautés villageoises
sont intégrées dans des totalités plus larges (vérité qui n'a pas
échappé aux anthropologues dès le début). La tâche de
l'anthropologie consiste à mettre à nu les mécanismes qui relient
l'unité d'étude anthropologique traditionnelle à la société
globale. Elle consiste à découvrir les relations mutuelles et
réciproques, à analyser les clivages, les conflits et les
contradictions. Il ne s'agit pas là d'un problème qui relève de
l'idéologie, comme certains l'aimeraient, mais de la méthodologie
de la recherche et d'une théorie adéquate.
L'anthropologie, en général — en se concentrant sur la petite
taille, l'isolé et le traditionnel —, n'a pas pu traiter de façon
satisfaisante les aspects théoriques impliqués par ces liens et ces
relations. Peu nombreux sont les anthropologues, ayant fait du
terrain chez des populations tribales ou paysannes, qui possédaient
une théorie — ou même une orientation théorique générale — pour les
aider à expliquer des liens de cette nature. Contrairement aux
sociologues et aux spécialistes de science politique, les
anthropologues n'ont pas consacré beaucoup d'attention à
l'interprétation des sociétés nationales dont faisait partie leur
objet d'étude. En moyenne, les anthropologues étaient assez naïfs
en ce qui concerne les structures sociales ou les systèmes mondiaux
(je ne parle pas des études consacrées aux cultures [409]
nationales ou au « caractère » national, qui sont assez
nombreuses). En fait, les recherches anthropologiques dans les pays
sous-développés ont été bien trop liées à la culture, aux deux sens
du terme. D'une part, malgré les affirmations contraires faites au
nom du relativisme culturel, chaque fois que l'on envisage les
problèmes du changement social, nous trouvons des modèles linéaires
fondés sur l'affirmation que la modernisation ou le développement
conduiront nécessairement à un genre de structure sociale semblable
à celle des sociétés capitalistes et industrielles de consommation
dont nous faisons partie. D'autre part, en mettant en lumière, et
plutôt plus que moins, en réifiant la culture comme un concept,
l'anthropologie a été incapable de traiter les problèmes soulevés
par l'analyse des systèmes sociaux globaux.
Les théories concernant les sociétés nationales (ou les systèmes
mondiaux) ne sont évidemment ni vraies ni fausses d'un point de vue
absolu. Tout simplement, elles sont plus ou moins pertinentes
lorsqu'on essaye d'expliquer adéquatement un ensemble de faits
observables et leurs relations mutuelles. Pour autant que je puisse
en juger, aucune des théories existantes ne peut être vérifiée ou
testée directement. Elles reflètent nécessairement les valeurs de
ceux qui les utilisent, mais, selon leur possibilité d'expliquer
des ensembles particuliers de faits, elles se montreront plus ou
moins adéquates à long terme. Et ceci, bien sûr, concerne ce que
l'on cherche à expliquer.
Souvenons-nous de la discussion entre Robert Redfield et Oscar
Lewis, il y a quelques années, au sujet de l'interprétation de la
structure sociale d'un village paysan mexicain, Tepoztlan. Il est
évidemment impossible d'affirmer que l'une des interprétations est
vraie et que l'autre est fausse. Nous pouvons seulement dire que
certains faits semblent mieux expliqués dans l'une des deux
interprétations. Un débat similaire, et qui a des implications
importantes pour les programmes d'action, s'est développé autour du
concept de « la résistance paysanne au
changement [footnoteRef:4] ». Selon notre choix de
valeurs nous accepterons les théories qui essaient d'expliquer le
« conservatisme paysan » ou nous préférerons celles qui
insistent sur « l'esprit de révolte paysan ». Notre choix
déterminera l'importance que nous accorderons aux différents types
de données empiriques. [4: Voir Huizer, Erasmus, Foster,
1970.]
À un certain degré de généralité, les théories concernant la
structure sociale et la dynamique des forces sociales ne peuvent
[410] absolument pas faire l'objet d'une vérification au sens
précis du terme. Ce n'est que dans une perspective historique
qu'elles pourront être confirmées ou infirmées. Il faut plutôt les
considérer comme des modèles.
Mais je voudrais aller un peu plus loin. En paraphrasant une maxime
de la bonne vieille sagesse populaire anglo-saxonne on peut dire
que la preuve de la théorie se trouve dans la praxis. Par là,
j'entends qu'à long terme c'est son utilité en tant que moyen
d'action au service de groupes sociaux organisés qui permet de
valider une théorie de la société et surtout du changement social.
Karl Marx formulait ainsi cette idée : « La théorie
devient une force matérielle dès qu'elle s'empare des
masses. » Cela nous amène au problème de la relation entre
l'idéologie et les valeurs d'une part, la théorie de l'autre. Une
théorie validée empiriquement devient une connaissance (et non pas
la « vérité » dans un sens absolu). La connaissance est
nécessairement relative, elle n'est pas sans ambiguïtés et elle est
sujette à une constante révision. Elle peut devenir une idéologie
lorsqu'on l'utilise comme un guide pour l'action. Et si elle est
validée par la praxis (c'est-à-dire par le comportement organisé et
volontaire de groupes sociaux) elle cesse d'être une
« simple » théorie et elle devient une réalité sociale.
On peut rétorquer que cet argument nous fait tomber dans le piège
de la prophétie qui s'accomplit d'elle-même. Je ne crois pas que
cela doit nous décourager, car si nous pensons que l'homme n'est
pas simplement un jouet aveugle des forces historiques mais qu'il
fait également sa propre histoire, à l'intérieur des limites
nécessaires que cette même histoire lui impose, alors la prophétie
qui s'accomplit d'elle-même devient l'une des multiples forces
dynamiques dont l'humanité se sert pour forger son futur.
Qu'est-ce que cela signifie en termes concrets ? Prenons
l'exemple d'un problème anthropologique bien connu. On pense
généralement que les programmes de développement communautaire ne
réussissent pas comme ils le devraient (ou deviennent des échecs
flagrants) parce qu'ils sont incapables de susciter réellement la
participation communautaire. Il en est ainsi parce qu'ils sont
fondés sur des raisonnements erronés qui proviennent d'orientations
théoriques inadéquates concernant la structure sociale des villages
et leurs liens avec la société globale. Plus précisément, ils
ignorent ou ne prennent pas au sérieux les réseaux de domination,
les structures de pouvoir et de conflits potentiels entre les
différents groupes sociaux (c'est-à-dire les classes sociales) aux
niveaux local et régional, quand ils ne [411] perpétuent pas en
fait (comme c'est souvent le cas) les inégalités qu'ils prétendent
supprimer. Cependant lorsque les conditions de la lutte sociale
deviennent claires (parce qu'elles ont été identifiées et analysées
correctement, et moins par le sociologue que par les parties
concernées elles-mêmes) alors les communautés (ou une bonne partie
d'entre elles) deviennent effectivement des forces dynamiques pour
un changement social progressiste. En témoigne le potentiel de
mobilisation des paysans à propos de la réforme agraire dans la
plupart des pays d'Amérique latine.
La théorie sociale la plus communément admise a été incapable
d'aborder ces phénomènes et, habituellement, on demande assez
tardivement aux sociologues d'expliquer ex post ce qui aurait dû
être évident depuis le début. C'est pourquoi je pense que la
théorie sociale la plus féconde est celle qui peut être validée par
la solution pratique des problèmes quotidiens de la vie concrète et
non pas par une vérification à l'aide de statistiques
considérables. Ces problèmes pratiques touchent de plus en plus les
sociologues à travers le monde et ils nous poussent à soulever la
question du rapport entre le chercheur et la société globale au
sein de laquelle il agit.
Je suis toujours ému par les préfaces des monographies publiées sur
l'Amérique latine, où l'auteur reconnaissant exprime son
remerciement à Don Simpatico, Dona Gracias et aux autres habitants
serviables de San Pedro ou de San Miguel (ou tout autre nom de
barrio ou de village) sans la collaboration et l'hospitalité
desquels son étude n'aurait jamais pu être écrite. Et pourtant
combien de fois ces communautés et ces informateurs utiles, dont
les vies sont si soigneusement mises à nu par des chercheurs
compétents, finissent-ils par prendre connaissance des résultats de
la recherche ? Fait-on des efforts pour leur faire parvenir
les conclusions scientifiques et les découvertes de la
recherche ? Essaie-t-on de traduire notre jargon professionnel
en concepts ordinaires que les gens pourraient comprendre
d'eux-mêmes et grâce auxquels ils pourraient apprendre quelque
chose ? Et, ce qui est plus important, à l'élaboration
desquels ils pourraient contribuer grâce justement à un tel
dialogue ? Ne faudrait-il pas recommander que les institutions
de tutelle s'efforcent d'assurer, avec la participation directe des
chercheurs eux-mêmes, que les résultats des recherches puissent ne
pas dormir dans les revues spécialisées, les bibliothèques
universitaires ou les limbes des dossiers administratifs ?
Peut-on attirer l'attention des organisations paysannes sur les
livres analysant les paysans ? Peut-on en discuter avec
elles ? Peuvent-elles les utiliser ? [412] Est-ce que les
études sur les migrants urbains peuvent aider les syndicats et les
associations volontaires à mieux comprendre et donc à mieux
résoudre leurs problèmes ? Ne peut-on pas dépouiller les
études sur les mouvements sociaux, les rébellions populaires et les
révolutions de leur appareil scientifique et universitaire et les
mettre à la disposition des révolutionnaires ?
Je pars du principe que la valeur scientifique de tels travaux est
suffisante pour qu'on puisse s'engager dans ce processus de
« dé-élitisation ». Ce n'est pas toujours le cas. Je ne
suis pas sûr qu'une grande partie de la production anthropologique
survive à la confrontation décisive avec son Objet transformé en
Sujet agissant. Ce n'est pas seulement d'un processus de
dé-élitisation dont nous avons besoin, mais aussi d'un processus de
démystification, et la responsabilité directe du chercheur s'y
trouve engagée. (Il y a quelques années, C. Wright Mills a déjà
proposé d'ouvrir cette voie dans L'Imagination sociologique, mais
une poignée seulement de sociologues ont essayé de le
suivre.)
Un triste reflet de l'état de notre discipline nous a été donné
lors des quelques rares occasions où des membres des groupes
étudiés par les anthropologues ont eu la possibilité de commenter
nos travaux : ils l'ont toujours fait dans les termes les
moins flatteurs. Si on laisse de côté ses jeux d'esprit, une
récente étude d'un important porte-parole des Indiens américains,
qui affirme que ce peuple a été, plus que tout autre au cours de
l'histoire, maudit à cause de la présence des anthropologues,
devrait faire réfléchir un grand nombre d'entre
nous [footnoteRef:5]. Et on aurait tort de rejeter cette
omelette littéraire comme l'échantillon d'un
casse-tête [footnoteRef:6] innocent. Je me suis souvent
demandé ce qu'il resterait de concepts comme celui de culture de
pauvreté, inventé par les gens riches et cultivés, si les pauvres
avaient le droit de parole pour diagnostiquer leurs propres
problèmes [footnoteRef:7]. Et quels seraient les résultats si
les paysans à encogido rencontraient les anthropologues entron sur
un pied d'égalité [footnoteRef:8]. [5: Cf. Deloria Jr, 1969,
p. 83.] [6: Jeu de mots intraduisable. [N.d.T.]] [7: Sur ce point,
voir Valentine, 1968 et Current Anthropology, 1969.] [8: Cf.
Erasmus, 1968.]
En Afrique noire francophone, les intellectuels et les étudiants
ont tendance à classer les sociologues étrangers en visite (surtout
les Français) selon leur degré de décolonisation intellectuelle
avant de commencer à juger leurs capacités professionnelles. [413]
Dans ces pays l'identification entre le colonialisme et
l'ethnologie est telle que même le nom et la nature de la
discipline sont tombés dans le mépris et sont rejetés par de
nombreux Africains [footnoteRef:9]. [9: Voir Jaulin, 1970 et
Copans, 1971, pour une critique de l'ethnologie française
néo-coloniale. ]
Néanmoins dans la plupart des cas les spécialistes du monde
universitaire et de la recherche (surtout lorsqu'ils rentrent dans
leur pays) ont peu de moyens pour contrôler les usages bons ou
mauvais (ou tout simplement la non-utilisation) des fruits de leur
travail. On entend souvent dire chez les « radicaux » que
le produit sociologique n'est réellement utile qu'aux gouvernements
répressifs, aux classes exploiteuses ou aux impérialistes égoïstes.
Certains jeunes sociologues radicaux partant de ces principes
refusent maintenant de publier leur travail ou de poursuivre une
recherche. Bien qu'il soit certainement nécessaire de temps à autre
de retarder ou de refuser la publication des résultats d'une
recherche en raison du tort possible qu'elle peut causer aux
groupes en cause, ceux qui s'en tiennent là se
« radicaliseront » peut-être, mais resteront à l'écart de
toute activité sociologique significative. Le problème, me
semble-t-il, consiste à sauver la science sociale et à faire en
sorte qu'elle serve à des fins humanitaires et non destructives. Il
ne s'agit pas d'abandonner le terrain.
Comme je l'ai dit précédemment, je considère qu'une partie du
problème relève de la diffusion du produit de la recherche au sein
du public désiré. Et pourtant il ne s'agit pas seulement d'une
question de transmission de l'information. Car la nature et les
caractéristiques de cette transmission (si elle est assurée au
cours de la recherche elle-même, au moyen d'un dialogue créateur
entre le chercheur et l'Objet-Sujet de la recherche) se
transformeront en un processus d'apprentissage mutuel, et ainsi la
nature même de l'activité scientifique se verra modifiée.
Transposée dans la problématique de la recherche, c'est ce que
Paulo Freire appelle dialogics dans sa Pédagogie des
opprimés.
Justement, l'un des aspects les plus critiquables et de plus en
plus critiqué, de la science sociale, du moins en ce qui concerne
le tiers monde, est qu'elle se concentre surtout sur l'étude des
opprimés — de l'extérieur. Il devrait être évident maintenant que
les causes de l'oppression, ou de l'exploitation, ou de la
dépossession (relative ou absolue) ou tout simplement de
l'arriération et du traditionalisme, se trouvent dans le
fonctionnement [414] de systèmes globaux, dans la nature des
relations qui unissent les opprimés et leurs oppresseurs (ou si ces
termes choquent les sensibilités de ceux qui les trouvent trop
imprégnés par des jugements de valeur, disons : les dépossédés
et les privilégiés) en un système global. Nous devons donc essayer
de faire parvenir aux premiers non seulement le savoir scientifique
les concernant, mais aussi celui qui explique le fonctionnement du
système. Et ceci implique de porter l'attention sur l'autre pôle de
la relation et peut-être le pôle le plus important : celui des
groupes dominants.
La compréhension véritable et totale des forces sociales engagées
dans un processus de changement exige plus qu'une analyse des
groupes sociaux prétendus sous-privilégiés ou des mouvements
sociaux contre les systèmes établis de domination. Elle implique
l'étude du système de domination lui-même et surtout des mécanismes
par lesquels les groupes sociaux au sommet, c'est-à-dire les
élites, s'intègrent dans la structure générale. Il faut étudier
leur réaction et leur participation au processus de
changement ; comment ils agissent pour maintenir, adopter ou
modifier les systèmes existants. C'est dans cette direction que je
vois s'ouvrir un nouveau champ de recherche, très vaste, pour le
sociologue radical. Par rapport au nombre d'études sur les Indiens,
les paysans, les populations tribales, les pauvres des villes, les
migrants marginaux, l'étude scientifique des élites et des groupes
de décision aux échelons supérieurs de l'édifice social est encore
très rudimentaire. On pourrait penser qu'à cause de ses origines
sociales, de son éducation universitaire et de sa place au sein de
la structure sociale, le sociologue est bien placé pour mener des
études de ce genre. Pourtant, jusqu'à présent, son éducation
scientifique et intellectuelle ne semble pas l'avoir poussé dans
cette direction. En concentrant ses efforts sur les
« opprimés » d'une société, le sociologue révèle
précisément les tendances les plus sujettes à une critique
radicale : l'approche paternaliste ou « coloniale »
dans l'étude de la société. L'anthropologie, plus que toute autre
science sociale, s'est trouvée entravée par ces limites. Et c'est
peut-être pour cette même raison qu'il lui appartient de rompre
avec son propre passé et de tracer de nouvelles voies.
Combien d'études a-t-on faites des élites politiques et des
processus de décision ? du fonctionnement des
bureaucraties ? des entrepreneurs (non seulement en tant
qu'innovateurs ou modernisateurs mais comme formant des groupes
d'intérêts politiques et économiques) ? des groupes d'affaires
étrangers dans les pays [415] sous-développés ? de la
corruption chez les leaders syndicaux ? de la publicité et de
la manipulation des idéologies, des opinions, des attitudes, des
préférences et des émotions les plus intimes ? du rôle des
propriétaires fonciers dans le maintien de la société agraire
traditionnelle ? du cacicazgos ou du coronelismo local et
régional ? de l'influence des missions diplomatiques
étrangères sur la politique nationale ; des hiérarchies
ecclésiastiques ; des cliques militaires ; du rôle des
mass média ; des systèmes d'éducation oppressifs ; ou
simplement des aspects multiples et variés de la répression
(physique, culturelle, psychologique, économique) par les groupes
dominants pour maintenir le statu quo ? Lorsqu'on étudie les
communautés indiennes, combien de fois analysons-nous les systèmes
politiques régionaux ? Lorsqu'on étudie les villages paysans,
portons-nous suffisamment d'attention au fonctionnement des
systèmes du marché national ? Lorsqu'on décrit les pauvres des
villes, quel rôle attribuons-nous à la spéculation foncière et aux
intérêts économiques dans le développement des villes ?
Lorsqu'on se tourne vers le migrant rural pris dans un processus
d'industrialisation, sommes-nous suffisamment conscients du rôle et
de la fonction des entreprises multinationales dans la définition
des niveaux d'investissement et des possibilités technologiques et
d'emploi ? Lorsqu'on juge des effets des programmes de
développement communautaire, de santé ou de nutrition au niveau
local, que savons-nous exactement des processus bureaucratiques et
politiques impliqués ? A l'évidence, ce sont des domaines
difficiles à explorer pour le chercheur de terrain. Car, par
tradition, nous avons choisi la voie de la moindre résistance. Il
est plus facile d'entrer dans la hutte d'un paysan que dans le
bureau d'un directeur ; de plus, le paysan a très peu de
chances de lire notre rapport de terrain.
Néanmoins, nous devons faire face à ces nouveaux défis si l'on veut
éviter que la science sociale ignore le processus de changement
social qui est en train de se dérouler dans les pays
sous-développés. Nous devons nous servir de notre imagination
sociologique, devenir des observateurs et peut-être même des
observateurs participants des institutions et zones d'activité qui
sont significatives. Ce n'est pas facile et un tel changement
d'objectif va rencontrer des difficultés énormes — mais non pas, je
l'espère, insurmontables.
Le savoir sociologique a cessé depuis longtemps d'être simplement
universitaire. Comme tout savoir scientifique, il est devenu (et le
devient de plus en plus) un élément du pouvoir (économique, social,
politique). D'où la prolifération rapide d' « équipes de [416]
penseurs », de banques de données, de centres de
documentation, de centres de synthèse, etc. Le chercheur
universitaire (et surtout le jeune chercheur) ne peut plus choisir
sa recherche simplement en suivant ses lubies intellectuelles. Son
choix est déterminé par les financements possibles, par la
spécialisation thématique ou géographique des instituts
universitaires, par « la mode scientifique » (qui est
peut-être aussi tyrannique à sa manière que la mode féminine) et
par d'autres considérations institutionnelles. Dans ces conditions
l'accumulation du savoir suit des schémas prédéterminés, sur
lesquels le chercheur individuel exerce relativement peu de
contrôle. Face à cette situation il a le choix entre les trois
solutions suivantes :
a) Il peut continuer tout simplement à produire de l'information —
comme un ouvrier dans une chaîne qui fabrique des pièces détachées
— sans s'occuper de son utilisation finale. Mais cette aliénation
scientifique se trouve contredire totalement le rôle de
l'intellectuel dans la société, en tant qu'humaniste et que
critique social.
b) Ou bien il peut produire un savoir correspondant aux
interprétations dominantes et établies de la société. Il accepte et
utilise dans son travail les fondements qui garantissent la
continuité et la stabilité des systèmes sociaux existants.
J'inclurai dans cette rubrique la plupart des études concernant
l'acculturation, la mobilité des classes sociales, la
modernisation, les conditions socio-économiques des attitudes et
comportements individuels, les monographies de communautés, etc.,
menées dans le cadre du fonctionnalisme et du behaviorisme. Bien
que ces recherches aient contribué de façon très importante à
l'accumulation des connaissances en général, elles ont exercé peu
d'influence sur le changement des schémas dominants de
l'utilisation de ces mêmes connaissances et sur la distribution du
savoir productif parmi les différents groupes sociaux. Je fais
volontairement ici une comparaison entre l'accumulation du capital
et l'accumulation du savoir dans une société capitaliste, dans la
mesure où les deux processus expriment le mode dominant de
l'organisation économique et sociale.
c) Mais, troisièmement, il peut essayer d'offrir d'autres
explications, d'explorer de nouvelles voies théoriques et d'exercer
sa critique intellectuelle des « vérités » établies ou
admises, et en même temps promouvoir la redistribution du savoir de
la façon suggérée plus haut. Dans ce cas, l'accumulation du savoir
peut devenir dangereuse aux yeux de ceux qui contrôlent les
institutions [417] universitaires ou politiques. Notre chercheur
aura de moins en moins accès aux sources de financement, son
contrat pourra ne pas être renouvelé et il pourra être obligé de
quitter l'Université. Dans les cas extrêmes il sera obligé de
quitter le pays pour ne pas être mis en prison. Ce procédé est
devenu courant ces dernières années dans certains pays d'Amérique
latine comme le Brésil ou l'Argentine. Mais je ne pense pas qu'il
soit propre à la partie méridionale de l'hémisphère ou à
l'hémisphère occidental.
Bien que l'accumulation du savoir soit un élément du pouvoir, il ne
sert pas toujours nécessairement à maintenir les structures
existantes du pouvoir. Au contraire il peut et doit devenir un
instrument du changement qui permettra, grâce à l'éveil et au
développement d'une conscience critique créatrice, aux
sans-pouvoir, aux opprimés, aux tyrannisés, aux colonisés d'abord
de mettre en question, puis de renverser [footnoteRef:10] et
enfin de transformer les systèmes existants. [10: Voir Fals Borda,
1970, qui souligne les aspects positifs de la subversion.]
Cela nous conduit directement à envisager le rôle d'un sociologue
comme allant bien au-delà de la technique connue de l'observation
participante : ce serait un rôle que j'appellerai
d'observation militante, c'est-à-dire un rôle de militant et
d'observateur. J'entends par là une véritable synthèse entre
l'étude du processus de changement social et la participation à ce
même processus. Mais non pas, comme c'est souvent le cas, du point
de vue de l'administrateur, d'un manipulateur extérieur ou du
visiteur participant mais passager (variété commune de
l'anthropologue appliqué). Ce serait au contraire une participation
qui se situerait plutôt au niveau de l'organisateur politique, de
l'agitateur social (au sens le plus noble de cette expression très
décriée) ou du « poisson dans l'eau » pour reprendre une
métaphore chinoise adéquate. Ainsi l'action et la recherche
seraient réunies dans l'intention d'améliorer la connaissance et de
contribuer au changement.
Non seulement l'observation militante améliorera la compréhension
scientifique du processus social tel qu'il se déroule réellement
(et non pas tel qu'on le reconstruit après l'événement), mais elle
contribuera également à transformer les activistes qui ne se
soucient pas de la recherche ou les militants en observateurs
minutieux de leur propre action. Évidemment ce n'est pas là une
solution uniforme pour l'anthropologie en général, car [418] tous
les mouvements sociaux — dont la variété est grande — ne peuvent
pas espérer compter un sociologue qualifié dans leurs rangs et
dévoué à leurs objectifs. C'est là plutôt une suggestion pour des
sociologues engagés et qui s'intéressent à certains types de
mouvements sociaux non seulement en tant qu'observateurs mais
peut-être surtout en tant que participants. Et espérons enfin que
cela aidera à améliorer la qualité de l'action sociale
elle-même.
L'engagement actif d'un grand nombre de sociologues dans les
mouvements révolutionnaires d'Amérique latine prouve bien qu'il ne
s'agit pas là d'une spéculation oiseuse. Puis-je me permettre
d'exprimer ici publiquement mon humble admiration et mon hommage à
ceux (aussi bien les sociologues que tous les autres) qui se sont
engagés ainsi et surtout à ceux qui ont rencontré la mort ou subi
la torture, l'emprisonnement et la répression pour avoir incarné
certains des idéaux les plus nobles de l'homme ? Mais si l'on
fait abstraction de toute émotion personnelle, ces mêmes mouvements
révolutionnaires ont démontré la nécessité impérieuse d'une analyse
sociologique scientifique, c'est-à-dire d'un rapport constant entre
la théorie, les faits et la pratique. N'aurait-on pas évité
certaines des erreurs et des fautes tragiques que beaucoup de ces
mouvements ont connues, s'ils s'étaient engagés dans une analyse
continuelle de la réalité sociale qu'ils contribuaient eux-mêmes à
former, au lieu d'appliquer mécaniquement des théories et des
schémas préexistants ? Ou est-ce là trop attendre de la
science sociale autant que des mouvements révolutionnaires ?
J'avoue ne pas posséder une réponse toute prête pour cette
question.
Cependant, en dépit des avantages qu'il y a à poser les problèmes
de la recherche à ce niveau, il existe de grands domaines d'étude
où cette approche est tout simplement impossible. Par ailleurs
surgit la question épineuse du point de vue et de l'objectivité.
L'une des contributions fondamentales de la science sociale au
savoir est justement le développement de techniques et de méthodes
de recherche qui ont permis aux chercheurs individuels de
distinguer plus ou moins clairement entre le fait et la norme,
entre ce qui se passe réellement et ce qu'ils aimeraient voir se
produire. Cet apport de la science sociale ne devrait pas être
rejeté par les sociologues radicaux. L'observation fondée
théoriquement, scientifiquement, et pratiquée par des observateurs
qualifiés, la perspective comparatiste si chère aux anthropologues
et aux sociologues, la possibilité pour les sociologues de se
libérer des perspectives étroitement déterminées d'une classe
sociale, [419] d'un groupe minoritaire ou d'une sous-culture, tout
cela est un acquis précieux, et peut contribuer à l'étude
convenable des mouvements sociaux dans lesquels le chercheur en
tant qu'individu se trouve engagé.
De plus il faut noter le rôle très important du sociologue en tant
que professeur, non seulement d'Université. La révolte mondiale des
étudiants contre l'Université et les écoles en général en tant que
système de domestication devrait être particulièrement utile aux
sociologues pour les aider à se « décoloniser » eux-mêmes
dans leur propre contexte universitaire. Les sociologues en tant
que professeurs peuvent devenir des forces puissantes dans le
processus de décolonisation à tous les niveaux. Nous avons la
responsabilité d'aider à la mise sur pied de systèmes d'éducation
qui libèrent l'être humain au lieu de le mettre au service des
systèmes établis de domination.
Examinons maintenant le problème de l'engagement direct des
sociologues pour ce qui est de l'application de leur savoir.
On définit habituellement la science sociale appliquée comme la
réalisation par un sociologue qualifié d'un objectif qu'il n'a pas
déterminé personnellement mais qui l'a été par un autre groupe ou
une institution. Objectif dont la définition a des conséquences
directes sur la gestion des affaires humaines.
Dès qu'un sociologue vend son travail au plus offrant sur le marché
ou met son savoir au service d'un gouvernement, d'une bureaucratie,
d'un parti politique, d'un syndicat, d'une organisation
internationale ou d'un mouvement révolutionnaire, il peut
difficilement faire croire qu'il n'est qu'un observateur neutre. Il
est directement engagé dans les systèmes de valeur et les
idéologies de ces groupes ou de ces organisations avec lesquels il
collabore ou au service desquels il se met, ou encore contre
lesquels il travaille. Lorsqu'un sociologue industriel adopte
l'idéologie du management [footnoteRef:11] ou lorsqu'un
anthropologue appliqué contribue à améliorer l'administration
coloniale ou à intégrer les Indiens dans les sociétés nationales
d'Amérique latine, il lui faut faire face à un certain nombre de
problèmes éthiques ou idéologiques. Le sociologue doit prendre
conscience qu'il a fait un choix, et c'est seulement en termes de
reconnaissance consciente des implications de ce choix qu'il peut
exercer son activité. L'importance de ces constatations pour la
pratique d'une science sociale appliquée est capitale : leur
ignorance ou leur oubli par les sociologues appliqués (dont un
grand nombre se considèrent comme [420] des techniciens
« amoraux ») a conduit les sciences sociales appliquées
dans l'impasse qu'elles connaissent aujourd'hui. [11: Cf. Baritz,
1960, pour une critique pertinente.]
L'époque des sociologues innocents est révolue. Ceux-ci, heureux de
leur savoir tout nouveau à propos des êtres humains, faisaient un
peu de « technologie humaine », en croyant que tout était
pour le mieux et sans s'interroger sur les implications plus
profondes de leur action. Personnellement je pense que la
différence entre les sociologues qui participent sciemment aux
programmes contre-révolutionnaires en Asie du Sud-Est ou aux
projets du style « Camelot » en Amérique latine et
ailleurs, et les médecins qui expérimentaient sur les cobayes
humains dans les camps de concentration nazis, est seulement de
degré et non de nature. Le résultat final est le génocide. Pourtant
il est vrai que ce sont là des cas extrêmes dont les aspects moraux
sont assez évidents et à propos desquels la communauté scientifique
mondiale a eu largement la possibilité de faire connaître ses
sentiments.
Mais tous les cas ne sont pas aussi nets. Analysons donc brièvement
deux des situations particulièrement pertinentes dans le cas des
pays sous-développés, celui de la science sociale appliquée dans le
contexte de l'aide internationale et dans le cadre du développement
national.
L'aide technique internationale est devenue dans la deuxième moitié
du vingtième siècle quelque chose qui ressemble à ce que l'activité
missionnaire chrétienne chez les païens était auparavant. On y
retrouve le même apostolat zélé, la même justification morale, la
même naïveté à propos des réalités politiques et économiques, la
même soumission envers le système international de domination et le
même manque de jugement critique. Les sociologues qui travaillent à
différents types de programmes de développement dans le cadre
international (que ce soient des projets d'aide bilatérale ou ceux
liés aux organisations internationales) n'ont pas remis en cause,
jusqu'à récemment, les considérations de base qui fondent une telle
aide. Un certain nombre de ces considérations sont des erreurs
théoriques encore largement répandues dans les milieux
sociologiques : elles concernent la nature du
sous-développement, les caractéristiques du processus de
développement et les relations entre les parties développées et
sous-développées du monde [footnoteRef:12]. Cependant cette
même expérience a démontré depuis plus de vingt ans (pour ceux du
moins qui tiennent à comprendre) le vide d'un grand nombre de [421]
ces considérations et l'inutilité de beaucoup de ces programmes. Le
programme andin auquel plusieurs gouvernements sud-américains et
institutions internationales firent une grande publicité il y a
quelque quinze ans (et grâce auquel beaucoup de sociologues et
d'anthropologues se firent la main) a été mis sagement de côté.
L'enseignement fondamental ou élémentaire concernant le
développement communautaire a été remis en question au sein des
différentes institutions des Nations Unies. Dans le cas du Peace
Corps, le « Comité des volontaires de retour » a procédé
à une démystification de tout le projet. On pourrait citer d'autres
cas. Les sociologues engagés dans ces programmes ont été les
premiers à reconnaître leurs limites. C'est là une de leurs
contributions positives : ils ont contribué ainsi au
développement de cette critique radicale que j'ai proposée plus
haut. [12: Cf. Frank, 1969 ; Stavenhagen, 1968.]
Bien qu'on n'en ait pas beaucoup parlé, les équipes
professionnelles des experts et des techniciens d'un certain nombre
d'organisations internationales ont exprimé récemment de graves
doutes et de sérieuses critiques à propos des opérations dans
lesquelles elles sont engagées et à propos des orientations
fondamentales qui semblent guider les actions de ces organisations.
Bien que certaines de ces critiques tendent tout simplement à une
plus grande efficacité des programmes existants, une bonne partie
d'entre elles porte sur les thèses implicites (et souvent
explicites) concernant le processus de développement. Beaucoup de
ces sociologues sont devenus de simples rouages des bureaucraties
internationales qu'ils servent. Cependant il y en a d'autres qui se
sont engagés dans la douloureuse démarche qui consiste à repenser
et à reformuler les conceptions de base de l'assistance technique
internationale multilatérale. Il est vrai que ces organisations ne
mettent évidemment pas en doute les principes qui fondent le
système capitaliste international. Ainsi la F.A.O. vise bien à
élever la productivité agricole dans le monde mais espère y
parvenir en consolidant l'entrepreneur moyen qui produit pour le
marché. Le B.I.T., malgré sa conception tripartite, considère les
employeurs privés et les salariés comme les éléments permanents de
la scène sociale. L'U.N.I.D.O. ne conteste pas le rôle de
l'entreprise privée dans le développement industriel. Et évidemment
les banques internationales de développement conçoivent leur propre
rôle comme complémentaire de celui des entreprises géantes
multinationales. Pourtant, même dans ce cadre général et malgré le
fait que l'assistance technique internationale ne soit qu'une
goutte d'eau dans l'océan si l'on considère les besoins du
développement du tiers monde, il est assez évident [422] que les
sociologues ont fourni une contribution importante. Par exemple en
Amérique latine, la Commission économique des Nations Unies,
l'E.C.L.A., a joué un rôle décisif depuis vingt ans dans la
formation de ce qu'on pourrait appeler une prise de conscience
latino-américaine à propos du sous-développement économique et
social et de la dépendance étrangère de cette région. Quel que soit
l'état actuel des politiques préconisées par l'E.C.L.A., il est
indéniable que même ceux qui les rejettent aujourd'hui ont
profondément subi l'influence des courants de pensée économique et
sociale suscités par les activités de cet organisme.
Evidemment, les programmes d'aide internationale sont loin de
constituer une révolution sociale et, si on les considère
séparément, leurs efforts paraîtront minimes. Dans ce cas le rôle
du sociologue appliqué, tel que je le conçois, est d'agir au mieux
de ses capacités au sein du cadre institutionnel qu'il a choisi
comme terrain d'action, conformément à son engagement moral
personnel.
Par exemple les sociologues qui travaillent dans le cadre d'un
projet d'assistance technique internationale sur la réforme agraire
joueront un rôle complètement différent selon qu'ils travaillent,
disons au Chili, ou dans un programme du même genre élaboré par le
régime actuel du Brésil ou même par le gouvernement militaire du
Pérou (qui s'est engagé à appliquer une réforme agraire radicale).
Dans ce cas, la variable clé est le type de réforme que les
gouvernements nationaux veulent entreprendre et non pas
l'orientation de l'organisme international.
Les organisations internationales ne sont pas monolithiques ;
ce sont plutôt, comme toutes les bureaucraties, des monstres à
plusieurs têtes. Un certain degré de souplesse leur est inhérent et
il existe toujours une brèche dans leur structure pour le
sociologue engagé. Bien plus grande, je pense, qu'au sein des
institutions militaires ou des agences de renseignement.
Mais la situation du sociologue appliqué originaire du tiers monde
qui travaille dans son propre pays est bien plus complexe et me
paraît bien plus importante. Il se retrouve en effet au sein d'un
maelstrom de courants professionnels, politiques et moraux
contradictoires et conflictuels.
Tout d'abord, il est motivé par un désir profond et sincère de
changer l'ordre des choses pour le bien de son peuple auquel il
s'identifie complètement. C'est cette motivation qui probablement
l'a conduit à choisir le métier de sociologue.
Deuxièmement, il est désireux d'exercer sa profession au [423]
mieux de ses capacités, car les possibilités d'emploi dans le monde
universitaire et dans la profession en général sont très
limitées.
En troisième lieu, il est conscient, comme un grand nombre de ses
camarades étudiants ou de ses collègues, des causes et de la nature
du sous-développement de son pays et du fonctionnement de
l'impérialisme ou du néo-colonialisme dans la mesure où ils
affectent directement les possibilités de développement de son
pays. Mais il ne s'agit là très souvent que d'une prise de
conscience viscérale. Il sent les problèmes mais ne les saisit pas
intellectuellement. Cela conduit parfois à un nationalisme et même
à un chauvinisme exacerbé : c'est l'attitude du « nous le
savons déjà ; vous n'avez rien à nous apprendre » envers
les étrangers. Pourtant le nationalisme est devenu une force
puissante et l'éthique nationale, comme l'a démontré Adams (1968),
est un élément important de la formation des sociologues
latino-américains.
Quatrièmement, il prend conscience de la structure du pouvoir et
des classes de son propre pays ainsi que des conflits d'intérêts
entre les groupes dominants (propriétaires fonciers, bureaucratie,
bourgeoisie dépendante, etc.) et les masses opprimées (Indiens,
paysans, marginaux urbains, classe ouvrière).
Par ailleurs le gouvernement de son pays (quelle que soit sa
coloration politique) a défini le développement économique et
social comme un objectif national et a mis sur pied un certain
nombre d'organismes dont le but officiel est de promouvoir un tel
développement (bureaux de la planification nationale, institutions
régionales du développement, programmes d'action communautaire,
services de médecine préventive et de santé publique, etc.).
Le sociologue qui s'oriente vers l'application s'irrite de ce qu'un
grand nombre de postes de responsabilité dans ces programmes sont
occupés par des politiciens illettrés, par des médecins étroits
d'esprit, par des architectes ignorants du milieu social et par
d'autres spécimens de la vermine inculte et technocratique. Il sait
que toutes les erreurs et tous les échecs qu'ont connus ces
programmes sont dus à l'ignorance inexcusable des réalités
sociales, et qu'un sociologue, bien au fait des dernières
techniques de recherche, sera capable de leur en remontrer. Dans ce
contexte, il se trouvera bien un patron attentionné (un professeur
d'Université, un ami au gouvernement ou un oncle maternel bien
introduit) pour venir lui proposer un projet pas très bien financé
mais engageant : voilà sa chance de montrer ce qu'il sait
faire.
[424]
Hélas, notre sociologue bien intentionné et ambitieux se trouve
bientôt embarqué dans la tracasserie bureaucratique, la
paperasserie administrative, les luttes politiques internes et un
manque général de réceptivité pour ses idées novatrices. Bien plus,
on ne lui accorde jamais de pouvoir et il n'y a rien de plus
irritant. Si bien qu'il se trouve obligé d'admettre sa défaite et
d'abandonner doucement la sociologie, à moins qu'il ne résiste et
ne combatte le système, avec des résultats mitigés.
J'exagère à peine en traçant ce portrait stéréotypé. En vérité, le
dilemme du sociologue aux idées avancées est terrible. Le besoin de
« faire quelque chose » pour contribuer au changement
social à quelque niveau que ce soit dans un pays aussi pauvre est
très grand. Evidemment de petits et de grands changements se
déroulent partout. Un grand nombre d'entre eux, surtout en Amérique
latine, semblent être, à première vue, véritablement
révolutionnaires lorsqu'on les examine dans le contexte des
structures sociales traditionnelles, surtout dans les zones
rurales. Ceci nous conduit au problème de la transformation
structurale dont on débat avec passion dans les milieux
latino-américains. Quels sont ces changements
« structuraux » ? Dans quel cas l'action sociale
est-elle véritablement révolutionnaire et dans quel cas est-elle
« simplement réformiste » ?
Il est courant chez les radicaux de rejeter un grand nombre de
programmes comme « réformistes » (c'est-à-dire qui ne
tendent pas à des changements significatifs mais plutôt à
consolider les systèmes existants d'exploitation grâce au processus
de modernisation) et d'exiger, en retour, de véritables changements
révolutionnaires. Bien que je sois fondamentalement d'accord avec
ce point de vue, je ne pense pas qu'il puisse être un prétexte à se
retirer de l'activité professionnelle. C'est plutôt un défi pour
orienter son activité dans une direction plus significative.
Un examen attentif montre d'ailleurs que la distinction entre
« réforme » et « révolution » est assez
imprécise. Si nous sommes certains de pouvoir reconnaître le
produit fini, nous ressemblons plutôt aux aveugles du proverbe qui
cherchent à identifier l'éléphant révolutionnaire en tâtant ses
diverses extrémités. Cependant les révolutions ne sont jamais un
produit fini et une analyse plus précise d'un certain nombre de
révolutions récentes nous démontrerait qu'elles subissent toutes de
l'intérieur des réformes constantes. Les révolutions qui ne les
pratiquent pas et qui vivent du mythe de la perfection achevée
tombent dans l'univers du bureaucratisme et du totalitarisme d'où
il leur est de plus en plus difficile de s'échapper.
[425]
Par ailleurs, si le « réformisme » en tant qu'idéologie
est, à l'évidence, contre-révolutionnaire, des réformes précises
des structures sociales et économiques ont des sens différents dans
des contextes historiques différents. Ainsi, il y a certainement
des réformes dont le but principal et la fonction sont de prévenir
tout type de changement plus profond et de consolider les systèmes
en place. L' « Alliance pour le progrès » tombe dans
cette catégorie. Ce sont des réformes
contre-révolutionnaires.
D'autres réformes sont « réformistes » en ce sens
qu'elles visent à réaliser un certain nombre de changements
importants qui exigent un ajustement des structures existantes sans
pour autant modifier les bases du pouvoir politique et économique
des classes dirigeantes du pays. L'abolition du servage en Russie,
le estatuto da terra au Brésil, la reconnaissance du droit
d'organisation et de grève aux travailleurs, la nationalisation de
certaines industries ou de certains services de base dans les pays
dépendants et, bien sûr, un certain nombre de programmes de
distribution des terres dans les pays d'Amérique latine, relèvent
de cette catégorie. Ces « réformes réformistes », en
l'absence de révolutions sociales et politiques complètes,
constituent un aspect nécessaire et inévitable du développement
social. Le sociologue radical ne peut pas ne pas les approuver et
les soutenir même lorsqu'il sait — ou sent — qu'elles « ne
vont pas assez loin » ou « qu'elles éludent les vrais
problèmes ».
Finalement, il y a les « réformes révolutionnaires »,
celles qui touchent les centres nerveux des systèmes existants de
domination, qui résultent de la pression organisée des masses
populaires et qui mettent en cause très clairement la position
relative des classes sociales opposées dans la société. C'était
certainement le cas des réformes agraires mexicaines et boliviennes
à leur début et des réformes agraires actuelles au Chili et au
Pérou. La nationalisation du système bancaire (comme au Chili) en
est un autre exemple. Les réformes révolutionnaires sont un
tremplin pour des transformations ultérieures ; qu'elles
soient utilisées dans un tel sens ou non dépend évidemment de
facteurs politiques très concrets.
Ce n'est pas tellement la fonction des réformes elles-mêmes, que la
place qu'elles occupent au sein du processus global de
développement et de leurs liens avec les autres types d'action, qui
permet de décider si les réformes d'un certain type deviennent
finalement révolutionnaires ou non. Si bien qu'on ne devrait pas
les juger de façon isolée mais plutôt dans le cadre de leurs
relations avec la société globale. Par exemple, la réforme agraire
[426] mexicaine était révolutionnaire au début (jusqu'en 1940) mais
la même réforme (fondée sur les mêmes prémisses, les mêmes
mécanismes et la même idéologie) est devenue conservatrice dans le
cadre de la structure économique et sociale actuelle du Mexique. Le
rôle des réformes dans la société n'est qu'une expression des
relations entre les différentes forces sociales et politiques en
présence, et c'est la dynamique de ces relations qui décide si les
réformes sont réformistes ou peuvent devenir
révolutionnaires.
Dans ces conditions, les sciences sociales appliquées doivent
redéfinir constamment leur rôle, sinon elles deviendront des
appendices technocratiques pour des politiques sur lesquelles elles
ne peuvent avoir aucune influence. J'ai rencontré peu de
sociologues appliqués qui voient la situation de cette façon.
Habituellement, ils acceptent une série de consignes politiques du
sommet et, s'ils essaient de redéfinir vraiment les problèmes,
c'est dans des termes opérationnels plutôt que politiques.
Aujourd'hui les critiques fondamentales viennent plutôt de la
nouvelle génération de sociologues, et très souvent des
étudiants.
Il est évident, par exemple, que le rôle d'un sociologue ou d'un
anthropologue qui participe à des programmes de diffusion des
innovations techniques en agriculture variera fondamentalement
selon que ces programmes se déroulent dans le cadre d'une réforme
agraire radicale et s'adressent aux paysans qui bénéficient de
cette réforme, ou qu'ils se situent dans le contexte traditionnel
de grandes propriétés où les systèmes de stratification sont
rigides et où seule une poignée d'entrepreneurs modernistes est
capable de tirer profit de ces innovations. Le même raisonnement
s'applique aux programmes de santé et de nutrition, de
développement communautaire, de coopération, etc.
Un problème particulièrement pertinent aujourd'hui en Amérique
latine est l'indigenismo. C'est le terme pour désigner les divers
programmes gouvernementaux qui tendent à incorporer les populations
indiennes « arriérées » dans le courant de la vie
nationale. Récemment les sociologues radicaux, en particulier ceux
du Mexique et du Pérou, ont critiqué violemment ces programmes. On
ne peut évidemment remettre en cause l'objectif élémentaire de
l'indigenismo : l'amélioration du niveau de vie des
populations indiennes. Ce sont les prémisses idéologiques qui
fondent l'indigenismo que l'on remet en question. Et celles-ci
relèvent des conceptions prédominantes concernant le soi-disant
problème indien et la nature du processus du développement
national. Traditionnellement, les anthropologues envisageaient les
sociétés indiennes d'Amérique latine d'après un certain nombre
[427] de critères culturels qui les plaçaient à l'écart de la
soi-disant culture nationale. On considérait les changements subis
par ces sociétés comme un processus d'acculturation. On appelait
systèmes de castes les systèmes régionaux où rentraient en contact
Indiens et non-Indiens. L'hypothèse de base pour les indigenistas
est la suivante : un processus accéléré d'acculturation
dirigée ou de changement culturel aidera à briser ce système de
castes, élèvera les communautés indiennes au niveau de
l'environnement et permettra d'intégrer les Indiens comme des
membres à part entière de la société nationale. Il était rare que
l'on analyse la nature de la société nationale elle-même. On
considérait les mécanismes grâce auxquels les classes dominantes de
cette société nationale (et auparavant de la société coloniale)
intégraient de fait les Indiens dans un système d'oppression et
d'exploitation depuis la Conquête et surtout depuis l'expansion de
la production capitaliste dans l'agriculture comme un arrière-plan
historique, mais non pas comme un élément pertinent pour expliquer
la situation actuelle. En refusant de reconnaître les caractères
essentiels de la société nationale à laquelle appartiennent les
communautés indiennes (pour ne pas parler de la nature de l'État
comme expression d'un système de classes national), les
indigenistas faisaient retomber directement toutes les
responsabilités de l'arriération de ces communautés sur
elles-mêmes, sur leur culture, sur leurs systèmes de valeur et même
avec ironie sur leur prétendu isolement. (J'ai déjà critiqué
ailleurs [footnoteRef:13] cette conception et j'ai avancé une
autre interprétation des faits.) [13: Stavenhagen, 1963.]
Est-ce le rôle des anthropologues appliqués de l’indigenismo
d'accélérer la disparition des cultures indiennes ? De leur
imposer les valeurs urbaines des classes moyennes d'une société
bourgeoise compétitive et destructrice ? De sanctionner, au
moyen d'une politique officielle, la prolétarisation ou la
marginalisation accélérée des populations indiennes ? De
consolider, grâce à leur action, des formes plus nouvelles et
peut-être plus inhumaines d'exploitation économique ? Voilà
quelques-unes des questions que la nouvelle génération
d’indigenistas est en train de se poser. Evidemment, ces processus
se déroulent d'eux-mêmes et les indigenistas officiels soutiennent
qu'ils sont en train de les combattre au moyen d'un paternalisme
éclairé, d'une assistance technique, de programmes éducatifs et de
tout ce qui s'ensuit. Les critiques cependant ne désarment pas pour
autant et préféreraient voir le nouveau type l’indigenismo comme
une puissante force dynamique [428] qui ne servirait pas seulement
de palliatif bureaucratique pour des cultures agonisantes et des
paysans opprimés, mais qui pourrait contrer l'ethnocide tel qu'on
le pratique couramment en Amérique latine [footnoteRef:14] et
qui pourrait servir de point de ralliement pour la transformation
révolutionnaire non seulement des communautés indiennes mais des
sociétés nationales elles-mêmes [footnoteRef:15]. [14: Voir la
récente « Déclaration des Barbades » signée par onze
anthropologues préoccupés par ce phénomène, 1971, de même que
Jaulin, 1970.] [15: À propos des discussions récentes sur
l’indigenismo se reporter a Bonfil et autres, 1970, et Villa Rojas,
1968.]
Cet exemple nous montre que le rôle du sociologue appliqué, dans le
cadre du développement national, ne peut être neutre. Il ne peut
rester fidèle aux principes éthiques de sa science et en même temps
refuser de prendre position sur les plus vastes problèmes
idéologiques et éthiques des processus sociaux dans lesquels il se
trouve impliqué comme praticien. Et comme le montre le cas de
l’indigenismo, cela ne relève pas du choix entre la science et la
politique mais entre un type de pratique scientifique dans la
politique et un autre.
Il est évident que la science sociale appliquée, qu'elle soit
d'inspiration romantique, officielle, bureaucratique ou radicale,
ne peut modifier d'elle-même, et quelle que soit son importance,
les forces sociales qui sont au travail. Mais le sociologue engagé
se doit de soulever les problèmes, de poser des questions
embarrassantes, de mener les critiques à leur terme, de créer de
nouveaux modèles. Et s'il le peut, d'engager l'action
nécessaire.
Traduit de l'anglais par Jean Copans
[429]
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Solari Aldo, « Algunas reflexiones sobre el problema de los
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[430]
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Villa Rojas Alfonso « En torno a la nueva tendencia ideologica
de antropologos e indigenistas », America Indigena, 1969,
XXIX,
[431]
Commentaire
Les positions prises par Rodolfo Stavenhagen dans ce travail
représentent une contribution substantielle à la discussion, de
jour en jour plus brûlante dans les pays du tiers monde, sur la
manière dont les sciences sociales — et dans notre cas particulier
l'anthropologie — peuvent exercer une fonction plus dynamique et
plus cohérente dans les processus de transformation révolutionnaire
qu'exige la problématique économique et sociale de ces pays. Etant
donné l'envergure des thèmes traités par Stavenhagen dans une
synthèse aussi dense, il ne serait pas possible de commenter en
détail chacun d'entre eux. Aussi, pour ma part, je me bornerai à
présenter quelques considérations que me suggèrent certaines de ses
propositions essentielles.
Je suis entièrement d'accord avec Stavenhagen lorsqu'il considère
l'étude des opprimés comme insuffisante en elle-même et
révélatrice, à un certain degré, d'une mentalité colonialiste. Il
faut, comme il le dit, faire porter l'attention en priorité sur les
groupes oppresseurs et le système global de domination. Le problème
n'est d'ailleurs pas seulement d'étudier les secteurs dominants,
mais de faire connaître le résultat de ces recherches aux couches
exploitées, comme l'indique encore Stavenhagen. Il me paraît
nécessaire de souligner ce lien entre les deux propositions de
l'auteur : étudier les groupes qui détiennent le pouvoir à
l'intérieur du système global, et communiquer les résultats obtenus
aux secteurs qui pâtissent des effets de la structure de
domination. Comment mener à bien cette double
entreprise ?
L'alternative que propose Stavenhagen aux chercheurs en sciences
sociales qui décideraient de faire de l’« observation
participante » dans les cercles et les institutions du pouvoir
consiste dans la recherche d'explications alternatives, dans la
critique intellectuelle des « vérités » établies ou
acceptées et dans la redistribution des connaissances ainsi
acquises, selon le critère [432] de dé-élitisation et de
démystification qui régira la transmission des résultats. Ce chemin
s'est avéré de son propre aveu fort périlleux pour tous ceux qui
l'ont choisi jusqu'à présent.
C'est sur ce point que je voudrais ajouter quelque chose :
nous sommes alors sur un terrain politique, où les possibilités
d'action d'un individu isolé se trouvent très réduites. Tout
anthropologue qui se sera mis dans cette situation difficile pourra
suivre — ou croire suivre — le modèle que Stavenhagen
propose ; mais la somme de ces efforts personnels isolés
entraînera difficilement une modification substantielle de
l'incidence des sciences sociales sur les processus de
transformation sociale. Je ne trouve donc d'autre solution possible
que la participation du chercheur aux organisations politiques les
plus en accord avec ses convictions. Et ici, me semble-t-il, nous
arrivons au cœur du problème (du moins tel qu'il se présente dans
de nombreux pays latino-américains) : l'incidence politique
des sciences sociales sur la transformation de la société est en
raison directe de la maturité et de la force des organisations
politiques capables de convertir les connaissances scientifiques en
programmes d'action, et de les mettre en pratique. En même temps,
du moins est-ce ce que je veux croire, ces organisations politiques
atteindront une plus grande efficacité dans la mesure où elles
feront usage des résultats d'une recherche scientifique bien
orientée.
C'est dans cette perspective qu'il faut envisager, comme nous y
convie Stavenhagen, la frustration du spécialiste en anthropologie
appliquée par manque de pouvoir réel. Il me semble qu'il n'exercera
jamais le pouvoir en tant que scientifique, mais en tant que
politique, c'est-à-dire participant effectif à une organisation
politique. Le pouvoir personnel acquis par beaucoup, au sein de l’
establishment, ne l'a pas été pour leurs capacités scientifiques,
mais parce qu'ils acceptent, implicitement ou explicitement, que
leurs capacités scientifiques soient mises au service de cette
classe dominante. L'autre chemin consiste à lier son destin
personnel et scientifique, au-dedans et au-dehors de l’
establishment, à celui des forces organisées qui luttent pour le
pouvoir en vue de transformer l'ordre social en place.
Dans des cas extrêmes, la communauté scientifique a donné l'alarme
lorsque l'un de ses membres, naïvement ou non, participe à des
programmes dont le caractère réactionnaire, pro-impérialiste ou
génocidaire est évident, mais, dans la plupart des cas, les choses
ne sont pas aussi claires, comme le souligne Stavenhagen, et
l'anthropologue désireux de faire de l’« observation
participante » dans les hautes sphères du pouvoir établi [433]
risque d'être peu à peu enveloppé dans les filets du système et de
se transformer en serviteur (éventuellement inconscient) de
celui-ci. Dans une telle position, seul le lien réel avec une
organisation politique conséquente peut lui offrir, d'une part la
perspective adéquate pour comprendre sa propre situation, d'autre
part lui fournir le canal par lequel les résultats de sa recherche
parviendront au public qui en a besoin (c'est-à-dire aux groupes
opprimés par le système qu'il étudie).
Le problème final, mais non le moins réel, est que, dans les pays
du tiers monde, ces organisations politiques ou sont faibles et
rares, ou encore ne satisfont pas les aspirations de beaucoup des
chercheurs engagés. Ici, une alternative s'impose : soit
continuer à se débattre dans l'incertitude et dans les
contradictions que Stavenhagen analyse si clairement, soit
contribuer de manière effective à la création des groupements
politiques adéquats, car ils sont, je le répète en conclusion, la
condition sine qua non de la décolonisation réelle des sciences
sociales appliquées.
Traduit de l’espagnol par Denise Nobre-Merinhos
[434]
Commentaire
L'anthropologie de qui, appliquée à qui, pour qui, par qui ?
Voilà le problème. Stavenhagen a expliqué et répondu