Au miroir de la montagne
W. S. MERWIN
Photographies d’Éric Dessert
Éditions de la revue Conférence
124 ~
Le sentier longe les falaises au travers des broussailles, des
oliveraies laissées à l’abandon, en passant sous de grands pins et
de grands chênes verts. Il s’ébrase et se transforme en quelques
pistes tracées par des mulets et des chevaux qu’on a laissés
libres de brouter la maigre végétation éparse. Le sol à cet en-
droit semble être du granit décomposé avec des éclats de mica.
J’étais descendu par ce chemin, l’automne précédent,
en venant des monastères de la pointe nord de la péninsule :
Konstamonitou d’abord, que j’avais atteint à la lueur du cré-
puscule après des heures à enchaîner ravins boisés et crêtes
et à arpenter des chemins qui serpentaient dans des forêts de
châtaigniers pour descendre enfin jusqu’à l’ombre d’un noyer
immense devant le portail d’entrée, peu de temps avant qu’il
ne ferme pour la nuit. De hauts murs ceints par la forêt et des
tours reposant sur des fondations creusées au XIe siècle. Là,
un vieux moine, me trouvant seul entre deux offices de nuit,
alors que le verre des fenêtres s’embuait, était allé chercher une
deuxième lampe à pétrole pour la table de chevet de mon lit
métallique et s’était précipité dehors pour me rapporter, album
après album, sa collection de timbres qui n’en finissait pas, sé-
dimentation de toute une vie, il m’avait montré du doigt les
espaces vides, pas encore remplis, entre les timbres rangées par
séries, il les avait tapotés et avait souri : à lui ces espaces parlaient
encore. Le plaisir d’avoir un public pour sa collection l’échauf-
fait. Il donnait de plus en plus l’impression de partager un secret,
126 ~
et il se dépêchait de plus en plus de peur que je ne puisse voir,
sinon toutes les pièces, du moins les plus intéressantes, quelques-
unes des plus intéressantes. Pour finir il avait empaqueté tous
ses albums sous son bras, ramassé une lampe de l’autre main, fait
signe de la tête de le suivre et s’était faufilé par la porte pour
sortir, descendre les escaliers qui grinçaient et longer un cou-
loir jusqu’à sa cellule où d’autres albums étaient empilés de fa-
çon précaire sur une table recouverte de feutrine verte, pas plus
grande ni plus épaisse qu’un chapeau ; il venait à peine d’entrer
et de se retourner pour m’accueillir qu’un moine plus jeune,
aux yeux aussi noirs que sa barbe, arriva très en colère, lui or-
donnant de me reconduire sur-le-champ dans la pièce réservée
aux hôtes. Konstamonitou est un monastère cénobitique : les
cellules sont strictement interdites aux visiteurs.
Et le matin suivant, je pris le sentier qui descend par
des gorges et des bois jusqu’au rivage. Là, hangars à bateaux,
lourdes tours, porches, balcons, hauts bâtiments de pierre appa-
remment inhabités, dans la brume matinale ; puis je montai
par des chemins pavés et le long de rochers cannelés surplom-
bant un lacis de ravins, jusqu’à Zographou, un des monastères
slaves de la Montagne, énorme et silencieux, au bord d’une
pente abrupte. La grande cour, avec ses églises zébrées de
pierre rouge et d’ocre rouge, vide. Toits couverts de grandes
lauzes irrégulières, verdâtres, resplendissant au soleil et que leur
seul poids maintient en place ; des réparations étaient en cours
et des pans de toit dénudés laissaient apparaître les planches
grises qui n’avaient jamais vu le soleil, elles fixaient encore
un unique matin d’automne, les lauzes empilées à leurs cô-
tés, oubliées de tous, pour l’heure. Les horloges dans la cour
étaient arrêtées à des heures différentes. Enfin, un jeune moine
au visage caverneux arriva et ouvrit l’église : les fresques, pas
anciennes certes, mais d’un grand style, et l’une des deux
icônes de saint Georges, décorée de pièces, de médailles, de
montres arrêtées à des heures différentes, toutes accrochées à
une légende. Selon l’histoire, les trois nobles d’Ohrid dont on
dit qu’ils ont fondé le monastère au Xe siècle, construisirent
l’église mais divergèrent quant à sa dédicace ; alors, pour ré-
soudre le problème, ils y enfermèrent un panneau de bois
et restèrent dehors en prière. Lorsqu’ils ouvrirent la porte,
il y avait sur le panneau une peinture de saint Georges. Le
nom Zographou signifie : « qui appartient au peintre ». On
raconte qu’un évêque de peu de foi toucha un jour l’icône ;
le petit cratère à côté du nez est tout ce qui reste de son doigt
dont il fallut couper le bout. Au XIIIe siècle, lorsque l’Église
d’Orient et Rome furent réunifiées pendant quelques temps,
et que l’on résista largement à cette unification sur l’Athos,
des soldats du Saint-Empire brûlèrent vifs vingt-six moines
irréductibles dans une tour située dans la cour ; une pierre s’y
dresse maintenant dont on prétend qu’elle désigne l’endroit
— sept cents ans après.
128 ~
~ 129
De là, suivant l’épine dorsale du promontoire, jusqu’au
vaste monastère serbe de Hilandar. Un colporteur avec un
âne chargé de tout un fourniment de miroirs, peignes, lampes
torches, icônes en papier ressemblant à des emballages de
bonbons — un bazar à lui tout seul, abrité sous le portique
principal et toléré par ses fresques. Qu’espérait-il, en fait de
clients ? Il était parti s’asseoir sur un mur. Un moine qui avait
vécu en France, homme de savoir, ouvrit l’église, me pré-
céda en marchant sur ses sols parquetés du XIIe siècle, passa
devant des fresques du XIVe — restaurées, mal restaurées —
et la grande icône de la Mère de Dieu aux Trois Mains,
l’enfant et elle regardant par-delà l’incrustation d’or repoussé,
sa troisième main, d’argent, placée sous sa main droite qui
tient l’enfant. Arrêté devant l’icône, le moine me raconta
l’histoire de Jean Damascène, un Grec, un saint du VIIIe siècle
132 ~
qui avait écrit contre Léon l’Iconoclaste et s’était vu, dans des
lettres composées de la main même de l’empereur, dénoncé
au calife qui le protégeait, si bien que la protection lui avait
été retirée et qu’en guise de punition, on avait coupé la main
droite de Jean et l’avait laissée à pourrir en place publique.
C’était cette icône, connue depuis sous le nom de Vierge guide,
que Jean avait priée pour sa main (bien que les historiens af-
firment que l’icône n’a été peinte que six cents ans plus tard).
Elle l’avait rattachée au bras de Jean et le calife en avait été
suffisamment ému pour lui accorder son pardon. D’autres lé-
gendes consacrées à Jean et à son époque trouvent leur source
dans celle-ci : histoires conventionnelles et tarabiscotées, aussi
obscures que des icônes, la plupart traitant des thèmes jumeaux
de l’humilité et de la charité.
De Hilandar, dans l’après-midi, descente en suivant les
sentiers du versant est d’Esphigmenou aperçu depuis les hau-
teurs, tout en bas sur le rivage : un quadrilatère de murs massifs
posé entre vignes et jardins. Arrivée à l’heure de la sieste,
personne en vue près de l’entrée et de son impressionnant
donjon. Le calcaire blanc renvoie une lumière fraîche bien à lui ;
à l’ombre des vieux arbres, eau qui tombe goutte à goutte dans
une mare au pied des murs, fraîcheur et douceur dans l’air im-
mobile, une cour pleine de citronniers. Un jeune moine accourt
dans le jardin, il parle anglais. Puis un autre, plus âgé, corpulent,
sérieux, portant lunettes, me demandant si oui ou non j’étais
~ 133
orthodoxe, me faisant sévèrement la leçon sur la dangereuse
folie de mon état hérétique, me fourrant entre les mains un
ouvrage contenant les instructions, étape par étape, nécessaires
à mon salut, avant de me permettre d’entrer brièvement, non
sans une réticence née du dégoût, et de jeter un rapide coup
d’œil à l’église. La cour était plus belle : la douce pâleur des
pierres dans l’air libre.
Et depuis la mare près du portail, j’avais poursuivi en lon-
geant les falaises et pris le reste de la journée pour atteindre
Vatopedi, un monastère semblable à une cité médiévale, s’éri-
geant et s’ouvrant de soi-même. Cours en pente passées les
immenses portes, se succédant comme des vagues sur de lon-
gues plages, une herbe sèche pousse entre les pavés, dans la
lumière d’après-midi finissante (de telle sorte que le prêtre
français, qui était également là, fit la moue à l’aspect vétuste
et négligé de l’endroit : quelle autre allure juste un peu de
désherbant donnerait au lieu !), et des chats et leurs ombres
allongées traînant partout. Églises ouvertes, peintes à fresque ; la
porte du réfectoire laissée entrouverte à l’attention des ouvriers,
et la pièce tout en longueur avec ses fresques savantes qui sur-
plombent les rangées de tables de marbre sculpté, chaque table
ceinte d’un banc en forme de fer à cheval. Depuis ma haute
fenêtre donnant sur les arbres du portail et la mer en contrebas,
j’observais un moine à fière allure, la barbe encore noire, qui
tentait d’attraper une jeune poule errant parmi les buissons
134 ~
au pied des murs, et ce sans rien perdre de sa dignité. Son
couvre-chef se prit aux branches — ce qui l’obligea à s’arrêter
pour le récupérer ; il posa donc précautionneusement cette
noire couronne sur un rebord pendant la durée de l’opéra-
tion. Puis un rameau défit son chignon et un buisson retint
sa tunique, aussi dut-il les réajuster tous deux. Lorsqu’il fut
enfin dans le bon buisson, la petite poule, manifestant tout son
génie, fila par l’autre côté mais fut pour finir coincée, attrapée
et ses plumes lissées de la main même qui avait lissé la soutane
puis remis en place cheveux et chapeau. Une fois tous les plis
défaits, le moine redressa les épaules, dévisagea la lumière du soir
comme si c’était un public, et passa le portail à grandes enjam-
bées pour rentrer, tenant dans ses bras le volatile qu’il mettait à
~ 135
l’abri et des renards et de la nuit sur la Montagne. J’étais descen-
du aux toutes premières lueurs du crépuscule pour rester assis
dans le porche de l’église à regarder les fresques, un très vieux
moine à la barbe blanche digne des patriarches des peintures
était venu et me fit signe de le suivre — dans une autre cour,
monter une série de marches menant à sa chambre, une cellule
de plâtre blanc avec juste une petite fenêtre. Sale ; quelques
vêtements, des papiers, des livres, éparpillés. Une cruche de vin
rosé posée au milieu du sol — Vatopedi fait partie des monas-
tères idiorythmiques que méprisent les sévères cénobites — à
laquelle nous bûmes tous deux, sans guère parler (je manquais
de grec et lui de dents) mais en abordant toutefois les sujets de
ses rhumatismes, de son arthrite, des peintures dans le porche
de l’église, de l’âge — tout cela le faisait rire.
C’était au départ de Vatopedi que, le lendemain, j’avais
suivi la côte jusqu’à Pantocrator et m’étais retrouvé sur le bout
de sentier près des falaises qu’une année plus tard j’avais recon-
nu parmi la broussaille et les oliviers. Les veines creusées dans
le sol par les animaux qui pâturaient disparaissaient parmi les
buissons. Je les suivis en direction de la mer, dépassai un ressaut
pour déboucher sur un promontoire ; odeur vive de la menthe
pouliot piétinée par mes pieds ; un unique pommier sauvage ;
bruyère blanche en fleurs au milieu de celle violette. J’arrivai
à une petite chapelle, dont l’âge avait obombré les vieux murs
de plâtre, abside orientée vers la mer, un porche à la porte
136 ~
ouest presque aussi grand que la chapelle. Marches de pierre
montant au porche puis redescendant vers le sol de pierre à
l’intérieur, comme dans une piscine ; une balustrade qui l’en-
toure à l’ouest et au sud pour empêcher les chevaux d’entrer,
peut-être. Et un mur au nord et des bancs de pierre, plaqués de
bois comme des mangeoires, aux quatre côtés. La lumière de
l’après-midi passait en dessous des auvents de la façade ouest
et remplissait les interstices entre les planches grises et nues de
la porte. Niches vides de part et d’autre du seuil, et au-dessus
une troisième niche recouverte par une fresque terne de saint
Nicolas surmontée d’une tête de Christ. La porte attachée par
un crochet ; à l’intérieur, un autre silence et d’un autre âge.
Au centre d’une planche destinée à recevoir une icône et peinte
d’un bleu poussiéreux, un œil était sculpté : un œil gauche.
Du côté sud du porche on pouvait entendre la mer, mais pas
de l’autre côté. Là, seuls le bruit des abeilles et du vent léger
dans les feuilles des oliviers traversait les rayons du soleil. Le
banc regardait le sud, par delà la côte, en direction du pic bleu
de l’Athos : un petit nuage à l’ouest, rempli de lumière.
Sur le chemin du retour au monastère je fourrai ma
tête entre les portes des dépendances agricoles pour regarder
les outils de jardinage, les magasins, le pressoir à olives. De-
hors, près d’une des portes, un tas de paniers que la vendange
avait tachés de violet était appuyé contre le mur de pierre
sous les auvents ; à travers l’embrasure je pus distinguer le père
Cyriaque, tel une tour, les jambes plantées fermement et bien
écartées, agrippant un bâton épais qu’il abattait et relevait dans
une cuve emplie de raisin. Il riait en pensant au vin qu’il pré-
parait — un travail que de toute évidence il aimait beaucoup,
même si pour sa part il ne buvait que de l’eau, même aux re-
pas. Les éclaboussures violettes avaient maculé tout ce qu’on
pouvait voir du bâtiment plongé dans l’obscurité et une as-
semblée de mouches attirées par les fruits était suspendue dans
les rayons du soleil, tourbillonnant au rythme de la danse mas-
sive du père Cyriaque. Son visage était rouge et luisant et il
m’informa, comme s’il s’agissait d’une vaste blague, que l’on
avait fini de boire il y a quelques jours tout le vin de l’année
dernière.