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Matire et mmoire. Essai sur la relation du corps l'esprit.

Henri Bergson, Matire et mmoire. Essai sur la relation du corps lesprit. (1939)147

Henri Bergson (1939)

Matire et mmoireESSAI SUR LA RELATIONDU CORPS LESPRIT

Un document produit en version numrique par Gemma Paquet, bnvole,

professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi

Courriel: [email protected]

dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

fonde dirige par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htmlUne collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet, bnvole, professeure de soins infirmiers la retraite du Cgep de Chicoutimi

partir de:

Henri Bergson (1939)

Matire et mmoire.Essai sur la relation du corps lesprit

Une dition lectronique ralise partir du livre de Henri Bergson (1859-1941), Matire et mmoire. Essai sur la relation du corps lesprit. (1939). Premire dition: 1939. Paris: Les Presses universitaires de France, 1965, 72e dition, 282 pp. Collection: Bibliothque de philosophie contemporaine.

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dition complte jeudi le 18 juillet 2003 Chicoutimi, Qubec.

Table des matiresAvant-proposChapitre I:De la slection des images pour la reprsentation.Le rle du corps..

Chapitre II:De la reconnaissance des images.La mmoire et le cerveau...

Proposition ILes deux formes de la mmoireProposition IIDe la reconnaissance en gnral : images-souvenirs et mouvements.

Proposition IIIPassage graduel des souvenirs aux mouvements. La reconnaissance et l'attention

Chapitre III:De la survivance des images.La mmoire et l'esprit.

Chapitre IV:De la dlimitation et de la fixation des images.Perception et matire. me et corps.

Les rsultats auxquels l'application de cette mthode peut conduire, ceux qui intressent notre recherche

I. -Tout mouvement, en tant que passage d'un repos un repos, est absolument indivisible.

II. -Il y a des mouvements relsIII. -Toute division de la matire en corps indpendants aux contours absolument dtermins est une division artificielle.

IV. -Le mouvement rel est plutt le transport d'un tat que d'une chose.

Rsum et conclusionIIIIIIIVVVIVIIVIIIXHenri Bergson (1939)

Matire

et mmoire

Essai sur la relation

du corps l'espritParis: Les Presses universitaires de France, 1965, 282 pages.

72e dition. Collection: bibliothque de philosophie contemporaine.

Retour la table des matiresMatire et mmoire. Essai sur la relation du corps lesprit (1939)

Avant-propos

de la septime dition

Par Henri Bergson

Retour la table des matiresCe livre affirme la ralit de l'esprit, la ralit de la matire, et essaie de dterminer le rapport de l'un l'autre sur un exemple prcis, celui de la mmoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, d'autre part, il envisage corps et esprit de telle manire qu'il espre attnuer beaucoup, sinon supprimer, les difficults thoriques que le dualisme a toujours souleves et qui font que, suggr par la conscience immdiate, adopt par le sens commun, il est fort peu en honneur parmi les philosophes.

Ces difficults tiennent, pour la plus grande part, la conception tantt raliste, tantt idaliste, qu'on se fait de la matire. L'objet de notre premier chapitre est de montrer qu'idalisme et ralisme sont deux thses galement excessives, qu'il est faux de rduire la matire la reprsentation que nous en avons, faux aussi d'en faire une chose qui produirait en nous des reprsentations mais qui serait d'une autre nature qu'elles. La matire, pour nous, est un ensemble d' images. Et par image nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l'idaliste appelle une reprsentation, mais moins que ce que le raliste appelle une chose, - une existence situe mi-chemin entre la chose et la reprsentation. Cette conception de la matire est tout simplement celle du sens commun. On tonnerait beaucoup un homme tranger aux spculations philosophiques en lui disant que l'objet qu'il a devant lui, qu'il voit et qu'il touche, n'existe que dans son esprit et pour son esprit, ou mme, plus gnralement, n'existe que pour un esprit, comme le voulait Berkeley. Notre interlocuteur soutiendrait toujours que l'objet existe indpendamment de la conscience qui le peroit. Mais, d'autre part, nous tonnerions autant cet interlocuteur en lui disant que l'objet est tout diffrent de ce qu'on y aperoit, qu'il n'a ni la couleur que l'il lui prte, ni la rsistance que la main y trouve. Cette couleur et cette rsistance sont, pour lui, dans l'objet: ce ne sont pas des tats de notre esprit, ce sont les lments constitutifs d'une existence indpendante de la ntre. Donc, pour le sens commun, l'objet existe en lui-mme et, d'autre part, l'objet est, en lui-mme, pittoresque comme nous l'apercevons: c'est une image, mais une image qui existe en soi.

Tel est prcisment le sens o nous prenons le mot image dans notre premier chapitre. Nous nous plaons au point de vue d'un esprit qui ignorerait les discussions entre philosophes. Cet esprit croirait naturellement que la matire existe telle qu'il la peroit; et puisqu'il la peroit comme image, il ferait d'elle, en elle-mme, une image. En un mot, nous considrons la matire avant la dissociation que l'idalisme et le ralisme ont opre entre son existence et son apparence. Sans doute il est devenu difficile d'viter cette dissociation, depuis que les philosophes l'ont faite. Nous demandons cependant au lecteur de l'oublier. Si, au cours de ce premier chapitre, des objections se prsentent son esprit contre telle ou telle de nos thses, qu'il examine si ces objections ne naissent pas toujours de ce qu'il se replace l'un ou l'autre des deux points de vue au-dessus desquels nous l'invitons s'lever.

Un grand progrs fut ralis en philosophie le jour o Berkeley tablit, contre les mechanical philosophers, que les qualits secondaires de la matire avaient au moins autant de ralit que les qualits primaires. Son tort fut de croire qu'il fallait pour cela transporter la matire l'intrieur de l'esprit et en faire une pure ide. Sans doute, Descartes mettait la matire trop loin de nous quand il la confondait avec l'tendue gomtrique. Mais, pour la rapprocher de nous, point n'tait besoin d'aller jusqu' la faire concider avec notre esprit lui-mme. Pour tre all jusque-l, Berkeley se vit incapable de rendre compte du succs de la physique et oblig, alors que Descartes avait fait des relations mathmatiques entre les phnomnes leur essence mme, de tenir l'ordre mathmatique de l'univers pour un pur accident. La critique kantienne devint alors ncessaire pour rendre raison de cet ordre mathmatique et pour restituer notre physique un fondement solide, - quoi elle ne russit d'ailleurs qu'en limitant la porte de nos sens et de notre entendement. La critique kantienne, sur ce point au moins, n'aurait pas t ncessaire, l'esprit humain, dans cette direction au moins, n'aurait pas t amen limiter sa propre porte, la mtaphysique n'et pas t sacrifie la physique, si l'on et pris le parti de laisser la matire mi-chemin entre le point o la poussait Descartes et celui o la tirait Berkeley, c'est--dire, en somme, l o le sens commun la voit. C'est l que nous essayons de la voir nous-mme. Notre premier chapitre dfinit cette manire de regarder la matire; notre quatrime chapitre en tire les consquences.

Mais, comme nous l'annoncions d'abord, nous ne traitons la question de la matire que dans la mesure o elle intresse le problme abord dans le second et le troisime chapitres de ce livre, celui mme qui fait l'objet de la prsente tude: le problme de la relation de l'esprit au corps.

Cette relation, quoiqu'il soit constamment question d'elle travers l'histoire de la philosophie, a t en ralit fort peu tudie. Si on laisse de ct les thories qui se bornent constater l' union de l'me et du corps comme un fait irrductible et inexplicable, et celles qui parlent vaguement du corps comme d'un instrument de l'me, il ne reste gure d'autre conception de la relation psychophysiologique que l'hypothse piphnomniste ou l'hypothse parallliste, qui aboutissent l'une et l'autre dans la pratique - je veux dire dans l'interprtation des faits particuliers - aux mmes conclusions. Que l'on considre, en effet, la pense comme une simple fonction du cerveau et l'tat de conscience comme un piphnomne de l'tat crbral, ou que l'on tienne les tats de la pense et les tats du cerveau pour deux traductions, en deux langues diffrentes, d'un mme original, dans un cas comme dans l'autre on pose en principe que, si nous pouvions pntrer l'intrieur d'un cerveau qui travaille et assister au chass-crois des atomes dont l'corce crbrale est faite, et si, d'autre part, nous possdions la clef de la psychophysiologie, nous saurions tout le dtail de ce qui se passe dans la conscience correspondante.

vrai dire, c'est l ce qui est le plus communment admis, par les philosophes aussi bien que par les savants. Il y aurait cependant lieu de se demander si les faits, examins sans parti pris, suggrent rellement une hypothse de ce genre. Qu'il y ait solidarit entre l'tat de conscience et le cerveau, c'est incontestable. Mais il y a solidarit aussi entre le vtement et le clou auquel il est accroch, car si l'on arrache le clou, le vtement tombe. Dira-t-on, pour cela, que la forme du clou dessine la forme du vtement ou nous permette en aucune faon de la pressentir? Ainsi, de ce que le fait psychologique est accroch un tat crbral, on ne peut conclure au paralllisme des deux sries psychologique et physiologique. Quand la philosophie prtend appuyer cette thse parallliste sur les donnes de la science, elle commet un vritable cercle vicieux: car, si la science interprte la solidarit, qui est un fait, dans le sens du paralllisme, qui est une hypothse (et une hypothse assez peu intelligible, c'est, consciemment ou inconsciemment, pour des raisons d'ordre philosophique. C'est parce qu'elle a t habitue par une certaine philosophie croire qu'il n'y a pas d'hypothse plus plausible, plus conforme aux intrts de la science positive.

Or, ds qu'on demande aux faits des indications prcises pour rsoudre le problme, c'est sur le terrain de la mmoire qu'on se trouve transport. On pouvait s'y attendre, car le souvenir, - ainsi que nous essayons de le montrer dans le prsent ouvrage, - reprsente prcisment le point d'intersection entre l'esprit et la matire. Mais peu importe la raison: personne ne contestera, je crois, que dans l'ensemble de faits capables de jeter quelque lumire sur la relation psychophysiologique, ceux qui concernent la mmoire, soit l'tat normal, soit l'tat pathologique, occupent une place privilgie. Non seulement les documents sont ici d'une abondance extrme (qu'on songe seulement la masse formidable d'observations recueillies sur les diverses aphasies!), mais nulle part aussi bien qu'ici l'anatomie, la physiologie et la psychologie n'ont russi se prter un mutuel appui. celui qui aborde sans ide prconue, sur le terrain des faits, l'antique problme des rapports de l'me et du corps, ce problme apparat bien vite comme se resserrant autour de la question de la mmoire, et mme plus spcialement de la mmoire des mots: c'est de l, sans aucun doute, que devra partir la lumire capable d'clairer les cts plus obscurs du problme.

On verra comment nous essayons de le rsoudre. D'une manire gnrale, l'tat psychologique nous parat, dans la plupart des cas, dborder normment l'tat crbral. Je veux dire que l'tat crbral n'en dessine qu'une petite partie, celle qui est capable de se traduire par des mouvements de locomotion. Prenez une pense complexe qui se droule en une srie de raisonnements abstraits. Cette pense s'accompagne de la reprsentation d'images, au moins naissantes. Et ces images elles-mmes ne sont pas reprsentes la conscience sans que se dessinent, l'tat d'esquisse ou de tendance, les mouvements par lesquels ces images se joueraient elles-mmes dans l'espace, - je veux dire, imprimeraient au corps telles ou telles attitudes, dgageraient tout ce qu'elles contiennent implicitement de mouvement spatial. Eh bien, de cette pense complexe qui se droule, c'est l, notre avis, ce que l'tat crbral indique tout instant. Celui qui pourrait pntrer l'intrieur d'un cerveau, et apercevoir ce qui s'y fait, serait probablement renseign sur ces mouvements esquisss ou prpars; rien ne prouve qu'il serait renseign sur autre chose. Ft-il dou d'une intelligence surhumaine, et-il la clef de la psychophysiologie, il ne serait clair sur ce qui se passe dans la conscience correspondante que tout juste autant que nous le serions sur une pice de thtre par les alles et venues des acteurs sur la scne.

C'est dire que la relation du mental au crbral n'est pas une relation constante, pas plus qu'elle n'est une relation simple. Selon la nature de la pice qui se joue, les mouvements des acteurs en disent plus ou moins long: presque tout, s'il s'agit d'une pantomime; presque rien, si c'est une fine comdie. Ainsi notre tat crbral contient plus ou moins de notre tat mental, selon que nous tendons extrioriser notre vie psychologique en action ou l'intrioriser en connaissance pure.

Il y a donc enfin des tons diffrents de vie mentale, et notre vie psychologique peut se jouer des hauteurs diffrentes, tantt plus prs, tantt plus loin de l'action, selon le degr de notre attention la vie. L est une des ides directrices du prsent ouvrage, celle mme qui a servi de point de dpart notre travail. Ce que l'on tient d'ordinaire pour une plus grande complication de l'tat psychologique nous apparat, de notre point de vue, comme une plus grande dilatation de notre personnalit tout entire qui, normalement resserre par l'action, s'tend d'autant plus que se desserre davantage l'tau o elle se laisse comprimer et, toujours indivise, s'tale sur une surface d'autant plus considrable. Ce qu'on tient d'ordinaire pour une perturbation de la vie psychologique elle-mme, un dsordre intrieur, une maladie de la personnalit, nous apparat, de notre point de vue, comme un relchement ou une perversion de la solidarit qui lie cette vie psychologique son concomitant moteur, une altration ou une diminution de notre attention la vie extrieure. Cette thse, comme d'ailleurs celle qui consiste nier la localisation des souvenirs de mots et expliquer les aphasies tout autrement que par cette localisation, fut considre comme paradoxale lors de la premire publication de cet ouvrage (1896). Elle le paratra beaucoup moins aujourd'hui. La conception de l'aphasie qui tait alors classique, universellement admise et tenue pour intangible, est fort battue en brche depuis quelques annes, surtout pour des raisons d'ordre anatomique, mais en partie aussi pour des raisons psychologiques du mme genre que celles que nous exposions ds cette poque. Et l'tude si approfondie et originale que M. Pierre Janet a faite des nvroses l'a conduit dans ces dernires annes, par de tout autres chemins, par l'examen des formes psychasthniques de la maladie, user de ces considrations de tension psychologique et d' attention la ralit qu'on qualifia d'abord de vues mtaphysiques.

vrai dire, on n'avait pas tout fait tort de les qualifier ainsi. Sans contester la psychologie, non plus qu' la mtaphysique, le droit de s'riger en science indpendante, nous estimons que chacune de ces deux sciences doit poser des problmes l'autre et peut, dans une certaine mesure, l'aider les rsoudre. Comment en serait-il autrement, si la psychologie a pour objet l'tude de l'esprit humain en tant que fonctionnant utilement pour la pratique, et si la mtaphysique n'est que ce mme esprit humain faisant effort pour s'affranchir des conditions de l'action utile et pour se ressaisir comme pure nergie cratrice? Bien des problmes qui paraissent trangers les uns aux autres, si l'on s'en tient la lettre des termes o ces deux sciences les posent, apparaissent comme trs voisins et capables de se rsoudre les uns par les autres quand on en approfondit ainsi la signification intrieure. Nous n'aurions pas cru, au dbut de nos recherches, qu'il pt y avoir une connexion quelconque entre l'analyse du souvenir et les questions qui s'agitent entre ralistes et idalistes, ou entre mcanistes et dynamistes, au sujet de l'existence ou de l'essence de la matire. Pourtant cette connexion est relle: elle est mme intime; et, si l'on en tient compte, un problme mtaphysique capital se trouve transport sur le terrain de l'observation, o il pourra tre rsolu progressivement, au lieu d'alimenter indfiniment les disputes entre coles dans le champ clos de la dialectique pure. La complication de certaines parties du prsent ouvrage tient l'invitable enchevtrement de problmes qui se produit quand on prend la philosophie de ce biais. Mais travers cette complication, qui tient la complication mme de la ralit, nous croyons qu'on se retrouvera sans peine si l'on ne lche pas prise des deux principes qui nous ont servi nous-mme de fil conducteur dans nos recherches. Le premier est que l'analyse psychologique doit se reprer sans cesse sur le caractre utilitaire de nos fonctions mentales, essentiellement tournes vers l'action. Le second est que les habitudes contractes dans l'action, remontant dans la sphre de la spculation, y crent des problmes factices, et que la mtaphysique doit commencer par dissiper ces obscurits artificielles.

Matire et mmoire. Essai sur la relation du corps lesprit (1939)

Chapitre I

De la slection des imagespour la reprsentation.

Le rle du corps

Retour la table des matiresNous allons feindre pour un instant que nous ne connaissions rien des thories de la matire et des thories de l'esprit, rien des discussions sur la ralit ou l'idalit du monde extrieur. Me voici donc en prsence d'images, au sens le plus vague o l'on puisse prendre ce mot, images perues quand j'ouvre mes sens, inaperues quand je les ferme. Toutes ces images agissent et ragissent les unes sur les autres dans toutes leurs parties lmentaires selon des lois constantes, que j'appelle les lois de la nature, et comme la science parfaite de ces lois permettrait sans doute de calculer et de prvoir ce qui se passera dans chacune de ces images, l'avenir des images doit tre contenu dans leur prsent et n'y rien ajouter de nouveau. Pourtant il en est une qui tranche sur toutes les autres en ce que je ne la connais pas seulement du dehors par des perceptions, mais aussi du dedans par des affections: c'est mon corps. J'examine les conditions o ces affections se produisent: je trouve qu'elles viennent toujours s'intercaler entre des branlements que je reois du dehors et des mouvements que je vais excuter, comme si elles devaient exercer une influence mal dtermine sur la dmarche finale. Je passe mes diverses affections en revue: il me semble que chacune d'elles contient sa manire une invitation agir, avec, en mme temps, l'autorisation d'attendre et mme de ne rien faire. Je regarde de plus prs: je dcouvre des mouvements commencs, mais non pas excuts, l'indication d'une dcision plus ou moins utile, mais non pas la contrainte qui exclut le choix. J'voque, je compare mes souvenirs: je me rappelle que partout, dans le monde organis, j'ai cru voir cette mme sensibilit apparatre au moment prcis o la nature, ayant confr l'tre vivant la facult de se mouvoir dans l'espace, signale l'espce, par la sensation, les dangers gnraux qui la menacent, et s'en remet aux individus des prcautions prendre pour y chapper. J'interroge enfin ma conscience sur le rle qu'elle s'attribue dans l'affection: elle rpond qu'elle assiste en effet, sous forme de sentiment ou de sensation, toutes les dmarches dont je crois prendre l'initiative, qu'elle s'clipse et disparat au contraire ds que mon activit, devenant automatique, dclare ainsi n'avoir plus besoin d'elle. Ou bien donc toutes les apparences sont trompeuses, ou l'acte auquel l'tat affectif aboutit n'est pas de ceux qui pourraient rigoureusement se dduire des phnomnes antrieurs comme un mouvement d'un mouvement, et ds lors il ajoute vritablement quelque chose de nouveau l'univers et son histoire. Tenons-nous en aux apparences; je vais formuler purement et simplement ce que je sens et ce que je vois: Tout se passe comme si, dans cet ensemble d'images que j'appelle l'univers, rien ne se pouvait produire de rellement nouveau que par l'intermdiaire de certaines images particulires, dont le type m'est fourni par mon corps.

J'tudie maintenant, sur des corps semblables au mien, la configuration de cette image particulire que j'appelle mon corps. J'aperois des nerfs affrents qui transmettent des branlements aux centres nerveux, puis des nerfs effrents qui partent du centre, conduisent des branlements la priphrie, et mettent en mouvement les parties du corps ou le corps tout entier. J'interroge le physiologiste et le psychologue sur la destination des uns et des autres. Ils rpondent que si les mouvements centrifuges du systme nerveux peuvent provoquer le dplacement du corps ou des parties du corps, les mouvements centriptes, ou du moins certains d'entre eux, font natre la reprsentation du monde extrieur. Qu'en faut-il penser?

Les nerfs affrents sont des images, le cerveau est une image, les branlements transmis par les nerfs sensitifs et propags dans le cerveau sont des images encore. Pour que cette image que j'appelle branlement crbral engendrt les images extrieures, il faudrait qu'elle les contnt d'une manire ou d'une autre, et que la reprsentation de l'univers matriel tout entier ft implique dans celle de ce mouvement molculaire. Or, il suffirait d'noncer une pareille proposition pour en dcouvrir l'absurdit. C'est le cerveau qui fait partie du monde matriel, et non pas le monde matriel qui fait partie du cerveau. Supprimez l'image qui porte le nom de monde matriel, vous anantissez du mme coup le cerveau et l'branlement crbral qui en sont des parties. Supposez au contraire que ces deux images, le cerveau et l'branlement crbral, s'vanouissent: par hypothse vous n'effacez qu'elles, c'est--dire fort peu de chose, un dtail insignifiant dans un immense tableau. Le tableau dans son ensemble, c'est--dire l'univers, subsiste intgralement. Faire du cerveau la condition de l'image totale, c'est vritablement se contredire soi-mme, puisque le cerveau, par hypothse, est une partie de cette image. Ni les nerfs ni les centres nerveux ne peuvent donc conditionner l'image de l'univers.

Arrtons-nous sur ce dernier point. Voici les images extrieures, puis mon corps, puis enfin les modifications apportes par mon corps aux images environnantes. Je vois bien comment les images extrieures influent sur l'image que j'appelle mon corps: elles lui transmettent du mouvement. Et je vois aussi comment ce corps influe sur les images extrieures: il leur restitue du mouvement. Mon corps est donc, dans l'ensemble du monde matriel, une image qui agit comme les autres images, recevant et rendant du mouvement, avec cette seule diffrence, peut-tre, que mon corps parat choisir, dans une certaine mesure, la manire de rendre ce qu'il reoit. Mais comment mon corps en gnral, mon systme nerveux en particulier, engendreraient-ils tout ou partie de ma reprsentation de l'univers? Dites que mon corps est matire ou dites qu'il est image, peu m'importe le mot. S'il est matire, il fait partie du monde matriel, et le monde matriel, par consquent, existe autour de lui et en dehors de lui. S'il est image, cette image ne pourra donner que ce qu'on y aura mis, et puisqu'elle est, par hypothse, l'image de mon corps seulement, il serait absurde d'en vouloir tirer celle de tout l'univers. Mon corps, objet destin mouvoir des objets, est donc un centre d'action il ne saurait faire natre une reprsentation.

Mais si mon corps est un objet capable d'exercer une action relle et nouvelle sur les objets qui l'entourent, il doit occuper vis--vis d'eux une situation privilgie. En gnral, une image quelconque influence les autres images d'une manire dtermine, calculable mme, conformment ce qu'on appelle les lois de la nature. Comme elle n'aura pas choisir, elle n'a pas non plus besoin d'explorer la rgion d'alentour, ni de s'essayer par avance plusieurs actions simplement possibles. L'action ncessaire s'accomplira d'elle-mme, quand son heure aura sonn. Mais j'ai suppos que le rle de l'image que j'appelle mon corps tait d'exercer sur d'autres images une influence relle, et par consquent de se dcider entre plusieurs dmarches matriellement possibles. Et puisque ces dmarches lui sont sans doute suggres par le plus ou moins grand avantage qu'elle peut tirer des images environnantes, il faut bien que ces images dessinent en quelque manire, sur la face qu'elles tournent vers mon corps, le parti que mon corps pourrait tirer d'elles. De fait, j'observe que la dimension, la forme, la couleur mme des objets extrieurs se modifient selon que mon corps s'en approche ou s'en loigne, que la force des odeurs, l'intensit des sons, augmentent et diminuent avec la distance, enfin que cette distance elle-mme reprsente surtout la mesure dans laquelle les corps environnants sont assurs, en quelque sorte, contre l'action immdiate de mon corps. mesure que mon horizon s'largit, les images qui m'entourent semblent se dessiner sur un fond plus uniforme et me devenir indiffrentes. Plus je rtrcis cet horizon, plus les objets qu'il circonscrit s'chelonnent distinctement selon la plus ou moins grande facilit de mon corps les toucher et les mouvoir. Ils renvoient donc mon corps, comme ferait un miroir, son influence ventuelle; ils s'ordonnent selon les puissances croissantes ou dcroissantes de mon corps. Les objets qui entourent mon corps rflchissent l'action possible de mon corps sur eux.

Je vais maintenant, sans toucher aux autres images, modifier lgrement celle que j'appelle mon corps. Dans cette image, je sectionne par la pense tous les nerfs affrents du systme crbro-spinal. Que va-t-il se passer? Quelques coups de scalpel auront tranch quelques faisceaux de fibres: le reste de l'univers, et mme le reste de mon corps, demeureront ce qu'ils taient. Le changement opr est donc insignifiant. En fait, ma perception tout entire s'vanouit. Examinons donc de plus prs ce qui vient de se produire. Voici les images qui composent l'univers en gnral, puis celles qui avoisinent mon corps, puis enfin mon corps lui-mme. Dans cette dernire image, le rle habituel des nerfs centriptes est de transmettre des mouvements au cerveau et la moelle; les nerfs centrifuges renvoient ce mouvement la priphrie. Le sectionnement des nerfs centriptes ne peut donc produire qu'un seul effet rellement intelligible, c'est d'interrompre le courant qui va de la priphrie la priphrie en passant par le centre; c'est, par suite, de mettre mon corps dans l'impossibilit de puiser, au milieu des choses qui l'entourent, la qualit et la quantit de mouvement ncessaires pour agir sur elles. Voil qui concerne l'action, et l'action seulement. Pourtant c'est ma perception qui s'vanouit. Qu'est-ce dire, sinon que ma perception dessine prcisment dans l'ensemble des images, la manire d'une ombre ou d'un reflet, les actions virtuelles ou possibles de mon corps? Or, le systme d'images o le scalpel n'a opr qu'un changement insignifiant est ce qu'on appelle gnralement le monde matriel; et, d'autre part, ce qui vient de s'vanouir, c'est ma perception de la matire. D'o, provisoirement, ces deux dfinitions: J'appelle matire l'ensemble des images, et perception de la matire ces mmes images rapportes l'action possible d'une certaine image dtermine, mon corps.

Approfondissons ce dernier rapport. Je considre mon corps avec les nerfs centriptes et centrifuges, avec les centres nerveux. Je sais que les objets extrieurs impriment aux nerfs affrents des branlements qui se propagent aux centres, que les centres sont le thtre de mouvements molculaires trs varis, que ces mouvements dpendent de la nature et de la position des objets. Changez les objets, modifiez leur rapport mon corps, et tout est chang dans les mouvements intrieurs de mes centres perceptifs. Mais tout est chang aussi dans ma perception. Ma perception est donc fonction de ces mouvements molculaires, elle en dpend. Mais comment en dpend-elle? Vous direz peut-tre qu'elle les traduit, et que je ne me reprsente rien autre chose, en dernire analyse, que les mouvements molculaires de la substance crbrale. Mais comment cette proposition aurait-elle le moindre sens, puisque l'image du systme nerveux et de ses mouvements intrieurs n'est par hypothse que celle d'un certain objet matriel, et que je me reprsente l'univers matriel dans sa totalit? Il est vrai qu'on essaie ici de tourner la difficult. On nous montre un cerveau analogue, dans son essence, au reste de l'univers matriel, image par consquent si l'univers est image. Puis, comme on veut que les mouvements intrieurs de ce cerveau crent ou dterminent la reprsentation du monde matriel tout entier, image qui dborde infiniment celle des vibrations crbrales, on affecte de ne plus voir dans ces mouvements molculaires, ni dans le mouvement en gnral, des images comme les autres, mais quelque chose qui serait plus ou moins qu'une image, en tout cas d'une autre nature que l'image, et d'o la reprsentation sortirait par un vritable miracle. La matire devient ainsi chose radicalement diffrente de la reprsentation, et dont nous n'avons par consquent aucune image; en face d'elle on pose une conscience vide d'images, dont nous ne pouvons nous faire aucune ide; enfin, pour remplir la conscience, on invente une action incomprhensible de cette matire sans forme sur cette pense sans matire. Mais la vrit est que les mouvements de la matire sont trs clairs en tant qu'images, et qu'il n'y a pas lieu de chercher dans le mouvement autre chose que ce qu'on y voit. L'unique difficult consisterait faire natre de ces images trs particulires la varit infinie des reprsentations; mais pourquoi y songerait-on, alors que, de l'avis de tous, les vibrations crbrales font partie du monde matriel, et que ces images, par consquent, n'occupent qu'un trs petit coin de la reprsentation? - Que sont donc enfin ces mouvements, et quel rle ces images particulires jouent-elles dans la reprsentation du tout? - Je n'en saurais douter: ce sont, l'intrieur de mon corps, des mouvements destins prparer, en la commenant, la raction de mon corps l'action des objets extrieurs. Images eux-mmes, ils ne peuvent crer des images; mais ils marquent tout moment, comme ferait une boussole qu'on dplace, la position d'une certaine image dtermine, mon corps, par rapport aux images environnantes. Dans l'ensemble de la reprsentation, ils sont fort peu de chose; mais ils ont une importance capitale pour cette partie de la reprsentation que j'appelle mon corps, car ils en esquissent tout moment les dmarches virtuelles. Il n'y a donc qu'une diffrence de degr, il ne peut y avoir une diffrence de nature, entre la facult dite perceptive du cerveau et les fonctions rflexes de la moelle pinire. La moelle transforme les excitations subies en mouvements excuts; le cerveau les prolonge en ractions simplement naissantes; mais, dans un cas comme dans l'autre, le rle de la matire nerveuse est de conduire, de composer entre eux ou d'inhiber des mouvements. D'o vient alors que ma perception de l'univers paraisse dpendre des mouvements internes de la substance crbrale, changer quand ils varient et s'vanouir quand ils sont abolis?

La difficult de ce problme tient surtout ce qu'on se reprsente la substance grise et ses modifications comme des choses qui se suffiraient elles-mmes et qui pourraient s'isoler du reste de l'univers. Matrialistes et dualistes s'accordent, au fond, sur ce point. Ils considrent part certains mouvements molculaires de la matire crbrale: alors, les uns voient dans notre perception consciente une phosphorescence qui suit ces mouvements et en illumine la trace; les autres droulent nos perceptions dans une conscience qui exprime sans cesse sa manire les branlements molculaires de la substance corticale: dans un cas comme dans l'autre, ce sont des tats de notre systme nerveux que la perception est cense dessiner ou traduire. Mais le systme nerveux peut-il se concevoir vivant sans l'organisme qui le nourrit, sans l'atmosphre o l'organisme respire, sans la terre que cette atmosphre baigne, sans le soleil autour duquel la terre gravite? Plus gnralement, la fiction d'un objet matriel isol n'implique-t-elle pas une espce d'absurdit, puisque cet objet emprunte ses proprits physiques aux relations qu'il entretient avec tous les autres, et doit chacune de ses dterminations, son existence mme par consquent, la place qu'il occupe dans l'ensemble de l'univers? Ne disons donc pas que nos perceptions dpendent simplement des mouvements molculaires de la masse crbrale. Disons qu'elles varient avec eux, mais que ces mouvements eux-mmes restent insparablement lis au reste du monde matriel. Il ne s'agit plus alors seulement de savoir comment nos perceptions se rattachent aux modifications de la substance grise. Le problme s'largit, et se pose aussi en termes beaucoup plus clairs. Voici un systme d'images que j'appelle ma perception de l'univers, et qui se bouleverse de fond en comble pour des variations lgres d'une certaine image privilgie, mon corps. Cette image occupe le centre; sur elle se rglent toutes les autres; chacun de ses mouvements tout change, comme si l'on avait tourn un kalidoscope. Voici d'autre part les mmes images, mais rapportes chacune elle-mme; influant sans doute les unes sur les autres, mais de manire que l'effet reste toujours proportionn la cause: c'est ce que j'appelle l'univers. Comment expliquer que ces deux systmes coexistent, et que les mmes images soient relativement invariables dans l'univers, infiniment variables dans la perception? Le problme pendant entre le ralisme et l'idalisme, peut-tre mme entre le matrialisme et le spiritualisme, se pose donc, selon nous, dans les termes suivants: D'o vient que les mmes images peuvent entrer la fois dans deux systmes diffrents, l'un o chaque image varie pour elle-mme et dans la mesure bien dfinie o elle subit l'action relle des images environnantes, l'autre o toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable o elles rflchissent l'action possible de cette image privilgie? Toute image est intrieure certaines images et extrieure d'autres; mais de l'ensemble des images on ne peut dire qu'il nous soit intrieur ni qu'il nous soit extrieur, puisque l'intriorit et l'extriorit ne sont que des rapports entre images. Se demander si l'univers existe dans notre pense seulement ou en dehors d'elle, c'est donc noncer le problme en termes insolubles, supposer qu'ils soient intelligibles; c'est se condamner une discussion strile, o les termes pense, existence, univers, seront ncessairement pris de part et d'autre dans des sens tout diffrents. Pour trancher le dbat, il faut trouver d'abord un terrain commun o la lutte s'engage, et puisque, pour les uns et pour les autres, nous ne saisissons les choses que sous forme d'images, c'est en fonction d'images, et d'images seulement, que nous devons poser le problme. Or, aucune doctrine philosophique ne conteste que les mmes images puissent entrer la fois dans deux systmes distincts, l'un qui appartient la science, et o chaque image, n'tant rapporte qu' elle-mme, garde une valeur absolue, l'autre qui est le monde de la conscience, et o toutes les images se rglent sur une image centrale, notre corps, dont elles suivent les variations. La question pose entre le ralisme et l'idalisme devient alors trs claire: quels sont les rapports que ces deux systmes d'images soutiennent entre eux? Et il est ais de voir que l'idalisme subjectif consiste faire driver le premier systme du second, le ralisme matrialiste tirer le second du premier.

Le raliste part en effet de l'univers, c'est--dire d'un ensemble d'images gouvernes dans leurs rapports mutuels par des lois immuables, o les effets restent proportionns leurs causes, et dont le caractre est de n'avoir pas de centre, toutes les images se droulant sur un mme plan qui se prolonge indfiniment. Mais force lui est bien de constater qu'en outre de ce systme il y a des perceptions, c'est--dire des systmes o ces mmes images sont rapportes une seule d'entre elles, s'chelonnent autour de celle-ci sur des plans diffrents, et se transfigurent dans leur ensemble pour des modifications lgres de cette image centrale. C'est de cette perception que part l'idaliste, et dans le systme d'images qu'il se donne il y a une image privilgie, son corps, sur laquelle se rglent les autres images. Mais ds qu'il veut rattacher le prsent au pass et prvoir l'avenir, il est bien oblig d'abandonner cette position centrale, de replacer toutes les images sur le mme plan, de supposer qu'elles ne varient plus pour lui mais pour elles, et de les traiter comme si elles faisaient partie d'un systme o chaque changement donne la mesure exacte de sa cause. cette condition seulement la science de l'univers devient possible; et puisque cette science existe, puisqu'elle russit prvoir l'avenir, l'hypothse qui la fonde n'est pas une hypothse arbitraire. Le premier systme est seul donn l'exprience prsente; mais nous croyons au second par cela seul que nous affirmons la continuit du pass, du prsent et de l'avenir. Ainsi, dans l'idalisme comme dans le ralisme, on pose l'un des deux systmes, et on cherche en dduire l'autre.

Mais, dans cette dduction, ni le ralisme ni l'idalisme ne peuvent aboutir, parce qu'aucun des deux systmes d'images n'est impliqu dans l'autre, et que chacun d'eux se suffit. Si vous vous donnez le systme d'images qui n'a pas de centre, et o chaque lment possde sa grandeur et sa valeur absolues, je ne vois pas pourquoi ce systme s'en adjoint un second, o chaque image prend une valeur indtermine, soumise toutes les vicissitudes d'une image centrale. Il faudra donc, pour engendrer la perception, voquer quelque deus ex machina tel que l'hypothse matrialiste de la conscience-piphnomne. On choisira, parmi toutes les images aux changements absolus qu'on aura poses d'abord, celle que nous appelons notre cerveau, et on confrera aux tats intrieurs de cette image le singulier privilge de se doubler, on ne sait comment, de la reproduction cette fois relative et variable de toutes les autres. Il est vrai qu'on affectera ensuite de n'attacher aucune importance cette reprsentation, d'y voir une phosphorescence que laisseraient derrire elles les vibrations crbrales: comme si la substance crbrale, les vibrations crbrales, enchsses dans les images qui composent cette reprsentation, pouvaient tre d'une autre nature qu'elles! Tout ralisme fera donc de la perception un accident, et par consquent un mystre. Mais inversement, si vous vous donnez un systme d'images instables disposes autour d'un centre privilgi et se modifiant profondment pour des dplacements insensibles de ce centre, vous excluez d'abord l'ordre de la nature, cet ordre indiffrent au point o l'on se place et au terme par o l'on commence. Vous ne pourrez rtablir cet ordre qu'en voquant votre tour un deus ex machina, en supposant, par une hypothse arbitraire, je ne sais quelle harmonie prtablie entre les choses et l'esprit, ou tout au moins, pour parler comme Kant, entre la sensibilit et l'entendement. C'est la science qui deviendra alors un accident, et sa russite un mystre. - Vous ne sauriez donc dduire ni le premier systme d'images du second, ni le second du premier, et ces deux doctrines opposes, ralisme et idalisme, quand on les replace enfin sur le mme terrain, viennent, en sens contraires, butter contre le mme obstacle.

En creusant maintenant au-dessous des deux doctrines, vous leur dcouvririez un postulat commun, que nous formulerons ainsi - la perception a un intrt tout spculatif; elle est connaissance pure. Toute la discussion porte sur le rang qu'il faut attribuer cette connaissance vis--vis de la connaissance scientifique. Les uns se donnent l'ordre exig par la science, et ne voient dans la perception qu'une science confuse et provisoire. Les autres posent la perception d'abord, l'rigent en absolu, et tiennent la science pour une expression symbolique du rel. Mais pour les uns et pour les autres, percevoir signifie avant tout connatre.

Or, c'est ce postulat que nous contestons. Il est dmenti par l'examen, mme le plus superficiel, de la structure du systme nerveux dans la srie animale. Et on ne saurait l'accepter sans obscurcir profondment le triple problme de la matire, de la conscience et de leur rapport.

Suit-on en effet, pas pas, le progrs de la perception externe depuis la monre jusqu'aux vertbrs suprieurs? On trouve qu' l'tat de simple masse protoplasmique la matire vivante est dj irritable et contractile, qu'elle subit l'influence des stimulants extrieurs, qu'elle y rpond par des ractions mcaniques, physiques et chimiques. A mesure qu'on s'lve dans la srie des organismes, on voit le travail physiologique se diviser. Des cellules nerveuses apparaissent, se diversifient, tendent se grouper en systme. En mme temps, l'animal ragit par des mouvements plus varis l'excitation extrieure. Mais, mme lorsque l'branlement reu ne se prolonge pas tout de suite en mouvement accompli, il parait simplement en attendre l'occasion, et la mme impression qui transmet l'organisme les modifications ambiantes le dtermine ou le prpare s'y adapter. Chez les vertbrs suprieurs, la distinction devient sans doute radicale entre l'automatisme pur, qui sige surtout dans la moelle, et l'activit volontaire, qui exige l'intervention du cerveau. On pourrait s'imaginer que l'impression reue, au lieu de s'panouir en mouvements encore, se spiritualise en connaissance. Mais il suffit de comparer la structure du cerveau celle de la moelle pour se convaincre qu'il y a seulement une diffrence de complication, et non pas une diffrence de nature, entre les fonctions du cerveau et l'activit rflexe du systme mdullaire. Que se passe-t-il, en effet, dans l'action rflexe? Le mouvement centripte communiqu par l'excitation se rflchit tout de suite, par l'intermdiaire des cellules nerveuses de la moelle, en un mouvement centrifuge dterminant une contraction musculaire. En quoi consiste, d'autre part, la fonction du systme crbral? L'branlement priphrique, au lieu de se propager directement la cellule motrice de la moelle et d'imprimer au muscle une contraction ncessaire, remonte l'encphale d'abord, puis redescend aux mmes cellules motrices de la moelle qui intervenaient dans le mouvement rflexe. Qu'a-t-il donc gagn ce dtour, et qu'est-il all chercher dans les cellules dites sensitives de l'corce crbrale? Je ne comprends pas, je ne comprendrai jamais qu'il y puise la miraculeuse puissance de se transformer en reprsentation des choses, et je tiens d'ailleurs cette hypothse pour inutile, comme on le verra tout l'heure. Mais ce que je vois trs bien, c'est que ces cellules des diverses rgions dites sensorielles de l'corce, cellules interposes entre les arborisations terminales des fibres centriptes et les cellules motrices de la zone rolandique, permettent l'branlement reu de gagner volont tel ou tel mcanisme moteur de la moelle pinire et de choisir ainsi son effet. Plus se multiplieront ces cellules interposes, plus elles mettront de prolongements amibodes capables sans doute de se rapprocher diversement, plus nombreuses et plus varies aussi seront les voies capables de s'ouvrir devant un mme branlement venu de la priphrie, et plus, par consquent, il y aura de systmes de mouvements entre lesquels une mme excitation laissera le choix. Le cerveau ne doit donc pas tre autre chose, notre avis, qu'une espce de bureau tlphonique central: son rle est de donner la communication, ou de la faire attendre. Il n'ajoute rien ce qu'il reoit; mais comme tous les organes perceptifs y envoient leurs derniers prolongements, et que tous les mcanismes moteurs de la moelle et du bulbe y ont leurs reprsentants attitrs, il constitue bien rellement un centre, o l'excitation priphrique se met en rapport avec tel ou tel mcanisme moteur, choisi et non plus impos. D'autre part, comme une multitude norme de voies motrices peuvent s'ouvrir dans cette substance, toutes ensemble, un mme branlement venu de la priphrie, cet branlement a la facult de s'y diviser l'infini, et par consquent, de se perdre en ractions motrices innombrables, simplement naissantes. Ainsi le rle du cerveau est tantt de conduire le mouvement recueilli un organe de raction choisi, tantt d'ouvrir ce mouvement la totalit des voies motrices pour qu'il y dessine toutes les ractions possibles dont il est gros, et pour qu'il s'analyse lui-mme en se dispersant. En d'autres termes, le cerveau nous parat tre un instrument d'analyse par rapport au mouvement recueilli et un instrument de slection par rapport au mouvement excut. Mais dans un cas comme dans l'autre, son rle se borne transmettre et diviser du mouvement. Et, pas plus dans les centres suprieurs de l'corce que dans la moelle, les lments nerveux ne travaillent en vue de la connaissance: ils ne font qu'esquisser tout d'un coup une pluralit d'actions possibles, ou organiser l'une d'elles.

C'est dire que le systme nerveux n'a rien d'un appareil qui servirait fabriquer ou mme prparer des reprsentations. Il a pour fonction de recevoir des excitations, de monter des appareils moteurs, et de prsenter le plus grand nombre possible de ces appareils une excitation donne. Plus il se dveloppe, plus nombreux et plus loigns deviennent les points de l'espace qu'il met en rapport avec des mcanismes moteurs toujours plus complexes: ainsi grandit la latitude qu'il laisse notre action, et en cela consiste justement sa perfection croissante. Mais si le systme nerveux est construit, d'un bout l'autre de la srie animale, en vue d'une action de moins en moins ncessaire, ne faut-il pas penser que la perception, dont le progrs se rgle sur le sien, est tout entire oriente, elle aussi, vers l'action, non vers la connaissance pure? Et ds lors la richesse croissante de cette perception elle-mme ne doit-elle pas symboliser simplement la part croissante d'indtermination laisse au choix de l'tre vivant dans sa conduite vis--vis des choses? Partons donc de cette indtermination comme du principe vritable. Cherchons, une fois cette indtermination pose, si l'on ne pourrait pas en dduire la possibilit et mme la ncessit de la perception consciente. En d'autres termes, donnons-nous ce systme d'images solidaires et bien lies qu'on appelle le monde matriel, et imaginons et l, dans ce systme, des centres d'action relle reprsents par la matire vivante: je dis qu'il faut qu'autour de chacun de ces centres se disposent des images subordonnes sa position et variables avec elle; je dis par consquent que la perception consciente doit se produire, et que, de plus, il est possible de comprendre comment cette perception surgit.

Remarquons d'abord qu'une loi rigoureuse relie l'tendue de La perception consciente l'intensit d'action dont l'tre vivant dispose. Si notre hypothse est fonde, cette perception apparat au moment prcis o un branlement reu par la matire ne se prolonge pas en raction ncessaire. Dans le cas d'un organisme rudimentaire, il faudra, il est vrai, un contact immdiat de l'objet intressant pour que l'branlement se produise, et alors la raction ne peut gure se faire attendre. C'est ainsi que, dans les espces infrieures, le toucher est passif et actif tout la fois; il sert reconnatre une proie et la saisir, sentir le danger et faire effort pour l'viter. Les prolongements varis des protozoaires, les ambulacres des chinodermes sont des organes de mouvement aussi bien que de perception tactile; l'appareil urticant des clentrs est un instrument de perception en mme temps qu'un moyen de dfense. En un mot, plus la raction doit tre immdiate, plus il faut que la perception ressemble un simple contact, et le processus complet de perception et de raction se distingue peine alors de l'impulsion mcanique suivie d'un mouvement ncessaire. Mais mesure que la raction devient plus incertaine, qu'elle laisse plus de place l'hsitation, mesure aussi s'accrot la distance laquelle se fait sentir sur l'animal l'action de l'objet qui l'intresse. Par la vue, par l'oue, il se met en rapport avec un nombre toujours plus grand de choses, il subit des influences de plus en plus lointaines; et soit que ces objets lui promettent un avantage, soit qu'ils le menacent d'un danger, promesses et menaces reculent leur chance. La part d'indpendance dont un tre vivant dispose, ou, comme nous dirons, la zone d'indtermination qui entoure son activit, permet donc d'valuer a priori le nombre et l'loignement des choses avec lesquelles il est en rapport. Quel que soit ce rapport, quelle que soit donc la nature intime de la perception, on peut affirmer que l'amplitude de la perception mesure exactement l'indtermination de l'action conscutive, et par consquent noncer cette loi: la perception dispose de l'espace dans l'exacte proportion o l'action dispose du temps.

Mais pourquoi ce rapport de l'organisme des objets plus ou moins lointains prend-il la forme particulire d'une perception consciente? Nous avons examin ce qui se passe dans le corps organis; nous avons vu des mouvements transmis ou inhibs, mtamorphoss en actions accomplies ou parpills en actions naissantes. Ces mouvements nous ont paru intresser l'action, et l'action seulement; ils restent absolument trangers au processus de la reprsentation. Nous avons considr alors l'action elle-mme et l'indtermination qui l'environne, indtermination qui est implique dans la structure du systme nerveux, et en vue de laquelle ce systme parat avoir t construit bien plutt qu'en vue de la reprsentation. De cette indtermination, accepte comme un fait, nous avons pu conclure la ncessit d'une perception, c'est--dire d'une relation variable entre l'tre vivant et les influences plus ou moins lointaines des objets qui l'intressent. D'o vient que cette perception est conscience, et pourquoi tout se passe-t-il comme si cette conscience naissait des mouvements intrieurs de la substance crbrale?

Pour rpondre cette question, nous allons d'abord simplifier beaucoup les conditions o la perception consciente s'accomplit. En fait, il n'y a pas de perception qui ne soit imprgne de souvenirs. Aux donnes immdiates et prsentes de nos sens nous mlons mille et mille dtails de notre exprience passe. Le plus souvent, ces souvenirs dplacent nos perceptions relles, dont nous ne retenons alors que quelques indications, simples signes destins nous rappeler d'anciennes images. La commodit et la rapidit de la perception sont ce prix; mais de l naissent aussi les illusions de tout genre. Rien n'empche de substituer cette perception, toute pntre de notre pass, la perception qu'aurait une conscience adulte et forme, mais enferme dans le prsent, et absorbe, l'exclusion de tout autre travail, dans la tche de se mouler sur l'objet extrieur. Dira-t-on que nous faisons une hypothse arbitraire, et que cette perception idale, obtenue par l'limination des accidents individuels, ne rpond plus du tout la ralit? Mais nous esprons prcisment montrer que les accidents individuels sont greffs sur cette perception impersonnelle, que cette perception est la base mme de notre connaissance des choses, et que c'est pour l'avoir mconnue, pour ne pas l'avoir distingue de ce que la mmoire y ajoute ou en retranche, qu'on a fait de la perception tout entire une espce de vision intrieure et subjective, qui ne diffrerait du souvenir que par sa plus grande intensit. Telle sera donc notre premire hypothse. Mais elle en entrane naturellement une autre. Si courte qu'on suppose une perception, en effet, elle occupe toujours une certaine dure, et exige par consquent un effort de la mmoire, qui prolonge les uns dans les autres une pluralit de moments. Mme, comme nous essaierons de le montrer, la subjectivit des qualits sensibles consiste surtout dans une espce de contraction du rel, opre par notre mmoire. Bref, la mmoire sous ces deux formes, en tant qu'elle recouvre d'une nappe de souvenirs un fond de perception immdiate et en tant aussi qu'elle contracte une multiplicit de moments, constitue le principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le ct subjectif de notre connaissance des choses; et en ngligeant cet apport pour rendre notre ide plus claire, nous allons nous avancer beaucoup plus loin qu'il ne convient sur la voie o nous nous sommes engags. Nous en serons quittes pour revenir ensuite sur nos pas, et pour corriger, par la rintgration surtout de la mmoire, ce que nos conclusions pourraient avoir d'excessif. Il ne faut donc voir dans ce qui va suivre qu'un expos schmatique, et nous demanderons qu'on entende provisoirement par perception non pas ma perception concrte et complexe, celle que gonflent mes souvenirs et qui offre toujours une certaine paisseur de dure, mais la perception pure, une perception qui existe en droit plutt qu'en fait, celle qu'aurait un tre plac o je suis, vivant comme je vis, mais absorb dans le prsent, et capable, par l'limination de la mmoire sous toutes ses formes, d'obtenir de la matire une vision la fois immdiate et instantane. Plaons-nous donc dans cette hypothse, et demandons-nous comment la perception consciente s'explique.

Dduire la conscience serait une entreprise bien hardie, mais elle n'est vraiment pas ncessaire ici, parce qu'en posant le monde matriel on s'est donn un ensemble d'images, et qu'il est d'ailleurs impossible de se donner autre chose. Aucune thorie de la matire n'chappe cette ncessit. Rduisez la matire des atomes en mouvement: ces atomes, mme dpourvus de qualits physiques, ne se dterminent pourtant que par rapport une vision et un contact possibles, celle-l sans clairage et celui-ci sans matrialit. Condensez l'atome en centres de force, dissolvez-le en tourbillons voluant dans un fluide continu: ce fluide, ces mouvements, ces centres ne se dterminent eux-mmes que par rapport un toucher impuissant, une impulsion inefficace, une lumire dcolore; ce sont des images encore. Il est vrai qu'une image peut tre sans tre perue; elle peut tre prsente sans tre reprsente; et la distance entre ces deux termes, prsence et reprsentation, parat justement mesurer l'intervalle entre la matire elle-mme et la perception consciente que nous en avons. Mais examinons ces choses de plus prs et voyons en quoi consiste au juste cette diffrence. S'il y avait plus dans le second terme que dans le premier, si, pour passer de la prsence la reprsentation, il fallait ajouter quelque chose, la distance serait infranchissable, et le passage de la matire la perception resterait envelopp d'un impntrable mystre. Il n'en serait pas de mme si l'on pouvait passer du premier terme au second par voie de diminution, et si la reprsentation d'une image tait moins que sa seule prsence; car alors il suffirait que les images prsentes fussent forces d'abandonner quelque chose d'elles-mmes pour que leur simple prsence les convertt en reprsentations. Or, voici l'image que j'appelle un objet matriel; j'en ai la reprsentation. D'o vient qu'elle ne parat pas tre en soi ce qu'elle est pour moi? C'est que, solidaire de la totalit des autres images, elle se continue dans celles qui la suivent comme elle prolongeait celles qui la prcdent. Pour transformer son existence pure et simple en reprsentation, il suffirait de supprimer tout d'un coup ce qui la suit, ce qui la prcde, et aussi ce qui la remplit, de n'en plus conserver que la crote extrieure, la pellicule superficielle. Ce qui la distingue, elle image prsente, elle ralit objective, d'une image reprsente, c'est la ncessit o elle est d'agir par chacun de ses points sur tous les points des autres images, de transmettre la totalit de ce qu'elle reoit, d'opposer chaque action une raction gale et contraire, de n'tre enfin qu'un chemin sur lequel passent en tous sens les modifications qui se propagent dans l'immensit de l'univers. Je la convertirais en reprsentation si je pouvais l'isoler, si surtout je pouvais en isoler l'enveloppe. La reprsentation est bien l, mais toujours virtuelle, neutralise, au moment o elle passerait l'acte, par l'obligation de se continuer et de se perdre en autre chose. Ce qu'il faut pour obtenir cette conversion, ce n'est pas clairer l'objet, mais au contraire en obscurcir certains cts, le diminuer de la plus grande partie de lui-mme, de manire que le rsidu, au lieu de demeurer embot dans l'entourage comme une chose, s'en dtache comme un tableau. Or, si les tres vivants constituent dans l'univers des centres d'indtermination, et si le degr de cette indtermination se mesure au nombre et l'lvation de leurs fonctions, on conoit que leur seule prsence puisse quivaloir la suppression de toutes les parties des objets auxquelles leurs fonctions ne sont pas intresses. Ils se laisseront traverser, en quelque sorte, par celles d'entre les actions extrieures qui leur sont indiffrentes; les autres, isoles, deviendront perceptions par leur isolement mme. Tout se passera alors pour nous comme si nous rflchissions sur les surfaces la lumire qui en mane, lumire qui, se propageant toujours, n'et jamais t rvle. Les images qui nous environnent paratront tourner vers notre corps, mais claire cette fois, la face qui l'intresse; elles dtacheront de leur substance ce que nous aurons arrt au passage, ce que nous sommes capables d'influencer. Indiffrentes les unes aux autres en raison du mcanisme radical qui les lie, elles se prsentent rciproquement les unes aux autres toutes leurs faces la fois, ce qui revient dire qu'elles agissent et ragissent entre elles par toutes leurs parties lmentaires, et qu'aucune d'elles, par consquent, n'est perue ni ne peroit consciemment. Que si, au contraire, elles se heurtent quelque part une certaine spontanit de raction, leur action est diminue d'autant, et cette diminution de leur action est justement la reprsentation que nous avons d'elles. Notre reprsentation des choses natrait donc, en somme, de ce qu'elles viennent se rflchir contre notre libert.

Quand un rayon de lumire passe d'un milieu dans un autre, il le traverse gnralement en changeant de direction. Mais telles peuvent tre les densits respectives des deux milieux que, pour un certain angle d'incidence, il n'y ait plus de rfraction possible. Alors se produit la rflexion totale. Il se forme du point lumineux une image virtuelle, qui symbolise, en quelque sorte, l'impossibilit o sont les rayons lumineux de poursuivre leur chemin. La perception est un phnomne du mme genre. Ce qui est donn, c'est la totalit des images du monde matriel avec la totalit de leurs lments intrieurs. Mais si vous supposez des centres d'activit vritable, c'est--dire spontane, les rayons qui y parviennent et qui intresseraient cette activit, au lieu de les traverser, paratront revenir dessiner les contours de l'objet qui les envoie. Il n'y aura rien l de positif, rien qui s'ajoute l'image, rien de nouveau. Les objets ne feront qu'abandonner quelque chose de leur action relle pour figurer ainsi leur action virtuelle, c'est--dire, au fond, l'influence possible de ltre vivant sur eux. La perception ressemble donc bien ces phnomnes de rflexion qui viennent d'une rfraction empche; c'est comme un effet de mirage.

Cela revient dire qu'il y a pour les images une simple diffrence de degr, et non pas de nature, entre tre et tre consciemment perues. La ralit de la matire consiste dans la totalit de ses lments et de leurs actions de tout genre. Notre reprsentation de la matire est la mesure de notre action possible sur les corps; elle rsulte de l'limination de ce qui n'intresse pas nos besoins et plus gnralement nos fonctions. En un sens, on pourrait dire que la perception d'un point matriel inconscient quelconque, dans son instantanit, est infiniment plus vaste et plus complte que la ntre, puisque ce point recueille et transmet les actions de tous les points du monde matriel, tandis que notre conscience n'en atteint que certaines parties par certains cts. La conscience - dans le cas de la perception extrieure - consiste prcisment dans ce choix. Mais il y a, dans cette pauvret ncessaire de notre perception consciente, quelque chose de positif et qui annonce dj l'esprit: c'est, au sens tymologique du mot, le discernement.

Toute la difficult du problme qui nous occupe vient de ce qu'on se reprsente la perception comme une vue photographique des choses, qui se prendrait d'un point dtermin avec un appareil spcial, tel que l'organe de perception, et qui se dvelopperait ensuite dans la substance crbrale par je ne sais quel processus d'laboration chimique et psychique. Mais comment ne pas voir que la photographie, si photographie il y a, est dj prise, dj tire, dans l'intrieur mme des choses et pour tous les points de l'espace? Aucune mtaphysique, aucune physique mme ne peut se drober cette conclusion. Composez l'univers avec des atomes: dans chacun d'eux se font sentir, en qualit et en quantit, variables selon la distance, les actions exerces par tous les atomes de la matire. Avec des centres de force? les lignes de force mises dans tous les sens par tous les centres dirigent sur chaque centre les influences du monde matriel tout entier. Avec des monades enfin? chaque monade, comme le voulait Leibniz, est le miroir de l'univers. Tout le monde est donc d'accord sur ce point. Seulement, si l'on considre un lieu quelconque de l'univers, on peut dire que l'action de la matire entire y passe sans rsistance et sans dperdition, et que la photographie du tout y est translucide: il manque, derrire la plaque, un cran noir sur lequel se dtacherait l'image. Nos zones d'indtermination joueraient en quelque sorte le rle d'cran. Elles n'ajoutent rien ce qui est; elles font seulement que l'action relle passe et que l'action virtuelle demeure.

Ce n'est pas l une hypothse. Nous nous bornons formuler les donnes dont aucune thorie de la perception ne peut se passer. Nul psychologue, en effet, n'abordera l'tude de la perception extrieure sans poser la possibilit au moins d'un monde matriel, c'est--dire, au fond, la perception virtuelle de toutes choses. Dans cette masse matrielle simplement possible on isolera l'objet particulier que j'appelle mon corps, et dans ce corps les centres perceptifs: on me montrera l'branlement arrivant d'un point quelconque de l'espace, se propageant le long des nerfs, gagnant les centres. Mais ici s'accomplit un coup de thtre. Ce monde matriel qui entourait le corps, ce corps qui abrite le cerveau, ce cerveau o l'on distinguait des centres, on les congdie brusquement; et comme sous une baguette magique, on fait surgir, la manire d'une chose absolument nouvelle, la reprsentation de ce qu'on avait pos d'abord. Cette reprsentation, on la pousse hors de l'espace, pour qu'elle n'ait plus rien de commun avec la matire d'o l'on tait parti: quant la matire mme, on voudrait s'en passer, on ne le peut cependant, parce que ses phnomnes prsentent entre eux un ordre si rigoureux, si indiffrent au point qu'on choisit pour origine, que cette rgularit et cette indiffrence constituent vritablement une existence indpendante. Il faudra bien alors se rsigner conserver de la matire son fantme. Du moins on la dpouillera de toutes les qualits qui donnent la vie. Dans un espace amorphe on dcoupera des figures qui se meuvent; ou bien encore (ce qui revient peu prs au mme), on imaginera des rapports de grandeur qui se composeraient entre eux, des fonctions qui volueraient en dveloppant leur contenu: ds lors la reprsentation, charge des dpouilles de la matire, se dploiera librement dans une conscience inextensive. Mais il ne suffit pas de tailler, il faut coudre. Ces qualits que vous avez dtaches de leur soutien matriel, il faudra maintenant expliquer comment elles vont le rejoindre. Chaque attribut dont vous diminuez la matire largit l'intervalle entre la reprsentation et son objet. Si vous faites cette matire intendue, comment recevra-t-elle l'extension? Si vous la rduisez au mouvement homogne, d'o natra donc la qualit? Surtout, comment imaginer un rapport entre la chose et l'image, entre la matire et la pense, puisque chacun de ces deux termes ne possde, par dfinition, que ce qui manque l'autre? Ainsi les difficults vont natre sous vos pas, et chaque effort que vous ferez pour dissiper l'une d'elles ne pourra que la rsoudre en beaucoup d'autres. Que vous demandons-nous alors? Simplement de renoncer votre coup de baguette magique, et de continuer dans la voie o voua tiez entr d'abord. Vous nous aviez montr les images extrieures atteignant les organes des sens, modifiant les nerfs, propageant leur influence dans le cerveau. Allez jusqu'au bout. Le mouvement va traverser la substance crbrale, non sans y avoir sjourn, et s'panouira alors en action volontaire. Voil le tout du mcanisme de la perception. Quant la perception mme, en tant qu'image, vous n'avez pas en retracer la gense, puisque vous l'avez pose d'abord et que vous ne pouviez pas, d'ailleurs, ne pas la poser: en vous donnant le cerveau, en vous donnant la moindre parcelle de matire, ne vous donniez-vous pas la totalit des images? Ce que vous avez donc expliquer, ce n'est pas comment la perception nat, mais comment elle se limite, puisqu'elle serait, en droit, l'image du tout, et qu'elle se rduit, en fait, ce qui vous intresse. Mais si elle se distingue justement de l'image pure et simple en ce que ses parties s'ordonnent par rapport un centre variable, sa limitation se comprend sans peine: indfinie en droit, elle se restreint, en fait, dessiner la part d'indtermination laisse aux dmarches de cette image spciale que vous appelez votre corps. Et par suite, inversement, l'indtermination des mouvements du corps, telle qu'elle rsulte de la structure de la substance grise du cerveau, donne la mesure exacte de l'tendue de votre perception. Il ne faut donc pas s'tonner si tout se passe comme si votre perception rsultait des mouvements intrieurs du cerveau et sortait, en quelque sorte, des centres corticaux. Elle n'en saurait venir, car le cerveau est une image comme les autres, enveloppe dans la masse des autres images, et il serait absurde que le contenant sortt du contenu. Mais comme la structure du cerveau donne le plan minutieux des mouvements entre lesquels vous avez le choix, comme, d'un autre ct, la portion des images extrieures qui parat revenir sur elle-mme pour constituer la perception dessine justement tous les pointe de l'univers sur lesquels ces mouvements auraient prise, perception consciente et modification crbrale se correspondent rigoureusement. La dpendance rciproque de ces deux termes tient donc simplement ce qu'ils sont, l'un et l'autre, fonction d'un troisime, qui est l'indtermination du vouloir.

Soit, par exemple, un point lumineux P dont les rayons agissent sur les diffrents points a, b, c, de la rtine. En ce point P la science localise des vibrations d'une certaine amplitude et d'une certaine dure. En ce mme point P la conscience peroit de la lumire. Nous nous proposons de montrer, dans le courant de cette tude, qu'elles ont raison l'une et l'autre, et qu'il n'y a pas de diffrence essentielle entre cette lumire et ces mouvements, pourvu qu'on ronde au mouvement l'unit, l'indivisibilit et l'htrognit qualitative qu'une mcanique abstraite lui refuse, pourvu aussi qu'on voie dans les qualits sensibles autant de contractions opres par notre mmoire: science et conscience concideraient dans l'instantan. Bornons-nous provisoirement dire, sans trop approfondir ici le sens des mots, que le point P envoie la rtine des branlements lumineux. Que va-t-il se passer? Si l'image visuelle du point P n'tait pas donne, il y aurait lieu de chercher comment elle se forme, et l'on se trouverait bien vite en prsence d'un problme insoluble. Mais de quelque manire qu'on s'y prenne, on ne peut s'empcher de la poser d'abord: l'unique question est donc de savoir pourquoi et comment cette image est choisie pour faire partie de ma perception, alors qu'une infinit d'autres images en demeurent exclues. Or, je vois que les branlements transmis du point P aux divers corpuscules rtiniens sont conduits aux centres optiques sous-corticaux et corticaux, souvent aussi d'autres centres, et que ces centres tantt les transmettent des mcanismes moteurs, tantt les arrtent provisoirement. Les lments nerveux intresss sont donc bien ce qui donne l'branlement reu son efficacit; ils symbolisent l'indtermination du vouloir; de leur intgrit dpend cette indtermination; et, par suite, toute lsion de ces lments, en diminuant notre action possible, diminuera d'autant la perception. En d'autres termes, s'il existe dans le monde matriel des points o les branlements recueillis ne sont pas mcaniquement transmis, s'il y a, comme nous le disions, des zones d'indtermination, ces zones doivent prcisment se rencontrer sur le trajet de ce qu'on appelle le processus sensori-moteur; et ds lors tout doit se passer comme si les rayons Pa, Pb, Pc taient perus le long de ce trajet et projets ensuite en P. Bien plus, si cette indtermination est chose qui chappe l'exprimentation et au calcul, il n'en est pas de mme des lments nerveux sur lesquels l'impression est recueillie et transmise. C'est donc de ces lments que devront s'occuper physiologistes et psychologues; sur eux se rglera et par eux s'expliquera tout le dtail de la perception extrieure. On pourra dire, si l'on veut, que l'excitation, aprs avoir chemin le long de ces lments, aprs avoir gagn le centre, s'y convertit en une image consciente qui est extriorise ensuite au point P. Mais, en s'exprimant ainsi, on se pliera simplement aux exigences de la mthode scientifique; on ne dcrira pas du tout le processus rel. En fait, il n'y a pas une image inextensive qui se formerait dans la conscience et se projetterait ensuite en P. La vrit est que le point P, les rayons qu'il met, la rtine et les lments nerveux intresss forment un tout solidaire, que le point lumineux P fait partie de ce tout, et que c'est bien en P, et non pas ailleurs, que l'image de P est forme et perue.

En nous reprsentant ainsi les choses, nous ne faisons que revenir la conviction nave du sens commun. Tous, nous avons commenc par croire que nous entrions dans l'objet mme, que nous le percevions en lui, et non pas en nous. Si le psychologue ddaigne une ide aussi simple, aussi rapproche du rel, c'est que le processus intracrbral, cette minime partie de la perception, lui parat tre l'quivalent de la perception entire. Supprimez l'objet peru en conservant ce processus interne; il lui semble que l'image de l'objet demeure. Et sa croyance s'explique sans peine: il y a des tats nombreux, tels que l'hallucination et le rve, o surgissent des images qui imitent de tout point la perception extrieure. Comme, en pareil cas, l'objet a disparu tandis que le cerveau subsiste, on conclut de l que le phnomne crbral suffit la production de l'image. Mais il ne faut pas oublier que, dans tous les tats psychologiques de ce genre, la mmoire joue le premier rle. Or, nous essaierons de montrer plus loin que, la perception une fois admise telle que nous l'entendons, la mmoire doit surgir, et que cette mmoire, pas plus que la perception elle-mme, n'a sa condition relle et complte dans un tat crbral. Sans aborder encore l'examen de ces deux points, bornons-nous prsenter une observation fort simple, qui n'est d'ailleurs pas nouvelle. Beaucoup d'aveugles-ns ont leurs centres visuels intacts: pourtant ils vivent et meurent sans avoir jamais form une image visuelle. Pareille image ne peut donc apparatre que si l'objet extrieur a jou un rle au moins une premire fois: il doit par consquent, la premire fois au moins, tre entr effectivement dans la reprsentation. Or nous ne demandons pas autre chose pour le moment, car c'est de la perception pure que nous traitons ici, et non de la perception complique de mmoire. Rejetez donc l'apport de la mmoire, envisagez la perception l'tat brut, vous tes bien oblig de reconnatre qu'il n'y a jamais d'image sans objet. Mais ds que vous adjoignez aux processus intracrbraux l'objet extrieur qui en est cause, je vois trs bien comment l'image de cet objet est donne avec lui et en lui, je ne vois pas du tout comment elle natrait du mouvement crbral.

Quand une lsion des nerfs ou des centres interrompt le trajet de l'branlement nerveux, la perception est diminue d'autant. Faut-il s'en tonner? Le rle du systme nerveux est d'utiliser cet branlement, de le convertir en dmarches pratiques, rellement ou virtuellement accomplies. Si, pour une raison ou pour une autre, l'excitation ne passe plus, il serait trange que la perception correspondante et lieu encore, puisque cette perception mettrait alors notre corps en relation avec des points de l'espace qui ne l'inviteraient plus directement faire un choix. Sectionnez le nerf optique d'un animal; l'branlement parti du point lumineux ne se transmet plus au cerveau et de l aux nerfs moteurs; le fil qui reliait l'objet extrieur aux mcanismes moteurs de l'animal en englobant le nerf optique est rompu: la perception visuelle est donc devenue impuissante, et dans cette impuissance consiste prcisment l'inconscience. Que la matire puisse tre perue sans le concours d'un systme nerveux, sans organes des sens, cela n'est pas thoriquement inconcevable; mais c'est pratiquement impossible, parce qu'une perception de ce genre ne servirait rien. Elle conviendrait un fantme, non un tre vivant, c'est--dire agissant. On se reprsente le corps vivant comme un empire dans un empire, le systme nerveux comme un tre part, dont la fonction serait d'abord d'laborer des perceptions, ensuite de crer des mouvements. La vrit est que mon systme nerveux, interpos entre les objets qui branlent mon corps et ceux que je pourrais influencer, joue le rle d'un simple conducteur, qui transmet, rpartit ou inhibe du mouvement. Ce conducteur se compose d'une multitude norme de fils tendus de la priphrie au centre et du centre la priphrie. Autant il y a de fils allant de la priphrie vers le centre, autant il y a de points de l'espace capables de solliciter ma volont et de poser, pour ainsi dire, une question lmentaire mon activit motrice: chaque question pose est justement ce qu'on appelle une perception. Aussi la perception est-elle diminue d'un de ses lments chaque fois qu'un des fils dits sensitifs est coup, parce qu'alors quelque partie de l'objet extrieur devient impuissante solliciter l'activit, et aussi chaque fois qu'une habitude stable a t contracte, parce que cette fois la rplique toute prte rend la question inutile. Ce qui disparat dans un cas comme dans l'autre, c'est la rflexion apparente de l'branlement sur lui mme, le retour de la lumire l'image d'o elle part, ou plutt cette dissociation, ce discernement qui fait que la perception se dgage de l'image. On peut donc dire que le dtail de la perception se moule exactement sur celui des nerfs dits sensitifs, mais que la perception, dans son ensemble, a sa vritable raison d'tre dans la tendance du corps se mouvoir.

Ce qui fait gnralement illusion sur ce point, c'est l'apparente indiffrence de nos mouvements l'excitation qui les occasionne. Il semble que le mouvement de mon corps pour atteindre et modifier un objet reste le mme, soit que j'aie t averti de son existence par l'oue, soit qu'il m'ait t rvl par la vue ou le toucher. Mon activit motrice devient alors une entit part, une espce de rservoir d'o le mouvement sort volont, toujours le mme pour une mme action, quel que soit le genre d'image qui l'a sollicit se produire. Mais la vrit est que le caractre de mouvements extrieurement identiques est intrieurement modifi, selon qu'ils donnent la rplique une impression visuelle, tactile ou auditive. J'aperois une multitude d'objets dans l'espace; chacun d'eux, en tant que forme visuelle, sollicite mon activit. Je perds brusquement la vue. Sans doute je dispose encore de la mme quantit et de la mme qualit de mouvements dans l'espace; mais ces mouvements ne peuvent plus tre coordonns des impressions visuelles; ils devront dsormais suivre des impressions tactiles, par exemple, et il se dessinera sans doute dans le cerveau un nouvel arrangement; les expansions protoplasmiques des lments nerveux moteurs, dans l'corce, seront en rapport avec un nombre beaucoup moins grand, cette fois, de ces lments nerveux qu'on appelle sensoriels. Mon activit est donc bien rellement diminue, en ce sens que si je peux produire les mmes mouvements, les objets m'en fournissent moins l'occasion. Et par suite, l'interruption brusque de la conduction optique a eu pour effet essentiel, profond, de supprimer toute une partie des sollicitations de mon activit: or cette sollicitation, comme nous l'avons vu, est la perception mme. Nous touchons ici du doigt l'erreur de ceux qui font natre la perception de l'branlement sensoriel proprement dit, et non d'une espce de question pose , notre activit motrice. Ils dtachent cette activit motrice du processus perceptif, et comme elle parat survivre l'abolition de la perception, ils en concluent que la perception est localise dans les lments nerveux dits sensoriels. Mais la vrit est qu'elle n'est pas plus dans les centres sensoriels que dans les centres moteurs; elle mesure la complexit de leurs rapports, et existe l o elle apparat.

Les psychologues qui ont tudi l'enfance savent bien que notre reprsentation commence par tre impersonnelle. C'est peu peu, et force d'inductions, qu'elle adopte notre corps pour centre et devient notre reprsentation. Le mcanisme de cette opration est d'ailleurs ais comprendre. mesure que mon corps se dplace dans l'espace, toutes les autres images varient; celle-ci, au contraire, demeure . invariable. Je dois donc bien en faire un centre, auquel je rapporterai toutes les autres images. Ma croyance un monde extrieur ne vient pas, ne peut pas venir, de ce que je projette hors de moi des sensations inextensives: comment ces sensations acquerraient-elles l'extension, et d'o pourrais-je tirer la notion de l'extriorit? Mais si l'on accorde, comme l'exprience en fait foi, que l'ensemble des images est donn d'abord, je vois trs bien comment mon corps finit par occuper dans cet ensemble une situation privilgie. Et je comprends aussi comment nat alors la notion de l'intrieur et de l'extrieur, qui n'est au dbut que la distinction de mon corps et des autres corps. Partez en effet de mon corps, comme on le fait d'ordinaire; vous ne me ferez jamais comprendre comment des impressions reues la surface de mon corps, et qui n'intressent que ce corps, vont se constituer pour moi en objets indpendants et former un monde extrieur. Donnez-moi au contraire les images en gnral; mon corps finira ncessairement par se dessiner au milieu d'elles comme une chose distincte, puisqu'elles changent sans cesse et qu'il demeure invariable. La distinction de l'intrieur et de l'extrieur se ramnera ainsi celle de la partie et du tout. Il y a d'abord l'ensemble des images; il y a, dans cet ensemble, des centres d'action contre lesquels les images intressantes semblent se rflchir; c'est ainsi que les perceptions naissent et que les actions se prparent. Mon corps est ce qui se dessine au centre de ces perceptions; ma personne est l'tre auquel il faut rapporter ces actions. Les choses s'claircissent si l'on va ainsi de la priphrie de la reprsentation au centre, comme le fait l'enfant, comme nous y invitent l'exprience immdiate et le sens commun. Tout s'obscurcit au contraire, et les problmes se multiplient, si l'on prtend aller, avec les thoriciens, du centre la priphrie. D'o vient donc alors cette ide d'un monde extrieur construit artificiellement, pice pice, avec des sensations inextensives dont on ne comprend ni comment elles arriveraient former une surface tendue, ni comment elles se projetteraient ensuite en dehors de notre corps? Pourquoi veut-on, contre toute apparence, que j'aille de mon moi conscient mon corps, puis de mon corps aux autres corps, alors qu'en fait je me place d'emble dans le monde matriel en gnral, pour limiter progressivement ce centre d'action qui s'appellera mon corps et le distinguer ainsi de tous les autres? Il y a, dans cette croyance au caractre d'abord inextensif de notre perception extrieure, tant d'illusions runies, on trouverait, dans cette ide que nous projetons hors de nous des tats purement internes, tant de malentendus, tant de rponses boiteuses des questions mal poses, que nous ne saurions prtendre faire la lumire tout d'un coup. Nous esprons qu'elle se fera peu peu, mesure que nous montrerons plus clairement, derrire ces illusions, la confusion mtaphysique de l'tendue indivise et de l'espace homogne, la confusion psychologique de la perception pure et de la mmoire. Mais elles se rattachent en outre des faits rels, que nous pouvons ds maintenant signaler pour en rectifier l'interprtation.

Le premier de ces faits est que nos sens ont besoin d'ducation. Ni la vue ni le toucher n'arrivent tout de suite localiser leurs impressions. Une srie de rapprochements et d'inductions est ncessaire, par lesquels nous coordonnons peu peu nos impressions les unes aux autres. De l on saute l'ide de sensations inextensives par essence, et qui constitueraient l'tendue en se juxtaposant. Mais qui ne voit que, dans l'hypothse mme o nous nous sommes placs, nos sens auront galement besoin d'ducation, - non pas, sans doute, pour s'accorder avec les choses, mais pour se mettre d'accord entre eux? Voici, au milieu de toutes les images, une certaine image que j'appelle mon corps et dont l'action virtuelle se traduit par une apparente rflexion, sur elles-mmes, des images environnantes. Autant il y a pour mon corps de genres d'action possible, autant il y aura, pour les autres corps, de systmes de rflexion diffrents, et chacun de ces systmes correspondra un de mes sens. Mon corps se conduit donc comme une image qui en rflchirait d'autres en les analysant au point de vue des diverses actions exercer sur elles. Et par suite, chacune des qualits perues par mes diffrents sens dans le mme objet symbolise une certaine direction de mon activit, un certain besoin. Maintenant, toutes ces perceptions d'un corps par mes divers sens vont-elles, en se runissant, donner l'image complte de ce corps? Non, sans doute, puisqu'elles ont t cueillies dans l'ensemble. Percevoir toutes les influences de tous les points de tous les corps serait descendre l'tat d'objet matriel. Percevoir consciemment signifie choisir, et la conscience consiste avant tout dans ce discernement pratique. Les perceptions diverses du mme objet que donnent mes divers sens ne reconstitueront donc pas, en se runissant, l'image complte de l'objet; elles resteront spares les unes des autres par des intervalles qui mesurent, en quelque sorte, autant de vides dans mes besoins: c'est pour combler ces intervalles qu'une ducation des sens est ncessaire. Cette ducation a pour fin d'harmoniser mes sens entre eux, de rtablir entre leurs donnes une continuit qui a t rompue par la discontinuit mme des besoins de mon corps, enfin de reconstruire approximativement le tout de l'objet matriel. Ainsi s'expliquera, dans notre hypothse, la ncessit d'une ducation des sens. Comparons cette explication la prcdente. Dans la premire, des sensations inextensives de la vue se composeront avec des sensations inextensives du toucher et des autres sens pour donner, par leur synthse, l'ide d'un objet matriel. Mais d'abord on ne voit pas comment ces sensations acquerront de l'extension ni surtout comment, une fois l'extension acquise en droit, s'expliquera la prfrence de telle d'entre elles, en fait, pour tel point de l'espace. Et ensuite on peut se demander par quel heureux accord, en vertu de quelle harmonie prtablie, ces sensations d'espces diffrentes vont se coordonner ensemble pour former un objet stable, dsormais solidifi, commun mon exprience et celle de tous les hommes, soumis, vis--vis des autres objets, ces rgles inflexibles qu'on appelle les lois de la nature. Dans la seconde, au contraire, les donnes de nos diffrents sens sont des qualits des choses, perues d'abord en elles plutt qu'en nous: est-il tonnant qu'elles se rejoignent, alors que l'abstraction seule les a spares? - Dans la premire hypothse, l'objet matriel n'est rien de tout ce que nous apercevons: on mettra d'un ct le principe conscient avec les qualits sensibles, de l'autre une matire dont on ne peut rien dire, et qu'on dfinit par des ngations parce qu'on l'a dpouille d'abord de tout ce qui la rvle. Dans la seconde, une connaissance de plus en plus approfondie de la matire est possible. Bien loin d'en retrancher quelque chose d'aperu, nous devons au contraire rapprocher toutes les qualits sensibles, en retrouver la parent, rtablir entre elles la continuit que nos besoins ont rompue. Notre perception de la matire n'est plus alors relative ni subjective, du moins en principe et abstraction faite, comme nous le verrons tout l'heure, de l'affection et surtout de la mmoire; elle est simplement scinde par la multiplicit de nos besoins. - Dans la premire hypothse, l'esprit est aussi inconnaissable que la matire, car on lui attribue l'indfinissable capacit d'voquer des sensations, on ne sait d'o, et de les projeter, on ne sait pourquoi, dans un espace o elles formeront des corps. Dans la seconde, le rle de la conscience est nettement dfini: conscience signifie action possible; et les formes acquises par l'esprit, celles qui nous en voilent l'essence, devront tre cartes la lumire de ce second principe. On entrevoit ainsi, dans notre hypothse, la possibilit de distinguer plus clairement l'esprit de la matire, et d'oprer un rapprochement entre eux. Mais laissons de ct ce premier point, et arrivons au second.

Le second fait allgu consisterait dans ce qu'on a appel pendant longtemps l'nergie spcifique des nerfs. On sait que l'excitation du nerf optique par un choc extrieur ou par un courant lectrique donnera une sensation visuelle, que ce mme courant lectrique, appliqu au nerf acoustique ou au glosso-pharyngien, fera percevoir une saveur ou entendre un son. De ces faits trs particuliers on passe ces deux lois trs gnrales que des causes diffrentes, agissant sur le mme nerf, excitent la mme sensation, et que la mme cause, agissant sur des nerfs diffrents, provoque des sensations diffrentes. Et de ces lois elles-mmes on infre que nos sensations sont simplement des signaux, que le rle de chaque sens est de traduire dans sa langue propre des mouvements homognes et mcaniques s'accomplissant dans l'espace. D'o enfin, l'ide de scinder notre perception en deux parts distinctes, dsormais incapables de se rejoindre: d'un ct les mouvements homognes dans l'espace, de l'autre les sensations inextensives dans la conscience. Il ne nous appartient pas d'entrer dans l'examen des problmes physiologiques que l'interprtation des deux lois soulve: de quelque manire que l'on comprenne ces lois, soit qu'on attribue l'nergie spcifique aux nerfs, soit qu'on la reporte dans les centres, on se heurte d'insurmontables difficults. Mais ce sont les lois elles-mmes qui paraissent de plus en plus problmatiques. Dj Lotze en avait souponn la fausset. Il attendait, pour y croire, que des ondes sonores donnassent l'il la sensation de lumire, ou que des vibrations lumineuses fissent entendre un son l'oreille. La vrit est que tous les faits allgus paraissent se ramener un seul type: l'excitant unique capable de produire des sensations diffrentes, les excitants multiples capables d'engendrer une mme sensation, sont ou le courant lectrique ou une cause mcanique capable de dterminer dans l'organe une modification de l'quilibre lectrique. Or, on peut se demander si l'excitation lectrique ne comprendrait pas des composantes diverses, rpondant objectivement des sensations de diffrents genres, et si le rle de chaque sens ne serait pas simplement d'extraire du tout la composante qui l'intresse: ce seraient bien alors les mmes excitations qui donneraient les mmes sensations, et des excitations diverses qui provoqueraient des sensations diffrentes. Pour parler avec plus de prcision, il est difficile d'admettre que l'lectrisation de la langue, par exemple, n'occasionne pas des modifications chimiques; or ce sont ces modifications que nous appelons, dans tous les cas, des saveurs. D'autre part, si le physicien a pu identifier la lumire avec une perturbation lectro-magntique, on peut dire inversement que ce qu'il appelle ici une perturbation lectro-magntique est de la lumire, de sorte que ce serait bien de la lumire que le nerf optique percevrait objectivement dans l'lectrisation. Pour aucun sens la doctrine de l'nergie spcifique ne paraissait plus solidement tablie que pour l'oreille nulle part aussi l'existence relle de la chose perue n'est devenue plus probable. Nous n'insistons pas sur ces faits, parce qu'on en trouvera l'expos et la discussion approfondie dans un ouvrage rcent. Bornons-nous faire remarquer