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Hervé Micolet

 Peinture et littĂ©rature chez Yves Bonnefoy : formation de la forme dans L’Arrière-Pays1

J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des car-refours. Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou

 presque : lĂ , Ă  deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dontdĂ©jĂ  je m’éloigne, oui, c’est lĂ  que s’ouvrait un pays d’essence

 plus haute, oĂą j’aurais pu aller vivre et que dĂ©sormais j’ai perdu.Pourtant, rien n’indiquait ni mĂŞme ne suggĂ©rait, Ă  l’instant duchoix, qu’il me fallĂ»t m’engager sur cette autre route. J’ai pu lasuivre des yeux, souvent, et vĂ©rifier qu’elle n’allait pas Ă  une

terre nouvelle. Mais cela ne m’apaise pas, car je sais aussi quel’autre pays ne serait pas remarquable par des aspects inima-ginĂ©s des monuments ou du sol. Ce n’est pas mon goĂ»t de rĂŞver de couleurs ou de formes inconnues, ni d’un dĂ©passement de la

 beautĂ© de ce monde. J’aime la terre, ce que je vois me comble,

 Le Labyrinthe, Lucques, CathĂ©drale San Martino

1 L’Arrière-pays, Genève, Éditions Skira, coll. « Les Sentiers de la crĂ©ation », 1972.Indications de page donnĂ©es entre parenthèses dans cette Ă©dition.

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et il m’arrive même de croire que la ligne pure des cimes, lamajesté des arbres, la vivacité du mouvement de l’eau au fondd’un ravin, la grâce d’une façade d’église, puisqu’elles sont siintenses, en des régions, à des heures, ne peuvent qu’avoir étévoulues, et pour notre bien. Cette harmonie a un sens, ces

 paysages et ces espèces sont, figĂ©s encore, enchantĂ©s peut-ĂŞtre,une parole, il ne s’agit que de regarder et d’écouter avec force

 pour que l’absolu se dĂ©clare, au bout de nos errements. Ici, danscette promesse, est donc le lieu.

Et pourtant, c’est quand j’en suis venu à cette sorte de foique l’idée de l’autre pays peut s’emparer de moi le plus vio-lemment, et me priver de tout bonheur à la terre. Car plus je suisconvaincu qu’elle est une phrase ou plutôt une musique – à lafois signe et substance – et plus cruellement je ressens qu’une

clef manque, parmi celles qui permettraient de l’entendre. Noussommes désunis, dans cette unité, et ce que pressent l’intuition,l’action ne peut s’y porter ou s’y résoudre. Et si une voixs’élève, claire pour un instant dans cette rumeur d’orchestre, eh

 bien le siècle passe, qui parlait meurt, le sens des mots est perdu. C’est comme si, des pouvoirs de la vie, de la syntaxe dela couleur et des formes, des mots touffus ou iridescents querĂ©pète sans fin la pĂ©rennitĂ© naturelle, nous ne savions percevoir une articulation parmi, cependant, les plus simples, et le soleil,qui brille, en est comme noir. (9 - 12)

Sentiers de la création

« Tout commence par l’injustice et l’injustification. Aucune harmonie prĂ©Ă©tablie.Pas de prĂ©alable poĂ©tique. Tout dĂ©part est prose, la prose de l’attaque. »2 La prosede Bonnefoy dans  L’Arrière-pays se distingue d’entrĂ©e par une de ces phrasessimples et fortes qui font les grands commencements littĂ©raires, non sans un Ă©cho

 proustien : « J’ai souvent Ă©prouvĂ© un sentiment d’inquiĂ©tude, Ă  des carrefours. »(« Longtemps je me suis couchĂ© de bonne heure »). La prose de l’attaque se dĂ©cideavec une brusquerie solennelle Ă  sa propre apparition, dans un moment, en un lieude l’esprit premièrement critique qui rejoue un vieux rendez-vous de la mythologie.Ayant dressĂ© la silhouette d’un homo viator debout Ă  travers tout3, la prose du dĂ©partse met littĂ©ralement en marche, prosa oratio, ligne portĂ©e en avant de soi – discours

 pĂ©destre (pezos logos), discours nu (logos psilos)4, sans schĂ©ma prĂ©alable de genreni de forme, entreprenant son objet au cĹ“ur de la contradiction. L’incipit, avec sesvertus d’impulsion, son caractère alĂ©atoire, son dĂ©ficit de dĂ©terminations, sa nĂ©ga-

16  /  HervĂ© Micolet 

2 Henri Maldiney,  Aux dĂ©serts que l’histoire accable, L’Art de Tal-Coat, Deyrolle Ă©diteur,1995, p. 121.

3 C’est le sens du mot durchstehen promu par Heidegger.4 D’après les catĂ©gories fondatrices dĂ©finissant la prose par opposition au vers chez Aristote,

in RhĂ©torique.

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tivitĂ© originelle, est bien ce premier Ă©changeur 5 topographique oĂą renaĂ®t la vieilleimage d’Hercule Ă  la croisĂ©e des routes : tout commence au point de crise, au pointnĂ©cessaire de dĂ©cision, dans un comble de perplexitĂ©, dans l’indĂ©terminĂ©, dans l’in-formulĂ©, dans l’élĂ©ment rĂ©fractaire qui constitue le milieu de l’écriture authentique.Pas Ă  pas, le chemin de prose est Ă  frayer, chemin de vie impliquant dans la langueles forces qui sont Ă  l’œuvre dans un corps en mouvement. « Le Chemin est l’ex-

 pression matĂ©rielle d’un rapport Ă  travers une distance, le moyen permanent d’unecommunication et l’invitation, vers un but ou dans une direction, Ă  un pas. »6 Devantle chemin qui bifurque, de mĂŞme que dans la lĂ©gende (vice ou vertu ?), c’est uneconduite de vie qui est Ă  choisir, c’est une  fable du destin qui aspire Ă  s’écrire. « Iln’y a pas que des livres, il y a des destinĂ©es littĂ©raires, oĂą chaque ouvrage marqueune Ă©tape, ce qui semble indiquer un dĂ©sir (…), celui de mĂ»rir Ă  soi. »7

 Prose du voyage dans le for intĂ©rieur quand « il s’agit, avant tout, de se porter en personne au lieu oĂą la rĂ©flexion s’aventure »8,  prose de l’errance allant cherchantson pĂ´le une fois surmontĂ© le premier moment d’expectative, L’Arrière-pays est uneentreprise d’acheminement initiatique. Seize ans plus tard, en 1988 dans « Le Voir 

 plus simple », l’incipit revient sous l’espèce d’un Ă©cho apaisĂ©, engrangĂ© par l’ex- pĂ©rience : « J’ai eu des moments d’inquiĂ©tude, Ă  des carrefours, de ces moments oĂąl’on peut vouloir une autre vie sur une autre terre, mais j’en sais qui sont bĂ©nĂ©- fiques. »9 La prose d’urgence provoque Ă  l’heure nĂ©cessaire quelque  Rechercheardente au terme de quoi c’est une existence qui devrait se rĂ©concilier avecelle-mĂŞme par des chemins mieux trouvĂ©s. Et  L’Arrière-pays, dans le tracĂ© bio-

 bibliographique de l’œuvre de Bonnefoy, tient lieu d’expĂ©rience cruciale – experi-mentum cruci : « radioscopie des vouloirs en jeu » (100) et des enjeux, ce livre-destin cherche Ă  rĂ©aliser une synthèse de l’être quand l’être est mis en demeure dese rĂ©capituler et de se rĂ©orienter pour renaĂ®tre Ă  soi. Celui qui chemine ne compte

 pas tant sur une sagesse qu’il espère aboutir : autant Ă  la fin contempler le labyrinthede la cathĂ©drale de Lucques, fournie en guise d’ultime illustration.

La genèse du texte est curieuse, et révèle assez les aléas d’un processus créateur.Une commande de Lauro Venturi, dans les années 70, pour la collection d’AlbertSkira opportunément nommée « Les sentiers de la création », est à l’origine du pro-

 jet : une Ă©tude sur la peinture, par les voies de l’analyse objective, telle est la com-mande, l’ambition, qui s’avère excessive et comme empĂŞchĂ©e dans les faits par la

 pression qu’exerce une promesse de livraison. Il s’agit alors d’un  projet au senscourant, d’une mise en acte portĂ©e par l’intention dans l’ordre de la pensĂ©e reprĂ©sen-tative. Bonnefoy est sollicitĂ© pour ses compĂ©tences d’historien d’art, dans cettemesure oĂą littĂ©rature et peinture cherchent chez lui depuis longtemps les termesd’une profonde alliance. L’enseignement fondateur d’AndrĂ© Chastel et de Georges

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5 Cf. Aragon, Je n’ai jamais appris Ă  Ă©crire ou Les incipits, Genève, Éditions Skira, 1969 ;Paris, « Champs/Flammarion », 1981.

6 Paul Claudel, « Le chemin dans l’art »,  L’Œil Ă©coute (1946), Paris, Gallimard,« Folio/essais », p. 133.

7 « Leçon inaugurale de la chaire d’Études comparées de la Fonction poétique », 4 déc. 1981,Cahiers du Collège de France, p. 20.

8 Jean Starobinski, « La Prose du voyage », Yves Bonnefoy (coll.), L’Arc n°66, oct. 1976, p. 3.9 Voir le plus simple, avec sept lithographies de D. Gutherz, Crest, La SĂ©tĂ©rĂ©e, 1988, repris

in Sur un sculpteur et des peintres, Plon, 1976, p. 55.

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Duthuit, une thèse entreprise dans les annĂ©es 60 sur Piero delle Francesca, finale-ment consacrĂ©e Ă  l’esthĂ©tique baroque, les Ă©mois de jeunesse devant l’art surrĂ©aliste(Chirico, Dali, Ernst, Tanguy, Miro…), la frĂ©quentation assidue et souvent amicaledes artistes les plus remarquĂ©s dans l’après-guerre et jusqu’à aujourd’hui(Giacometti, Balthus, Alechinsky, Hopper, Ubac, Mondrian, Masson, Hartmann,Garache, Tapies, Hollan, Bram Van Velde…), de multiples confĂ©rences et essais tĂ´tvenus10, ou encore l’orientation ouverte sur les arts plastiques de la revue L’ÉphĂ©mère (1966-1973), prĂ©disposent Bonnefoy Ă  ce travail d’envergure.

Innocence d’une offre, qui rĂ©veille chez le commanditĂ© une prĂ©occupation toutespĂ©ciale – une  soif  faut-il plutĂ´t dire – plongeant l’avancement du projet dansl’obscuritĂ© : l’urgence est de tirer au clair « ce qu’est en nous le besoin d’images etquel rapport il soutient, sur le plan le plus gĂ©nĂ©ral, avec la crĂ©ation poĂ©tique. »11 Lacritique philosophique, thĂ©ologique et politique des reprĂ©sentations du divin est aucĹ“ur de ce dĂ©bat plusieurs fois envenimĂ© dans l’Histoire. L’image-simulacre, malfamĂ©e pour Platon, pour le judaĂŻsme, pour l’Islam, aussi bien pour Calvin, pour Pascal ou pour Kant – les images tombĂ©es sous le coup de l’abrogation Ă  Byzanceont brĂ»lĂ©. Le thème de la querelle byzantine dans l’art religieux du haut moyen âge,enseignĂ© par Duthuis, alimente une rĂ©flexion Ă©rudite12, laquelle bute cependant sur l’irrationalitĂ© et la subjectivitĂ© d’un besoin vital. Ce besoin s’assimile au dĂ©tourne-ment idolâtre de l’image sacrĂ©e par des peuples animĂ©s, dans leur cĹ“ur, d’uneĂ©trange piĂ©tĂ©. Le catholicisme pour avoir apportĂ© avec l’incarnation du Christ unargument majeur et comme une paix romaine dans ce dĂ©bat, n’en reste pas moinstiraillĂ© :

L’image, si elle est le mystère d’une certaine sorte de religion, s’il fautvraiment la tenir pour telle, n’est-elle pas, plutôt que catholiqueromaine, la parole d’un concurrent insidieux du Dieu chrétien, un

concurrent repérable dans le monde même de celui-ci, où Lucifer,n’est-ce pas, était bien le plus beau des anges, et celui à propos duquelon doit donc penser le plus à se méfier des prestiges, de l’apparence…13

Le projet initial s’avère par lĂ  hantĂ©, dĂ©programmĂ© et relancĂ©. Projet au sens plusrisquĂ© que la phĂ©nomĂ©nologie indique –  Entwurf (werfen, « jeter, lancer ») sourceimprĂ©vue d’arrachement Ă  soi-mĂŞme ( Ent -) et d’emportement dans un lointainencore non thĂ©matisĂ© que la raison logique ne saurait planifier. « Bref, de proche en

 proche, tout a Ă©tĂ© bouleversĂ©, changĂ© bientĂ´t dans ses perspectives, ses buts ; et aulieu d’envoyer le manuscrit comme j’avais promis de le faire, je me suis engagĂ©,enfermĂ© devrais-je dire plutĂ´t, pour trois mois pleins, dans un travail pour unegrande part imprĂ©visible la veille encore : et dont est sorti ce livre, oĂą le problème

18  /  HervĂ© Micolet 

10 La première confĂ©rence, Le Temps et l’intemporel dans la peinture du Quattrocento, a Ă©tĂ©donnĂ©e au Collège de Philosophie en 1959. Le premier essai,  Peintures murales de la

 France gothique, date de 1954. Pour ensuite, nous renvoyons Ă  une bibliographie dĂ©taillĂ©equi laissera apparaĂ®tre l’ampleur du corpus. Signalons le catalogue d’exposition, Yves

 Bonnefoy, la poĂ©sie et les arts plastiques, coll. « Arts et lettres », Vevey, Suisse, 1996.11 « Entretiens avec Bernard Falciola » (1972), Entretiens sur la poĂ©sie (1972-1990), Paris,

Mercure de France, 1990, p. 11.12 Cf. par ex. « Notes de voyages » parues dans Les Lettres nouvelles, n°3, mai 1953. Texte

repris in L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1980.13 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 14.

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 premier a plus ou moins disparu. »14 Le projet ainsi entendu est « le dessein imma-nent Ă  l’action elle-mĂŞme, mais il la transcende de tout l’horizon – qu’il ouvre – Ă 

 partir duquel elle se dĂ©cide. »15 Le projet dans sa force ouvrante rend possible la possibilitĂ© mĂŞme d’écrire un livre qui soit vĂ©ritablement Ă  dessein de soi. Ce n’est pas la moindre vertu d’une procĂ©dure de commande, gĂ©nĂ©ralement soupçonnĂ©e, quede permettre pareille rĂ©volution, si contrariante soit-elle d’abord. Le chemin, un

 parmi plusieurs possibles, est sans garantie quant Ă  son aboutissement : il est cheminĂ  frayer dans la densitĂ© d’une question, manière de se comporter dans l’acte de ques-tionner, questionnement sans rĂ©pit de la question qui est elle-mĂŞme un chemin.Sentier moins que chemin de philosophie – on se souvient du Weg heideggerien –,et moins que sentier, sente que trace Ă  peine le mince crayon d’un dessinateur, humble« sente Ă©troite » de BashĂ´ en mode oriental – mais qui est « sente Ă©troite verstout »16, Ă  travers tout. La voie majeure de l’analyse conceptuelle est ainsi dĂ©voyĂ©e.La phrase d’incipit aura ranimĂ© la structure de toute phrase poĂ©tique dans son faire( poiein), ouvrant mot Ă  mot son horizon, atteignant Ă  son dit par l’effort de dire – Â« une constellation de mots, appelĂ©e ordinairement phrase, joue ainsi le rĂ´le du des-tin pour la pensĂ©e. Au contraire de ce qu’il est coutume de croire : Je suis donc je pense, l’être commandant le crĂ©er. »17 L’incipit comporte dans son repli les puis-sances virtuelles qu’Aragon nomme arrière-texte â€“ lequel ne sera dĂ©voilĂ© que par lamise en acte de la langue dans l’horizontalitĂ© de la prose, vite obligĂ©e sur son cheminsemĂ© d’obstacles et de trappes Ă  des contournements, des verticalitĂ©s. Arrière-texte â€“ 

 pour un  Arrière-pays qui possède aussi son sous-texte : sentiers dĂ©robĂ©s et com- pliquĂ©s de la crĂ©ation.

« Le lieu d’une Ĺ“uvre d’art, qu’elle ouvre en ayant lieu, n’est rien que l’artiste puisse viser. »18 La version que nous connaissons de  L’Arrière-pays, finalementengendrĂ©e comme sous le coup d’une fureur inspiratrice dans le temps concentrĂ©

d’un Ă©tĂ©19, est exemplaire des mystères de l’élaboration crĂ©atrice sur quoi l’auteur s’explique plus tard dans les « Entretiens avec Bernard Falciola ». C’est « une dĂ©rivede l’écriture » qui a eu lieu « sous l’effet de forces auxquelles, pendant longtemps,[Bonnefoy] n’avai[t] pas voulu laisser libre cours, leur prĂ©fĂ©rant – essayant de leur 

 prĂ©fĂ©rer jusqu’à cette heure de vĂ©ritĂ© – la neutralitĂ© conceptuelle. »20 Quelisons-nous ? Parce que l’ordre de la pensĂ©e demeure prioritaire, dictĂ© par le souci

 premier de faire clartĂ©, nous lisons la relation d’une tentative et d’un effort – un essaitoujours Ă  l’essai, faillible et provisoire, mettant Ă  mal les principes de mĂ©thode sup-

 posĂ©s par les travaux scientifiques : un ordo neglectus, beau dĂ©sordre, dĂ©sordre pas-sionnĂ© si la forme essayiste est encore ce mode du discours qui « rĂ©flĂ©chit sur cequ’il aime, et ce qu’il hait »21 â€“ les images. Le chemin de pensĂ©e est chemin de vie

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14 Idem, p. 15.15 Maldiney, reformulant Heidegger in  Penser l’homme et la folie, Millon, coll. « Krisis »,

1997, p. 309.16 « La sente Ă©troite vers tout », premier sous-titre des  Remarques sur le dessin, Paris,

Mercure de France, 1993. Cf. p. 78-79 pour la reprise du motif.17 Aragon, op. cit .18 Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, Encre marine, 2001, p. 435.19 Bonnefoy a tenu Ă  marquer Ă  la fin du texte le lieu et la date de sa rĂ©ussite : « Bonnieux,

été 1971 » (155).20 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 15.

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et se voudrait chemin de terre brute, lequel n’est pour l’heure pratiqué qu’en esprit,qu’en image : « C’est un chemin de la terre, un chemin qui serait la terre même. Quien assurerait – revenant sur soi, se faisant en cela esprit – la révélation, l’avenir. »(57) Ainsi le chemin de Degas, présenté en double page (58-59). Aléas des car-refours :

Le début du livre, le tout début, avait été d’emblée, plus ou moins, cequ’il est resté. J’avais depuis longtemps désiré, pour mieux compren-dre cette obsession des images, désignatives d’un arrière-monde, par-tir d’une hantise que j’ai connue, que je subis quelquefois encore, celled’un arrière-pays, d’une terre au-delà de l’horizon : lieu de vie que l’onaurait pu rejoindre – je souligne ce conditionnel – si on avait prisl’autre chemin, au carrefour.22

La volonté d’art

« La volonté d’art s’exprime dans et par le type d’espace qu’elle ouvre pour lamanifestation de ce qui est à être. »23 Commandé par le créer, le créateur exerce enretour sa capacité à exister dans l’horizon ouvert par son geste de commencement.Le processus dont Bonnefoy récapitule les phases prend source dans un long silencequi suspend à la manière d’une épochè toutes les commodités de représentation.Laissant monter « ces propositions qui viennent de tout [s]on être » avec la convic-tion que celles-ci « en savent plus que lui sur son vouloir propre »24, l’écrivain en

gestation est d’abord un catalyseur. Des relations signifiantes se dĂ©voilent dans leur voilement mĂŞme, en appellent Ă  la langue essentialisĂ©e de l’art que Bonnefoynomme parole â€“ langue comme Ă©trangère dans la langue apprise, Ă  mĂŞme de ne pastrahir « cet autre de [l]a parole »25 surgi sur cette autre scène qu’est pour Freud l’in-conscient. La forme du livre est le théâtre d’une productivitĂ© travaillant l’infini desopĂ©rations possibles dans le champ des mots, des mises en forme, de la pensĂ©econsciente dĂ©bordĂ©e de l’intĂ©rieur. On ne doit plus compter sur une conception de laformalitĂ© qui identifierait la morphè Ă  l’eidos dans un monde indivis, en bon ordre,douĂ© d’une origine et d’une finalitĂ© qui le justifient. Aussi n’est-il pas de catĂ©gorieaxiologique pour reconnaĂ®tre ce livre, et c’est pourquoi ce livre inclassable est forme

 pure, dĂ©ployĂ©e Ă  l’aventure comme au carrefour des possibilitĂ©s formelles, disci- plinaires et Ă©pistĂ©mologiques instituĂ©es : le caractère de productivitĂ© et d’organicitĂ©donne la forme pour une forme toujours en voie d’elle-mĂŞme, forçant son passage

dans une succession de moments critiques, puisant Ă  mesure dans la ressource donnĂ©e par son commencement. Jamais l’impulsion première n’est perdue : l’élĂ©mentrĂ©fractaire, une fois Ă©cartĂ©es les reprĂ©sentations et les formulations qui le domes-

20  /  HervĂ© Micolet 

21 Adorno, « L’essai comme forme », Notes sur la littĂ©rature, Paris, Flammarion, 1984, p. 6.22 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 15.23 Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, p. 423.24 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 25.25 Idem, p. 25.

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tiquent Ă  bon comte, constitue lemilieu adverse de l’écri-ture – l’Umwelt  oĂą la formecherche Ă  prendre forme dansl’espace et dans le temps nouĂ©sdu livre.

Si c’est cela une forme du point de vue de l’espace, le lieud’une rencontre entre un orga-nisme et son milieu, si la vue

 biologique de Weizäcker « peutnous servir de balancier sur lacorde raide – la corde la plustendue de la lyre – oĂą les grandsarts vont leur chemin »26, L’Arrière-pays va son cheminimprĂ©visible avec une rare tĂ©na-citĂ©. Par le chemin, par ses car-refours, « l’esprit envisage deuxidĂ©es Ă  la fois, mais il faut toutesles ressources de la patience etde la syntaxe pour Ă©tablir del’une Ă  l’autre, suivant toutes lesĂ©tapes avec art de la ponctua-tion, un ruban praticable d’écri-ture. »27 Ce ruban, mieux vaudrait savoir le peindre : « Écrire, ne serait-ce qu’un

mot : et déjà une langue est là, s’affaire, et avec elle toutes les ambiguïtés, tous lesfaux-semblants – tout le passé du langage »28. La parole est parasitée par la languehéritée ; l’écriture condamnée dans sa production et dans sa réception à un régimecursif, et l’on sait le dépit souvent des écrivains devant le simultanéisme plusheureux de la peinture. Mais du point de vue temporel la forme littéraire également,si elle refuse toute positivité architextuelle fournie a priori, si elle parle « contre les

 paroles » de convention29, si elle s’engage dans un temps impliquĂ© oĂą elle n’a decesse de travailler Ă  sa propre formation, peut « ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme une genèsedu prĂ©sent Ă  tout moment donnĂ©. »30 Dans la parole qui s’invente Ă  mesure la pen-sĂ©e se pense, et c’est contre elle-mĂŞme d’abord qu’elle pense. PensĂ©e pathĂ©tique,savante et candide comme est candide un enfant sur une piste au trĂ©sor , pensĂ©e lut-teuse, prompte Ă  s’exalter, aussitĂ´t Ă  se dĂ©prendre, renversant toute perspective quimenacerait de se fixer complaisamment. Raisonnante mais aussi rĂ©sonnante d’émoi,

 Peinture et littĂ©rature chez Yves Bonnefoy /  21

26 Maldiney, passeur de Weizsäcker,  Regard, parole, espace, L’Âge d’homme, coll.« Amers », 1973 et 1994, p. 167.

27 Claudel, op. cit ., p. 133.28 Bonnefoy, « Peinture, poĂ©sie : vertige, paix », Le Nuage rouge, Dessin, couleur, lumière,

Paris, Mercure de France, 1977 ; extraits « coll. Folio/essais », p. 117.29 On se souvient de l’impĂ©ratif pongien.30 Weizsäcker, citĂ© par Maldiney, op. cit ., p. 67.

Edgar Degas, Paysage (dĂ©tail)

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la pensée qui tolère ainsi de se laisser affecter informe une forme mouvante, auto-mouvante, proprement lyrique dans sa volonté d’art.

Ainsi s’accomplit le miracle qu’espérait Baudelaire pour d’autres sujets, celuid’une prose « assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriquesde l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience. »31 Il y alà un de nos plus grands livres, par un de nos plus grands stylistes, un livre inédit

 parce qu’il est nĂ© du dĂ©faut des langues, des genres, des formes et des savoirs – unlivre infaisable comme fut AurĂ©lia pour Nerval32, un livre-centaure comme fut pour 

 Nietzsche La Naissance de la tragĂ©die33. En ces cas oĂą des disciplines hĂ©tĂ©roclites(histoire de l’art, des idĂ©es et des mentalitĂ©s, philosophie, thĂ©ologie, psychologie…)entreprennent de communiquer sans ĂŞtre pratiquĂ©es ni dans leurs mĂ©thodes nisurtout dans leurs jargons, c’est Ă  la puissance d’improvisation de la prose que toutela responsabilitĂ© revient. Et la dimension formelle  â€“  dimension selon laquelle la forme se forme â€“ ne trouve sa plĂ©nitude que par ce qui la meut et l’anime en tempsimpliquĂ© : par le rythme, auto-mouvement modulĂ©, souffle d’être extasiĂ© dans la

 phrase. Cette prose respiratoire, forme-sens soulevĂ©e par la force de sa scansion,dramatise les mouvements sĂ©mantiques : « le rythme s’articule en instants critiques,rĂ©solus les uns dans les autres dans le cours d’un ressourcement mutuel. »34 La gra-vitĂ© de la posture Ă©nonciative – le ton Bonnefoy –, l’application d’une rhĂ©torique profonde au sens de Baudelaire, la houle des pĂ©riodes (souplesse, ondulation), leflux lyrique d’un phrasĂ© pensant-chantant marquent un style très reconnaissable,d’une Ă©lĂ©gance altière, portĂ© par le grand rythme gĂ©nĂ©rateur que l’on entend battredans tous les textes de Bonnefoy, thĂ©oriques ou poĂ©tiques. Un grand style, que l’on

 pourrait juger trop luxueux pour notre Ă©poque d’écriture – un luxe tout byzantin â€“,s’il n’était pas traversĂ© comme par une lĂ©zarde stigmatisant les crises contempo-raines qui sont le lot d’un cosmos dĂ©fait en chaosmos.35

« Heurts », « soubresauts », pour continuer avec les qualitĂ©s de prose selonBaudelaire : incises et parenthèses, tropes grammaticaux, torsions syntaxiques, syn-copes, incessantes volte-face – les moments critiques sont multipliĂ©s, les disconti-nuitĂ©s ressortent dans la continuitĂ© rythmique oĂą l’obstacle est Ă  emporter. De sorteque la phrase semble trembler, se troubler en profondeur – et vibrer , comme ailleurs,Ă  Amber en Asie, un des sites virtuels de l’Arrière-pays, l’intention d’un souverain

 bâtisseur d’une Ă©trange forteresse, « laissant vivre et l’affirmation et le doute », a fait« vibrer, en somme, la corde de l’horizon. » (55) Luxueuse, vibrante, frĂ©missante,comme au bord de toujours dĂ©faillir, mais capable aussi d’une force de rection et de

 prĂ©cipitation chimique au service de l’exactitude et de l’ascèse, la prose antique etmoderne de Bonnefoy n’est pas sans rĂ©ussir le transfert, dans la langue française, des

22  /  HervĂ© Micolet 

31 Cf. « Ă€ Arsène Houssaye », Avant-propos du Spleen de Paris.32 Nerval a repris au bond un propos vexant de Dumas : « La folie le jette dans des livres

infaisables. »33 Formé par la discipline philologique, soumis par l’Université à l’exigence de scientificité,

cependant nourri des arts et tout particulièrement de musique, Nietzsche met longtemps Ă oser la libertĂ© crĂ©atrice de son premier grand ouvrage. Il s’en explique dans sa correspon-dance (oĂą apparaĂ®t la formule « livre-centaure ») et s’en justifie plus tard dans l’ Essaid’autocritique.

34 Maldiney, op. cit ., p. 172.35 NĂ©ologisme de James Joyce, Ulysse.

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hautes aptitudes que l’auteur reconnaît à la « résonnante syntaxe » de la languelatine : « on [peut, en latin] contracter dans un mot, ou une structure dense, seconddegré de l’esprit, ce que le français n’eût exprimé qu’en le dénouant. Loin de lesaffaiblir, ce resserrement me semble aller plus intimement aux relations signifi-antes ; et découvrir ainsi, bien que de façon voilée, quelque chose d’une intérioritéinimaginée (d’une substance) du fait verbal. » (108) Romaine plutôt que byzantine,cette parole de gravité sévère un peu drapée, et contemporaine à l’extrême : la qua-lité heurtée que Baudelaire voulait pour sa prose tenait à la fréquentation des grandesvilles de la révolution industrielle. Walter Benjamin l’a montré36, c’est l’impact deschocs historiques que Baudelaire assigné à son temps dut transcrire, que toute proseaujourd’hui doit prendre dans son corps même comme autant de retombéescontextuelles.

« Toute âme est une mĂ©lodie qu’il s’agit de renouer. »37 La tonalitĂ© climatiquefondamentale de cette voix que l’on sait rauque38, qui nous parle dès l’incipit de trèsloin, dans les hauteurs de sa belle langue, de tout près, comme Ă  l’oreille – laStimmung  qui ancre cette voix dans un sentir lyrique est Stimmung de ferveur .L’espoir porte fiĂ©vreusement l’écriture de Bonnefoy et cet ardent espoir mĂ©langĂ© demĂ©lancolie souvent professĂ©39 flambe par en dessous : on dirait que la phrase brĂ»le,comme disent les enfants, d’une mĂ©taphore ignĂ©e, dans ces jeux oĂą un objet estcachĂ©, oĂą des indices de chaud et froid sont fournis Ă  mesure qu’on s’approche ous’éloigne, allant toujours cherchant. Chaque fois que l’Arrière-Pays semble gĂ©o-graphiquement repĂ©rĂ©, qu’il est sur le point de se dĂ©clarer dans une de ses figura-tions paysagères, architecturales ou artistiques, un surcroĂ®t d’expressivitĂ© vient

 poindre au prĂ©sent Ă  tout moment donnĂ© dans la phrase : « Que ces façades sont belles ! Comme Alberti m’est prochain quand il Ă©labore, Ă  Rimini, Ă  Florence, samusique ! Mais en captant le soleil d’ici, c’est l’horizon qu’il Ă©claire, je regarde lĂ -

 bas oĂą sa clartĂ© se rassemble, que cherche-t-il, que sait-il ? » (23) La dimensionexclamative, première pour l’homme au monde, rend un bref instant le monde dansson Ă©tat premier : elle est la marque du thaumazein d’oĂą procède la philosophie,amour de la sagesse, Ă©merveillement Ă©mu mais aussi dĂ©sarroi, dĂ©faillance Ă  traverstout. « Mais cette surprise exclamative s’incurve sur elle-mĂŞme Ă  la façon, peut-ondire, d’un point d’interrogation perpĂ©tuel »40 : c’est possĂ©der un sens aigu du pro-

 blème ( pro-ballein) en tant qu’un problème insiste et rĂ©siste, posĂ© devant soi commeun obstacle, excĂ©dant sa solution ; perplexitĂ© au carrefour, aporie, relance de l’im-

 pulsion commençante. L’assertion survient lorsque l’Arrière-pays, souverain bien,

 Peinture et littĂ©rature chez Yves Bonnefoy /  23

36 Cf. Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, 1979 pour latrad.fr.

37 MallarmĂ©, Crise de vers, O.C ., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la PlĂ©iade », 1945, p. 363.

38 Michèle Fink a attiré l’attention sur cette caractéristique vocale, perceptible jusque dans latessiture écrite. Cf. « Poétique de la voix rauque » in Yves Bonnefoy, Poésie, peinture,musique, P.U. de Strasbourg, 1995.

39 Cf. « L’acte et le lieu de la poĂ©sie », L’Improbable, p. 130 : « J’appelle mĂ©lancolie cetteunion de la luciditĂ©, de l’espoir. »

40 Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, p. 410.

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 permet pour une seconde « d’emporter le paradis d’un seul coup »41. Ces mouve-ments de l’humeur pensante affluent et refluent plusieurs fois, rythmant la forme par des traits psychagogiques, de courage et de dĂ©couragement. La puissance d’illusion,toujours dĂ©noncĂ©e, est toujours renouĂ©e par presque rien :

Voilà ce que je rêve, à ces carrefours, ou un peu après – et il s’ensuitque je suis troublé par tout ce qui peut favoriser l’impression qu’unlieu autre, et qui le demeure, se propose pourtant, avec même quelqueinsistance. Quand une route s’élève, me découvrant au loin d’autreschemins dans les pierres, avec des villages visibles ; quand le train seglisse dans une vallée resserrée, au crépuscule, passant devant desmaisons où il arrive qu’une fenêtre s’éclaire ; quand le bateau suitd’assez près un rivage, où le soleil se prend à une vitre lointaine (et unefois c’était Caraco, où l’on me dit que les chemins n’arrivaient plus,

mangés depuis longtemps par les ronces), c’est vite en moi la très spé-cifique émotion, je crois approcher, je me sens requis à la vigilance.Comment se nomment ces villages, là-bas ? Pourquoi un feu sur cetteterrasse, qui salue-t-on ainsi à notre bord, qui appelle-t-on ? Bien sûr,que j’arrive en un de ces lieux et l’impression d’avoir “brûlé” se dis-sipe. Non sans pourtant s’accroître parfois toute une heure à cause d’un

 bruit de pas ou de voix qui est montĂ© jusqu’à ma chambre d’hĂ´tel, Ă travers les persiennes closes. (14-15)

Palimpsestes

« Proust n’est peut-être pas loin d’ici, dont le grand livre a pour origine unressouvenir ? »42 L’incipit avait alerté sur cette accointance. Et la forme essayiste,

 portĂ©e par une ligne narrative intermittente, touche au genre des mĂ©moiresautobiographiques, et fait davantage : averti de psychanalyse, Bonnefoy livre en fili-grane une auto-analyse, si cela se peut, un working-through conduit de soi Ă  soi par la parole, au prix d’une verticalisation dans l’horizon de la prose. Ce travail psy-chique sans mĂ©nagement, proche d’un scĂ©nario de cure bien que sans cadre et sanstiers, sollicite une parole dĂ©prise des leurres de l’identitĂ©, une parole pleine adonnĂ©eĂ  un constant effort d’interprĂ©tation, d’élucidation – de  perlaboration( Durcharbeiten) chargĂ© d’intĂ©grer et de surmonter les rĂ©sistances que suscite le

 pĂ©nible processus de mise Ă  jour. Des expĂ©riences prĂ©pondĂ©rantes

ressurgissent – ces points de passé que Bergson a dits remarquables ou brillants,cristallisés parmi les couches sédimentaires de la mémoire – la mémoire profonde,

24  /  HervĂ© Micolet 

41 Baudelaire, « Les Paradis artificiels », O. C., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de laPléiade », 1975, p. 402.

42 « Entretien avec Jacques Ravaud », Yves Bonnefoy (coll.),  Le Temps qu’il fait, cahier 11,1998, p. 81.

43 Baudelaire, citant Thomas de Quincey in « Un mangeur d’opium », VIII, Les Paradis arti- ficiels, p. 505.

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ce « palimpseste immense et naturel ».43 La forme se forme en réintégrant sur le tard(IV) dans son temps impliqué la part d’un temps expliqué, donné pour révolu, divisé

 par Ă©poques, dont on pourra peut-ĂŞtre tirer les leçons : « Oui, il y a une connaissancetardive, qu’il faut aider par la rĂ©flexion mĂŞme si celle-ci est contradictoire,entravĂ©e : la clarification se faisant non tant par elle qu’en elle, en elle aussi, peu Ă 

 peu, du fait d’un mouvement de tout l’être, plus vaste, plus conscient que les mots. »(32)

La remontĂ©e archĂ©ologique ravive, avec des scènes de la prime enfance, des points nodaux de la destinĂ©e : « la composante Ĺ“dipienne, Bonnefoy en convient, y brille d’un Ă©clat bien vif, elle marque une direction, et j’aurais pu retrouver au bout, pas mĂŞme dissimulĂ©, le premier arrière-pays. » (100). ArchĂ©ologie, psychologie des profondeurs – remontĂ©e en direction du temps le plus avant et du principe qui com-mande (archè), comme il arrive dans cette lecture d’enfance, Les Sables rouges, unroman d’aventure narrant les pĂ©ripĂ©ties d’un jeune archĂ©ologue en Asie. Une colonieromaine au cĹ“ur de l’ancien Empire oriental survit aux siècles enterrĂ©e sous lessables du dĂ©sert : elle est la figure souterraine de l’Arrière-pays miraculeusementintact, prĂ©servĂ© de l’Histoire. C’est au contraire Ă  l’image des citĂ©s anciennes rasĂ©eset redĂ©couvertes dans leurs couches successives – Ă  l’image de la mĂ©moire mĂŞme – que la forme trouve forme sur le mode dynamique du  palimpseste : « Des couchesinnombrables d’idĂ©es, d’images, de sentiments sont tombĂ©es successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblĂ© que chacune ensevelis-sait la prĂ©cĂ©dente. Mais aucune en rĂ©alitĂ© n’a pĂ©ri »44. Le texte dans son ultime sur-face d’inscription garde trace de trois ouvrages avortĂ©s,  L’Ordalie, Le Voyageur etUn Sentiment inconnu, en partie dĂ©truits :

Et c’est surtout parce que L’Ordalie “revenait” ainsi que j’ai détruit cequi me restait – ou s’ébauchait – de mon nouveau livre. La réappari-tion de cette structure, avec ses exigences énigmatiques, son infini ren-tré, son autonomie silencieuse, signifiait trop clairement cette fois que

 je renonçais Ă  mon ambition de comprendre, quand c’était elle tou- jours – oui, mĂŞme après le canal, mĂŞme après Apecchio et l’oran-gerie – qui me semblait le seul dessein lĂ©gitime. (99)

Que manquait-il surtout à ces anciennes ébauches ? L’incipit, que l’écrivainvoulait dans l’absolu comme on voudrait une origine retrouvée : « Manquait, je mesouviens, la première page. Malgré tous mes efforts, je n’avais pu à aucun momentni écrire ni même l’imaginer. » (85-86) L’impetus du commencement est la clef desrecommencements obtenus à dessein de soi ; reconnu dans sa nature relative, imma-nente et contingente, le point de commencement vient cette fois intervenir à sonheure, à son lieu, dans la langue infinie qui précède tout créateur et qui lui survivra :« Et si une voix s’élève (…) eh bien le siècle passe, qui parlait meurt, le sens des

mots est perdu. » (11) Ressaisie par l’ultime Ă©difice, la sĂ©rie des sĂ©dimentations – des archives â€“ retrouve la prĂ©histoire du texte Ă  l’endroit du fantasme involontairequi fait retour, nouĂ© par ses symboles obsĂ©dants (le canal, Apecchio, l’orangerie).Symboles – au sens des  symbola, ces poteries brisĂ©es et ajointĂ©es lors des cĂ©rĂ©-monies funĂ©raires, ces pièces de monnaie cassĂ©es en deux, donnĂ©es Ă  des amis Ă  dis-tance afin que soit rĂ©tabli l’échange, ces moitiĂ©s de corps humains dĂ©pareillĂ©s dans

 Peinture et littĂ©rature chez Yves Bonnefoy /  25

44 Baudelaire, idem.

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 Le Banquet de Platon. Toutes les forces d’âme chez Bonnefoy veulent Ă©tablir unecoĂŻncidence, rĂ©tablir des concordances complĂ©mentaires – avec quoi, avec qui ? – qui auraient le privilège de l’unitĂ© première, repensĂ©e dans les termes de l’Un, del’Un-tout, de l’Esprit-originellement-un que Hölderlin voyait au principe du malromantique, frappĂ© par l’Esprit de la sĂ©paration45.

Dans la souffrance devenue consciente d’elle-mĂŞme, le propos est bien d’ex- plorer les « hauteurs diffĂ©rentes » auxquelles peut se rĂ©pĂ©ter « la mĂŞme vie psy-chologique »46, Ă  tel point qu’un caractère d’être s’est cristallisĂ©, pour son mal-ĂŞtre.Le caractère d’espoir et de mĂ©lancolie demeure fixĂ© aux restes mnĂ©siques qui figurentl’Arrière-pays, lumineusement accrochĂ© Ă  des reprĂ©sentations de mot et de choserevenues de la lointaine enfance47. La totalitĂ© du passĂ© est rĂ©pĂ©tĂ©e dans ce complexedes superpositions et des points brillants, systĂ©matisĂ©, Ă  suivre Bergson, Ă  relireProust, par des personnes et par des lieux. Dans cette gĂ©ographie affective,Bonnefoy aussi a ses deux cĂ´tĂ©s : la ville de Tours, avec ses indices patriarcaux, etle village de Toirac, liĂ© Ă  la mère, distribuent sur la carte la composante Ĺ“dipienne.DĂ©terminĂ©e par l’histoire de ses investissements les plus chers, la RechercheengagĂ©e est recherche d’un objet originel Ă  jamais perdu, insituable et infigurabledans son amont. « La rĂ©miniscence est une chasse Ă  ce que sa carence anime. »48

L’Arrière-pays n’est-il pas le signifiant de l’objet perdu – le prĂŞte-nom de la Chosemythique ( Das Ding ) sur quoi l’imagination mĂ©lancolique reste fixĂ©e, cherchant Ă recouvrir par des reprĂ©sentations le manque pur qui obsède, et d’oĂą la Chose tire sonredoutable prestige ?

Si Freud, passionné d’antiquités, put croire un moment identifier sa science nais-sante au geste archéologique, il s’avisa rapidement que l’inconscient ignore letemps, qu’il n’y a de passé que dans l’invention de la parole au présent, que le foragedans la dimension verticale ne produit jamais qu’une nouvelle origine pour le sujet

reconfigurĂ©. Saxa loquuntur : les vieilles pierres certes, mais Ă  condition qu’elles parlent pour s’actualiser, comme si souvent Bonnefoy a voulu les faire parler 49.Aussi Rome ou bien Athènes, avec leurs ruines au sol, n’étaient pas Ă  mĂŞme defigurer l’inconscient, mais davantage PompĂ©i avec son Ă©trange vivacitĂ© conservĂ©edans une coque de lave :  La Gravida, fantaisie pompĂ©ienne, assortie du commen-taire freudien, intuitionne les concepts de refoulement et de contre-investissement ;elle illustre aussi, par le jeu patient de ZoĂ© mĂ©nageant les vitesses d’assimilation

 psychique de Norbert Hanold, la lente levĂ©e thĂ©rapeutique des symptĂ´mes quidevrait avoir lieu au cours de la talking cure. La jeune Romaine compatissante,

26  /  HervĂ© Micolet 

45 Cf. Essais sur Antigone.46 In Matière et mĂ©moire (1939), PUF, coll. « Quadrige », 1997, p. 115.47 Nous croisons les vues de Bergson et de Freud : la mĂ©moire-sĂ©dimentation dĂ©finit pour 

Freud un caractère, et intègre les traces mnĂ©siques sous forme de reprĂ©sentations(Vorstellung ). Pour exemple dans L’Arrière-pays d’une reprĂ©sentation de mot, produisanten effet l’inconscient comme un langage, et mĂŞme un système d’écriture oĂą s’inscrit la let-tre, on pourrait s’attacher au signifiant « Bethlehem Steel » : « M’enfonçant par le train,cette annĂ©e encore, dans la Pennsylvanie de l’Ouest, sous la neige, je vis soudain, sur detristes usines, mais dans les arbres d’une forĂŞt dĂ©membrĂ©e, les mots contradictoires,

 Bethlehem Steel , et ce fut Ă  nouveau l’espoir, mais cette fois aux dĂ©pens de la vĂ©ritĂ© de laterre. » (20)

48 Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998, p. 146.49 Cf. Pierre Ă©crite, en 1958, et tant de poèmes depuis qui perpĂ©tuent ce mode Ă©pitaphique.

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silhouette apparaissante-disparaissante qui alerte puis qui sauve l’archĂ©ologue inop- portun dans l’épisode des Sables rouges, rappelle beaucoup la virgo de Jensen, laGravida dans son mouvement furtif (« celle qui avance, qui marche en avant »), laGradiva rediviva (« celle qui revit et qui va donner vie »), cette essentielle figure dudĂ©sir et de l’intercession souvent mentionnĂ©e par Bonnefoy : « La jeune fille quisemble renaĂ®tre de chez les morts (…), est celle qui met au monde, et accomplit ainsiun acte de foi. » Elle est « la femme en gĂ©nĂ©ral, ressuscitĂ©e, rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e comme uneGradiva remontĂ©e des ruines de l’imagination Ă©rotique »50 que Bonnefoy aperçoit

 par exemple (mais « domptĂ©e ») sous les traits de la fille de Pharaon, dans le MoĂŻse sauvĂ© des eaux de Poussin.

« J’aime la terre », lisait-on au moment d’une profession de foi incapable pour-tant de se soutenir.  L’Arrière-pays, histoire d’amour et de foi, aspire Ă  un  savoir d’amour qui puisse laisser croire en la vie dans les conditions strictement donnĂ©esdu sĂ©jour. Il faudra une puissance mĂ©diatrice – femme, peinture – pour rendre vie Ă celui qui est sidĂ©rĂ© par sa fascination pour l’origine et pour seulement prĂŞter formeĂ  l’objet toujours manquĂ© du dĂ©sir. La de-sideratio51, possible sagesse quant Ă  cetastre que serait l’objet du dĂ©sir, est mouvement d’échappement Ă  la fascination etmouvement consĂ©quent de remise en marche du dĂ©sir. La Romaine indique un savoir d’amour en mĂŞme temps qu’un lieu d’habitation errante par son invite Ă  rejoindre lasurface, quand mĂŞme la surface est dĂ©saffectĂ©e : « Masse de ce dĂ©sert, qui vallonneĂ  l’infini devant nous ! Je ne puis oublier que le lieu oĂą s’accomplirait le destin estlĂ , mais inconnaissable Ă  jamais. » (42) Toute analyse de l’inconscient est fiction,remaniement de l’histoire personnelle mĂ©diatisĂ©e par la parole, et ne reconstruit unmoi viable qu’à la condition d’endurer une suite de dĂ©possessions, de frustrations,de catastrophes internes. Cette entreprise « oĂą le sujet met sa complaisance et oĂą ilva engager le monument de son narcissisme »52 cherche – tel est le projet de

 L’Arrière-pays â€“ Ă  rendre possible la possibilitĂ© mĂŞme du devenir : deviens ce quetu es, dans l’idĂ©e d’une vie Ă©volutive, en affirmation et en croissance, dans l’idĂ©ed’une pointe de l’assomption pour le sujet dĂ©livrĂ© : « je n’ai Ă©tĂ© ceci que pour devenir ce que je puis ĂŞtre. »53 La citĂ© aux marges de l’Empire fait signe sur lechemin initiatique lent Ă  s’accomplir : rien ne sera exhumĂ© tel quel de ce qui a Ă©tĂ©enseveli, « le refoulĂ© n’est pas l’enseveli, l’enfoui maintenu Ă  la fois intact etinerte ; il n’échappe pas Ă  l’action de refoulement, force active qui dissimule,dĂ©forme et n’a jamais fini d’être Ă  l’œuvre dans le prĂ©sent. »54

 Peinture et littĂ©rature chez Yves Bonnefoy /  27

50 Alberto Giacometti, biographie d’une Ĺ“uvre, Paris, Flammarion, 1991, p. 212 et Dessin,couleur, lumière, Paris, Mercure de France, 1977, p. 143.

51 On renvoie Ă  Quignard pour cette dynamique sĂ©mantique.52 Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in  Ă‰crits, Paris, Seuil, 1966,

 p. 248.53 idem, p. 251.54 J.B. Pontalis, « PrĂ©face » Ă  la Gradiva, fantaisie pompĂŻenne de W. Jensen (1903), Paris,

Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1986, p. 4.

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SymptĂ´me et sinthome

AcheminĂ©e toujours, la forme prend forme Ă  recentrer sa recherche sur le sujetautre Ă  soi-mĂŞme, dĂ©suni, et comme tel diagnostiquĂ©. « Ici, nous sommes donc frap-

 pĂ©s d’un mal mystĂ©rieux de l’esprit, ou bien c’est quelque repli de l’apparence,quelque dĂ©faut dans la manifestation de la terre qui nous prive du bien qu’elle peutdonner. » (12) LĂ -bas miroite Ă  peine le signal chimĂ©rique, la valeur indiciaire del’Arrière-pays : voici un livre attachĂ© Ă  l’étude de son propre symptĂ´me, de sa for-mation inconsciente la plus prĂ©gnante, assimilĂ©e Ă  un mal mystĂ©rieux de l’esprit  â€“ « unesorte de mal presque originel de notre intuition du lieu »55 dont nous suivons l’évo-lution, les rĂ©missions, les rechutes, la guĂ©rison. Avec toutes sortes d’atermoiements,

dans une structure palinodique qui constitue l’énergie contradictoire de l’ensemble,il s’agit de s’arracher Ă  l’emprise d’un mĂ©canisme involontaire et rĂ©pĂ©titif : la han-tise de cet outre-monde qui piège le dĂ©sir dans le besoin, qui se dĂ©veloppe auxdĂ©pens de ce monde-ci que l’auteur, pourtant, en conscience, voudrait pleinementhabiter. Il y a, explique Bonnefoy, plusieurs protagonistes en un mĂŞme ĂŞtre lors desdiffĂ©rentes phases de l’élaboration artistique. Le rĂ©cit introspectif, dans sa tournureclinique, prenant le moi affectĂ© pour protagoniste, posant en surplomb le moiraisonnable, retentit des accents poignants que Nerval le premier fit entendre,engageant toute sa santĂ© mentale dans la rĂ©alisation tragique d’ AurĂ©lia. Le texted’ AurĂ©lia, hypotexte citĂ© par deux fois pour son cri de perte orphique (Ă  propos dela Romaine, Gradiva-Euridyce) : « …l’homme veut parler Ă  la femme, mais – Une seconde fois perdue ! Elle connaĂ®t trop bien les lieux, eux ne peuvent que tâtonner dans le labyrinthe, qui est vide. » (41)56

La dialectique de l’ici et de l’ailleurs ne relève pas cette fois d’un art hégélien quiconsisterait à intégrer les contradictions dans un dépassement résolutif : « cettedialectique est d’ailleurs fort simple, et l’évolution du mal fut rapide » (65), àcontempler par exemple les œuvres de Domenico Veneziano et de Piero dellaFrancesca. Le temps d’un répit est de loin en loin accordé. « Mais d’où venait qu’aulieu de rester dans cette paix, que je savais reconnaître, je fusse vite nerveux, trou-

 blĂ©, impatient de partir comme si je perdais, Ă  rester lĂ , une chance ? HĂ©las, d’unraisonnement que je savais spĂ©cieux, mais que je plaisais Ă  faire, et qui finit par meretenir. » (71) L’Arrière-Pays, travail analytique certes sauvage, est une Ă©tonnantesuite de conjectures qui dĂ©couvre son point d’incompĂ©tence, lequel rouvre la parolesur un hors champ : « J’ai compris Ă  un moment que j’en savais moins que moninconscient, quant aux problèmes que j’agitais, et qu’il fallait donc, au moins pour 

28  /  HervĂ© Micolet 

55 Cette expression si voisine a été utilisée par Bonnefoy lors d’une intervention au colloque« Espace et poésie » (juin 1984, Éditions des Actes du colloque, Pens/Littérature, Pressesde l’ENS, 1987).

56 Cf. p. 122 pour la deuxième occurrence. On se souvient Ă©galement de Rimbaud dans« Alchimie du verbe », Une saison en enfer (« Ma santĂ© fut menacĂ©e. La terreur venait. Jetombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levĂ©, je continuai les rĂŞves les plustristes. »), sinon de Baudelaire ou de Michaux dans leurs expĂ©rimentations pĂ©rilleuses desdomaines artificiels. Un genre serait peut-ĂŞtre Ă  dĂ©finir, avec ces expĂ©riences aux limitesde la modernitĂ©.

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un temps, le laisser faire. »57 AbandonnĂ©e Ă  la voie des libres associations, trans- portĂ©e de façon toute maritime par des images de navigation cĂ´tière, la formeonirique est la forme mĂŞme des transformations. L’essai initial, dĂ©portĂ© dans leszones obscures, se constitue rĂ©cit en rĂŞve pour reprendre ici une Ă©tiquette de genreinstaurĂ©e par Bonnefoy58. Le rĂŞve, voie royale vers l’inconscient, est la puissancequi brise la vieille boĂ®te Ă  reprĂ©sentation. Et le paradigme pictural est avancĂ© dans L’InterprĂ©tation des rĂŞves quand il s’agit de mettre en jeu des figurabilitĂ©s que le peintre, dit Freud, dĂ©sespèrerait de faire comprendre. Le rĂŞve (condensation, dĂ©pla-cement, figuration) se constitue rĂ©bus ( Bilderrätsel : une Ă©nigme en images), non

 pas dessin figuratif, non pas disegno, et comme tel accomplit son travail – pur tra-vail (Traumarbeit ) qui se contente de transformer en dĂ©formant.

La plasticitĂ© du texte travaille les formations-dĂ©formations d’une forme toujourstransformĂ©e-transformante, oĂą l’intellection logique le dispute sans trĂŞve auxenchaĂ®nements scĂ©nographiques Ă©crits en rĂŞve, comme le jour le dispute Ă  la nuit, laveille au sommeil. L’état somnambule rĂ©alise sans doute les dĂ©sirs inavouables, maisil satisfait aussi plus funestement le seul besoin de prolonger un sommeil fuyant etnĂ©gateur.  Nous ne sommes pas au monde, la vraie vie est absente : ces mots deRimbaud souvent repris dĂ©plorent l’incapacitĂ© d’adhĂ©sion et de participation, l’em-

 prisonnement du sujet sans extase, la coupure mĂ©lancolique, qui est foncière.Bonnefoy tient cette division pour native, inhĂ©rente Ă  la langue dite maternelle : « E tnotre fait, c’est d’être, justement, vouĂ©s au langage, aux contradictions du langage,aux apories qui rĂ©sultent de l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©, Ă  jamais, du signe et de l’immĂ©diat. »59

Dans la langue fondamentale de l’inconscient (la Grundsprache) le Réel est le signi-fiant d’une relation toujours ratée, le mot même du défaut, le mot en souffrancedepuis qu’une mère s’est absentée, donnant l’abstraction d’une langue en échangede sa disparition – le Réel pour Lacan, célèbrement, c’est l’impossible. Un principe

de rĂ©alitĂ© plus modeste reste toutefois Ă  dĂ©finir pour ici et pour maintenant ; un principe de rĂ©alitĂ© qui soit simplement habitable, qui puisse occasionner un modeheureux de rencontre – de tuchĂ© â€“ plus certain que l’épanchement des songes perçanten vain « ces portes d’ivoire ou de corne qui nous sĂ©parent du monde invisible. »60

Monde habitable et nommable. Bonnefoy, un moment en amitiĂ© avec les sur-rĂ©alistes, par suite ne s’est jamais satisfait d’une Ă©criture qui se plairait Ă  sa seule sur-face de signe – pure logolâtrie. Une Ă©criture transitive est espĂ©rĂ©e, une vĂ©ritĂ© de parole  posĂ©e comme Ă©thos pour motiver la langue inapte : la poĂ©sie a lĂ  sonacte essentiel refondĂ© dans ce qui doit ĂŞtre son lieu. Largement Ă©clairĂ© par « L’acteet le lieu de la poĂ©sie »61,  L’Arrière-pays laisse Ă©clater Ă  l’état de crise ce quis’énonce ailleurs, antĂ©rieurement, dans les termes d’une poĂ©tique volontariste. La

 perlaboration (working-through), l’élaboration interprĂ©tative, en s’enfonçant dansles rĂ©sistances, ramène « deux sous de raison »62 dans trop de passion, dĂ©sarme la

répétition par une sorte de transfert esthétique, tourne le défaut des langues, rétablitdes liens désirants là où il y avait déliaison des énergies. Une suite d’insights

 Peinture et littĂ©rature chez Yves Bonnefoy /  29

57 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 17.58 Cf. RĂ©cits en rĂŞve, Paris, Mercure de France, 1987. Cette Ă©dition intègre  L’Arrière-pays.59 « Entretien avec Jacques Ravaud », p. 86.60 Nerval, AurĂ©lia, phrase d’incipit.61 Première parution en 1959. Reprise in L’Improbable.62 Cf. Rimbaud, « L’Impossible », Une saison en enfer .

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 ponctue le cheminement, autant d’accès de perspicacitĂ©, de prises d’aperçus ensoi-mĂŞme qui amènent en posture d’humilitĂ© comme si le clinicien de soi-mĂŞmereconnaissait, dans sa pathologie, sa dĂ©mesure propre, sa faute d’hubris : « L’aire del’arrière-pays, c’est l’orgueil, mais aussi l’insatisfaction, l’espoir, la crĂ©dulitĂ©, ledĂ©part, la fièvre toujours prochaine. Et ce n’est pas la sagesse. Mais peut-ĂŞtre, quisait, mieux que cela. » (50)

Or le symptĂ´me, c’est son trait caractĂ©ristique dans le discours, appelle l’excèsd’interprĂ©tation, que Freud prĂ©conise, auquel nous assistons dans ce texte infinimentconjectural : le symptĂ´me, pantomime du dĂ©sir refoulĂ©, appelle une surinterprĂ©ta-tion (Ăśberdeutung ) qui tâche de rĂ©pondre Ă  la  surdĂ©termination (Ăśberdeter-minierung ) des signes apparus sous un caractère de dĂ©formation ( Entstellung ).Excès et mĂ©lancolie : DĂ©mocrite a souffert de ces excès de philosophie qui leconduisaient Ă  penser trop fort que vivre ne vaut pas la peine. La suractivitĂ© et lasurtension de la pensĂ©e sont perceptibles dans la forme discursive, constituĂ©e deressassement et de creusement tourbillonnaire de l’intĂ©rioritĂ©. Ce forage, qui faittrait pour l’œuvre entière, creuse comme une bĂ©ance psychique et laisse en plusieursendroits le locuteur Ă©vidĂ© par sa dĂ©pense. L’excès d’interprĂ©tation recoupe alorsvolontiers le discours des VanitĂ©s, plutĂ´t que de trouver sa sortie vers une simplerĂ©alitĂ© habitable. Le symptĂ´me, c’est pourtant ce que nous avons de plus rĂ©el, Ă croire Lacan, notant qu’il est imprudent d’en supprimer l’usage. Sinthome, ditencore Lacan pour marquer la sudĂ©termination et racheter sa part sainte d’humanitĂ©en dĂ©tresse – sinthome dont le saint homme est « embarrassĂ© comme un poissond’une pomme »63, que ne rĂ©soudra pas un savoir abouti, qui exigera plutĂ´t que lesujet, peu Ă  peu bougĂ© par sa parole, modifie sa position impulsive devant laconnaissance : « Ce que vous devez savoir : ignorer ce que vous savez. »64

Bonnefoy : « Avoir entrevu, et chercher maintenant à voir, pleinement, et non à

comprendre. »65 Aussi  L’Arrière-Pays travaille-t-il Ă  faire tomber la rĂ©pĂ©tition dusymptĂ´me maladif ( sumpiptein, de piptein, « tomber »), tout en gardant en rĂ©servele sinthome dynamique – ce dernier rond dans l’image du nĹ“ud borromĂ©en66 sur quoi l’être de dĂ©sir s’articule. Encore faut-il en finir avec les puissances d’illusionqui font Ă©cran : « Le rĂ©el, c’est au-delĂ  du rĂŞve que nous avons Ă  le rechercher – dansce que le rĂŞve a enrobĂ©, a enveloppĂ©, nous a cachĂ©, derrière le manque de lareprĂ©sentation dont il n’y a lĂ  qu’un tenant lieu. »67

Dans le  Didot-Perceval , le chevalier « voit soudain au croisement de deux pistes dans la forĂŞt » un arbre magnifique et des enfants. L’une des pistes mène au paradis terrestre68. Épaisse forĂŞt, si « l’homme doit traverser toute la forĂŞt du signi-fiant pour rejoindre ses objets instinctivement valables et primitifs. »69 Nous voici

30  /  HervĂ© Micolet 

63 « Séminaire sur le sinthome », Ornicar ?, n°7, 1977, p. 16 – 17.64

 Idem.65 Remarques sur le dessin, op. cit., p. 75.66 On peut toujours se mĂ©fier des ultimes systĂ©matisations lacaniennes. Elles rĂ©novent du

moins la question de la synthèse de l’être et la font apparaître dans des complexités sou-vent évitées par la philosophie.

67 Lacan, in « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Livre XI, Paris, Seuil,1973, p. 59.

68 « Entretien avec Jacques Ravaud », p. 77. Bonnefoy se souvient ici d’une autre lectured’enfance.

69 Lacan, Le SĂ©minaire, livre V , Paris, Seuil, 1998, p. 206.

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ramenés au carrefour initial, qui allégorise tous les dilemmes, tous les clivages decet agôn généralisé. Clivage spatial, géographique, marqué par les lignes de force dela terre même, où le voyageur malgré lui désenchanté par l’ ici suppute que là-basest gros d’une promesse plus sûre. Clivage dans l’ordre du temps personnel, parceque la nostalgie de quelque « vert paradis des amours enfantines »70 empêche d’être

 prĂ©sent au prĂ©sent : lĂ -bas est aussi un jadis. Clivage de la pensĂ©e consciente, « dansla mesure oĂą la tuchĂ© nous ramène au mĂŞme point oĂą la philosophie prĂ©socratiquecherchait Ă  motiver le monde lui-mĂŞme »71 : depuis  L’Anti-Platon de 1962,Bonnefoy, penseur en quĂŞte du sensible, de l’élĂ©mentaire, du simple, du proche, n’ade cesse de retraverser les plus anciens contentieux de la spĂ©culation philosophique,non sans cĂ©der lui-mĂŞme, dans la langue du concept, aux tentations de l’idĂ©alisme.Clivage d’inspiration thĂ©ologique, compliquĂ© par la figure christique, entre les aspi-rations dĂ©clarĂ©es Ă  l’incarnation et les forces contraires d’excarnation religieuse

dont Nietzsche a dit qu’elles calomniaient la terre. « L’Église catholique, cettesolidification du carrefour »72, a imagé la conversion dans les termes d’un Cheminaux portes étroites, redistribué la question de la représentation sacrée en posant leFils à l’image du Père, l’homme à l’image de Dieu : c’est « une hésitation, pour finir,entre la gnose et la foi, le dieu caché et l’incarnation, plus que le choix sans retour. »(31) On sait encore que Bonnefoy, marqué par l’enseignement de Charles-HenriPuech, combat ses forts penchants gnostiques ; et les gnoses, développées tôt dansles marges du christianisme, cèdent plus assurément que la religion officielle à lacompulsion du ressentiment vitupérée par Nietzsche : pour prétendre à une connais-sance qui serait absolue, à un plan de transcendance qui serait dernier, c’est un refusdégoûté de la terre et de la chair qu’elles prononcent en même temps qu’un senti-ment d’étrangeté et d’exil ici-bas, sur le plan d’immanence. « Et je l’ai comprisd’autant mieux que ma nostalgie, bien sûr, est elle aussi dans ses moments les plus

noirs un refus du monde, mĂŞme si rien, comme je l’ai dit tout d’abord, ne me touche plus que les mots, et les accents, de la terre. » (20-21)« L’obsession du point de partage entre deux rĂ©gions, deux influx m’a marquĂ©

dès l’enfance et Ă  jamais. Et certes parce qu’il s’agissait d’un espace mythique plusque terrestre, Ă  l’articulation d’une transcendance. » (102) Qu’on revienne auxcontenus autobiographiques, Ă  cette expĂ©rience de la prime enfance oĂą pour la pre-mière fois la rĂ©alitĂ© s’est partagĂ©e en deux. Toirac, au bord du Lot, fait matrie « oĂą perpĂ©tuer la sĂ©curitĂ© des annĂ©es qui ne savent rien de la mort. » (104) Tours enrevanche est le lieu oĂą il faut renoncer aux prĂ©rogatives d’avant la division, d’avantla castration, oĂą se plonger vers douze ans dans l’étude qui raffine l’avènement dusymbolique (les mathĂ©matiques, les prodiges du latin). Tels sont les deux cĂ´tĂ©sopposĂ©s de cette Recherche. Pour celui dont la destinĂ©e ne s’est pas encore mise enroute, pour qui n’a pas encore fautĂ©, Ă  Toirac se trouve le jardin des HespĂ©rides, le

 jardin d’Éden :

 Nous arrivions, au matin, nous franchissions la porte basse, dĂ©lavĂ©e,qui donnait sur l’enclos (on disait le parc, il est vrai qu’il y avait degrands arbres) entre la maison et l’église, et je courais au fond du verger qui le prolongeait Ă  droite vers la lumière et dominait la vallĂ©e. LĂ  sansdoute des fruits avaient commencĂ© de mĂ»rir. Les reines-claudes, les

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70 Baudelaire, « Moesta et errabunda », Les Fleurs du mal .71 Lacan, op. cit ., p. 61.72 Claudel, op. cit ., p. 134.

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 prunes bleues allaient tomber tout un mois, plus tard ce seraient lesfigues, peut-ĂŞtre le raisin, — les prunes seraient fendues en cela Ă©vi-dentes, ouvrant aux guĂŞpes errantes davantage l’être que la saveur, et

 je pleurais presque, d’adhĂ©sion. (102-103)

Pages centrales, où ce livre en somme si abstrait, trouvant sa clef, s’abandonnesoudain aux sensations mémorables pour lever un bloc d’affects et de percepts dansle temps pur de la promesse – lequel finit avec la mort du grand-père maternel. Au

 jour de l’enterrement, l’enfant, plutĂ´t que de se tenir prĂ©sent Ă  la cĂ©rĂ©monie, Ă  latombe, au cercueil, s’absente en imagination, requis par l’image prĂ©fĂ©rable d’unarbre sur l’autre rive du Lot :

J’aurais dû être ici, dans le petit cimetière, non, je marchais là-bas,dans sa direction, m’arrêtant à quelques pas toutefois, m’abîmant dansl’absolu de sa forme et l’évidence du vide, autour de lui, et des pierres.(…) “L’arbre”, comme je disais plus tard (j’y pensais la nuit, je dési-rais le revoir), fut la première borne qui divisa le visible. (107)

Singulier moment, celui d’undéni de réalité, qui concerne laréalité mise au pire. Le choc dumot « mort » tarde dans ces

 pages – le mot « mère »73 n’est pas prononcĂ©, relayĂ© plutĂ´t par lafigure gĂ©nĂ©alogique du grand-

 père maternel, par la sensualitĂ©d’une paysanne, ZĂ©nobie.L’Arrière-pays, si bien dĂ©fendu

 par les montagnes du Massif cen-tral, est comme le nom dans l’in-conscient d’une formation dĂ©fen- sive : « Si les rivages m’attirent, plus encore l’idĂ©e d’un pays en profondeur, dĂ©fendu par l’am- pleur de ses montagnes, scellĂ©comme l’inconscient. » (17) Entremort et mère, dĂ©ni du pire et dĂ©sir trop brĂ»lant pour la  première sĂ©ductrice, l’imaginaire se dĂ©ve-loppe en surcroĂ®t, dĂ©terminĂ©comme imagimère74. Le verger est assez clairement le paradis

 prĂ©Ĺ“dipien des vertes amoursenfantines. L’être de l’enfance ytrouve son lĂ   premier et

32  /  HervĂ© Micolet 

73 Signalons en revanche la troublante confession autobiographique qui lie dans le texte« L’Égypte » (in Rue Traversière, Paris, Mercure de France, 1977) une rĂŞverie de naviga-tion et la figure maternelle.

74 Nous empruntons ce nĂ©ologisme efficace Ă  Christian Prigent, Une phrase pour ma mère,Paris, POL, 1996.

Sandro Botticelli, La Crucifixion

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 plĂ©nier : il est dans ce verger le familier, l’intime de la terre ; il a place dans la mai-son englobante de la terre voluptueusement habitĂ©e ; il tient dans sa main, avec cesfruits, la mesure amĂ©nageante d’un parfait sĂ©jour. Structure de relation, de place etde mesure dans l’incommensurable, le motif hölderlinien (heideggerien) de l’habi-tation poĂ©tique, si insistant dans la poĂ©tique contemporaine, se reporte par suite dansles images de l’art. Ainsi dans celles de Hercule Seghers, rĂŞveur de mondes autrescependant sauvĂ© par un « mimĂ©tisme de l’immĂ©diat » qui « revient » malgrĂ© soi dansles reprĂ©sentations : « La forme de l’être humain, du chemin qu’il prend, de la mai-son oĂą il vit, c’est lĂ  ce que Seghers met en jeu, et c’est pourquoi il nous touche. (…)Et c’est par cette prĂ©sence pauvre, au ras du sol, au plus bas degrĂ© du visible, que levrai chemin se dessine, d’une terre qui enveloppe, “poĂ©tiquement habitĂ©e” »75.Eurydice est plusieurs fois perdue. Deux fois, dans le rĂ©cit des Sables rouges commedans AurĂ©lia. « “Une seconde fois perdue !” En fait la troisième fois, oĂą se rĂ©pĂ©taitla première, mais cette fois sans l’espoir. J’avais pleurĂ© moi aussi cette fin cruelle. »(122) Cette fin cruelle, le locuteur s’en avise, est celle qui « ouvrait la faille quidonne au livre son sens, et dĂ©nonçait la faute inhĂ©rente Ă  toute Ă©criture. » (123)

Le culte des images

Les images agissent dans le sujet au point maximal d’écartèlement. Le besoinque les hommes ont d’elles, Bonnefoy le doit méditer si âprement parce qu’il com-

 porte en lui la double postulation iconophile-iconoclaste : « En somme, je me refu-

sais au culte des images, oĂą je voyais presque l’action de l’ange dĂ©chu, leurrant par mĂ©lancolie la conscience ; mais je leur reconnaissais nĂ©anmoins une vertu, car celieu oĂą nous avons Ă  vivre, tous ensemble, et que nous faisons, n’est-il pas lui encoreun rĂŞve, sur fond de matière nue ? »76 Par le mot trop polysĂ©mique d’image ( EikĂ´n)entendons bien maintenant le support d’une reprĂ©sentation graphique artificielle,non pas l’image verbale, ou perceptive, ou mentale. Entendons l’image-icĂ´ne,ajoutĂ©e au monde, analogiquement rĂ©fĂ©rĂ©e Ă  lui, sĂ©miologiquement coupĂ©e de lui, etdont elle conservera peut-ĂŞtre Ă  la manière du rĂŞve l’indice mĂ©taphorique oumĂ©tonymique. Ce sont ces images de papier, parfois de trois sous, qu’aimèrent dansl’enfance Baudelaire, Rimbaud. C’est « le culte des images, ma grande, mon unique,ma primitive passion » que Baudelaire confesse.77 On entend l’écho de cette for-mule souvent citĂ©e dans un texte consacrĂ© Ă  l’art baroque, Un des siècles du cultedes images78 ; et l’on peut se souvenir de l’intĂ©rĂŞt portĂ© par Bonnefoy au poème «

Le Cygne »79, dans Les Fleurs du Mal , poème illustre de la mĂ©lancolie allĂ©gorisĂ©e. Ces

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75 « Notes sur Hercule Seghers », L’Improbable, p. 207.76 Idem, p. 16.77 Mon cĹ“ur mis Ă  nu, XXXVIII, 68.78 Essai livrĂ© en 1989 pour le catalogue – Seicento, le siècle de Caravage dans les collections

 françaises â€“ de l’exposition du Grand Palais, repris Ă  la suite de Rome 1630 dans l’éditionChamps/Flammarion, 2000.

79 Cf. « L’acte et le lieu de la poĂ©sie », L’Improbable.

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images-icônes, on les embrasse, on se prosterne devant elles parce qu’elles sontéprouvées, sous Byzance, comme des agents directs du miracle liturgique. L’enfant

 perdu de la mĂ©lancolie se confie tout entier Ă  elles « Après le dĂ©luge », dans cettefulgurance des  Illuminations (ou pages d’enluminures,  painted plates) citĂ©e nonmoins souvent : « Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants endeuil regardèrent les merveilleuses images. »

 En deuil , dit Rimbaud, anticipant le lien deuil et mĂ©lancolie Ă©tabli par lamĂ©tapsychologie freudienne80. La vie prise aux images fascinantes s’absente dumonde commun, se replie dans un anti-monde d’essence mĂ©lancolique, marquĂ© au

 passĂ© comme a priori en thème de dĂ©possession pour celui qui a « perdu ce qui nese retrouve / jamais, jamais »81. La capture par l’icĂ´ne devenue seule vĂ©nĂ©rableconstitue le « mal mystĂ©rieux de l’esprit » qui fait symptĂ´me, de mĂŞme que feraitsymptĂ´me un deuil qui ne passerait pas. L’Arrière-pays raconte et mĂ©dite l’histoired’une aliĂ©nation merveilleuse mais aussi douloureuse au principe des images, quifait foi contre ce monde que nous prenons pour la rĂ©alitĂ© dans un consensus cer-tainement abusif. Pour suivre Freud, l’ombre de l’objet perdu est comme tombĂ©e sur le moi sans fin endeuillĂ©, dĂ©sinvesti des liens courants, victime en soi-mĂŞme d’unequerelle profonde ; une partie du moi identifiĂ©e Ă  du disparu s’oppose Ă  l’autre,Ă©rigĂ©e en instance critique ; ce phĂ©nomène d’introjection rĂ©percute l’ambivalenced’amour et de haine nourrie Ă  l’encontre de l’objet perdu ; et le naufrage mĂ©lan-colique – on se souvient du suicide de Nerval – est la solution aberrante pour desretrouvailles « dans la nuit du tombeau »82. L’hypothèse des protagonistes internes( prĂ´tagonistĂŞs, « celui qui combat au premier rang ») suggère en tout cas cettesourde structure agonique. Le principe imaginaire devrait mĂ©diatiser, sinon suturer la coupure sujet-objet oĂą l’ordre symbolique prĂ©cipite. Loin de restituer une immĂ©-diatetĂ© heureuse, de combler le manque foncier, de rendre aux biens sensibles,

l’imaginaire dĂ©ployĂ© en excès vient plutĂ´t refendre le sujet qu’il aliène. L’épisode del’enterrement de Toirac est l’étonnant exemple de cette refente psychique, effectuĂ©eĂ  mĂŞme la terre de part et d’autre du Lot.

Encore faut-il distinguer avec Bonnefoy les « grandes images » des images tropcommodĂ©ment idĂ©alisĂ©es. Les grandes images sont instauratrices d’un sens plusentier assimilĂ© Ă  un chiffre. Dans leur mensonge elles sont « tout de mĂŞme fonda-mentalement vĂ©ridiques »83. La fonction imageante est reconnue pour l’une desfonctions capitales de la conscience, initiĂ©e Ă  son dehors, mise en relation prĂ©-inten-tionnelle avec un monde perceptif qui se prĂ©sente en faisant forme et signe. Elle agitĂ  la façon d’une aire transitionnelle pour constituer le petit d’homme et le produirehors de sa première sphère. Les grandes images, liĂ©es Ă  l’archĂ©type hĂ©rĂ©ditaire, Ă  la

 permanence des structures de relation entre l’être et son cosmos, ce sont celles quel’intuition populaire sut inscrire dans ces « peintures idiotes » que Rimbaud reven-

diqua, celles que l’art savant porte Ă  son plein rendement.  Le musĂ©e imaginaire deBonnefoy donnĂ© dans le cours du texte commĂ©more ces images de prĂ©dilection. Cesgrandes images rĂ©veillent en l’être le besoin vital, la « primitive passion » dans soncaractère indispensable, s’agissant de survivre avant que de savoir s’y entendre Ă 

34  /  HervĂ© Micolet 

80 Cf. « Deuil et mĂ©lancolie » (1917), MĂ©tapsychologie.81 Baudelaire, « Le Cygne ».82 Cf. Nerval, « El Desdichado », Les Chimères.83 « Entretien avec Jacques Ravaud », p. 77.

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vivre ; elles rĂ©veillent le dĂ©sir dans un corps pulsionnel, certainement ; elles gal-vanisent par-delĂ  ce que Bonnefoy nomme « le grand dĂ©sir »84, qui est le dĂ©sir d’être, soulevant la vie dans son vouloir.

Qu’en est-il du statut et de la fonction des images, de leur commerce avec uneĂ©criture dans la forme mĂŞme du livre ? Livre pour les yeux, livre iconodule, L’Arrière-pays ne ressemble Ă  aucun livre, sinon aux ouvrages de la rare collection« Les Sentiers de la crĂ©ation »85. La qualitĂ© d’édition est prĂ©pondĂ©rante, si bien queles autres publications du texte, sans illustration (dans RĂ©cits en rĂŞve) ou dans un for-mat modeste86 sont Ă©videmment moins frappantes. Piochant dans son musĂ©e le plusintime – dans sa collection mĂ©lancolique87  â€“ Bonnefoy a mis en place des effetsconcertĂ©s qui accordent de manière spectaculaire la parution du lisible Ă  celle duvisible : l’entrĂ©e de l’image dans la page et sa mise en vue sont privilĂ©giĂ©es, selonun protocole qui ne relève plus que du choix singulier. La distance prise avec le pro-

 jet initial se prononce tout Ă  fait, dans l’emportement du projet hors de soi, rĂ©ouvert par des images en quelque sorte  pieuses, subjectivement et affectivement Ă©lues,sinon fĂ©tichisĂ©es. C’est un fidèle qui dĂ©voile ses objets de piĂ©tĂ©, marquant d’abord

 par ce geste sa gratitude – comme son baiser de littĂ©rature sur la surface prĂ©sentĂ©ede l’icĂ´ne. Le cultus (colere) est un soin â€“ soin portĂ© Ă  un lieu, façon de s’occuper d’un lieu oĂą l’on se plait Ă  vivre, de le cultiver prĂ©cieusement. VersĂ© par lĂ  au mondede l’ornatus, le lieu Ĺ“uvrĂ© du livre n’en sert pas moins Ă  honorer et Ă  chĂ©rir les puis-sances qui le dĂ©passent, seules Ă  possĂ©der la qualitĂ© de l’irrĂ©prochable autrefoisattribuĂ©e au Dieu.

En aucun cas l’image n’est soumise au commentaire, comme si elle avait àattendre que l’écriture lui donne la parole et lui dicte son sens sur le modèle tradi-tionnel de l’histoire de l’art. Elle n’entretient pas davantage une relation secondaired’illustration, qui ferait redondance sur le texte. Le texte plutôt procède de l’image,

trouvant en elle son foyer de génération, sa matrice secrète. Et pour le lecteur-spec-tateur le lisible et le visible interfèrent dans un système d’échanges à dominanteimplicite, qui fut agissant chez le créateur au moment où la solution chimique de sonlivre lui a été enfin donnée. Chaque image, non référée sinon dans l’index final, a

 pour lĂ©gende un fragment de phrase flottante tirĂ© du corps du texte, qui signifie le point d’interfĂ©rence, la plupart du temps très tĂ©nu, accrochĂ© Ă  un dĂ©tail : ainsi « le bleu, dans la  Bacchanale Ă  la joueuse de luth… » (9,10). Le verbe en lĂ©gende ondirait qu’il songe, comme dĂ©muni dans son blanc typographique. S’attardant parfoisdans un moment d’interprĂ©tation, le corps principal du texte le plus souvent passe,tout Ă  sa pente, laissant l’image valoir pour ce qu’elle transporte dans son propre lan-gage, pour ce qu’elle possède d’immuable dans son caractère d’essence. « Le pro-

 pre de l’essence est de n’être accessible qu’à partir de soi. Ce qu’une Ĺ“uvre d’art est ,et ce que, pour ĂŞtre, elle a Ă  ĂŞtre, ne sont donnĂ©s et n’existent qu’ensemble en inci-

dence interne réciproque. Elle n’est pas un support attendant un apport qui lui don-

 Peinture et littĂ©rature chez Yves Bonnefoy /  35

84 Idem.85 Par exemple L’Empire des signes de Barthes, Le Singe grammairien d’Octavio Paz ou La

 Fabrique du prĂ© de Ponge ; les Ă‰preuves, exorcismes de Michaux relèvent d’une logiquediffĂ©rente dans la mesure oĂą texte et images sont du mĂŞme auteur.

86 Collection « Champs/Flammarion » puis « Poésie/Gallimard ». Le corpus iconographiqueest sélectionné à la baisse, et doit se résoudre au noir et blanc.

87 Walter Benjamin a mis en relief le trait mélancolique du collectionneur : la collection,comme la flânerie, est un activité engagée contre le spleen.

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nerait sens et la justifierait d’être. »88 Le jeu page droite/page gauche, l’honneur dela double page, le soin général dans les cadrages et dans la restitution des couleursmanifestent l’image dans son essentiel pouvoir d’apparaître. Phénomène pur, mis en

vue par la maquette, l’image apparaĂ®t ou plutĂ´t  s’apparaĂ®t , pour reprendre un vieilemploi rĂ©flĂ©chi : « s’apparaĂ®tre, c’est entrer en prĂ©sence dans l’ouverture de sa propre manifestation. »89

L’enjeu de figurabilitĂ© est premier, comme on l’a entrevu dans le processusonirique, et se met en vue et en travail par ce jeu du figural oĂą lisibilitĂ© et visibilitĂ©Ă©changent leurs talents. La forme toujours en voie d’elle-mĂŞme, forme  gestaltisteassez unique en littĂ©rature tente de faire co-exister le texte et l’image, puissanced’apparition et de prĂ©sence, Ă©piphanie du visible dans un moment apparitionnel

 prĂ©sentĂ© au rang de l’essence. Cette co-existence du visible et du lisible, par essence promise Ă  des dĂ©sĂ©quilibres, nous rappelle Ă  l’original du tableau. « Ă€ la plus par-faite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art

 â€“ l’unicitĂ© du lieu oĂą elle se trouve. »90 L’auteur sait trop bien qu’une reproductionen mode mĂ©canisĂ© est un ersatz de prĂ©sence. S’il doit renoncer Ă  ce caractèred’unicitĂ© authentique, Ă  cette Ă©vidence de prĂ©sence non reproductible, Ă  cet ĂŞtre del’essence picturale que Walter Benjamin nomme aura, c’est que le texte, dans sa

 propre tournure de phĂ©nomène, s’achemine avec la conscience aiguĂ« d’un dĂ©ficit, Ă la recherche lui-mĂŞme du principe unique d’apparition, de substance, de prĂ©sence oĂą

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Nicolas Poussin, Bacchanale Ă  la joueuse de luth (dĂ©tail)

88 Maldiney, « L’Œuvre d’art comme essence », Ouvrir le rien, l’art nu, p. 407.89 Idem, p. 419.90 « Peinture, poĂ©sie : vertige, paix »,  Le Nuage rouge, Paris, Gallimard, coll.

« Folio/essais », p. 273.

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se rĂ©aliserait son ĂŞtre. « Sentiers de la crĂ©ation » – « Werk ist Weg Â», disait Paul Klee,l’œuvre est voie. L’image, entrant en prĂ©sence, marquant son retour par intervalles,apporte la base rythmique – la basse ambulante – du texte-chemin. La forme affron-tĂ©e Ă  son milieu se dĂ©ploie Ă  la fois dans un espace paginĂ© et dans une tension dedurĂ©e constitutifs de l’ouverture oĂą s’effectue progressivement le Ă  ĂŞtre de son ĂŞtre.

L’être de l’œuvre d’art littéraire est pour Bonnefoy une visée fastidieuse, et lafascination amoureuse pour la peinture ressemble aussi à une jalousie. « Jamaisd’immédiat pour l’écrivain, même s’il est passionnément attentif à ce qui n’a pas denom, pas de figure encore définissable. »91 C’est la capacité d’écrire – plus élémen-tairement la capacité de savoir s’y entendre à vivre qui est à la fois désignée et affec-tée par l’amour excessif des images ; c’est la capacité à se constituer, avec son corpssimple, milieu d’une entière perception dans l’existence la plus ordinaire : « Larêverie n’affectait pas ma raison, toutefois elle insistait dans ma perception commeune tache, comme un halo de l’image qui, à des instants, troublait de ses irisationstout le sens. » (69) Bonnefoy concède ces inaptitudes quotidiennes, qu’il préfère

 plus gĂ©nĂ©ralement repenser en termes ontologiques. Le concept central de PrĂ©sence,sous-tendu par un type d’intuition et d’intellection phĂ©nomĂ©nologique, postulant uneunitĂ© de l’être, n’est pas sans relever d’une pensĂ©e du  Dasein très vivace dansl’après-guerre, quand tout porte Ă  l’errance – Ă   La Vie errante92 : l’errance no-madique pour l’homme sans dieu et sans lieu sur la terre arraisonnĂ©e par la tech-nologie, l’errance essentielle qui n’est pas seulement pour Heidegger oubli de laquestion de l’être mais oubli de cet oubli mĂŞme. Et si l’être est Ă  ĂŞtre dynamique-ment pour venir occuper en plein le lĂ  d’une prĂ©sence Ă  soi et au monde, le DaseinmĂ©lancolique, prĂ©cisĂ©ment en manque de son lĂ , perd cette force de protension et sesolde par une prĂ©sence en Ă©chec d’elle-mĂŞme.

L’ontologie ne dit pas tout cependant des processus vitaux, un peu oublieuse

qu’elle est des temps de l’enfance rĂ©vĂ©lĂ©s par la psychanalyse. La division native adonc lieu dans la langue en laquelle nous efforçons de nous traduire. L’infans horsles mots, devenu un enfant du fait « de l’intrusion des vocables dans l’intimitĂ© dĂ©sor-mais perdue »93, subit une expĂ©rience qui confine pour Winnicott Ă  la folie : « Lafolie signifie simplement ici une cassure de tout ce qui peut exister Ă  l’époque d’unecontinuitĂ© d’existence personnelle. »94 Perdue dès lors que nommĂ©e, la premièresĂ©ductrice est en outre allĂ©e Ă  d’autres dĂ©sirs que barre pour un fils la loi paternelle.Bonnefoy ne dĂ©plore pas seulement l’arbitraire du signe, la fatalitĂ© mĂ©canique queLacan rĂ©sume avec sa triade  RĂ©el-Symbolique-Imaginaire. Il aperçoit lĂ , en destermes lourdement coupables, « le pĂ©chĂ© originel de l’être parlant »95, la faute et lemalheur pour toujours du  parlĂŞtre â€“ la tragique histoire du dĂ©sir humain, qui estl’histoire des dĂ©sirs dĂ©sirĂ©s menĂ©e dans la langue de la sĂ©paration. « Comment par-ler de l’incarnation, comment mĂŞme parler pour elle, puisque la langue est la dimen-

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91 Idem, p. 117.92 Titre d’un livre de 1993 (Paris, Mercure de France). Pour les liens Ă  Heidegger, prĂ©cisons

que Bonnefoy a Ă©tĂ© marquĂ© par l’enseignement de Jean Wahl.93 Remarques sur le dessin, op. cit., p. 62.94 Winnicott, in « La localisation de l’expĂ©rience culturelle », article paru dans la NRP n°4,

automne 1971, et redistribuĂ© dans Jeu et rĂ©alitĂ©.95 « PoĂ©sie et vĂ©ritĂ© », in Entretiens sur la poĂ©sie, p. 270.96 Le Nuage rouge, op. cit., p. 59.

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sion de la chute ? »96 D’oĂą la fascination pour le latin, qui possède un ubi, un unde,un quo et un qua, Ă©toilant l’espace en quatre directions motrices, ouvrant avec elles« une spatialitĂ© imprĂ©vue » quand nous n’avons que le mot oĂą pour nous saisir dulieu et de la formule. Et ce verbe : ire  â€“ (« quel verbe, le plus profond, aucundoute !) » – portĂ© par la vitesse syntaxique de l’accusatif : « Eo Romam ! QuelletransitivitĂ© magnifique ! Quelle adhĂ©rence substantielle du mouvement Ă  son but !Quelle preuve de la puissance de la parole ! Ces deux mots Ă  eux seuls me parurentune promesse. » (109-110) Langue mère parmi toutes les langues mères, le latinsemble parler depuis l’origine. Mais c’est en amont que Bonnefoy veut encorechercher, dans quelque plus ancien dialecte, dans Une autre Ă©poque de l’écriture97.La lumière tombĂ©e sur les langues imparfaites puisque  parmi toutes manque la suprĂŞme98 est la lumière du  soleil noir  de la mĂ©lancolie nervalienne et mallar-

mĂ©enne.L’écrivain, condamnĂ© Ă  l’écriture, interroge l’art pictural avec une flamme qui estĂ  proportion de ses dĂ©sespoirs et de ses espoirs devant les diffĂ©rentes possibilitĂ©s demĂ©diations symboliques. C’est que l’on doit rendre justice Ă  la puissance d’illusiondes images, comme si elles accomplissaient Ă  leur manière ce que devait accomplir le vers mĂ©trique pour MallarmĂ© : rĂ©munĂ©rer le dĂ©faut des langues. L’Arrière-pays,le voyageur le cherche d’abord Ă  mĂŞme le sol, tâchant de circonscrire une aire gĂ©o-graphique : l’Italie, la Toscane, l’Asie des Sables rouges, la Haute Asie que rappor-tent les rĂ©cits d’Ossendowski et de David-Neel, des Ă©lans d’espace qui vont ensomme « de l’Irlande aux lointains de l’empire d’Alexandre, que le Cambodge pro-longe. Y sont provinces l’Égypte, les sables de l’Iran aux bibliothèques cachĂ©es, lesvilles islamiques d’Asie, Zimbabwe, Tombouctou, les vieux empires d’Afrique, – etcertes le Caucase, l’Anatolie et tous les pays de la MĂ©diterranĂ©e. » (47)L’Arrière-pays ce peut ĂŞtre, et toujours incidemment, un reflet sur une vitre, un feusur un rivage, chaque fois que des contreforts terrestres se dĂ©robent, commerelĂ©guĂ©s, Ă  partir des bords de mer ; il brille d’un Ă©clat tout gĂ©omancien dansquelques sites oĂą l’on effectua d’étranges prodiges, comme Ă  Amber, avec cetteforteresse en complicitĂ© avec l’horizon. Ă€ Rome enfin, oĂą tous les cheminsdevraient mener.

L’Arrière-pays, diffractĂ© partout, nulle part n’est de fait donnĂ©. Absent des cartesde la terre, le voici cherchĂ© dans les tableaux : l’arrière-plan paysager attire le regarddavantage que la scène du premier plan ; la perspective ouvre une profondeur d’horizon irrĂ©sistible, Ă  croire une seconde que l’on pourra franchir l’espace plan, lasurface du tableau, laquelle reste pour Bonnefoy une catĂ©gorie de l’absence. La maind’un personnage « dans la Rencontre de Salomon et de la reine de Saba dĂ©signe le

 point de fuite. » (78) « LĂ  ci darem la mano »99 : la perspective est une puissance de sĂ©duction qui tendrait sa main perverse, qui dĂ©voie, conduit Ă  l’écart, sĂ©pare plus

qu’elle ne lie dans la rencontre ( se-ducere) ; faisant miroiter un accomplissementsuprĂŞme de la jouissance dont elle aurait le secret, la puissance sĂ©ductrice s’emparede l’être par le point oĂą les voies mĂŞmes de son dĂ©sir lui Ă©chappent ; elle commande(dux, ducis) le dĂ©sir par son appel qui demeure en bĂ©ance, tirant son suspens de

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97 Mercure de France, 1988. Repris in La Vie errante, Paris, Mercure de France, 1993.98 « Crise de vers », Variations sur un sujet , op. cit ., p. 363.99 Cf. le Don Giovanni de Mozart.

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savoir « fondre le fantasme et le désir, et (…) de confondre le désir par le fan-tasme. »100 L’itinérant sait qu’il a depuis le début affaire avec ses machinations dési-rantes – besoin, désir-éros ou « grand désir » qui doivent passer dans un corps : « Cequi part, en esprit, demeure, par le corps, et cette présence minée a quelque chosed’intense, sur fond de nature déserte, c’est comme un surcroît d’être dans le néant,aussi insistant que paradoxal. » (29) Le point de fuite de la peinture est point d’in-terface entre le visible et l’invisible, le connu et l’inconnu, mais aussi entre ce quifut un jour peut-être connu et ce qui serait enfin reconnu. Il est interprété par le granddésir comme « une gnose, trouant l’horizon pour un autre ciel » (64). Vecteur d’il-lusion, l’Arrière-pays promet l’Autre du visible, son au-delà indéfiniment

 prĂ©fĂ©rable, sa valeur indicielle ; menteur par sĂ©duction, il invite cependant Ă  la tra-versĂ©e de la sĂ©duction mĂŞme, « non pour en finir avec elle mais au contraire pour ladĂ©loger de son inertie souffrante et pour amorcer le cycle des sĂ©ductions qui se tra-versent, qui se passent et se dĂ©passent comme d’authentiques expĂ©riences de parolesrenouvelĂ©es, et de fondation d’un langage y compris sur ses ruines et sur le savoir des manques qui le lĂ©zardent. »101

De même le baroque est une illusion qui se sait, « avec quoi il s’agit, non de serésigner au néant, mais de produire de l’être. »102 On recoupe les enjeux historiquesde la figurabilité – la mimésis, la coupure iconique apportée par tout geste d’art, la

faculté cependant d’indicialisation, la participation analogique graduelle à un proto-type d’essence divine dans l’art religieux. « Sophisme, certes, car je faisais de l’art,qui est un ordre, ayant sa loi propre, le simple épiphénomène où s’inscrirait un

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100 Daniel Sibony,  L’Amour inconscient, Au-delĂ  du principe de sĂ©duction, Paris, Grasset,coll. Figures, 1983, p. 24.

101 Idem, p. 92.102 Rome 1630, p. 180.

Piero della Francesca, Diptyque de FrĂ©dĂ©ric de Montefeltre et de Battista Sforza (dĂ©tail)

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indice.103 » (74) Indice, dans le sens d’une main qui se tend, d’un doigt qui montrele chemin (index, indicis), dans le sens d’une enquĂŞte opiniâtre, ou encore dans unemploi mĂ©dical supplantĂ© par le mot symptĂ´me. Indice dans le sens d’une sĂ©miolo-gie. L’indice dans l’icĂ´ne104 indique le point d’un contact qui serait comme digital,indexĂ©, pour ainsi dire touchĂ© des yeux : l’image tĂ©moigne par lĂ  de ce qu’elle aentretenu avec son rĂ©fĂ©rent, en un moment, en un lieu d’en bas, une relation deconnexion physique. Le jeu du figural, confrontant lisibilitĂ© et visibilitĂ©, poursuitcette occasion unique de transsubstantiation qui offrit un argument dĂ©cisif auxiconophiles byzantins. Elle travaille plus malheureusement Ă  un improbable recou-vrement par ressemblance, s’efforce dans l’acte vain de ressembler le mieux possi-

 ble Ă  quelque chose comme la Chose : un procès de recognition a lieu dans l’image,sans jamais aboutir. L’espoir, dĂ©sespĂ©rĂ©, est d’exhiber enfin le lieu d’une parfaiteunitĂ© formelle-consubstantielle qui se recompose dans une semblance, aussitĂ´t sedĂ©compose, ramenant de façon toujours plus cuisante le manque originel105. Le tenant-lieu icĂ´nique a charge de recouvrir l’irreprĂ©sentable lieu perdu qui empĂŞche l’êtred’être parce que le point de vue est dĂ©terminĂ© Ă  partir du passĂ©, tirĂ© hors de sonchemin le plus propre par une imago sĂ©ductrice. L’itinĂ©rant apprendra Ă  machiner 

 positivement du dĂ©sir, Ă  le conjuguer au futur Ă  travers les sĂ©ductions retraversĂ©es.Prenant acte des leurres qui font tenir le principe Ă©conomique du dĂ©sir mĂŞme, ilapprendra Ă  jouer avec devant soi des leurres rĂ©ussis.

La puissance auratique

En contemplant le Paysage avec Agar et l’ange, de Poussin :

Imaginant ainsi, je me tourne Ă  nouveau vers l’horizon. (…) LĂ -bas,grâce Ă  la forme plus Ă©vidente d’un vallon, grâce Ă  la foudre un jour immobilisĂ©e dans le ciel, que sais-je, ou par le fait d’une langue plusnuancĂ©e, d’une tradition sauvĂ©e, d’un sentiment que nous n’avons pas(je ne peux ni ne veux choisir), un peuple existe qui, en un lieu Ă  saressemblance, règne secrètement sur un monde. (13-14 )

 Dans une telle image, le monde se rĂŞve. Dans de telles images, qui sont lesgrandes images d’appel , le monde mĂŞme se rĂŞve, certes parce que la vie est un songecomme on l’a rĂ©pĂ©tĂ© sous l’ère baroque : « Artifice que la rĂ©alitĂ©, qui repose sur quelque universelle entente. »106 La thèse du monde, la croyance originaire en la

réalité, cetteUrdoxa

qui va de soi, ne va plus de soi pour le rêveur seul entêté

40  /  HervĂ© Micolet 

103 C’est nous qui soulignons.104 Cf. les catĂ©gories de Peirce in Ă‰crits sur le signe.105 On se souvient Ă  nouveau de Nerval, privĂ© de toute reprĂ©sentation d’une mère tĂ´t perdue,

cherchant partout les traits de son visage, dans les êtres incarnés et dans les images,constituant une vaste nébuleuse féminine que le délire hallucine, en particulier dans

 AurĂ©lia.106 MallarmĂ©, Poèmes en prose, op. cit ., p. 276.

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contre tous. Tout au contraire « le bon sens nous dit que les choses de la terren’existent que bien peu, et que la vraie rĂ©alitĂ© n’est que dans les rĂŞves »107. Surtoutle monde se rĂŞve dans l’image parce que l’image fait monde, se donne pour unmonde, sinon mĂŞme pour le monde. Von Uslar dans  Le rĂŞve comme monde,Binswanger dans RĂŞve et existence ont soulignĂ© par-delĂ  la dichotomie courante lesvaleurs cinĂ©tiques du rĂŞve nocturne qui s’espacie et se temporalise, dĂ©couvrant unesuite d’évĂ©nements dans un mundus bel et bien entier, quoiqu’endormi. Les imagesfragmentĂ©es que nous en gardons ne surgissent qu’au rĂ©veil : « Elles sont des restesnocturnes qui sont pour l’homme vigile ce que les restes diurnes sont au rĂŞveur. »108

Ce  Dasein rĂŞveur gagne sa pertinence par rĂ©versibilitĂ© : il semble motiver chezBonnefoy la pratique de l’écrit en rĂŞve, autant de tentatives scripturales Ă©nigma-tiquement trouĂ©es, reconfigurant les restes du monde plein qui ne fut donnĂ© qu’enrĂ©gime de sommeil. Il faut rendre justice Ă  la peinture mensongère, celle des grandesvedute ideate, qui fonde rĂŞveusement sa propre possibilitĂ© de monde et la donne Ă habiter : « Grâce Ă  leur capacitĂ© de reprĂ©senter, de signifier la lumière, il est, chez le

 peintre, de ces images pour se simplifier, s’embraser, se rĂ©vĂ©lant alors les formesfondamentales, archĂ©typales de la prĂ©sence comme elle nous est possible. »109

Ainsi se possibilise la possibilitĂ© d’habitation d’un monde dans un comment :« Le monde est non pas un Ă©tant mais cela mĂŞme d’oĂą l’être-lĂ  se fait annoncer Ă quel Ă©tant il peut se comporter et comment il le peut. »110 C’est devenir enfin lefamilier du monde dans un sentiment de co-naturalitĂ© qui trouve aussi bien sonessence la plus naturelle dans l’être du rĂŞve. « Et c’est qu’à des moments ces imagessi fiĂ©vreusement soupçonnĂ©es semblent s’établir, au contraire, dans une Ă©videncenouvelle, semblent mĂŞme plus simples, dĂ©sormais – semblent, puis-je dire, plusnaturelles, que les modes Ă©lĂ©mentaires de l’exister. »111 S’il faut rendre justice Ă  la

 peinture mensongère, c’est parce qu’elle a les pouvoirs de l’aura, dans l’idĂ©e de

Walter Benjamin. L’aura, entre tous, a d’abord ce pouvoir essentiel au mĂ©lancolique,dont on sait les yeux tristement baissĂ©s en direction du sol ou perdus dans un loin-tain vacant. L’iconographie, fort bonne clinicienne, en tĂ©moigne avec la gravurecanonique de DĂĽrer (la Melancholia de 1514). L’aura a le pouvoir de faire lever les yeux : « Sentir l’aura d’une chose, c’est lui confĂ©rer le pouvoir de lever les yeux. »La pathologie a son ouverture dans une phĂ©nomĂ©nologie de l’apparaĂ®tre : l’auraofferte au regard tirĂ© de son abĂ®me est « l’unique apparition d’un lointain, si prochequ’elle [il] puisse ĂŞtre. »112 Avec les images, le dĂ©sir entre dans sa voie selon un

 paradigme optique, et le mal de l’esprit est fondamentalement une maladie duregard . Aussi est-il significatif qu’une des manifestations les plus probantes del’aura soit acoustique : l’aiguille des ondes radiophoniques, promenĂ©e au hasard,saisit les chants d’une sociĂ©tĂ© primitive brouillĂ©s par l’effet de  fading . « Autour de

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107 Baudelaire, « A J.G.F », Avant-propos des Paradis artificiels, op. cit ., p. 399.108 Maldiney, « Image et art », L’Art, l’éclair de l’être, Éditions Comp’Act, coll. « Scalène »,

1993, p. 272.109 L’Improbable, p. 76.110 Heidegger, citĂ© par Maldiney, op. cit ., p. 271.111 Le nuage rouge, op. cit ., p. 122.112 Benjamin, « L’Œuvre d’art Ă  l’ère de sa reproductivitĂ© technique » (dernière version,

1939), Ĺ’uvres III , Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 2000, p. 278. Les traductionstranchent mal l’ambiguĂŻtĂ© (elle : l’apparition ; il : le lointain.)

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quoi une impression, subjective ou non, je ne sais, mais extraordinaire, d’espace. »(25) Ces chants proviennent, le rêveur s’en convainc, d’une région aussitôt déployéedans l’imaginaire, avec sa morphologie montagneuse, ancestrale et aride que cen-tralise la figure mythique du mont Ararat.

L’aura – puissance de la distance fabuleuse â€“ est donnĂ©e dans sa distance ressen-tie toute proche et maintenue dans la nĂ©gativitĂ© de sa distance : elle constitue une

 patrie paradoxale pour le mĂ©lancolique. Cette patrie, situons-lĂ  dans la zone mar-ginale des apprĂ©sentations113. Tandis que le monde rĂ©el semble nous faire faceobjectivement, prĂ©sentant son horizon externe, le principe imaginaire s’attache auxfaces non prĂ©sentĂ©es, pressenties par delĂ  ou Ă  l’envers des apparences. Lemonde – Ă  peine mieux qu’un rĂŞve – n’existerait en entier que dans la synthèse par recouvrement de tous les regards posĂ©s sur toutes ses faces. Et un horizon internelongtemps fantasmĂ© peut dĂ©cevoir si la face apprĂ©sentĂ©e se rĂ©vèle dans sa contin-gence, ainsi l’île de Capraia, aperçue une première fois au large, une seconde fois

 par un autre bord, dans trop de proximitĂ© : « Et je fus pris alors de compassion.Capraia, tu appartiens Ă  l’ici du monde, comme nous. » (17) Pourtant la  structured’horizon, perpĂ©tuellement reconfigurĂ©e, constitue un champ de potentialitĂ©s avecquoi communiquer sans fin : « [ce champ] s’étend, de proche en proche et de loin enloin, sans limites inassignables parce qu’il est partout l’affleurement du fond dumonde avec lequel nous sommes dans une intimitĂ© originelle. »114 On s’avise que larĂŞverie fondamentale de Bonnefoy n’est pas sans solution de continuitĂ© : reste Ă  faireen sorte que les faces des mondes qui ne sont pas tournĂ©es vers nous115 un momentse retournent et s’adressent favorablement. Hölderlin puis Rilke selon des intuitionsvoisines, ont nommĂ©  L’Ouvert ce don de monde tournĂ© vers le sujet enfin sorti desoi-mĂŞme, transportant son existence en Ă©chec dans l’ouverture de l’extase. C’est lamanière mĂŞme de regarder qui doit se rĂ©volutionner : « Le rapport de l’œil au monde

est en rĂ©alitĂ© un rapport de l’âme au monde de l’œil. »116« Ces artistes ont pu diaprer d’absolu le monde concret… »117 L’aura â€“ en se ren-

dant maĂ®tresse de nous  â€“ a le pouvoir d’ouvrir l’image picturale, mais aussi del’œuvrer, de l’ouvrager, de recueillir en elle des constellations d’images cette fois

 purement mentales : « On entend par aura un objet offert Ă  l’ensemble des imagesqui, surgies de la mĂ©moire involontaire, tendent Ă  se grouper autour de lui. »118 C’estl’art poĂŻĂ©tique du peintre que de fabriquer des puissances auratiques, art rĂŞveur quiretourne les faces soustraites de l’Ouvert vers le spectacteur : « Peintre, / Dès que jet’ai connu je t’ai fait confiance, / Car tu as beau rĂŞver tes yeux sont ouverts... »119.Foyer de recueillement et de production d’ouverture au dehors, le tableau nourrit le

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113 Ă€ partir de Husserl en passant par Merleau-Ponty. Le concept a Ă©tĂ© largement exploitĂ© par Michel Collot dans La PoĂ©sie moderne et la structure d’horizon (PUF, 1989), et plus prĂ©-cisĂ©ment au sujet de L’Arrière-pays dans L’Horizon fabuleux, II , XXe siècle (Corti, 1988)

114 Maldiney, op. cit ., p. 269.115 Cf. AndrĂ© du Bouchet, Qui n’est pas tournĂ© vers nous, Paris, Mercure de France, 1972.116 Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les arts visuels, Paris, Gallimard,

1969, p. 44.117 Rome 1630, p. 253.118 « Sur quelques thèmes baudelairiens », Ĺ’uvres, III , p. 378.119 « Dedham, vu de Langham », Ce qui fut sans lumière, Paris, Mercure de France, 1987,

 p. 67.

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 processus inconscient dont le dĂ©sir dĂ©pend : « ce processus, dit encore Benjamin, avaleur de symptĂ´me ; sa signification dĂ©passe le domaine de l’art. »120

 L’Arrière-pays, pour faire renaĂ®tre le rapport de l’âme au monde de l’œil, pour apprendre Ă  Ă©changer positivement le dedans et le dehors, rĂ©dige l’étonnante ekphra- sis de ces apprĂ©sentations dĂ©voilĂ©es dans la peinture : ce n’est pas la moindre de sesrĂ©ussites en dĂ©pit de l’infirmitĂ© des langues. Tous les enjeux jusqu’alors aperçuss’entretissent autour de la valeur auratique et apportent leur pleine signification auculte des images baudelairien. C’est bien d’ailleurs l’ultime dĂ©passement proposĂ©

 par Benjamin, pour qui l’aura a un caractère cultuel  en ceci qu’elle concentrel’essentiel de l’ancienne expĂ©rience religieuse, dĂ©sormais sĂ©cularisĂ©e dans unethĂ©ologie nĂ©gative dont Bonnefoy se rĂ©clame.

Religion, mĂŞme en creux, la puissance qui relie (religare) et qui recueille(religere) les hommes dans une structure de sens ritualisĂ©e, Ă  la fois adressĂ©e etretirĂ©e dans l’économie du mystère. Mystère la puissance du lointain-tout-proche,dĂ©tournĂ©e-retournĂ©e, ainsi la VĂ©ronique – la vera icona â€“ ainsi le Saint-Suaire, ainsile Dieu Ă©blouissant qu’on ne saurait voir en face-Ă -face. « N’allez pas plus loin »(36), tel est le message (en latin) inscrit dans les Sables rouges par la Romaine ini-tiĂ©e. L’argument de la transcendance divine Ă©tant dĂ©laissĂ©, voyons fonctionner danscette phĂ©nomĂ©nalitĂ© de l’aura une pure immanence du sentir toujours asympto-tique –  Dans le leurre du seuil  (1975) pour reprendre un titre significatif deBonnefoy. Le sujet, renonçant au sans-distance comme Ă  l’unitĂ© originaire, devenucapable d’éloignement, est alors Ă  mĂŞme de se constituer en foyer de vision dans lescoordonnĂ©es d’un ici et d’un maintenant ; la distance, forme spatio-temporelle dusentir et du mouvement121, fait jouer les polaritĂ©s du proche et du lointain sur lechemin retracĂ© ; l’espace se virtualise en profondeur, sans cesse remis Ă  neuf ; l’in-tensitĂ© du regardĂ© s’impose au regardant qu’il tient en respect, avec ce caractère

d’inquiĂ©tante Ă©trangetĂ© (das Unheimliche) introduisant dans la maison natale, lechez-soi, le giron rassurant, la marque non-assurĂ©e, non rassurante de ce qui s’étran- gĂ©ifie ; il y a « quelque chose qui devait rester en secret, dans l’ombre, et qui en estsorti »122 sur le mode symptomatique d’un retour du refoulĂ© : « ce que nous voyonsdevant nous regarde toujours dedans. L’enjeu de tout cela : une anthropologie de laforme, une mĂ©tapsychologie de l’image. »123

L’aura, dit encore Benjamin, est « une trame singulière d’espace et detemps »124. Le regard de l’artiste qui a engendré ses charmes a donc été capable dese laisser lui-même ouvrager par la durée et de consentir une place dans l’image au

 procès du temps. Tel le Sphinx des Naxiens, Ă  Delphes, la paupière du haut Ă©rodĂ©e par les siècles de sorte que c’est la qualitĂ© de son regard qui s’est modifiĂ©e :

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120 « L’Œuvre d’art Ă  l’ère de sa reproductivitĂ© technique », op. cit ., p. 276.121 D’après la dĂ©monstration d’Erwin Strauss, Le sens des sens .122 Freud, « L’inquiĂ©tante Ă©trangetĂ© » (1919, L’inquiĂ©tante Ă©trangetĂ© et autres essais, Paris,

Gallimard, coll. « Folio/essais », 1985, p. 222.123 Pour le détail, cf. Georges Didi-Huberman que nous suivons largement pour sa lecture de

Benjamin et sa thèse de la « double distance » Ă©tayĂ©e par une phĂ©nomĂ©nologie, in Ce quenous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1992. Didi-Huberman, par ailleurs commentateur de Bonnefoy, attachĂ© en particulier aux images de spatialitĂ© limi-naire.

124 « Petite histoire de la photographie » (1931), Ĺ’uvres II , p. 311.

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L’usure, me disais-je, ajoute tant à l’œuvre avec si peu de moyensqu’on ne peut concevoir que le sculpteur ne l’ait pas prévue. Il savaitque les statues finissent dans la poussière des chèvres, et il a tracé cetteligne mince au-dessus de l’orbite vide pour que le temps l’efface, etque médite un berger. Mais a-t-il pu ainsi employer le temps sansréfléchir sur son être, ses exigences, peut-être son efficace ? (130-131)

La méditation de Bonnefoy achoppe ici, à ce point où les catégories d’espace etde temps ont à se recouper et se tramer pour constituer le tissu solidaire où vivre.Parmi toutes les questions lancées par la langue latine autour du lieu insiste la plus« dangereuse et fatale, (…) celle qui sonde le temps et non plus l’espace. » (119) Ladifficulté de la question s’accentue de ce que l’auteur veut la traiter en des termes

 pourtant rĂ©prouvĂ©s, des termes conceptuels. Au fondement de l’amour des images,il y a cette fatalitĂ© qui fait le dĂ©sespoir et la jalousie de l’écrivain envers le peintre,fatalitĂ© selon laquelle l’ordre symbolique est dĂ©ficient. La saisie conceptuelle, si ellefait le gĂ©nie de l’esprit, accuse la faille en dissolvant ses objets dans une abstractionavantageuse : « Sans doute le concept, cet instrument presque unique de notre

 philosophie, est-il dans tous les sujets qu’elle se donne un profond refus de la mort.(…) Le concept cherche Ă  fonder la vĂ©ritĂ© sans la mort. Ă€ faire enfin que la mort nesoit plus vraie. »125 L’hypostase conceptuelle, qui cache mal le fonctionnement d’undĂ©ni, est un acte incorporel qui n’encourt pas le risque de se confondre avec l’étatde choses dans quoi il s’effectue. C’est passer Ă  cĂ´tĂ© de l’efficace du temps, rater lessubstances subtiles, Ă©luder la matière oĂą l’humain a chance de s’incarner sous lacondition de se savoir corruptible et pĂ©rissable : « Y a-t-il un concept d’un pasvenant dans la nuit, d’un cri, de l’écroulement d’une pierre dans les broussailles ?Mais non, rien n’a Ă©tĂ© gardĂ© du rĂ©el, que ce qui convient Ă  notre repos. »126

Admirée, comme aussi la musique, parce qu’elle mène une carrière en amont et

au-delĂ  des signes, la peinture est immergĂ©e dans l’univers de matière.  Le peintre,a-t-on dit, apporte son corps.127 La peinture a pour elle un faisceau de fonctions cor- porelles au travail, un regard mobile, un Ă©quipage de chair qui sut se laisser habiter  par un dehors et longtemps par un motif, plutĂ´t que ce dos courbĂ© de l’écrivain sur la page qui l’absorbe et le retranche. Les sensations (non pas les perceptions), dansleur Ă©tat encore prĂ©-objectif, prĂ©-conceptuel, dans leur moment pathique, sont res-saisies par le foyer d’une vision et ont leurs rĂ©manences dans le ton esthĂ©tique, dansla tonalitĂ© d’âme spiritualisĂ©e par l’œuvre d’art (Stimmung ) – ainsi dans la fameusehaute note jaune de Van Gogh. Travail assidu, qu’il faut aller extraire du sentir le

 plus originaire : « Je continue, tĂ©moigne CĂ©zanne, Ă  chercher l’expression de cessensations confuses que nous apportons en naissant. »128 La peinture a pour elle letrait qui fait recommencer sous les yeux un monde vif, celui du dessin – le disegnotel que Bonnefoy l’entend dans les Remarques sur le dessin, non pas copie servile,non pas dĂ©claration d’une IdĂ©e possĂ©dĂ©e par l’esprit comme l’a voulu Vasari, mais« ligne rĂ©duite Ă  soi que le mot disegno suggère, dans la tradition florentine. Ledessin est dans la peinture l’amande de l’invisible, non la quintessence suprĂŞme des

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125 « Les tombeaux de Ravenne », L’Improbable, p. 11 et 16.126 Idem, p. 13.127 Merleau-Ponty, qui cite ValĂ©ry,  L’Œil et l’esprit  (1964), Paris, Gallimard, coll.

« Folio/essais », p. 16.128 Lettre Ă  E. Bernard, citĂ© par Maldiney in  Regard, parole, espace, p. 16.

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formes intelligibles. Dire : “cetableau n’a pas de dessin”comme on dit déjà : “Cesformes n’ont pas de vie”. »129

La peinture a pour elle lasubstance de la couleur quivient rayonner et rythmer orga-niquement les forces directesd’une  prĂ©sentation  plutĂ´t qued’une re-prĂ©sentation. Quelquechose de l’ancrage au mondesurvit en elle, dont la sourcevive est la lumière du dehors,

émanée dans les couleurs : telleest la couleur pour Cézanne,« l’endroit où notre cerveau etl’univers se rejoignent. »130

 Nuance, cependant, si l’onvoulait idĂ©aliser le simulta-nĂ©isme pictural aux dĂ©pens del’écriture cursive : « Il n’y a

 pas d’immĂ©diatetĂ© aux com-mencements du peintre, et iln’y en a pas davantage lĂ  oĂą sarecherche aboutit. (…) Il n’y a

 pas d’immĂ©diatetĂ©, il n’y a que

ce désir d’immédiat, que tantéprouvent. »131

Les grandes images d’appelsont portĂ©es Ă  leur assomption sur le plan du matĂ©riau par les data de sensation, par le disegno non mimĂ©tique, par les couleurs procĂ©dant de la lumière solaire, par unluminisme Ă  quoi Bonnefoy est si attachĂ©, retrouvant dans la  pittura chiara (Pierodella Francesca) une manière de croire, non sans retomber dans ses travers : « Jecrois en la lumière, par exemple. C’est au point que j’ai pu penser que le vrai paysen Ă©tait nĂ©, par hasard, je veux dire par l’accident d’une saison et d’un lieu oĂą elleeĂ»t Ă©tĂ© plus intense. » (21) Les images Ă©ternelles sont sauvĂ©es de la mort humaine

 par leur caractère d’essence infiniment renaissant Ă  partir de soi-mĂŞme, oĂą nousvenons habiter. Et c’est parce qu’elles s’originent dans le règne matĂ©riel – lĂ  « d’oĂąles Ă©tants prennent naissance, qu’aussi les atteint la mort, selon ce qui est dĂ». »132 La

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129 Remarques sur le dessin, op. cit., p. 19-20.130 CitĂ© par Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit , p. 67.131 Le nuage rouge, p. 122.132 Anaximandre, citĂ© par Simplicius, Physique, 34-13, ici dans une traduction de Maldiney.

Ce propos est tenu pour l’un des premiers propos philosophiques de l’histoire occiden-tale. Heidegger et ses successeurs s’y attachent longuement (cf. « La paroled’Anaximandre » in Chemins qui ne mènent nulle part . Heidegger reprend une traductionnietzschĂ©enne, elle-mĂŞme traduite par Wolfang Brokmeier : « D’oĂą les choses ont leur naissance, vers lĂ  aussi elles doivent sombrer en perdition, selon la nĂ©cessitĂ© ; car ellesdoivent expier et ĂŞtre jugĂ©es pour leur injustice, selon l’ordre du temps. »).

 Le Sphinx des Naxiens, marbre, VIe siècle av. J.-C.

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 pensĂ©e achoppe ici, avec une conscience et une maturitĂ© nouvelles, Ă  l’endroit d’uneterrible dette  â€“ « ce qui est dĂ» », selon la nĂ©cessitĂ©, selon l’ordre justicier dutemps – dette envers la finitude que tous les livres de Bonnefoy remanient depuis lecommencement. La peinture conserve dans son matĂ©riau l’expĂ©rience

 phĂ©nomĂ©nologique d’un retour aux choses mĂŞmes, plus encore restitue les chosesmĂŞmes dans leur essence – leur essence qui est de substance – et ce, selonBonnefoy, pour la première fois chez Piero della Francesca. La peinture incarnĂ©e,incarnante fait « s’apparaĂ®tre » un « visible Ă  la deuxième puissance, essence char-nelle ou icĂ´ne du premier. »133 ; elle est aussi la plus envoĂ»tante de toutes les puis-sances calomnieuses :

…et n’est-ce pas les ports retentissant de Claude Lorrain, leurs soleilssur la mer, leur éternelle chaleur, qui restent pour nous encore les plustroublants des exemples de ce pouvoir qu’a la représentation dumonde, la simple mimésis, de se donner pour plus satisfaisante mais,tout aussi bien, plus réelle que le lieu où l’on a à vivre ?134

Conversion du regard

La mĂ©ditation de L’Arrière-pays, amplement poursuivie ailleurs, atteint son pointle plus critique lorsqu’il lui faut nĂ©gocier des ambiguĂŻtĂ©s d’abord inaperçues. La

 perspective, par exemple, et l’attraction exercĂ©e par l’arrière plan. Elle peut ĂŞtreinterprĂ©tĂ©e sur le mode gnostique, en particulier dans ces cas, d’école, oĂą l’on voit

se former une ville harmonieuse dans un halo de lumière, une idĂ©e de ville dans uneidĂ©e de lumière. Mais elle sert aussi, comme outil de discernement, Bonnefoy s’enrend compte Ă  mieux contempler Giotto, Masaccio, Piero della Francesca, Ă  marquer le lieu d’immanence oĂą il convient de savoir s’y entendre Ă  vivre. Ce sont certainstableaux, dĂ©couverts par le voyageur en Italie, oĂą les lignes de fuite convergent versun point relativement proche, indiquant, plutĂ´t qu’un axe de profondeur, le sited’ici-bas :

la perspective, ils l’avaient conçue, je le comprenais maintenant, pour accomplir cette tâche : lui demandant de dĂ©limiter l’horizon, de dĂ©cou-vrir et recueillir le possible, de dĂ©gager la conscience des prĂ©jugĂ©s, deschimères. (…) Cette connaissance des bornes Ă©tait aussi une foi, quidiscernait une fin dans la condition terrestre et travaillait Ă  l’incarna-tion.(64)

Ce serait encore se tromper si la grille perspectiviste, nĂ©e d’une rationalisationmathĂ©matique, donnait Ă  ce monde-ci la dimension trop confortable de l’IdĂ©e, repor-tant en outre, quand le monde organisĂ© en cosmos est encore un livre voulu par Dieu,la sĂ©miologie de l’ordre divin. Dans une vision synoptique qui tourne la face de toutechose vers le spectateur, la perspective gĂ©omĂ©trique constitue un Umwelt domes-

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133 Merleau-Ponty, op. cit ., p. 22.134 Rome 1630, p. 221.

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tiqué tenant peu compte de la perversité du monde tel qu’il se phénoménalise. Lamultiplication des foyers de convergence peut tourner le péril d’une nouvelle vuequi ne serait que d’esprit, louant dans un cosmos encore fiable, encore Un, la parti-tion de la musique des sphères.

Il peut arriver ceci, que la profondeur se charge non plus de composer une har-monieuse figure de l’Intelligible, mais qu’elle fasse au contraire pressentir la figuredu discord . Ainsi Piero della Francesca, « dans l’Annonciation de PĂ©rouse, avec sonlointain qui troue le tableau », et oĂą « le temps et la mort se rĂ©affirment. »135 AinsiBotticelli « peint la Derelitta, dont l’arrière-plan cruel signifie le malheur de l’âmeabandonnĂ©e Ă  l’espace. Il s’enclĂ´t dans le temps infirme comme dans l’énigme qu’ilfaut rĂ©soudre. »136 Tout au contraire Mondrian, dans une de ses Ă©poques, a dressĂ© ses

 barreaux : « Ces figures plates, en apparence, comme des Ă©pures de carrelages, c’estun effort dĂ©sespĂ©rĂ© pour contenir derrière des grilles la dimension redoutĂ©e. »137

Carrache a eu la « franchise sexuelle »138 de rapporter l’Éros antique dans un chris-tianisme doloriste. Caravage, rompant l’ordonnance idĂ©ale, « sans le savoir, adĂ©chaĂ®nĂ© l’extĂ©rioritĂ©, qui engendrera la photographie. »139 Poussin a rempli la mis-sion liturgique et thĂ©ophanique qui Ă©tait alors dĂ©volue au peintre, il a connu,amoureux du nombre pythagoricien, toutes les technicitĂ©s voulant que la peinture,comme disait Vasari, aille procedento dall’intelleto ; mais aussi Poussin s’est laissĂ©affecter et traverser sensuellement par le dehors, rĂ©alisant par lĂ  une synthèse dansles contradictions oĂą Bonnefoy voit un modèle de sagesse tĂ©moignant en faveur dulieu terrestre. CoĂ»teuse sagesse, supposant le sacrifice de cet absolu qui se trouvetout près de nous, et mĂŞme en nous, dans un Ă©quipement d’organes condamnĂ© Ă s’abĂ®mer et Ă  se dĂ©faire. Et ce fut la crise baroque, Copernic dĂ©centrant la terre,GalilĂ©e prouvant la corruption de la matière jusque dans le ciel. Ce qui dĂ©range par-fois l’harmonie de l’arrière-image au Quattrocento vient envahir le premier plan

dans l’esthĂ©tique baroque. Et c’est la leçon chaosmotique baroque – le baroque Ă©tantdĂ©fini « un Ă©sotĂ©risme de l’évidence »140 â€“ que de discĂ©diter, en les surexposant, lesmerveilleux faux-semblants leurrant le regard, que de remonter de manière si com-

 plexe, en forme spĂ©cifique de spirale ou de colonne torse, vers la vĂ©ritĂ© du sacrĂ©. Ou bien de sombrer, sous le poids des Ă©crasantes vĂ©ritĂ©s nouvelles, dans un abĂ®me demĂ©lancolie mortifère141.

 Nous ne saurions rapporter maintenant trop de nuances, fort spĂ©cialisĂ©es, dansles arts plastiques. Qu’on repère seulement ce mot –  symptĂ´me  â€“ chez Bonnefoylui-mĂŞme. Ainsi Ă  la fin des « Notes sur Hercule Seghers » : « Quand l’équilibren’est plus que formulation satisfaite, langue figĂ©e, clĂ´ture artificielle, oĂą dès lors nesubsiste plus que le vide, la plus haute ambition peut se glisser dans la “maladie”

 pour se porter au contact de la limite invisible oĂą les signes changent de sens. Il y ades moments oĂą le symptĂ´me peut ĂŞtre la forme en creux de cette venue que disait

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135 « Le Temps et l’intemporel dans la peinture du Quattrocento », L’Improbable, p. 83.136 L’Improbable, p. 132.137 Le Nuage rouge, Paris, Mercure de France, p. 123.138 Rome 1630, p. 230.139 Idem, p. 130.140 Ibid., p. 44.141 Sur la mĂ©lancolie baroque on renvoie en particulier Ă  Walter Benjamin, Origine du drame

allemand baroque.

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 positivement, aux temps archaĂŻques, le symbole. OĂą la “nouvelle harmonie” n’a pou-voir de se faire entendre que dans la syncope de l’ordre et de la norme Ă©tablis. »142

SymptĂ´me (sinthome) – et symbole, dans le sens cette fois non pas d’une poterie,d’une pièce ou d’un androgyne brisĂ©s, symbole-signe qui dĂ©note en vertu d’une loide sens gĂ©nĂ©ralisĂ©e par convention. Panofsky a fait jouer ces termes au risque de lesdissoudre l’un dans l’autre : la symbolisation iconographique est liĂ©e au meaning  â€“ auxcontenus de signification intrinsèque chargĂ©s de rĂ©pondre des tendances essentiellesde l’esprit humain, non loin des « grandes images » de Bonnefoy. Georges Didi-Huberman nomme pour sa part  symptĂ´me, dans un sens subversivement dĂ©rivĂ© dePanofsky, une puissance visuelle de nĂ©gativitĂ© venue travailler certaines images par le dĂ©tail, en jouant d’une « efficacitĂ© “sombre” qui, pour ainsi dire, creuse le visible(l’ordonnance des aspects reprĂ©sentĂ©s) et meurtrit le lisible (l’ordonnance des dis-

 positifs de signification). »143

ThĂ©orisĂ© par Freud sur le modèle du rĂŞve inconscient, en outre des nĂ©vroses hys-tĂ©riques, le symptĂ´me au travail assure une fonction de dĂ©chirure contrariante dansles systèmes de reprĂ©sentation qui voudraient se satisfaire d’eux-mĂŞmes et se for-clore. Il y va de l’apparaĂ®tre phĂ©nomĂ©nologique, du se-montrer dans son jeu avec unne-pas-se-montrer annoncĂ© avec tant de complications sur la ligne paradigmatiquede l’indice-icĂ´ne-symbole, du symbole-symptĂ´me-sinthome, de l’épiphaniereligieuse : « Toutes les indications, reprĂ©sentations, symptĂ´mes et symbole ontformellement, si diffĂ©rents soient-ils entre eux, la structure de base de l’ap-paraĂ®tre( Erscheinen). »144 Des conjonctures Ă©pistĂ©mologiques dont Bonnefoy s’est faitl’historien et le gĂ©nĂ©alogiste, soulignant particulièrement la fracture baroque,seraient Ă  considĂ©rer de plus près : sous l’espèce de l’idea vasarienne, de l’intellect(intelletto), du concept (concetto) occupĂ©s longtemps Ă  rĂ©genter l’univers des formeset du sens, Ă  identifier platoniquement la Forme Ă  l’eidos, c’est une propension aux

valeurs de l’idĂ©alisme dans ses avatars les plus modernes qui est combattue par Bonnefoy, ennemi sur ce point de soi-mĂŞme. De ce morcellement des reprĂ©senta-tions classiques hĂ©ritĂ©es de la thĂ©orie des Formes, de cette crise de la symboliqueiconographique, par-delĂ  du rĂ©gime symbolique tout entier au sortir de laRenaissance, « fuse l’étrangetĂ© d’une matière »145 dans le chaosmos contempo-rain. S’il s’agit du corps humain, le ça parle inconscient du symptĂ´me trahit l’imageen faisant retour dans la plastique, rapportant avec lui la prĂ©caritĂ© d’une chair, etd’une chair atteinte.

Ce drame de l’image s’aperçoit plus Ă©videmment qu’ailleurs dans les christo- phanies, dans la marque du stigmate, et point n’est besoin d’aller dĂ©chirer la toile Ă l’endroit du coup de lance reçu sur la Croix : une tache pigmentĂ©e de couleur peut ysuffire. « Il te faudra franchir la mort pour que tu vives, / La plus pure prĂ©sence estun sang rĂ©pandu », lisait-on en 1952 dans  Du Mouvement et de l’immobilitĂ© de

 Douve146

. Bonnefoy poète distribue les couleurs dans la langue en rĂŞve – la couleur rouge en particulier, celle de l’incarnat, Ă  commencer par ce fameux nuage rouge qui

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142 L’Improbable, p. 210. C’est nous qui soulignons.143 Devant l’image, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 174.144 Heidegger, « Le concept de phĂ©nomène »,  ĂŠtre et temps, II, A, Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque de philosophie », 1986 pour la trad. fr.145 Didi-Huberman, op. cit ., p. 196.146 Poèmes, Paris, Gallimard, coll. « PoĂ©sie/Gallimard », p. 74.

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rĂ©conciliera Mondrian avec la terre sanguine. Bonnefoy thĂ©oricien inscrit sa dĂ©ci-sion de pensĂ©e dans le vieux conflit entre disegno et colore : la couleur, Ă  lire par exemple l’essai sur Duthuit intitulĂ© « Un ennemi des images »147, vient par sonintempĂ©rance dĂ©chirer et consumer de l’intĂ©rieur l’image pacifique que voudraientĂ©tablir des contours, des lignes et des formes dans un milieu domptĂ©. La couleur,

 principe d’altĂ©ritĂ© et d’intempestivitĂ© censurĂ© par le dessin figuratif, est le chiffre dela prĂ©sence matĂ©rielle dont il faut apprendre Ă  ne pas faire la ruineuse Ă©pargne. Ă€terme, c’est cette terre mĂŞme, dans sa limitation, dans sa profusion substantielle, quiest Ă  retrouver et Ă  aimer, reconnue pour le seul lieu et le vrai lieu du sĂ©jour – c’estle fait du sol (53), telle cette poignĂ©e de terre que Poussin ramasse pour dire « quec’est cela Rome » (155).

La terre-berceau – alias tombeau –, il faut apprendre, pour s’y entendre Ă  vivre,Ă  y devoir mourir. L’itinĂ©rant est initiĂ© Ă  la condition premièrement pĂ©rissable, Ă l’étrange logique renversĂ©e que rĂ©capitule la formule nietzschĂ©enne Meurs et deviens, que HĂ©raclite avait tĂ´t imagĂ©e : « Ă€ l’arc, le nom de vie – l’œuvre demort. »148 Si la vie est toujours vie allant mourante, si chaque jour marche Ă  la mortselon la loi stoĂŻcienne du quotidie morimur , il est plus singulier que le mourir doiveengendrer le vivre, que la mort soit la donation causale et fatale ouvrant pour effetl’horizon de vivre. Bonnefoy a placĂ© son premier grand texte, Du Mouvement et del’immobilitĂ© de Douve (1953), sous l’autoritĂ© de Hegel indiquant la nĂ©cessitĂ© pour l’esprit d’incorporer ce comble du nĂ©gatif qu’est la mort. L’œuvre entière est unemeditatio mortis qui en appelle au sacrifice de Baudelaire, un des premiers poètes Ă avoir apportĂ© son corps, Ă©changĂ©, au prix de sa propre vie, l’idĂ©e de mort contre lamort mĂŞme de la crĂ©ature, « vaine forme de la matière » (45).149 Ce que l’auteur de L’Arrière-pays mesure dans sa maturitĂ©, c’est la prĂ©somption de cette Ă©pigraphe de jeunesse, et la difficultĂ© et la lenteur des opĂ©rations internes qu’il faut effectuer pour 

consentir vraiment Ă  la dette qui nous fait mortels. Ce trajet suppose de dĂ©construireles prestiges de cet  Ailleurs qui dĂ©prĂ©cie la terre d’ici, qui la calomnie tout pla-toniquement. C’est d’une lutte contre le ressentiment qu’il s’agit, mauvais dĂ©sir tirant argument des souffrances passĂ©es ou promises et qui consiste Ă  se venger dela vie pour ce qu’elle fait subir.

Qu’est-ce que la rĂ©alitĂ© ? Qu’est-ce que le monde ? « Depuis que l’hommeregarde il pose cette question. Mais il est très rare qu’il comprenne que la rĂ©ponsedĂ©pend de son regard. »150 Prose du voyage spirituel si soucieuse de dĂ©sintriquer cededans qui ne souffre que conflits, qui sait les risques de son solipsisme, et ce dehorsqui dĂ©ploie son altĂ©ritĂ© salvatrice, prose du voyage effectif, L’Arrière-pays rapporteses arpentages parmi les faits du sol. L’épreuve de rĂ©alitĂ© apporte un essentieldessillement. Le symptĂ´me qui Ă©tait Ă  faire tomber Ă©tait logĂ© dans les yeux, commesi les paupières avaient Ă©tĂ© longtemps collĂ©es. « Un homme, dit encore Maldiney, a

le regard de sa vie. Et le seul fait de vivre nous empêche d’avoir les yeux purs – et,à la limite, un abandon. »151 Du regard le monde dépend et l’usage heureux (su-

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147 Le Nuage rouge, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », p. 125-157.148 Fragment 48. Trad. de Roger Munier.149 Cf. « L’acte et le lieu de la poĂ©sie ». La formule « vaine forme de la matière » est une cita-

tion implicite de MallarmĂ© rapportant sa « crise de nĂ©ant » (cf. Correspondance).150 Maldiney, Aux dĂ©serts que l’histoire accable, p. 14.151 Op. cit ., p. 15.

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 blimĂ©) du sinthome, vĂ©hiculĂ© en mode optique par l’art pictural, suppose uneconversion du regard qui fasse en sorte de retourner, par des voies que Bonnefoynomme ailleurs celles d’un rĂ©alisme initiatique, au monde Ă©chu, Ă  cette rĂ©alitĂ© du solque Rimbaud a qualifiĂ©e de « rugueuse ». Il aura fallu se mettre en route pour de

 bon, expĂ©rimenter le vrai chemin â€“ « le vrai chemin, celui qui fait frĂ©mir dans son brodequin le pied de l’explorateur, et sur sa pĂ©dale l’orteil du bicycliste, et dontl’amorce exaspère jusqu’à la crĂ©pitation de l’étincelle secrète cette rugissante auto

 prĂŞte Ă  la dĂ©vorer, c’est ce torrent immobile qui part de n’importe oĂą pour arriver nulle part. Dahin ! Dahin ! C’est l’appel qu’il adresse Ă  l’âme comme le poids faitau corps. »152 Le voyageur, c’est avec les yeux d’un peintre qu’il ressent et qu’ilregarde, pour apprĂ©hender non pas ce qui se pose devant lui Ă  distance rhĂ©toriqued’objet, telle Ă©glise ou tel tableau, mais la manière dont l’église ou le tableau semanifeste, entre en prĂ©sence, amenant qui ressent et regarde Ă  se rendre Ă  son tour 

 prĂ©sent au phĂ©nomène de l’apparaĂ®tre. Il voyage comme on a pu voyager jadis, auXVIIe siècle et encore avec Van Gogh, quand l’on Ă©tait un peintre du nord, en direc-tion du midi de l’Occident – de la grande promesse solaire : on renvoie Ă  ce textedes RĂ©cits en rĂŞve, « Le peintre dont l’ombre Ă©tait le voyageur », qui retrace l’aven-ture mĂ©diterranĂ©enne de Willem Schellinks dans les annĂ©es 1661-1665.

Après quoi je finis par aller en Italie, tout de mĂŞme, et lĂ  je dĂ©couvris,en une heure, inoubliable, que ce que j’avais pris, chez Chirico, pour un mode imaginaire et qui plus est, impossible, en fait existait sur cetteterre, sauf qu’il Ă©tait renouĂ© ici, recentrĂ©, rendu rĂ©el, habitable, par unacte d’esprit aussi nouveau pour moi que d’emblĂ©e mon bien, mamĂ©moire, ma destinĂ©e. (61)

ÉvĂ©nement, et avènement Ă  soi. La mĂ©diation de l’art italien, architecture, statu-aire, peinture, les tableaux en particulier de Giotto, de Masaccio, de Piero dellaFrancesca avaient exacerbĂ© un sourd dĂ©sir, mais il manquait le rĂ©el renouĂ© et rendurĂ©el  â€“ cette « soudaine morsure de la RĂ©alitĂ© »,153 miraculeuse et cependant simenaçante, en somme Ă©vitĂ©e au jour de l’enterrement sur les rives du Lot, contrequoi l’on peut prĂ©fĂ©rer longtemps la protection d’une image. Voici les situationsenfin Ă©changĂ©es contre les reprĂ©sentations fantasmĂ©es de l’ailleurs, exposant Ă  l’im-

 prĂ©visibilitĂ© radicale que possèdent les choses rĂ©elles, les choses mĂŞmes lorsquequ’elles se donnent par surprise, excĂ©dant toute prise effectuĂ©e d’avance.

Le peintre, selon une heureuse formule de Peter Handke rendu par les couleursde Cézanne au « royaume des Formes » sur les pentes de la montagne Sainte-Victoire154, est un maître d’humanité. Ce fut précédemment la leçon – leçon touted’amour – apprise par Rilke, consignant en quelques jours l’impitoyable dimensionde la charogne survenue chez Baudelaire et le geste de bénédiction terrestrequ’effectue Cézanne :

À l’intérêt que Cézanne m’inspire, je mesure combien j’ai changé.(…) Je suis retourné aujourd’hui voir ses tableaux ; l’ambiance qu’ilscréent est unique. (…) La conscience tranquille qu’ont ces rouges, ces

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152 Claudel, op. cit ., p. 137.153 Maldiney, Regard, parole, espace, p. 16.154 Cf. La Leçon de la Sainte-Victoire ( Die Lehre der Sainte Victoire, Suhrkamp, 1980), Paris,

Gallimard, coll. « Arcades », 1985 pour la trad.fr.

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 bleus, leur vĂ©racitĂ© simple vous Ă©duquent ; pourvu que l’on se montre parmi eux parfaitement disponible, on dirait qu’ils font quelque chose pour vous. 155

CĂ©zanne – la Sainte-Victoire qui s’apparaĂ®t parce que l’abstraction, hors toutdilemme avec la rĂ©alitĂ©, consiste Ă  rendre chaque chose Ă  soi en la dĂ©passant vers son style156 â€“ dont Bonnefoy se souvient aussi comme d’un courant d’amour, desorte « que va refluer la force de vie qui nous fait aimer les choses de la terre. »157

Le peintre est remercié pour ce qu’il donne à aimer – « cet amour étant transféré toutentier dans l’acte de peindre. »158 Il l’est, dans cette version sécularisée du culte desimages, comme le fut jadis le saint intercesseur quand il y va du salut de l’être. Dansun magnifique poème de 1959, « Dévotion », Bonnefoy sait gré du don épiphaniquequi fut offert en Italie, qui décida de sa vocation : « Aux peintres de l’école de

Rimini. J’ai voulu ĂŞtre historien par angoisse de votre gloire. Je voudrais effacer l’histoire par souci de votre absolu. »159

Moïse sauvé des eaux160

Si la GestaltthĂ©orie161 s’attache aux chemins qui conduisent Ă  la forme, laGestalt reste un idĂ©al de la structure aperçue Ă  partir de sa genèse. Tandis que laGestaltung cherche Ă  rendre compte de la formation mĂŞme de la forme, de la syner-gie des forces Ă  un moment prĂ©-structural, dans l’acte mĂŞme de leur constitution quiarticule du temps sur de l’espace pour constituer l’être de l’œuvre d’art. C’est entre-

 prendre de traverser l’Umwelt effectif, le milieu rĂ©fractaire, insensĂ©, informel, injus-tifiĂ©, au prix d’une expĂ©rience Ă  mesure auto-dĂ©duite, autoengendrĂ©e, et combien

 prĂ©caire. Entendons par expĂ©rience non pas la capitalisation rassurĂ©e d’un savoir,mais la dimension mĂŞme de la traversĂ©e, pĂ©nĂ©tration progressive, exposition au

 pĂ©ril, Ă  l’obstacle, engagement de l’être Ă  travers tout : la racine  per (« Ă  travers »)« est la plus riche de toutes les racines indo-europĂ©enne, par oĂą se formule la situa-

 Peinture et littĂ©rature chez Yves Bonnefoy /  51

155 Lettres sur CĂ©zanne, Paris, Seuil, coll. « Le don des langues », 1991 pour la trad. fr. Cettelettre sur CĂ©zanne date du 13 octobre 1907. Le poème de Baudelaire « La Charogne » estcommentĂ© dans une autre lettre, datĂ©e du 19 octobre.

156 Cf. Maldiney, « Le faux dilemme de la peinture : abstraction ou rĂ©alitĂ© », Regard, parole,espace, p. 19.

157 Cf. « Devant la Sainte-Victoire », Remarques sur le dessin, op. cit., p. 39.158 Rilke, op. cit ., p. 51.159 Repris in PoĂ©sies.160 Pour une Ă©tude dĂ©taillĂ©e de ce motif, cf. Patrick NĂ©e, PoĂ©tique du lieu dans l’œuvre d’Yves

 Bonnefoy, ou MoĂŻse sauvĂ©, PUF, coll. « LittĂ©ratures modernes », 1999.161 La question de la forme reprise de fond en comble par la GestaltthĂ©orie est depuis une

trentaine d’années fortement investie par Maldiney. Il faudrait se souvenir des successivesentreprises de déconstruction de l’ancienne formalité initiées depuis le début duvingtième siècle par les mouvements de pensées viennois et allemands (Hildebrand,Riegl, Wölfflin, Einstein, Cassirer, Benjamin…), sans oublier les formalistes russes.

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tion première de l’homme dans le monde. »162 RĂ©intĂ©grĂ© dans une mĂ©taphysiquemais aussi dans une physique, rapportĂ© au site d’en-bas par cette conceptiondynamisante, le devenir de l’être – compris comme un ĂŞtre ayant Ă  ĂŞtre â€“ constituel’enjeu vital des gestes crĂ©atifs.

[Le voyageur] renonce soudain (ces mots me furent longtempsobscurs) à la catégorie de la forme. Et il sort de l’église, et se laissechoir sur les dalles. Une voix à son oreille murmure : Ma l’erba è sem-

 pre la stessa… Après quoi il reprend sa route. Mais, cette fois, auhasard. (82-83)

Or il est probable que « le sens de l’être a été limité par l’imposition de laforme »163 dans les cosmogonies trop soucieuses d’unité et de clôture, dictées enmode platonicien par l’Idée, en mode chrétien par le Verbe. On devra faire

autrement, dĂ©sormais, que de rabattre les productions d’univers dans les discours devĂ©ritĂ© qui ont soutenu l’histoire dogmatique de l’Occident, et que symptomatise enmode rhĂ©torique le cĂ©lèbre Ut pictura poesis âprement discutĂ© par Bonnefoy. Avecla faillite de la thĂ©orie des Formes, c’est aussi le souci de l’originaritĂ© (Urgrund ) quidoit faire son deuil pour consentir au vertige d’un monde infondĂ©, sans fond, sanslimites – Abgrund . Les Ĺ“uvres baroques, Bonnefoy le constate lucidement, « ne fontque reflĂ©ter une irrĂ©mĂ©diable rupture dans le pouvoir de fonder. »164 Par sa facture, L’Arrière-pays, surgi sur son fond d’abĂ®me, dĂ©fait toute formalitĂ© discursive et dis-ciplinaire. Par la teneur des questions soulevĂ©es, reprises ailleurs, ce texte nous jetteau cĹ“ur des problèmes les plus arides de l’histoire de l’art et de l’esthĂ©tique, quinous viennent massivement de Vasari, de Kant, de Hegel, de Panofsky, que larecherche actuelle de Didi-Huberman repense avec la psychanalyse, non sans buter sur les catĂ©gories du symptĂ´me et du symbole. Par son souci dernier de l’être de

chair, ce texte embrasse par-delĂ  toute la question sĂ©miologique oĂą l’espèce a Ă©tablilongtemps ses plus belles demeures de sens.Contre Platon, contre sa propre tendance, Bonnefoy choisira Plotin pour corriger 

sa ligne de mire visuelle et conceptuelle. Le recourbement  plotinien de l’IdĂ©e versles simulacres rĂ©habilitĂ©s de la terre a sa correspondance dans le complexe dĂ©bat sur les icĂ´nes, oĂą tout est affaire de prĂ©tentions examinĂ©es. L’icĂ´ne hiĂ©rurgique, l’icĂ´nethĂ©ophore chargĂ©e de mana, telle qu’on a pu la dĂ©fendre, participe Ă  un degrĂ© vari-able au prototype divin vers lequel elle conduirait par des voies consubstantielles quisont ascendantes : les cieux sont ouverts. Plotin suggère plutĂ´t, pour le salut de tous,une descente des Ă©nergies dĂ©ificatrices dans notre Royaume, l’icĂ´ne, les Écritures,les sacrements prononçant alors le mĂŞme message. Le schème descendant, purgeantaussi l’orgueil humain, Bonnefoy le voudrait faire agir comme un renversementradical de perspective dans son Ĺ“uvre en forme gĂ©nĂ©rale de palinodie : de quoi fairese dĂ©clore « la prĂ©sence, le fait du sol, dans son recourbement 165 sur soi qui produitun lieu » (53). Saine application du vouloir en pensĂ©e, rĂ©sistance dĂ©monique dunon-vouloir :

52  /  HervĂ© Micolet 

162 Maldiney, L’Art, l’éclair de l’être, p. 118.163 Jacques Derrida, « La forme et le vouloir-dire. Note sur la phĂ©nomĂ©nologie du langage »

(1967), Marges – De la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 187.164 Rome 1630, p. 156.165 C’est nous qui soulignons.

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Vorrei e non vorrei, quelque chose d’obscur en moi se refusait Ă  latâche. Et je me fis des reproches. Ă€ quoi bon avoir dĂ©cidĂ© d’affronter la finitude, lu Baudelaire, Rimbaud, Chestov, inscrit en Ă©pigraphe d’unlivre des mots sur la vie de l’esprit et la mort que je savais la vĂ©ritĂ© dela poĂ©sie autant que de l’expĂ©rience sĂ©rieuse, si c’était pour retomber,sinon dans le premier rĂŞve (car tout de mĂŞme Florence, et cesscrupules, m’en dĂ©livraient) du moins dans le regret incessant du rĂŞveet l’inhibition devant lui ? (119-120)

 Palinodie ( palin, « en sens inverse » et Ă´dè, « chant ») se dit dans le sens d’undĂ©saveu logique du discours, et plus essentiellement dans le sens d’un chant revenusur lui-mĂŞme, d’une rĂ©traction poĂ©tique. Le poème serait la juste formule trouvĂ©e lĂ oĂą la thĂ©orie s’enferre sans pouvoir trancher. Et justement « le symptĂ´me n’existe – n’insiste – que lorsqu’une dĂ©duction synthĂ©tique, au sens apaisant du terme, n’arrive

 pas Ă  exister. »166 L’état d’irrĂ©solution, et plus de conflit permanent, tient Ă  la soli-ditĂ© mais aussi Ă  la mobilitĂ© du symptĂ´me toujours replacĂ© sur la ligne de front oĂąs’affrontent et se rĂ©concilient – le temps d’une formation de compromis â€“ de per-

 pĂ©tuelles violences antagonistes. Par lĂ  cependant chemine la force vitale du dĂ©sir – du grand dĂ©sir. DĂ©sir de tout, dĂ©sir de rien, dĂ©sir toujours d’autre chose que lesimages laissent fuir. C’est sous la condition que l’indice de nĂ©gativitĂ© ne soit pasrefoulĂ© par les vues idĂ©ales, que l’effet scopique d’autre chose, effet d’inconscient,effet de virtualitĂ©, soit reportĂ© de manière tangible sur un plan d’immanence. RĂŞver,oui : « Mais qu’est-ce que cela nous vaudra, dans la vie mĂŞme ? DĂ©sirer de cettefaçon, n’est-ce pas risquer de perdre cela mĂŞme qu’on dĂ©sire ? »167 Ainsi lemaniĂ©risme, dans la lignĂ©e de Botticelli, est-il « l’art du dĂ©sir qui ne se renonce pas,et lui sacrifie la terre Ă  peine pourtant reconnue. » (79) L’initiĂ© renoue ces anneauxqui enchaĂ®nent la trinitĂ© du RĂ©el, du Symbolique et de l’Imaginaire dans leurs nĹ“uds

 borromĂ©ens. Qu’idĂ©alement la jouissance vienne Ă  s’accomplir, sans aucun reste, etc’est le dĂ©sir qui cesserait, privĂ© de tout horizon transcendantal. Le dĂ©sir pulsionnelveut aveuglĂ©ment, sans effectuer la traversĂ©e des logiques de sĂ©duction : « RĂŞver la

 possession – car c’est bien de cela qu’il s’agit avec l’éros – nous forclĂ´t de la prĂ©-sence pleine de ce qui est ; et tout aussi bien, de notre prĂ©sence Ă  nous-mĂŞmes. »Tandis que le « grand dĂ©sir » se survit Ă  soi-mĂŞme dans les cas « oĂą une “grande”image, dĂ©gagĂ©e du rĂ©seau des signes par la vigilance intuitive du dĂ©sir d’être, sus-

 pend le flux du simple dĂ©sir de possĂ©der, de l’éros. »168

Le voyageur de  L’Arrière-pays apprend Ă  rĂ©server en avant de soi la structured’horizon qui anime la poussĂ©e dĂ©sirante, laquelle doit consentir Ă  demeurer tou-

 jours inassouvie. Il effectue un nouage de l’être Ă  un point de relatif Ă©quilibre quidĂ©lie des Ă©nergies neuves. Le symptĂ´me tombe qui empĂŞchait de vivre, mais lesinthome vient boucler et rouvrir la structure formelle : il est ce qui ne doit pas

chuter, ce qui doit seulement changer en circulant autrement afin que reste possiblela possibilitĂ© du dĂ©sir. Ce moment dĂ©finit pour Bonnefoy la troisième Ă©poque del’élaboration crĂ©atrice, qui est celle d’une acceptation169. Vaincus par une morale – et par une sorte de cure que le geste d’écrire aura su rĂ©aliser ailleurs que chez le

 Peinture et littĂ©rature chez Yves Bonnefoy /  53

166 Didi-Huberman, op. cit . p. 213.167 Rome 1630, p. 256.168 « Entretien avec Jacques Ravaud », op. cit ., p. 20.169 Idem, p. 27.

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 psychanalyste –, dĂ©passĂ©s du moins partiellement, provisoirement, les dĂ©nis et lesdĂ©nĂ©gations prennent acte des principes les plus Ă©lĂ©mentaires mais aussi les plus ter-ribles du sĂ©jour et se libèrent dans une nouvelle façon d’exister. Cette sagesse touterelative, qui n’est pas un consentement soumis, qui est proche plutĂ´t de l’amor fatistoĂŻcien lui-mĂŞme revitalisĂ© par le grand oui illimitĂ© du dionysisme nietzschĂ©en170,rĂ©clame sans doute pour s’accomplir toute la durĂ©e d’une existence. Elle suppose ceque Bonnefoy nomme une rĂ©duction de l’imaginaire, prĂ©cisant aussitĂ´t : « C’est que

 je ne la pratique pas, je ne fais que m’y efforcer. »171 Les chimères de l’imagi-naire –  imagimère  â€“ sont parmi les plus tenaces de toutes celles que l’homme

 promène sur son dos, occupant sa vie Ă  rĂ©pondre d’elles. Aussi chaque livre est-ilune rĂ©ponse insuffisante : « Je n’ai rien pu qu’ébaucher. Et le livre n’est en celaqu’un Ă©chec. Sauf qu’il a valeur, Ă  mes yeux, valeur en tant qu’échec mĂŞme, parcequ’au moins j’ai compris, Ă  un moment dĂ©fini de son regard sur le monde, que c’é-tait lĂ  tout ce que j’étais capable d’atteindre : ce qui arme, pour continuer Ă  chercher,et peut mĂŞme valoir pour d’autres… Il y a des protagonistes, vous disais-je Ă  proposdes diverses Ă©poques d’écriture. »172

 L’Arrière-pays rassemble ces protagonistes internes du processus crĂ©ateur, lesaffronte violemment, et les laisse en plan avec cet ultime symbole du labyrinthe deLucques. Symbole ou symptĂ´me ? Le symptĂ´me, qui n’est pas dĂ©pourvu d’une forcede symbolicitĂ©, ne symbolise que l’équivoque indĂ©finie sur quoi le dĂ©sir fait fond :« Il porte en lui les trois conditions fondamentales d’un repli, d’un retour  prĂ©sentĂ©de ce repli, et d’une Ă©quivoque tendue entre le repli et sa prĂ©sentation : tel serait

 peut-ĂŞtre son rythme Ă©lĂ©mentaire. »173 On pourrait exploiter Ă  ce point le conceptd’image dialectique proposĂ© par Benjamin, tâchant de dĂ©passer avec Baudelaire lesrĂ©flexes conditionnĂ©s de l’esprit moderne et de l’esprit antique. L’image dialectiquerĂ©fute Ă  la fois le penchant nostalgique-mĂ©lancolique dĂ©vouĂ© aux archĂ©types de la

mémoire imaginative – tels que Jung a voulu les pérenniser dans l’inconscient, telsque Bonnefoy les aime : « Aux approches de l’absolu on a droit, comme le peintred’icônes, à ces rapides stéréotypes » (94) –, et l’injonction de pure immanence,

 post-moderne plutĂ´t que moderne. Renvoyant dos Ă  dos les archaĂŻsmes et les nou-veaux cynismes tautologiques, l’image ainsi redĂ©finie relance une possibilitĂ© decroyance Ă©clairĂ©e en mĂŞme temps qu’une vitalitĂ© inĂ©dite de l’espèce dans l’OccidentchrĂ©tien extĂ©nuĂ© par sa propre histoire. Sur cette proposition doublement critique,Bonnefoy semble renchĂ©rir :

Et quant à la poésie, je tendais, et je tends toujours, à en proposer uneconception dialectique, où dans un premier mouvement rêveur elle sedonnerait à l’image, mais pour critiquer celle-ci ensuite, au nom del’incarnation, pour la simplifier, l’universaliser, pour finir par l’identi-fier aux données simples de l’existence, perçues elles aussi infinies

mais par l’intérieur cette fois, par la résonance – qu’aucune nostalgiene vient plus troubler – de leur suffisance à chacune…174

54  /  HervĂ© Micolet 

170 Cf. en particulier Ainsi parlait Zarathoustra.171 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 37.172 Idem, p. 37-38.173 G. Didi-Huberman, op. cit ., p. 214.174 L’Improbable, p. 17.

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 L’Arrière-pays a trouvĂ© sa manière inĂ©dite en contournant les diffĂ©rentes espècesd’imposition de la forme – ou de l’informe, volontiers Ă©rigĂ© en norme esthĂ©tiqueultime –, sur cette crĂŞte extrĂŞmement aiguĂ« oĂą l’être met sa vie dans son pouvoir sinthomatique de crĂ©ation. Une formation littĂ©raire de compromis : tel est peut-ĂŞtrele trait formel le plus certain de ce texte portĂ© par sa lutte et qui ne conquiert un peude sĂ©rĂ©nitĂ© que dans ses dernières pages recentrĂ©es sur la Rome baroque. Tel estaussi le sentiment plus gĂ©nĂ©ral d’Alain Besançon, notifiant la victoire finale del’iconophilie : « Ma thèse est que ce triomphe est ambigu. Qu’il se rĂ©sout en un com- promis instable, toujours au point de verser dans ses contraires, l’iconoclasme etl’iconolâtrie ; que la rĂ©solution thĂ©ologique du problème, qui passe par une rĂ©affir-mation de l’Incarnation, ne suffit pas Ă  garantir que l’image exprime et rĂ©alise en faitcette ambition d’incarnation. »175 Nous sommes partis d’un parallèle proustien. Or l’essentiel de La Recherche ne se joue pas dans une exhumation du temps enfui etenfoui, pas plus que dans une scolastique savante : La Recherche, tournĂ©e vers unfutur comme tout texte d’apprentissage, raconte le devenir d’un homme de lettres, ledevenir-auteur d’un rĂŞveur vellĂ©itaire, affrontĂ© comme l’égyptologue au rĂ©gime dessignes. L’historien d’art susceptible de mettre ses passions Ă  distance d’objet,advient au moment oĂą  L’Arrière-pays s’achève, de mĂŞme que le narrateur de  La Recherche entreprend son grand Ĺ“uvre quand l’auteur est sur le point d’en sortir.C’est un devenir homme, plus prĂ©cisĂ©ment un devenir-historien-de-l’art qui se rĂ©ca-

 pitule dans cette traversĂ©e initiatique. Un livre amène toujours un livre, surtout chezBonnefoy qui constitue son grand Ĺ“uvre en rĂ©seau inextricable. Aussi peut-on fairel’hypothèse anachronique que  Rome 1630, publiĂ© deux ans plus tĂ´t (1970), estcomme la suite directe et le dĂ©veloppement de notre ouvrage. DĂ©passant son premier engouement pour le Quattrocento, le penseur du phĂ©nomène baroque, du Seicento,« cette grande Ă©poque des images », annonce rĂ©trospectivement sa naissance Ă  la fin

de L’Arrière-pays â€“ livre-projet ( Entwurf ), livre de possibilisation. Le considĂ©rablecorpus concernant la peinture, la sculpture, l’architecture – consacrĂ© par l’ AlbertoGiacometti, Biographie d’une Ĺ“uvre de 1991 – a le rĂ©cit de son ouverture dans leserrements de notre texte d’aujourd’hui. « La parole du chemin Ă©veille un sens, quiaime l’espace libre et qui, Ă  l’endroit favorable, s’élève d’un bond au-dessus del’affliction elle-mĂŞme pour atteindre Ă  une sĂ©rĂ©nitĂ© dernière. »176

Ayant Ă©voquĂ© un ton fondamental (Stimmung ) – le ton Bonnefoy –, posons pour finir que l’invention d’un ton en histoire de l’art est l’un des enjeux de la modernitĂ©Ă©pistĂ©mologique, sans oublier qu’il en va en matière d’histoire de l’art comme de lalogique de l’inconscient, tout historien Ă©tant un inventeur du passĂ© – un  fictor occupĂ© Ă  raconter en images et en mots (historein). S’il est vrai, comme penseGeorges Didi-Huberman, que plus encore que la mĂ©thode c’est le ton des exĂ©gèsesqui doit Ă©tre rĂ©Ă©valuĂ©, que ce ton se manifeste depuis Vasari, et jusqu’à Panofsky en

 passant par Kant et Hegel, comme ton de certitude, ton nĂ©o-kantien  posant dessavoirs pĂ©remptoires, l’ère du doute – non-savoir du symptĂ´me plutĂ´t que savoir dusymbole – est aujourd’hui advenue comme dĂ©chirure,  part maudite du connaĂ®trelogĂ©e dans la part construite. Bonnefoy, autoritaire dans sa parole, faisant autoritĂ©,

 Peinture et littĂ©rature chez Yves Bonnefoy /  55

175 L’image interdite, Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Fayard, coll. « L’esprit dela citĂ© », 1994, p. 11 – 12. C’est nous qui soulignons.

176 Heidegger, « Le Chemin de campagne » ( Der Feldweg , 1948), Questions III et IV , Paris,Gallimard, coll. « Tel/Gallimard », pour la trad. fr., p. 14.

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n’est pas le moins intimidant des exégètes ; il a cependant apporté le caractère pro-fondément troublé qui manquait à une discipline académique : « Telle est l’effica-cité du symptôme, sa temporalité de syncope, que l’identification des symboles s’y

 pulvĂ©rise pour essaimer d’affolante façon. »177 L’humble fait du sol demeure lavisĂ©e de cet affolement en recherche de sĂ©rĂ©nitĂ© dernière. C’est la part essentielle,en littĂ©rature, de ce qu’on appelle poĂ©sie, risquĂ©e dans une confusion antĂ©rieure Ă  lafausse clartĂ© de la langue conceptuelle :

La poésie a longtemps voulu habiter dans la maison de l’Idée, maiscomme il est dit, elle en a été chassée, elle s’est enfuie en jetant descris de douleur. (…) La poésie se poursuit dans l’espace de la parole,mais chaque pas en est vérifiable dans le monde réaffirmé. Elle opèrela transmutation de l’abouti en possible, du souvenir en attente, del’espace désert en cheminement, en espoir. Et je pourrais dire qu’elle

est un réalisme initiatique si elle nous donnait, au dénouement, leréel.178

La rencontre, plutĂ´t que l’impossible procès de recognition. Dans ce mouvement portĂ© en avant de soi, dans cette sortie de soi extatique que promet L’Arrière-pays,un pur prĂ©sent est dans l’imminence de se dĂ©clarer, non pas dans un lieu qui seraitabsolument le vrai lieu â€“ le locus patriae â€“, mais plutĂ´t lĂ  oĂą quelque chose a lieu,Ă  Apecchio par exemple, rien qu’en passant un jour quelconque, oĂą se marquel’évĂ©nement de la rencontre : des presque-rien, des je-ne-sais-quoi â€“ « l’indiffĂ©rent,l’oubliable par excellence. » (92). Qu’est-ce que le monde, qu’est-ce que le rĂ©el ?« Disons que le rĂ©el, c’est l’arbre comme on le voit avant que notre intellect ne nousdise que c’est un arbre ; ou ces dilatations lentes de la nuĂ©e, ces resserrements etdĂ©chirements dans le sable de sa couleur qui dĂ©fient le pouvoir des mots. »179 La

 phĂ©nomĂ©nologie effectue ici son tournant tĂ©lĂ©ologique. Le rĂ©el, pour paraphraser Maldiney et LĂ©vinas, c’est cela mĂŞme que l’on n’attendait pas, que l’on n’avait pas

 prĂ©vu, cela dont on ne possède pas la formule par avance ; cela qui est pourtant dĂ©jĂ lĂ , comme depuis toujours lĂ  mais en attente, l’autrement-que-soi, imprĂ©visible etnon-rĂ©ductible au mĂŞme : ce que l’on ne peut pas inventer, reconnaĂ®tre, ce que l’on

 peut seulement rencontrer. Ainsi l’herbe, toujours diffĂ©rente – diffĂ©r ante180 â€“ dans lemaintien diffĂ©rĂ© de son essence : « l’erba è sempre la stesse » (92). Mille fantasmes

 peuvent s’inventer, et mille Ĺ“uvres d’art. Ce qui ne s’invente pas, c’est la prĂ©sĂ©ancedu tout-autre, la part dĂ©bordante du  plus  â€“ le  pleon  â€“ donnĂ© par chance dans lemoment rĂ©vĂ©lateur de la rencontre. Des tableaux. Des façades d’église. Des visages.Et mĂŞme le visage d’un peintre sans gloire, disciple de Crivelli, un de cesCrivelleschi  produisant dans une veine Ă©pigonale. (De mĂŞme dans  Rome 1630voit-on rĂ©habilitĂ©s les Bamboccianti et leurs bambochades, pour ce qu’elles saisis-sent parfois l’éclat de l’ordinaire.) Lorenzo d’Alessandro a peint un visage Ă©nigma-

tique qui exprime un  sentiment inconnu  â€“ on retrouve ici le titre d’un des projetsavortĂ©s. Un sentiment inconnu dans l’aire d’expression du visage, « une variante del’esprit, impĂ©nĂ©trable Ă  jamais. » (137)

56  /  HervĂ© Micolet 

177 G. Didi-Huberman, op. cit ., p. 216.178 « L’acte et le lieu de la poĂ©sie », p. 130.179 Remarques sur le dessin, op. cit., p. 14.180 Pour parler avec Derrida.

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L’accueil du visage manifesté dans son mystère sémantique rend à autrui ladimension de transcendance singulière. Benjamin avait encore pressenti, de manière

 pessimiste Ă  l’époque de la technique standardisĂ©e et du fascisme, que la valeur cultuelle aurait (avec la photographie) « son ultime retranchement » dans le visagehumain : « Dans l’expression fugitive d’un visage d’homme (…), l’aura nous faitsigne, une dernière fois. »181 En nominaliste, l’homo viator se souvient au final ducaractère insupplĂ©able de la crĂ©ation et de la crĂ©ature passagères : « On ne peut se

 passer, dans le contact avec l’être, de la mĂ©diation des ĂŞtres particuliers. »182 Jedeviendrai, pour cette raison, historien de l’art, dit alors Bonnefoy. Je deviendrais

 plus exactement, dit-il, le conteur de l’art, le fictor . Chaque homme a le regard de savie, chaque grande Ă©poque considĂ©rĂ©e dans un temps expliquĂ© a eu son regard col-lectif, qu’il s’agit de rĂ©quisitionner pour ce qu’il nous suggère, pour ce qu’il possèded’averti, et qui est encore pour nous Ă  naĂ®tre : « L’art ne se forme pas Ă  partir d’unesensibilitĂ© disponible aux seuls besoins de l’histoire. C’est la lente accrĂ©tion qui a lafois la rĂ©vèle et vient protĂ©ger un secret. »183 Et « l’être n’est-il pas qu’inachevĂ©,

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181 « L’Œuvre d’art… », op. cit ., p. 285.182 Rome 1630, p. 123.183 idem, p. 154.

Piet Mondrian, Le Nuage rouge

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après tout, le chant obscur de la terre un brouillon moins Ă  Ă©tudier qu’à reprendre, laclef manquante moins un secret qu’une tâche ? » (30) L’historien, le linguiste, legĂ©nĂ©alogiste, l’archĂ©ologue, le poète ne cherchent plus maintenant une improbableorigine. Ils recommencent plutĂ´t une naissance, puisque L’Arrière-pays, en dernièreanalyse, Ă©change une palinodie contre une palingenèse. L’espace tournĂ© vers l’êtrenatif ouvre sa temporalitĂ© disponible de sorte que l’errant peut dĂ©sormais se confier au dehors du monde : la libre Étendue184 ne pose pas l’être dans l’ordre des sĂ©rĂ©nitĂ©sinstantes ; mais elle apaise, sur le chemin sans but, une errance enrichie de sa docteignorance. L’auteur a gardĂ© souvenir de ces berceaux d’enfance qu’on appelait desmoĂŻses  â€“ « ces berceaux d’osier, ces paniers qui doivent leur nom Ă  l’élu de DieuabandonnĂ© sur le fleuve. » (88-89) Poussin, de retour Ă  Rome, ramasse la poignĂ©e deterre :

Il marche le long du Tibre, au printemps, quand les eaux affluent,noires en profondeur, étincelantes ; et comme il y a là des laveuses, dontl’une a baigné son enfant et l’élève haut dans ses bras, ses yeux étince-lants eux aussi, – Poussin regarde, comprend, et décide de peindre,maître du rameau d’or s’il en fut, ses grands Moïse sauvé. (156)

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184 Cf. Heidegger, « SĂ©rĂ©nitĂ© », et « Pour servir de commentaire Ă  SĂ©rĂ©nitĂ©. Fragment d’unentretien sur la pensĂ©e », Questions III , Paris, Gallimard, 1966. La Libre Ă©tendue est rela-tion de proximitĂ© Ă  l’égard du toujours-lointain, du toujours-autre qui transcende la pen-sĂ©e reprĂ©sentative.