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JET SET.COM
Un square dans un quartier chic
LUI est seul en scèneGenre : Bon chic, bon genre, mais avec une pointe artiste
il regarde sa montrele sourcil agacéil soupiresonnerie de son portable
LUI
Allo OuiAh c’est toi Monsieur dix pour centJ’espère que tu m’appelles pour me direque tu m’as enfin trouvé le rôle de ma vieUn téléfilm Trois joursEt en Bretagne en plusQuatre répliquesAh mais c’est merveilleuxJe me demande tu vois si j’aurai assezde mémoire pour les retenirEncore Encore un fils de familleUn noble décavéÇa veut dire quoi qu’il sort de sa caveÉcoute Je commence à en avoir marrede jouer toujours lesJe sais bien que je suis cataloguépar les directeurs de castingEt c’est mon malheurJe suis peut-être né dans un châteauMais est-ce qu’ils savent les directeurs de castingEst-ce qu’ils savent qu’il était en ruineEt que même les pots de chambre étaient
hypothéquésTu sais ce que j’en fais de ma particuleÇa sert à quoi aujourd’hui A me trouver une riche héritièreTu me répètes toujours çaSi tu crois qu’elles courent après des comédiensintermittents et smicards
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Et qui ont quatre répliques dans des téléfilmsà la manque Et en Bretagne en plusMais non je n’ai rien contre les bretonsEt ça paye quoi au fait cette cette plaisanterie bretonneAh oui Quand mêmeÇa payera toujours les trois mois de loyerque je dois à mon propriopour le palace qu’il me loue sous les jolis toits de ParisA côté des chambres de bonnesQui sont si bonnes pour moiEt au théâtre tu n’as toujours rienJ’en crève de ne plus jouer au théâtreEt en province rien non plusMais je m’en fous moi À Romorantin A Carpentras Ou dans la banlieue de CarcassonneMais du théâtre bon dieu Du théâtreDe la vraie vie MerdeUne heure et demie par jour de vraie vieOui Oui Oui Oui c’est çaSalut Salut Monsieur Dix pour centDix pour cent de rienDu théâtre ou je meursTU ENTENDS
un silencepuis entrée de ELLEgenre : jet-set internationaleelle a une photo à la main elle s’approche de sa tableelle a cette assurance affirmée que donne l’argentmais saura prendre le ton de marivaudage élégantpatiné d’ironie qu’il sied de prendre en présenced’un homme présumé de son milieu
ELLESi j’en crois mes yeux et cette photoVous êtes Renaud Hubert Amaury de la Villardière
LUIil s’est levé
Pour vous servirEt vous êtes Marie-Ange Goutchy-Lanssel
3
ELLE tend sa mainLUI la baise dans les formeselle se rassoitlui aussielle enlève ses gants
ELLEPardonnez mon retardMais je ne pouvais pasne pas me rendre au cocktail de la Fondation QuartierEt les journalistes People et papier glacé réunisVous les connaissezNe voulaient pas me lâcher
LUINe pas être à l’heure à cause de CartierVoilà qui estJ’avais une Cartier dans le tempsMais je l’ai oubliée un jour par inadvertance dansDans les toilettes duDu Hilton deDe Singapour
ELLEEn retard à cause de Cartier
Le mot serait bonEt je vais aussi bien sûr à leurs cocktailsMais là il y avait un Q
LUIUn cul
ELLEFondation Quartier avec un QVous savez cette fondation qui s’occupe des jeunesDans les quartiers avec un Q défavorisésPour les aider à s’en sortir Etc.
LUINe serait-ce pas plutôtLa Fondation Kärcher Avec un K.
ELLEton mi- grondeur mi-amusémais avec une petite pointe de mécontentement
FacileTellement facile... Or donc disais-je
4
La Fondation Quartier récolte des fondspour ces malheureux Le chèque de père bien sûrest toujours le plus conséquent
LUIMonsieur votre père est un homme généreux
ELLEDisons qu’il peut se le permettre
LUITout de mêmeCette idée de vouloir que les jeunes sortentde leur quartierpour se trouver un jour en possibilité dede s’acheter une Cartierest une idée suprêmement intelligenteLe plus bel investissement qu’on puisse fairesur l’avenir
ELLEEn tous les cas merciJe le dirai à pèreIl adore le mot investissementBien qu’il lui préfère et de loinLes mots retour sur investissementA propos savez-vous que Jet-set.comqui nous permet de faire connaissanceest une idée à luiEnfin une idée à moi Mais financée par lui
LUIAh C’est vous quiEn somme vous êtes venuetester votre idée
ELLEPas seulement
un petit silence teinté de gêne légèreEn tous les cas une idée qui fait fureurAvouez qu’un tel site manquait terriblementToutes mes amies ont cliquéEt surfent comme des enragéesLes rencontres classiques Les Grands Bals Les boîtes à la modeLes palaces ensoleillés ou enneigésFinissaient par avoir un tel manque d’excitantToujours les mêmes soupirants dont on connaît les moindres soupirsOu bien alors se voir exposé à des rencontres
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risquées avecLUI
... des gens qui ne seraient pas de notre mondeELLE
VoilàLUIsoudain très snob exagérant le trait
Mais savez-vous qu’on ne parle que de cela chez CastelJ’en parlais justement hierau fils Machin Truc Là Vous savez Les aciéries Les canons Les avions La Com La Pub Les news La Grande LittératureMais si celui qui est toujours avachi au barAvec deux fillesA ne boire que du Coca mélangé au Don Pérignon
ELLEcherchant dans sa tête
Je dois connaîtreBien que le personnage ne m’ait pas vraiment frappéeEt autrement que faites-vous de beauOu d’utile Ou d’inutileDans la vieVous êtes resté là-dessus d’un vague
LUIJ’aime qu’on surfe sur le vagueLe mystère n’est-il pas un des charmesUn des piments des relations amoureuses
sonnerie du téléphone de ELLEELLE
Pardonnez-moiLUI
Je vous en prieELLE
Allo Ah c’est vous mèreAh non Là ce serait sans moiParce que Saint-Barth est aujourd’huid’un démodé On y retrouve tous les ploucs nouveaux richesdes cinq continentsMais la Grèce aussiUne vraie antiquitéL’Italie ou la RivieraN’en parlons même pasFini et terminé
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Malte Là c’est simple tu peux faire une croix dessus
jeu de mot silencieusement applaudi par LUI Ce sera la Mer Noire ou nulle partEt le plus près possible de la villa de PoutinePourquoi Mais parce que père a de gros intérêtsen Russie Ce serait bien si vous tendiez un peu l’oreillequand il parle de ses affairesLe bridge n’est pas tout dans la vieMais non je ne suis pas énervéeJe suis occupéeJe m’occupe de ma vie mèreSi vous n’y voyez pas d’inconvénientMais oui Je sais que nous allons ce soir à l’opéraMais oui je serai à l’heureByEt bon bridge
à LUIA part cela mère est absolument adorableMais où en étions-nous J’ai perdu le filAh oui Vous disiez que vous étiez dans
LUIgrand geste vague et ample
Dans le mondeJe suis dans le monde
ELLEVotre fortune vous permet de ne rien faireC’est cela
LUIC’est celaaa oui
choisissant soigneusement ses motsMa Ma fortune veut que je ne fasse rien en ce momentMais cela a l’air de vous ennuyer
ELLEPas du toutNe rien faire n’est pas vraiment une tareMais c’est vous peut-être à la longue qui devez finir par vous ennuyerFaire un peu quelque choseDans les affaires Même au sens le plus vague du termeEst devenu furieusement à la mode
LUI
7
Oui Peut-être On y pensera
un silence
ELLEPlus je vous regarde et
LUIOui
ELLE... plus je me dis quevous plairez à pèreVous avez du style
LUIMerci
ELLEIl a beau me dire Tu es le garçon de la familleIl en crève de n’avoir pas un filsOu un gendre qu’il aimerait comme un filsSur lequel il pourrait un jourSe décharger de ses affairesDe son empire serait un mot plus justeUne petite alerte au coeur cet étéN’a pas dû arranger les chosesSon obsession d’un petit filscommence à devenir maladive
pauseAttendez-vous seulement Je veux dire malgré toutà
LUIA quoi
ELLEA une enquête serrée de la partde ses avocats Et autres détectives
LUIsec se raidissant
Pardon Quel genre d’enquêteS’il vous plaît
ELLEEnfin vous connaissez les codes en usageA partir d’un certain niveau de richesseet de notoriété les pères sont bien obligés de
LUI la moutarde lui montant
Non Non
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Je ne sais pas tout d’un coupVous plais-je mademoiselleMe voici de faceEt me voici de profil
ELLEVous ne m’êtes pas indifférent Je l’avoue
LUIEt moi de mon côté je vous trouveinfiniment charmanteEt plus encore quand vous aureztué votre père Et couché avec votre mère
ELLEComment Qu’est-ce que vous dites
LUI... et plus encore quandvous aurez reçu une fessée publiquePan Pan Et panJusqu’à crierOui Oui OuiLes snobinards et les privilégiésà la lanterne
ELLEs’est levée
Mais qu’est-ce que vous ditesEnfinRenaud-HubertVous avez perdu la tête
LUINe faites pas attention ma chèreCe n’était qu’un extrait d’une pièce de théâtredans laquelle j’ai joué il y a quelques moisLe texte génial et brillantn’arrête pas de me trotter dans la têteEt il ressort malgré moi de temps en tempsUn phénomène bien connu chez les comédiensIl y avait mon nom sur l’afficheRenaud VillardièreSimplement et modestement
ELLEaprès un temps de digestion et s’efforçant de sourire
Vous jouez dans des pièces de théâtreLUI
Oui Enfin quand je peux
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Quand on me demandeELLE
Vous jouez pour votre plaisirC’est cela
LUIC’est celaaa Oui
le regard brillant et lointainPour mon infini plaisir
ELLEinsistant
En amateurLUIgravement et sincèrement
Oui Peut-être ne suis-je encorequ’un amateurVous savez on l’est très longtemps avant de
ELLEVous voyez bien que vous faitesquelque choseEt en plus de terriblement sympathiqueJ’avais une vieille tante aussi très richequi jouait du Marivaux l’été dans son château
LUIMarivaux est un immortel génieMademoiselleToute la richesse la beauté le délié sublimede notre langueLe jouer est un suprême bonheurIl y a seulement voyez-vous queje n’ai pas enfin je n’ai plusde château pour le jouer à loisirQuand il m’arrive déjàcomme beaucoup de mes camaradesintermittents du spectacled’avoir l’immense bonheurde décrocher un petit rôlequi me permet d’avoir assez d’argentpour me payer un bon cassouletEn place de ces éternels sandwichesau goût de de caoutchouc tristeje suis bien content
un silence dense
ELLE
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Vous voulez dire que vous n’êtes qu’unEnfin Je veux dire Vous êtes vraimentun vrai comédien
LUILa preuveNe vous ai-je pasAssez bien je croisjoué la comédie
un silence ELLE s’est efforcée de garder son sourire
ELLE d’un ton mi-grondeur mi-amusé un peu nerveux
C’est vrai que vous m’avez bien joué la comédie
LUIEt vous vous dites n’est-ce pasque je serais excellentdans le rôle du Menteur de Corneille
ELLENon Quelqu’un qui vous ditMa fortune veut que je ne fasse rien en ce momentNe sera jamais un vrai menteurOu alors Tellement fin Tellement subtilTellement charmant que
LUIQue
ELLE... Qu’on ne peut qu’admirerEt lui pardonner
LUIPuis-je espérer alorscontinuer à ne pas vous être indifférent
ELLEJ’allais dire au contraireMais il paraît que je suis pudique
LUI
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sincèrement émuMerci
ELLEEt de quoi grands dieuxComme on disait au Grand Siècle
LUIDe m’avoir pardonné ma petite comédie
ELLEmi-figue mi-raisin on ne sait pas trop
Petite Ne soyez pas modeste Mais à propos d’affiche et de modestieVotre nom à particule tout cela
LUIAh non Tout de mêmeTout le reste est vraiMa noblesse héréditairesi ces mots ont encore un sens aujourd’huiest garantie par des parcheminset des armoiries rigoureusement authentiquesEt on est même né dans un châteauHypothèques et courants d’air Mais enfin un vrai château
ELLEavec une petite révérence
Très honorée monsieurLUIl’imitant
Et de quoi grands dieuxELLEsans qu’on puisse savoir s’il y a persiflage enrobé de compliments ou sincérité
Non pas de votre noblesse héréditaireMais de votre noblesse d’âmeDe votre courage aussi
léger soupirIl en faut tellement aujourd’hui pourpour vivre de l’Art DramatiqueEt surtout avec autant deJ’allais dire de puretéAvec tant de sincérité et de passion Il se trouve voyez-vous que je vaisassez souvent au théâtre
LUI est ému aux larmesil se lève s’approche d’ELLElui prend la main et l’embrasse longuement
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moment de tendresse silencieuse
LUIMonsieur votre père n’a jamais songé àà en acheter un
ELLEl’esprit ailleurs
Un quoi très cherLUI
Un théâtreIl y en a pas mal à vendre en ce momentJe dirais plutôt à sauverTous menacés qu’ils sont parpar des parkings des supermarchés du bétonEt autres prédateurs mercantiles
ELLEIl n’y a jamais penséMais peut-être qu’en lui en parlantSurtout si c’est vous qui lui en parliez
on entend dans l’air un petit air de flûte
LUIvers le publicjeu très intérieur
... Il y en a un en particulier dans le Marais… Seulement deux cents places Mais Un charme Une atmosphèreOn y a joué les plus grandsLes plus novateurs aussiDevant un public de jeunes souventfervent et passionnéIbsen Tchékhov Ghelderode Obaldia Ionesco Becket Koltès
ELLE s’est levée doucement et discrètement
... Et tant d’autresDes soirées inoubliablesBien sûr il y aurait pas mal de travaux à effectuerAgrandir le fond de scèneRendre les loges plus confortablesChanger les fauteuils qui demandent grâceRepeindre et redécorer la façade
profitant qu’il regarde ailleurs vers le loin ELLE a commencé à se débinerà tous petits pas comme marchant sur des oeufs
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... En plus de jouer enfin de temps en tempsj’ai beaucoup étudié la mise en scèneEt j’ai quelques idéesJe connais aussi j’ai pour amisbeaucoup de jeunes auteursEncore inconnus Mais qui écrivent des choses formidablesOn pourrait monter leurs piècesDevenir un centre de création extraordinaireouvert à tous les talents nouveauxSans avoir à nous préoccuper de l’argentsans sans mégoter sur les moyenspour les mettre au maximum en valeurUn lieu où on verrait le monde se réinventerEt dites bien dites bien à votre père que ce serait un bon investissement
il se tourne enfin vers ellemais elle n’est plus làil s’adresse à sa chaise d’une voix qui meurt doucement
... Un investissement sursur l’élévation etet l’intelligence de l’humanité
NOIR
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JET SET.COM
Au bar du Ritz
LUI est assis à une table devant un simple caféGenre : Bon chic, bon genre, avec une pointe artiste
LUI il regarde sa montrele sourcil agacéil soupiresonnerie de son portable
Allo OuiAh c’est toi Monsieur dix pour centJ’espère que tu m’appelles pour me direque tu m’as enfin trouvé le rôle de ma vieUn téléfilm Trois joursEt en Bretagne en plusQuatre répliquesAh mais c’est merveilleuxJe me demande tu vois si j’aurai assezde mémoire pour les retenirEncore Encore un fils de familleUn noble décavéÇa veut dire quoi qu’il sort de sa caveÉcoute Je commence à en avoir marrede jouer toujours lesJe sais bien que je suis cataloguépar les directeurs de castingEt c’est mon malheurJe suis peut-être né dans un châteauMais est-ce qu’ils savent les directeurs de castingEst-ce qu’ils savent qu’il était en ruineEt que même les pots de chambre étaient hypothéquésTu sais ce que j’en fais de ma particuleÇa sert à quoi aujourd’hui Une riche héritièreTu me répètes toujours çaSi tu crois qu’elles courent après des comédiensintermittents et smicards
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Et qui ont quatre répliques dans des téléfilmsà la manque Et en Bretagne en plusMais non je n’ai rien contre les bretonsEt ça paye quoi au fait cette cette plaisanterie bretonneAh oui Quand mêmeÇa payera toujours les trois mois de loyerque je dois à mon propriopour le palace qu’il me loue sous les jolis toits de ParisA côté des chambres de bonnesQui sont si bonnes pour moiEt au théâtre tu n’as toujours rienJ’en crève de ne plus jouer au théâtreEt en province rien non plusMais je m’en fous moi À Romorantin A Carpentras Ou dans la banlieue de CarcassonneMais du théâtre bon dieu Du théâtreDe la vraie vie MerdeUne heure et demie par jour de vraie vieOui Oui Oui Oui c’est çaSalut Salut Dix pour centDix pour cent de rienDu théâtre ou je meursTU ENTENDS
un silencepuis entrée de ELLEgenre : jet-set internationaleelle a une photo à la main elle s’approche de sa tableelle a cette assurance affirmée que donne l’argentmais saura prendre le ton de marivaudage élégantpatiné d’ironie qu’il sied de prendre en présenced’un homme présumé de son milieuELLE
Si j’en crois mes yeux et cette photoVous êtes Renaud Hubert Amaury de la Villardière
LUIil s’est levé
Pour vous servirEt vous êtes Marie-Ange Goutchy-Lanssel
ELLE tend sa mainLUI la baise dans les formes
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elle se rassoitlui aussielle enlève ses gantsELLE
Pardonnez mon retardMais je ne pouvais pasne pas me rendre au cocktail de la Fondation QuartierEt les journalistes People et papier glacé réunisVous les connaissezNe voulaient pas me lâcher
LUINe pas être à l’heure à cause de CartierVoilà qui estJ’avais une Cartier dans le tempsMais je l’ai oubliée un jour par inadvertance dansDans les toilettes duDu Hilton deDe Singapour
ELLEEn retard à cause de Cartier
Le mot serait bonEt je vais aussi bien sûr à leurs cocktailsMais là il y avait un Q
LUIUn cul
ELLEFondation Quartier avec un QVous savez cette fondation qui s’occupe des jeunesDans les quartiers avec un Q défavorisésPour les aider à s’en sortir Etc.
LUINe serait-ce pas plutôtLa Fondation Kärcher Avec un K.
ELLEton mi- grondeur mi-amusémais avec une petite pointe de mécontentement
FacileTellement facile... Or donc disais-jeLa Fondation Quartier récolte des fondspour ces malheureux Le chèque de père bien sûrest toujours le plus conséquent
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LUIMonsieur votre père est un homme généreux
ELLEDisons qu’il peut se le permettre
LUITout de mêmeCette idée de vouloir que les jeunes sortentde leur quartierpour se trouver un jour en possibilité dede s’acheter une Cartierest une idée suprêmement intelligenteLe plus bel investissement qu’on puisse fairesur l’avenir
ELLEEn tous les cas merciJe le dirai à pèreIl adore le mot investissementBien qu’il lui préfère et de loinLes mots retour sur investissementA propos savez-vous que Jet-set.comqui nous permet de faire connaissanceest une idée à luiEnfin une idée à moi Mais financée par lui
LUIAh C’est vous quiEn somme vous êtes venuetester votre idée
ELLEPas seulement
un petit silence teinté de gêne légèreEn tous les cas une idée qui fait fureurAvouez qu’un tel site manquait terriblementToutes mes amies ont cliquéEt surfent comme des enragéesLes rencontres classiques Les Grands Bals Les boîtes à la modeLes palaces ensoleillés ou enneigésFinissaient par avoir un tel manque d’excitantToujours les mêmes soupirants dont on connaît les moindres soupirsOu bien alors se voir exposé à des rencontresrisquées avec
LUI... des gens qui ne seraient pas de notre monde
ELLE
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VoilàLUIsoudain très snob exagérant le trait
Mais savez-vous qu’on ne parle que de cela chez CastelJ’en parlais justement hierau fils Machin Truc Là Vous savez Les aciéries Les canons Les avions La Com La Pub Les news La Grande LittératureMais si celui qui est toujours avachi au barAvec deux fillesA ne boire que du Coca mélangé au Don Pérignon
ELLEcherchant dans sa tête
Je dois connaîtreBien que le personnage ne m’ait pas vraiment frappéeEt autrement que faites-vous de beauOu d’utile Ou d’inutileDans la vieVous êtes restés là-dessus d’un vague
LUIJ’aime qu’on surfe sur le vagueLe mystère n’est-il pas un des charmesUn des piments des relations amoureuses
sonnerie du téléphone de ELLEELLE
Pardonnez-moiLUI
Je vous en prieELLE
Allo Ah c’est vous mèreAh non Là ce serait sans moiParce que Saint-Barth est aujourd’huid’un démodé On y retrouve tous les ploucs nouveaux richesdes cinq continentsMais la Grèce aussiUne vraie antiquitéL’Italie ou la RivieraN’en parlons même pasFini et terminéMalte Là c’est simple tu peux faire une croix dessus
jeu de mot silencieusement applaudi par LUI Ce sera la Mer Noire ou nulle partEt le plus près possible de la villa de PoutinePourquoi Mais parce que père a de gros intérêts
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en Russie Ce serait bien si vous tendiez un peu l’oreillequand il parle de ses affairesLe bridge n’est pas tout dans la vieMais non je ne suis pas énervéeJe suis occupéeJe m’occupe de ma vie mèreSi vous n’y voyez pas d’inconvénientMais oui Je sais que nous allons ce soir à l’opéraMais oui je serai à l’heureByEt bon bridge
à LUIA part cela mère est absolument adorableMais où en étions-nous J’ai perdu le filAh oui Vous disiez que vous étiez dans
LUIgrand geste vague et ample
Dans le mondeJe suis dans le monde
ELLEVotre fortune vous permet de ne rien faireC’est cela
LUIC’est cela oui
choisissant soigneusement ses motsLa La fortune veut que je ne fasse rien en ce momentMais cela a l’air de vous ennuyer
ELLEPas du toutNe rien faire n’est pas vraiment une tareMais c’est vous peut-être à la longue qui devez finir par vous ennuyerFaire un peu quelque choseDans les affaires Même au sens le plus vague du termeEst devenu furieusement à la mode
LUIOui Peut-être On y pensera
un silence
ELLEPlus je vous regarde et
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LUIOui
ELLE... plus je me dis quevous plairez à pèreVous avez du style
LUIMerci
ELLEIl a beau me dire Tu es le garçon de la familleIl en crève de n’avoir pas un filsOu un gendre qu’il aimerait comme un filsSur lequel il pourrait un jourSe décharger de ses affairesDe son empire serait un mot plus justeUne petite alerte au coeur cet étéN’a pas dû arranger les chosesSon obsession d’un petit filscommence à devenir maladive
pauseAttendez-vous seulement Je veux dire malgré toutà
LUIA quoi
ELLEA une enquête serrée de la partde ses avocats Et autres détectives
LUIsec se raidissant
Pardon Quel genre d’enquêteS’il vous plaît
ELLEEnfin vous connaissez les codes en usageA partir d’un certain niveau de richesseet de notoriété les pères sont bien obligés de
LUI la moutarde lui montant
Non Non Je ne sais pas tout d’un coupVous plais-je mademoiselleMe voici de faceEt me voici de profil
ELLEVous ne m’êtes pas indifférent
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Je l’avoueLUI
Et moi de mon côté je vous trouveinfiniment charmanteEt plus encore quand vous aureztué votre père Et couché avec votre mère
ELLEComment Qu’est-ce que vous dites
LUI... et plus encore quandvous aurez reçu une fessée publiquePan Pan Et panJusqu’à crierOui Oui OuiLes snobinards et les privilégiésà la lanterne
ELLEs’est levée
Mais qu’est-ce que vous ditesEnfinRenaud-HubertVous avez perdu la tête
LUINe faites pas attention ma chèreCe n’était qu’un extrait d’une pièce de théâtredans laquelle j’ai joué il y a quelques moisLe texte génial et brillantn’arrête pas de me trotter dans la têteEt il ressort malgré moi de temps en tempsUn phénomène bien connu chez les comédiensIl y avait mon nom sur l’afficheRenaud VillardièreSimplement et modestement
ELLEaprès un temps de digestion et s’efforçant de sourire
Vous jouez dans des pièces de théâtreLUI
Oui Enfin quand je peux Quand on me demande
ELLEVous jouez pour votre plaisirC’est cela
LUIC’est cela Oui
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le regard brillant et lointainPour mon infini plaisir
ELLEinsistant
En amateurLUIgravement et sincèrement
Oui Peut-être ne suis-je encorequ’un amateurVous savez on l’est très longtemps avant de
ELLEVous voyez bien que vous faitesquelque choseEt en plus de terriblement sympathiqueJ’avais une vieille tante aussi très richequi jouait du Marivaux l’été dans son château
LUIMarivaux est un immortel génieMademoiselleToute la richesse la beauté le délié sublimede notre langueLe jouer est un suprême bonheurIl y a seulement voyez-vous queje n’ai pas enfin je n’ai plusde château pour le jouer à loisirQuand il m’arrive déjàcomme beaucoup de mes camaradesintermittents du spectacled’avoir l’immense bonheurde décrocher un petit rôlequi me permet d’avoir assez d’argentpour me payer un bon cassouletEn place de ces éternels sandwichesau goût de de caoutchouc tristeje suis bien content
un silence dense
ELLEVous voulez dire que vous n’êtes qu’unEnfin Je veux dire Vous êtes vraimentun vrai comédien
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LUILa preuveNe vous ai-je pasAssez bien je croisjoué la comédie
un silence ELLE s’est efforcée de garder son sourire
ELLE d’un ton mi-grondeur mi-amusé un peu nerveux
C’est vrai que vous m’avez bien joué la comédie
LUIEt vous vous dites n’est-ce pasque je serais excellentdans le rôle du Menteur de Corneille
ELLENon Quelqu’un qui vous ditLa fortune veut que je ne fasse rien en ce momentNe sera jamais un vrai menteurOu alors Tellement fin Tellement subtilTellement charmant que
LUIQue
ELLE... Qu’on ne peut qu’admirerEt lui pardonner
LUIPuis-je espérer alorscontinuer à ne pas vous être indifférent
ELLEJ’allais dire au contraireMais il paraît que je suis pudique
LUIMerci
ELLEEt de quoi grands dieuxComme on disait au Grand Siècle
LUIDe m’avoir pardonné ma petite comédie
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ELLEmi-figue mi-raisin on ne sait pas trop
Petite Ne soyez pas modeste Mais à propos d’affiche et de modestieVotre nom à particule tout cela
LUIAh non Tout de mêmeTout le reste est vraiMa noblesse héréditairesi ces mots ont encore un sens aujourd’huiest garantie par des parcheminset des armoiries rigoureusement authentiquesEt on est même né dans un châteauHypothèques et courants d’air Mais enfin un vrai château
ELLEavec une petite révérence
Très honorée monsieurLUIl’imitant
Et de quoi grands dieuxELLEsans qu’on puisse savoir s’il y a persiflage enrobé de compliments ou sincérité
Non pas de votre noblesse héréditaireMais de votre noblesse d’âmeDe votre courage aussi
léger soupirIl en faut tellement aujourd’hui pourpour vivre de l’Art DramatiqueEt surtout avec autant deJ’allais dire de puretéAvec tant de sincérité et de passion Il se trouve voyez-vous que je vaisassez souvent au théâtre
LUI est ému aux larmesil se lève s’approche d’ELLElui prend la main et l’embrasse longuementmoment de tendresse silencieuseil regagne sa place mais demeure deboutjouant avec un cendrier
LUIMonsieur votre père n’a jamais songé àà en acheter un
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ELLEl’esprit ailleurs
Un quoi très cherLUI
Un théâtreIl y en a pas mal à vendre en ce momentJe dirais plutôt à sauverTous menacés qu’ils sont parpar des parkings des supermarchés du bétonEt autres prédateurs mercantiles
ELLEIl n’y a jamais penséMais peut-être qu’en lui en parlantSurtout si c’est vous qui lui en parliez
on entend alors dans l’air un petit air de flûte
LUIle regard brillant tourné vers le loin
... Il y en a un en particulier dans le Marais Seulement deux cents places Mais Un charme Une atmosphèreOn y a joué les plus grandsLes plus novateurs aussiDevant un public de jeunes souventfervent et passionnéIbsen Tchékhov Ghelderode Obaldia Ionesco Becket Koltès
ELLE s’est levée doucement et discrètement
... Et tant d’autresDes soirées inoubliablesBien sûr il y aurait pas mal de travaux à effectuerAgrandir le fond de scèneRendre les loges plus confortablesChanger les fauteuils qui demandent grâceRepeindre et redécorer la façade
profitant qu’il regarde ailleurs vers le loin ELLE a commencé à se débinerà tous petits pas comme marchant sur des oeufs
... En plus de jouer enfin de temps en tempsj’ai beaucoup étudié la mise en scèneEt j’ai quelques idéesJe connais aussi j’ai pour amis
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beaucoup de jeunes auteursEncore inconnus Mais qui écrivent des choses formidablesOn pourrait monter leurs piècesDevenir un centre de création extraordinaireouvert à tous les talents nouveauxSans avoir à nous préoccuper de l’argentsans sans mégoter sur les moyenspour les mettre au maximum en valeurUn lieu où on verrait le monde se réinventerEt dites bien dites bien à votre père que ce serait un bon investissement
il se tourne enfin vers ellemais elle n’est plus làil s’adresse à sa chaise d’une voix qui meurt doucement
... Un investissement sursur l’élévation etet l’intelligence de l’humanité
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