Chapitre 1: Topaze
Pour comprendre le développement du village provençal en tant que
communauté et la position centrale de celle-ci dans l'oeuvre pagnolienne, il faut
remonter au début de la carrière littéraire de Marcel Pagnol, c'est-à-dire, au théâtre
boulevardier de Paris des années 1920.
Topaze est le premier succès éclatant de Pagnol et pour cela mérite notre
attention. Cette pièce en quatre actes est présentée pour la première fois le 9
octobre 1928 au Théâtre des Variétés à Paris. Deux pièces par Pagnol avec la
collaboration de Paul Nivoix (Les Marchands de Gloire, 1925 et Un Direct au
Coeur, 1926 ) et une autre pièce entièrement rédigée par Pagnol (qu'il appela
Phaëton mais qu'on présenta sous le nom de Jazz en 1926) avaient déjà vu le jour.
Avec Topaze, Marcel Pagnol trouve la bonne formule, selon C. E. J. Caldicott qui
explique dans son livre:
Topaze is the superb culmination of a cycle of development in
Pagnol's theater; all the previous plays were steps toward the
perfection of Topaze with its sparkling dialogue, tightly controlled
structure, and cutting irony.1
Bien que Caldicott voie Topaze comme la dernière "pièce à thèse" de Pagnol,2 il
convient de remarquer combien cette "thèse" est le commencement d'une longue
série de réflexions sur la question qui dominera la pensée de l'auteur, celle des
relations entre l'individu et la communauté dans laquelle il vit. Cette thématique
semble normal pour un écrivain des années 1920 et 1930 en France, car après le
carnage de la première guerre mondiale dans ce pays marqué par la perte d'un
14
cinquième des hommes de la nation, on met en question la survie de la civilisation
humaine.
Topaze est l'histoire de la métamorphose d'un pauvre professeur en brillant
homme d'affaires. Dans l'acte I, nous voyons Topaze, jeune professeur qui croit
que les maximes qui ornent les murs de sa salle de classe s'appliquent au monde
réel. Puisqu'il prend ces proverbes à la lettre, il refuse de changer la note d'un
cancre de sa classe dont la mère est une riche baronne influente. C'est ainsi qu'il
perd son poste de professeur dans la Pension Muche. Dans le deuxième acte,
Topaze arrive chez Suzy Courtois, la tante d'un élève à qui il donne des leçons
privées, et la maîtresse du conseiller municipal, Castel-Bénac. Celui-ci a besoin
d'un nouveau prête-nom pour ses tripotages parce que Roger de Berville, son
homme de paille, devient trop exigeant. Topaze signe les papiers nécessaires, tout
en croyant qu'il devient directeur d'une agence honnête. Dans l'acte III, Topaze est
le chef de bureau de Castel-Bénac, mais sa conscience le tourmente parce qu'il a
enfin compris que les affaires qu'il traite sont malhonnêtes. Il y reste pourtant, à
cause de Suzy qu'il aime à son insu. Après avoir reçu les palmes académiques
qu'il guettait tant quand il était professeur, il décide de faire ses preuves dans cette
agence. Le quatrième acte nous montre un Topaze transformé. Il comprend
maintenant que l'argent est la force qui gouverne le monde. Il chasse Castel-Bénac
de l'agence parce que les coups du conseiller municipal "n'ont aucune envergure"3,
il garde Suzy comme maîtresse, et il explique à Tamise, son ancien collègue de la
Pension Muche, que dans un monde malhonnête, il faut être malhonnête pour
réussir.
15
L'individu
Puisque cette pièce est une comédie dans le sens classique du terme, c'est-
à-dire que le dialogue fait rire, le personnage principal n'est pas noble, et la
conclusion est heureuse,4 le personnage de Topaze est, selon le genre, une
caricature qui révèle tous les traits associés avec le rôle stéréotypé du professeur.5
Baticle, dans son livre, Le Professeur à l'écran, présente Topaze comme un modèle
très négatif de l'enseignant, voire de l'anti-héros, car physiquement, il a une barbe,
un col dur, une cravate et une redingote usée, et moralement, il est minable et
pitoyable parce qu'il est chahuté en classe.6 Il est vrai que Marcel Pagnol vient de
quitter l'enseignement pour écrire des pièces de théâtre, qu'il a grandi dans l'école
où son père était instituteur, et qu'il a eu le temps et l'occasion de bien observer un
grand nombre de professeurs, mais Topaze est une pièce de théâtre boulevardier et
non pas un roman et c'est pourquoi l'auteur ne développe pas toute la psychologie
du personnage. Il s'agit d'une satire où les personnages ont une fonction à remplir.
Il est évident que Topaze est un portrait chargé de l'instituteur, influencé par les
conventions littéraires et les bandes dessinées7 aussi bien que par une imitation de
la réalité sociale de l'époque. Et pourtant, quoique Topaze ait certains traits du
professeur typique, il est trop facile de considérer Topaze comme un pantin sans
analyser pourquoi la fonction du personnage du professeur est essentielle à la
thématique de cette pièce.
Il faut aussi ajouter que pour comprendre la transformation de Topaze à la
fin de la comédie, il est utile d'analyser son rôle d'individu exclu des deux
communautés rencontrées dans la pièce; Topaze ne comprend ni le monde de
l'école, ni le monde de la politique. Il est renvoyé de la Pension Muche parce que
16
s'il ne change pas la note du petit Pitart-Vergniolles, Madame la baronne va retirer
ses trois fils de l'école et la pension aura des soucis financiers. Dans le monde du
conseiller municipal, Topaze menace d'aller chez le procureur de la République,
mais s'il dénonce Castel-Bénac, tous ceux qui dépendent de lui ne pourront plus
gagner leur vie, car l'élu serait en prison pour vol. Le rôle de Topaze est, par
conséquent, extrêmement important--mais pas en tant que professeur. Topaze est
l'individu qui, par sa naïveté et son manque de compréhension des règles du jeu,
risque de dissoudre la cohésion de chaque communauté retrouvée dans la pièce.
Baticle a raison de dire que le professeur est vu comme "un être à part"8
dans cette société, mais elle oublie de souligner que l'instituteur dans la
communauté remplit la mission indispensable de transmettre les lois de la société.
Le corps enseignant est le groupe qui est responsable du passage des idées reçues
d'une génération à la suivante.9 Comme souligne Yaguello dans Les mots et les
femmes: "L'école et le corps enseignant sont le lieu et les agents privilégiés de
l'application de la législation linguistique..."10. Yaguello accentue que Foucault
montre dans Les mots et les choses que le langage "structure la réalité de sorte
qu'aucun objet, aucun concept, aucun être n'existe dans la conscience des hommes
en dehors de sa verbalisation..."11. Ainsi, les proverbes que Topaze enseigne
pendant la leçon de morale ("Pauvreté n'est pas vice. Il vaut mieux souffrir le mal
que de le faire. L'oisiveté est la mère de tous les vices. Bonne renommée vaut
mieux que ceinture dorée. L'argent ne fait pas le bonheur.") sont les bases de la
moralité de la Troisième République et du système capitaliste. Evidemment, il
existe une contradiction entre ces recettes et la réalité où il faut tout faire pour
s'enrichir, une réalité que Topaze ne comprend pas au début de la pièce parce qu'il
17
ne sait qu'interpréter les phrases à la lettre. Topaze joue donc un rôle très
ambivalent dans la comédie, car c'est un individu à part qui ne comprend pas les
règles du jeu de la communauté et en même temps le représentant qui doit veiller à
ce que la prochaine génération comprenne l'image collective de la société. C'est
le garant de la communauté sans en faire partie.
Ce qui ajoute à l'ambiguïté du rôle de Topaze, surtout pendant la leçon de
morale,12 c'est que Topaze est le seul personnage à croire littéralement tout ce qu'il
dit. Ses élèves le chahutent et donnent des réponses qui correspondent davantage à
la réalité diégétique et extra-diégétique que ce que Topaze cherche comme
réplique. Le public du théâtre comprend aussi bien que les élèves de Topaze que
le monde ne ressemble pas à l'idéal que Topaze décrit. Le fait que le texte met le
public du côté des élèves renforce le rôle comique de Topaze et accentue
l'isolement du professeur.13 Topaze est donc l'innocent, plus naïf que les élèves
dont il a la charge. Il n'y a qu'un autre personnage aussi "pur" que Topaze, et c'est
son collègue, son ami, son double, Tamise. Tamise est nécessaire dans l'économie
de la pièce; il apparaît dans le premier et le dernier actes pour qu'on puisse voir
l'évolution de Topaze. Il sert de repoussoir au personnage principal.
Alors, Topaze est seul en face de la société parce qu'il prend au pied de la
lettre les proverbes qu'il enseigne; il croit littéralement au sens de la langue et c'est
pour cela qu'il est isolé de la communauté. L'innocence du héros s'oppose à la
compréhension des autres membres de la collectivité, et notamment, de ses élèves.
Les liens entre les gens sont créés par les échanges verbaux, mais l'individu est
censé savoir la différence entre le sens littéral et le sens figuré de la langue, ou
18
même entre un mensonge pieux et la vérité. Cet écart est la source de beaucoup de
quiproquos et de malentendus qui sont à la base du comique pagnolien.
L'ingénuité de Topaze est donc due à l'incapacité de celui-ci à interpréter
correctement la langue, situation ironique parce que c'est le professeur qui devrait
savoir les vérités. Si Topaze avait compris que sa leçon ne correspondait pas à la
réalité, il n'aurait pas été renvoyé de la Pension Muche. Ce manque de
compréhension de la part de Topaze est donc la source de toute l'action de la pièce.
Examinons donc de plus près la leçon de morale; c'est la scène-clé de la
premère partie de la pièce. Le présupposé de cette scène comique est que la
société dépeinte dans l'acte I, scène xii par le maître est un modèle idéalisé où
l'individu valorise son honneur et sa réputation vis-à-vis de la communauté. Ce
que Topaze comprend à la fin de la pièce est le contraire de ce qu'il enseigne au
début. Il dit à Tamise dans l'acte IV, scène iv:
Sais-tu ce que je dirais à mes élèves? ..."Mes enfants, les proverbes
que vous voyez au mur de cette classe correspondaient peut-être
jadis à une réalité disparue. Aujourd'hui on dirait qu'ils ne servent
qu'à lancer la foule sur une fausse piste, pendant que les malins se
partagent la proie; si bien qu'à notre époque le mépris des proverbes
c'est le commencement de la fortune."14
On voit donc que Marcel Pagnol évoque déjà la place de l'individu dans la
collectivité et que ce groupe est un ensemble formé par le dialogue; pourtant il faut
se méfier des proverbes, et si l'on fait l'erreur de prendre les phrases à la lettre, on
sera pauvre et donc exclu de la parole et de la communauté. C'est cette
thématique, c'est-à-dire, le contraste entre le sens littéral et le sens figuré, qui sera
19
la source de la plupart des scènes humoristiques dans l'oeuvre littéraire et
cinématographique de Marcel Pagnol.
Deux positions sont en jeu pendant cette leçon de morale: la thèse
présentée par l'enseignant et l'antithèse implicite dans les répliques des élèves. Le
comique est d'ordre langagier; par exemple, pendant la leçon de morale, il y a les
quatre échanges suivants qui sont la preuve non seulement d'un malentendu, mais
de deux points de vue différents. C'est le rire qui chasse la tension entre les deux
perspectives.
(1) Topaze demande: "Pour réussir dans la vie, c'est-à-dire pour y occuper
une place qui corresponde à votre mérite, que faut-il faire?" Quand l'élève
Tronche-Bobine ne sait pas la réponse, son professeur essaie de l'aider en disant:
"Il faut être ho...ho..." Au lieu de répondre "honnête," la réponse recherchée par
Topaze, l'élève Tronche, perdu et suant horriblement sous la pression, dit
"Horrible!"15. Comme nous verrons, c'est l'élève qui a raison; Topaze apprendra
cette leçon pendant les deuxième et troisième actes.
(2) Topaze donne l'exemple d'un malhonnête homme qui, par
extraordinaire, a réussi à s'enrichir. Le professeur veut que ses élèves
comprennent que cet homme ne sera jamais heureux car il lui manquera toujours
l'approbation de sa conscience. Mais l'élève Pitart-Vergniolles, au lieu de dire
"conscience," réplique qu'il lui manquera l'approbation de sa "concierge." L'élève
n'a pas tort, parce qu'il parle de la réputation de l'individu dans la collectivité.16
(3) Le professeur continue en décrvant un honnête homme après une
journée de travail. Il demande l'état d'esprit de ce travailleur. L'élève Séguédille
répond: "Il est fatigué." Topaze continue à poser des questions parce qu'il n'a pas
20
encore entendu la réponse qu'il cherche. Il demande: "Le travail est-il fatigant?"
L'élève Bertin récite d'un trait la réponse désirée: "Le travail ne fatigue personne.
Ce qui fatigue, c'est l'oisiveté, mère de tous les vices"17. Nous voyons donc un
troisième exemple dans le dialogue montrant les différents points de vue--celui des
élèves s'oppose au texte officiel, celui du professeur et des élèves flagorneurs.
(4) Le dernier exemple passe à travers le dialogue; il s'agit des trois notes
ironiques de la boîte à musique qui soulignent les répliques de toute la scène. La
musique est présente surtout quand un monologue devient apparent, car le texte
pagnolien ne supporte pas le monologue. Plus Topaze essaie d'imposer son
opinion, plus la musique devient frénétique, jusqu'à ce qu'il se précipite sur l'élève
Séquédille et saisisse enfin l'instrument. Ces quatre exemples nous permettent
d'entendre plusieurs avis et de reconnaître que le but du langage est d'être la source
d'un dialogue qui met en contact les éléments divers de la société. Le comique
dissipe la tension, mais le rire est destiné aussi à nous montrer que l'erreur
fondamentale de Topaze n'est pas un manque d'intelligence--au contraire. Mais
pour comprendre les signes de la communauté, et notamment la langue, il faut que
le professeur sache différencier le sens figuré du sens littéral des mots, la poésie de
la vérité. Voilà pourquoi le premier acte se termine par la phrase révélatrice de
Topaze: "C'est la journée des malentendus!"18. Il ne s'agit pas de malentendus,
mais comme Deleuze l'explique dans Proust et les signes, c'est un manque de
compréhension des signes.19 Comme dans les romans du dix-neuvième siècle, il
faut que le héros subisse un apprentissage pour déchiffrer et ensuite comprendre le
monde où il vit.
21
La communauté
Dans la pièce Topaze, deux communautés diégétiques sont créées dans le
texte: celle de l'école et celle des affaires que la politique semble soutenir. A
première vue, la Pension Muche paraît s'opposer au bureau du conseiller
municipal, et la critique explique traditionnellement Topaze comme une
confrontation entre le monde de l'école et celui des affaires.20 Mais en regardant
de plus près, il semble que cette interprétation soit fausse parce que les deux
communautés forment un microcosme de la société laïque composée du monde
politico-économique basé sur les concepts enseignés dans l'école. Dans Topaze, le
monde académique, le monde politique, le monde des affaires et le demi-monde
des cocottes sont les composants de la communauté. La communauté, dans les
oeuvres pagnoliennes, est la valeur la plus importante, et le vrai danger pour la
cohésion de la collectivité est Topaze, le professeur naïf.
La communauté consiste donc des hommes politiques, des hommes
d'affaires, des enseignants et de leurs dépendants. C'est en créant une structure
parallèle qui lie le monde commercial et politique à celui de l'école laïque de la
Troisième République que le texte pagnolien nous montre combien Topaze (avec
son double et repoussoir, Tamise) est le seul exclu des deux collectivités, car le
personnage qui relie ces deux groupes est précisément le professeur; d'ailleurs,
c'est en se servant de ce monde idéal créé par les aphorismes, les dictons et les
proverbes que les instituteurs répètent dans leurs leçons de morale, que la société
forme une communauté. La discipline enseignée à l'école sert à cultiver la force
22
économique de la société et l'école fournit l'idéologie sur laquelle les institutions
sont construites quoique les élèves n'acceptent pas littéralement leurs leçons.
L'enseignement est donc l'infrastructure et la fondation pour l'établissement
économique de la société, et le monde dépeint dans les maximes existe à cause de
et par l'intermédiaire de la langue. Comme Yaguello explique:
Pour faire intérioriser totalement une idéologie, il suffirait donc
d'éliminer tout ce qui, dans la langue, et donc dans la conscience, la
contredit, et d'imposer l'usage des supports verbaux propres à la
véhiculer et à la renforcer.21
Tout le monde veut croire que "Bien mal acquis ne profite jamais" et que "L'argent
ne fait pas le bonheur" parce que si ces proverbes étaient vrais, la société serait
juste et bien faite. Il y a également une satisfaction dans le rythme séduisant de
ces phrases qui attire notre attention, mais il ne faut pas confondre l'interprétation
littérale avec le sens figuré. Topaze, lui, comme certains des futurs héros (ou anti-
héros) des pièces et des films de Marcel Pagnol, fait cette erreur fondamentale et
langagière. Quoique la communauté dans l'oeuvre pagnolienne soit créée par la
langue, les mots ont une fonction phatique et non pas une fonction communicative.
Dans son premier chapitre, "A quoi sert le langage" du livre Alice au pays du
langage, Yaguello explique:
Mais communiquer, pour les humains, ce n'est pas seulement
transmettre de l'information. Souvent, on parle pour ne rien dire, ou
on dit le contraire de ce qu'on veut réellement dire, ou encore ce
que l'interlocuteur sait déjà. Une bonne partie de l'information,
d'ailleurs, est implicite, c'est-à-dire absente du message proprement
23
dit. Bref, on parle pour toutes sortes de raisons étrangères à l'acte
d'informer: pour marquer un pouvoir, par exemple. Le locuteur
s'implique et implique les autres dans ce qu'il dit. La parole n'est
pas seulement un outil, c'est aussi un exutoire, une forme d'action,
un moyen de s'affirmer comme être social....22
Cela ne veut pas dire que la morale dont il est question n'est pas une idéologie
importante, voire sincère pour certains, mais elle ne s'applique pas à la société
qu'elle semble décrire.
Considérons maintenant les deux communautés diégétiques qui semblent
s'opposer dans Topaze. Elles se ressemblent exactement dans leur structure, car
dans les deux groupes, il y a un chef vénal manquant de finesse qui est souvent de
mauvaise humeur, une jeune femme qui profite de sa beauté et du système pour
avoir des biens matériels, un vieux cynique qui exploite les gens autour de lui en
abusant de son pouvoir, et un naïf--c'est-à-dire Topaze. A cause de ce parallélisme
on peut conclure qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre ces deux mondes
et au fait, ils n'en forment qu'un. Alors, ces trois collectivités (l'éducation, la
politique et les affaires) semblent a priori être séparés et opposés, mais la structure
de la pièce nous prouve qu'il s'agit de toute la société en forme de microcosme.
L'école est responsable de l'idéologie sur laquelle les lois de la société sont basées
et cette infrastructure représente l'idéal de la république. Par contre, la
superstructure ou le monde des affaires est responsable de la production et de la
réalité matérielle de la société.
A la tête de chaque monde, il y a un homme d'affaires qui est corrompu,
grossier, coléreux, et matérialiste. Dans la Pension Muche, Monsieur Muche ne
24
pense qu'aux bénéfices en cherchant des élèves qui sont des "sujets d'élite." Pour
lui, la famille d'un sujet d'élite peut payer huit cents francs par mois, un trimestre
d'avance; elle accepte de payer les cours supplémentaires et d'autres suppléments.
C'est ainsi qu'on comprend qu'"un sujet d'élite" n'est qu'un euphémisme (que
Topaze prend au pied de la lettre) voulant dire "riche."
Le contrepoids de Monsieur Muche dans le monde de la politique,
étroitement lié avec celui des affaires, est Régis Castel-Bénac; il vote des projets
de loi selon la possibilité qu'il a de gagner de l'argent. Comme son ancien prête-
nom, Roger de Berville, explique à Topaze: Castel-Bénac "profite simplement de
son mandat politique pour faire voter l'achat de n'importe quoi et il fournit lui-
même ce n'importe quoi sous le couvert d'un prête-nom"23. Topaze ne devine pas
quand il signe le contrat que celui qu'il appelle son "bienfaiteur" est véritablement
un prévaricateur et un malfaiteur. Tous les deux, Muche et Castel-Bénac, ont un
titre et de l'autorité, et ils profitent de leur situation pour gagner de l'argent, car
comme Topaze comprend à la fin de la pièce:
L'argent peut tout, il permet tout, il donne tout...Si je veux une
maison moderne, une fausse dent invisible, la permission de faire
gras le vendredi, mon éloge dans les journaux ou une femme dans
mon lit, l'obtiendrai-je par des prières, le dévouement, ou la vertu?
Il ne faut qu'entrouvrir ce coffre et dire un petit mot: "Combien?"24
Il s'agit donc, dans les deux cas, d'hommes ayant des intérêts mais qui ont intérêt à
dissimuler leurs bénéfices pour garder leur bonne réputation dans la société.
Pagnol établit également un parallélisme entre les deux rôles principaux
féminins. Ernestine Muche,25 malgré son prénom,26 n'est pas très sérieuse et elle
25
cherche à éviter de faire son travail. Elle sait manier la langue et manipuler
Topaze. Par exemple, après avoir emprunté de l'encre rouge à son collègue, elle le
remercie. Topaze répond par une formule de politesse: "Tout à votre service,
mademoiselle...." Elle saisit l'occasion pour lui dire qu'il y a quinze jours, il était
vraiment à son service en offrant de lui corriger les devoirs de ses élèves à elle.
Puisque Topaze l'aime, il la prie de lui donner les copies à corriger. Ernestine finit
par accepter et plus tard, quand son père lui demande si c'est vrai que Topaze fait
son travail pour elle, elle lui répond: "Si je trouve un imbécile qui corrige mes
devoirs, je ne vois pas en quoi je suis coupable..."27. Encore une fois, nous voyons
que Topaze ne sait pas déchiffrer les signes, car il prend chaque liasse de devoirs
comme un signe d'affection.
Suzy, la maîtresse de Castel-Bénac, est l'équivalent (en plus chic)
d'Ernestine dans le monde politique. Elle aussi sait bien réussir. Par exemple, elle
comprend longtemps avant Topaze qu'il est amoureux d'elle, et elle profite de cet
amour. Quand Topaze accepte de signer, il croit que Suzy agit par charité en lui
offrant un poste; il ne comprend pas qu'elle gagne de l'argent parce qu'il "travaille
au rabais." Ensuite, pour que Topaze reste, elle lui dit qu'elle est victime du
conseiller municipal et non pas son complice. Topaze choisit de l'aider au lieu de
la dénoncer car, comme Suzy explique plus tard à son amant: "Dès qu'il me voit, il
rougit, il bafouille, il est ridicule et touchant. Je suis sûre qu'avec deux mots, j'en
ferai ce que je voudrai"28. Notons bien qu'elle sait l'amadouer avec des mots.
Les femmes n'ont pas de pouvoir direct, alors il faut qu'elles intriguent pour
avoir une vie confortable. Cependant, elles comprennent bien le système patriarcal
et sa langue. Par exemple, la femme de Castel-Bénac lit chaque mois les
26
délibérations du conseil parce qu'elle sait que quand son mari vote quelque chose,
elle peut réclamer sa part. Alors, comme les servantes dans les comédies de
Molière et les valets dans celles de Beaumarchais, les femmes font ce qu'elles
peuvent pour avoir ce qu'elles veulent dans la vie. Et comme Topaze explique lui-
même à la fin de la pièce: les femmes préfèrent les hommes qui ont de l'argent ou
qui sont capables d'en gagner. C'est Suzy qui finit par expliquer à Topaze le sens
des signes et cela lui permet d'agir avec énergie; quand il annonce à Castel-Bénac
qu'il prend possession de l'agence, c'est à Castel-Bénac de dire: "Topaze, il y a
certainement un petit malentendu"29. Nous voyons que dès que Topaze apprend à
interpréter correctement les signes, ce sont ses adversaires qui subissent les
malentendus.
Les femmes jouent un rôle important dans Topaze. Dès le premier acte,
Topaze est renvoyé de la Pension Muche à cause d'une femme, la baronne Pitart-
Vergniolles. Elle veut que Topaze change la note de son fils en échange des
palmes académiques; celui-ci ne comprend pas ce qu'elle lui offre parce qu'il croit
à la lettre les proverbes qu'il enseigne. Cette scène (acte I, scène xiii) est
particulièrement comique pour deux raisons. D'abord, c'est une illustration à
l'envers de la leçon de morale que Topaze vient de présenter et elle préfigure la fin
de la pièce. Ensuite, il y a une tension extraordinaire car les protestations vont
crescendo dans la dispute entre la baronne et le professeur. Pour dissimuler la
violence sous-jacente, Pagnol place Monsieur Muche entre les deux adversaires.
Muche ne fait que répéter les répliques; cela fait rire et en même temps, cela
accentue pour le public les points de vue opposés. C'est une façon de faire circuler
les mots puisqu'au lieu d'avoir un débat entre deux personnages, il y a une
27
discussion qui entraîne trois personnages. Aussi, la communauté se crée autour
des oppositions verbales et les autres personnages, en ajoutant leur grain de sel,
forment la collectivité. (En cela, ce texte anticipe déjà celui de La Femme du
boulanger. Voir le chapitre 4.) C'est Muche qui finit par s'impatienter car il voit
que Topaze ne trouvera pas l'erreur qu'il lui demande pourtant de trouver et il lui
dit:
Voyons, voyons, soyez logique avec vous-même!...Vous croyez
Mme la baronne quand elle vous dit que vous aurez les palmes et
vous ne la croyez pas quand elle affirme qu'il y a une erreur!30
Pour Muche, il est évident que si Topaze accepte la vérité des palmes offertes par
la baronne, il devrait comprendre qu'il faut accepter la prémisse du raisonnement,
c'est-à-dire, qu'il y a une erreur dans la note calculée par Topaze.
Mais à la fin, Suzy est le personnage qui motive la pièce parce que c'est
elle qui apprend à Topaze les vraies valeurs de la société. Cela permet à Topaze
de décider en pleine connaissance de cause d'accepter son rôle dans la
communauté au lieu de rester un être à part. L'individu devient un membre du
groupe, même s'il faut perdre son honneur. Le sacrifice pour devenir membre de
la collectivité est de perdre ses illusions. Topaze est donc une pièce
d'apprentissage, parce que le personnage principal, bien qu'il soit une caricature au
début, a évolué à la fin.
Pour continuer ce parallèle, dans chaque monde, il y a également un
individu avec une attitude cynique. Ces deux personnages aident à montrer, par
contraste, l'inexpérience et l'innocence de Topaze. Dans la Pension Muche, il y a
Panicault, un vieux professeur aux dents vertes. Il a compris que la justice n'existe
28
pas et il donne une leçon dure, mais réaliste, à ses élèves, ce qui choque Topaze et
Tamise. Quand Topaze lui dit que dans sa classe, un élève fait jouer une boîte à
musique dont les trois notes ironiques détruisent son autorité et galvaudent son
prestige, Panicault lui répond: "Les coupables, il vaut mieux les choisir que les
chercher"31. Et il les choisit à cause de leur tête, en ajoutant:
Et ça n'est pas si injuste que ça peut en avoir l'air; parce que, voyez-
vous, un élève qui a une tête à boucher le tuyau de poêle, il est
absolument certain qu'il le bouchera et, neuf fois sur dix, c'est lui
qui l'aura bouché.
Topaze: Mais la dixième fois?
Panicault, avec noblesse: Erreur judiciaire, qui renforce mon
autorité. Quand on doit diriger des enfants ou des hommes, il faut
de temps en temps commettre une belle injustice, bien nette, bien
criante: c'est ça qui leur en impose le plus!32
Pendant cette conversation, un élève se moque de Panicault, et la conclusion de
cette scène nous montre que Panicault a du pouvoir, mais qu'il en abuse et c'est
pour cela qu'il n'a pas le respect des élèves.
Le personnage qui correspond à Panicault dans le monde de la politique est
le "Vénérable Vieillard," nom ironique pour bien indiquer sa fonction. En plus, le
nom du journal dont il est le représentant est "La Conscience Publique." Son
talent est de faire du chantage et il admire un travail bien fait. Mais, tout comme
Panicault, son semblable, il n'a pas le respect des autres. Quand Castel-Bénac lui
demande de sortir, il le prie de sortir à reculons pour ne pas être tenté de lui botter
le derrière. C'est pourtant pendant la visite du Vénérable Vieillard que les
29
spectateurs voient Topaze dans une autre situation où il ne sait pas décoder la
langue, et cela, pour la dernière fois. Quand le maître chanteur vient faire une
visite à Topaze avec le journal prévu pour le lendemain annonçant le scandale
Topaze, il dit à Topaze qu'un certain geste pourrait toucher le directeur du journal.
Voici la conversation qui s'ensuit:
Topaze: Et vous croyez que si je fais ce geste, le numéro ne
paraîtra pas?
Le Vénérable Vieillard: Je vous donne ma parole d'honneur que
c'est un enterrement de première classe.
Topaze: (perplexe) De première classe?
Le Vénérable Vieillard: Allons, un peu de bonne volonté.
Exécutez-vous.33
Pour le Vénérable Vieillard, il s'agit d'offrir une somme d'argent, mais pour
Topaze, il s'agit de se suicider. Les mots que Topaze comprend au premier degré
sont: geste, enterrement et s'exécuter. Mais après cette scène comique, Topaze se
rendra compte du sens figuré de la langue et agira en homme sûr de lui.
C'est Roger de Berville (celui qui, en signant, va berner la ville) que
Topaze remplace dans le monde des affaires. Leur rencontre a lieu pendant le
deuxième acte, après que Topaze a accepté le contrat avec Castel-Bénac, mais
avant qu'il ne connaisse la vraie nature de l'agence. C'est Roger qui dévoile à
Topaze les dessous du monde politique et lui dit qu'ils risquent de se revoir un jour
en correctionnelle. Mais, quand Roger voit la naïveté de Topaze, il lui demande:
"Mais d'où sortez-vous?" Topaze répond, littéralement: "De l'enseignement."
Roger réplique: "Ah! malheur! j'aurais dû m'en douter"34. Car Roger de Berville
30
sait bien jouer le jeu, et quand il demande une augmentation de son pourcentage, il
rappelle à Suzy:
Chère madame, récapitulons; j'ai inventé une histoire de retour de
manivelle qui risque de dévaloriser ma voiture quand je voudrai la
revendre; j'ai cherché des mots spéciaux dans un ouvrage de
médecine; j'ai porté le bras en écharpe pendant quinze jours. Grâce
à quoi, j'ai endormi monsieur, je l'ai tenu le bec dans l'eau jusqu'à
maintenant! Est-ce que ça ne vaut pas quelque chose? Allons, si
vous êtes beau joueur, vous allez me donner cent mille et nous
resterons bons amis.35
Il croit que tous les signes donnés par lui qui ont endormi le conseiller municipal
valent bien cent mille francs. Dans le monde dépeint par Marcel Pagnol, il faut
savoir interpréter le sens connotatif des mots et des choses.
Puisque les deux mondes, celui de l'école et celui de la politique, ont
exactement la même structure et les mêmes sortes de personnages, on peut
conclure que ces deux communautés semblent interchangeables et forment un
microcosme de la société humaine. Il n'y a que Topaze qui se trompe en
méconnaissant les mots. Cependant, dès qu'il commence à prendre les mots au
sens figuré, il sait faire partie de la collectivité. La transformation de Topaze passe
donc par un apprentissage des mots de la tribu. L'innocent, renvoyé du monde
idéalisé dans lequel il vivait, est obligé de découvrir le monde tel qu'il est et de
l'accepter malgré ses imperfections.
La fable
31
Marcel Pagnol introduit dans Topaze la première d'une série de fables dont
il parsèmera ses oeuvres futures. Pour souligner la bêtise humaine, nous voyons
un parallèle entre la société des hommes et le monde animalier. Comme dans Les
Fables de La Fontaine, il y a une morale à tirer de l'histoire. Dans Topaze, c'est
Castel-Bénac qui raconte l'apologue. Au début du quatrième acte, Régis Castel-
Bénac, que Topaze fait attendre, reproche à Suzy ce qu'elle a fait pour aider
Topaze. Le conseiller municipal avoue que l'ancien professeur n'a plus peur de lui,
et c'est, selon lui, parce que Suzy lui a appris à bien s'habiller et à manger. Castel-
Bénac conte:
C'est exactement l'histoire du chimpanzé de ma mère. Quand elle
l'a acheté il était maigre, il puait la misère, mais je n'ai jamais vu un
singe aussi affectueux. On lui a donné des noix de coco, on l'a gavé
de bananes, il est devenu fort comme un Turc, il a cassé la gueule à
la bonne.36
Un peu plus tard, Topaze arrive. En effet, il est complètement transformé en
homme d'affaires dynamique, et il annonce à Castel-Bénac qu'il a l'intention de
garder le bureau; après tout, cette agence lui appartient "légalement." Tout ce que
le conseiller municipal trouve à dire est: "Eh bien, ça y est. C'est le coup du
chimpanzé"37.
Cette fable indique que dans Topaze, il s'agit d'un trajet qui mène l'individu
à comprendre et à accepter les lois de la collectivité. Dès que Topaze comprend
les véritables règles de la société, il agit avec énergie en tant que membre de cette
collectivité. Cette communauté doit être sauvegardée, malgré le fait qu'elle
ressemble fort au règne animal, car la seule façon de survivre dans un monde où
32
l'argent achète tout est d'en gagner. Pour Castel-Bénac, c'est l'histoire de l'arroseur
arrosé, mais pour Topaze, c'est l'initiation et ensuite l'acceptation des lois de la
jungle. La comparaison avec le chimpanzé le prouve. Dans la dernière scène, on
voit que Topaze entraînera Tamise, le dernier innocent, vers cette société, bien
qu'elle soit tout à fait corrompue. Comme Topaze dit: "Si la société était bien
faite, je serais en prison"38. Parlant toujours à Tamise, il explique: "Tu le vois,
mon pauvre Tamise. Je suis sorti du droit chemin, et je suis riche et respecté"39.
La réintégration de l'individu
Quatre éléments structuraux déjà apparents dans Topaze sont: (1) un
individu qui menace la cohésion du groupe, (2) un dialogue comique qui permet
l'expression des points de vue divers, (3) une société idéalisée qui n'existe que
dans le langage, et (4) une fable animalière qui reflète l'histoire. Cet ensemble de
composants se retrouvera dans une série de réflexions faites par Pagnol tout au
long de son parcours d'auteur et de cinéaste. Topaze, étant une oeuvre de jeunesse,
est l'attaque la plus virulente contre la société;40 mais il est important de remarquer
que bien que Pagnol dénonce complètement le manque d'honneur et d'honnêteté
dans le monde, il ne renonce pas à la notion de communauté. Il faut que l'individu,
malgré son désir de résistance, se plie à la volonté de la collectivité.
Est-ce que Topaze finit bien? Absolument, car, pour paraphraser Camus, il
faut imaginer Topaze heureux. Si l'on pense que Topaze finit mal, c'est qu'on n'a
pas compris le message de la pièce: le triomphe du naïf qui ne trouble plus l'unité
de la cohésion sociale. Topaze choisit de faire partie de la communauté en toute
connaissance de cause et il encourage Tamise à faire de même. Dans cette pièce, il
y a une critique de la société; mais si l'auteur ne cherche pas une réforme de la
33
société, il souhaite au moins que tous comprennent les règles du jeu. Et le jeu est
relatif au langage. Ainsi, tous les individus seront intégrés au groupe et ceci est
nécessaire pour la survie de la communauté.
La survie de la civilisation humaine est donc plus importante que la
moralité de l'individu. L'auteur implicite41 se déclare déjà. Quant à la critique qui
trouve que Pagnol n'est pas un auteur engagé, il est vrai qu'il ne lutte pas pour un
parti politique, mais il est évident qu'il prend position. Roger de Berville dit que la
prévarication est "la base même de tous les régimes démocratiques. (Un temps.)
Des autres aussi, d'ailleurs"42. Le point de vue de l'auteur est donc désabusé et
subversif, mais il croit surtout à la survie de l'humanité, aussi corrompue soit-elle.
Il cherche à inclure tout le monde dans cette communauté, quoique cette société
soit loin de la perfection. Le dilemme éthique de Topaze est grave; c'est cela qui
rend ce personnage sympathique, bien qu'idiot. Il représente un idéal de ce que le
monde devrait être. Il dit à Tamise:
Tu t'effares, mon pauvre Tamise, mais je vais te dire un secret:
malgré les rêveurs, malgré les poètes, et peut-être malgré mon
coeur, j'ai appris la grande leçon: Tamise, les hommes ne sont pas
bons.43
Voilà les mots d'un homme idéaliste, mais déçu. Au commencement de la pièce,
Topaze possède la parole parce que c'est le maître d'école, mais ses élèves ne
l'écoutent pas. Il devient silencieux quand il est exclu de la Pension Muche; il a
honte de sa situation dans l'agence de Castel-Bénac; il se cache et ne veut pas
parler à ses anciens collègues. Il ne reprend pas la parole avant de redevenir
membre d'un groupe, et cette fois-ci, c'est la communauté. Il retrouve donc la
34
parole à la fin de la pièce. Comme Yaguello explique: "La parole...est...une forme
d'action, un moyen de s'affirmer comme être social..."44. C'est la langue qui crée la
communauté et c'est quand Topaze accepte finalement de revoir ses anciens amis
et collègues et de leur parler que nous comprenons que son apprentissage est
terminé. Il peut dire la vérité à Tamise parce que Tamise est l'innocent que Topaze
était au début; comme les autres membres de la société, Topaze comprend
maintenant que les mots cachent l'essentiel de la réalité.45 Dans les textes de
Pagnol, les mots ont un sens, mais le but des échanges n'est pas la communication;
c'est le contact entre les êtres faisant partie de la communauté. Les individus qui
cherchent le sens propre au lieu de comprendre le sens figuré des mots seront
exclus de cette communauté linguistique.
Avant de considérer les prochains succès de Pagnol, il faut dire que
Caldicott a raison de noter que le theâtre naturaliste alourdit cette pièce. Le décor
au Théâtre des Variétés est réaliste et les futures représentations
cinématographiques diverses de Topaze le seront aussi à cause de la nature du
cinéma. Louis Gasnier signe le premier film de Topaze en 1932 avec, en vedette,
Louis Jouvet. En 1936, Pagnol réalise son propre Topaze avec Arnaudy dans le
rôle principal. Toujours pas content du film, Pagnol refait (en 1950) Topaze avec
cette fois-ci Fernandel dans le rôle du professeur. Cette pièce est une satire
allégorique et c'est le dialogue qui domine. Les personnages sont réduits à des
types, et l'histoire est un véhicule de critique sociale.46 Aux Etats-Unis, en 1933,
Harry d'Abbadie d'Arrast réalise une production de Topaze, avec, dans le rôle-titre,
John Barrymore. En 196l, Pierre Rouve adapte Topaze, avec Peter Sellers dans le
35
rôle de Topaze. Ces quelques exemples sont la preuve que l'idée principale de la
pièce est universelle.
36
Notes
37
1 C. E. J. Caldicott, Marcel Pagnol (Boston: Twayne, 1977) 66.
2 Ibid.
3 Marcel Pagnol, Topaze (Paris: Editions de Fallois, 1988) 226.
4 Voir Michel Corvin, Lire la Comédie (Paris: Dunod, 1994) pour une discussion des différentes sortes de comédies.
5 Y. Baticle, Le Professeur à l'écran (Paris: Les Editions du cerf, 1971) 63.
6 Ibid. 18.
7 Ibid. 12.
8 Ibid. 11.
9 Le mot "teppez" était un nom de marque de phonographe; il est possible que Pagnol ait eu ce mot en tête en créant le personnage de l'instituteur, celui qui répète pour les élèves ce qu'il faut apprendre.
10 Marina Yaguello, Les mots et les femmes (Paris: Petite Bibliothèque Payot/Documents 75, 1978) 183.
11 Ibid. 181.
12 Pagnol, Topaze 57-67.
13 Baticle 114.
14 Pagnol, Topaze 243.
15 Ibid. 61-62.
16 Ibid. 64.
17 Ibid. 65.
18 Ibid. 90.
19 Gilles Deleuze, Proust et les signes (Paris: Presses Universitaires de France, 1964) 9-22.
20 D. Albine Vigroux, Topaze Pagnol (Paris: Hatier, 1979) 43-49.
21 Yaguello, Les Mots 182.
22 Marina Yaguello, Alice au pays du langage (Paris: Editions du Seuil, 1981) 19.
23 Pagnol, Topaze 143.
24 Ibid. 242.
25 Le prénom "Ernestine" vient de l'adjectif anglais, "earnest," qui selon Webster's New World Dictionary (New York: World Publishing Company, 1964) veut dire "serious and intense."
26 Au sujet des noms et des prénoms, Pagnol s'en sert soit pour décrire le caractère du personnage soit pour en faire de l'ironie. Un nom est rarement gratuit chez Pagnol. D'autres exemples dans ce texte sont: Roger de Berville, comme berner la ville, sa fonction, ou Suzy Courtois, comme dans la courtoisie, celle qui est entretenue par Castel-Bénac, le conseiller municipal qui a un château gratuit, ou Le Ribouchon, nom qui rappelle tire-bouchon, le surveillant dont les élèves se moquent etc. ou même Topaze, voir note 9.
27 Pagnol, Topaze 86.
28 Ibid. 120. (J'ai souligné.)
29 Ibid. 225.
30 Ibid. 7.
31 Ibid. 34.
32 Ibid.
33 Ibid. 194.
34 Ibid. 143.
35 Ibid. 111.
36 Ibid. 220.
37 Ibid. 226.
38 Ibid. 240.
39 Ibid. 241.
40 Caldicott: "...that this is Pagnol's last satirical play might therefore suggest that he here abandons hope of further reform." Marcel Pagnol 64.
41 Seymour Chatman, Coming to Terms: The Rhetoric of Narrative in Fiction and Film (Ithica: Cornell UP, 1990) 75.
42 Pagnol, Topaze 144.
43 Ibid. 243.
44 Yaguello, Alice 19.
45 Pagnol, Topaze 243. Il dit à Tamise: "...à notre époque le mépris des proverbes c'est le commencement de la fortune...."
46 Caldicott, Marcel Pagnol 64.