Chateaubriand
Vie de Ranc
VIE DE RANC
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A la mmoire de labb Sguin,Prtre de Saint-Sulpice,
n Carpentras, le 8 aot 1748,mort Paris, 95 ans, le 19 avril 1843.
Son trs humble et trs obissant serviteur,
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VIE DE RANC
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Avertissement de la premire dition
Je nai fait que deux ddicaces dans ma vie : lune Napolon,
lautre labb Sguin. Jadmire autant le prtre obscur qui
donnait sa bndiction aux victimes qui mouraient lchafaud,
que lhomme qui gagnait des victoires. Lorsque jallais voir, il y a
plus de vingt ans, Mlles dAcosta (cousines de Mme de
Chateaubriand, alors au nombre de quatre, et qui ne sont plus
que deux), je rencontrais, rue du Petit-Bourbon, un prtre vtu
dune soutane releve dans ses poches : une calotte noire
litalienne lui couvrait la tte ; il sappuyait sur une canne, et
allait, en marmottant son brviaire, confesser, dans le faubourg
Saint-Honor, Mme de Montboissier, fille de M. de Malesherbes.
Je le retrouvai plusieurs fois aux environs de Saint-Sulpice ; il
avait peine se dfendre dune troupe de mendiantes qui
portaient dans leurs bras des enfants emprunts. Je ne tardai pas
connatre plus intimement cette proie des pauvres, et je le
visitais dans sa maison, rue Servandoni, no 16. Jentrais dans une
petite cour mal pave ; le concierge, allemand, ne se drangeait
pas pour moi. Lescalier souvrait gauche, au fond de la cour ; les
marches en taient rompues. Je montais au second tage ; je
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frappais : une vieille bonne, vtue de noir, venait mouvrir : elle
mintroduisait dans une antichambre meuble, o il ny avait
quun chat jaune, qui dormait sur une chaise. De l je pntrais
dans un cabinet, orn dun grand crucifix de bois noir. Labb
Sguin, assis devant le feu et spar de moi par un paravent, me
reconnaissait la voix : ne pouvant se lever, il me donnait sa
bndiction et me demandait des nouvelles de ma femme. Il me
racontait que sa mre lui disait souvent, dans le langage figur de
son pays : Rappelez-vous que la robe des prtres ne doit jamais
tre brode davarice. La sienne tait brode de pauvret. Il
avait eu trois frres, prtres comme lui, et tous quatre avaient dit
la messe ensemble dans lglise paroissiale de Sainte-Maure. Ils
allrent aussi se prosterner Carpentras sur le tombeau de leur
mre. Labb Sguin refusa de prter le serment : poursuivi
pendant la rvolution, il traversa un jour en courant le jardin du
Luxembourg, et se sauva chez M. de Jussieu, rue Saint-Dominique-
dEnfer. En quittant le Luxembourg pour la dernire fois, en
1830, je passai de mme travers le jardin solitaire, avec mon
ami M. Hyde de Neuville. De tristes chos se rveillent dans les
curs qui ont retenu le bruit des rvolutions.
Labb Sguin rassemblait dans les lieux cachs les chrtiens
perscuts. Labb Antoine, son frre, fut arrt, mis aux Carmes
et massacr le 2 septembre. Quand cette nouvelle parvint Jean-
Marie, il entonna le Te Deum. Il allait dguis, de faubourg en
faubourg, administrer des secours aux fidles. Il tait souvent
accompagn de femmes pieuses et dvoues : Mme Choque
passait pour sa fille ; elle faisait le guet, et tait charge davertir
le confesseur. Comme il tait grand et fort, on lenrla dans la
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garde nationale. Ds le lendemain de cet enrlement, il fut envoy
avec quatre hommes visiter une maison, rue Cassette. Le ciel lui
apprit ce quil avait faire : il demande avec fracas que les
appartements lui soient ouverts. Il aperoit un tableau plac
contre un mur et qui cachait ce quil ne voulait pas trouver. Il en
approche, soulve avec sa baonnette un coin de ce tableau et
saperoit quil bouche une porte. Aussitt, changeant de ton, il
reproche ses camarades leur inactivit, leur donne lordre daller
visiter les chambres en face du cabinet que drobait le tableau.
Pendant que la religion inspirait ainsi lhrosme des femmes et
des prtres, lhrosme tait sur le champ de bataille avec nos
armes : jamais les Franais ne furent si courageux et si
infortuns. Dans la suite labb Sguin, ayant vu quel parti on
pouvait tirer de la garde nationale, tait toujours prt sy
prsenter. Le mensonge tait sublime, mais il nen offensait pas
moins labb Sguin, parce quil tait mensonge. Au milieu de ses
violents sacrifices, il tombait dans un silence constern qui
pouvantait ses amis. Il fut dlivr de ses tourments par suite du
changement des choses humaines. On passa du crime la gloire,
de la rpublique lempire.
Cest pour obir aux ordres du directeur de ma vie que jai
crit lhistoire de labb de Ranc. Labb Sguin me parlait
souvent de ce travail, et jy avais un rpugnance naturelle.
Jtudiai nanmoins, je lus, et cest le rsultat de ces lectures qui
compose aujourdhui la Vie de Ranc.
Voil tout ce que javais dire. Mon premier ouvrage a t fait
Londres, en 1797, mon dernier Paris, en 1844. Entre ces deux
dates, il ny a pas moins de quarante-sept ans, trois fois lespace
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que Tacite appelle une longue partie de la vie humaine :
Quindecim annos, grande mortalis aevi spatium. Je ne serai
lu de personne, except de quelques arrire-petites-nices,
habitues aux contes de leur vieil oncle. Le temps sest coul ; jai
vu mourir Louis XVI et Bonaparte ; cest une drision que de
vivre aprs cela. Que fais-je dans le monde ? Il nest pas bon dy
demeurer lorsque les cheveux ne descendent plus assez bas pour
essuyer les larmes qui tombent des yeux. Autrefois je barbouillais
du papier avec mes filles, Atala, Blanca, Cymodoce ; chimres
qui ont t chercher ailleurs la jeunesse. On remarque des traits
indcis dans le tableau du Dluge, dernier travail du Poussin : ces
dfauts du temps embellissent le chef-duvre du grand peintre,
mais on ne mexcusera pas : je ne suis pas Poussin, je nhabite
point au bord du Tibre, et jai un mauvais soleil.
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Avertissement de cette seconde dition
Jai suivi dans cette dition tous les changements qui mont
t indiqus. On ne peut me faire plus de plaisir que de mavertir
quand je me suis tromp : on a toujours plus de lumire et plus de
savoir que moi.
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LIVRE PREMIER
Don Pierre Le Nain, religieux et prieur de labbaye de La
Trappe, frre du grand Tillemont et presque aussi savant que lui,
est reconnu comme le plus complet historien de Ranc. Il
commence ainsi la vie de labb rformateur.
Lillustre et pieux abb du monastre de Notre-Dame de La
Trappe, lun des plus beaux monuments de lordre de Cteaux, le
parfait miroir de la pnitence, le modle accompli de toutes les
vertus chrtiennes et religieuses, le digne fils et le fidle imitateur
du grand saint Bernard, le rvrend pre dom Armand-Jean Le
Bouthillier de Ranc, de qui, avec le secours du ciel, nous
entreprenons dcrire lhistoire, naquit Paris, le 9 janvier 1626,
dune des plus anciennes et illustres familles du royaume. Il ny a
personne qui ne sache quelle a donn lEglise monseigneur
Victor Le Bouthillier, vque de Boulogne, depuis archevque de
Tours, premier aumnier de M. le duc dOrlans ; monseigneur
Sbastien Le Bouthillier, vque dAire, prlat dune pit
singulire ; et lEtat Claude Le Bouthillier, sieur de Pons et de
Foligny, qui fut dabord conseiller au parlement de Paris, ensuite
secrtaire dEtat, et quelques annes aprs surintendant des
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finances et grand-trsorier des ordres du roi. Cette famille, qui
tirait son origine de Bretagne et touchait de parent aux ducs de
cette province, a t encore plus ennoblie par la saintet de celui
dont nous crivons la vie.
Son pre se nommait Denis Le Bouthillier, seigneur de
Ranc, matre des requtes, prsident en la chambre des comptes
et secrtaire de la reine Marie de Mdicis. Il pousa Charlotte
Joly, de laquelle il eut huit enfants : cinq filles, qui se firent
religieuses presque toutes, et trois garons. Le premier, Denis-
Franois Le Bouthillier, fut chanoine de Notre-Dame de Paris ; le
second fut notre digne abb, le troisime est le chevalier de
Ranc, qui servit Sa Majest en qualit de capitaine du port du
Marseille et de chef descadre.
Comme notre abb avait t baptis en la maison de son
pre sans les crmonies ordinaires de lEglise, elles furent
supples le 30 mai 1627 en la paroisse de Saint-Cme-et-Saint-
Damien. Lminentissime cardinal de Richelieu fut son parrain, et
lui donna le nom dArmand-Jean ; il eut pour marraine Marie de
Fourcy, femme du marquis dEffiat, surintendant des finances.
Tel est le dbut du Pre Le Nain. Le dsert se rjouit, le
rformateur de La Trappe se montre au monde entre Richelieu,
son protecteur et Bossuet, son ami. Il fallait que le prtre ft
grand pour ne pas disparatre entre ses acolytes.
Le frre an de Ranc, Denis-Franois, le chanoine de Notre-
Dame tait ds le berceau abb commendataire de La Trappe ; la
mort de Denis rendit Armand le chef de sa famille : il hrita de
labbaye de son frre par cet abus des bnfices convertis en
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espce de biens patrimoniaux. Admis dans lordre de Malte,
quoiquil ft devenu lan, ses parents le laissrent dans la
carrire de lEglise.
Le pre de Ranc, frapp des dispositions de son fils, lui
donna trois prcepteurs : le premier lui montrait le grec, le
second le latin, le troisime veillait sur ses murs ; traditions
dducation qui remontaient Montaigne. Les parlementaires
taient alors trs rudits tmoin Pasquier et le prsident Cousin.
A peine sorti des langes Armand expliquait les potes de la Grce
et de Rome. Un bnfice tant venu vaquer, on mit sur la liste
des recommands le filleul du cardinal de Richelieu ; le clerg
murmura. Le pre Caussin, jsuite et confesseur du roi, fit
appeler labb en jaquette. Caussin avait un Homre sur sa table,
il le prsenta Ranc : le petit savant expliqua un passage livre
ouvert. Le jsuite pensa que lenfant saidait du latin plac en
regard du texte, il prit les gants de lcolier, et en couvrit la glose.
Lcolier continua de traduire le grec. Le pre Caussin scria
Habes lynceos oculos ! embrassa lenfant, et ne sopposa plus aux
faveurs de la cour.
A lge de douze ans (1638), Ranc donna son Anacron.
Cette prcocit de science est suffisamment dmontre possible
par ce que lon sait de Saumaise et des enfants clbres. Ranc
soixante-huit ans, dans une lettre labb Nicaise, savoue
lauteur du commentaire.
LAnacron grec parut sous la protection du cardinal de
Richelieu ; Chardon de La Rochette a fourni la traduction de
lptre ddicatoire. On la pourrait faire plus prcise, non plus
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exacte. Il est curieux dentendre celui qui devait ddaigner le
monde parler celui qui naspirait qu en devenir le matre :
lambition est de toutes les mes ; elle mne les petites, les
grandes la mnent.
Lptre ouvre par ces mots :
Au grand Armand-Jean, cardinal de Richelieu Armand-
Jean Le Bouthillier, abb,
Salut et longue prosprit. Ayant appris de bonne heure
me pntrer des sentiments de reconnaissance, etc.
La langue grecque est aussi la langue des saintes Ecritures,
etc.
Jai donn ltude de cette langue les mmes soins qu
celle des Romains, etc.
Me dvouant tout entier au service de votre Eminence
Cest une des immortalits contradictoires de Richelieu
davoir eu pour pangyristes Ranc, scoliaste dAnacron, et
Corneille, qui devint son tour pnitent : Les Horaces sont
ddis au perscuteur du Cid.
Les scolies dans lAnacron de Ranc suivent une une les
odes : les pices la louange du jeune traducteur, imprimes la
tte de louvrage, ne donnent gure une ide de lavenir du saint.
Dans les collges il y avait une sorte denfance mythologique, qui
passait dune gnration lautre. Quels vux formes-tu,
chantre de Tos ? dit un des rapsodes de ces pices ; brles-tu
pour Bathille, pour Bacchus, pour Cythre ? Aimes-tu les danses
des jeunes vierges ? Voici Armand (de Ranc) qui lemporte sur
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Bathille et sur les jeunes vierges ; si tu possdes Armand, vis
heureux.
Singulire annonciation du saint. Je me souviens quun de
nos rgents nous expliquait en classe lglogue dAlexis : Alexis
tait un colier indocile, qui refusait dcouter les paroles de son
affectueux matre. Candide pudeur chrtienne !
Ranc subsquemment jeta au feu ce quil lui restait du tirage
de lAnacron, dont on trouve nanmoins des exemplaires la
Bibliothque du Roi. Un voyageur anonyme, quon sait tre
aujourdhui labb Nicaise, dans un voyage fait La Trappe du
vivant de Ranc, raconte une conversation quil eut avec labb.
Celui-ci lui dit quil navait gard dans sa bibliothque quun
exemplaire de lAnacron, quil avait donn cet exemplaire
M. Pellisson, non pas comme un bon livre, mais comme un livre
fort propre et fort bien reli, que dans les deux premires annes
de sa retraite, avant que dtre religieux, il avait voulu lire les
potes, mais que cela ne faisait que rappeler ses anciennes ides,
et quil y a dans cette lecture un poison subtil, cach sous des
fleurs, qui est trs dangereux, et quenfin il avait quitt tout
cela*.
Il crivait labb Nicaise, le 6 avril 1692 : Ce que jai fait
sur Anacron nest rien de considrable : quest-ce que lon peut
penser lge de douze ans qui mrite quon lapprouve ! jaimais
les lettres et je my plaisais, voil tout.
Protg de Richelieu et chri de la reine mre, Ranc entrait
dans la vie sous les auspices les plus heureux. Marie de Mdicis
* Correspondances de labb Nicaise, 5 vol. in 4o (Bibl. royale).
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avait pour lui une tendresse daeule ; elle le tenait sur ses genoux,
le portait, le baisait ; elle dit un jour au pre de Ranc : Pourquoi
ne mavez-vous pas encore amen mon fils ? Je ne prtends pas
tre si longtemps sans le voir ! On aurait pris ces caresses pour
le comble de la fortune ; mais elles venaient de la veuve de Henri
IV et de la mre de la femme de Charles Ier. Il ne manquait rien
lopulence de lcolier : pourvu dun canonicat de Notre-Dame de
Paris, et abb de La Trappe, il jouissait du prieur de Boulogne,
prs de Chambord, de labbaye de Notre-Dame du Val, de Saint-
Symphorien de Beauvais, il tait prieur de Saint-Clmentin en
Poitou, archidiacre dOutre-Mayenne dans lglise dAngers et
chanoine de Tours, faveurs obtenues de Richelieu par le crdit
dAnacron.
Vers cette poque le jeune Bouthillier aurait eu subir une
preuve : Richelieu stait brouill avec Marie de Mdicis. La reine
italienne aurait mieux fait de continuer dlever le Luxembourg et
laqueduc dArcueil, de perfectionner son propre portrait grav en
bois par elle-mme. Bouthillier le pre, qui demeurait attach la
fortune de Marie, voulut contraindre Ranc cesser daller chez
son parrain ; Ranc resta fidle au cardinal, et le vit secrtement
jusqu sa mort. Telles sont les traditions conserves dans les
biographies ; mais la chronologie les renverse : lorsque Marie de
Mdicis se rfugiait dans les Pays-Bas, Ranc navait que trois
quatre ans.
Richelieu mourut le 4 dcembre 1642, dans la dix-huitime
anne de son ministre : le gnie est une royaut, par lre de
laquelle il faut compter. Le Pre Joseph, Marion de Lorme, la
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Grande Pastorale, sont des infirmits ensevelies avant celui
auquel elles furent attaches.
Sous la rgence dAnne dAutriche et le ministre de Mazarin,
Ranc poursuivit son ducation. Dans ses cours de philosophie et
de thologie, il obtint des succs que la socit dalors voyait avec
un vif intrt. Il ddia sa thse la mre de Louis XIV. Un jour,
pouss par un professeur qui appuyait son opinion sur un passage
concluant dAristote, il rpondit quil navait jamais lu Aristote
quen grec, et que si lon voulait lui produire le texte, il tcherait
de lexpliquer. Le professeur ne savait pas le grec : ce que Ranc
avait souponn. Alors labb cita de mmoire loriginal, et fit voir
la diffrence qui existait entre le texte et la version latine.
Ranc eut le bonheur de rencontrer aux tudes un de ces
hommes auprs desquels il suffit de sasseoir pour devenir illustre,
Bossuet. Ranc commena par la cour et finit par la retraite,
Bossuet commena par la retraite et finit par la cour ; lun grand
par la pnitence, lautre par le gnie. Dans sa licence, Bossuet
natteignit qu la seconde place ; Ranc obtint la premire. On
attribua ce succs sa naissance : Ranc nen triompha pas ;
Bossuet nen fut point humili.
Ranc prcha avec succs dans diverses glises. Sa parole
avait du torrent, comme plus tard celle de Bourdaloue ; mais il
touchait davantage, et parlait moins vite.
Dans lanne 1648, souvrit la Fronde, tranche dans laquelle
sauta la France pour escalader la libert. Cette bacchanale entache
de sang brouille les rles : les femmes devinrent des capitaines ;
le duc dOrlans crivait des lettres adresses mesdames les
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comtesses marchales de camp dans larme de ma fille contre le
Mazarin.
Broussel, le conseiller, tait le grand homme ; Cond, un petit
personnage tenu en cage Vincennes par un prtre ; le coadjuteur
attendait Saint-Denis le sac de Paris. On gorgeait le voisin, et
lon se consolait par des vers :
En voyant ces illets quun illustre guerrier
Mazarin et Turenne taient des amoureux, lun de la reine,
lautre de Mme de Longueville, tandis que Charles Ier tombait
sous la hache de Cromwell et que la fille de Henri IV mourait de
froid au Louvre. Chaque jour voyait natre des gazettes : Le
Courrier franais et Le Courrier extravagant taient crits en
vers burlesques ; peine rencontre-t-on parmi des choses insipides
quelques lignes comme celle-ci :
Le jeune Tancrde de Rohan fut le premier qui porta des
nouvelles aux Champs Elyses de la cruelle guerre que le cardinal
Mazarin avait allume en France. Le nautonier Caron, ayant
pass ce jeune guerrier dans sa barque, lui montra les champs
dlicieux o se divertissent les princes et les hros ; il lui donna
une des plus jeunes et plus fires Destines pour laccompagner
jusqu la porte de cet admirable pourpris, o il fut reu avec
regret, cause de sa jeunesse.
Plus avant, vous rencontrez le duc de Jene avec linfante
Abstinence, sa femme, se saisissant du fort de Carme par
lentremise du jour des Cendres.
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Ctait l la lecture dont se nourrissait le rformateur de La
Trappe. Il pouvait errer au milieu des socits qui commencrent
avant la Fronde et qui finirent avec elle : en effet, ce fut l quil
connut Mme de Montbazon. Ces socits taient de diverses
sortes ; la premire et la plus illustre de toutes tait celle de lhtel
de Rambouillet. Arrtons nous pour y jeter un regard. On
comprendra mieux do Ranc tait parti quand on saura de
quelle extrmit de la terre il tait revenu.
Mme de Rambouillet, fille du marquis de Pisani et de Mme
Savelli, dame romaine, avait, ainsi que plusieurs familles de
lpoque de nos Mdicis, du sang italien dans les veines. Elle
enseigna Paris la disposition des grands htels, dont la
Renaissance avait dj indiqu les principes. Quand la reine mre
btit le Luxembourg, elle envoya ses architectes tudier lhtel de
Pisani, devenu lhtel de Rambouillet et situ dans lespace
quoccupe aujourdhui la rue de Chartres, ayant vue sur le petit
palais de Philibert Delorme : la seconde galerie du Louvre na t
btie que de notre temps. Cet htel tait le rendez-vous de tout ce
quil y avait de plus lgant la cour et de plus connu parmi les
gens de lettres. L, sous la protection des femmes, commena le
mlange de la socit et se forma, par la fusion des rangs, cette
galit intellectuelle, ces murs inimitables de notre ancienne
patrie. La politesse de lesprit se joignit la politesse des
manires ; on sut galement bien vivre et bien parler.
Mais le got et les murs ne se jettent pas dune seule fonte :
le pass trane ses restes dans le prsent ; il faut avoir la bonne foi
de reconnatre les dfauts que lon aperoit dans les poques
sociales. En essayant de curieuses divisions de temps, on sest
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efforc daccuser Molire dexagrations dans ses critiques :
pourtant il na dit que ce que racontent les mmoires, de mme
que les lettres de Guy-Patin montrent que dans la peinture des
mdecins le grand comique na pas pass la mesure.
Marini, le Napolitain, reu avec transport lhtel de
Rambouillet, acheva de gter le got en nous apportant lamour
des concetti. Marie de Mdicis faisait Marini une pension de
deux mille cus, Corneille lui-mme fut entran par ce got
doutre-monts, mais son grand gnie rsista : dpouill de sa
calotte italienne, il ne lui resta que cette tte chauve qui plane au-
dessus de tout.
Il rgnait lhtel de Rambouillet, lpoque de sa plus
ancienne clbrit, un attrait de mauvaise plaisanterie quon
retrouvait encore dans ma jeunesse au fond des provinces. Ainsi
des vtements rtrcis, afin de persuader celui qui les reprenait
quil avait enfl pendant la nuit ; ainsi Godeau accoutr en nain
de Julie et rompant une lance de paille contre dAndilly, qui lui
donna un soufflet ; voil o en tait lhtel de Rambouillet.
Lorsque Corneille y lut Polyeucte, on lui dclara que Polyeucte
ntait pas fait pour la scne. Voiture fut charg daller signifier
Pierre de remettre son chef-duvre dans sa poche. Cest
pourtant cette puissante race normande qui a donn Shakespeare
lAngleterre et Corneille la France.
On naimait pas lhtel de Rambouillet les bonnets de
coton : Montausier neut la permission den user quen considration
de ses vertus. Les femmes portaient le jour une canne, comme les
chtelaines du XIVe sicle ; les mouchoirs de poche taient garnis
VIE DE RANC
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de dentelle, et lon appelait lionnes les jeunes femmes blondes.
Rien de nouveau sous le soleil.
Dans une fte que donnait Mme de Rambouillet, elle conduisit
une nombreuse compagnie vers des rochers plants de grands
arbres. Mlle de Rambouillet et les demoiselles de sa maison,
vtues en nymphes, faisaient le plus agrable spectacle. Julie
dAngennes apparut avec larc et le visage de Diane ; elle tait si
charmante quelle vainquit au chant un rossignol et que la tour de
Montlhry haussait le cou dans les nues pour apercevoir ses
beaux yeux*.
Il y avait un cabinet appel la chambre bleue, cause de son
ameublement de velours bleu rehauss dor et dargent. On y
respirait des parfums, on y composait des stances Zyrphe,
reine dArgennes la cour dArthnice, anagramme du nom de
Catherine, faite par Racan pour Catherine de Rambouillet, dont il
tait amoureux. Celle-ci crit lvque de Vence : Je vous
souhaite tout moment dans la loge de Zyrphe ; elle est
soutenue par des colonnes de marbre transparent, et a t btie
au-dessus de la moyenne rgion de lair par la reine Zyrphe. Le
ciel y est toujours serein ; les nuages ny offusquent ni la vue ni
lentendement, et de l tout mon aise jai considr le
trbuchement de lange terrestre. LAstre de dUrf, publi
entre 1610 et 1620, florissait lhtel de Rambouillet. Cest par
lAstre que sintraduisirent les longs verbiages damour, peut-
tre ncessaires pour corriger les amours du XVIe sicle. DUrf,
pris de Diane de Chteaumorand, femme de son frre, dont le
mariage fut cass, pousa Diane.
* Recueil de chansons manuscrites. (Bibl. royale).
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Tout ce systme damour, quintessenci par Mlle de Scudri,
et gographie sur la carte du royaume de Tendre, se vint perdre
dans la Fronde, gourme du sicle de Louis XIV, encore au pturage.
Voiture fut presque le premier bourgeois qui sintroduisit dans la
haute socit ; on a des lettres de lui Julie dAngennes.
Naturellement fat, il voulut baiser le bras de Julie, de laquelle il
fut vivement repouss ; le grand Cond le trouvait insupportable :
il na pas, quoi quon en dise, dcrit Grenade et lAlhambra. Puis
venaient Vaugelas, Mnage, Gombault, Malherbe, Racan, Balzac,
Chapelain, Cottin, Benserade, Saint-Evremond, Corneille, La
Fontaine, Flchier, Bossuet. Les cardinaux de La Valette et de
Richelieu passrent lhtel de Rambouillet, qui toutefois rsista
la puissance du matre de Louis XIII. En femmes, on vit
successivement venir la marquise de Sabl, Charlotte de
Montmorency et Mlle de Scudri, moins jeune et moins simple
que Mme de Scudri ; enfin, au bout du rle parat Mme de
Svign.
Mlle de Scudri tait la grande romancire du temps, et
jouissait dune rputation fabuleuse. Elle avait gt et soutenu
la fois le grand style, accoutumant les esprits passer de Cllie
Andromaque. Nous navons rien regretter de cette poque.
Mme Sand lemporte sur les femmes qui commencrent la gloire
de la France : lart vivra sous la plume de lauteur de Llia.
Linsulte la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin, il est
vrai, mais Mme Sand fait descendre sur labme son talent,
comme jai vu la rose tomber sur la mer Morte. Laissons-la faire
provision de gloire pour le temps o il y aura disette de plaisirs.
Les femmes sont sduites et enleves par leurs jeunes annes ;
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plus tard elles ajoutent leur lyre la corde grave et plaintive sur
laquelle sexpriment la religion et le malheur. La vieillesse est une
voyageuse de nuit : la terre lui est cache ; elle ne dcouvre plus
que le ciel.
Montausier, que la diffrence de religion avait dabord
empch dpouser Julie dAngennes, rompit par son mariage la
premire socit de lhtel de Rambouillet. La Guirlande de Julie,
un peu fane, est arrive jusqu nous ; la Violette y fait entendre
encore sa langue parfume.
Lorsquon a raconter une srie dvnements, et quon pousse
son rcit jusqu la mort des personnages, on parvient cette
gravit des enseignements, qui rsulte des variations de la vie. La
marquise de Rambouillet mourut lge de quatre-vingt-deux
ans, en 1665. Il y avait dj longtemps quelle nexistait plus,
moins de compter des jours qui ennuient. Elle avait fait son
pitaphe :
Et si tu veux, passant, compter tous ses malheurs,
Tu nauras qu compter les moments de sa vie.
Tel est le secret de ces moments qui passent pour heureux.
Mme de Montausier expira le 13 avril 1671, lge de soixante-
quatre ans. Nomme gouvernante des enfants de France lors de la
grossesse de Marie-Thrse dAutriche, ensuite dame dhonneur
de la reine lorsque la duchesse de Navailles donna sa dmission,
elle fut effraye de lapparition de M. de Montespan, ce mari de
lAlcmne de Molire, quelle crut voir dans un passage obscur et
qui la menaait. Julie dAngennes se reprochait la flatterie de son
CHATEAUBRIAND
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silence. Responsable des devoirs que lui imposait le nom de son
mari, elle semblait avoir ou lapostrophe de lorateur aux cendres
de Montausier : Ce tombeau souvrirait, ses cendres se
ranimeraient pour me dire : Pourquoi viens-tu mentir pour moi,
qui ne mentis jamais pour personne ? Mme de Montausier se
retira, languit et disparut : on entendit peine se refermer sa
tombe.
Hlas ! une des plus belles renommes commences lhtel
de Rambouillet sensevelit Grignan, la source de son immortalit.
Mme de Svign ne stait pas fait illusion sur sa jeunesse, comme
Mme de Montausier. Elle crivait sa fille : Je vois le temps
accourir et mapporter en passant laffreuse vieillesse. Elle
crivait encore ses enfants : Vous voil donc nos pauvres
Rochers. Et ctait l quavait habit longtemps Mme de Svign
elle-mme. La lettre date de Grignan, du 29 mars 1696, quatre
ans avant la mort de Ranc, regarde le jeune Blanchefort,
arrach comme une fleur que le vent emporte . Cette lettre est
une des dernires de lEpistolaire ; plainte du vent qui passe sur
un tombeau. Je mrite, dit-elle, dtre mise dans la hotte o
vous mettez ceux qui vous aiment, mais je crains que vous nayez
point de hottes pour ces derniers. Ces hottes ne psent gure ;
elles ne portent que des songes. On se plat mlancoliquement
voir dans quel cercle roulaient les ides dernires de Mme de
Svign : on ne dit pas quelle fut sa parole fatidique. On aimerait
avoir un recueil des derniers mots prononcs par les personnes
clbres ; ils feraient le vocabulaire de cette rgion nigmatique
des sphinx par qui en Egypte lon communique du monde au
dsert.
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A Rome quavait habite Mme des Ursins, allie de Mme de
Rambouillet, Mme des Ursins ne se pouvait rsoudre retourner
proscrite et vieille : Occupe du monde, dit Saint-Simon, de ce
quelle avait t et de ce quelle ntait plus, elle eut le plaisir de
voir Mme de Maintenon, oublie, sanantir dans Saint-Cyr.
Et pourtant M. le duc de Noailles vient de faire de Saint-Cyr
une restauration admirable. En nous parlant du plaisir que devait
trouver Mme des Ursins prolonger ses jours parmi des ruines,
Saint-Simon regardait apparemment comme plaisir la plus dure
des afflictions, le survivre. Heureux lhomme expir en ouvrant
les yeux ! il meurt aux bras de ces femmes du berceau, qui ne sont
dans le monde quun sourire.
Des dbris de cette socit se forma une multitude dautres
socits qui conservrent les dfauts de lhtel de Rambouillet
sans en avoir les qualits. Ranc rencontra ces socits ; il ny put
gter son esprit, mais il y gta ses murs ; il eut plusieurs duels,
lexemple du cardinal de Retz, sil faut en croire quelques crits
dont on doit nanmoins se dfier.
Lhtel dAlbret et lhtel de Richelieu furent les deux grandes
drivations de cette premire source do sortirent lhtel de
Longueville et lhtel de Mme de La Fayette, en attendant les
jardins de La Rochefoucauld que jai vus encore entiers dans la
petite rue des Marais. On tenait ruelle ; Paris tait distribu en
quartiers qui portaient des noms merveilleux ; on les peut voir
dans le Dictionnaire des Prcieuses. Le faubourg Saint-Germain
sappelait la Petite Athnes ; la place Royale, la Place Dorique ; le
Marais, le quartier des Scholies ; lle Notre-Dame, la place de
CHATEAUBRIAND
26
Dlos. Tous les personnages du commencement du XVIe sicle
avaient chang dappellation ; tmoin le discours de Boileau sur
les hros de roman : Mme dAragonnais tait la princesse
Philoxne ; Mme dAligre, Thelamyre ; Sarrasin, Polyandre ;
Conrard, Theodamas ; Saint-Aignan, Artaban ; Godeau, le mage
de Sidon.
Loin de l se trouvait une autre socit, qui prenait le nom du
Marais et dont les personnages se mlaient parfois ceux de
lhtel de Rambouillet. L rgnait le grand Cond et passait
Molire ; on y rencontrait La Rochefoucauld, Longueville, dEstres,
La Chtre. Cond avait quitt les petits matres, ses premiers
compagnons, et napprenait plus monter cheval avec Arnauld
dAndilly. Molire puisa dans une conversation avec Ninon, qui se
trouvait l, la peinture de lhypocrite, dont il fit ensuite le Tartufe.
Ninon, puisque lhistoire, qui malheureusement ne sait point
rougir, force prononcer son nom, paratrait cependant navoir
pas t connue de Ranc. Elle tait impie de l la faveur dont elle
a joui dans le XVIIIe sicle ; philosophe et courtisane, ctait la
perfection. On a fait trop de bruit de la fidlit que Mlle de
Lenclos mit rendre un dpt : cela prouve quelle ne volait pas.
Son incrdulit passait sous la protection de son esprit : il fallait
quelle en et beaucoup pour que Mmes de La Suze, de Castelnau,
de La Fert, de Sully, de Fiesque, de La Fayette, ne fissent aucune
difficult de la voir, Mme de Maintenon, ntant encore que
Mme Scarron, tait lie avec elle ; elle voulut lappeler Saint-
Cyr. La comtesse Sandwich la recherchait ; la reine Christine,
sefforant de lemmener Rome, lappelait lillustre Ninon ;
Port-Royal prtendit la convertir. Elle avait exclu Chapelle de sa
VIE DE RANC
27
socit pour son ivrognerie, Chapelle jura que pendant un mois il
ne se coucherait pas sans tre ivre et sans avoir fait une chanson
contre Ninon.
Les uvres de Saint-Evremond renferment huit lettres de
Mlle de Lenclos, crites pour lexil qui, nayant pu obtenir un
tombeau dans sa patrie, a un mausole Westminster, Saint-
Evremond apercevait Paris lenvers, du fond de Londres ; il est
vrai quil avait auprs de lui le chevalier de Grammont, et, comme
Franois, lEcossais Hamilton, sans compter les Italiennes Mazarini.
Les lettres de Ninon sont fines de style et de got :
Je crois comme vous, dit-elle Saint-Evremond, que les
rides sont les marques de la sagesse. Je suis ravie que vos vertus
extrieures ne vous attristent point.
Mme de Svign aurait-elle parl plus agrablement de ses
vertus extrieures ?
Le sicle de Louis XIV achve de dfiler derrire ce transparent
tendu par la main dune nouvelle habitante de Ca.
On na jamais bien su la cause de la disgrce du correspondant
de Ninon et de limplacabilit de Louis XIV. La lettre politique
cite par Saint-Simon, malgr la susceptibilit du roi (fort
naturelle aprs les troubles de sa minorit), ne saurait tre la
vraie cause de sa disgrce ; il faut quil y ait eu quelque blessure
secrte : Saint-Evremond avait t li avec Fouquet, et Fouquet
touchait aux lettres de Mme de La Vallire.
Les lettres de Saint-Evremond en rponse Mlle de Lenclos
sont agrables sans tre naturelles, On reconnaissait parmi les
trangers ces clats dtachs de la plante de la France, et qui
CHATEAUBRIAND
28
formaient de petites sphres indpendantes de la rgion dans
laquelle elles tournaient. Il est peu prs certain que Saint-
Evremond est lauteur de la conversation du pre Canaye avec le
marchal dHocquincourt.
LAnacron du Temple, ainsi appelait-on Chaulieu, parlant de
la vieille Mlle de Lenclos, assurait que lamour stait retir jusque
dans ses rides ; toute cette jeune socit avait plus de quatre-
vingts ans. Voltaire, au sortir du collge, fut prsent Ninon.
Elle lui laissa deux mille francs pour acqurir des livres, et
apparemment le cercueil que lEgypte faisait tourner autour de la
table du festin. Ninon, dvore du temps, navait plus que
quelques os entrelacs, comme on en voit dans les cryptes de
Rome. Les temps de Louis XIV ne rendent pas innocent ce qui
sera ternellement coupable, mais ils agrandissent tout ; placez-la
hors de ces temps, que serait-ce aujourdhui que Ninon ?
Au moment que parat Ninon se lve un nouvel astre,
Mme Scarron. Elle demeurait avec son mari vers la rue du
Mouton. Scarron, tant au Mans, stait enduit de miel, et roul
dans un tas de plumes ; il avait jout dans les rues en faon de
coq. Tout cul-de-jatte quil tait, il pousa Mlle dAubign, belle et
pauvre, ne dans les prisons de la conciergerie de Niort, leve au
Chteau-Trompette, o Agrippa dAubign avait t transfr.
Elle revenait dAmrique ; son pre Agrippa y avait pass.
Lamiral Coligny avait voulu, dans les Florides, fonder une
colonie.
Selon Segrais, Mlle dAubign fut recherche dans son enfance
par un serpent : Alexandre est au fond de toute lhistoire. Retire
VIE DE RANC
29
chez Mme de Villette, calviniste, et chez Mme de Neuillant, avare,
Mme de Maintenon commandait dans la basse-cour. Ce fut par ce
gouvernement que commena son rgne. Lauteur du Roman
comique produisit sa femme laide du chevalier de Mr, qui
appelait la femme de son joyeux ami sa jeune Indienne.
Mme Scarron leva dabord les btards de Louis et de Mme de
Montespan, dans une maison isole, au milieu de la plaine de
Vaugirard. Ce qui lui fournit loccasion de voir Louis, dont elle
parvint devenir la femme. Scarron fut charg de la sorte dune
grande destine : les ngres nourrissent pour leur matre
dlgantes cratures du dsert.
Au centre de la socit commenaient les ftes des Tuileries,
bals, comdies, promenades en calche. Les diffrents jardins de
Fontainebleau paraissaient des jardins enchants, et, comme on
disait, les dserts des Champs-Elyses. Louis XIV suivait alors
Madame, Henriette dAngleterre, qui pousa Monsieur.
Mlle de Montpensier raconte que lon fut une fois trois jours
accommoder sa parure ; sa robe tait chamarre de diamants
avec des houppes incarnates, blanches et noires : la reine
dAngleterre avait prt une partie de ses diamants. Mademoiselle,
qui se vantait de sa belle taille, de sa blancheur et de lclat de ses
cheveux blonds, tait laide ; elle avait les dents noires, ce dont elle
senorgueillissait comme dune preuve de sa descendance. Sous le
cardinal de Richelieu, Mademoiselle avait dj paru dans le ballet
du Triomphe de la beaut : elle reprsentait la Perfection ; Mlle
de Bourbon, lAdmiration ; Mlle de Vendme, la Victoire.
Les contrastes assaisonnaient ces joies. Mademoiselle pendant
la Fronde, aprs avoir saisi Orlans pour Monsieur ; traversait le
CHATEAUBRIAND
30
Petit-Pont Paris ; son carrosse saccroche la charrette que lon
menait toutes les nuits pleine de morts ; elle ne fit que changer de
portire, de crainte que quelques pieds ou mains ne lui
donnassent par le nez. Durant cette rvolution, on vivait dans la
rue comme en 1792. Mademoiselle fit une visite Port-Royal ; elle
projetait davoir dans son dsert un couvent de carmlites :
confusion scandaleuse de sujets et dides que lon retrouve
chaque pas dans ces temps o rien ntait encore class.
Le cardinal de Retz tait partout : il frquentait lhtel de
Chevreuse. Enfin, au Marais et dans lle Saint-Louis, demeuraient
Lamoignon et dAguesseau, graves magistrats ; on en galisait le
poids dans leur jeunesse avec un pain, lorsquune grosse cavale
les portait lun vis--vis de lautre dans deux paniers. Jadis Henri
III aimait surprendre ces compagnies retires, et sasseyait au
milieu delles sur un bahut.
Socits depuis longtemps vanouies, combien dautres vous
ont succd ! les danses stablissent sur la poussire des morts,
et les tombeaux poussent sous les pas de la joie. Nous rions et
nous chantons sur les lieux arross du sang de nos amis. O sont
aujourdhui les maux dhier ? O seront demain les flicits
daujourdhui ? Quelle importance pourrions-nous attacher aux
choses de ce monde ? Lamiti ? Elle disparat quand celui qui est
aim tombe dans le malheur, ou quand celui qui aime devient
puissant. Lamour ? Il est tromp, fugitif ou coupable. La
renomme ? Vous la partagez avec la mdiocrit ou le crime. La
fortune ? Pourrait-on compter comme un bien cette frivolit ?
Restent ces jours, dits heureux, qui coulent ignors dans
lobscurit des soins domestiques, et qui ne laissent lhomme ni
lenvie de perdre ni de recommencer la vie.
VIE DE RANC
31
Ranc avait lentre des salons que je viens de peindre par ses
amis de la Fronde, personnages dont nous le verrons porter les
lettres de recommandation Rome. Le cardinal de Retz le logea
chez lui prs du Vatican. Champvallon, archevque de Paris, tait
son familier. Champvallon avait lhabilet et laudace des Sancy ;
il agrait Louis XIV : on croit que le prince le choisit pour la
clbration de son mariage avec Mme de Maintenon. Celle-ci
expia son ambition en osant crire quelle sennuyait dun roi qui
ntait plus amusable. Champvallon contraria Bossuet dans
lassemble du clerg en 1682. Il mourut Conflans, quil avait
achet et qui est rest larchevch de Paris.
Ranc tait encore le compagnon de Chteauneuf et de
Montrsor, petit-fils de Brantme. Il chassait avec le duc de
Beaufort. Enfin, il tenait tous ces tres futiles par les familiers
de lhtel de Montbazon, o sa liaison avec la duchesse de
Montbazon lavait introduit.
Au sortir de la Fronde, labb Le Bouthillier rsidait tantt
Paris, tantt Veretz, terre de son patrimoine et lune des plus
agrables des environs de Tours. Il embellissait chaque anne sa
chtellenie ; il y perdait ses jours la manire de saint Jrme et
de saint Augustin, comme quand dans les oisivets de ma
jeunesse je les conduisis sur les flots du golfe de Naples. Ranc
inventait des plaisirs : ses ftes taient brillantes, ses festins
somptueux ; il rvait de dlices, et il ne pouvait arriver ce quil
cherchait. Un jour, avec trois gentilshommes de son ge, il rsolut
dentreprendre un voyage limitation des chevaliers de la Table
ronde ; ils firent une bourse en commun, et se prparrent
courir les aventures : le projet sen alla en fume. Il ny avait pas
loin de ces rves de la jeunesse aux ralits de La Trappe.
CHATEAUBRIAND
32
Ainsi que Catherine de Mdicis, dont on voit encore la tour
des sortilges accole la rotonde du march au bl, Ranc donna
dans lastrologie. Le fonds de religion quil avait reu de son
ducation chrtienne combattait ses superstitions ; les avertissements
quil croyait recevoir des astres tournaient au profit de sa
conversion future. De mme que les anciens observateurs des
rvolutions sidrales, il connaissait les montagnes de la lune
avant que les montagnes de la terre lui fussent connues. Un jour,
derrire Notre-Dame, la pointe de lle, il abattait des oiseaux :
dautres chasseurs tirrent sur lui du bord oppos de la rivire ; il
fut frapp ; il ne dut la vie qu la chane dacier de sa gibecire :
Que serais-je devenu, dit-il, si Dieu mavait appel dans ce
moment ? Rveil surprenant de la conscience* !
Une autre fois, Veretz, il entend des chasseurs dans les
avenues de son chteau : il court, tombe au milieu dune troupe
dofficiers, la tte desquels tait un gentilhomme renomm par
ses duels. Ranc slance sur le dlinquant et le dsarme. Il faut,
disait aprs le braconnier noble, que le ciel ait protg Ranc, car
je ne puis comprendre ce qui ma empch de le tuer. On trouve
une autre version de cette aventure : Ranc cheval fut couch en
joue par des chasseurs ; il ntait accompagn que dun jockey,
quon appelait alors un petit laquais : il se jette dans la bande, la
fait reculer, et la force lui demander des excuses.
Avant quil et pris sa route en bas, son ambition le poussait
monter. Tonsur le 21 dcembre 1635, bachelier en thologie en
1647, licenci en 1649, il reut en 1653 le bonnet de docteur de la
* Jugement critique de dom Gervaise.
VIE DE RANC
33
facult de Navarre ; ds 1650 larchevque de Tours, dans lglise
de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, lui avait confr la fois les
quatre mineurs, le sous-diaconat et le diaconat ; quelques mois
aprs, le 22 janvier 1651, il fut ordonn prtre.
Limposition des mains tant faite, il ne restait plus qu
passer une crmonie redoutable. Jai entendu, au pied des
Alpes vnitiennes, carillonner la nuit en lhonneur dun pauvre
lvite qui devait dire sa premire messe le lendemain. Pour
Ranc, les ornements et les vtements, prpars la lumire du
jour, taient magnifiques ; mais soit quil ft saisi des terreurs du
ciel, soit quil regardt comme des licences sacrilges celles quil
avait obtenues, soit quil ressentit cette pouvante qui saisissait
un trop jeune coupable quand la Rome paenne lui dlivrait des
dispenses dge pour mourir, Ranc salla cacher aux Chartreux.
Dieu seul le vit lautel. Le futur habitant du dsert consacra sur
la montagne, lorient de Jrusalem, les prmices de sa solitude.
Ce que le monde appelle les belles passions, dit un des
historiens de Ranc, occupait son cur : les plaisirs le cherchaient,
et il ne les fuyait pas. Jamais homme neut les mains plus nettes,
naima mieux donner et moins prendre.
Labb Marsollier, dont je rapporte les paroles, tait charg
dcrire la vie du rformateur par les ordres du roi et de la reine
dAngleterre. Les injonctions de ces majests tombes impriment
lexpression du serviteur de Dieu ce quelque chose de temprant
et de grave quinspire linfortune.
Mazarin naimait pas les hommes qui sortaient de la Fronde ;
il aimait encore moins les protgs de son devancier, et sopposait
CHATEAUBRIAND
34
lavancement de Ranc. Ranc lui-mme ne se prtait pas cet
avancement quand il ny trouvait pas sa convenance. Peu de
temps aprs avoir reu la prtrise, il refusa lvch de Lon ; il
nen trouvait pas le revenu assez considrable, et la Bretagne tait
trop loin de la cour. Dom Gervaise raconte que la chasse tait un
de ses amusements favoris : On la vu plus dune fois, dit-il,
aprs avoir chass trois ou quatre heures le matin, venir le mme
jour en poste de douze ou quinze lieues, soutenir une thse en
Sorbonne ou prcher Paris avec autant de tranquillit desprit
que sil ft sorti de son cabinet. Champvallon layant rencontr
dans les rues, lui dit : O vas-tu labb ? que fais-tu aujourdhui ?
Ce matin, rpondit-il, prcher comme un ange, et ce soir
chasser comme un diable *
Labb de Marolles, dans ses Mmoires, cite Ranc : Cet abb,
dit-il, de qui lhumeur est si douce et lesprit si clair, sil avait
plu au roi de le nommer coadjuteur de M. larchevque de Tours,
son oncle, son oncle en et t ravi, autant pour les avantages de
son diocse que pour lhonneur de sa famille. Larchevque
crut dabord, continue Marolles, que ce ntait de ma part que
pures civilits ; mais comme il connut que jy prenais quelque
sorte dintrt pour les grandes esprances que je concevais de la
capacit de labb de Ranc, il me remercia. La mre de labb
de Marolles, dont il est ici question, allait la messe dans un
chariot men par quatre chevaux blancs pris sur les Turcs, en
Hongrie. Elle portait son fils une fontaine qui coulait au travers
dune saulaie.
* Jugement critique, mais quitable, des Vies de feu M. labb de Ranc (Gervaise).
VIE DE RANC
35
Linclination militaire de Ranc le poussait dans les lieux
descrime. Quand il parvenait faire sauter le fleuret dun prvt
darmes, rien ngalait sa joie.
Lhabit de fantaisie de celui qui devait revtir la bure tait un
justaucorps violet, dune toffe prcieuse ; il portait une chevelure
longue et frise, deux meraudes ses manchettes, un diamant de
prix son doigt. A la campagne ou la chasse, on ne voyait sur lui
aucune marque des autels : Il avait, continue Gervaise, lpe au
ct, deux pistolets laron de sa selle, un habit couleur de
biche, une cravate de taffetas noir o pendait une broderie dor,
Si, dans les compagnies plus srieuses qui le venaient voir, il
prenait un justaucorps de velours noir avec des boutons dor, il
croyait beaucoup faire et se mettre rgulirement. Pour la messe,
il la disait peu.
Il reste quelques pages de Ranc, intitules : Mmoire des
dangers que jai courus durant ma vie, et dont je nai t
prserv que par la bont de Dieu. A lge de quatre ans, dit
lauteur du Mmento, je fus attaqu dune hydropisie de laquelle
je ne guris que contre le sentiment de tout le monde. A lge de
quatorze ans, jeus la petite vrole. Une fois, en essayant un
cheval dans une cour, layant pouss plusieurs fois et arrt
devant la porte dune curie, le cheval memporta ; et comme
lcurie tait retranche, il passa deux portes : ce fut une espce
de miracle que cela se pt faire sans me tuer.
Suit cinq six autres accidents de chevaux ; ils font honneur
au courage et la prsence desprit de Ranc. Jai vu des
brouillons de la jeunesse de Bonaparte ; il jalonnait le chemin de
la gloire comme Ranc le chemin du ciel.
CHATEAUBRIAND
36
Ces dangers auxquels le hasard exposait Ranc frapprent un
esprit srieux chez qui les rflexions graves commenaient
natre. En sattachant une femme qui avait dj franchi la
premire jeunesse, Ranc aurait du sapercevoir que la voyageuse
avait achev avant lui une partie de la route.
Le duc de Montbazon prsidait un jour un assaut scolastique
dans lequel labb de Ranc tait rudement men. Fatigu des
criailleries, le vieux duc se lve, savance au milieu de la salle en
faisant jouer sa canne comme pour sparer des chiens, et dit en
latin Ranc : Contra verbosos verbis ne dimices ultra. Montbazon,
mort en 1644, lge de quatre-vingt-six ans, tait n en 1558,
sous Henri II. Il avait vu passer la Ligue et la Fronde. Etait-il dans
la voiture de Henri IV lorsque celui-ci fut assassin ? Le duc de
Montbazon, corrompu par ces temps dpravs qui stendirent de
Franois Ier Louis XIV, faisait confidence sa femme de ses
infidlits octognaires. Devenu honteusement amoureux dune
joueuse de luth, il se prit de querelle avec la musicienne et la
voulut jeter par la fentre. La force manqua sa vengeance ; il
retomba sur son lit prs du volage fardeau que ne put soulever ni
son bras ni sa conscience.
Ctait cette cole de remords et de honte quil endoctrinait
sa femme, ge de seize ans, fille ane de Claude de Bretagne,
comte de Vertus, et de Catherine Fouquet de La Varennes. Le
comte de Vertus avait fait tuer chez lui Saint-Germain-La-Troche,
quil croyait corrupteur de sa femme. La duchesse de Montbazon
tait en religion lorsquelle pousa son mari. Tandis quavec
Bassompierre, sorti de la Bastille, le duc de Montbazon sentretenait
du pass, la duchesse de Montbazon soccupait du prsent. Elle
VIE DE RANC
37
disait qu trente ans on ntait bonne rien, et quelle voulait
quon la jett dans la rivire quand elle aurait atteint cet ge.
Hercule de Rohan, gouverneur de Paris, tait veuf lorsquil
pousa la fille du comte de Vertus. Il avait plusieurs enfants dun
autre lit, entre autres la duchesse de Chevreuse : de sorte que
Mme la duchesse de Montbazon tait belle-mre de la duchesse
de Chevreuse, quoique infiniment plus jeune que sa belle-fille.
Tallemant des Raux assure que Mme de Montbazon tait
une des plus belles personnes quon pt voir. Le duc de Montbazon
et Le Bouthillier le pre taient lis. Nous venons de voir comment le
vieux duc vint au secours du fils dans un assaut scolastique.
Ranc, caress dans la maison du duc, fut lev sous les yeux de la
jeune duchesse ; il rsulta de ce rapprochement une liaison. Le
duc mourut en 1644 ; sa femme avait alors trente-deux ans, et ne
paraissait pas en avoir plus de vingt. Les relations de Mme de
Montbazon et de Ranc continurent ; elles ne furent troubles
quen 1657, par un accident. La duchesse se pensa noyer en
traversant un pont qui se rompit sous elle. Le bruit de sa mort se
rpandit ; on lui fit cette pitaphe :
Ci-gt Olympe, ce quon dit :
Sil nest pas vrai, comme on souhaite,
Son pitaphe est toujours faite :
On ne sait qui meurt ni qui vit.
Marie de Montbazon devint clbre. Le duc de Beaufort tait
son serviteur. On ne pouvait souvrir lui daucun secret
important, cause de la duchesse, qui navait point de discrtion.
CHATEAUBRIAND
38
Elle eut une excuse faire Mme de Longueville au sujet de deux
billets de Mme de Fouquerolles adresss au comte de Maulevrier,
et qui taient tombs de la poche de celui-ci. Mme de Montbazon
les trouva, prtendit quils taient de Mme de Longueville et quils
regardaient Coligny. Mme de Montbazon les commenta avec
toutes sortes de railleries. Cela fut rapport Mme de Longueville,
qui devint furieuse. La cour se divisa Les importants prirent le
parti de Mme de Montbazon, et la reine se rangea du parti de
Mme de Longueville, sur du duc dEnghien, dernirement
vainqueur Rocroi. Les importants taient un parti compos de
quatre ou cinq mlancoliques, qui avaient lair de penser creux
(Retz). Ctait Mme de Cornuel qui les avait ainsi nomms, parce
quils terminaient leurs discours par ces mots : Je men vais
pour une affaire dimportance. Le duc de Beaufort, le hros des
halles, leur donnait une certaine renomme vaille que vaille. Il
avait tu le duc de Nemours, pleur des hommes en public et des
femmes en secret, dit Benserade.
Le cardinal Mazarin convertit des tracasseries de femmes en
une affaire dEtat. Mme de Longueville exigeait une rparation, et
Cond appuyait sa sur ; Mme de Montbazon refusait toute
satisfaction, et le duc de Beaufort la soutenait.
Durant que jtais Vincennes, dit Mlle de Scudri, vint
Mme de Montbazon avec M. de Beaufort ; il lui faisait voir toutes
les incommodits de ce logement, triomphant lchement du
malheur dun prince quil noserait regarder quen tremblant sil
tait en libert.
Mlle de Scudri se souvient trop quelle a fait un beau
quatrain sur la prison du grand Cond. Le duc de Beaufort osait
VIE DE RANC
39
regarder tout le monde en face ; il avait mme insult Cond, et
lavantage de la branche btarde tait rest aux illgitimes sur la
branche cadette des lgitimes.
Aprs maintes alles et venues pour concilier Mme de
Longueville et Mme de Montbazon, on convint, daprs lavis
dAnne dAutriche et de Mazarin, des excuses que Mme de
Montbazon aurait faire Mme de Longueville. Ces excuses
furent crites dans un billet attach lventail de Mme de
Montbazon. Mme de Montbazon, fort pare, entra dans la
chambre de l princesse ; elle lut le petit papier attach son
ventail :
Madame, je viens vous protester que je suis trs innocente
de la mchancet dont on ma voulu accuser ; il ny a aucune
personne dhonneur qui puisse dire une calomnie pareille. Si
javais fait une faute de cette nature, jaurais subi les peines que la
reine maurait imposes ; je ne me serais jamais montre dans le
monde et vous en aurais demand pardon. Je vous supplie de
croire que je ne manquerai jamais au respect que je vous dois et
lopinion que jai de la vertu et du mrite de Mme de Longueville.
La princesse rpondit : Madame, je crois trs volontiers
lassurance que vous me donnez de navoir nulle part la
mchancet que lon a publie ; je dfre trop au commandement
que la reine men a fait.
Mme de Monbazon pronona le billet, dit Mme de Motteville,
de la manire du monde la plus fire et la plus haute, faisant une
mine qui semblait dire : Je me moque de ce que je dis.
Les deux dames se retrouvrent dans le jardin de Renard, au
bout du jardin des Tuileries ; Mme de Longueville dclara quelle
CHATEAUBRIAND
40
naccepterait point la collation si sa rivale demeurait ; Mme de
Montbazon refusa de sen aller. Le lendemain Mme de Montbazon
reut un ordre du roi de se retirer dans une de ses maisons de
campagne. Il y eut un duel entre M. de Guise et M. de Coligny,
suite du dml.
La hardiesse de Mme de Montbazon galait la facilit de sa
vie. Le cardinal de Retz, qui lchait indiffremment des
apophthegmes de morale et des maximes de mauvais lieux,
crivait ses Mmoires lorsquon croyait quil pleurait ses pchs.
Il disait de Mme de Montbazon quil navait jamais vu personne
qui et montr dans le vice si peu de respect pour la vertu .
Quoique grande, les contemporains trouvaient quelle ressemblait
une statue antique, peut-tre celle de Phryn ; mais la Phryn
franaise net pas propos, ainsi que la Phryn de Thespies, de
faire rebtir Thbes ses frais, pourvu quil lui ft permis de
mettre son souvenir en opposition au souvenir dAlexandre.
Mme de Montbazon prfrait largent tout.
DHocquincourt, ayant fait rvolter Pronne, crivait
Mme de Montbazon : Pronne est la belle des belles. Stant
cach dans la chambre de la duchesse, il ne fut pas aussi
malheureux que Chastelard, fils naturel de Bayard, sans peur,
non sans reproche : Chastelard fut dcapit pour stre cach en
Ecosse sous le lit de Marie Stuart. Il avait fait une romance sur sa
reine aime :
Lieux solitaires
Et monts secrets
Qui seuls sont secrtaires
De mes piteux regrets.
VIE DE RANC
41
Il y aurait de linjustice ne pas mettre en regard de ce
tableau un pendant trac dune main plus amie : cest un religieux
qui tient le pinceau :
Ds que la jeune duchesse de Montbazon parut la cour,
elle effaa par sa beaut toutes celles qui sen piquaient. Tant que
son mari vcut, sa sagesse et sa vertu ne furent jamais suspectes ;
se voyant affranchie du joug du mariage, elle se donna un peu
plus de libert. Labb de Ranc, alors g de dix-neuf vingt ans,
tait dj de lhtel de Montbazon. Il eut le don de plaire la
duchesse, et elle en sut faire une grande diffrence avec tous ceux
qui frquentaient sa maison.
M. de Ranc le pre tant mort, son fils labb, devenu le
chef de sa maison lge de vingt-six ans le prit dun grand vol ; il
parut dans le monde avec plus dclat quil navait jamais fait : un
plus gros train, un plus bel quipage, huit chevaux de carrosse des
plus beaux et des mieux entretenus, une livre des plus lestes ; sa
table proportion. Ses assiduits auprs de Mme de Montbazon
augmentrent ; il passait souvent les nuits au jeu ou avec elle ;
elle sen servait pour ses affaires : une jeune veuve a besoin de ce
secours. Cette familiarit fit bien des jaloux ; on en pensa et lon
en dit tout ce quon voulut, peut-tre trop.
Il est vrai que, de tous ceux qui firent leur cour Mme de
Montbazon, labb de Ranc fut celui qui eut le plus de part son
amiti. Aussi ctait un ami vritable et effectif. Il sut en plusieurs
occasions lui rendre des services trs considrables ; la
reconnaissance exigeait de cette dame toutes ces distinctions. Au
reste, ils gardaient toujours de grands dehors ; ils vitaient mme
de monter ensemble dans le mme carrosse, et pendant plus de
CHATEAUBRIAND
42
dix ans qua dur leur commerce, on ne les y a jamais vus quune
fois, encore taient-ils si bien accompagns quon ne pouvait sen
formaliser. Ainsi il y a quelque apparence que lesprit avait plus
de part cette amiti que la chair.
La reine Christine de Sude avait envoy en France, en
qualit dambassadeur, le comte de Tot. Il stait adress
M. Mnage pour voir ce quil y avait de plus considrable la
cour, et lui demanda enfin si par son moyen il ne pourrait pas
voir Mme de Montbazon, dont il avait entendu dire tant de bien.
M. Mnage, qui, en qualit de bel esprit avait accs auprs de
cette dame, fut la trouver, et lui dit que lambassadeur de Sude,
ayant vu tout ce quil y avait de plus beau Paris, croyait navoir
rien vu sil navait lhonneur de voir la plus belle personne du
monde, quil lui demandait la permission de lamener chez elle :
Quil vienne aprs-demain, rpondit la duchesse, et quil se
tienne ferme : je serai sous les armes.
Tel est le rcit de dom Gervaise. Mme de Montbazon ne vint
point au rendez-vous. Dj atteinte de la maladie qui lemporta,
elle ne parut sous les armes que devant la mort.
Malgr la dissimulation du peintre, on aperoit le dfaut
principal de Mme de Montbazon et le parti quelle savait tirer de
son ami vritable et effectif.
Heureusement des femmes moins titres rachetaient par leur
dsintressement la rapacit des privilgies.
Rene de Rieux, autrement la belle Chateauneuf, aime de
Henri III, fut marie deux fois : elle pousa dabord Antinotti,
quelle poignarda pour cause dinfidlit ; ensuite Altovitti de
VIE DE RANC
43
Castellane, qui fut tu par le grand prieur de France ; Altovitti eut
le temps, avant dexpirer, denfoncer un stylet dans le ventre du
grand prieur. Ces assassinats de laristocratie ne furent point
punis ; ils taient alors du droit commun : on ne les chtiait que
dans les vilains.
La belle Chteauneuf accoucha en Provence dune fille, qui fut
tenue sur les fonts de baptme par la ville de Marseille. Puis
Rene de Rieux disparat. Sa fille, Marcelle de Castellane, fut
laisse sur la grve de Notre-Dame-de-la-Garde comme une
alouette de mer. Ce fut l que le duc de Guise, fils du Balafr, la
rencontra. Il ntait pas beau, ainsi que son grand-pre tu
Orlans, ou son pre assassin Blois, mais il tait hardi ; il
stait empar de Marseille pour Henri IV, et il portait le nom de
Guise.
Marcelle de Castellane lui plut ; elle-mme se laissa prendre
damour : sa pleur, tendue comme une premire couche sous la
blancheur de son teint, lui donnait un caractre de passion. A
travers ce double lis transpiraient peine les roses de la jeune
fille. Elle avait de longs yeux bleus, hritage de sa mre.
Desportes, le Tibulle du temps, avait clbr les cheveux de Rene
dans Les Amours de Diane. Desportes chantait pour Henri III,
qui navait pas le talent de Charles IX.
Beaux nuds crps et blonds nonchalamment pars,
Mon cur plus que mon bras est par vous enchan.
Marcelle dansait avec grce et chantait ravir, mais, leve
avec les flots, elle tait indpendante. Elle saperut que le duc de
CHATEAUBRIAND
44
Guise commenait se lasser delle ; au lieu de se plaindre, elle se
retira. Leffort tait grand ; elle tomba malade, et comme elle tait
pauvre, elle fut oblige de vendre ses bijoux. Elle renvoya avec
ddain largent que lui faisait offrir le prince de Lorraine : Je
nai que quelques jours vivre, dit-elle : le peu que jai me suffit.
Je ne reois rien de personne, encore moins de M. de Guise que
dun autre. Les jeunes filles de la Bretagne se laissent noyer sur
les grves aprs stre attaches aux algues dun rocher.
Les calculs de Marcelle taient justes ; on ne lui trouva rien ;
elle avait compt exactement ses heures sur ses oboles ; elles
spuisrent ensemble. La ville, sa marraine, la fit enterrer.
Trente ans aprs, en fouillant le pav dune chapelle, on
saperut que Marcelle navait point t atteinte du cercueil : la
noblesse de ses sentiments semblait avoir empch la corruption
dapprocher delle.
Lorsque le duc de Guise partit pour la cour, Marcelle, qui
possdait deux lyres, composa lair et les rimes de quelques
couplets ; ils furent entendus au bord de cette mer de la Grce
do nous viennent tant de parfums.
Il sen va, ce cruel vainqueur,
Il sen va plein de gloire ;
Il sen va, mprisant mon cur,
Sa plus noble victoire.
Et malgr toute sa rigueur
Jen garde la mmoire.
Je mimagine quil prendra
Une nouvelle amante.
VIE DE RANC
45
Paroles de posie et de langueur, voix dun rve oubli,
chagrin dun songe.
On pouvait facilement simaginer que Mme de Montbazon
prendrait le nouvel amant dont le trsor tenterait ses belles et
infidles mains. Mme de Montbazon fut lobjet de la passion de
Ranc jusquau jour o il vit flotter un cilice parmi les nuages de
la jeunesse. Tandis que je mentretiens de ces choses
criminelles, dit un anachorte, les abeilles volent le long des
ruisseaux pour ramasser le miel si doux ma langue qui
prononce tant de paroles injustes.
Daprs lide quon sest forme gnralement de Ranc, on
ne verra pas sans tonnement ce tableau de sa premire vie ; on
ne peut douter de ces faits, puisquils sont raconts par Le Nain
lui-mme, prieur de La Trappe, ami de Ranc ; il a resserr ces
faits en peu de mots :
Une jeunesse passe dans les amusements de la cour, dans
les vaines recherches des sciences, mme damnables, aprs stre
engag dans ltat ecclsiastique sans autre vocation que son
ambition, qui le portait avec une espce de fureur et daveuglement
aux premires dignits de lEglise, cet homme, tout plong dans
lamour du monde, est ordonn prtre, et celui qui avait oubli le
chemin du ciel est reu docteur de Sorbonne. Voil quelle fut la
vie de M. Le Bouthillier jusqu lge de trente ans, toujours dans
les festins, toujours dans les compagnies, dans le jeu, les
divertissements de la promenade ou de la chasse.
Cest ce quen a dit, deux cents ans aprs, le cardinal de
Bausset.
CHATEAUBRIAND
46
Larchevque de Tours, lambitieux principal de sa famille,
nayant pu obtenir son neveu Ranc pour coadjuteur, le fit
nommer, en qualit darchidiacre de Tours, dput lassemble
du clerg en 1645 ; en mme temps larchevque donna sa
dmission de premier aumnier du duc dOrlans, aprs avoir
obtenu de Gaston que labb Le Bouthillier serait pourvu de cette
charge. Lassemble du clerg dura deux ans. Ranc ne sy montra
que la premire anne ; il y resserra les liens qui lunissaient au
cardinal de Retz, capable lui seul dempoisonner les plus
heureuses natures ; il parla en faveur de son ami. Mazarin disait :
Si lon voulait croire labb de Ranc, il faudrait aller avec la
croix et la bannire au-devant du cardinal de Retz. Ranc
augmenta sa rputation dans cette assemble en venant au
secours de Franois de Harlay, archevque de Rouen, depuis
archevque de Paris. Le clerg chargea labb Le Bouthillier de
surveiller, avec les vques de Vence et de Montpellier, une
dition grecque dEusbe, ou, selon dautres, de Sozomne et de
Socrate. Il fut compliment sur sa nomination de premier
aumnier du duc dOrlans ; il signa le formulaire, car il ne
cessait de suivre les doctrines de Bossuet en diffrant de sa
conduite. Comme parlementaire, il tait fidle la cour. Des
disputes slevrent. Ranc sopposa diverses propositions ; il
montrait une grande entente des affaires. Il dplut. On lavertit de
se retirer, ses jours ne paraissant pas en sret ses amis. Lavis
tait faux, Mazarin ne faisait assassiner personne. Labb Le
Bouthillier, aprs tre all remercier Gaston Blois, se retira
Veretz ; peu aprs arriva laccident qui changea sa vie.
VIE DE RANC
47
Il y a un silence qui plat dans toutes ces affaires aujourdhui
si compltement ignores : elles vous reportent dans le pass.
Quand vous remueriez ces souvenirs qui sen vont en poussire,
quen retireriez-vous, sinon une nouvelle preuve du nant de
lhomme ? Ce sont des jeux finis que des fantmes retracent dans
les cimetires avant la premire heure du jour.
VIE DE RANC
49
LIVRE DEUXIME
Il existe un trait de 230 pages in-12, imprim Cologne,
chez Pierre Marteau, 1685 ; il porte deux titres : Les vritables
Motifs de la Conversion de labb de La Trappe, avec quelques
rflexions sur sa vie et sur ses crits, ou les Entretiens de
Timocrate et de Philandre sur un livre qui a pour titre : Les
Saints Devoirs de la Vie monastique. Je parlerai dans un autre
endroit de cette seconde partie. Ce que jen vais citer actuellement
nest introduit que par incidence. On lit :
Je vous ai dj dit que labb de La Trappe tait un homme
galant et qui avait eu plusieurs commerces tendres. Le dernier qui
ait clat fut avec une duchesse fameuse par sa beaut, et qui,
aprs avoir heureusement vit la mort au passage dune rivire,
la rencontra peu de mois aprs. Labb, qui allait de temps en
temps la campagne, y tait lorsque cette mort imprvue arriva.
Ses domestiques, qui nignoraient pas sa passion, prirent soin de
lui cacher ce triste vnement, quil apprit son retour. En
montant tout droit lappartement de la duchesse, o il lui tait
permis dentrer toute heure, au lieu des douceurs dont il croyait
aller jouir, il y vit pour premier objet un cercueil quil jugea tre
CHATEAUBRIAND
50
celui de sa matresse en remarquant sa tte toute sanglante, qui
tait par hasard tombe de dessous le drap dont on lavait
couverte avec beaucoup de ngligence, et quon avait dtache du
reste du corps afin de gagner la longueur du col, et viter ainsi de
faire un nouveau cercueil qui ft plus long que celui dont on se
servait*.
Il ny a rien de vrai, dit Saint-Simon, rappelant cette
version, dans ce quon rapporte de Mme de Montbazon, mais
seulement les choses qui ont donn cours une fiction. Je lai
demand franchement M. de La Trappe, non pas grossirement
lamour, et beaucoup moins le bonheur, mais le fait, et voici ce
que jai appris.
Et qua-t-il appris ? Lautorit serait dcisive si la rponse
tait premptoire. Au lieu de sexpliquer, Saint-Simon soccupe
du rcit des liaisons de Ranc avec les personnages de la Fronde.
Il affirme du reste, comme dom Gervaise, que Marie de Bretagne
fut emporte par la rougeole, que Ranc tait auprs delle, quil
ne la quitta point, et lui vit recevoir les sacrements. Labb Le
Bouthillier, ajoute-t-il, sen alla aprs sa maison de Veretz, ce
qui fut le commencement de sa sparation du monde. Cette fin
de narration prouve quel point Saint-Simon se trompait. Les
contemporains admirateurs de Ranc semblent stre donn le
mot pour se taire sur sa jeunesse : ils ne saperoivent pas quils
diminuent la gloire de leur hros en rendant ses sacrifices moins
mritoires. Dautant plus quils en disent assez pour tre
entendus sur ce quils omettent ; tantt annonant quun religieux
* Entretiens de Timocrate et de Philandre.
VIE DE RANC
51
stait enseveli La Trappe, pour avoir fait ce qui avait troubl
Ranc, tantt que Ranc lui-mme ne cessait de pleurer ses
fragilits. Labb de Ranc, livr toutes les sductions du
monde, dit le cardinal de Bausset, se prcipita dans un genre de
vie peu conforme la saintet de son tat, et qui dgradait en
quelque sorte le triomphe quil avait obtenu sur son illustre
mule Labb de Ranc expiait sous la haire et le cilice les
erreurs de sa jeunesse. Maupeou, lun des trois historiens
contemporains de labb de La Trappe, avait lu le rcit de
Larroque ; il combat ce rcit sans le dtruire. La seule chose
nouvelle quils nous apprennent est lexhortation faite par Ranc
la mourante : Mme de Montbazon envoya un gentilhomme
complimenter M. de Brienne, avec lequel elle tait brouille.
Maupeou avait fait un ouvrage exprs contre Larroque. Ranc,
inform de lintention du cur de Nonancourt, se hta de lui
crire : Votre ouvrage, monsieur, relvera la critique, donnera
sujet des rpliques, mattirera un nombre infini dennemis sur
les bras : Dieu sait combien jai destime et de considration pour
vous ; cependant je suis press de vous conjurer de supprimer la
chose, sil est possible. Jai t si persuad que rien ntait
meilleur que de garder le silence en cette occasion, que je nai
point voulu que lon imprimt ce que javais eu envie de mettre
dans la prface de la seconde dition des Eclaircissements,
quoiquil ny et rien de plus modr. Je nai rien ajouter ce
billet, mon cher monsieur, sinon que je ne puis vous avoir une
obligation plus sensible que celle dentrer dans ma pense*. (17
mars 1686.) * Maupeou, t. I, p. 581.
CHATEAUBRIAND
52
La vivacit avec laquelle Ranc crit Maupeou dcle des
souvenirs alarms. Le P. Bouhours, que labb de La Chambre
appelait lempeseur des muses, rfute aussi les Vritables Motifs
de la Conversion de lAbb de La Trappe dans son quatrime
dialogue, pages 528 et 529 : cest toujours de lhumeur sans
preuves. Mme de Svign disait en parlant du rvrend critique :
Lesprit lui sort de tous les cts.
Marsollier, deuxime crivain de la vie de Ranc, garde le
silence ; mais Le Nain, le troisime, le plus complet, le plus sr
crivain de cette vie, a entendu parler de Larroque. Dom Le Nain
mourut lge de soixante-treize ans, sous-prieur de La Trappe.
Ami et confident de Ranc, au livre III, chap. IX, de la Vie du
Rformateur de la Trappe, il crit :
Outre tous ces libelles, il en parut un autre, compos par un
huguenot, sous ce titre : Les Motifs de la Conversion de lAbb de
la Trappe. Mais lauteur des Homlies familires sur les
Commandements de Dieu, tome III, page 378, le rfute
admirablement par ces paroles : Je sais quun ministre hrtique
a fait ce quil a pu pour dcrier un saint abb ; mais je sais bien
aussi que toute la France et les pays circonvoisins ont regard ce
misrable livre comme un libelle diffamatoire et son auteur
comme un imposteur, qui fonde toutes ses calomnies sur des
jugements les plus tmraires qui se puissent imaginer : comme
si pour dtruire les vertus les plus clatantes et les plus solides il
ny avait qu dire tmrairement quelles nont point dautres
sources que lorgueil de celui qui les pratique. Le Nain se
dbarrasse ainsi de la rponse. Les amplifications de lauteur des
Homlies familires sont naturelles, mais elles ne dtruisent
aucune assertion.
VIE DE RANC
53
Sur le fait isol lch par une plume protestante, il est tomb
une avalanche de maldictions. Colre part, on peut nier les
erreurs avances sur la jeunesse de Ranc, mais on ne peut nier
des relations quatteste toute lhistoire. On a craint sans doute en
montrant Ranc pcheur dbranler lautorit des exemples de sa
vertu. Cependant saint Jrme et saint Augustin nont-ils pas
puis leurs dernires forces dans leurs premires faiblesses ? Un
aveu franc aurait dlivr Ranc pour toujours des calomnies. On
ne laccusait pas directement de la faute, il est vrai, car il et fallu
accuser toute la terre ; mais on sen prenait la vie entire dun
homme pour se soulager de ce quil taisait. Il faut le dire
nanmoins, le silence de Ranc est effrayant, et il jette un doute
dans les esprits. Un silence si long, si profond, si entier, est
devant vous comme une barrire insurmontable. Quoi ! un
homme na pu se dmentir un seul instant ! Quoi ! le silence
pourrait passer pour une vrit ! Cet empire dun esprit sur lui-
mme fait peur : Ranc ne dira rien, il emportera toute sa vie
dans son tombeau.
Ainsi, ni ceux qui rejettent lanecdote de Larroque, ni ceux
qui laccueillent, napportent aucune preuve de leur ngation ou
de leur affirmation. Les incrdules nont pour eux que
linvraisemblance du cercueil trop court : il tait si facile en effet
de lallonger pour donner lespace ncessaire cette belle tte qui
stait si souvent incline sur le sein de la vie ! Mais supposez avec
Saint-Simon, comme il linsinue, que la dcollation ne fut que
luvre dune tude anatomique, tout sexpliquera.
Tous les potes ont adopt la version de Larroque, tous les
religieux lont repousse ; ils ont eu raison, puisquelle blessait la
CHATEAUBRIAND
54
susceptibilit de leurs vertus, puisquils ne pouvaient pas dtruire
le rcit de Larroque par un dmenti appuy dun document
irrcusable. Mais au lecteur indiffrent il est permis, dfaut de
preuves positives, dexaminer des preuves ngatives. Jai dj fait
remarquer que Marsollier se tait sur Mme de Montbazon, silence
favorable lopinion de Larroque. Ce mme chanoine, Marsollier,
ajoute cette rflexion son silence : La mort et la disgrce de
plusieurs personnes avec lesquelles Ranc avait de forts attachements
le touchrent. Un vide affreux, dit-il, occupait mon cur toujours
inquiet et toujours agit, jamais content. Je fus touch de la mort
de quelques personnes et de linsensibilit o je les vis dans ce
moment terrible qui devait dcider de leur ternit. Je me rsolus
de me retirer dans un lieu o je pusse tre inconnu au reste des
hommes.
Dans les corridors de La Trappe, entre diverses inscriptions,
on lisait celle-ci, emprunte de saint Augustin : Retinebam nug
nugarum et vanitates vanitatum antiqae amic me. Dans une
de ses penses, Ranc remarque que ceux qui meurent, bien ou
mal, meurent souvent plus pour ceux quils laissent dans le
monde que pour eux-mmes.
Bossuet, transmettant Ranc les Oraisons funbres de la
reine dAngleterre et de Mme Henriette, lui mande : Jai laiss
lordre de vous faire passer deux Oraisons funbres, qui parce
quelles font voir le nant du monde peuvent avoir place parmi les
livres dun solitaire, et quen tous cas il peut regarder comme
deux ttes de mort assez touchantes. Bossuet connaissait-il ce
que lon racontait de Mme de Montbazon ? faisait-il allusion la
tte de cette femme, en envoyant deux autres ttes sentretenir
avec elle ?
VIE DE RANC
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La sorte de plaisanterie formidable quil se permet ne semble-
t-elle pas avoir des rapports avec la lgret de la premire vie de
Ranc et la svrit de sa seconde vie ?
On prtend quon montrait La Trappe la tte de Mme de
Montbazon dans la chambre des successeurs de Ranc, ce que les
solitaires de La Trappe ressuscite rejettent : les souvenirs
conservs autrefois ne voyaient peut-tre pas le front de la
victime aussi dpouill que la mort lavait fait. On trouve ce
passage dans le rcit des courses du chevalier de Bertin : Nous
voici maintenant Anet. La petite statue de Diane de Poitiers en
pied nest point sans doute aussi intressante que la tte mme de
Mme de Montbazon apporte La Trappe par labb de Ranc et
conserve dans la chambre de ses successeurs.
Enfin, les indications des potes ne sont pas ngliger. La
muse na pas manqu aux traditions de La Trappe : Mme de
Tencin, ne en 1681 (et qui par consquent avait vcu dix-neuf
ans contemporaine de Ranc), crivit les Mmoires du comte de
Comminges, travers lesquels passent des souvenirs : Mme de
Montbazon est change en cette Adlade, solitaire mystrieux
qui se fait reconnatre lardeur avec laquelle il creuse son
tombeau. Qui avait donn naissance ce genre dides ? Ce sont
l dautres ressorts que les inventions forcenes et les ides
difformes qui font maintenant des contorsions dans les tnbres.
Le nom de Comminges est emprunt de celui de lvque avec
lequel Ranc se promenait sur les Pyrnes. Il arrive souvent
quon rappelle les personnages trangers pour cacher des
rapports directs ; un nom qui tourmente la mmoire sy glisse
sous mille dguisements. On a une aventure conte par Maupeou,
CHATEAUBRIAND
56
de deux frres pris de la mme femme, et qui aprs stre battus
vcurent plusieurs annes La Trappe sans se reconnatre ; on a
une romance de Florian sur Lainval et Arsne ; on a une hrode
de Colardeau qui trace la mort de Mme la duchesse de
Montbazon :
Je fuis vers ma demeure, perdu, tourment :
La tte et le cercueil taient mon ct.
Ranc avait fait peindre La Trappe saint Jean Climaque
poussant des gmissements, et sainte Marie gyptienne assiste
par saint Sozyme. Il composa pour ces deux tableaux des
inscriptions. Dans lpigramme de douze vers latins adresse la
pnitente, on lisait :
Ecce, columba gemens, sponsi jam sanguine lota.
Il faut ajouter ces semi-indications le dsespoir de Ranc, et
ce sera au lecteur se former une opinion. Les annales humaines
se composent de beaucoup de fables mles quelques vrits :
quiconque est vou lavenir a au fond de sa vie un roman, pour
donner naissance la lgende, mirage de lhistoire.
Ds le jour de la mort de Mme de Montbazon, Ranc prit