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VOTRE VIE, VOTRE AVISFACE À NOS LECTEURS : Benjamin Chaminade

RÉMI DAVID : La valeur du travail et la conception de lacarrière sont-elles les mêmespour les trois générations ?Quelles seraient les différencesles plus marquées et comment s’expriment-elles ? BENJAMIN CHAMINADE : Engros, chaque générationreflète une conception dutravail, emblématique del’époque dans laquelle elle afait sa première partie decarrière. À l’image des TrenteGlorieuses, les baby-boomers(nés entre 1945 et 1965), c’est“boulot-boulot”, les respon-sabilités progressives, au prixde la fidélité à l’entreprise, lerespect de la hiérarchie et lavie perso au second plan.

Les Y (nés entre 1978 et1994 environ), qui ontgrandi avec la mondialisa-tion et internet, incarnent lamodernité : le réseau, lamobilité, la vitesse, la soifd’expériences et d’évolutionsrapides, mais aussi les rela-tions humaines authentiqueset l’équilibre de vie.

Enfin, les X (nés entre1966 et 1977 environ), à che-val entre les deux cultures,ont des traits comportemen-taux des deux générations.Ils essayent de jongler avecla réussite professionnelleet personnelle, et ont moinsd’illusions que leurs aînéssur les entreprises. Les planssociaux sont passés par là…

Ce découpage, très en vogue,a le mérite d’éclairer des va-leurs plus ou moins pré-gnantes, mais il enfermeaussi chaque générationdans des cases stéréotypéeset induit des raisonnementsfallacieux. Les mentalités etles comportements au travailcomme dans la vie ne sontsûrement pas qu’une affaired’âge. Il y a des “jeunes-seniors”, autoritaires, carrié-ristes, technopathes, et des“vieux-jeunes”, appelés aussi“jeniors”, “cocooning”, liber-taires et branchés techno. Aufinal, les générations se rejoi-gnent assez largement au-tour des attentes des Y, quisont celles de notre époque.

L E P A N E L D E S I N V I T É S D E C O U R R I E R C A D R E S

Rémi David,cadre dans unegrande entreprise de cosmétiques.

Sylvie Delattre,responsabled’études à l’Apec, co-auteure d’unrapport sur la génération Y dans ses relations au travail et àl’entreprise.

DR

Alain Mauriès,directeur desressources humainesdu groupe Pochet.

Le conflit des générationsn’existe pas... encore

Et si jeunes et seniors n’étaient finalement pas tellement différents ?Pour Benjamin Chaminade, expert en “Talent Management”, le vrai“choc intergénérationnel” aura lieu autour de la rivalité à l’emploi.

CHAQUE MOIS ,

COURRIER CADRES INVITE

DES MANAGERS À DÉBATTRE

AVEC UNE PERSONNALITÉ

DU MONDE ÉCONOMIQUE

OU POLITIQUE SUR UNE

QUESTION D’ACTUALITÉ

AYANT UN IMPACT SUR

LEUR VIE PROFESSIONNELLE.

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culture du mouvement seretrouve chez les plus de45 ans, quand les enfantssont grands. Nombreux sontceux qui n’hésitent pas àlaisser tomber un poste peuépanouissant et routinierpour monter une start-up ous’adonner à une passion,écrire un livre, s’occuper de lavigne, par exemple. Le mou-vement, ça part, ça revient,

parce qu’il est finalementdavantage aujourd’hui uneaffaire de position dans la vieque d’âge.

Toutes les générations seretrouvent également autourdes technologies. Les seniorsne sont pas toujours les“techno-réacs” que l’on veutbien dire, je l’ai souligné. Ilssont même souvent trèsaccros, au moins pour ne pas

être largués par leurs enfantsdont ils sont très proches.Contrairement aux idéesreçues, il y a vingt fois plus depersonnes de plus de 45 ansqui s’inscrivent sur les réseauxsociaux que de jeunes de20 ans*. Et ce sont elles qui,bien souvent, mettent enplace les sites novateurs dansles entreprises !

Toutes les générations serejoignent aussi dans leursattentes face au management.Beaucoup aujourd’hui disent :“Les jeunes ont vu leursparents se faire licencier et necroient plus dans l’entreprise.”C’est oublier un peu rapide-ment que leurs parents pen-sent la même chose…

Tout le monde supporteégalement mal la pressionactuelle et les comportementsautoritaires, sauf que les jeu-nes, plus directs, ont moinspeur de dire ce qu’ils pensentque leurs aînés. Quel que soitl’âge, les salariés veulenttravailler par plaisir, avec del’autonomie, être reconnus etavoir du temps pour soi.

ALAIN MAURIÈS : Avec les départs en retraite plus tardifs,les écarts de génération vont devenir faramineux dans les entreprises et les jeunes auront moins de perspectives. Ne croyez-vous pas malgré tout à une certaine confrontation intergénérationnelle ? B. C. : Le choc intergénéra-tionnel sur les valeurs, c’estdu pipeau puisqu’elles sontplus ou moins partagées partous. Quoi qu’on dise, les plusde 55 ans sont généralementcontents de voir des jeunesrejoindre leur entreprise ets’intéresser à leur métier.Mis à part quelques “vieuxbougons”, ils sont ravis de lesaccueillir, de les aider, d’expli-quer les “petites ficelles”. Etaussi d’apprendre d’eux. Carles jeunes ont eux-mêmesbeaucoup à offrir : capacité à

Benjamin Chaminade, expert international en “Talent Management”, est le premier à avoir parlé de la génération Y et de sa culture.

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R. D. : Vous n’adhérez pas auxstéréotypes générationnels…Pouvez-vous nous apporter des illustrations de ce quirapproche les générations ?B. C. : Le mouvement, valeuremblématique de notresociété, n’est pas l’apanagedes jeunes. Ils sont avides debouger, d’expériences variées,mais ils “s’assagissent” quandils fondent une famille. Cette

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t rava i l l er en réseau , àquestionner, à bousculer lesrègles… Ce transfert decompétences inédit quis’opère est extraordinaire. Del’estime et de la reconnais-sance mutuelle en découlent.

Mais vous avez raison dele souligner, dans les annéesà venir, le conflit de généra-tions va sans doute se pola-riser sur les rivalités d’em-ploi. Avec l’allongement descarrières, si les entreprisesn’offrent pas plus de boulot,seniors et juniors ne ferontsûrement plus “copain-copain” ! Dans les paysanglophones, pourtant trèspro-seniors, des bouquinss’ intitulant : Place auxjeunes, Les seniors dehorsse vendent très bien, mêmes’ils sont pour le momentpris à la rigolade.

Les tensions avec les X,aujourd’hui dans des posi-tions de management inter-médiaire, risquent égale-ment de s’exacerber. Cesderniers voient déjà d’unmauvais œil le retard gran-dissant de leurs promotions.Ils doivent aussi se battreavec les plus jeunes quilorgnent sur leurs postes.L’emploi est vraiment lenœud gordien des rapportsgénérationnels.

A. M. : Pour les seniors, les choses ne semblent pas

C O N T E X T EConfrontées à des écarts générationnelsde plus en plus grands et à de nouvellesattentes qualitatives face au travail, les entreprises ont souvent tendanceà apporter des réponses par classed’âge. Elles se focalisent surtout sur les jeunes et les seniors, qui semblentposer le plus de problèmes : quid’intégration, qui de maintien dansl’emploi. Allant à l’encontre des idéesreçues, Benjamin Chaminade proposeplutôt de gérer tout le monde de la même manière, en tenant compte de la culture dominante, celle des Y.

valeur. Sinon, ils continue-ront à se mettre en roue libre,partiront dès qu’ils le pour-ront, ou, comme nous le ver-rons de plus en plus, se met-tront en profession libérale.

SYLVIE DELATTRE : Quel typede management faut-il instaurerpour gérer cette diversité degénérations et d’attentes ?B. C. : Les pratiques managé-riales doivent être identiquespour tout le monde, entenant compte des valeursdominantes, celles des Y, et…de la singularité de chacun.Ce management doit êtrefondé sur la relation, lacondition sine qua non del’engagement et de la fidélitéde tous. Le souci, c’est quemême si les entreprises ontpris conscience de l’évolutiondes mentalités – la géné-ration Y est un sujet à lamode –, certaines continuentà appliquer les recettes écu-lées du bâton et de la carotteapprises dans les livres demanagement. Elles font ducopié/collé managérial, alorsque la pression et les vieux

réflexes autoritaires ne mar-chent plus avec personne.

L’abus de procédures,d’objectifs et d’évaluations,hérités de la culture anglo-phone, va même tout à fait àl’encontre des attentes dessalariés, toutes générationsconfondues. Il suffit de voir lemalaise des salariés illustrépar le succès de livres un peuracoleurs comme L’openspace m’a tuer ou Travailleravec des cons pour s’en ren-dre compte.

Je vous promets que si lesmanagers élevaient leursenfants de façon aussi rigidequ’ils dirigent leurs équipes,ces derniers arrêteraientrapidement de leur parler !

Quelques firmes leaders,comme L’Oréal, Danone oule Club Med, sont toutefoissorties de ces schémas pas-

L’abusd’objectifs,

de procédures et d’évaluations va à l’encontre

des attentesdes salariés.

si simples, car les entreprisesne se sont pas beaucoupoccupées d’eux jusqu’à présent,à l’inverse des jeunes. Nedevraient-elles pas réapprendreà les manager spécifiquementpour qu’ils aient envie detravailler au-delà de 60 ans ? B. C. : Face à leurs obliga-tions, les entreprises françai-ses commencent à prendreen compte les plus de 55 ans,mais leur approche est super-ficielle et réductrice. Ellesveulent systématiquementles enfermer dans ces postu-res de transmission de com-pétences, tout en pensantqu’ils sont largués et qu’ilsn’ont plus envie de s’investir.C ’est un peu court. Lesseniors, tout sauf has been,transmettent avec gaîté leurssavoirs, mais nombre d’entreeux veulent aussi rester sur lepied de guerre et s’exprimerdans des missions excitantesau côté des plus jeunes.

Les fins de carrière desseniors peuvent être trèsdynamiques, à condition dene pas figer leur rôle et dereconnaître pleinement leur

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MANAGEMENT INTERGÉNÉRATIONNEL

séistes. Et je pense que leschoses iront de mieux enmieux. Je suis optimiste.

S. D. : Certes, l’imperméabilitéentre générations n’est pas si importante. Pour autant, le manager de proximité doitfaire travailler ensemble toutesles classes d’âge. Quel doit êtreson rôle et quelles sont les qualités requises pour que le courant passe ? B. C. : Aujourd’hui, le mana-ger ne peut plus se contenterde commander et de contrô-ler. Il doit être avant tout un“socialogue”, pas un assistantsocial mais un animateur deréseau au sein de son équipepour que toutes les sensibili-tés puissent s’exprimer et queles connexions s’établissentharmonieusement autour derelations authentiques.

Il n’y a là rien de nouveau,contrairement à ce que vou-draient nous faire croirenombre de consultants. Dès1924, Mary Parker Follett,spécialiste des organisations,écrivait : “Le manager est làpour assurer que son équipe

travail le avec le mêmeenthousiasme.” Un managerdoit donc avoir de la psycho-logie et un sens du contactaigu. Il doit aussi prouver descompétences professionnellescertaines, car aux yeux desjeunes en particulier, le res-pect n’a plus rien d’automa-tique. Enfin, il doit être àl’écoute, pédagogue et coura-geux en même temps, afind’expliquer et aussi de modu-ler les règles imposées d’enhaut en fonction des contex-tes, au lieu de les appliquersans discernement. Oui, il y avéritablement un nouveaumanagement à inventer.

A. M. : Avec la crise actuelle,les attentes portées par lagénération Y semblent pourtantperdre de leur acuité. Beaucoupde portes sont fermées auxjeunes, qui ont revu leursexigences à la baisse. Vont-ilsse couler dans le moule ? Leursattentes n’étaient-elles qu’uneparenthèse dans l’histoire ? B. C. : Avec la crise, les jeunesdiplômés savent bien qu’ilsdoivent faire le dos rond et

mettre la pédale douce surleurs attentes. Mais dès que lasituation s’améliorera, ils“reviendront à leurs amours”et n’hésiteront pas à quitterleur entreprise s’ils ne sontpas satisfaits humainement,en particulier. Ceux qui tra-vaillent sur des bases affec-tives partiront en bande, avecleurs copains. Ceux qui sontanimés des mêmes valeursdans les autres générationssuivront. Ils seront mêmeplus nombreux qu’on ne lecroit. Ces nouvelles valeurssont irréversibles parcequ’elles sont liées à notremonde moderne, qui incarnel’ouverture et le mouvement.Il n’y aura donc pas de retouren arrière.

Pour autant, la générationqui suit, les “éco-boomers”,curieuse, mature, sensible àl’écologie et à la famille,apportera elle aussi son lot detransformations aux menta-lités au travail. Aux managersde savoir en tenir compte. —Propos recueillis par

Catherine Beilin-Lévi

* Source : www.generationy20.com/488

LESCONCLUSIONS

DU PANELRémi David

“Je rejoins Benjamin

Chaminade. On oublie tropsouvent que les Y ne sontpas tous faits sur le mêmemoule. En outre, les autres

générations partagent de

plus en plus leurs attentes

emblématiques. C’est

pourquoi il faudrait plutôt

parler d’un monde Y que

d’une génération Y.”

Alain Mauriès

“En individualisant leurs

politiques RH (horaires,

objectifs, formation…), les

entreprises ont commencé

à répondre aux aspirations

communes des salariés.

Étape suivante : un contrat

de travail totalement

personnalisé. Maisattention à ne pas oublierle plaisir de travailler, le respect dû à chacun,l’envie de vivre sansattendre la retraite.”

Sylvie Delattre

“N’entrons pas dans

le mythe des conflits de

générations. Les entreprisesdoivent favoriser la diversité en recrutant au sein des équipes despopulations différentes entermes d’âge, de profil etd’expérience. Les managers

doivent valoriser ces

différences. Pour cela, il faut

leur donner les moyens de

gérer l’intergénérationnel.”