La cration artistique chez
NISHIDA Kitar(1870-1945)
travers ses lectures de Fiedler et de Kant
dans son texte
Art et morale (Geijutsu to dtoku)
de 1923.
Thse de doctorat
prsente (en octobre 2002) et soutenue (le 28 avril 2003) lUniversit de Genve
par Britta Stadelmann Boutry
Das, was sich den Sinnen in seiner eigensten Naturgestalt offenbart, unterliegt... durch die blosse Berhrung des denkenden Geistes einer Verwandlung, unddas, was man thatschlich besitzt, erinnert in nichts mehr an das, was man hatergreifen wollen. (Fiedler 1887, dans Marbach 1896, page 210)
Ce qui se rvle aux sens dans la forme naturelle qui lui est le plus propre, subit... par le seul toucher de l'esprit pensant, une mtamorphose, et ce quon possderellement, ne rappelle en rien ce quon a voulu saisir. (Fiedler 1887, dans Marbach 1896, page 210)
[374] La tche de la philosophie est, dans ce sens, dclaircir la significationpersonnelle qui se trouve dans le fond du savoir ; []. La philosophie se base sur Lide du bien , elle est la rflexion de la raison elle-mme, elle est lauto-aperception du savoir lui-mme. En dcelant le contenu personnel au fond de laperception et de la sensation, nous avons affaire lart, et de la mme faon, endcelant le contenu personnel au fond du savoir objectif, nous avons affaire laphilosophie. (Nishida 1923, dans NKZ III,374,chap.5)
Buc, le 19 octobre 2002
Thse B. Stadelmann Boutry
Volet A
TABLE DES MATIERES
Prface 1Introduction 4
Partie 1 La cration artistique - FiedlerChapitre Titre1.1 Le lien entre l'art et la cration artistique 281.2 L'art et le corps 421.3 Fiedler dans Nishida 751.4 Nishida - Fiedler, une comparaison 1241.5 L'auto-aperception et la conscience 1441.6 L'intuition-acte 175
Partie 2 Le beau et son apprciation - Kant2.1 Le lien entre lart et l'esthtique 1902.2 Lart et le beau 2012.3 Kant dans Nishida 2262.4 La thorie de la rception 2432.5 Le spectateur-crateur 2492.6 Le transfert de sentiments 259
Partie 3 Dautres points de vue 3.1 Le beau et le pur 2823.2 Lart et la nature 2943.3 Le monde crateur et cr 3183.4 Le subjectivisme 333
Conclusion 345Bibliographie 369
LIEU DE LA SOUTENANCE Universit de Genve (Suisse)
DATE DE LA SOUTENANCE lundi 28 avril 2003
COMPOSITION DU JURY (depuis novembre 2002)
Prsidente de thse :-Professeur Roberta DE MONTICELLI (Universit de Genve)Directeur de thse pour la soutenance :-Professeur NINOMIYA Masayuki (Universit de Genve)Directeur de thse de 1990 2002 :-Professeur mrite Robert HEINEMANN (Universit de Genve)
Membres du jury invits :-Professeur Frdric GIRARD (Ecole franaise dExtrme-Orient, Paris ;
Universit de Genve)-Professeur Augustin BERQUE (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,Paris)
Cette thse avait fait lobjet dun dpt lgal en aot 1999. Elle a t rvise etretravaille afin dtre prsente la deuxime fois en octobre 2002.
EXPLICATIONS
* L'astrisque prcde le numro de la note en bas de page.
NKZ est l'abrviation pour Nishida Kitar Zensh (uvrescompltes de Nishida Kitar) et renvoie l'dition japonaise en 19 volumes;dans les citations, le chiffre romain = volume, le chiffre arabe = page, par exempleNKZ III,345.
Pour les noms propres, nous observons la manire propre chaque pays ; pourles noms japonais, le nom de famille prcde toujours le prnom.
COORDONNEES DE LA CANDIDATE
Britta STADELMANN BOUTRY6 place Camille Corot78530 Buc - France
Tlphone 0033-139 56 42 23Adresse e-mail [email protected]
COMMENT LIRE LA CYBER-THESE
Cette thse se prsente sous forme de deux volets :
volet A : Le texte de la thse proprement dite
volet B : La traduction franaise dArt et morale, notre texte source
Les deux parties se distinguent par le choix de la police : volet A (Arial), volet B(Courrier). Pour chacune, le lecteur trouvera la table des matires au dbut duvolet. Pour toute information supplmentaire vous pouvez contacter lauteurdirectement par courriel : [email protected]
L ADRESSE DE LA CYBER-THESE
http://www.unige.ch/cyberdocuments/theses2003/StadelmannBoutryB/meta.html
Janvier 2005
Prface
1
PREFACE
Un des moyens mis en avant dans cette thse pour retracer la
provenance et la gestation des ides de Nishida sur la cration
artistique tait de remonter aux sources occidentales que Nishida cite5
ou signale dans Art et morale. Grce une bourse du Ministre
japonais de l'ducation (le Monbush l'poque), nous avons pu
consulter ces ouvrages Kyto et Tky. *1.
Nous comptions faire des dcouvertes en retraant les lectures10
supposes de Nishida. Or, quelques annotations en marge des pages
mises part, ces livres ne nous permettaient pas de mieux scruter le
fond de la pense de Nishida, tel que nous l'avions espr.*2 . Les
sources cites rvlent une partie de ce qui a aliment la pense de
Nishida, l'autre partie, son hritage bouddhique, est souvent inavoue et15
reconnaissable seulement par les spcialistes du bouddhisme.
En revanche, nous avons pu faire la dcouverte des crits de
Conrad FIEDLER (1841-1895), thoricien de l'art d'origine allemande.
Les crits que Nishida possdait de Fiedler comportaient des20
annotations supposes de la main de Nishida lui-mme dans le texte
1 Nous avons pu accder ces sources l'Universit de Kyto et l'Universit
Gakushin Tky, qui abritent chacune une partie de la bibliothque personnellede Nishida. Le fonds de cette bibliothque est actuellement dispers et conserv enquatre lieux diffrents : l'Universit de Kyto, le muse commmoratif de Nishida Unoke (petit village, lieu de naissance de Nishida, situ au nord de Kanazawa),l'Universit Gakushin et la Villa Sunshin Kanazawa. (cf. YAMASHITA Masao,Nishida Kitar zenzsho mokuroku (Inventaire de la bibliothque intgrale de NishidaKitar), Kyto, 1983, p. II. )
Malheureusement, nous n'avons pas pu nous rendre ni Kanazawa ni Unokedurant notre sjour au Japon.
2 John MARALDO, dans son article "Translating Nishida", Philosophy East andWest 39; 4,1989, est de loin trop optimiste, notre avis, quant sa suggestion dersoudre les problmes de comprhension et d'interprtation dans Nishida enfonction de ses lectures (occidentales) contemporaines la rdaction des diffrentstextes.
Prface
2
original allemand. Cette rencontre entre Nishida et les crits de Fiedler
est devenue un aspect central de notre thse.
* * *
5
Une des difficults de la lecture de Nishida est l'impression que
Nishida donne dans ses textes de ne jamais les avoir peaufins ni
peine relus - cela est une impression, car en ralit on trouve des
ratures et corrections dans ses manuscrits. Il n'empche que son uvre
foisonne de redondances, de raisonnements elliptiques, de10
changements abrupts, de comparaisons suspendues... A nos yeux,
Nishida est un crivain et un penseur qui a prfr la rdaction sous
forme de cration continue, la mise en forme de ses uvres.
Au dbut de nos recherches, nous avions une vision plus claire,15
une opinion plus tranche de Nishida que je n'en ai en fin de rdaction.
La proccupation avec les textes de Nishida a estomp les lignes nettes
de notre premier jugement, nous sommes peu peu entre dans le
processus de l'criture continue, et nos critiques sont devenues au fur et
mesure plus personnelles, moins scientifiques.20
Comment traiter d'une philosophie de la cration dans le cadre
d'une thse acadmique? En effet, le texte mme de la thse ne
prsente pas un fil de pense continu ; il s'agit plutt de recherches et
approches guides par des lectures dans Nishida et sur Nishida. Nous25
avons opt pour un style fragment qui convient davantage l'uvre de
Nishida ; aborder Nishida d'une faon rigoureuse ne ferait que mieux
ressortir les contradictions, et on passerait ct du fonds intressant
qui peut enrichir notre propre pense. Les crits de Nishida, se
Prface
3
prsentant la fois comme rflexion et comme cration, ont de ce fait
imprgn l'criture de la thse.
* * *
5
Nous remercions de tout cur nos relecteurs et relectrices pour
leur disponibilit et leur attention. Si nous manquions de discipline pour
terminer cette thse, nous ne manquions point d'encouragements, et
nous souhaitons exprimer notre gratitude en premier lieu aux
professeurs qui ont bien voulu accepter de faire partie du jury et qui nous10
ont soutenue sans relche.
Nos remerciements sincres galement au , groupe
de recherche runi par ASARI Makoto l INALCO, Paris, qui est un lieu
o nous avons reu beaucoup de stimulations et de soutien. Rien de tel15
que des gens qui ont envie de vous lire
Et bien sr toute la famille avait galement accept de jouer le jeu
un grand Merci !20
Buc, en octobre 2002
Introduction
4
INTRODUCTION
Cette thse a pour objet de prsenter un aspect de l'uvre du
philosophe japonais Nishida Kitar (1870-1945) qui n'a pas encore t
tudi daussi prs quil le mriterait : le rle de l'art. Dans notre
approche, l'art se dcline en deux volets qui sont la cration et le beau.5Au centre de notre intrt se trouve le texte Art et morale *1 publi
Tky en 1923, o ces notions d'art, de beau et de cration sont
dveloppes. *2
Dans Art et morale, Nishida discute de l'art et de la morale,
savoir de la cration artistique mais aussi de l'action morale, ainsi que10de leur interrelation. Le concept fondamental de ce texte, tel que Nishida
le prcise dans sa prface, est la volont. En effet, l'art et la morale
seraient chacun tablis en tant que mondes objectifs de la volont :
[239] Le prsent crit [Art et morale] se base sur la pense
exprime dans Le problme de la conscience *3 et traite de15l'tablissement des univers de l'art et de la morale ainsi que de la
relation mutuelle que les deux entretiennent. Je suppose au fond du
monde-des-objets-de-la-cognition le monde-des-objets-de-la-volont, et
je pense que les deux univers susmentionns [de l'art et de la morale]
sont tablis en tant que mondes objectifs de la volont. (NKZ III,239)20
1 Geijutsu to dtoku, dans NKZ III,239-545. NKZ est l'abrviation
pour Nishida Kitar Zensh ( uvres compltes de Nishida Kitar)et renvoie l'dition japonaise en 19 volumes.
2 Cette thse comporte une traduction franaise du texte de Nishida ralise parnos soins, avec des commentaires critiques concernant la traduction amricainetablie par David DILWORTH, Art and Morality, translation of Nishida Kitar's Geijutsuto dtoku, Honolulu, University of Hawaii Press, 1973.
3 Ishiki no mondai, 1920 (dans NKZ III, p. 3-236).
Introduction
5
Mme si notre intrt principal porte sur l'art, sur le lien qui unit
l'art, la cration et l'intuition artistique, ainsi que sur la relation de lart
avec le beau, il sera indispensable de nous pencher galement sur les
concepts de la volont et de la morale afin de bien cerner ce que
Nishida entend par le beau et la cration artistique.5
A l'origine, cette thse devait s'intituler Esthtique et thique dans le
texte Art et morale de Nishida Kitar. Dans cette perspective, et en guise
de prdoctorat, nous avions tabli la traduction commente de
l'bauche d'une thique*4, un texte rdig par Nishida avant sa
premire uvre, tude sur le bien.*510
Mais au cours de nos recherches de thse proprement dites,
deux modifications majeures sont intervenues.
Tout d'abord, nous avons inflchi la direction de notre travail, en le
focalisant sur la dimension artistique et en en cartant progressivement
l'aspect moral.15
Pourquoi avons-nous cart la dimension morale ? En dpit de
ce que le titre Art et morale annonce, le lien entre lart et la morale ne se
trouve pas rellement au centre de cette uvre. En effet, le lecteur se
rend vite compte que les enjeux de la rflexion de Nishida sont divers,
4 Rinrigaku san, 1905, NKZ XVI, pp.149-266, traduction franaise
en 2 volumes de 147 p. (partie 1, chap.1-3) et 64 p. (chap.4-6, sans le chapitre 7)dont le 1er volume avait t prsent l'universit de Genve en 1991.
5 Zen no kenky, 1911, dans NKZ I,3-200. La parution de ce premierlivre, avec une prface mais sans notes explicatives, semble comme jete au visagedu lecteur non averti. Etude sur le bien est en effet un texte que l'on peut qualifierd'uvre de jeunesse, non pas tant au regard de l'ge de son auteur Nishida avait41 ans lors de ldition qu'au vu de son contenu, plein de verve plus que de raison,et caractris par un manque de dveloppement des ides. Ce texte, publi l'initiative d'un ami de Nishida, reflte cependant bien la voie dans laquelle Nishidas'tait dj engag spontanment : connatre les choses de l'intrieur, les tudiertant qu'elles sont vivantes et en mouvement, et ne pas attendre qu'elles soientmortes, fossilises, pour les scruter de l'extrieur. La notion de junsui keiken(exprience pure) est l'emblme de cette approche de la ralit.
Introduction
6
qu'il s'engage dans des discussions philosophiques les plus varies.
Un simple coup d'il sur la table des matires suffit s'en convaincre.
Cette disparit des sujets traits sexplique par la gense de louvrage :
il sagit en effet de 13 articles publis dans des revues diffrentes et qui
avaient t runis dans un volume auquel Nishida a ajout une prface5et le titre Art et morale.
Il faut galement comprendre que ce texte (comme la plupart des
crits de Nishida) donne loccasion Nishida de discuter d'autres
penseurs, dont Fiedler et Kant, et expose des lignes de rflexion qui
partent dans plusieurs directions. Celles qui nous intressent sont10notamment le lien entre l'art et l'intuition, ainsi que le lien entre le beau,
le bien et le vrai. Le rapport entre l'art et la morale, bien qu'il soit voqu
dans la question du beau, n'est pas prioritaire dans notre rflexion sur la
cration. Il s'agissait donc pour nous de faire le tri lors de la lecture, et
de dgager l'essentiel pour notre propos.15
Ensuite, aprs la premire modification dans la conception de la
thse, nous avons nuanc le terme esthtique qui figurait dans notre
premire esquisse, en lui adjoignant celui de cration artistique . En
effet, dans Art et morale, le terme Esthtique (bigaku) au sens
de science du beau , n'est pas utilis par Nishida. Cette absence20devait surprendre dans la mesure o le titre comporte le mot art
( geijutsu) qui fait appel la beaut et partant, l'Esthtique, et ce
paradoxe nous a incite mener des recherches en ce sens. L'analyse
que nous avons effectue a confirm que Nishida tait parfaitement
fond dans le choix de son vocabulaire : c'est bien de l'art quil traite, et25non pas de l'Esthtique, cest de lart comme produit dune cration et
non de lart comme objet de science quil est principalement question
dans cet crit.
Introduction
7
Paralllement, la lecture de Conrad FIEDLER (1841-1895), dont
un recueil dessais est conserv dans la bibliothque personnelle de
Nishida Kyto, nous a permis de mesurer linfluence que cet auteur
avait eue sur Nishida. Nous avons aussitt relativis lapproche
esthtique extrieure de luvre, et nous avons remplac le terme5 esthtique par un nouveau mot dordre, celui de cration
artistique. Car le cheminement philosophique de Nishida dans le
domaine de lart est anim la fois par lacte crateur et par
lapprciation du beau - qui sont tous les deux des activits, par
consquent dynamiques - , et ne pouvait pas tre retrac dans le cadre10de la seule discipline de lEsthtique. Autrement dit, un questionnement
esthtique de lart ne refltait que de manire partielle et impropre le but
recherch par Nishida pour qui luvre dart renvoie sa cration.
De cette manire, les deux axes principaux de notre travail se sont
faits jour, avec un auteur au centre de chacun des deux axes: dune part15l'art en tant que cration, et plus particulirement en tant que cration
dimension corporelle, telle quelle est formule dans la thorie de l'art
selon Fiedler, et reprise au sein du texte de Nishida ; dautre part le beau
et son apprciation selon la pense de Kant, philosophe que Nishida
invoque rgulirement dans ses textes.20
Les deux axes sont traits sparment dans la thse, alors quau
niveau du texte de Nishida, ils senchevtrent. Tout au long de cet
ouvrage Art et morale, il y a une tension entre, d'une part, une approche
de l'art qui se veut immanente et non-mtaphysique et qui situe la force
cratrice dans l'activit corporelle de l'artiste et, d'autre part, une25conception platonicienne, mtaphysique du beau comme d'un idal
coupl avec le bien et le vrai, dtach de la ralit corporelle.
Introduction
8
Ainsi nous invitons notre lecteur deux voyages : lun vers la
thorie de la cration artistique pour laquelle Nishida s'inspire de
Fiedler, et lautre vers la thorie du beau - sous forme de jugement du
got - pour laquelle Nishida retourne Kant. La question est de savoir
comment Nishida concilie la divergence de ces deux thories. Comment5il ramne le beau dans l'immanence, dune part, et comment, dautre
part, il rattache la cration corporelle une dimension transcendante.
Dans ce contexte, il nous semble indispensable de donner deux
prcisions :
Premirement : Dans le texte de Nishida, les deux thories de10lart et de la cration - ne sont pas opposes, ni prsentes comme
contradictoires. Cest nous qui soulevons la question du comment
russir le lien entre limmanence de la cration artistique et corporelle,
et la transcendance de luvre dart en tant quelle est porteuse du bon-
beau-vrai. Cest un problme pour nous, ce nen est pas un pour15Nishida !
Deuximement : il nous semble que lintrt que Nishida suscite
chez le lecteur contemporain rside peut-tre moins dans sa tentative
de forger une synthse de grands systmes philosophiques bass soit
sur limmanence, soit sur la transcendance dans les deux cas, ne20restons-nous pas confins dans des mots sans atteindre la ralit? ,
que dans le fait de jeter une nouvelle lumire sur nos propres habitudes
de penser.
Introduction
9
Lart et la cration dans la pense de Nishida
Nishida n'a pas systmatiquement explor les domaines de l'art
et de la cration. Cependant, un certain nombre de lectures nous
semblent indiquer que l'art et la cration reprsentent une dimension
importante dans sa pense, qui apparat partout en filigrane et qui5s'articule tous les niveaux de sa rflexion. La cration artistique touche
en particulier au domaine de la conscience et de la perception du
monde, et on constate limpact de Fiedler sur Nishida cet gard. *6
Le thme de la cration artistique dans les textes de Nishida
n'avait fait l'objet d'aucune tude vraiment approfondie au Japon. *710Notre approche intuitive du dbut des annes 1990 tait nanmoins
conforte par la lecture de la thse de doctorat de Chul Ok YOO, Nishida
Kitar's Concept of Absolute Nothingness in Relation to Japanese
Culture, de 1976 *8. Yoo s'est en effet pench sur les notions d'art et de
6 Malgr leur intrt, les questions concernant la crativit comme caractre de
base du monde dans lequel nous vivons, et celles concernant la socit qui se creet les phnomnes culturels qui se dveloppent, ont t dlibrment laisses dect dans notre thse.
7 Nos recherches ont dbut en avril 1991 Kyto; depuis, trois auteursjaponais ont tudi le rle de l'art dans la philosophie de Nishida.
Le premier est TAKANASHI Tomohiro de l'universit d'Osaka, qui, lorsd'une confrence donne Kyto en automne 1992, a trs aimablement mis notredisposition son manuscrit de neuf pages, (L'art comme forme de comprhension du monde partir des rapports que
Nishida entretient avec Fiedler ).Le deuxime, HASHI Rysuke , a publi un essai intitul La thorie dart
de la philosophie de Nishida (Nishida tetsugaku no geijutsuron),paru dans 1996Dans lanote personnelle dont M. HASHI a accompagn son envoi, il marque Herewith Ienclose my article on Nishidas Aesthetics , ce qui indique bien le cadre danslequel lanalyse se situe. De notre ct, nous mettons fortement laccent sur laspectcorporel de la cration artistique et vitons une approche esthtique ).
Le t ro is ime es t IWAKI Ken ' ich i , qui a publi Nishida Kitar to geijutsu, Nishida Kitar et l'art), dans le siximevolume des uvres choisies de la philosophie de Nishida, Tky, 1998.
8 Chul Ok YOO, Nishida Kitar's Concept of Absolute Nothingness in Relation toJapanese Culture, Boston University, 1976.
Introduction
10
culture chez Nishida en liaison avec le concept de zettai mu ()*9 .
Il s'est essentiellement appuy sur deux textes : L'Arrire-plan de
Goethe *10, et Les Formes de la culture classique en Orient et en
Occident d'un point de vue mtaphysique. *11
Bien que mentionn comme texte majeur sur l'art, Art et morale5
n'est ni cit ni analys par Yoo, car la notion de zettai mu () qui
l'intresse est postrieure cette poque de l'uvre de Nishida *12. Les
9 Yoo traduit ce concept par "absolute nothingness". Nous prfrons ne pas le
traduire, car les quivalents franais qui sont proposs tels que rien absolu ou nant absolu , prtent confusion. La notion japonaise de mu est le carrefour determes et significations diffrents : le vide de forme ou vacuit, le rien taoiste et lenon-tre bouddhiste zen. Zettai mu est le mu absolu en contraste tout ensembleavec le y (ou encore le u, l'tre ) et le mu (non-tre) relatif. Par consquent,zettai mu existe dans le temps de manire la fois continue (tre relatif) etdiscontinue (non-tre relatif). Dans notre confrence de 1997, nous lavons dfinicomme suit : Dans tous les textes bouddhiques anciens, l'ide de substance ou denature propre est rejete. Quand il est question d'existants, c'est dans le sensd'existants en mutuelle dpendance avec d'autres existants (en sanskrit :prattyasamutpda). Le concept de vacuit (en sanskrit : snyat) existait dans lebouddhisme ancien mais avait t particulirement developp par Ngrjuna (actifautour de l'an 125). Le terme sanskrit snya a le sens de "sans [nature propre]" ou"vide [de substance]". Afin de comprendre le sens de mu dans la philosophie deNishida, il est utile de garder l'esprit que ce concept - tout en tant charg d'autresnuances, par exemple de celle du rien (en chinois : wu) taoiste ou de celle du non-tre (en japonais : mu) du Zen - vhicule aussi le sens de vacuit. Le zettaimu n'est pas l'tre absolu, n'est pas une entit, mais le vide absolu de nature propre:Nishida le conoit comme la possibilit infinie de crer tout existant. Ce vide n'est pasdistant des choses, il est caractristique pour tout existant dans la mesure o ce quiexiste n'est que l'illusion, chaque instant recre, d'une ralit "concrte" qui n'estautre que vacuit. Ainsi le mu de Nishida, comme celui du bouddhisme, n'est pas lerien au sens de vacuum ou dabsence d'tre. C'est le processus de fonctionnementde la ralit.
10 Gte no haikei, 1931, NKZ XII, 138-149. Traduit par RobertSchinzinger, d'abord en allemand (1938), puis en anglais (1958) : Goethe 'smetaphysical background. Ce texte avait t regroup par Schinzinger avec deuxautres sous le titre de Kitar Nishida - Intelligibility and the Philosophy of Nothingness,Honolulu, East-West Center Press, 1958.
11 Keijijgaku-teki tachiba kara mitatzai kodai no bunkakeitai, 1934, NKZ VII, 429-453. Il s'agit du 3e et dernier texte dela 2e partie des Problmes fondamentaux en philosophie, Le monde dialectiqueTetsugaku no konpon-mondai, Benshh-teki sekai),1933-1934.
12 Cf. YOO, op. cit., pp. 138-139 : He wrote his first major work on art in 1923,Art and Morality, in which he sought the very ground of the true self in the creativeactivity of [the] artist or the moral decision of the self. The key notion of Nishida'sphilosophy in this period, however, was the immediacy of pure experience as theground of true self prior to the dichotomies between subject and object, knower andknown, being and value, and so forth. In this work Nishida analyzed the ground ofpure experience in terms of the act of aesthetic expression, the act of moral decision,
Introduction
11
analyses de Yoo portent sur la notion de mu () travers laquelle il
souhaite mettre en vidence la particularit de la culture japonaise
comme culture du nant ou du rien, en la contrastant avec les cultures
occidentales *13 et les autres cultures orientales. S'il lui arrive d'aborder
l'art et la nature, il ne dit rien en revanche de la dimension de la cration5qui nous importe.
La prsente recherche est anime par le dsir de mieux
comprendre le processus de la cration artistique qui est l'instant o
l'uvre d'art vient exister, travers le geste corporel. La cration
artistique est la fois un processus dexpression du monde, et un10processus de rception du monde. Lartiste utilise son corps comme un
outil qui se trouve dans le monde, qui sen nourrit, et sexprime vers le
monde en le modifiant et en le crant en retour.
Chez Nishida, ce moment de cration peut galement surgir
lorsque nous contemplons une uvre d'art. Autrement dit, le regard a le15pouvoir de raviver l'instant crateur, ce qui fait du spectateur lui-mme un
crateur, puisqu'il recre l'instant qui a fait natre et qui a donn vie
l'uvre.
the act of reflective judgment, and so forth. But this was before the development ofhis notion of Nothingness as the true ground of true self in his epochal From theActing to the Seeing, in 1927 .- On peut se demander pourquoi Yoo crit aestheticexpression l o artistic expression serait plus adquat.
13 Il nous arrive d'utiliser les termes "Occident" et "Orient". Nous sommesconsciente de l'absence de dfinition scientifique de ces termes ainsi queNAKAMURA Hajime, dans Ways of thinking of Eastern peoples (1964), Honolulu,University of Hawaii Press, 1993, pp. 3-4, l'a clairement dmontr. Nanmoins, cesdeux termes apparaissent dans notre texte, la fois par commodit et parce qu'ils ontt utiliss par Nishida, par exemple dans La mthode scientifique, 1940, NKZXII,385). Par "Occident" ( seiy), il entend la civilisation amricano-europenne,par "Orient" (ty) la sphre culturelle indo-sino-japonaise. Il ne s'agit pasd'une division du monde en deux parties gales, mais plutt de deux accents - sansqu'il ne soit question des autres centres de civilisation du monde.
Introduction
12
La cration implique la totalit de l'tre humain, qu'il s'agisse de
l'artiste ou du spectateur. Cette totalit est chre Nishida, et on peut,
en abordant son uvre sous cet angle, rendre compte aussi bien de
l'arrire-plan connotation bouddhique, que de l'apport de philosophes
et de penseurs occidentaux qui privilgient cette vision. L'examen des5lectures de Nishida, et notamment de celle des publications de Fiedler,
est rvlateur.
Conrad Fiedler, juriste de formation, proche des milieux
artistiques, proposait une thorie de l'art qui plaait le regard et le
mouvement corporel au centre de la cration artistique. En librant le10geste crateur de tout a priori moral aussi bien que de toute vise
idologique, il se dmarquait des thories de son temps.
L'importance que Nishida a accorde cette thorie de la
cration selon Fiedler justifie de s'intresser de plus prs la cration
artistique dans sa dimension corporelle, et de la mettre en contraste15avec la notion du beau pour la comprhension de son texte. De fait,
lintrt de Nishida nous semble porter aussi bien sur l'acte de la
cration, que sur la rflexion de ce qui est beau car il rflchit
galement sur le beau. Or, il insiste avant tout sur la naissance de ce
qui sera beau, et moins sur le paratre (le Schein) du beau. La beaut20est une consquence et non pas un objectif de la cration. Le beau
nous permet de remonter vers linstant de la cration. Nous sommes
ainsi amene, dans notre tude, insister sur le rle fondamental que
Nishida attribue la force cratrice dont la beaut est le couronnement.
L'art et la cration sont des portes d'accs intressantes pour25comprendre la philosophie de Nishida, car ils font appel une
perspective dynamique, si importante pour notre penseur japonais. Par
contre, le procd par lequel Nishida les aborde est tout fait digne du
Introduction
13
Zen dans sa forme : les titres de ses uvres annonant explicitement
une rflexion sur l'art sont peu nombreux*14. Nonobstant, l'art, en tant
qu'acte de cration et de rception, en tant que jaillissement perptuel et
imprgnation permanente, est omniprsent dans l'activit philosophique
de l'artiste Nishida. *155
Nishida et ses sources
Nishida est le premier penseur japonais qui associe de propos
dlibr la tradition philosophico-religieuse de l'Extrme-Orient la
philosophie occidentale. Le fruit en est une uvre importante pour le10dveloppement de la philosophie au Japon : D'un ct, Nishida se sert
de la mthodologie et de la terminologie de la philosophie occidentale,
de l'autre, il puise dans la spiritualit bouddhique, en se basant sur sa
propre exprience du zazen *16, "mditation assise".*17
Cette double orientation caractrise toute luvre de Nishida. Sa15vie durant, il a t un lecteur infatigable des textes occidentaux
philosophiques, mais aussi littraires et scientifiques , ainsi qu'en
14 Art et morale (Geijutsu to dtoku, 1923, NKZ III,237-545) ,La crat ion art ist ique en tant quact ivi t formatr ice historique
( Rekishi-teki keiseisay toshite no geijutsu-tekissaku, 1941, NKZ X,177-264) et des essais courts, L'Explication du Beau (Bi no setsumei, 1900, NKZ XIII,78-80), Le Monde objectif de l'art / Le monde desobjets de lart ( Geijutsu no taishkai, 1919, galement dans NKZXIII,121-123), La beaut de lcriture (Sho no bi, 1930, NKZ XII,150-151).
15 Nous appelons Nishida artiste dessein, puisque paralllement son travailintellectuel, il a pratiqu la posie et la calligraphie, et les reproductions que le lecteurtrouvera dans cette thse sont de la main de Nishida.
16 17 Robert HEINEMANN, Pense et spiritualit japonaises , L'Univers
philosophique, vol. I de l'Encyclopdie philosophique universelle, publie sous la dir.d'Andr Jacob, Paris, PUF, 1989, pp. 1599-1605. Citation p. 1604.
Introduction
14
tmoignent tant son journal et ses lettres que le catalogue de sa
bibliothque personnelle. *18 Il a trs largement puis dans le
vocabulaire philosophique occidental et, dans ses crits, il mentionne
de nombreux auteurs occidentaux, et semble donc premire vue
largement redevable de leur pense.5
Nanmoins, lhritage sino-japonais est fortement vhicul dans
la pense de Nishida, et mme si, en apparence, notre auteur sen
dtache, cet hritage transparat en palimpseste dans ses textes. Mais
les sources ne sont pas explicites *19 , Nishida cite rarement ses
rfrences indiennes, chinoises ou japonaises, l'instar de nombreux10rudits japonais de son poque*20.
Son vritable souci n'tait pas de reproduire des schmas
occidentaux, mais de sen inspirer afin de forger, sur le modle des
18 Nishida commandait ses livres directement aux tats-Unis, en Angleterre et en
France, ou par le biais des librairies Maruzen et Tannonotamment pourles livres en allemand ; il demandait galement ses amis qui sjournaient l'tranger de lui rapporter des ouvrages. Voir aussi YAMASHITA Masao, NishidaKitar zenzsho mokuroku ( , Inventaire de labibliothque intgrale de Nishida Kitar), Kyto daigaku jinbunkagaku kenkysho,Kyto, 1983.
19 Mener une recherche sur les sources bouddhiques serait particulirementintressante en vue de dterminer les textes que Nishida avait rellement lus etconnus. La lecture critique de l'uvre de Nishida a permis ISHII Ksei de formulerdes doutes sur la connaissance approfondie que Nishida a pu avoir des sourcesbouddhiques dont il s'inspire. Cf ISHII Ksei, La philosophie de l'Ecole de Kyto et leBouddhisme japonais: le point de vue de KYAMA Iwao. *** date et parution? La thse de M. ISHII est particulirement intressante dans la mesure o lon n'a
jamais remis en cause que Nishida s'appuie sur la littrature bouddhique en bonconnaisseur des textes. Paralllement, ce doute peut tre formul au sujet de lacomprhension (ou du manque de comprhension) par Nishida des textes europenset amricains qu'il lisait en partie dans l'original.
20 Soit qu'ils cherchent occulter leurs sources, soit que les textes de rfrencesont tellement connus qu'ils sont considrs comme faisant partie du bagage gnraldu lecteur et que leur mention apparat superflue lauteur.- Quant ce savoir intgr , il est important de savoir que Nishida avait encore tudi le kanbun ()et les classiques chinois, mais que la gnration de KUKI Shz (1888-1941), peine 20 ans seulement plus jeune que Nishida, navait dj plus bnfici de cetteducation et que ce quon pouvait appeler les connaissances traditionnelles videntes ou courantes de la jeunesse de Nishida commenaient dj se
Introduction
15
philosophies europennes, une philosophie qui soit propre au Japon et
propre au mode de pense des Japonais *21. Il le prcise dans La
Mthode scientifique *22 .
La difficult de lire Nishida
De ce paradoxe - prsence dun hritage sino-japonais implicite5et des apports occidentaux explicites - rsulte une certaine difficult
lire Nishida. Bien des raisonnements de Nishida ne sont
comprhensibles qu' la lumire des rfrences, en particulier au Zen
() et l'Amidisme (la croyance en le Bouddha Amida et en la Terre
Pure *23) pour ce qui est de la spontanit qui est sincrit - dans10lmergence des phnomnes et dans le comportement des tres
humains ; ainsi quau Kegon () dont Nishida est proche dans sa
comprhension de linterrelation de toute chose. *24
modifier vers la fin du 19e sicle (communication personnelle de SAIT Takako,auteur dune thse sur Kuki).
21 Gregor PAUL prfre parler de philosophie du Japon plutt que de philosophie japonaise , car il considre que la pratique de la philosophie est propre tous les humains, toutes les cultures. Ses recherches mettent en vidence laprsence dj bien implante des schmas de pense pr-philosophiques enprovenance du Continent au Japon, l'poque de Yayoi (de 300 av. JC 300 ap.JC). En revanche, il rfute l'existence d'une philosophie proprement et typiquementjaponaise (cf. Die Anfnge der Philosophie in Japan, OAG, Tky, 1991 ; Philosophiein Japan, Von den Anfngen bis zur Heian-Zeit, Mnchen, iudicium, 1993). Nishida,toutefois, pensait fonder une philosophie qui tiendrait compte de ce qu'il appelle laspcificit japonaise.
22 Gakumon-teki hh, 1940, NKZ XII, 385-394 Ce texte est lersum dune confrence donne en 1937 et dite par le Bureau de lducation duMinistre de lEducation (cf. NKZ XII,394). Il est joint comme supplment( furoku) l'essai Nihon bunka no mondai (Le problme de laculture japonaise, 1940, NKZ XII,275-383) qui est rdig sur la base de troisconfrences que Nishida avait donnes en 1938. Les deux textes sont traduits parPierre LAVELLE, La Culture japonaise en question, Paris, POF, 1991.
23 LAmidisme est pratiqu par deux coles au Japon, la Jdo-sh (Ecole de laTerre Pure, fonde par Hnen (1133-1212), et la Jdo-shinsh (VritableEcole de la Terre Pure ) fonde par le disciple de Hnen, Shinran (1173-1263). On runit les deux coles sous le terme dAmidisme parce quelles font delinvocation du Bouddha Amida leur pratique centrale.
24 Nous sommes redevable Frdric Girard pour les informations suivantes :
Introduction
16
Malgr l'implication du Zen dans le dveloppement des arts
japonais, Nishida ne s'y attache gure dans Art et morale. Les
conceptions du Zen sont certes prsentes, mais, l encore, elles se font
discrtes quand nous cherchons des rfrences prcises.
Cette association de plusieurs fonds de pense confre un5caractre amphibologique aux crits de Nishida : un lecteur japonais
nexploite pas aisment les sources occidentales utilises ; l'inverse,
un lecteur non-japonais aura des difficults reprer et comprendre
prcisment l'arrire-plan bouddhique qui alimente la pense
philosophique de Nishida.10
L'uvre de Nishida est en effet construite sur des vidences ,
les lments d'une culture que ses membres - en loccurrence les
contemporains de Nishida - ne questionnent ni ne mentionnent jamais,
tant ce fonds culturel est naturellement intgr dans leur quotidien. C'est
trs probablement ce mme bagage qui fait partiellement dfaut un15Japonais de notre poque, car ce qui tait vident pour un Japonais
contemporain de Nishida ne l'est plus obligatoirement pour un Japonais
d'aujourd'hui.
Les lectures Kegon de Nishida sont difficiles cerner :- il y a au moins le Gokysh, le Hokkai genky, le
Ch Kegon hokkaikanmon, le Kegonky tangenki qu'il a directementlus (Yamashita, Catalogue de la bibliothque de Nishida, p.323, n750, pp.339-340[voir le Journal Nikki en date de juillet 1943 (Meiji 18) dans NKZ XVII,667],n1057, 1060). (cf.aussi, p.322, n745).
- la bibliothque comporte aussi des titres : pp.204-205, n352, 353, 354, 355. (s'ytrouvent le Gokysh et le Tangenki qu'il a lus ; on ne sait rien quantaux autres).
- il y a les connaissances indirectes : venant de discussions avec Suzuki, d'unmathmaticien Suetsuna qui connaissait bien le Kegon et frquentait assidmentNishida, etc. Le Zen est pntr d'ides Kegon, sans jamais les mentionnerexplicitement (v. par ex. l'introduction de Catherine Despeux aux Entretiens deMazou; des notes de P.Demiville dans les Entretiens de Lin-tsi ; les ouvrages deSuzuki).
Introduction
17
Etant donn cette complexit et notre incomptence de rfrer aux
sources bouddhiques, nous nous sommes rigoureusement limite
exploiter les sources en langues occidentales qui ont inspir Nishida, et
au sein de ces sources nombreuses, nous visons en particulier luvre
de Fiedler et la pense esthtique de Kant.5
Lobjectif de Nishida
L'objectif de Nishida tait de fonder une pense philosophique
japonaise. Il lui fallait d'abord se dmarquer des systmes de pense
traditionnels qui sont le Shint , tel qu'il est prsent par le10
mouvement Kokugaku (tude nationale), le Bouddhisme
(bukky) et le Confucianisme (juky). Ensuite, il lui fallait
se distinguer de la philosophie occidentale, sans toutefois la rfuter
comme l'exigeaient les Japonais extrmistes de son poque.
Nishida sest efforc dappliquer deux mthodes. Il a pratiqu une15mthode scientifique qui serait caractristique des Japonais , qui est
de connatre les choses sans partialit partir de leur intrieur-mme,
par la participation l'univers observ (NKZ XII,388). Et il a galement
utilis la mthode comparatiste : en discutant la philosophie venue de
l'extrieur, en particulier de l'Occident, et en s'en inspirant, Nishida20formule sa propre pense.
Autant la mthode comparatiste est constamment applique
dans les textes de Nishida, autant la mthode scientifique ne se trouve
pas clairement dfinie par Nishida. Dans son essai La Mthode
Introduction
18
scientifique *25, il prcise quel nouvel esprit scientifique il estime qu'il
conviendrait de dvelopper au Japon, en s'appuyant sur le paradigme
dvelopp en histoire de l'art par Alois RIEGL (1858-1905).
Le Japon, explique Nishida, a t nourri pendant plus d'un
millnaire par la sagesse et l'enseignement du continent, notamment5de la Chine et de la Core. Conjointement ces emprunts divers, le
Japon a su mettre en relief des facults qui lui sont propres, telles que
la sensibilit et l'motion.*26
Mais je crois que, bien qu'il y ait la base de la culture orientale
beaucoup d'lments qui ne le cdent en rien la culture occidentale,10qui sont mme suprieurs cette culture, son point faible est
nanmoins de ne les avoir pas dvelopps en tant que savoir
(gaku) *27.
25 Gakumon-teki hh, 1940, NKZ XII, 385-394, cf. aussi note 20. -
Nishida parle aussi de la mthode japonaise dans (Zakkan, Sentimentsdivers/ Impressions diverses,1916, NKZ XIX,711-717). Il crit la premire page : Quand on parle dindpendance de l'esprit, ce quoi n'importe qui pense enpremier, c'est de raviver la pense et la science telles que mises en videnceu parl'Asie ancienne [korai]. En particulier en tant que Japonais, il s'agit de promouvoir[sakanni suru] l'esprit propre aux Japonais qui avait t dvelopp dans notre pays.Cela, c'est quelque chose que nous devons nous efforcer de faire, il va de soi, dansla mesure o nous sommes des Japonais. Nous devons tenter d'investiguersuffisamment en profondeur tous les aspects de ce qui est japonais [nihon toiumono].
26 Linfluence continentale millnaire a donn lieu lexpression emblmatiquewakon kansai : me japonaise, savoir chinois. A lpoque de louverture duJapon, (Meiji 1868-1912) lexpression est transforme en wakonysai : me japonaise, savoir occidental.
27 NKZ XII, 387. Lavelle traduit : Mais je crois que, bien qu'il y ait la base dela culture orientale bien des lments prcieux suprieurs ou gaux ceux de laculture occidentale, son point faible est de n'avoir pas dvelopp le savoir. (Laculture japonaise en question, Paris, POF, 1991, p. 111)
Nishida (NKZ XII,279) oppose demble, dans son texte, le ky(enseignement, doctrine) oriental au gaku (savoir, recherche) occidental ; ilsemble employer gaku dans le sens de savoir systmatique. Il est noter que gakune revt pas toujours ce sens. Dans la premire phrase des Entretiens de Confucius,gaku a le sens d'enseignement : quand on apprend au moment opportun, onassimile l'enseignement, quand dans la vie se prsente un moment opportun, onapplique cet enseignement.
Introduction
19
Face une culture europenne que Nishida peroit comme
spatiale, rationnelle et intellectuelle, il dcrit en effet la culture japonaise
comme linaire et rythmique :
On peut dire que la culture japonaise est linaire
(chokusen-teki). C'est pourquoi je la qualifie de rythmique5
( rizumikalu). La Nation japonaise (kokutai), qui est
de l'ordre de l'motion et qui a la Maison Impriale en son centre,
m'apparat comme une unit caractre rythmique. (NKZ XII, 392)
Nishida ne donne pas d'indications plus prcises sur ce qu'il
entend par rythmique *28. Ce qui compte dans ce passage, est la10conscience que Nishida a, en tant que Japonais, de sa propre culture.
Guid par cette conscience, il mne son investigation la recherche
d'une mthode scientifique spcifiquement japonaise.
Riegl, que Nishida discute dans ce texte, a dvelopp son
paradigme de l'art en s'opposant la pense traditionaliste, qui avait15pour coutume de faire driver toute thorie de lart des uvres d'art
grecques, plus prcisment du canon hellnique. Ds lors qu'un art
par exemple l'art gyptien ou l'art gothique n'entrait pas dans le
parangon hellnique, il tait considr comme un art de classe
infrieure, voire totalement exclu de la catgorie de l art . Cette vision20correspondait aux philosophies expliquant de l'extrieur les
28 Nishida crit : rizumikalu, transcription phontiqe du mot anglais
rhythmical . Il est tonnant que Nishida utilise un terme import pour caractriserce qui devrait tre proprement japonais. Nous pouvons comprendre le concept derythme qu'utilise Nishida si nous le transposons dans le domaine de la calligraphie.
Peut-tre est-ce aussi dans le sens que l'tre humain est au diapason avec ce quil'entoure, le monde : Quand une personne utilise l'nergie qui lui est propre, dansle temps qui lui est propre, et un endroit qui lui est propre, elle utilise le rythme ,crit Michel Random (Japon. La stratgie de l'invisible, Paris, 1985, p. 86)
Introduction
20
phnomnes apparus dans un certain contexte culturel, et cet
extriorit tait un concept occidental servant daune.
Ds que lon procde, comme Riegl et comme Nishida
partir des exigences et structures internes d'un phnomne, ce qui va
loppos des tendances qui rgnaient leur poque, on aboutit des5conclusions radicalement diffrentes. Pour Nishida, les scientifiques et
penseurs japonais se devraient de mener leur recherche selon la
mthode de Riegl, sans se conformer des conventions, sans adopter
des vues partiales ou des a priori, et en se laissant guider par la logique
interne du phnomne tudi. Voil ce que devrait tre la vritable10science japonaise:
Ce qu'on appelle la science (gakumon) veut dire que
notre esprit vit dans les faits objectifs. Ce n'est que de cette manire que
nous pouvons raliser une science japonaise. (NKZ XII, 388)
Le Japon se trouve situ entre les deux blocs, entre l'Orient et15l'Occident, et aux yeux de Nishida il y a dans cette particularit culturelle
et gopolitique une opportunit saisir : Que seule en Orient notre
nation, tout en ayant reu l'influence [ de l'Inde et de la Chine ], ait
assimil la culture occidentale et puisse tre considre comme re-
cratrice de la culture occidentale, n'est-ce pas surtout d cet esprit20japonais qui se dirige sans entraves vers les choses elles-mmes ?
(NKZ XII, 280)
L'idal tant de combiner motion et raison, Nishida considre
que le peuple japonais et sa culture sont prdisposs la mission de
Introduction
21
jeter un pont entre l'Orient et l'Occident, par-del le foss sparant les
deux mondes.*29
Lorsque Nishida insistait pour ouvrir le Japon intellectuel au
monde, tout en dveloppant un esprit critique qui soit propre son pays,
ses exigences taient minemment modernes, actuelles. Quand5Nishida enseignait luniversit de Kyto (de 1913 1928), son
ancrage dans la pense bouddhique conjugu avec sa terminologie
philosophique nouvellement forge, tait en contraste avec les autres
disciplines universitaires. En effet, les universits japonaises taient
figes ds leur fondation en cela qu'elles entendaient leur rle en10termes de transmission du savoir (dont notamment des connaissances
sur et en provenance de lOccident), et quelles taient loignes de la
recherche fondamentale. Nishida faisait une exception dans ce cadre. Il
tait penseur, et non pas un historien de la pense. *30
Cet objectif, savoir forger une philosophie japonaise, tait15coupl chez les disciples de Nishida (et fondateurs de l'Ecole de Kyto,
Kyto gakuha) avec louverture vers le monde occidental.
Comment peut-on dfinir le rle de l'cole de Kyto dans le Japon actuel
? Suite linternationalisation, et l'aube de la mondialisation du pays,
pays entran et sentranant dans des changes multilatraux tant dans20le monde des affaires et de la technique, que dans le domaine des
29 La conscience qu'a Nishida de la mission assigne au Japon dans l'ordre
mondial lui a valu d'tre dcri comme partisan de lultra-nationalisme et del'imprialisme japonais. Disparu le 7 juin 1945, avant le dsastre des deux bombesatomiques et donc avant la capitulation du Japon , Nishida n'a pu en tirer de bilanpour la postrit.
30 Les universits cherchent aujourd'hui dvelopper un esprit novateur, et intgrer une certaine approche individualiste et plus axe sur le monde du travail etde la recherche. Cf Die japanische Universitt im Umbruch , in Neue ZrcherZ e i t u n g , le 11 avril 1992, p. 25. Les mouvements de diversification etd'internationalisation des universits au Japon ne sont pourtant pas uniquement lis une prise de conscience des ralits acadmiques, mais sont aussi dicts par desncessits conomiques : la perspective d'une baisse du nombre d'tudiants met encause la survie des tablissements privs qui, en procdant l'ouverture denouveaux dpartements, esprent attirer un plus grand nombre d'tudiants.
Introduction
22
sciences humaines (langues, philosophie, histoire), et lheure o les
universits se restructurent, quelle place est-ce que cette cole
philosophique peut occuper?
La diffusion de la pense de Nishida a pu tre assure par ses
disciples, en particulier au travers du Zen, en posant la philosophie5japonaise comme une philosophie du rien (par opposition la
philosophie de ltre, cest--dire lontologie).*31 Si les successeurs et
commentateurs de Nishida, notamment HISAMATSU Shin'ichi
(1889-1980) et UEDA Shizuteru ( n en 1926),
mettent l'accent sur le Zen et l'aspect philosophico-religieux dans les10uvres de Nishida, cela s'explique d'une part par l'engagement
personnel de ces philosophes dans l'tude et la pratique du Zen, d'autre
part par l'attitude, qui peut tre perue comme ambigu, de Nishida
pendant la Seconde Guerre mondiale. En effet, Nishida ne s'est jamais
ouvertement distanc du fascisme et du totalitarisme japonais*32. Pour15viter d'aborder cette question vaste et gnante, il est courant de
dpeindre un Nishida dtach du monde politique, plong dans le
monde du Zen. De plus, cette image avait l'avantage de correspondre
une mode en Europe et en Amrique, o l'on se laisse volontiers
fasciner et intriguer par les philosophies orientales *33. Le Zen a ainsi20
31 Il y a bien sr aussi dautres aspects philosophiques que les disciples de
Nishida dveloppent, en partant de Nishida et en interrogeant la philosophieeuropenne.
32 Bernard STEVENS, En guise d'introduction : une prsentation de l'cole deKyto , tudes phnomnologiques, n 18, Louvain-la-Neuve, Ousia, 1993, 37.
33 Ds l'aprs-guerre, certains penseurs japonais abordent les questions quitouchent la morale et l'thique chez Nishida. Pierre Lavelle a fray un cheminavec sa traduction La culture japonaise en question (cf. note 19) qui ouvre le dbatsur les implications politiques de la philosophie de Nishida. Parmi les mago-deshi (lesdisciples des disciples), HASHI Rysuke (n en 1944) prend quelque peu sesdistances vis--vis des accusations politiques et cherche rhabiliter les textes deNishida en les replaant dans un contexte plus strictement philosophique. Toutefois,les plus minents reprsentants de l'cole de Kyto se sont proclams penseursreligieux. Le dialogue entre Bouddhisme et Christianisme, amorc par Nishida dansson dernier essai , La logique du lieu et la vision religieuse du monde (1945, NKZ XI,371-464, cf. note 34 ), a t poursuivi par Hisamatsu Shin'ichi, Nishitani Keiji, AbeMasao et Ueda Shizuteru. Malgr sa volont d'tre le fondateur d'une philosophie
Introduction
23
pu, en Occident, ouvrir la porte la philosophie de Nishida, et ce d'autant
mieux qu'un dialogue entre bouddhistes et chrtiens peut aisment
s'appuyer sur les textes de Nishida*34. Nishida lui-mme tablit un
parallle entre le Christianisme et le Bouddhisme dans Les Formes de
la culture classique en Orient et en Occident d'un point de vue5mtaphysique .*35
japonaise et la distance affiche vis--vis du Zen, le discours de Nishida a gliss dansle religieux.
34 Cf.notamment Hans WALDENFELS, Absolute Nothingness. PreliminaryConsiderations on a Central Notion of the Philosophy of Nishida Kitar and the KytoSchool , Monumenta Nipponica, 1966, vol. 21, n 3-4, p. 354-391 ; Dasschweigende Nichts angesichts des sprechenden Gottes. Zum Gesprch zwischenBuddhismus und Christianismus in der japanischen Kyto-Schule , Neue Zeitschriftfr Systematische Theologie und Religionsphilosophie, 13, 1971, p. 314-334 ; Nishida Kitar, Nishida und Zen, Abolutes Nichts , in Absolutes Nichts - ZurGrundlegung des Dialogs zwischen Buddhismus und Christentum, Basel-Wien, 1976(il existe une traduction amricaine de ce livre).
H. RZEPKOWSKI, Einstellung des Nichtsbegriffes nach Nishida , in Thomasvon Aquin und Japan. Nettetal 1967.
Fritz BURI, Der Buddha-Christ als der Herr des wahren Selbst. DieReligionsphilosophie der Kyto-Schule und das Christentum, Bern/Stuttgart 1982.
P,S. CHUN, The Christian concept of God and Zen 'Nothingness' as embodied inthe works of Tillich and Nishida. Dissertation University of Ann Arbor, 1982.
K. RIESENHUBER, Reine Erfahrung. Im Gesprch zwischen Aristoteles, Nishidaund Pseudo-Dionysios . Hans Waldenfels, Thomas Immoos (Hrsg), FernstlicheWeisheit und Christlicher Glaube. Festgabe fr Heinrich Dumoulin. Mainz 1985.
Steve ODIN, Kensis as a Foundation for Buddhist Christian Dialogue : TheKenotic Buddhology of Nishida and Nishitani of the Kyto-School in relation to theKenotic Christology of Thomas J.J.Altizer , The Eastern Buddhist 1987, 20:1, p. 34-61 ; A critique of the Kensis/Snyat motif in Nishida and the Kyto-School. ,Buddhist Christian Studies 1989, 9, p. 71-86.
UEDA Shizuteru, Das absolute Nichts im Zen, bei Eckhart und bei Nietzsche.,in Die Philosophie der Kyto-Schule. HASHI Rysuke (Hrg.). Freiburg/Mnchen,Alber 1990.
Voir aussi le dernier crit de Nishida, Basho-tekironri to shky-teki sekaikan, La logique du lieu et la vision religieuse du monde),1945, NKZ XI, 371-464 ; traduit par SUGIMURA Yasuhiko et Sylvain CARDONNEL,Logique du lieu et vision religieuse du monde, Editions Osiris, 1999.
35 Keijijgaku-teki tachiba kara mitatzai kodai no bunkakeitai, 1934, NKZ VII, notamment pp. 441-42, passage que Yoocommente : Nishida divides the cultural forms into two major categories: a) thecultures grounded in the immanent, actual world view; b) the cultures based on thetranscendent, non-actual world view. The culture formed under the influences ofChristianity and Buddhism are considered to be the cultures of the transcendent worldview, although Christianity transcends the world in the direction of affirmation,whereas Buddhism in the direction of negation. Yoo, op.cit. 1976, p. 189. - Nishidaprcise, toutefois, en 1901 que le Christianisme ne l'intresse pas, parce qu'il ne veutpas tre sauv (NKZ XVIII,53, lettre 36). Nous tenons remercier Frdric Girard pourcette rfrence.
Introduction
24
L'une des caractristiques de l'cole de Kyto l'heure actuelle
est son dialogue interculturel avec les courants philosophiques
europens et amricains. C'est prcisment ce dialogue que Nishida
n'a pas vritablement amorc.
Nishida n'a jamais quitt le Japon. En revanche, il a t en contact5avec des philosophes allemands : il a correspondu avec Heinrich
RICKERT et Edmund HUSSERL; en avril-mai 1937, il a reu la visite
d'Eduard SPRANGER, et en novembre de la mme anne celle de Karl
LWITH, puis en 1938 celle de Robert SCHINZINGER *36. Par ailleurs,
son ami de jeunesse SUZUKI Daisetsu, qui vivait aux tats-Unis, ou10encore Lafcadio HEARN, lui ont donn une connaissance indirecte de
ce pays *37.
Le fait de rencontrer dautres philosophes nest certes pas un
critre pour valuer la qualit intellectuelle dun penseur. Nanmoins, la
raret des contacts directs avec le monde intellectuel europen et15amricain, alors que sa lecture duvres nes sur le fonds de cette
culture occidentale est extrmement riche et couvre toutes les poques,
est symptomatique pour Nishida.
Les uvres de Nishida ont t peu connues en Europe et aux
Etats-Unis de son vivant. Si on veut appeler dialogue l'intrt que20Nishida portait la philosophie europenne en particulier, soit, mais il
s'agit d'un dialogue sens unique, dun monologue. Mme si linfluence
de Nishida sur la rflexion philosophique au Japon est capital, il serait
36 Pour les rencontres, cf. Lothar KNAUTH, Life is tragic , Monumenta
Nipponica, 1965, vol. 30, 3-4, p. 335-358, notamment pp. 347 et 356. En 1936, KIR. avait traduit une lettre de Nishida en allemand, mais Schinzinger fut le premier traduire une uvre complte.
37 Tel qu'en tmoignent ses lettres Suzuki, et OMODAKA, le traducteur deKUKI Shz.
Introduction
25
erron de considrer que sa pense alimentait le dbat d'ides en
Europe ou aux Etats-Unis.
Les premires traductions
Les premires traductions dcrits de Nishida, en allemand,5datent de 1936, lorsque ki R. publia Brief an den Schriftleiter der
Zeitschrift Ris (NKZ XIII,137-142) et Logik und Leben
(Ronri to seimei, 1936, NKZ VIII,273-394) dans la revue
Cultural Nippon 1936.
10
Par la suite, Robert Schinzinger publia en 1938 Der
Metaphysische Hintergrund Goethes, traduction allemande de
Gte no haikei (1931, NKZ XII,138-149).
TAKAHASHI Fumi, une nice de Nishida dcde trs jeune, vers
1940, publia en 1939 Berlin la traduction allemande revue par Oscar15Benl de lessai Les Formes de la culture classique en Orient et en
Occident d'un point de vue mtaphysique *38 intitule Die
morgenlndischen und abendlndischen Kulturformen in alter Zeit vom
metaphysischen Standpunkt aus gesehen. En 1940, c'est Sendai
(dans le nord-est du Japon) qu'elle publia le cinquime chapitre d'Art et20morale sous le titre Die Einheit des Wahren, des Schnen und des
Introduction
26
Guten.*39 Bien videmment, dans le contexte de la Seconde Guerre
Mondiale, la diffusion de ces textes a t fort limite, et l'intrt qu'ils ont
suscit, modeste.
Suivent dautres traductions de Schinzinger qui publie trois essais
de Nishida, d'abord en allemand en 1943 (sauf No. 2, paru en 1938),5puis en anglais en 1958. Il s'agit de :
1. Die intelligible Welt / The Intelligible World *40
2. Goethes metaphysischer Hintergrund / Goethe's Metaphysical
Background*41
3. Die Einheit der Gegenstze / The Unity of Opposites *4210
Les trois essais en anglais sont runis dans le livre Kitar
Nishida, Intelligibility and the Philosophy of Nothingness (Honolulu,
East-West Center Press, 1958) et dots chacun d'une introduction.15
38 Keijijgaku-teki tachiba kara mita
tzai kodai no bunkakeitai, 1933-34, NKZ VII,429-453.39 Shin-zen-bi no gitsu-ten, 1923, NKZ III,350-391.40 (Eichi-teki sekai, Le monde intelligible, 1928-29, NKZ V,123-185)
est le 4e de huit essais runis dans NKZ V sous le titre Le systme auto-aperceptif deluniversel ( Ippansha no jikaku-teki taikei). - Quant latraduction de eichi-teki, nous nous plions aux habitudes depuis Schinzinger,en allemand et en anglais, de le rendre par intelligible , mais nous nen sommespas satisfaite. Certes, on traduit intelligible par opposition sensible . Mais lemonde intelligible de Nishida nest pas seulement le monde qui peut tre connu parlintellect, mais aussi un monde intelligent qui se comprend lui-mme. Cest le mondele plus profond et le plus englobant qui permet de comprendre. La traduction par intelligible (avec le suffixe -ible driv du latin -ibilis ) a une connotationpassive : ce qui peut tre connu, ce que nous pouvons connatre. Alors quil noussemble que le qualificatif eichi-teki contient une dimension active : un monde qui sestructure selon lintelligence. En guise de rappel, basho , le lieu dusurgissement de toute la ralit, sera dfini par Nishida ds 1926, comme tant nisensible ni intelligible
41 (Gte no haikei, Larrire-plan de Goethe, 1931, NKZ XII,138-149) est le 12e de 22 essais runis sous le titre Suite Pense et exprience(Zoku shisaku to taiken), une compilation de 1945.
42 Zettai mujun-teki jiko-ditsu, Lauto-identit absolumentcontradictoire, 1939, NKZ IX,147-222) est le 3e de cinq essais qui forment le Recueil 3des essais philosophiques (Tetsugaku ronbunsh daisan) dit en1939. Yamanouchi a aid Schinzinger pour la traduction.
Introduction
27
D'autres traductions ont t ralises, mais aprs la disparition
de Nishida en 1945. Le dialogue tait donc quasiment inexistant du
vivant de l'auteur. Ses disciples, par contre, ont voyag et sont entrs en
contact direct avec l'Europe. Mme si Nishida n'a pas vritablement5tabli un dialogue avec l'Europe, il a le mrite d'avoir ouvert la voie la
philosophie japonaise, en exigeant que les Japonais dveloppent un
esprit propre, philosophique et scientifique.
Il nous faut penser par nous-mmes., crit Nishida, et Nous
devons entreprendre de penser avec logique et consquence. (NKZ XII,10288*43).
L'esprit de ces citations sera notre guide tout au long de cette
thse.
43 Voir aussi la traduction de Lavelle, La Culture japonaise en question, Paris,
POF, 1991, p. 26.
Partie 1
La cration artistique - Fiedler
1.1 L'art et la cration
28
1.1 LE LIEN ENTRE L'ART ET LA CREATION ARTISTIQUE
Quest-ce lart ? Le point dunion de la morale est la religion, mais
quel est le pont dunion de lart ? Lart et la morale naissent de la ralit
actuelle, ont comme fondement commun la volont. Lart est un5phnomne donn alors que la morale est un phnomne construit.
Lart est la direction de lunification, et au sein de la ralit concrte, la
direction de lunification est lintuition artistique. La morale est la
direction de la diffrenciation et du dveloppement, et au sein de la
ralit concrte, la direction de la diffrenciation est le devoir moral.10
Au sein de la ralit concrte, la direction vers lunit devient
lintuition artistique*1, la direction vers la diffrenciation et le
dveloppement devient le devoir moral. Aussi bien lintuition artistique
que la volont morale ont comme point de dpart lactualit, mais dans15une telle direction, la volont morale soppose lintuition artistique
dans la mesure o elle est un effort infini en vue datteindre son point
ultime. Pourtant lunit dans le point ultime de la morale nest dj plus
lart, mais doit tre la religion.*2 La religion transcende la connaissance
et la contient nanmoins, elle transcende la morale et la contient20nanmoins. Pour cette raison, la religion ressemble intimement lart,
1 Dilworth donne "aesthetic subjectivity" (op.cit., p.104) pour geijutsu-
teki chokkan (intuition artistique ; intuition qui sexprime travers lart). Lintuition estcertes lactivit dun sujet, mais traduire ce terme par subjectivit nous semble allertrop loin ; de plus, traduire esthtique pour artistique est une erreur fondamentale.Cette thse a pour objectif prcisment de bien distinguer les deux termes, comme lefait Nishida. Artistique renvoie lactivit de lartiste, tandis questhtique concerne gnralement, mais nous reviendrons sur la question - laspect du paratre deluvre dart. - Nishida, en s'inspirant du texte de Fiedler, interprte dj Fiedler entraduisant knstlerisch par sz-teki (schpferisch). Nishida place lacration au centre de l'art. Lorsque Dilworth traduit geijutsu-teki paraesthetic, il ne tient pas compte de l'importance de l'activit dans l'art. Artistique, c'estavant tout crateur (geste actif) et non esthtique.
2 Nest dj plus lart Plus haut, Nishida avait expliqu que lart tait ladirection de lunification, et que la morale tait le dveloppement de la diffrenciation.Lunit ou lunification - de la morale pourrait lui faire rejoindre lart. Or Nishida lednie. Lart et la morale ne se confondent pas. Cest la religion qui fait le lien : ellecontient la morale et la connaissance puisquelle est rigoureuse et pratique), et elleressemble lart parce quelle est intuitive.
1.1 L'art et la cration
29
et en mme temps, elle est extrmement rigoureuse et pratique. (NKZ
III,391, chap.5)
Si nous suivons le raisonnement de Nishida, lart se dfinit par
rapport la morale. Le point dunion de la morale est la religion qui5contient et transcende aussi bien la morale que la connaissance. Or,
quel est le point dunion de lart ?
Ainsi que nous lavons expos dans lintroduction, lart comporte
deux volets, celui de la cration, et celui du beau. Afin de mieux cerner la10notion de cration artistique, nous proposons de se pencher, linstar
de Nishida, sur les crits de Conrad Fiedler qui vise la production et
lorigine de luvre dart dans ses rflexions, et qui sintresse de prs
au geste, car la cration artistique est le mouvement ou le geste qui
produit lart.15
Dans notre thse, nous privilgions la notion de la cration
artistique par rapport la notion de lart. Nishida dit art (geijutsu)
dans le texte, mais si nous regardons de prs, il sintresse lacte
artistique, au surgissement de lart.20
Cette nuance est importante pour notre lecture, car Fiedler insiste
galement sur limportance de la cration, et relgue luvre dart le
produit de la cration au second plan. Luvre na de valeur que dans
la mesure o elle permet au spectateur de revivre le trajet de la cration.25Cest lactivit qui ouvre un nouveau champ de conscience, ce nest pas
luvre. *3
Aber nicht an das Vorhandensein der Kunstwerke ist jenes
gesteigerte Wirklichkeitsbewusstsein gebunden, sondern an die30Thtigkeit, in der sich die Entstehung dessen vollzieht, was wir ein
1.1 L'art et la cration
30
Kunstwerk nennen. Die Kunstwerke sind an und fr sich ein toter
Besitz ; *4
Par consquent la distinction nette entre lart entendu comme
uvre dart, et lart entendu comme cration artistique doit tre pose5ds le dpart pour assurer la clart de nos rflexions. La grande porte
de cette distinction se rvlera lorsquil sera question du rcepteur dart,
de la personne qui regarde luvre dart en reproduisant lacte de la
cration dont luvre est le dpositaire.
10
Fiedler que nous venons de citer fournit une vritable porte
daccs pour la comprhension de Nishida, porte daccs que ni
Friedrich Theodor Vischer, ni Gustav Theodor Fechner, ni Stephan
Witasek, ni Karl Groos, ni aucun des autres thoriciens d'art mentionns15par Nishida ne nous procurent.
Conrad Fiedler est n Saxe en 1841, et a t form Leipzig. Il
tudie le droit et sintresse lart pour son propre compte car il
noccupait aucun moment un poste universitaire ni une fonction dans20un muse. Il entreprend des voyages au cours desquels, en Italie avant
tout, il rencontre et se lie damiti avec les peintres Hans von Mares,
Arnold Bcklin, Anselm Feuerbach, Hans Thoma et avec le sculpteur
Adolf von Hildebrand. Il disparat en 1895.
25La pense de Fiedler sest forge dans un environnement
dartistes que lauteur a ctoys, dont il tait mcne pour certains, et
quil a maintes fois eu loccasion de voir luvre. Le contact avec les
artistes lui tait un besoin et le guidait dans son dsir de dcrypter la
langue dans laquelle les uvres dart sont crites, et qui leur est propre.30
3 Ce point est important car il permet une ouverture vers lart contemporain
comme vnement et non comme objet.
1.1 L'art et la cration
31
Sa libert du point de vue professionnel lui laissait aussi le loisir
dune libert desprit, sans concession ni des gots ni des
personnes, et qui se dirigeait vers lessence de lart, savoir lacte de la
cration. *55
De cette manire, par lobservation et limmersion dans le monde
de la cration artistique, et paralllement par ltude des crits de Kant
et de Goethe, Fiedler se dtache des thories platonicienne,
aristotlicienne et hglienne de l'art comme imitation ou reproduction10de la nature conjugue avec la ralisation dune ide ou dun idal.
Pour Fiedler, lart est bas sur la cration artistique qui, alimente
par le regard comme source de rception, prend le relais de ce regard
et ralise lexpression artistique, le mouvement artistique, vers le15monde. Cette thorie est le fondement dun nouveau regard sur lart en
ce quelle admet lautonomie de lactivit cratrice artistique.
Parmi les crits de Fiedler*6, le texte ber den Ursprung der
knstlerischen Thtigkeit (Sur l'origine de l'activit artistique) mrite tout20particulirement notre attention car Nishida le cite plusieurs reprises
dans Art et morale, et il y a laiss des traces de lectures, peu
4 Fiedler, Der Ursprung der knstlerischen Thtigkeit, 1887, dans Marbach 1896,
p.306-307.5 Wilhelm von Bode, der Fiedler gern als Mitarbeiter in der Leitung der Berliner
Museen gesehen htte, schrieb ber ihn : (Wilhelm von Bode, Dr.Conrad Fiedler. Repertorium fr Kunstwissenschaft 18, 1895, p.333, cit daprs UdoKultermann, Kunst und Wirklichkeit, Mnchen, scaneg, 1991, p.17)
6 ber die Beurteilung von Werken der bildenden Kunst (1876),ber Kunstinteressen und deren Frderung (1879),Moderner Naturalismus und knstlerische Wahrheit (1881),ber den Ursprung der knstlerischen Thtigkeit (1887),
1.1 L'art et la cration
32
nombreuses mais rvlatrices. Nous y reviendrons dans le chapitre
Fiedler dans Nishida . Dans son crit Sur l'origine de l'activit
artistique , Fiedler se limite la bildende Kunst que sont la peinture
et la sculpture quil connaissait intimement. Pour chaque art, la question
de son expression au travers du corps devrait se poser5individuellement, selon Fiedler.
Les rflexions de Fiedler sur la cration artistique partent d'un
double constat :
101) tout vnement a une origine physico-spirituelle, physico-mentale
dans la mesure o le corps et l'esprit, cest--dire le corps et le mental,
forment une unit;
2) tout vnement ne signifie que lui-mme, il n'y a pas de sens autre15que l'vnement en tant que tel.
Appliqu la cration artistique, ce double constat signifie que
l'uvre d'art est le rsultat d'un vnement physico-spirituel dont les
composantes sont indissociables les unes des autres, et que le sens20de l'uvre d'art ne rside pas dans un contenu autre quil soit
symbolique, religieux, idologique ou moral - que l'uvre elle-mme,
autre que la prsence de l'uvre elle-mme.
Quant au premier point, nous y reviendrons dans le chapitre 2,25Lart et le coprs. Pour le deuxime point, Fiedler explique :
Jene sogenannte geistige Sphre des Wortes ist thatschlich
nicht grsser als seine sinnliche Sphre. Es ist durchaus falsch, zu
sagen, dass wir uns mit der physischen Leistung, an die unser30
Hans von Mares (1889); les cinq textes sont republis comme uvres posthumes
par Hans Marbach, Conrad Fiedlers Schriften ber Kunst, Leipzig 1896. Nishidapossdait un exemplaire de ce recueil.
1.1 L'art et la cration
33
psychisches Leben gebunden ist, ein geistiges Reich erschlssen,
dass alle sinnlichen Vorkommnisse unseres sogenannten geistigen
Lebens, wie Wort, Zeichen, Bild, Ton, Gebrde nur Symbole eines
Geistigen seien; es s ind nur Reminiszenzen veralteter
Anschauungen. *75
Et Fiedler poursuit plus loin:
Jedes Vorkommnis bedeutet nur sich selbst, und der Schein,
dass es eine Bedeutung besitze, die von ihm verschieden sei und es10berrage, beruht darauf, dass sich auf dem Wege der Assoziation
andere Vorkommnisse mit ihm verbinden, die ebensowenig wie es
selbst einem vorgebliche, in Wahrheit ganz undenkbaren geistigen
Reiche angehren, und die auch nur wiederum sich selbst bedeuten
knnen. *815
Avec ces affirmations, Fiedler a d heurter les convictions de ses
contemporains : il relgue l'ide d'un royaume spirituel, qui serait plus
riche et plus noble que la ralit sensorielle, sur le plan des
rsurgences d'opinions surannes (Reminiszenzen veralteter20Anschauungen ). Quant la thorie de l'art, il nettoie la critique d'art de
tout ce dont elle affuble la cration artistique et qui lui est trangre,
autrement dit de tout ce qui fait obstacle notre comprhension directe
de lart entendu comme cration artistique. A Fiedler revient le mrite,
selon certains critiques, davoir libr lart du joug de lesthtique25ancienne, voire de lesthtique tout court.*9
7 Fiedler 1887, dans Marbach 1896, p.227 Ce quon appelle la sphre
spirituelle de la parole nest en ralit pas plus grande que sa sphre sensorielle. Ilest tout fait faux de dire que nous nous donnions accs, au moyen de notre effortphysique auquel est lie notre vie psychique - , un royaume spirituel ; que toutesles donnes sensorielles de ce quon appelle notre vie spirituelle telles que la parole,le signe, limage, le son, le geste ne soient que des symboles de quelque chose despirituel ; ce ne sont que des rsurgences dopinions surannes.
8 Fiedler 1887, dans Marbach 1896, pp.227-28.
1.1 L'art et la cration
34
En effet, Fiedler sest ouvertement oppos au courant dominant
son poque qui tait anim par les thoriciens d'art levs dans la
tradition de Platon et dAristote *10, et de lidalisme allemand,
notamment de Kant et de Hegel qui considraient l'art classique comme
la norme, et les uvres dart comme les outils dune vise culturelle ou5morale. Leur idal tait reprsent par le style classique grco-romain
rig en valeur absolue, et ils jugeaient avec un certain mpris, peine
cach, le reste de la production artistique. Lart classique grec
fournissait, selon leur opinion, le canon de beaut par excellence, la
mesure, le modle parfait, et on faisait de la classification des10uvres dart le credo principal. Il incombait lart de se plier la grille
du jugement, et non pas linverse. Lart gothique, lart primitif, lart
asiatique ou encore lart des enfants et lart des malades mentaux se
trouvaient, de ce fait, inclassables, hors classification et partant, hors
norme.15
Fiedler renverse cette tendance. Tout comme lui-mme, des
thoriciens tels quAlois Riegl*11 et Robert Wilhelm Worringer*12
dfendaient une conception de l'art comme mouvement expressif guid
par la volont artistique qui est une volont dexpression.*13 L'art est le20produit, le rsultat d'une intention cratrice, d'une intention ou vise
artistique qui reflte sa propre condition historique. De ce fait, tout art a
9 Cf. Kultermann op. cit. 1991, qui cite Croce, Paret, Eckstein, p.18 sq.10 Il faudrait plutt dire que les intellectuels du 19e sicle taient inspirs de la
tradition no-platonicienne qui tait le vecteur de notre connaissance des ancienscrits grecs, et qui tait teint par linfluence chrtienne. Notamment la trinit beau-bien-vrai est une adapation chrtienne, elle ne se trouve pas originellement dansPlaton, qui connat seulement le beau-bien (kallagathon) et pour qui le vrai tait unmode de fonctionnement de la pense, pas une vertu parmi dautres.
11 Alois Riegl est reprsent dans la bibliothque de Nishida par les titressuivants:
- Gesammelte Aufstze (1929?).- Stilfragen. Grundlegungen zu einer Geschichte der Ornamentik (1893).- Die sptrmische Kunstindustrie (1901).12 Worringer (1881-1965) est reprsent dans la bibliothque de Nishida par les
titres suivants (selon Yamashita, op.cit.,p. 241): Aegyptische Kunst, Formproblemeder Gotik, Griechentum und Gotik
13 On pourraitt galement placer Theodor Lipps (1851-1914) et sa notion de Einfhlung dans ce contre-courant tel que nous le verrons par la suite.
1.1 L'art et la cration
35
sa valeur, toute poque est le sol fertile sur lequel crot un art qui lui
correspond. Ni mpris ni prdilection pour tel ou tel style ne sont de
mise. L'art est un flux ininterrompu qui connat les expressions les plus
diverses.
5De plus, selon les perspectives nouvelles nes vers la fin du 19e
sicle, dautres penseurs Heinrich von Stein*14, Francesco de Sanctis,
Benedetto Croce - dveloppaient des rflexions qui allaient dans le
mme sens de valoriser la cration artistique comme voie intuitive de
connaissance de la ralit, sans hirarchiser la production artistique.10
Le philosophe qui avait marqu le plus la nouvelle orientation du
contre-courant et qui tenait compte de la porte minente de lart aussi
bien que de limportance de l'activit cratrice en termes
philosophiques, tait Friedrich NIETZSCHE (1844-1900).*15 Ses ides15sur la cration artistique sont une rfutation directe de l'esthtique de
Kant. Nietzsche remplace le spectateur par l'artiste, le
dsintressement par l'implication totale, et confre la cration plus
de valeur qu' la vrit. Le corps devient le vritable cur de l'tre chez
Nietzsche qui rejette la glorification platonicienne du supra-sensible20pour resituer la ralit fondamentale dans le contexte du sensible.
Lart est une manire de connatre, il nest pas au service dune
autre instance que lart lui-mme, et des critres dvaluation
14 Prcepteur dans la famille de Richard Wagner et proche de la philosophie de
Nietzsche.15 Dautres philosophes avant Nietzsche ont avanc des rflexions qui
indiquaient de nouvelles voies, mais sans sopposer consciemment au courantclassique. Il sagissait de phnomnes ponctuels, pas encore organiss commenouveau courant de la conception de lart. Kultermann crit : Das umfassende undder Kunst einen neuen Freiraum gewhrende Werk Nietzsches bezeichnet deutlichden Punkt der Entwicklung, von dem aus eine Neuorientierung erfolgte. Doch wrees verfehlt, diese Neuorientierung als vollendete Neuschpfung zu sehen. Bereits inKants Genielehre, in den Kunstanschauungen Goethes und Schellings sowie inSchopenhauer waren Erkenntnisse ans Licht getreten, die auf eine neue Sichthinleiteten. Doch waren sie nur isolierte Ansatzpunkte fr ein neues Denken, das sichnicht gegen den vorherrschenden Betrieb der offiziellen Aesthetik durchsetzenkonnte. (Kultermann, Kunst und Wirklichkeit, Mnchen, scaneg, 1991, pp.9-10)
1.1 L'art et la cration
36
immanents lart, luvre dart, voient le jour. Une nouvelle attitude
nat qui dote toute forme dart dun accs instantan la ralit.
Platon et lidalisme allemand privilgiaient une thorie
dfinissant lart comme la mimsis, limitation de la nature, ou comme5la reproduction de celle-ci. Alors que lart, tel que Fiedler le stipule, est
production de ralit. Lart est un des moyens dont nous disposons
pour rendre la ralit apparente, ou davantage : pour obtenir la ralit.
Wenn von alters her zwei grosse Prinzipien, das der10Nachahmung und das der Umwandlung der Wirklichkeit, um das Recht
gestritten haben, der wahre Ausdruck des Wesens der knstlerischen
Thtigkeit zu sein, so scheint eine Schlichtung des Streites nur dadurch
mglich, dass an die Stelle dieser beiden Prinzipien ein drittes gesetzt
wird, das Prinzip der Produktion von Wirklichkeit. Denn nichts anderes15ist die Kunst, als eins der Mittel, durch die der Mensch allererst die
Wirklichkeit gewinnt. *16
Pour Fiedler lart nest pas la traduction dun contenu spirituel20dans un support sensible, mais une forme authentique dexpression en
lui-mme. De cette faon le regard, quoiquil constitue un point de
dpart, nest pas la source de la cration artistique sinon, nous nous
retrouverions dans une situation dimitation ou de reproduction mais
un lment du processus cratif. Limportance et la caractristique du25talent artistique rsident dans la relation expressive que lartiste russit
raliser, et non pas dans la relation visuelle que lartiste entretient
avec son environnement avec la nature, comme le dit Fiedler.
[der Knstler] unterscheidet sich vielmehr dadurch, dass ihn30die eigentmliche Begabung seiner Natur in den Stand setzt, von der
1.1 L'art et la cration
37
anschaulichen Wahrnehmung unmittelbar zum anschaulichen Ausdruck
berzugehen ; seine Beziehung zur Natur i s t keine
Anschauungsbeziehung, sondern eine Ausdrucksbeziehung. *17
La cration artistique na pas, comme son centre, ce qui prcde5le geste savoir le regard mais le geste expressif lui-mme. Lart
nat au travers du geste.
Sans cette pense prcurseuse de Fiedler, nous serions
dmunis pour comprendre la majeure partie de la production artistique10du 20e sicle. Et grce elle, les artistes avaient leur disposition un
outil pour rendre compte de leur travail par des mots.*18
Valoriser le geste artistique comme origine de luvre ; valoriser
lart comme une approche de la ralit parmi dautres; et apprcier15toutes les formes dart, sans jugement de valeur, en tant quelles sont,
chaque moment, des moyens dexpression et de connaissance propres
une civilisation donne : voil les grandes lignes poursuivies par les
penseurs qui animaient le contre-courant visant dpasser lancienne
critique dart et lesthtique dsute.20
Un soutien supplmentaire ce contre-courant est fourni par
Ernest FENOLLOSA (1853-1908), connaisseur et dfenseur des arts
orientaux sous linfluence duquel les fondements de leuro-centrisme
dans les arts posie, thtre, peinture - sont branls ou pour le25
16 Conrad Fiedler, Moderner Naturalismus und knstlerische Wahrheit (1881),
Marbach 1896, p. 180.17 Fiedler 1887, Marbach 1896, p. 289.18 Czanne pouvait crire que le peintre na pas pour tche de reproduire la
nature, mais de la reprsenter, par des quivalents en formes et en couleurs. PaulKlee pouvait dire que lart ne rend pas le visible, mais rend visible. Kandinsky peutformuler que par chaque uvre dart, un nouveau monde est exprim qui na jamaisexist auparavant. Cf Kultermann, 1991, pp.24-25 et 29. De nombreux autres artistespourraient tre cits dans ce sens.
1.1 L'art et la cration
38
moins remis en question.*19 Fenollosa tait professeur Tky de
1878 1890 et enseignait la philosophie ainsi que lconomie politique.
Sa tche tait de contribuer aux efforts du gouvernement de Meiji pour
ladoption, au Japon, de formes culturelles occidentales. Or, au contact
de la culture japonaise, il commenait ds 1882 ngliger ses5attributions et se mettait valoriser le fonds culturel japonais qui lui avait
fait une forte impression et dont il saisissait limportance pour la survie
culturelle du Japon. Cet encouragement repenser leur identit propre
a pouss des artistes japonais, et ensuite des penseurs comme
Nishida, conserver leur hritage au lieu de le rejeter - en y intgrant10des apports europens et amricains dment slectionns.*20
Tous ces penseurs runis formaient un contre-courant aux
thories esthtiques classiques europennes et craient un climat de
renouveau dans la pense europenne et amricaine.15
Nishida a puis dans les deux courants le courant classique
europen idaliste, et le courant qui visait placer le geste artistique au
centre de la rflexion - comme ses lectures lattestent. Il a combin et
amalgam sa faon la cration artistique anti-platonicienne de Fiedler,20avec lide de la conception de l'unit du beau - bien vrai du no-
platonisme. C'est notammment l'ide de l'intention artistique et du geste
crateur quil a dveloppe et sur laquelle il est revenu plusieurs
reprises, puisqu'elle correspondait sans doute ses propres intuitions.
25Il est intressant de constater, par ailleurs, que bien des
intuitions qui ont guid Nishida pendant les annes 1910 et 1920 ne
sont consciemment formules que plus tard. La lecture d Art et morale
19 Linfluence de Fenollosa sur Ezra Pound semble avoir contribu, selon Derrida,
briser la prminence des formes littraires occidentales. Cf. Udo Kultermann,Kunst und Wirklichkeit, Mnchen, scaneg, 1991, p.72.
20 Nishida semble avoir parl de Fenollosa avec son petit-fils, cf. UEDA Hisashi, Sofu Nishida Kitar (Mon aeul Nishida Kitar). Tky,Nanssha, 1978, page 164.
1.1 L'art et la cration
39
ncessite souvent des extrapolations tires dessais tardifs pour tre
complte - parfois simplement pour tre comprhensible.
Ainsi que nous lavons mentionn dans lintroduction de notre
thse, Nishida prsente dans l'crit La culture japonaise en question*215l'approche originale de Riegl. Ce thoricien de l'art exerait une
influence non ngligeable sur Nishida, mais une poque plus tardive
que la rdaction d'Art et morale. Il est la fois le pre spirituel de la
notion de l'activit formatrice historique (ou acte-de-formation qui
s'inscrit dans l'histoire, rekishi-teki keisei-say (; en10
allemand : historischer Gestaltungsakt *22 ), et il semble aussi tre
l'origine de la notion de geijutsu iyoku ( le vouloir artistique ; en
allemand : Kunsttrieb) comme phnomne historique, qui est une
volont ancre dans, et surgissant de, la base d'un lieu-temps.
15 C'est dans le vouloir artistique que Riegl voit l'essence de l'art.
En rsum, il la trouve dans l'activit formatrice historique
(rekishi-teki keisei-say) . Je n'ai pas le loisir de
m'tendre ici sur sa thorie de l'art ; mais partir d'elle, je considre les
divers arts comme des manifestations singulires. (NKZ XII,288)20
Chaque art rpond aux besoins de son poque et reprsente
l'aboutissement d'un vouloir artistique, un moment donn, dans une
matire choisie, par une expression unique, qui n'est, par consquent,
ni traduisible ni reproductible.25
21 Nihon bunka no mondai, 1940, dans NKZ XII, 275-383.22 Dans Le problme de la culture japonaise (Nihon bunka no
mondai, 1940), notamment pp.287-288; et dans La cration artistique en tantqu'activit formatrice historique ( Rekishi-teki keisei-say toshite no geijutsu-teki ssaku, 1941, dans NKZ X, 177-264 ; il sagit du 3e dequatre essais du Recueil 4 des essais philosophiques, dit 1940-41(Tetsugaku ronbunsh daiyon). Une partie de cet essai (NKZ X,223-241) existe en traduction allemande dElmar Weinmayr, dans hashi 1990, pp.119-137.
1.1 L'art et la cration
40
Tandis que le terme art reste une notion abstraite, vague et
mallable que l'on peut aussi bien localiser dans l'objet que dans
l'artiste, aussi bien dans lartiste que dans le spectateur, qui est
implant aussi bien dans la culture que dans le commerce et ses
domaines affrents (le marketing, le sponsoring, la publicit), la notion5de cration artistique , en revanche, nous met directement en liaison
avec l'activit corporelle du geste qui cre. Ce sont prcisment les
dimensions de l'activit et du corps qui peuvent nous guider