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    Des coles de dmocratie ?

    Formation la citoyennet et dmocratie participative

    Julien TalpinParis 8/CSU

    Institut Universitaire Europen

    Introduction

    Deux phnomnes semblent aujourdhui se conjuguer dans la construction de nouvelles thories et

    pratiques de la dmocratie ancres dans le recours la dlibration publique. Dun ct, au sein de la

    sphre acadmique, on assiste depuis le milieu des annes 19801 lmergence, puis la

    multiplication des travaux en science politique et en philosophie ayant trait au concept de dmocratie

    dlibrative. Inspirs par la philosophie de Jrgen Habermas, de nombreux auteurs tentent de mettre

    en avant une dfinition procdurale et discursive de la dmocratie. Si la plupart des spcialistes de

    cette question sont Amricains, il semblerait que le champ acadmique franais commence peu peu

    sintresser ce nouveau paradigme. Paralllement, de nombreuses tudes de sciences sociales

    attestent de lvolution du mode de dcision collective de certaines institutions publiques, la

    participation des citoyens tant dsormais considr comme une tape ncessaire llaboration de

    politiques publiques lgitimes. Aussi bien dans le discours des acteurs publics, que par lvolution du

    cadre lgislatif et lmergence de dispositifs de participation au niveau local, les citoyens sont invits

    sexprimer et donner leur avis. Loc Blondiaux et Yves Sintomer ont ainsi pu parler de nouvel

    esprit de laction publique moderne.2

    Une des vertus gnralement attribues aux institutions participatives, aussi bien par les politistes que

    par les acteurs publics eux-mmes, est quelles permettraient de former de meilleurs citoyens , de

    (re)construire une citoyennet active et soucieuse de lintrt gnral. Quil sagisse dune simple

    externalit positive la dlibration son objectif principal tant alors daccrotre la qualit et la

    lgitimit des dcisions publiques ou de sa raison dtre, les institutions participatives pourraientdevenir de vritables coles de dmocratie . La dlibration permettrait la promotion du bien

    commun en rorientant les prfrences individuelles et collectives dans un sens politique. En

    largissant leurs prfrences, la dlibration serait un moyen efficace de crer de bons citoyens.

    Une rorganisation en profondeur de lagencement institutionnel des dmocraties contemporaines dans

    un sens plus participatif permettrait ainsi de rsoudre la crise de lgitimit laquelle est confront le

    gouvernement reprsentatif.

    Ce discours sur les vertus de la dlibration, que lon trouve aussi bien dans les ouvrages de

    philosophie politique les plus en vogues au sein du champ acadmique, que sur les lvres de nombreux

    acteurs publiques, est rest jusqu prsent peu tudi. Il sagit pourtant dune question cruciale, ayant

    1 On peut en effet considr larticle de Bernard Manin, Volont gnrale ou dlibration. Esquisse dune

    thorie gnrale de la dlibration politique paru in Le Dbat, n33, janvier 1985, comme un des articlespionniers en la matire.2 Loc Blondiaux et Yves Sintomer, Limpratif dlibratif in Politix, Vol. 15, n57, 2002, p. 17

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    Cest pourquoi nous disons aux citoyens: nous ne pouvons pas tout faire; nous

    avons besoin de votreparticipation active. [] La nouvelle citoyennet concrtise lepassage de la dmocratie passive la dmocratie active. A travers les assembles de

    locataires, les associations, les conseils de quartier, avec laide des lotiers, desmdiateurs, des coordinateurs, cest le forum ou lagora qui peuvent renatre dans la

    conscience plus aigu des desiderata de chacun. [] Nous avons besoin pour cela

    dun consensus sur les objectifs humains. Ce consensus implique le dialogue, laconcertation. Les malentendus, les incomprhensions, les sclroses de lesprit sontgnrateurs de violences, de fanatismes. La discussion doit permettre, en confrontant

    les points de vue divergents, darriver des solutions dentente, des compromis, cette exigence fondamentale : vivre ensemble.5

    Cet extrait symptomatique peut donner lieu trois types de commentaires. Tout dabord, il atteste trs

    clairement de linjonction participative manant des hommes politiques. Ces derniers auraient besoin

    de limplication active des citoyens dans la vie de la cit. Alors quhistoriquement le gouvernement

    reprsentatif sest au contraire construit par lexclusion des citoyens de la prise de dcision publique,

    la passivit des masses ayant dans la perspective litiste dominante de justification du gouvernement

    reprsentatif un caractre hautement fonctionnel, puisquelle assurait la dfinition de lintrt

    gnral par des lites claires (Manin 1996), celles-ci auraient dsormais besoin des lumires dupeuple. Il sagirait ds lors dun changement en profondeur du mode de justification du gouvernement

    reprsentatif, le bien commun ntant plus le monopole des professionnels de la politique et pouvant

    dsormais tre co-produit avec les citoyens (Blondiaux & Sintomer 2002). On assisterait alors

    lmergence dun nouveau type de lgitimit dmocratique, reposant sur limpartialit et la justesse

    des procdures de prise de dcisions publiques, plus que sur le simple vote (Blondiaux 2004). Cet

    extrait est galement intressant dans la mesure o il est co-sign par un groupe extrmement

    htrogne dhommes politiques franais, allant de la gauche la droite. Ceci montre trs clairement

    que la question de la participation citoyenne fait consensus au sein de la classe politique franaise ; ce

    consensus manant trs largement de la dpolitisation de cette question. Il est en effet manifeste tout

    au long du texte que le dialogue , la discussion , et la consultation sont entendus comme des

    moyens de dpasser lidologie ( les sclroses de lesprit ), et plus gnralement la politisation

    des questions politiques. Lobjectif de la discussion serait ds lors, dans une prose quasiHabermassienne, de parvenir un accord sur ce qui constitue lintrt gnral. Le conflit, social ou

    politique, est tout simplement exclut du champ des modes lgitimes daction politique, le dialogue

    permettant au contraire de parvenir un consensus en vitant tensions et violence. De la mme faon,

    les relations de pouvoirs et la dfense des intrts collectifs de certains groupes (sociaux, culturels,

    sexuels, etc.) ne sont pas pris en compte, lobjectif tant au contraire de parvenir lentente mutuelle

    et au compromis.

    Ce type de discours nest pas rest, nanmoins, lettre morte. Au cours des vingt dernires annes, le

    cadre lgislatif a normment volu, en France comme dans dautres pays dEurope, afin de

    permettre une participation plus directe des citoyens dans la fabrication des politiques publiques

    locales. La participation citoyenne est principalement le fruit de la Politique de la Ville, labore en

    France depuis la fin des annes 1970. La premire rfrence directe limplication des citoyens llaboration des politiques publiques apparat en 1977 avec le Programme Habitat et Vie Sociale ,

    qui visait rhabiliter les quartiers priphriques marqu par dintenses problmes dintgration

    sociale et de stagnation conomique. Il stipulait clairement la ncessit dimpliquer les citoyens

    llaboration de tout projet urbanistique damnagement : Seuls les projets assurant une mthode de

    co-laboration avec les rsidents seront slectionns. 6 La loi de dcentralisation du 2 mars 1982

    prcisait, ds larticle 1 er, quune future loi devrait assurer le dveloppement de la participation des

    citoyens la dmocratie locale. Ce souhait ne sera mis en pratique quavec la loi dorientation du 6

    fvrier 1992, et son titre II relatif la dmocratie locale , qui prcisait le droit des habitants de la

    5 Maires de Grandes Villes de France, Mon pays cest la ville. Le manifeste des Maires de Grandes Villes deFrance, Paris, Grasset, 1994, pp. 141-142. Cest moi qui souligne.

    6 J.O. du 10.3.1977, p. 1356. Voir Maurice Blanc, Participation des habitants et politique de la ville, inBlondiaux L., Marcou G., Rangeon F. (Dir.)La dmocratie locale. Reprsentation, participation et espace

    public, Paris : PUF, 1999, p. 177-178.

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    commune tre inform de ses orientations et consults sur les dcisions qui les concernent

    directement. 7 Mais cest lacclration de la Politique de la Ville partir des annes 1990 qui va

    vritablement permettre le dveloppement des mcanismes de participation citoyenne. Aprs dix

    annes dexprimentation, la Loi dorientation sur la Ville du 13 Juillet 1991, indiquait clairement que

    lavis des citoyens devait tre entendu avant que toute dcision locale affectant directement leur vie ne

    soit prise. Un pas supplmentaire fut franchi avec la cration du Ministre de la Ville en 1992, qui tait

    charg dassurer la coordination entre les diffrents programmes ad hoc de rnovation urbaine

    existant, tout en leur offrant de plus amples moyens financiers. Nanmoins, dun point de vue

    procdural, la participation citoyenne restait jusqu alors dans lordre des dclarations dintentions,

    aucun cadre lgislatif contraignant ne permettant une vritable institutionnalisation de mcanismes

    participatifs. La Loi Barnier, du 2 fvrier 1995, apporta nanmoins une nouveaut substantielle, avec

    la cration dune Commission National du Dbat Public (CNDP) indpendante, charge dassurer

    lorganisation et la coordination de tous les Dbats Publics dimportance sur le territoire. La pratique

    du dbat public, et par l le principe de la participation citoyenne, taient raffirms et rendus

    obligatoires pour tout projet damnagement denvergure ayant des incidences sur lenvironnement.

    Un nouveau vent semblait alors souffler la fin des annes 1990, poussant la multiplication des lois

    et directives relatives la participation citoyenne. La Loi Voynet Pour lamnagement du territoire

    et le dveloppement durable de juin 1999, crait un nouvel chelon territorial, le pays, gr par desconseils de dveloppement senss tre compos aussi bien dlus que de membres de la socit

    civile. La Loi de dcembre 2000 sur la solidarit et le renouvellement urbain rendait la

    participation citoyenne, et au minimum linformation des habitants via des runions publiques

    organiss par la Mairie, dans llaboration des Plans Locaux dUrbanisme (PLU). Enfin, la Loi

    Vaillant de Fvrier 2002, relative la dmocratie de proximit , rendait la cration de conseils de

    quartier obligatoire pour toutes les villes de plus de 80 000 habitants et renforait lindpendance de la

    CNDP.

    Le cadre lgislatif a donc du largement voluer pour permettre lmergence dinstitutions

    participatives en France la fin des annes 1990. Conseils de quartier, budgets participatifs, dbats

    publics, comptes rendus de mandats, assises de la ville, etc. sont devenus des pratiques courantes au

    niveau local. Il peut sembler intressant de dgager les motivations (avoues) des acteurs publics ayantpermis la multiplication des instances de dmocratie participative en France comme en Europe. De

    lanalyse des rapports et documents officiels ainsi que de lvolution lgislative rcente, on peut

    dgager trois registres de justification de la participation citoyenne laction publique (Bacqu,

    Sintomer 1999; Blondiaux 2004; Maillard & Sintomer 2004): (1) une justification managriale ou

    fonctionnelle ; (2) une justification sociale ; (3) une justification politique. Au cur du premier

    registre de justification on trouve lide que la participation citoyenne pourrait amliorer le

    management public. En impliquant les usagers ou les clients, les administrations publiques

    intgreraient un savoir pratique n de leur exprience quotidienne, qui rendrait les politiques publiques

    plus efficaces et plus justes. Le meilleur management public tant ncessairement au plus proche de la

    ralit, les citoyens assuraient un rle dexperts de la vie quotidienne, capables dclairer et donc

    damliorer les dcisions publiques. Ce type de discours est au cur des concepts de bonne

    gouvernance et de new public management (Rouban 1999), et est central dans les expriences

    participatives britanniques et allemandes (Sintomer 2004). Le second registre de justification

    privilgie les vertus sociales de la participation citoyenne. Celle-ci permettrait de recrer du lien

    social, de rapprocher les voisins les uns des autres, et les citoyens des hommes politiques. La

    participation locale crerait des liens de confiance, damiti, et de rciprocit lchelle du quartier,

    assurant ainsi la fonction dintermdiation autrefois dvolue aux partis politiques et aux syndicats. Ce

    type de discours est central dans la politique franaise de la Ville ainsi que dans toutes les questions

    relatives au capital social aux Etats-Unis (Putnam 1993, 1995). Le troisime registre de justification

    souligne les effets politiques de la dmocratie locale. Limplication des citoyens dans la fabrication

    des politiques publiques permettrait de rsoudre la crise laquelle le gouvernement reprsentatif est

    7 Art. 10 de la loi relative ladministration territoriale de la Rpublique, J.O. du 8.2.1992, p. 2064. Voir GrardMarcou, La dmocratie locale en France : Aspects juridiques , in Blondiaux L., Marcou G., Rangeon F. (Dir.)

    La dmocratie locale. Reprsentation, participation et espace public, Paris : PUF, 1999, p. 21-22.

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    confront. La dmocratie participative offrirait un surplus de lgitimit aux hommes politiques et

    permettrait un approfondissement (voire une radicalisation) de la dmocratie (Fung, Wright 2003;

    Sintomer 2004). Le discours de Michel Charzat, Maire du 20 me arrondissement de Paris, et un des

    initiateurs des conseils de quartier en France, est trs clair quant ces objectifs politiques : Il faut en

    finir avec la langue de bois, avec les faux dialogues entre les dcideurs administratifs et la population

    laisse pour compte. Je crois que vous avez comme nous envie de faire de la politique autrement, cest

    dire dtre au plus prs des problmes [] En ralit, cest parce quil ne sont pas entendus []

    quon voit se creuser le foss entre les politiques dune part et le peuple dautre part. 8Cest de cetype de discours que dcoule lide, assurant galement une fonction justificatrice, selon laquelle la

    participation serait mme de crer de meilleurs citoyens (Mansbridge 1999). Il est en effet

    impossible dimaginer confier une part de responsabilit politique des citoyens incomptents. Ceux-

    ci se formeraient donc directement, par la pratique de la participation. Afin de rapprocher les

    citoyens des hommes politique il est donc ncessaire dduquer les citoyens lcole de la dmocratie.

    Ce mode de justification est particulirement prgnant en Espagne et en Italie, tout comme en

    Amrique du Sud (Sintomer 2004) et constitue lobjet central de ce projet de recherche.

    II. Des coles de dmocratie

    Si la formation la citoyennet constitue une des justifications majeures de la dmocratie

    participative, elle nen reste pas moins quun aspect, assez limit de ce nouveau phnomne politique.

    Pourquoi ds lors choisir de se concentrer sur cet aspect dans le cadre dune thse ? Il nous semble que

    dun point de vue aussi bien thorique que politique, cette question se trouve au croisement de

    diffrents thmes de recherche en sciences sociales, et na t ce jour que peu tudi. En outre, aussi

    circonscrite soit-elle, cette question est centrale dans toutes les dfinitions et justifications de la

    dlibration politique et permet daborder des problmes sociologiques cruciaux relatifs la

    socialisation politique et au rapport ordinaire la chose publique. Par une revue synthtique de la

    littrature sur cette question on essaiera de montrer en quoi la question de la formation la citoyennet

    par la participation politique peut trouver de nouveaux clairages la lumire des nouvelles pratiques

    dmocratiques europennes. La question de la formation la citoyennet par la participation politiquese trouve au cur de cinq traditions de recherche en sciences sociales. On essayera doffrir une revue

    synthtique de cette littrature, en se concentrant sur ce point prcis de largumentation des auteurs

    concerns.

    Lcole rpublicaine : de Machiavel la dmocratie participative

    Si des penseurs comme Machiavel et Rousseau faisaient de la participation un lment ncessaire la

    survie dune bonne rpublique, ils nont jamais directement conceptualis le rapport entre

    lagencement procdural rpublicain et la qualit de la citoyennet. Au contraire, cest lexistence

    dune citoyennet vertueuse, ne dune puissante religion civique et de bonnes lois, qui devait

    permettre lpanouissement dune rpublique conforme.9 Il faut attendre le 19me sicle pour voir des

    philosophes sintresser la question de la participation politique comme cole de dmocratie.

    John Stuart Mill, mme sil est gnralement considr comme un penseur libral dfenseur du

    gouvernement reprsentatif, a t un des premiers tenter darticuler analytiquement justification de la

    8 Michel Charzat, runion publique loccasion du printemps de la dmocratie, Mairie du 20 me arrondissement

    de Paris, Mars 1996. Cit par Loc Blondiaux L. et Sandrine Lvque, La politique locale lpreuve de ladmocratie. Les formes paradoxales de la dmocratie participative dans le XXme arrondissement de Paris in

    Neveu C. (Dir.) Espace public et engagement politique. Enjeux et logiques de la citoyennet locale, Paris,LHarmattan, 1999, p. 25.9 Voir Nicolas Machiavel [1519] (1985) Discours sur la Premire Dcade de Tite-Live, Paris: Flammarion ;Quentin Skinner [1981] (2001)Machiavel, Paris: Seuil, 2001 ; Jean-Jacques Rousseau [1762] (2002)Du contrat

    social, Paris : Gallimard ; Bernard Manin, Volont gnrale ou dlibration, op. cit. ; Voir galement JaneMansbridge, On the idea that participation makes better citizens in S. Elkin et K. Soltan (Eds.) (1999) Citizen

    Competence and Democratic Institutions, Philadelphia: The Pennsylvania University Press.

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    propre universit, la citoyennet son terrain pratique, et la participation son guide. 20 Ainsi, le but

    premier dune politique dmocratique ne serait pas tant, dans cette perspective, datteindre certains

    objectifs politiques et sociaux, que de former de meilleurs citoyens. La participation politique serait

    ainsi une fin en soi, un moyen dactualiser la condition humaine. Benjamin Barber dfinit ainsi la

    dmocratie forte quil appelle de ses vux : une politique de participation o le conflit est rsolu

    en labsence de toute rationalit extrinsque, grce une auto-lgislation continue, une participation

    constante et la cration dune communaut politique capable de transformer les individus privs et

    indpendants en citoyens libres, ainsi que les intrts privs, partiaux, en bien commun.21 La

    transformation individuelle est donc au cur de la tradition rpublicaine, aussi bien dans sa

    formulation classique que dans ses exgtes les plus rcents, sous la forme du concept de dmocratie

    participative.

    Lcole tocquevilienne : de la dmocratie en Amrique au capital social, lloge des associations

    La seconde tradition centrale dans la conceptualisation du thme de lcole de la dmocratie ne

    avec Tocqueville au milieu du 19me sicle. Un des aspects centraux de son interprtation de la

    dmocratie amricaine est en effet limportance des pouvoirs intermdiaires et de la participationpolitique locale. A ses yeux, les town meetings de la Nouvelle Angleterre, dans lesquels la plupart

    des citoyens participaient, taient de vritables coles de dmocratie. La participation politique

    locale tait pour lui une condition ncessaire la formation dune citoyennet vertueuse, soucieuse de

    lintrt gnral :

    Les institutions communales sont la libert ce que les coles primaires sont lascience ; elles la mettent la porte du peuple ; elles lui en font goter lusage

    paisible et lhabituent sen servir. Sans institutions communales une nation peut sedonner un gouvernement, mais elle na pas lesprit de la libert.22

    Comme pour Mill, chez Tocqueville la participation citoyenne cre un sens des responsabilits

    lgard des affaires publiques et une attention nouvelle pour le bien commun. Cest tout le sens de sonconcept dintrt bien compris , par lequel lindividu se rend compte quen promouvant lintrt de

    la communaut il favorise en mme temps le sien propre. Par la participation locale les citoyens

    dcouvrent quils appartiennent une communaut plus large, dont ils sont pour partie responsable.

    Compte tenu de la puissance de lindividualisme en Amrique, Tocqueville considre en effet que

    seule la participation peut permettre lpanouissement dune dmocratie libre : je dis que le plus

    puissant moyen, et peut-tre le seul qui nous reste, dintresser les hommes au sort de leur patrie, cest

    de les faire participer son gouvernement.23

    Si Tocqueville soulignait le rle des town meetings dans lducation des citoyens, il insistait plus

    largement sur limportance des pouvoirs intermdiaires et notamment des associations. Ce discours sur

    les vertus ducatives de la participation associative, et plus gnralement toute organisation issue de

    la socit civile , est largement repris dans le dbat sur le capital social, qui a occup le devant de lascne des sciences sociales amricaines depuis le milieu des annes 1990. 24 Le rcent dveloppement

    20 Benjamin Barber (1984) Strong Democracy, Participatory Politics for a New Age, Berkeley: University ofCalifornia Press, p. 172.21 Ibid., p. 152.22 Alexis de Tocqueville [1835] (1986)De la dmocratie en Amrique, Paris : Gallimard, t.1, pp. 112-113.23 Ibid., t. 1, p. 355.24

    Sur linfluence de Tocqueville sur le concept de capital social voir B. Edwards, M. W. Foley and M. Diani(Eds.) (2001) Beyond Tocqueville. Civil Society and the Social Capital Debate in Comparative Perspective,

    London: University Press of New England.

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    du concept de capital social ne doit pas tant ses inventeurs, Pierre Bourdieu 25 et James Coleman26

    (dans des optiques nanmoins trs diffrentes), qu Robert Putnam, qui a trs largement contribu

    faire de cette question un sujet brlant dans les sciences sociales et les cercles politiques amricains.

    La thorie du capital social est lorigine relativement simple puisquelle navance quun seul

    axiome : les relations comptent. En se rencontrant et en interagissant les agents sociaux seraient

    capables dobtenir des rsultats quils nauraient jamais pu atteindre seuls. Les relations sociales (les

    contacts et les rseaux ) constituent donc une ressource, une forme de capital, pour les individus

    qui en sont dots. Plus gnralement, la thorie du capital social, dans sa version classique telle quelle

    est prsente par Putnam, avance que les relations sociales ont des effets secondaires positifs telle

    lmergence de normes de solidarit, de rciprocit et de confiance entre les membres dun mme

    rseau de connaissance. Or, une des instances centrales de cration de connaissance est la socit

    civile. Par la participation des associations (mais on peut supposer galement que la participation

    des institutions locales aurait les mmes effets) les individus peuvent devenir de bons citoyens. Robert

    Putnam est trs clair sur ce point : Internally, associations instill in their members habits of co-

    operation, solidarity, and public-spiritedness. [] Participation in civic organizations inculcates skills

    of co-operation as well as a sense of shared responsibility for collective endeavours. 27 En permettant

    la rencontre de personnes issues de milieux sociaux et culturels htrognes, les associations

    permettraient lmergence de normes de solidarit et de rciprocit. Comme le souligne Mark Hooghe,un des spcialistes de cette question: In this view, voluntary associations or other societal contexts

    function as learning schools for democracy.28 La participation des associations (quil sagisse de

    chorales, de clubs de sports ou de pche) permettraient ainsi de former de bons citoyens : Dense

    networks of interaction probably broaden the participants sense of the self, developing the I into the

    We or (in the language of rational-choice theorists) enhancing the participants taste for collective

    benefits. 29

    Lcole du capital social, et notamment lapproche de Robert Putnam, a nanmoins t critique de

    nombreux gards. Elle fait en effet, de faon un peu nave, de la socit civile et de la participation

    associative le remde tous les maux que connaissent les dmocraties contemporaines. Si elle fait

    largement chos au thme de lcole de la participation elle le fait dune faon a- voire anti-

    politique, Putnam ne cessant de souligner que les associations les plus effectives en terme deformation la citoyennet sont les associations non politiques, bien plus que les mouvements sociaux

    et les associations contestataires qui nauraient quun effet relativement limit sur leurs membres.

    Nanmoins la thse Putnamienne a t en partie infirme par des travaux sociologiques empiriques

    rcents qui montrent que la participation associative a peu deffets sur les participants, voire des effets

    ngatifs en terme de formation la citoyennet et lintrt gnral. 30 Cette intuition reste nanmoins

    tre test dans le cadre dinstances de dmocratie participative.

    25 Pierre Bourdieu (1980), Le capital social : notes provisoires, Actes de la recherche en sciences sociales,n31, p. 2-3 and (1986) The forms of capital, pp. 341-258 in J.G. Richardson (Ed.), Handbook of Theory and

    Research for the Sociology of Education,New York: Greenwood Press.26 James S. Coleman (1988) Social Capital in the Creation of Human Capital, American Journal of Sociology,vol. 94, pp. 95-120 and (1990)Fondations of Social Theory, Belknap Press, Cambridge.27 Robert D. Putnam (1993) Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy, Princeton: PrincetonUniversity Press, pp. 89-9028 M. Hooghe (2003) Voluntary Assocations and Democratic Attitudes: Value Congruence as a CausalMechanism, in M. Hooghe and D. Stolle (Ed.), Generating Social Capital: Civil Society and Institutions in

    Comparative Perspective,New York: Palgrave McMillan, p. 89.29 Robert D. Putnam (1995) Bowling Alone: Americas Declining social Capital,Journal of Democracy, vol.

    6, p. 67.30 Voir Nina Eliasoph, Avoiding Politics. How Americans produce apathy in their everyday life, Cambridge,

    Cambridge University Press, 1998; voir galement Camille Hamidi,

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    La dmocratie dlibrative comme nouveau paradigme dominant des thories de la dmocratie

    La question de lcole de la participation est galement centrale pour une autre tradition de

    recherche en sciences sociales dveloppe rcemment : la dmocratie dlibrative. Paradigme

    aujourdhui dominant dans le champ des thories de la dmocratie, le concept de dmocratie

    dlibrative est apparu au milieu des annes 1980 en proposant une synthse entre les conceptions

    librale et rpublicaine de la dmocratie. Par dlibration on entend en gnral le processus individuel

    ou collectif de formation de la volont, qui prcde la dcision, et au cours duquel lindividu ou le

    groupe psent diffrentes options avant dopter pour lune dentre elles. 31 La dmocratie dlibrative

    suppose donc que les dcisions politiques soient prises de faons discursives, cest--dire aprs un

    change entre les diffrents participants au cours duquel seule la force du meilleur argument est sens

    lemporter. La thorie de la dmocratie dlibrative (bien quil soit vain doffrir une vision

    monolithique dun champ travers par mains conflits thoriques et personnels) est donc

    essentiellement une thorie procdurale de la dmocratie, puisquelle est dfinie par la justesse des

    procdures encadrant la dlibration.32Introduisant le tournant linguistique au sein des thories de la

    dmocratie, linitiative notamment de Jrgen Habermas, le succs du concept de dmocratie

    dlibrative est largement due aux effets positifs quelle serait sense gnre. On considre en effet

    que la dlibration permettrait de produire des politiques publiques la fois plus lgitimes, plusrationnelles (ou du moins plus informes) et plus justes. 33 Dans la mesure o la prise de dcision est

    ouverte un grand nombre de participants lacceptation sociale de celles-ci devrait sen trouver

    accrue. De la mme faon, dans la mesure o la discussion est cense tre domine par la seule force

    du meilleur argument les dcisions prises devraient tre plus rationnelles. Enfin, en ouvrant le

    processus de prise de dcision publique des acteurs qui en taient jusque l exclus, la dlibration

    devraient conduire des dcisions plus justes.

    Deux types de vertus sont donc gnralement attribues la dlibration : des vertus formelles ou

    procdurales, celle-ci permettant datteindre des dcisions plus lgitimes, et des vertus substantielles,

    la dlibration produisant des politiques publiques plus rationnelles et plus justes. Ces externalits

    positives issues de la dlibration nen mergent nanmoins pas directement. Elles sont senses

    dcouler de la transformation des prfrences et de lidentit des participants la dlibration. Cest ce

    que Claus Offe appelle laspect micro des thories dmocratiques : The quality of policydecisions and outcomes generated by such regimes, as well as the durability of democratic regimes,

    will ultimately depend upon the quality of the citizens thought and action.34 La participation des

    arnes dlibratives crerait donc des prfrences et des identits plus empathiques, tolrantes et

    soucieuses de lintrt gnral, de telle sorte que les dcisions prises au terme de ce processus seraient

    tout simplement meilleures. Comme le souligne Jane Mansbridge : Participating in democratic

    decisions makes many participants better citizens. I believe this claim because it fits my experience.

    [] Those who have participated actively in democratic governance often feel quite strongly that the

    experience has changed them. And those who observe the active participation of others often think

    they see its long-run effects on the others characters.35 Les arnes dlibratives quil sagisse

    dinstitutions locales, dassociations, de mouvements sociaux, etc. pourraient donc jouer le rle

    dcole de dmocratie. Joshua Cohen, un des principaux inspirateurs de ce paradigme, peut ainsi

    faire de cette self-transformation thesis36 un lment central de sa dfinition de la dlibration :democratic politics involves public deliberation focused on the common good, requires some form of

    31 Pour une dfinition assez similaire voir Bernard Manin, Volont gnrale ou dlibration?, op. cit.,p. 78.32 Pour une description plus prcise du type de procdures dfinissant une dlibration juste voir Cohen 1989,

    1997; Habermas 1993; Manin 1987; Bohman 1997; Gutmann and Thomson 1996; Dryzek 1990 et 2000.33 Sur les effets positifs attendus de la dlibration voir Diego Gambetta, Claro ! An Essay on DiscursiveMachismo in Jon Elster (Ed.) (1998)Deliberative Democracy, Cambridge: Cambridge University Press, pp. 23-

    24; Claus Offe, Micro-aspects of democratic theory: what makes for the deliberative competence of citizens ?in Axel Hadenius (Ed.) (1997) Democracys Victory and Crisis, Cambridge: Cambridge University Press, p. 84;

    Robert Goodin (2003)Reflective Democracy, Oxford: Oxford University Press, p. 7 et suivantes.34 Claus Offe, Micro-aspects of democratic theory, op. cit.,p. 81.

    35 Jane Mansbridge, On the Idea That Participation Makes Better Citizens, op. cit., p. 301. Pour uneperspective semblable voir Robert C. Luskin and James Fishkin, Does Deliberation Make Better Citizens?,

    papier prsent au congrs de lECPR, Turin, Italie, 22-27 Mars 2002.

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    manifest equality among citizens, and shapes the identity and interests of citizens in ways that

    contribute to the formation of a public conception of the common good.37Lide dcole de

    dmocratie apparat donc bien au cur des thories de la dmocratie dlibrative.

    La tradition socialiste : Marx et les socialistes utopistes

    Sociologie des mouvements sociaux et socialisation politique

    Un des domaines de recherche les plus actifs tudiant les effets de la participation politique est

    certainement celui de la sociologie des mouvements sociaux. La participation des mouvements

    sociaux plus ou moins radicaux pourrait faonner en profondeur lidentit des militants. Les

    mouvements sociaux, dans la mesure o ils supposent un engagement idologique et motionnel

    important de la part de leurs membres, ont souvent t qualifis dcole de dmocratie. En tant

    quexprience de socialisation secondaire, la participation des mouvements contestataires aurait la

    facult de rorienter en profondeur les trajectoires individuelles.

    Tout un pan de la sociologie des mouvements sociaux sintresse dailleurs aux consquencesidentitaires de la participation politique. Les conclusions de William Gamson au sujet des nouveaux

    mouvements sociaux sont trs claires: Participation in social movements frequently involves anenlargment of personal identity for participants and offers fulfillment and realization of the self. Participation in

    the civil rights movement, womens movement, and New Left, for example, was frequently a transformative

    experience, central to the self-definition of many participants in their later lives. 38 Les effets identitaires de la

    participation sont dautant plus importants que celle-ci est intense et radicale, comme le souligne Erik

    Neveu:

    Mme condense en quelques semaines, lexprience de ce militantisme extrme

    sera assez forte pour peser souvent de manire dfinitive sur les biographies. Quil

    sagisse de la participation durable aux mouvements lis aux droits civiques, plus

    tard au pacifisme, de choix matrimoniaux, de carrires professionnelles marques parlinstabilit et loccupation de postes lis des causes ou au travail social, les

    destins des militants se dmarquent objectivement de celles des dfecteurs, et afortiori de celles des tudiants sans engagements. () Ces donnes manifestent la

    puissance du remodelage identitaire dexpriences limites de mobilisationlorsquelles interviennent en des moments o les possibles biographiques sont

    ouverts.39

    Lexemple paradigmatique ce sujet est celui des recherches menes par Doug McAdam, sur les

    consquences biographiques de lactivisme radical, partir de lexemple du Freedom Summer en

    1964. 40 Il montre de manire convaincante comment cette exprience extrme rorienter les

    trajectoires individuelles, dans la mesure o les participants au Freedom Summer firent des choix de

    vie (politiques, professionnels, amoureux, etc.) diffrents de ceux qui ny participrent pas, alors queces deux groupes possdaient les mmes caractristiques sociodmographiques au dpart (avant lt

    1964). Mais si McAdam tudie la resocialisation et les recompositions identitaires successives des

    expriences de participation politique il nutilise jamais le langage (il est vrai relativement normatif)

    36 Pour une prsentation synthtique de la self-transformation thesis voir Mark Warren, Democratic Theory

    and Self-Transformation,American Political Science Review, vol. 86, n1, Mars 1992.37 Joshua Cohen, Deliberation and Democratic Legitimacy in John Bohman and William Rehg (Eds.) (1997),

    Deliberative Democracy. Essays on Reason and Politics, Cambridge: MIT Press. p. 69. Cest moi qui soiligne.38 William A. Gamson, The Social Psychology of Collective Action, in Aldon D. Morris and Carol McClug

    Mueller (Eds.) (1992)Frontiers in Social Movements Theory, Yale: Yale University Press, p. 56. Cest moi quisouligne.

    39 Erik Neveu (2002) Sociologie des mouvements sociaux, (3me ed.) Paris: La dcouverte, pp. 82-84.40 D. Mc Adam (1988) Freedom Summer, Oxford: Oxford University Press. ; and D. Mc Adam (1989) The

    Biographical Consequences of Activism,American Sociological Review, vol. 54, pp. 744-760.

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    de lcole de la participation , alors mme que les individus quil tudie restrent des citoyens actifs

    tout au long de leurs vie. Certains, tels James Max Fendrich, tudiant galement les bifurcations des

    trajectoires individuelles suite au mouvement des droits civiques amricain, neurent pas tant de

    scrupules quant leur neutralit axiologique, puisqu ses yeux la participation ce type de

    mouvements peut crer des citoyens idals , la fois engags et critiques.41

    On trouve cette mme rfrence au thme de lcole de la participation dans toute la littrature sur

    les Free spaces. La fonction ducative des free spaces est au cur de la dfinition de ce

    concept offerte par Sara Evans et Harry Boyte: It means also schooling in citizenship that is, in

    the varied skills and values which are essential to sustaining effective participation. Democratic social

    movement, efforts whose goal is an enlarged democracy, are themselves vehicles for such

    schooling.42 Ils insistent galement sur le fait que la participation des free spaces apprends aux

    individus se soucier du bien commun et donc devenir de bons citoyens :

    The central argument of this book is that particular sorts of public places in the

    community, what we call free spaces, are the environments in which people are ableto learn a new self-respect, a deeper and more assertive group identity, public skills,

    and values of cooperation and civic virtue. [] Democratic action depends upon

    these free spaces, where people experience a schooling in citizenship and learn avision of the common goodin the course of struggling for change.43

    Un des exemples les plus souvent cits de Free space est le mouvement fministe Amricain dans

    les annes 1970, et en particulier les Consciousness Raising groups . Ces derniers ont assur une

    fonction, aux yeux de Carmen Siriani qui les a tudi, dcole de pluralisme : If one of the central

    justifications for participation in political theory has been its educative impact on participants, the

    feminist movement might be said quickly to have generated internal learning processes enabling it to

    refine the meanings and forms of participatory community. After presenting the ideal of democratic

    community and feminist process that emerged in radical womens organizations, I argue that this

    learning has pointed predominantly, though not entirely or consistently, in the direction of

    participatory pluralism.44 Les procdures de dmocratie interne tout comme une thique de

    lattention ( an ethic of care ) ont permis lpanouissement de relations empathiques de face--face qui ont affect lidentit des participant(e)s en profondeur. La question des vertus ducatives de la

    participation politique est donc au cur des tudes les plus dtailles de certains mouvements sociaux

    radicaux. Si ltude des effets biographiques de ces derniers est assez bien documente, les ventuelles

    bifurcations des trajectoires de participants des instances de dmocratie participative (moins

    radicales et moins intensives que les mouvements voqus prcdemment) reste ce jour quasi

    inexplore et constitue donc lun des enjeux majeurs de ce projet de recherche.

    41 Voir ce sujet James Max Fendrich (1982) Ideal Citizens, The Legacy of the Civil Rights Movement, NewYork: State University of New York Press A. Szasz (1995) Progress through Mischief: The Social Movement

    Alternative to Secondary Associations, in E.O. Wright (Ed.)Associations and Democracy, op. cit.,p. 154. For a

    similar argument on the effects of social movement participation, see D. Minkoff, Producing Social Capital.National Social Movements and Civil Society, American Behavioral Scientist, vol. 40, n5, March/April 1997,pp. 606-619.42 Sara Evans and Harry Boyte (1986) Free Spaces. The Sources of Democratic Change in America, New York:

    Harper & Row Publishers, p. 17. Cest moi qui souligne.43 Ibid., pp. 17-18. Cest moi qui souligne. Voir galement Sara M. Evans (1979)Personal Politics: The Rootsof Womens Liberation in the Civil Rights Movement and the New Left, New York: Knoft; Harry C. Boyte

    (1979) The Backyard Revolution: Understanding the New Citizen Movement, Philadelphia: Temple UniversityPress; Sara Evans and Harry Boyte, Schools for Action: Radical Uses of Social Space, Democracy, n2, Fall

    1982, pp. 55-65; See also Rick Fantasia (1988) Cultures of Solidarity: Consciousness, Action, andContemporary American Workers, Berkeley, CA: University of California Press. For Pour une approche critique

    sur cette littrature voir Francesca Polletta, Free spaces in collective action, Theory and Society, vol. 28, 1999,pp. 1-38.

    44 Carmen Sirianni, Learning Pluralism: Democracy and Diversity in Feminist Organizations, in J. Chapmanand I. Shapiro (Eds.) (1993)Democratic Community, NOMOS XXXV,New York: New York University Press, p.

    285.

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    Une hypothse quil reste dmontrer empiriquement

    Une des raisons pour lesquelles on a choisi de sintresser la question des vertus ducatives de la

    participation politique cest quelle semble recouper un certain nombre denjeux thoriques issus de

    diffrentes traditions philosophiques et sociologiques. En outre, si la question de lcole de la

    dmocratie nest pas nouvelle elle est reste jusqu prsent dans lordre des hypothses, voire des

    fantasmes. Peu dtudes empiriques ont t menes portant directement sur cette question. On peut

    nanmoins voquer trois types de recherches qui ont essay daborder empiriquement cette question.

    Tout dabord toutes les recherches sur lefficacit politique , c'est--dire le sentiment de pouvoir

    affecter le cours des choses, souligne trs clairement que la participation politique (le vote, la

    participation des campagnes lectorales, la participation des manifestations, etc.) accrot

    lefficacit politique des individus.45En ce sens la participation politique aurait un effet ducatif

    sur les prfrences individuelles. Ensuite, plus rcemment, des recherches ont t menes sur

    linfluence de la participation des arnes dlibratives sur les prfrences individuelles. Lexemple le

    plus clbre est bien sr celui des sondages dlibratifs labors par James Fishkin et son quipe.

    Un chantillon de quelques centaines de personnes cens tre reprsentatif de la population nationale

    est constitu, et se retrouve loccasion dun week-end pour discuter une question politique locale ounationale et est inform par lintervention dexperts et de politiciens spcialistes de la question

    dbattue. Lobjectif est dobserver si la dlibration sur lespace dun week-end ainsi que

    linformation offerte par les experts influence les prfrences individuelles, les rendant la fois plus

    rationnelles et orientes vers le bien commun. Le but, selon James Fishkin, est dvaluer ce que

    penseraient des citoyens bons et informs grce des conditions idales : The immediate object of

    the experimental treatment is to make the participants more like ideal citizens, at least with respect to

    the topics under discussion. 46 En valuant le changement de prfrences grce un questionnaire,

    cette exprience politologique fonctionne bien tel un test de lhypothse de lcole de la

    participation . Les principaux rsultats indiquent dailleurs que les opinions individuelles deviennent

    plus informes et raisonnables. Ces rsultats furent nanmoins largement contests. Les participants ne

    seraient pas reprsentatifs de la population amricaine dans son ensemble (Mitofsky 1996; Tringali

    1996), et lchantillon serait donc trs largement sujet un biais dauto-slection, les prfrences nechangeraient qu la marge (Kohut 1996; Mitofsky 1996; Merkle 1996) et resteraient mme stables sur

    le long terme (Hansen 2002). On a galement reproch Fishkin et ses collgues le caractre quasi-

    exprimental de leur dmarche, qui empcherait la gnralisation des rsultats des contextes

    politiques rels o pouvoirs et rapports de pouvoir encadrant les procdures de prise de dcision sont

    amenes influencer lventuel changement de prfrences. Ce dernier problme est nanmoins rsolu

    par dautres recherches, sur des objets politiques non-exprimentaux et pourtant trs proches des

    sondages dlibratifs de Fishkin, les jurys citoyens. La plupart des recherches sur les jurys citoyens

    essayent en effet dvaluer lvolution des prfrences individuelles suite lexprience de la

    participation, mais les rsultats ont jusqu prsent t relativement contradictoires.47

    45Voir Steven E. Finkel, The Effects of Participation on Political Efficacy and Political Support : Evidence

    from a West German Panel, The Journal of Politics, vol. 49, 1987, p. 442 ; see also id., Reciprocal Effects ofParticipation and Political Efficacy, A Panel Analysis, American Journal of Political Science, vol. 29,1985. See Steven E. Finkel, Reciprocal Effects of Participation and Political Efficacy, A Panel Analysis, op.cit., p. 893, where he defines external efficacy as: the belief that the authorities or regime is responsive to

    attempted influence. Voir galement Verba, K. Schlozman, and H. E. Brady (1995) Voice and Equality: Civic

    Voluntarism in American Politics, Cambridge: Harvard University Press.46 Robert C. Luskin, James S. Fishkin, and Roger Jowell, Considered Opinions: Deliberative Polling in Britain,

    British Journal of Political Research, vol. 32, n3, July 2002, p. 460.47 Voir Robert E. Goodin and Simon J. Niemeyer, When Does Deliberation Begin? Internal Reflection versus

    Public Discussion in Deliberative Democracy, Political Studies, vol. 51, 2003, pp. 627-649. Mark Button andKevin Mattson, Deliberative Democracy in Practice: Challenges and Prospects for Civic Deliberation, Polity,

    Vol. XXXI, n4, Summer 1999; Igor Mayer, Jolanda de Vries and Jac Geurts, An evaluation of the effects ofparticipation in a consensus conference, in Simon Joss and John Durant (Eds.) (1995) Public Participation in

    Science. The Role of Consensus Conferences in Europe, London: Science Museum Editions, p. 118 and 122. Seealso Simon Joss, Evaluating consensus conferences: necessity or luxury?, in Simon Joss and John Durant

    (Eds.) (1995) Public Participation in Science, op. cit., for more balanced results on preferences and values

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    Enfin, le troisime type de recherches stre intress aux effets ducatifs de la participation

    politique a trait la dmocratie urbaine. Il semble en effet impossible de passer sous silence ici

    luvre amricaine magistrale sur cette question, The Rebirth of Urban Democracy. Dans cette

    ambitieuse tude comparative de cinq dispositifs participatifs amricains, les auteurs sintressent aux

    effets de la participation politique sur les valeurs et les attitudes des habitants. Ils montrent ainsi que la

    participation politique est corrle positivement avec le niveau de tolrance, de confiance dans le

    gouvernement et dans la communaut, defficacit politique, etc. Ils peuvent ainsi conclure :

    Empowerment does come with participation. Face-to-face activity may not

    transform people to a degree that participation theorists have anticipated, but it doesmake a difference in the attitudes of people who become involved in such political

    activities. Other factors, of course such as personality, childhood socialization, andattitude toward the national political system affect attitudes toward the community

    and the government. Taken with this larger array of influences on an individual,face-to-face participation is a significant and impressive factor in the development of

    political attitudes about the individuals role in the political system.48

    Un certain clairage empirique a donc dj t apport sur ces questions. Il nous semble nanmoins

    que cette question est loin dtre close. Tout dabord, la plupart des tudes empiriques menes cejour ne sintressent quau changement de prfrences court terme. Il semblerait nanmoins plus

    intressant dvaluer dans quelle mesure les expriences participatives peuvent affecter plus

    durablement les reprsentations politiques plus globales, les trajectoires et donc les identits

    individuelles. Ensuite, la plupart des tudes empiriques se concentrent aujourdhui sur quelques

    dispositifs participatifs paradigmatiques, notamment les jurys citoyens et les sondages dlibratifs,

    alors que la gamme de mcanismes de participation citoyenne ne cesse de stendre. Il nous semble

    donc intressant de poser la question des vertus ducatives de la participation lgard dautres

    institutions, peut-tre plus ambitieuse politique ou tout simplement plus rpandues aujourdhui, tels les

    budgets participatifs ou les conseils de quartier. Ltude de dispositifs diffrents permettrait en outre

    daller plus loin que la simple valuation du changement personnel (les individus changent-ils ?) pour

    sintresser aux origines de ces phnomnes sociaux. Enfin, il faut souligner que la plupart des tudes

    empiriques sur cette question sintressent des cas amricains. Les expriences europennes nontque trs rarement t tudies sous cet angle. Il nous semble donc quil faille remdier ces manques

    aussi bien thoriques quempiriques.

    III. Former de bons citoyens

    Une des hypothses principales du discours sur les vertus ducatives de la participation politique, est

    que cette dernire aurait la facult de former de bons citoyens. On voit immdiatement le caractre

    normatif dun tel concept, et la difficult en offrir une dfinition scientifique et oprationnelle, utile

    pour conduire une tude de terrain. Comment en effet distinguer un bon citoyen dun mauvais ?

    Comment valuer si un citoyen est devenu meilleur ? On se trouve ici dans lordre de lvaluation,cest pourquoi le terme de bon citoyen ou de citoyen idal comme on la vu prcdemment,

    sera sciemment cart au cours de cette recherche. Limportant est dvaluer si les individus changent

    au cours de leur exprience participative, et si oui dans quel sens ? Ce sens pouvant tre dfinis, selon

    une approche plus normative, comme une bonne ou une mauvaise citoyennet.

    Trois critres ont en gnral t avancs dans la dfinition, idal typique, dun bon citoyen. Celui-

    ci ou celle-ci doit possder :

    changes; David Pelletier, Vivica Kraak, Christine McCullum, Ulla UUsitalo, and Robert Rich, The shaping ofcollective values through deliberative democracy: An empirical study from New Yorks North Country, Policy

    Sciences, vol. 32, 1999.48 Jeffrey M. Berry, Ken E. Portney and Ken Thomson (1993) The Rebirth of Urban Democracy, op. cit.,pp.

    291-292.

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    - Des comptences dlibratives : Un bon citoyen est un citoyen qui discute et qui est prt mettre ses ides en cause. Les participants la dlibration doivent adopter une attitude

    dlibrative, en justifiant leurs arguments, en coutant les arguments des autres, et en tant

    prt changer de prfrences si les arguments adverses sont convaincant.

    - Une capacit monter en gnralit : Un bon citoyen est un individu pour qui le bien

    commun est important. Sans mettre ncessairement de ct ses intrts propres, il/elle doittoujours se poser la question de lintrt de la communaut dans son ensemble. Les

    participants, suite leur exprience dlibrative, devraient tre en mesure de monter en

    gnralit quant aux problmes discuts afin de prendre en compte lintrt gnral.

    Lobservation continue et rgulire darnes participatives devrait donc permettre de reprer si

    des bifurcations discursives soprent, et si les participants utilisent au fur et mesure de plus

    en plus de justification par le bien commun.

    - Une citoyennet active : Un bon citoyen est non seulement un individu qui parle de politiquemais galement qui en fait, qui participe. Les participants suite leur exprience participative

    devraient continuer participer activement la vie de la cit, travers un militantisme

    associatif, politique, syndical, social, etc. Si la participation des arnes dlibratives est

    vritablement en mesure daffecter les trajectoires et les identits individuelles, les choix

    politiques (mais peut-tre aussi professionnels ou personnels) devraient sen trouver affects.Observe-t-on, ds lors, une bifurcation des trajectoires individuelles post-participative ?

    Des problmes thoriques et mthodologiques apparaissent nanmoins immdiatement une fois ces

    critres noncs, quil sagira daborder ici.

    Des comptences dlibratives

    La premire condition pour devenir un bon citoyen est de pouvoir participer une conversation

    politique. Comme on la vu prcdemment, la dlibration se dfinit comme un processus de

    formation discursive de la volont au cours duquel lindividu et le groupe valuent diffrentes optionsavant dopter pour lune dentre elles. Suite un processus de conviction mutuelle on est sens

    parvenir un accord lgitime et juste. Afin de parvenir un tel accord deux conditions sont donc

    ncessaires : (1) les orateurs doivent tre prt convaincre lauditoire par largumentation,

    lexpression de leurs positions ne doit pas avoir une fonction purement expressive ou symbolique ; (2)

    lauditoire doit tre prt couter et ventuellement tre convaincu, c'est--dire changer de

    prfrences. Cette seconde condition est certainement la plus dure remplir et valuer. Une des

    conditions essentielles la ralisation dune bonne dlibration est en effet lcoute mutuelle, comme

    le souligne Diego Gambetta : If agents show up late at meetings, pay no attention to one anothers

    speeches, jump the queue, speak all at once, or shout when they have no argument, the conditions for

    deliberation are simply not there. Deliberation of course, relies on a grander factor, freedom of speech.

    Free speech, however, achieves functional significance only if somebody is prepared to listen. 49 Par

    lobservation des procdures formelles et informelles (liste des intervenants, limites temporelles auxinterventions, etc.) il est possible dvaluer la qualit de la dlibration dans une institution. Il sagit

    nanmoins daller plus loin que cela. Dans la mesure o il sagit non seulement dcouter mais

    ventuellement de changer de prfrences, lcoute mutuelle nest pas suffisante. La simple tolrance

    silencieuse (par lcoute) des arguments adverses nest pas suffisante la ralisation dune bonne

    dlibration, comme le souligne Benjamin Barber : Dans la bouche du dmocrate fort, Jcoute

    nimplique pas que je cherche la faille dans le discours de mon adversaire, ou le moyen dextorquer un

    arrangement, ni que je le laisse poliment (tel le minimaliste tolrant) exprimer son avis. Non,

    Jcoute signifie ici que je vais essayer de me mettre sa place, tenter de le comprendre,

    mefforcer de saisir ce qui nous est commun en gardant lesprit notre intrt mutuel. Un bon auditeur

    fera peut-tre un mauvais avocat, mais il sera en revanche un citoyen capable et un excellent

    49 Diego Gambetta (1998) Claro ! : An Essay on Discursive Machismo in Jon Elster (Ed.) Deliberative

    Democracy, Cambridge: Cambridge University Press, p. 20.

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    sociales et culturelles laccs luniversel.51 Si seuls ceux capables de parler dans les termes de

    lintrt gnral peuvent tre considrs comme de bons citoyens, leur nombre sera on ne peut plus

    rduit, ce statut tant rserv aux seuls individus possdant un fort capital conomique et culturel.

    Dautant que les lites culturelles sont certainement les plus mme de connatre les profits quelles

    peuvent tirer de justifications universalistes, ce que Bourdieu appelle les profits duniversalisation.

    Afin dvaluer empiriquement cette question une attention particulire sera porte aux conditions

    conomiques et sociales des participants. Qui dit quoi ? Les individus socialement et culturellement

    dominants sont-ils les seuls monter en gnralit ? Enfin, on essayera de dterminer si certains

    contextes institutionnels sont plus propices lexpression darguments tourns vers lintrt gnral.

    En comparant diffrents agencements institutionnels il sera possible de dterminer les effets des

    diffrents dispositifs participatifs tudis. Les jurys citoyens sont-ils plus effectifs que les budgets

    participatifs pour former une citoyennet tourne vers lintrt gnral ? Les petits groupes, plus

    intimes, sont-ils plus favorables la monte en gnralit ? Les institutions au public plus diversifi et

    htrogne sont-elles plus propices au justifications par le bien commun ? Le type de questions

    discutes a-t-il une influence sur le mode de justification employ par les participants ? Il sagit de

    dterminer si certaines institutions participatives parviennent rendre la vertu civique intressante,

    c'est--dire profitable, pour les participants. Les institutions de dmocratie participative en Europe

    permettent-elles lmergence dun corporatisme de luniversel chez les participants ? A laquestion de savoir si la vertu est possible, on peut substituer la question de savoir si lon peut crer des

    univers dans lesquels les gens ont intrt luniversel. Machiavel dit que la rpublique est un univers

    dans lequel les citoyens ont intrt la vertu.52 Les normes prvalant dans les institutions

    participatives permettent-elles lmergence de comportements dsintresss ? Ces normes sont-elles

    par la suite intriorise par les participants, permettant ainsi lmergence de ce quon pourrait appeler

    un habitus dsintress ? On peut en effet supposer que les participants peuvent retirer trois types

    de profits de la participation des instances de dmocratie participative. Des profits matriels directs,

    dans la mesure o les dcisions prises dans lintrt de la communaut peuvent galer profiter aux

    individus eux-mmes. Cest largument de lintrt bien compris la Tocqueville. Des profits

    sociaux ensuite, dans la mesure o cette forme de participation permet aux individus de rencontrer

    dautres citoyens, des voisins, des responsables politiques ou associatifs, etc. En ce sens, pour

    reprendre un vocabulaire la mode aux Etats-Unis, leur stock de capital social sen trouverait accrupuisque leur rseau de connaissance saccrotrait grce la participation. Enfin, les participants des

    instances de dmocratie locale peuvent retirer des profits symboliques importants, dans la mesure o

    ce travail et cet intrt pour la communaut peuvent sintgrer certaines exigences identitaires quils

    ont vis--vis deux-mmes. En se mobilisant pour la communaut ils offrent aux autres comme eux-

    mmes une image valorisante et valorise de leur personne.

    Une citoyennet active

    Enfin, un bon citoyen est sens tre un citoyen politiquement actif. Il ne sagit pas seulement de parler

    le discours du bien commun, mais de chercher le promouvoir en participant une organisation

    politique, syndicale, associative, etc. Il sagira de dterminer si la participation des dispositifsparticipatifs roriente les trajectoires et incite sengager politiquement. Certains participants ont-ils

    commenc militer aprs leur exprience participative ? Dans quel type de groupes ? Certains

    individus ont-ils t plus affects que dautres compte tenu de leurs dispositions sociales, culturelles,

    politiques, etc. ? Il semble ncessaire de distinguer les individus dj actifs par le pass, de ceux pour

    qui lexprience participative constitue une premire exprience de participation politique. Il serait

    galement intressant de savoir si les militants de longues dates ont t affects par leur exprience

    participative, sils/elles ont chang dorganisation aprs lexprience ou si au contraire leurs

    engagements sen sont trouvs renforcs ? Il serait galement intressant de dterminer si certains

    51 Voir Pierre Bourdieu (1997) Mditations pascaliennes, Seuil : Paris ; Pierre Bourdieu (1979) La distinction,

    critique sociale du jugement de got, Minuit : Paris. Voir galement Dominique Memmi (1992) La comptencemorale,Politix, vol. 17, pp. 104-124.52 Pierre Bourdieu, Un acte dsintress est-il possible?,Raisons Pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 166.

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    types de militants sont plus affects que dautres par les expriences participatives (selon le type

    dorganisation laquelle ils appartiennent)

    IV. Pourquoi les participants changent-ils ?

    Sil est intressant de savoir si les individus sortent transforms dun processus participatif, il lest

    peut-tre encore plus dtudier les origines de ces changements personnels et politiques. Quatre

    hypothses sont gnralement avances pour expliquer les origines des changements individuels

    successifs des processus de participation citoyenne, que je propose dappeler : (1) lhypothse de la

    conviction ; (2) lhypothse de la justification publique ; (3) lhypothse cognitive ; (4) lhypothse

    motionnelle.53

    Lhypothse de la conviction

    Lhypothse de la conviction se trouve au cur de la dfinition mme de la dlibration. Il ny a pas

    en effet de dlibration sans conviction mutuelle des participants, c'est--dire sans changement de

    prfrences. Bernard Manin est trs clair ce sujet :

    Une discussion na de sens et de justification que si les acteurs peuvent changerdavis entre le moment o ils sy engagent et le terme de lchange. L o ce

    changement nest pas possible, il est simplement indiffrent quune discussion ait

    lieu ou pas, et si des interlocuteurs changent malgr tout des propos, on peut tre srquil ne sagit pas dune discussion dlibrative. La possibilit du changement davis

    est une condition ncessaire de la discussion dlibrative.54

    Non seulement la dlibration permettrait-elle un changement de prfrences, mais celui-ci soprerait

    dans le sens de la promotion du bien commun, comme le souligne Joshua Cohen :

    While I may take my preferences as a sufficient reason for advancing a proposal,

    deliberation under conditions of pluralism requires that I find reasons that make theproposal acceptable to others who cannot be expected to regard my preferences as

    sufficient reasons for agreeing. The motivational thesis is that the need to advancereasons that persuade others will help to shape the motivations that people bring to

    the deliberative procedures. [] The discovery that I can offer no persuasive reasonson behalf of a proposal of mine may transform the preferences that motivate the

    proposal. Aims that I recognize to be inconsistent with the requirements ofdeliberative agreement may tend to lose their force.55

    Pour tre convaincant dans une arne dlibrative il faudrait donc formuler ses arguments selon une

    topique du bien commun. La concurrence entre les diffrents points de vue pousse les participants

    utiliser les arguments susceptibles dobtenir le soutien le plus large. Chaque point de vue a donc

    intrt, pour accrotre son audience, montrer quil est plus universel que les autres. 56 Lorigine du

    changement individuel et de la conversion progressive en bon citoyen serait donc du un processus de

    conviction mutuelle, aussi bien actif que passif. Les individus changent leurs prfrences soit parce

    quils sont finalement convaincus par les arguments adverses, soit parce quils cherchent convaincre

    un maximum dauditeurs.

    Lhypothse de la conviction a nanmoins a faire face un certain nombre de critiques, aussi bien

    thoriques quempiriques. Au niveau thorique, il semble que la thorie litiste de la dmocratie

    repose sur une hypothse exactement inverse. Certes, les masses peuvent aisment tre convaincus,

    53 Voir galement John Dryzek and Christian List, Social Choice Theory and Deliberative Democracy: AReconciliation, op. cit.,p. 9.

    54 Bernard Manin (1996)Principes du gouvernement reprsentatif, Paris: Flammarion, 1996, pp. 263-264.55 J. Cohen, op. cit., pp. 76-77.56 Bernard Manin, op. cit., p. 89.

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    mais certainement pas dans le sens du bien commun. Cet argument est dailleurs au cur de la

    justification du gouvernement reprsentatif, la slection dlites claires tant sens pallier

    lirrationalit du peuple.57 Comme le soulignait Madison dans le Fdraliste, lobjectif de la

    reprsentation est to refine and enlarge the public views, by passing them through the medium of a

    chosen body of citizens, whose wisdom may best discern the true interest of their country, and whose

    patriotism and love of justice will be least likely to sacrifice it to temporary or partial

    considerations.58 La dlibration publique ne serait ds lors que de peu de valeur, lirrationalit des

    masses les conduisant opter pour les arguments les plus faciles et les plus dmagogiques. En outre,

    ce ne serait pas tant le contenu, que la faon dont les arguments sont prsents qui convaincrait les

    masses. Les arguments les plus convaincants ne seraient donc pas les arguments visant la promotion

    du bien commun, mais simplement ceux qui sont le mieux prsents.

    La critique de lhypothse de la conviction nen est nanmoins pas reste au stade thorique. La

    plupart des tudes empiriques semblent en effet la rfuter. Tout dabord, la plupart des discussions

    politiques ne sont pas des argumentations, et en ce sens ne peuvent tre dfinie comme de vritables

    dlibrations . Argumentation, et la volont de convaincre les autres est tout simplement rejet par

    la plupart des citoyens. 59La persuasion est souvent perue comme une intrusion dans le domaine priv

    et strictement personnel par la plupart des citoyens. Ensuite, les tudes (notamment issus de la

    psychologie politique) sintressant au processus de changement de prfrences montrent que si lesindividus changent parfois davis au cours de discussion publiques, mais pas forcment dans le sens

    escompter. Parfois, les prfrences sont plus claires, tolrantes ou orientes vers le bien commun

    avant quaprs la dlibration.60

    Compte tenus de ces rsultats la fois partiels et contradictoires il semble ncessaire dtudier plus en

    profondeur les processus de conviction mutuelle dans les arnes participatives, afin de dterminer si la

    conviction est bien mme dorienter les prfrences et les identits individuelles dans le sens du bien

    commun.

    Lhypothse de justification publique

    Lhypothse de justification publique est certainement celle qui domine le champ des thories de la

    dmocratie dlibrative. Le point central ici, selon une philosophie dinspiration ouvertementkantienne, est la ncessaire publicit des dbats. Dans une discussion publique certains arguments ne

    peuvent tout simplement pas tre exprims. Dans certains contextes il est impossible de justifier des

    arguments par des motifs purement gostes. Dans un cadre public, les opinions prsentes doivent

    chercher promouvoir le bien commun. Ce type de justification peut tre rapproch de ce que Luc

    Boltanski et Laurent Thvenot ont dfini comme la cit civique. 61 Dans un contexte civique il faut

    mettre ses intrts personnels entre parenthses et monter en gnralit, sous peine de sanctions de la

    part du groupe. Jon Elster est certainement le dfenseur le plus intressant de cette thse, et affirme

    clairement : The conceptual impossibility of expressing selfish arguments in a debate about the public

    good, and the psychological difficulty of expressing other-regarding preferences without ultimately

    coming to acquire them, jointly bring it about that public discussion tends to promote the common

    good.62 Non seulement le cadre public impose dutiliser un certain type darguments, mais en outre il

    57 Sur cette question, voir Bernard Manin (1996)Principes du gouvernement reprsentatif, op. cit.58 J. Madison, Federalist 10 in A. Hamilton, J. Madison, J. Jay (1937) The Federalist Papers [1787], New

    York: The Modern Library, p. 59.59 Voir Pamela Johnson Conover, Donald D. Searing and Ivor M. Crewe, The Deliberative potential of PoliticalDiscussion,British Journal of Political Science, vol. 32, 2002; Voir galement Nina Eliasoph (1998) Avoiding

    Politics, How Americans produce apathy in everyday life, Cambridge: Cambridge University Press; William A.

    Gamson (1992) Talking politics, Cambridge: Cambridge University Press; Lynn M. Sanders, AgainstDeliberation,Political Theory, vol. 25, n3, June 1997.60 James H. Kuklinski, Ellen Riggle, Victor Ottati, Robert Scharz, Robert S. Wyer, The Cognitive and AffectiveBases of Political Tolerance Judgements,American Journal of Political Science, Vol. 35, n1, February 199161 Luc Boltanski et Laurent Thvenot, De la justification. Les conomies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.Ainsi, par exemple, p. 237 : Dans le monde civique, on naccde la grandeur en sacrifiant les intrts

    particuliers et immdiats, en se dpassant soi-mme, en ne plaant pas des intrts individuels avant des intrtscollectifs.62 Jon Elster, op.cit., p. 12.

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    roriente plus durablement les prfrences et les identits. Lapproche dElster est dautant plus

    intressante quelle dcoule dune analyse empirique historique de processus dlibratifs au cours

    des assembles constituantes des Rvolutions amricaines et franaises. 63 Dans cet article, Elster

    essaie danalyser pourquoi des acteurs cherchant promouvoir leur intrt personnel utilise le langage

    du bien commun. Il dmontre ainsi quil existe un usage stratgique de largumentation. Le discours

    du bien commun ntant ds lors quune forme dhypocrisie. Mais Elster va plus loin, puisquil

    affirme que lhypocrisie a une force civilisatrice64 propre. Une fois que les individus ont justifi

    leurs positions dans les termes du bien commun, il est fort possible quils aient se conduire

    conformment aux arguments quils ont avanc. Ils se trouvent obligs dagir conformment au bien

    commun, sous peine de perdre la face et toute forme de crdibilit. Il ne sagit nanmoins pas

    uniquement de ne pas perdre la face bien que ce type de mcanismes sociaux puisse avoir une

    puissante force socialisante car dautres processus psychologiques semblent galement rentrer en

    ligne de compte. Des individus orientant en permanence leurs arguments dans le sens de la promotion

    du bien commun ne peuvent pas ne pas en tre affect plus profondment. A long terme on ne peut

    dfendre le bien commun du bout des lvres. 65 Le besoin de rduire la dissonance cognitive peut

    en effet conduire les individus se convaincre eux-mmes de la validit darguments quils

    navanaient initialement que pour des raisons stratgiques. Comme le souligne John Dryzek,

    reprenant un argument de Robert Goodin, It is quite likely that talking in public interest terms willlead individuals to think in public interest terms.66 A force de sexprimer dans les termes du bien

    commun il est possible que les participants intriorisent tout simplement ces positions. Tous ces

    mcanismes sociaux et psychologiques seraient issus du pouvoir de la publicit, qui est en effet

    considr par de nombreux auteurs comme la pierre de touche de la transformation personnelle.67

    Cette hypothse est nanmoins loin de faire lunanimit parmi les spcialistes de cette question. Lun

    des principaux contre arguments lhypothse de justification publique est issue de la sociologie

    interactionniste amricaine. Nina Eliasoph sattaque lide selon laquelle les acteurs adoptent

    ncessairement des discours orients vers le bien commun ds quils pntrent dans des arnes

    publiques. Reprenant la distinction Goffmanienne entrefrontstage c'est--dire les arnes publiques

    et backstage la sphre prive elle dmontre que les participants aux associations quelle a tudie

    parlent en des termes bien plus politiss et orients vers le bien commun dans des contextes privs etintimes que dans des contextes publics :

    The people I met did sound as if they cared about politics, but only in some contexts

    and not others. They did not just think everything was fine as it was, but there weretoo few contexts in which they could openly discuss their discontent. Most of the

    time, intimate, late night, moonlit conversations were the only places other thaninterviews where that kind of discussion could happen. In group contexts, such

    discussion was almost always considered inappropriate and out of place; informaletiquette made some political intuitions speakable and others beyond the pale of

    reasonable, polite discussion. [] People sounded better backstage than frontstage;at each step in the broadening of the audience, the ideas shrank. In a strange process

    of political evaporation, every group fell into this strictly patterned shift in discourse:

    what was announced aloud was less open to debate, less aimed at expressing

    63 See Jon Elster, Argumenter et ngocier dans deux assembles constituantes, Revue Franaise de Sciences

    Politiques, vol. 44, n2, June 1994, pp. 187-257.64 Jon Elster, Introduction in Jon Elster (Ed.) (1998),Deliberative Democracy, op. cit.,p. 12.65 John Elster, The Market and the Forum, op. cit.,p. 12.66 John Dryzek, (2000) Deliberative Democracy and Beyond, op. cit., p. 47. Voir galeemnt Robert Goodin

    (1992) Green Political Theory, Oxford: Polity, ch.7.67 Voir par exemple Amy Gutmann and Dennis Thomson (1996)Democratic Disagreement, Cambridge: Harvard

    University Press; ibid. (2002) Deliberative Democracy beyond Process in James Fishkin and Peter Laslett(Eds.) (2003) Debating Deliberative Democracy, London: Blackwell; James Bohman (1996) Public

    Deliberation: Pluralism, Complexity and Democracy, Cambridge: MIT Press, especially pp. 26-27; JrgenHabermas (1996)Between Facts and Norms, op. cit.; John Rawls, The idea of Public Reason in Bohman and

    Regh (1997) (Eds.)Deliberative Democracy, op. cit.,pp. 131-144; and ibid. (1993)Political Liberalism, op. cit.

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    connections to the wider world, less public-spirited, more insistently selfish, than

    what was whispered.68

    A loppose de la thse dElster, Eliasoph montre que les arnes publiques, de part le type

    dinteractions quelles gnrent, rendent la monte en gnralit et lexpression de discours politiss

    de la part dindividus ordinaires tout simplement impossible. Il semble donc que lhypothse depublicit soit encore largement indtermine, les tudes empiriques offrant des rsultats

    contradictoires. Ltude dinstitutions participatives, cadres a priori considrs comme idals pour

    lexpression de la monte en gnralit, devraient permettre davancer sur ces questions sociologiques

    passionnantes. Le type dinteractions cr par les dispositifs participatifs favorise-t-il ou au contraire

    empche-t-il lpanouissement du langage du bien commun ? Quelles sont les institutions les plus

    propices ce titre ?

    Lhypothse cognitive

    Lhypothse cognitive explique le changement personnel par linformation nouvelle acquise au cours

    du processus dlibratif. Une des hypothses de dpart de la thorie de la dlibration est que lesprfrences sont ncessairement instables et causes par le contexte social et institutionnel dans lequel

    elles sont exprimes. Les gens ne savent que partiellement ce quils veulent, ils ont des dsirs

    contradictoires, car leurs prfrences dcoulent dun rservoir limit dinformations. Gnralement,

    comme lont montr la plupart des spcialistes des tudes dopinion, les opinions individuelles sont

    peu informes et relativement instables. Ce qui a conduit Philip Converse a formul sa fameuse thse

    des non-attitudes.69 Surely the most familiar fact to arise from sample surveys in all countries is

    that popular levels of information about public affairs are, from the point of view of the informed

    observer, astonishingly low.70 Si la question de lorigine de linstabilit des prfrences individuelles

    reste largement dbattue (dcoule-t-elle du niveau dinstruction trop faible de la population ou de la

    faon dont les opinions sont prleves, c'est--dire des sondages dopinion eux-mmes ?), celle-ci est

    considr comme un fait contre lequel la dlibration pourrait agir efficacement. Pour la plupart des

    spcialistes de la dlibration, une prfrence politique (et donc sa stabilit) dpend trs largement ducontexte institutionnel, social, culturel, motionnel dans lequel elle est exprime. Cest pourquoi ils

    voient en la dlibration un moyen de former des prfrences plus informes. La dlibration est

    entendue comme un processus dapprentissage collectif, au cours duquel les individus apprennent de

    nouveaux faits, de nouveaux exemples, de nouvelles thories, de nouveaux arguments, etc. qui

    pourront nourrir et clairer leurs prfrences. La pluralit des ides et des perspectives laquelle

    chacun est confront dans une arne dlibrative devrait accrotre le stock darguments et

    dinformation disponibles pour la discussion et ainsi amliorer la qualit de celle-ci. Un des axiomes

    centraux de lhypothse cognitive est en effet que plusieurs ttes pensent mieux quune seule 71,

    comme le souligne John Rawls : We normally assume that an ideally conducted discussion among

    many persons is more likely to arrive at the correct conclusion than the deliberations of any one of

    them by himself. [] No one of them knows everything the others know, or can make all the same

    inferences that they can draw in concert. Discussion is a way of combining information and enlarging

    the range of arguments.72

    Lide selon laquelle plusieurs ttes pensent mieux quune seule semble triviale, mais a pourtant t

    value empiriquement de faon rigoureuse. La possession dinformations exactes permet de former

    des prfrences plus justes: For instance, in a 1995 survey, the average respondent overestimated the

    68 Nina Eliasoph (1998)Avoiding Politics, op. cit., p. 7.69 Voir Philip Converse, The Nature of Belief Systems in Mass Publics, op. cit.; and ibid., Attitudes and Non-

    attitudes: Continuation of a Dialogue, in Edwards R. Tufte (Ed.) (1970) The Quantitative Analysis of SocialProblems, Reading, Mass: Addison-Wesley.70 Philip Converse, Public Opinion and Voting Behavior, in Fred Greensberg and Nelson Polsby (Eds.) (1975),

    Handbook of Political Science, Reading, MA: Addison-Wesley, p. 79.

    71 Tali Mendelberg, The Deliberative Citizen: Theory and Evidence in in Mickael Delli Carpini et alii (Eds.)(2002)Research on Micro-Politics: Political Decision Making, Deliberation and Participation, vol. 6.72 John Rawls (1971)A Theory of Justice, Cambridge: Harvard University Press, pp. 358-359.

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    proportion of the U.S. budget devoted to foreign aid by 15 percent, once they were supplied with the

    correct proportion ( 1% of the federal budget) the percentage who agreed that too much is spent on

    foreign aid dropped from 75% to 18%.73 De la mme faon, les expriences menes par James

    Fishkin et ses collgues montrent clairement que linput dinformations obtenu grce aux sondages

    dlibratifs permettait aux participants de former des prfrences plus informes. Les changements de

    prfrences sont mme largement expliqus par lacquisition dinformation nouvelle : by the

    assimilation of new perspectives and interpretations, as well as the acquisition of more or less factual

    information.74

    Cette hypothse semble donc solidement dmontre ce jour. Mais si lacquisition dinformations

    nouvelles permet de former des prfrences plus informes, il nest pas dit quelle oriente

    ncessairement celles-ci dans le sens de lintrt gnral. Linformation est-elle suffisante pour monter

    en gnralit, se dtacher de sa perspective personnelle et viser le bien commun ? Trs peu de

    recherches ont t men sur ce sujet, et ltude de dispositifs participatifs semble particulirement

    mme doffrir un nouvel clairage sur cette question importante.

    Lhypothse motionnelle

    Selon lhypothse motionnelle le changement personnel ne dcoule pas dun processus discursif ou

    cognitif, mais des interactions motionnelles cres par les relations de face--face se droulant dans

    les arnes publiques. Une dlibration se droule en gnral au sein dun petit groupe, dans lequel les

    individus ont des interactions physiques directes les uns avec les autres. Rien ne favoriserait plus les

    comportements coopratifs que la communication de face--face. Cette insistance sur la prsence se

    trouve au cur de la philosophie dHannah Arendt, une des principales inspirations des thoriciens de

    la dlibration :

    Cette pense largie, qui en tant que jugement sait transcender ses propres limites

    individuelles, ne peut, dautre part, fonctionner dans lisolement strict, ni dans lasolitude ; elle ncessite la prsence des autres la place desquels elle doit penser,

    dont elle doit prendre les vues en considration, et sans lesquels elle na jamaisloccasion doprer. Comme la logique, pour tre saine, rclame la prsence de soi-

    mme, le jugement, pour tre valide, rclame la prsence dautrui.75

    La prsence directe de lautre est ncessaire la formulation dun jugement empathique. Pour

    atteindre lempathie il faut pouvoir se mettre la place de lautre. Mais, contrairement linspiration

    Kantienne lorigine de la plupart des travaux dHabermas, ce processus de peut tre purement idal,

    imaginaire ou discursif. Prendre la position de lautre suppose sa prsence directe, afin quil/elle

    explique sa position, offre ses raisons, donne son tmoignage. Comme le souligne Iris Young, ce

    processus ne peut se drouler dans la seule tte du sujet pensant : There is another way the subject

    moves beyond egoism: the encounterwith other people. A moral point of view arises not from the

    lonely self-legislating reason, but with the concrete encounter with others, who demand that their

    needs, desires, and perspectives be recognized.76

    Les institutions participatives, en tant quelles sontdes instances de dmocratie locale semblent permettre cette prsence mutuelle. Personne ne pouvant

    vritablement se mettre la place de lautre imaginairement une vritable politique de la prsence

    semble ncessaire une bonne dlibration, comme le montre Robert Goodin : No one can imagine

    someone elses interests, position, and perspective as richly as that person herself experiences them.

    There is therefore a compelling case for the politics of presence: for all different sorts of people

    73 Mark Lindeman, Opinion Quality and Policy Preferences in Deliberative Research, in Mickael Delli Carpini

    et alii (Eds.) (2002) Research on Micro-Politics, vol. 6, op. cit., p. 203, citant S. Kull and I.M. Destler (1999)Misreading the Public: The Myth of new Isolationism, Washington, D.C.: Brookings Institution, pp. 123-127.74 Ibid., p. 480. Pour une approche similaire voir Mark Button and Kevin Mattson, Deliberative Democracy inPractice: Challenges and Prospects for Civic Deliberation,Polity, Vol. XXXI, n4, Et 1999, pp. 609-637.

    75 Hannah Arendt (1972)La crise de la culture, Paris: Gallimard, 1972 (trad. fr.), p. 282. Cest moi qui souligne.76 Iris Marion Young (1990)Justice and The Politics of Difference, Princeton: Princeton University Press, p. 106.

    Cest moi qui souligne.

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    being physically present during deliberations that affect their interests, rather than just having their

    interests represented by others.77

    Lhypothse motionnelle nest cependant pas lapanage des thoriciens critiques de la dlibration.

    On trouve une mme apologie de la prsence chez tout un pan de lcole du capital social. Les

    externalits positives attendues de la cration de capital social (confiance, solidarit, respect,

    considration pour la chose publique) ne peuvent apparatre que si un vritable face--face met en

    prsence des individus aux origines sociales et culturelles diffrentes. Robert Putnam est trs clair ce

    sujet : Social capital refers to our relations with one another. Sending a check to a PAC is an act of

    political participation, but it does not embody or create social capital. () The theory of social capital

    presumes that, generally speaking, the more we connect with other people, the more we trust them,

    and vice versa.78 En rencontrant directement leurs voisins dans des associations, les individus

    apprennent se connatre, travailler ensemble, et des liens damiti, de rciprocit et de confiance se

    nouent. La relation motionnelle qui les lie les amne changer leur attitude lgard des autres et

    lgard de la socit.

    Lhypothse motionnelle a nanmoins t critique de nombreux gards. Il nest pas dit que la

    prsence mutuelle et les relations de face--face cr de meilleurs citoyens, plus soucieux de lintrt

    gnral. La confiance et la rciprocit ne de relations de face--face et dintimit avec des proches

    nont que peu de chances dtre gnralises au reste de la socit. Au contraire, la rptition derelations de face--face dans des petits groupes pourrait favoriser la fragmentation de la socit en une

    multitude de petits noyaux, trs souds mais extrmement dfiants lgard de la socit dans son

    ensemble. La politique de la prsence pourrait ainsi favoriser le renforcement de comportements de

    type Nimby et plus gnralement lesprit de clocher.79 Cette question semble donc loin dtre

    dfinitivement tranche. Les relations de face--face favorisent-elles ou au contraire empchent-elles

    la monte en gnralit ? La participation des dispositifs participatifs cre-t-elle une intimit et des

    liens motionnels entre les individus, et quelles en sont les consquences potentielles ?

    V. Approche mthodologique

    Afin de rpondre lensemble de ces questions il nous a sembl que lapproche la plus approprieconsistait en une tude comparative de dispositifs participatifs en Europe. Il ne sagira pas dtudier

    ces institutions en tant que telles, mais au travers du prisme de lcole de la participation. A ce

    titre, laccent sera mis sur lobservation des participants ces institutions, afin de reprer dventuelles

    bifurcations discursives et biographiques. Il convient nanmoins de prciser quelles institutions seront

    tudies et suivant quelle approche mthodologique.

    Il existe en effet une multiplicit dinstitutions participatives en Europe, parmi lesquelles il a fallu

    choisir les plus appropries compte tenu des hypothses valuer. On a donc choisi trois institutions

    qui sont la fois conformes la dfinition dun dispositif dlibratif et qui disposent de pouvoirs

    relativement semblables. Le choix de tenir constante entre les cas la nature dlibrative des institutions

    est guid par le fait que ce sont non seulement les effets de la dlibration que lon cherche valuer,

    mais surtout les origines des changements intervenus chez les participants. Il semble donc quune

    comparaison entre des institutions pouvant toutes tre qualifies de dlibratives permettaient de se

    concent