Dans le monde quechua, comme dans toute culture, les dĂ©sordres qui affligent une personne sont pensĂ©s Ă partir des antagonismes nĂ©s de la vie sociale et des forces en prĂ©sence. Toutefois, prĂ©cision essentielle sâil en est, ces forces renvoient toujours Ă un invisible, ici lâagent de la pathologie. Autrement dit, la logique de la maladie, comme celle de la cure dâailleurs, ne saurait ĂȘtre rĂ©ductible au seul patient. LâĂ©tiologie quechua, en effet, est un systĂšme complexe, un systĂšme «de contrainte Ă lâĂ©change» (NathaN 1993: 21) dans lequel Ă©voluent les hommes et les esprits de la nature hĂ©ritĂ©s des cultures prĂ©hispaniques: quand le sauvage (par opposition au domestique) se confond avec le passĂ© (par opposition cette Ă©poque actuelle nĂ©e de la conquĂȘte espagnole et de lâhĂ©gĂ©monie â apparente ? â du christianisme). RefoulĂ©e car archaĂŻque, et inver-sement, cette explication de la maladie nâen est que plus prĂ©pondĂ©rante en milieu urbain: lâexistence dâun rituel pratiquĂ© dans les Andes pĂ©ruviennes et plus prĂ©cisĂ©ment dans une rĂ©gion comprise entre les villes de Cuzco Ă lâOuest et Sicuani au Sud et le mont Ausan-gate Ă lâEst 1 le dĂ©montre avec force.
PratiquĂ© par des populations de langue quechua, ce rituel est connu sous le nom de mesa, terme espagnol qui signifie la «table», dĂ©nomination qui a son importance, de par sa parentĂ© phonĂ©tique notamment avec un autre mot espagnol, misa, la «messe». La pratique actuelle du rituel telle que jâai
pu lâobserver souligne un aspect important de la reli-giositĂ© andine: la pĂ©rennitĂ© dâun attachement profond Ă la nature. En effet, malgrĂ© une pratique urbaine et une volontĂ© implicite de ressembler au rituel catho-lique 2, lâĂ©tiologie en usage dans les campagnes est perceptible dans chaque acte et parole prononcĂ©e au cours de ce rituel urbain, vĂ©ritable drame dans lequel un praticien, personnage emblĂ©matique appelĂ© paqo ou altomisayoq, convoque et incorpore des non humains, esprits de la nature appelĂ©s et dĂ©signĂ©s comme ancĂȘtres, anges, pĂšres et mĂšres, et tĂ©moins du malheur des hommes.
Esprits de la nature
Aujourdâhui cohabitent dans la mythologie andine saints chrĂ©tiens et dieux prĂ©hispaniques. Le quechua les ordonne de maniĂšre multiple. EntitĂ©s chrĂ©tiennes et paĂŻennes, fĂ©minines et masculines, locales, rĂ©gio-nales et mondiales. Mieux, dans les grandes villes, lĂ oĂč les hommes se croisent, les systĂšmes sâenrichis-sent sans cesse des reprĂ©sentations cosmologiques des nouveaux arrivants. Ainsi, sont dits possĂ©der un esprit fĂ©minin, la terre, les mers, les sources et la coca; masculin, la foudre, lâarc-en-ciel, les monta-gnes, les lacs, les riviĂšres, les vents et les rapaces, condors, aigles et faucons. A ces personnifications des Ă©lĂ©ments du paysage se joignent dâautres ĂȘtres dont le nombre et la nature varient selon les rĂ©gions, des ĂȘtres Ă lâorigine de pathologies diverses. De Cuzco Ă Puno, au bord du lac Titicaca, se rencon-trent ainsi:
Le machu et son homologue fĂ©minin paya. Ces ĂȘtres vivaient Ă une Ă©poque sans soleil, la lune seule brillait 3.
Esprits sauvages, citadins et maladie, quand la nature sâen mĂȘle
SĂ©bastien Baud
Centre de recherche interdisciplinaire en anthropologie, Université Marc Bloch, Strasbourg
Résumé
Dans les Andes, les dĂ©sordres qui affligent une personne sont pensĂ©s Ă partir des antagonismes nĂ©s de la vie sociale et des forces en prĂ©sence, esprits de la nature hĂ©ritĂ©s des cultures prĂ©hispaniques. Dans la rĂ©gion de Cuzco, la pratique actuelle du rituel de la mesa tĂ©moigne de la pĂ©rennitĂ© de cet attachement Ă la nature en milieu urbain. Au cours de celui-ci, un personnage emblĂ©matique, appelĂ© paqo ou altomisayoq, convoque et incorpore ces ĂȘtres dĂ©signĂ©s comme ancĂȘtres, anges, pĂšres et mĂšres, et tĂ©moins du malheur des hommes. Dans ce contexte, la maladie, sa raison dâĂȘtre, sa guĂ©rison, ses remĂšdes, la conduite Ă tenir Ă lâavenir, aucune pratique ne saurait ĂȘtre agissante hors de ces reprĂ©sentations collectives centrĂ©es sur cette nature et prĂ©sentĂ©es dans ce texte.
Société suisse des Américanistes / Schweizerische Amerikanisten-Gesellschaft Bulletin 69, 2005, pp. 21-33
1 Le rituel a Ă©tĂ© observĂ© lors de plusieurs sĂ©jours effectuĂ©s entre 1998 et 2003 dans le cadre dâun doctorat prĂ©parĂ© et soutenu Ă lâUniversitĂ© Marc Bloch de Strasbourg. 2 Est-il utile de rappeler ici que ce sentiment est nĂ© de la rencontre de cultures Ă©trangĂšres lâune Ă lâautre et de la volontĂ© de lâune dâentre elles de dĂ©truire toute trace de ce quâelle a appelĂ© idolĂątrie pour imposer un rituel dont lâun des prĂ©supposĂ©s est justement de transcender toute nature terrestre, en dâautres termes dâĂȘtre hors nature. 3 J. Casaverde a recueilli Ă Kuyo Grande un rĂ©cit similaire qui lui permet dâaffirmer Ă la suite de H. Tschopik que «la existencia de estos primeros pobladores es general a la zona andina» (1970: 151). Cependant, dans les rĂ©cits recueillis, les
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Ils Ă©taient dotĂ©s dâune grande force et de nombreux pouvoirs. Ils creusaient les vallĂ©es, dĂ©plaçaient les rochers et Ă©levaient de grandes constructions. Le mythe affirme que, par orgueil, ils ont refusĂ© aide et conseils du CrĂ©ateur. Celui-ci, pour les punir, a fait sortir le soleil des eaux du lac Titicaca. BrĂ»lĂ©s, les survivants se sont rĂ©fugiĂ©s sous terre, dans des grottes, sous les sources, dans des abris quâils avaient construits (châullpa) ou encore Ă lâabri des arbres de la selva 4 (Casaverde 1970: 153). DessĂ©chĂ©s 5, ils cheminent aujourdâhui en quĂȘte de cette vie qui leur fait dĂ©faut; pour lâhomme, leur rencontre est toujours synonyme de maladie.
Si pour les habitant de Chinchaypucyo (district dâAnta), ils vivent seuls dans des cavernes ou des endroits sales, pour ceux de Wanqara (ayllu situĂ© prĂšs dâUrcos), ils vivent en famille (Marzal 1971). Le terme machu («vieux, ancien»; paya signifie «vieille, ancienne») dĂ©signe un esprit facĂ©tieux et ambivalent. TantĂŽt bienfaisants, tantĂŽt malveillants, les premiers sont appelĂ©s machula (terme familier, «grand-pĂšre, ancien») et dâhatucha («grand-mĂšre») ou awki 6 et awila par opposition au machu ou machu par oppo-sition au soqâa machu. Bienfaisants, ils veillent sur les champs de maĂŻs et les animaux, malveillants, ils pĂ©nĂštrent dans la personne, toujours de sexe opposĂ©, empĂȘchant toute relation sociale. Celle-ci ne se marie pas, nâa pas dâenfant, ne travaille, ni ne participe aux travaux collectifs. Le machu reste dans le corps de nombreuses annĂ©es, jusquâĂ ce quâun «ange le chasse» ou jusquâĂ la mort de la personne dont lâesprit se transforme alors Ă son tour en machu. En dâautres occasions, ils peuvent avoir des rela-tions sexuelles avec la personne, en se faisant passer pour lâĂ©poux. Les consĂ©quences sont nombreuses. La femme tombe enceinte, mais donne naissance Ă un enfant mort-nĂ©, Ă un enfant malformĂ© ou Ă un prĂ©maturĂ©. Lâhomme, quant Ă lui, en meurt aprĂšs avoir vu son sexe enfler et sĂ©crĂ©ter du pus. Pour sâen protĂ©ger, il faut porter dans un petit sac de lâail, masculin, et un oignon, fĂ©minin.
Le soqâa. Le soqâa est lâesprit de la tuberculose (soqâa onqoy). Plus gĂ©nĂ©ralement, ce terme dĂ©signe Ă la fois toute maladie caractĂ©risĂ©e par un amaigris-sement significatif («jusquâĂ ce quâon voie les articula-tions» explique Fernando, praticien originaire dâUrcos) et toute chose malĂ©fique. Par exemple, le mauvais vent, celui qui apporte la maladie, se dit soqâa wayra. Le soqâa est un ĂȘtre petit et dâun grand Ăąge. Il habite sous les rochers et pĂ©nĂštre dans le cĆur des hommes qui sâendorment en ces lieux hantĂ©s. Pour sâen prĂ©munir, il faut marcher avec une canne de chonta (Bactris gasipaes Kunth ou Astrocaryum chonta Mart., Arecaceae) et un morceau de savon ou de graisse de lama emballĂ© dans un petit sac. Le vieux vient, mais ne peut entrer, il ne peut pas car il glisse.
Le phiru. Le phiru est le nom donnĂ© Ă lâesprit errant, dĂ©tachĂ© du corps durant le sommeil des hommes mauvais. A lâinstar de lâesprit de la variole, il dĂ©figure le visage des gens. Pour sâen protĂ©ger, il faut porter une peau de serpent dans un petit sac Ce mot est Ă©galement employĂ© comme adjectif: objets et os considĂ©rĂ©s comme phiru sont dangereux et mauvais en ce sens quâils affaiblissent leur propriĂ©taire et dĂ©tĂ©riorent sa santĂ©.
Le chikchi. Selon doña Alejandrina (praticienne origi-naire de Chinchaypucyo), «le chikchi est lâesprit de personnes dĂ©cĂ©dĂ©es qui ont fait du mal au cours de leur vie. Il se manifeste sous forme de grĂȘle et dĂ©truit les cultures des villages, les privant de nourriture. Certains, comme don Genuario (praticien de Chin-chaypucyo), savent longtemps avant si les nuages qui sâannoncent vont donner chikchi ou ne vont pas donner chikchi. Ils regardent: quand sâannonce la grĂȘle, quand les nuages sâentrechoquent, quand le ciel sâillumine et un bruit sâensuit, câest Illapa⊠Quand lâĂ©clair vient, accompagnĂ© de quelque lumiĂšre blanchĂątre sur ses cĂŽtĂ©s, câest normal. Mais quand il vient, accompagnĂ© de fils noirs, obscurs, câest el chikchi. Ils (les paysans) allument alors un feu dans chaque champ et y jettent une chose fĂ©tide, les crottes de lâĂąne ou dâautres, jamais dâencens. Le chikchi nâaime pas, et de chaque feu sâĂ©lĂšve une fumĂ©e qui oblige le chikchi Ă aller en dâautres lieux.»
Kâuychi, lâarc-en-ciel, est un ĂȘtre double. Son mau-vais cĂŽtĂ© sâappelle wankar kâuychi. Câest une sorte de brume qui se meut et suit la personne lorsquâelle travaille dans les champs. Elle entre par lâanus ou le vagin et reste dans le corps. Elle nâen sort par la bouche quâĂ la mort. Elle sâalimente de lâesprit de la personne. Le bon cĂŽtĂ© apporte beaucoup de chance, protĂšge les maisons, donne de la joie aux enfants, soulage les yeux et veille sur les trĂ©sors. La brume nâest prĂ©sente que sur la puna. Pour se protĂ©ger, il faut marcher, un objet en acier accrochĂ© Ă la ceinture, un couteau, un poignard ou une croix.
Quels quâils soient, ce sont lĂ des esprits anciens, le plus souvent antĂ©rieurs Ă la conquĂȘte espagnole, des esprits Ă lâorigine de maladies nombreuses. Cepen-dant, si ces esprits sont craints, ils restent soumis Ă une autre catĂ©gorie dâĂȘtres, les apu, vers lesquels, Ă lâĂ©gal des saints chrĂ©tiens, se portent les priĂšres. Le terme quechua apu peut ĂȘtre traduit par «seigneur». DâaprĂšs Gonzalez Holguin (1608), il signifie «jefe», «señor grande», «juez superior», «curaca principal» (MarisCotti 1978: 78). Dans le langage courant, il dĂ©signe dans un premier temps toute entitĂ© supĂ©-rieure, dieu ou esprit, masculin ou fĂ©minin: apu Inti, apu Condor mais aussi «apu Tierra Chinchay-pucyo» employĂ© frĂ©quemment par don Genuario, pour dĂ©signer ensuite les seules entitĂ©s masculines,
machu vivaient sous les regards dâAnta Inti, Soleil de cuivre, de couleur rouge et de la dĂ©esse Lune, diffĂ©rente de celle qui existe aujourdâhui (ibid.). 4 A leur tour, suite Ă lâinvasion espagnole, les Incas se sont, eux aussi, rĂ©fugiĂ©s sous terre et dans la selva, emportant avec eux leurs trĂ©sors, leur or et leurs connaissances. 5 Câest-Ă -dire dĂ©pourvu de graisse, untu ou wira en quechua. «La grasa mantiene una relaciĂłn entre el cuerpo y esta fuerza invisible que anima a todo ser y le sobrevive» (MoliNiĂ© FioravaNti 1991: 83). Elle est utilisĂ©e «parce que les esprits aiment ça», comme remĂšde ou comme agent pathologique. En ĂȘtre dĂ©possĂ©dĂ© conduit Ă une mort certaine. 6 Selon les personnes, ce terme dĂ©signe soit lâancĂȘtre mythique, fondateur de lâayllu, mĂ©tamorphosĂ© en rocher ou en montagne, soit une catĂ©gorie dâesprits infĂ©rieurs aux esprits des montagnes et se diffĂ©renciant dâeux par leur Ăąge.
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puis spĂ©cifiquement, dans le cadre du rituel de la mesa, lâesprit de certaines montagnes parmi les plus imposantes. Ces esprits incarnent la puissance des sommets andins qui dominent le paysage, tremblent, retiennent ou non la pluie, favorisent ou non lâhomme qui vit sur leurs flancs. Pour le Quechua, les monta-gnes sont ainsi une Ă©piphanie de lâancĂȘtre mythique. Le discours les organise en un systĂšme hiĂ©rarchique, dominĂ© par les plus imposantes, un fait observĂ© par dâautres 7.
Sont considĂ©rĂ©es comme majeures ou hatun apu-kuna, les montagnes visibles du plus grand nombre et plus prĂ©cisĂ©ment celles qui sont habillĂ©es de neiges Ă©ternelles 8, et entitĂ©s mineures ou sullkâa apukuna, ces montagnes particuliĂšres, protectrices dâune communautĂ© ou dâune famille Ă©tendue (Favre 1967: 123). Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, plus la montagne est Ă©levĂ©e, plus lâesprit qui y demeure est puissant. Pour rĂ©sumer, au sein de la hiĂ©rarchie, entitĂ©s majeures et mineures sont distribuĂ©es ainsi:
A cette notion physique sâajoute une notion symbo-lique, plus alĂ©atoire, liĂ©e Ă lâĂąge et Ă la sagesse, lâapu Ausangate est un bel exemple. Pour les communautĂ©s qui vivent sur ses flancs, comme celle de Pinchimuro, il apparaĂźt habituellement comme un enfant, mĂ©tis, aux cheveux blonds et au teint clair, et habillĂ© de blanc (Gow et CoNdori 1982: 38) tandis que pour les habitants de Cuzco, il est un vieillard, aux cheveux gris occupant la seconde place dans la hiĂ©rarchie cĂ©leste. Une place quâil tient de par certaines parti-cularitĂ©s topographiques: la vallĂ©e de Cuzco sâouvre Ă lâEst, dans la direction de cette montagne «habillĂ©e de blanc», la seule visible par temps clair de la ville de Cuzco, et au-delĂ , en direction du lac Titicaca, lieu dâorigine des Incas. Cette question de lâĂąge des apu est, par ailleurs, un sujet de discussion fort apprĂ©ciĂ© parmi les participants Ă la mesa. Doña Alejandrina lâĂ©voque ainsi en ces termes:
Nous savons quâil (lâapu qui se manifeste) est vieux ou jeune par la maniĂšre dont il sâexprime lors de la mesa. Tous viennent fatiguĂ©s Ă la mesa. Wamansinchi nâest plus tout jeune, il est entre deux Ăąges, Salkantay est vieux et Ausangate arrive comme un petit vieux⊠keu keu⊠Câest un vieillard. Le parrain dâAnan 9, lâapu Mama Simona, est trĂšs jeune. Il lui a dit un jour: «Fille, je suis jeune. Câest pour cela que je suis ton parrain.» La nuit suivante, elle a vu un jeune homme au beau visage, habillĂ© de son saya, avec de longs cheveux. Il lâappelait: «Anani⊠AnaniâŠÂ» Elle, elle sâest retournĂ©e, ses mains Ă©mergeaient de plumes.
Cette apparence physique qui leur est donnĂ©e varie, elle aussi, dâune personne Ă lâautre. Si pour doña Alejandrina, leurs mains prolongent leurs ailes, Fernando les peint dotĂ©s de deux ailes et de deux bras. Dâapparence humaine ou mi-homme, mi-animal, gĂ©ants ou de petite taille, les apu, pour les habitants de Paucartambo (dĂ©partement de Cuzco) et «y entre los magos», mesurent cinquante centimĂštres de haut, une taille qui leur permet de marcher et de boire une biĂšre au goulot ou dâopĂ©rer un cĆur malade debout sur une table en bois.
Esprits des montagnes, ancĂȘtres mythiques et esprits tutĂ©laires des communautĂ©s andines, les apu vivent une vie semblable Ă celle des hommes. Ils sont les seigneurs de vastes domaines et gouvernent non seulement les objets, les pierres, les plantes et les animaux mais aussi les hommes (Casaverde 1970: 141). Les renards (Canis azareae) sont leurs chiens, les pumas (Felis concolor) leurs chats, les mouffettes (Mephitis furcata) leurs porcs, les condors (Vultur gryphus) leurs coqs et poules, les cerfs andins (Hippo-camelus antisensis dâOrbigny) et les vigognes leur bĂ©tail. Ils sont les maĂźtres des pairies oĂč paissent les troupeaux, des champs oĂč lâhomme cultive les plantes dont il se nourrit, des richesses du sous-sol, or et argent entre autres, quâils transportent dâun endroit Ă lâautre les nuits de nouvelle lune et dont il est possible de sâemparer (don Juan, paysan, Chinchaypucyo). Ils investissent les sources et les crevasses, comman-dent aux vents et Ă la pluie, etc. Leurs attributs sont nombreux et variĂ©s.
Tout autre est la Pachamama, la grande déesse, la Terre-MÚre, aux nombreuses hypostases. Chaque région, ville ou village, champs et rue, est une mani-festation de la Pachamama, à la fois une et différente, chaque nom donnant, en quelque sorte, vie à une entité particuliÚre. Ainsi selon doña Alejandrina:
Elles possĂšdent les limites que nous leur connaissons. La ville de Cuzco est limitĂ©e, aprĂšs il y a dâautres pacha-mama, celle dâArequipa, celle dâAyacucho. Il existe des frontiĂšres. Nous parlons des pachamama de Cuzco (chaque rue, place, etc.). La Pachamama est prĂ©sente partout. Pour moi, chaque esprit des pachamama est une incarnation lumineuse dâun ĂȘtre supĂ©rieur.
Une, elle est lâĂ©quivalente de Dios Tayta, Dieu le PĂšre, ou lui est juste subordonnĂ©e selon les uns et les autres. En tant quâhypostase, selon la superficie du territoire quâelle gouverne, elle est lâĂ©gale des apu
Dios Tayta (Dieu le PĂšre)
Apu principaux
Apu secondaires
Awki
Machu
Dios Tayta (Dieu le PĂšre)
Apu principaux
Apu secondaires
Awki
Machu
7 A Urpay (district dâUrcos), «los apus tienen sus reuniones en cuaresma y entre ellos existe una jerarquĂa y los cargos son renovados. Hace años el apu Ausangate era el dios de la guerra, por estar siempre cubierto de nieve, y era Ă©l quien dirigĂa y convocaba a las reuniones. Entre otros cargos estaban: el apu Khururu de juez; el apu Willka [âŠ] de gobernador.» (Marzal 1971: 251) 8 «Apukunaq camisansi, yuraq punchunmi ritâiqa», câest-Ă -dire «Câest la chemise des apu, la neige est son poncho blanc» (don Genuario). 9 Jeune fille dâune vingtaine dâannĂ©es, Ă©tudiante, qui frĂ©-quente la mesa don Carlos.
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principaux ou secondaires, parfois leur Ă©pouse. Sa fonction au sein de la hiĂ©rarchie dĂ©pend de sa spĂ©cia-litĂ©. Toutefois, de par sa nature, elle est liĂ©e Ă la crois-sance des plantes et Ă la cĂ©rĂ©monie du warmichakuy ou mariage traditionnel (Nuñez del Prado 1970: 73). Elle veille Ă la fertilitĂ© des champs et des femmes, aux rĂ©coltes, elle protĂšge les demeures et les hommes qui y vivent et Ă qui elle apporte la joie. Enfin, elle gouverne certaines activitĂ©s traditionnelles comme la poterie, le filage et le tissage (MarisCotti 1978: 41). En ville, elle acquiert dâautres spĂ©cialitĂ©s: obstĂ©-tricienne, juriste, etc. Mais avant tout, elle est notre mĂšre Ă tous. Toujours selon doña Alejandrina:
Une pachamama intercĂšde auprĂšs des apu au nom des hommes. Si elle ne peut rien pour celui qui lâimplore, elle priera un apu jusquâĂ ce que son fils soit satisfait. La pachamama rĂ©pond toujours car elle est comme une mĂšre. Elle ne refuse jamais rien.
Divers auteurs lâont Ă©voquĂ©e, Casaverde (1970) ou J. F. Costas Arguedas qui a travaillĂ© en Bolivie (dĂ©par-tement de Chuquisaca); ce dernier Ă©crit: «cada tierra o parcela habitada por un indio, posee una âvirgenâ (Pachamama) subordinada a una âGran Virgenâ, que reside en el cerro de Jacharani» (MarisCotti 1978: 34). Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, elle est dĂ©crite sous les traits dâune femme quechua, de petite taille, Ă la voix haute et habillĂ©e de nombreuses jupes Ă la mode quechua. Le crapaud (Bufo sp.), liĂ© Ă la pluie, lui est associĂ©.
Mais, si elle nourrit et protĂšge les hommes, il lui arrive aussi dâĂȘtre Ă lâorigine de maladies. Lâune dâentre elles est justement appelĂ©e allpa hapâisqa, la saisie de lâĂąme. Ces maladies, cependant, sont parfois attri-buĂ©es Ă un ĂȘtre masculin, de nature perverse, appelĂ© Pachatira (de lâespagnol tierra, «terre») ou Pacha-qaqa (qaqa signifie «pignon, rocher»), un ĂȘtre qui nâattend nulle offrande dâaucune sorte des hommes mais se sert de lui-mĂȘme. MĂȘme le Diable, el Supay, el Demonio, ne se comporte pas ainsi, câest-Ă -dire refusant les relations dâĂ©change qui gouvernent la vie andine. Quoi quâil en soit et le plus souvent, lors dâune maladie, le discours indigĂšne fait immanqua-blement rĂ©fĂ©rence Ă une transgression humaine des rĂšgles sociales, consciente ou non, exprimĂ©e en terme dâoubli: quand la Terre-MĂšre se sent offensĂ©e, elle punit tout simplement, par la maladie, lâauteur de lâoffense.
Ainsi, pour le Quechua, aucune expression de la vie visible ne serait possible ici-bas si elle nâĂ©tait pas dĂ©cidĂ©e et rĂ©alisĂ©e par ces ĂȘtres qui peuplent lâinvi-sible. Plantes, animaux, ĂȘtre humains et esprits sont liĂ©s par un systĂšme de correspondances dans lequel le praticien puisera pour expliquer et chasser du corps la maladie. «La cosmogonie du groupe transforme ainsi tous les Ă©lĂ©ments organiques et inorganiques en une manifestation divinisĂ©e, et lâespace devient un principe vivant, intelligent et multidimensionnel» (rossi 1997: 54). La mesa, microcosme artificiel et fabriquĂ© Ă lâimage de ce macrocosme (latour 1996), devient dĂšs lors, pour le Quechua, un lieu de nĂ©go-ciations et de jeu politique, un jeu rendu possible par des hommes et des femmes reconnus par le groupe comme des intermĂ©diaires privilĂ©giĂ©s entre
ces espaces et dĂ©signĂ©s tels par le monde-autre. Certains apu secondaires et pachamama, jamais dâapu principaux, Ă©lisent et sâincarnent, en effet, dans des hommes, plus rarement des femmes, de maniĂšre ou non dĂ©finitive et sans ĂȘtre irrĂ©vocable. Ce sont les esprits auxiliaires du paqo 10 ou de lâaltomisayoq 11, noms donnĂ©s au praticien quechua dans la rĂ©gion de Cuzco, ceux qui lui permettent de convoquer dâautres entitĂ©s, certains apu principaux, le Diable, les dĂ©funts et les esprits animaux. Leur nombre varie selon les praticiens bien quâils soient le plus souvent au nombre de trois, quâun seul, deux ou tous les trois partagent au quotidien le corps de chair et dâos avec son propriĂ©taire. Ailleurs, les yatiris 12 boliviens, Ă©quivalents du yachaq ou paqo quechua, possĂšdent de mĂȘme trois abogados ou avocats «parmi lesquels figure toujours un avocat principal considĂ©rĂ© comme plus puissant et qui, lors de certains rituels, pourra jouer un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant. La plupart des yatiris exercent leurs dons sous les pouvoirs conjointement rĂ©unis dâun Saint de la foudre [âŠ], dâune montagne rĂ©gionale et dâun esprit local issus de la topogra-phie environnante» (veriCourt 2000: 128). Ce chiffre trois renvoie aussi bien au conseil dirigeant de lâayllu, composĂ© dâun maire ou alcade et de trois adjoints ou regidores, celui du cĂŽtĂ© droit, celui du cĂŽtĂ© gauche et celui des pieds quâau modĂšle tripartite de lâancienne divinitĂ© inca de la foudre dont lâimportance majeure est reconnue par tous dans la formation du praticien andin (Baud 2003).
10 Plusieurs hypothĂšses peuvent ĂȘtre formulĂ©es quant au sens Ă donner Ă ce mot. Il peut ĂȘtre rapprochĂ© de lâespagnol pago, «paiement», il fait alors rĂ©fĂ©rence Ă lâĂ©change: lâĂąme dĂ©robĂ©e est Ă©changĂ©e contre une offrande, ou du terme quechua punku, «la porte». Autrefois, les punkucamayoj dĂ©signaient les gardiens des sanctuaires. Aujourdâhui encore, dans la province de Huancavelica, le spĂ©cialiste est appelĂ© punku. Selon H. Favre (1967: 128), le pago «est rĂ©alisĂ© avec lâaide dâun et parfois de deux spĂ©cialistes (punku) qui connaissent le rituel de lâoffrande et les techniques dâĂ©vocation (de lâesprit dâune montagne)». 11 Le premier Ă©lĂ©ment qui compose ce mot, alto, «haut, Ă©levé» en espagnol, dĂ©signe lâapu. Le deuxiĂšme Ă©lĂ©ment se prononce misa. Du fait que la voyelle latine e nâexiste pas en quechua, quand un mot espagnol est empruntĂ©, le locuteur quechua le prononce i, nous pouvons Ă©crire tout aussi bien misa, la «messe» que mesa, la «table», les deux possibilitĂ©s Ă©tant permises. -Yoq est un suffixe dont la traduction est «qui fait». Altomisayoq se traduit aussi bien par celui qui Ă©lĂšve sa table dâoffrande jusquâaux cimes couvertes des neiges Ă©ternelles que par celui qui incarne les apu Ă lâimage de la descente de lâEsprit Saint dans lâeucharistie. Il dĂ©signe le praticien qui, tandis quâil prĂȘte son corps Ă ces entitĂ©s de la nature, voyage par monts et par vaux, celui qui, de par sa fonction, permet au patient de payer en mains propres Ă lâentitĂ© invoquĂ©e le dĂ» de sa guĂ©rison. 12 Yatiri et yachaq sont traduits de maniĂšre habituelle par «celui qui sait». itier (1993: 100) fait remonter le second Ă la racine «pre protoquechua» *ya-Äa- qui signifie «aller de maniĂšre complĂšte ou jusquâau dernier terme». La forme aymara yati- «savoir» lui serait apparentĂ©e.
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Espace domestique / espace sauvage
De façon gĂ©nĂ©rale, dans la rĂ©gion de Cuzco, le discours indigĂšne emploie, Ă lâĂ©gard de ces esprits de la nature, divers noms, termes dâadresse ou expressions plus familiĂšres, en quechua et en espagnol. Pour les premiers, pĂȘle-mĂȘle, sont utilisĂ©s les mots apu, awki, alto, angel, viejo 13, pachamama, pachatierra, señora, santa tierra et lugar. Parmi les seconds, se trouvent taytay (-y marque le possessif Ă la premiĂšre personne du singulier) ou taytanchi (-nchi marque le nous inclusif), padre mĂo, papito, mamay, madre mĂa et mamita 14. Ailleurs, divers autres termes sont employĂ©s. Parmi ceux-ci, ruwal (ou roal) Ă Kuyo Grande (Casaverde 1970), uywaqkuna («ceux qui veillent sur les hommes») (ibid.), runa micheq («pasteurs dâhommes») (ibid.), tayta orqo («montagne pĂšre») (MarisCotti 1978: 77), wamani dans la rĂ©gion de Huancavelica, urcuyaya, «gardien du cerro» en Equateur (BerNaNd 1998), abogado (lorsquâils se prĂ©sentent Ă lâappel du praticien) Ă Bombori (veri-Court 2000) et achachila en aymara.
Pour le quechua, lâespace est quadrillĂ© selon un ordonnancement propre Ă ce que la personne souhaite exprimer. Ainsi, la montagne est, tour Ă tour, une et multiple. Une, elle est lâorqo ou le cerro, un espace sauvage, demeure de lâapu (ou de certains apu sauvages 15) sous la protection duquel se sont rĂ©fu-giĂ©s les derniers Incas parĂ©s dâor 16. Multiple, sur ses flancs se cĂŽtoient champs, forĂȘts, crevasses, grottes, ruines, calvaires, ponts, etc., autant dâespaces quâil est nĂ©cessaire dâĂ©viter ou de se concilier car lâesprit, maĂźtre des lieux, en est le gardien jaloux. Cette divi-sion horizontale de lâespace tĂ©moigne dâune autre division, verticale, qui distingue les mondes dâen haut, de lâici et du dedans. Sans entrer dans les dĂ©tails, lâapu relĂšve de la Gloria ou monde dâen haut, les terres, allpa, constituent notre monde tandis que grottes et failles sont les entrĂ©es de lâukhupacha ou monde dâen dedans. Dans cet espace, la montagne incarne un temps qui nâexiste plus ou Ă venir. Elle est un reliquat du temps dâavant, lĂ oĂč le son des cloches ne parvient pas (BerNaNd 1998: 160). Elle est un centre qui se rĂ©pĂšte Ă lâinfini et autour duquel se dĂ©ploie lâespace-temps des hommes, fortement investi par la tradition hispanochrĂ©tienne. Cette division a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e, entre autres, par MoliNiĂ©. Elle Ă©crit ainsi (1999: 123): «la catĂ©gorie liminale de lâespace symbolique de Yucay (province dâUrubamba) est dĂ©finie par deux Ă©lĂ©ments (tombes incas, siĂšges des machu et croix chrĂ©tiennes) dont lâassociation donne une image admirable de la transition entre lâĂšre sauvage reprĂ©sentĂ©e par la partie haute du territoire et lâĂšre domestique correspondant Ă la vallĂ©e».
Ainsi, en haut, vivent apu, machu, Ăąmes pĂ©che-resses, errantes et affamĂ©es appelĂ©es condenados, tĂȘtes volantes 17 et ñakâaq 18 tandis que dans les vallĂ©es vivent des ĂȘtres dâorigines hispaniques, comme le diable. ImprĂ©gnant lâensemble de la pensĂ©e quechua, cette distinction entre espace social et espace sauvage se retrouve aussi dans la pharma-copĂ©e. Les plantes dâen haut, espĂšces amĂ©ricaines, propriĂ©tĂ© de lâapu, dâun accĂšs difficile, sont rĂ©putĂ©es meilleures que celles qui poussent dans les jardins ou en bordure du village. Des plantes qui, pour la plupart, sont dâorigine europĂ©enne.
Dans ce contexte, tout acte cĂ©rĂ©moniel prend acte du sol sur lequel il se tient comme des montagnes alentour. Tout geste est prĂ©cĂ©dĂ© dâune libation (châalla ou tâinka) Ă ces ĂȘtres des hauteurs. Les paysans tĂ©moignent ainsi de leur respect Ă celle, la Pacha-mama, qui est Ă lâorigine de toute vie et Ă celui, lâapu, qui est Ă lâorigine des rĂšgles sociales. Le paysan quechua, quâil vive Ă la campagne ou en ville, avant chaque Ă©vĂ©nement ou labeur, salue respectueuse-ment le monde-autre, lui demande la permission dâagir ou lui demande pardon pour le dĂ©rangement. AprĂšs, il offre un cadeau dĂ©terminĂ© culturellement
13 Selon Julio M. delGado (1931: 38), les jeunes gens appel-lent leurs grands-pĂšres «apuchay», expression quâil traduit par «mon vieux», «mon grand-pĂšre». 14 Il est dâusage, dans ces rĂ©gions, dâappeler tout homme «pĂšre» et toute femme «mĂšre», quâil existe ou non de tels liens et sans distinction dâĂąge. Il sâagit dâune marque de politesse. 15 Cette distinction entre apu socialisĂ©s et apu sauvages ne remet pas en cause ce qui suit. Les reprĂ©sentations de lâespace andin ne souffrent pas de ces contradictions. Elles tĂ©moignent davantage dâune apprĂ©hension de lâenvironne-ment dâorigine (au sens gĂ©omĂ©trique du terme) diffĂ©rente. 16 C. BerNaNd a relevĂ© une croyance identique en Equateur. Elle Ă©crit ainsi: «bien que ces Incas aient vĂ©cu dans un passĂ© rĂ©volu et immĂ©morial, ils continuent dâexister, enfouis dans les hauteurs sauvages du cerro, dâoĂč ils peuvent intervenir dans le destin des vivants. Gardiens de la montagne, ces fantĂŽmes protĂšgent farouchement leur territoire et envoient de cruelles maladies Ă tous ceux qui le foulent» (1998: 23). 17 AppelĂ©es uma puriq (de uma «tĂȘte» et puriq «qui se dĂ©place»; Nuñez del Prado, 1970: 92) ou qepqe (Ă Kuyo Grande; Casaverde 1970: 179), ces tĂȘtes se dĂ©tachent du corps tandis que les personnes dorment et parcourent monts et vallĂ©es, Ă la recherche des cendres restantes aprĂšs la prĂ©paration de la lliptâa. En ces lieux, elles forment un cercle et racontent, Ă tour de rĂŽle, ce qui leur reste Ă faire et les annĂ©es qui leur restent Ă vivre. La lliptâa est un aliment qui accompagne la mastication de la coca; selon les rĂ©gions andines, elle est composĂ©e de chaux vive, de coquilles (dâescargots, marines) broyĂ©es ou des cendres issues de la combustion de plants de quinoa (Chenopodium quinoa Willd., Chenopodiaceae) et de qañiwa (Chenopodium pallidicaule Aellen, Chenopodiaceae). Elle se prĂ©sente sous la forme dâune boule. 18 De la racine naka-, «égorger, Ă©corcher, dĂ©pecer» (taylor 1991: 4). Lâusage de la consonne initiale ñ est peut-ĂȘtre dĂ» Ă lâinfluence dâun autre mot, ñaka-, «maudire»; de mĂȘme, la forme ñakâa- se traduit par «sacrifier». Il est aussi appelĂ© pish-taco. Homme ou ĂȘtre surnaturel, selon les uns et les autres, le ñakâaq extrait la graisse des personnes quâil rencontre aprĂšs les avoir plongĂ©es dans le sommeil Ă lâaide dâune poudre narcotique et la revend sur les marchĂ©s de Cuzco pour ses propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales. La personne attaquĂ©e maigrit, devient pĂąle et finit par mourir. Sâil est un esprit pour les uns et un avatar du sorcier pour les autres, le ñakâaq est toujours un Ă©tranger. Il cristallise les peurs de la communautĂ©. VoilĂ pourquoi, dans un contexte de lutte entre lâEtat et divers groupes armĂ©s, il est le militaire, agent des forces spĂ©ciales, qui tuent dans le dessein de rĂ©cupĂ©rer la graisse humaine utile Ă lâentretien des fusils et autres armes. Ailleurs, dans la province dâUrcos, par exemple, câest un homme, vĂȘtu dâune bure, qui travaille pour le couvent Santo Domingo de Cuzco. La graisse rĂ©coltĂ©e est utilisĂ©e comme mĂ©dicament. Dans la rĂ©gion dâHuancayo, elle sert notamment Ă soigner la gale (KaPsoli 1991: 69) ou entre dans la confection des cloches (ibid.), ce qui leur donne une sonoritĂ© particuliĂšre.
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et sâassure quâil est acceptĂ©. Sâils sont plusieurs, ils Ă©changent quelques propos, mĂąchent la coca et font ce quâils ont Ă faire ou se sĂ©parent. Câest lĂ la structure de tout acte rituel (du plus Ă©lĂ©mentaire au plus Ă©laborĂ©). Lâimage de la montagne est idĂ©ale pour illustrer cette idĂ©e.
Si lâon dĂ©ploie Ă prĂ©sent cette pyramide de maniĂšre Ă apprĂ©hender lâespace avec pour centre le village, village et parcelles cultivĂ©es sâopposent Ă la nature sauvage et dangereuse appelĂ©e dâune maniĂšre gĂ©nĂ©-rique cerro ou orqo en quechua. Ces deux espaces ne sont ni continus ni sĂ©parĂ©s une fois pour toutes. Ils cohabitent. Chaque parcelle cultivĂ©e est arrachĂ©e au cerro et bien souvent le paysan, afin de sây rendre, est obligĂ© de traverser ce dernier.
La pensĂ©e andine relĂšve de ces deux divisions de lâespace, Ă la fois verticale et horizontale, chacune des catĂ©gories, propre Ă une division, dĂ©bordant sur lâautre. Si on observe une montagne de dessus dans un espace Ă deux dimensions, soit le second schĂ©ma, hanaqpacha correspond au village et Ă la communautĂ© des hommes nĂ©e de lâancĂȘtre mythique, câest-Ă -dire Ă un idĂ©al, kaypacha aux parcelles cultivĂ©es, aux sentiers, ponts et autres infrastructures humaines, câest-Ă -dire Ă lâactivitĂ© humaine prĂ©sente, nĂ©cessaire Ă la vie par opposition Ă un Ă©tat paradisiaque, et ukhupacha aux forĂȘts, aux gorges et Ă la panpa au sein desquels â sous lesquels â se meut tout un monde.
Quoi de plus naturel dans ce contexte que lâesprit qui se manifeste pour la premiĂšre fois Ă une mesa soit appelĂ© «bravo» (sauvage). Il est, en effet, arrachĂ© Ă cet espace qui le et quâil dĂ©finit. Sa venue Ă la mesa, au dĂ©but, est alĂ©atoire. Il souffle fort, grogne puis, lorsquâil parle, menace. Il lui faut tout apprendre des rĂšgles qui structurent la cĂ©rĂ©monie. Tout autre est lâapu habituĂ© Ă cĂŽtoyer les hommes et auquel les participants au rituel de la mesa sâadressent en termes familiers. Pour le quechua, ce dernier se montre dans la roche, dans le dessin dâun visage ou de toute autre figure anthropomorphe ou zoomorphe visible sur la montagne. De la route qui relie le village de Chinchay-pucyo Ă Anta, il est possible, par exemple, de voir, au sommet de la montagne Wamansinchi, un faucon ou waman, les ailes dĂ©ployĂ©es, dessinĂ© par les parcelles cultivĂ©es et les diffĂ©rentes couleurs de la vĂ©gĂ©tation. Le discours associe explicitement cette image Ă lâan-cĂȘtre mythique. Ailleurs, câest un visage dessinĂ© par la forme et les couleurs de la roche (Ă Ollantaytambo) ou bien deux rochers se dressant sur la montagne (prĂšs de Huancalle). «Chaque montagne sacrĂ©e possĂšde un visage, une image de lâesprit qui lâhabite» reconnaĂźt ainsi don Carlos (praticien de Cuzco). Pour lui, plus les contours et les traits de lâimage sont marquĂ©s, plus lâesprit tutĂ©laire est puissant et vient facilement lors-quâun altomisayoq le convoque. Cette puissance ne doit pas ĂȘtre confondue avec celle qui a Ă©tĂ© Ă©voquĂ©e plus haut. Il ne sâagit pas ici dâune puissance latente, mais bien plus une puissance effective, au service de lâhomme. De tels apu ont lâhabitude de frĂ©quenter les mesas des hommes et de se mettre au service du praticien. Autrement dit, leur nature dâancĂȘtre devient prĂ©pondĂ©rante.
A lâorigine Ă©tait la mort
Dâordinaire, aprĂšs lâenterrement dâun mort, parents et amis accompagnent (velakuy) la famille du dĂ©funt plusieurs nuits passĂ©es Ă discuter, Ă mĂącher de la coca et Ă boire auprĂšs des vĂȘtements du mort. Pendant huit nuits, parents et amis se relaient ainsi; ce temps est nĂ©cessaire Ă lâĂąme appelĂ©e nuna pour visiter les lieux quâelle a connus avant dâaller vivre dans le monde dâen haut. A Cuzco, ces pratiques existent toujours, bien que raccourcies. La veillĂ©e ne dure plus quâune ou deux nuits. Le dernier jour, les vĂȘtements sont lavĂ©s, alors seulement lâesprit du dĂ©funt quitte ce monde. Dans la conception andine, les morts interviennent auprĂšs du CrĂ©ateur au nom des vivants. Des priĂšres leur sont adressĂ©es el dĂa de todos los Santos (la Toussaint) et des offrandes leur sont apportĂ©es. En Ă©change les vivants attendent dâeux quelque faveur, une relation, toutefois, qui ne dure quâun temps.
Tout autre est la destinĂ©e de lâancĂȘtre. DâaprĂšs doña Alejandrina et dâautres, apu et pachamama sont dâanciennes Ăąmes humaines, esprits nobles et altruis-tes, qui se sont incarnĂ©es Ă la mort du corps dans des Ă©lĂ©ments naturels afin de veiller sur leurs descen-dants. Elle prĂ©cise encore que si une Ăąme sâincarne dans un corps humain ou dans une sphĂšre infĂ©rieure, lâĂȘtre vit sa vie de lâenfance Ă la vieillesse tandis que si elle sâincarne dans une sphĂšre supĂ©rieure,
porte dâentrĂ©e du monde dâen bas
hanaqpacha
kaypacha
ukhupacha
porte dâentrĂ©e du monde dâen bas
hanaqpacha
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communauté
grottes et failles (portes)
champsespace socialisé
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grottes et failles (portes)
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lâĂȘtre «reste tel quâil Ă©tait lorsque sâest terminĂ©e sa prĂ©cĂ©dente existence et veille sur lâhumanitĂ©. Il y a plusieurs milliers dâannĂ©es, des ĂȘtres se sont ainsi incarnĂ©s, depuis ces premiers temps qui ont suivi la crĂ©ation du monde. Câest pour cela quâil existe les huaca 19, quâil existe les apachita 20, les apu, les awki et la Pachamama.» Pierre duviols (1979: 23) prĂ©cise quâil «nây a pas transformation, mutation du mort, mais dĂ©doublement. La mort enfante dâune part un cadavre, dâautre part un monolithe. Cette dissociation tient au fait que le vivant possĂ©dait deux Ăąmes, lâune susceptible de quitter le corps pour vagabonder (pou-vant ĂȘtre extraite par malĂ©fice et aller ailleurs), lâautre restant rivĂ©e Ă lui pendant sa vie terrestre.» Le culte qui leur est vouĂ© ne concerne pas toutefois dans la mĂȘme mesure, tous les ancĂȘtres puisque au fur et Ă mesure que les gĂ©nĂ©rations passent, seuls les plus remarquables dâentre eux demeurent prĂ©sents dans le paysage et dans la mĂ©moire des hommes.
Eternellement prĂ©sent dans le rocher, le Quechua offre Ă ceux-ci, avant toute dĂ©cision importante et tout acte, quelque prĂ©sent, ne serait-ce que quelques feuilles de coca mĂąchĂ©es, une offrande fort apprĂ©-ciĂ©e par ailleurs. Toujours selon duviols (1979: 13), «les Andins percevaient le phĂ©nomĂšne de lithifica-tion, quâils imaginaient et reproduisaient, Ă la fois au niveau que nous appelons symbolique â ou mythique â et au niveau historique, sans les dissocier.» En effet, le monolithe qui sert Ă marquer la possession dâun nouveau territoire rappelle la pĂ©rĂ©grination mythique des frĂšres Ayar, qui est une succession de mĂ©tamor-phoses. Ayar Cachi sâest pĂ©trifiĂ© prĂšs de la fenĂȘtre Tanpu tâoqo, Ayar Uchu au sommet du mont Wanakauri, aujourdâhui lâun des apu tutĂ©laires de la ville de Cuzco et Ayar Auca sur lâemplacement du futur Qoricancha. «De son siĂšge Manco Capac vit une borne de pierre qui se trouvait prĂšs du lieu oĂč sâĂ©lĂšve aujourdâhui le monastĂšre Saint-Dominique de Cuzco. Il la montra Ă Ayar Auca et lui dit: «FrĂšre, tu te souviens quâil a Ă©tĂ© entendu entre nous que tu irais prendre possession du siĂšge situĂ© prĂšs de cette borne et que nous irions occuper cet endroit et nous y installer.» A ces mots, Ayar Auca sâenvola vers lâendroit que lui dĂ©signait Manco Capac et alla sây asseoir. AussitĂŽt il se changea en pierre et devint borne de propriĂ©tĂ© (quedĂł hecho mojĂłn de posesiĂłn). Cette borne sâappelait cuzco dans lâancienne langue de cette vallĂ©e. Câest pourquoi le nom de Cuzco est encore appliquĂ© de nos jours Ă cet endroit. Il en est restĂ© aussi un dicton: Ayar Auca cuzco guanca, ce qui veut dire: «Ayar Auca borne de marbre» (duviols 1979: 16).
Lâhistoire mythique inca est ponctuĂ©e de nombreux Ă©pisodes de ce type. Ainsi, face Ă lâavancĂ©e des troupes chancas, Cuzco a Ă©tĂ© dĂ©fendue, bien que la situation ait Ă©tĂ© dĂ©sespĂ©rĂ©e, par lâInca Yupanqui, le futur Pachacutec, aidĂ© de rochers sortis de terre qui se sont battus Ă ses cĂŽtĂ©s. Citant le pĂšre Fray GerĂł-nimo RomĂĄn, Garcilaso de la Vega Ă©crit: «LâInca resta donc maĂźtre du champ de bataille, disent aujourdâhui encore les Indiens en parlant de ce combat valeureux. Car toutes les pierres quâil y avait en ce lieu se trans-formĂšrent en hommes qui se battirent pour les Incas; tout cela fut le fait du Soleil, pour sâacquitter de la parole quâil avait donnĂ©e au valeureux Pachacuti Inca Yupanqui» (GarCilaso de la veGa 2000: 118).
Aujourdâhui encore de tels Ă©vĂ©nements sont Ă©voquĂ©s. Doña Alejandrina mâa un jour contĂ© lâexpĂ©-rience vĂ©cue par lâune de ses amies. Celle-ci, habitant loin de son travail, devait tous les matins se lever fort tĂŽt pour arriver Ă lâheure. Un jour, tandis quâelle marchait, elle entendit un bruit inhabituel venir de lâautre cĂŽtĂ© de la colline. Elle sâapprocha et vit les rochers sortirent de terre, voler et se jeter les uns contre les autres dans un jeu de titans⊠«La pauvre femme» fut retrouvĂ©e plusieurs jours aprĂšs, errant et choquĂ©e. Et pourtant, depuis lâarrivĂ©e des Espagnols, lâoubli est ce qui menace ces ĂȘtres, fragilisant par-lĂ mĂȘme lâĂ©quilibre des communautĂ©s et favorisant les maladies. «A lâarrivĂ©e du Dieu-fils, un silence sĂ©pul-cral sâabattit sur la terre; les pierres sâimmobilisĂšrent Ă lâendroit oĂč elles se trouvent aujourdâhui, les animaux se turent dĂ©finitivement et toute trace de vie disparut» (BerNaNd 1998: 22). Si dans un dernier sursaut, ces ĂȘtres se rappellent Ă lâhomme, parfois de maniĂšre cruelle, par un glissement de terrain ou un tremble-ment de terre par exemple, oubliĂ©s, ils finissent par ne plus ĂȘtre. Ainsi, selon Fernando, «puisque la Terre est notre mĂšre et les apu nos pĂšres, puisque nous sommes leurs fils, nous devons leur laisser de la nourriture sinon ils sâendorment» et ne rĂ©pondent plus Ă lâappel du praticien, laissant lâhomme dĂ©muni face Ă la maladie.
Dans le contexte de la mesa
Dans les campagnes andines, ces esprits de la nature Ă©voquĂ©s, ĂȘtres dâun autre Ăąge, sont dĂ©signĂ©s et invoquĂ©s lors des rites agraires (labours, semailles, rĂ©coltesâŠ), en cas de sĂ©cheresse ou de pluies trop abondantes â dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, en cas de dĂ©sordre Ă©cologique â, sâil y a maladie et lors dâun dĂ©placement sur les routes peu sĂ»res du PĂ©rou. Ainsi, pour doña Alejandrina:
Chaque village a ses montagnes sacrĂ©es, ses apu tutĂ©-laires. Il a sa source, son pukyu sacrĂ© qui lâalimente, qui lui donne lâeau. Chaque village a ses lieux sacrĂ©s. Quand les Espagnols sont arrivĂ©s, ils ont dĂ©truit et Ă©levĂ© des croix disant que, maintenant, elles allaient les protĂ©ger. PrĂšs de chaque village, il y a une montagne au sommet de laquelle sâĂ©lĂšve une croix. Dans mon village, il existe un endroit qui sâappelle Kinsacocha, en fait trois lagunes. Quand ils (les villageois) souhaitent quâil pleuve, ils sâen vont en chantant recueillir dans un pot en terre, comme une carafe, un peu dâeau de lâune, puis de la deuxiĂšme et de la troisiĂšme. De retour au
19 Selon MĂ©traux (1983): «Tout objet, tout phĂ©nomĂšne, dans lequel ils â les Incas â percevaient une manifestation surna-turelle», qui peut ĂȘtre traduit par «sanctuaire». Lieu de lâĂ©pi-phanie de lâancĂȘtre mythique et/ou endroit oĂč il fut changĂ© en pierre. 20 Tas de pierres Ă©rigĂ© aux sommets des montagnes ou cumbre et aux cols ou abra par le voyageur; geste rituel propitiatoire censĂ© favoriser la suite du chemin.
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village, alors que brĂ»le de lâencens appelĂ© qâapachi, on asperge lâeau dans les quatre directions. Il ne passe pas trois heures quâil commence Ă pleuvoir 21. Si lâon souhaite au contraire quâil sâarrĂȘte de pleuvoir, il suffit quâune per-sonne, nĂ©e lors de la saison sĂšche, souffle la pluie dans les quatre directions pour quâelle sâen aille 22.
Aujourdâhui, dans le systĂšme de la mesa, ces ĂȘtres ont chacun leur spĂ©cialitĂ©, parfois des plus modernes. Lâapu Wamansinchi (Chinchaypucyo) est un chirurgien, spĂ©cialiste du cĆur, PotosĂ (Bolivie) est spĂ©cialiste du cerveau, Pumawanka (Urubamba) est le gardien de la vallĂ©e sacrĂ©e et de ses richesses, Atawalipa (Huanca-bamba) intervient en cas de sorcellerie, Huanka (Cuzco) est lâapu de la joie et de la couleur, Saqsayhuaman (Cuzco) est lâapu de la connaissance et de lâintelligence, Manilka est lâesprit dâun lac paisible, il soigne les mala-dies de la peau, etc. «Comment ont-ils appris inter-roge Fernando ? Au commencement, poursuit-il, ils ont entrepris de voir les choses, ce qui existe. Ils ont appris afin de lâenseigner Ă leurs fils et filles, Ă nous autres les ĂȘtres humains qui sommes leurs enfants.»
Il ne faudrait pas croire, cependant, que les caractĂ©-ristiques et spĂ©cificitĂ©s des uns et des autres soient Ă©tablies une fois pour toutes. Fernando Ă©voque Ă ce sujet la fonction de mĂ©canicien (spĂ©cialitĂ© de lâapu Chachani, Arequipa, par exemple). La mesa est un systĂšme dynamique: elle prend en compte non seule-ment les reprĂ©sentations des nouveaux arrivants, patients et leur famille â le praticien apprend Ă connaĂźtre puis incorpore les esprits tutĂ©laires de leur communautĂ© â mais encore lâĂ©volution de la sociĂ©tĂ© civile. Selon Fernando, «los papitos apprennent Ă mesure quâavance le temps.» Cela est Ă©galement vrai des soins. ParallĂš-lement Ă une mĂ©dication traditionnelle, surtout Ă base de plantes, apu et pachamama prescrivent des mĂ©dica-ments allopathiques quâil est nĂ©cessaire dâaller acheter en pharmacie et miment les opĂ©rations chirurgicales, un fait observĂ© ailleurs. «Les humains, Ă©crit Roberte Hamayon, avancent par reprĂ©sentations interposĂ©es. Ils se donnent des esprits qui adorent la nouveautĂ© [âŠ], et ce sont toujours eux quâon trouve Ă la pointe du progrĂšs» (haMayoN 1997: 121). Mais quelle que soit leur spĂ©cialitĂ©, au sein de la hiĂ©rarchie cĂ©leste, tous se rĂ©fĂšrent aux apu Salkantay et Ausangate sans lâautori-sation desquels aucune opĂ©ration importante ne peut se faire. Selon doña Alejandrina,
Câest avec eux que chaque ange et chaque apu traite tout problĂšme: humain, animal, relatif Ă la terre ou aux apu eux-mĂȘmes, avec eux deux. Et eux nĂ©gocient avec le CrĂ©ateur, avec le PĂšre cĂ©leste. Leur bontĂ© est infinie tant et si bien quâelle ne peut ĂȘtre mesurĂ©e. Nous savons seulement que Salkantay gouverne du pĂŽle Nord au pĂŽle Sud et le seigneur Ausangate la ligne Ă©quatoriale, se mobilisant de part et dâautre. Ils gouvernent toute la terre mais de maniĂšre diffĂ©rente. Salkantay, par exemple, peut rĂ©veiller des milliers dâapu.
Les apu Salkantay et Ausangate sont les rois des mesas, Salkantay Ă©tant le premier dâentre eux. Plus que crĂ©ateurs, ils gouvernent et ordonnent le monde. Doña Alejandrina est de cet avis lorsquâelle affirme que de par sa demeure (au centre du monde, câest-Ă -dire
sous Cuzco, nombril du monde) et de par sa fonction (il «gouverne du pĂŽle Nord au pĂŽle Sud»), Salkantay 23 se dĂ©finit, et il est interpellĂ© comme tel, comme lâaxe du monde. Et de fait, il est le garant de lâĂ©quilibre du monde et assume ce trait de caractĂšre propre aux divi-nitĂ©s suprĂȘmes prĂ©hispaniques dâanimer, Ă lâexemple de Pachacamac (duviols 1993: 65).
Ensuite, chaque pays et rĂ©gion a ses dirigeants, PotosĂ pour la Bolivie, Salkantay et Ausangate pour lâen-semble du PĂ©rou; Ausangate pour la rĂ©gion de Cuzco mais non pour la ville elle-mĂȘme, cette fonction est laissĂ©e Ă dâautres: Saqsayhuaman, Mariano, Wanakauri et surtout Pachatusan, «Celui qui porte la Terre». Salk-antay pour une vaste rĂ©gion de lâApurimac, le volcan Pichu Pichu pour les habitants dâArequipa, lâAllinqhapaq pour le secteur de Carabaya (prĂšs de Puno), enfin le pic AmpĂĄy pour la population dâAbancay et des environs. A ce partage de la cordillĂšre, se superposent des liens particuliers, nĂ©s lors de la formation du paqo, entre celui-ci et certaines montagnes, donc une organisation propre Ă chaque mesa. Si dans les campagnes, en effet, les esprits appelĂ©s sont le plus souvent les apu tutĂ©laires de la communautĂ© Ă laquelle appartient le paqo, en ville, les esprits auxiliaires de celui-ci peuvent vivre Ă plusieurs dizaines de kilomĂštres du lieu oĂč se tient le rituel. Cette particularitĂ© tĂ©moigne autant dâune dĂ©finition de la ville comme lieu de mĂ©tissage que des pĂ©rĂ©grinations du praticien et de cette volontĂ© de se former auprĂšs dâinstructeurs de renom (voir Ă ce sujet Baud 2006).
21 Sur lâĂźle de Taquile (Lac Titicaca), les habitants utilisent des crapauds comme intermĂ©diaires: ils les placent au milieu dâherbes aquatiques dans un rĂ©cipient rempli dâeau, lui-mĂȘme dĂ©posĂ© sur un autel au sommet dâune colline. Le rituel culmine quand lâeau sâest Ă©vaporĂ©e et les plantes se sont sĂ©chĂ©es, les crapauds assoiffĂ©s coassent alors. Lâapu, empli de compassion pour ces animaux, envoie alors la pluie. Une autre technique consiste Ă les enterrer. Inversement, si lâon souhaite quâil ne pleuve pas, les crapauds sont brĂ»lĂ©s en divers lieux (Ă Calca, par exemple). 22 La technique en question est la suivante: lâindividu souffle trois fois en dessinant un arc-en-ciel, face Ă chaque direction et en commençant par lâest. Elle tourne dans le sens contraire des aiguilles dâune montre. Seule une personne nĂ©e en hiver, lors de la saison sĂšche, par identitĂ© de nature, est Ă mĂȘme de pratiquer un tel rituel. Ailleurs, selon J. A. lira (1969: 33), lorsque la pluie perturbait le dĂ©roulement dâun rituel, le paqo «pidiĂł un espejo y un paño rojo. DoblĂł el paño en seis. Lo colocĂł sobre una piedra en el patio y encima puso el espejo mirando al sol. Dentro de media hora mĂĄs o menos, la lluvia comenzĂł a calmar, cesando por fin.» 23 Il existerait en fait deux apu appelĂ©s Salkantay. Le premier est lâesprit dâune chaĂźne montagneuse situĂ©e au Nord-ouest de Cuzco, entre les vallĂ©es de lâApurimac et du Vilcamayu. Selon lâapu Wamansinchi, «es un viejo fuerte». Doña Alejandrina prononce son nom Salkante. Le second est le Roi des mesas, un esprit supĂ©rieur qui «vit au centre de lâunivers». Tous lui sont soumis. Doña Alejandrina lâappelle Salkantay (voir aussi Ă ce sujet J. V. Nuñez del Prado 1970 et J. Casaverde 1970).
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Le rituel proprement dit: lâexemple de la mesa de don Carlos
La mesa est conduite par un praticien appelĂ© localement paqo ou altomisayoq, personnage qui entre dans une transe Ă lâaide dâun appel ou oraciĂłn ponctuĂ© dâun sifflement produit Ă lâaide dâun sifflet et qui prĂȘte son corps aux entitĂ©s susmentionnĂ©es. Dans lâidĂ©al, ce personnage est Ă©lu par le monde-autre, le monde dâen haut, demeure des apu et par lâintermĂ©diaire de la foudre, emblĂ©matique de cet espace liminal.
Le mot espagnol mesa dĂ©signe dans ce contexte la table sur laquelle prennent place les esprits appelĂ©s. Ailleurs, sur la cĂŽte nord du PĂ©rou par exemple, le mot mesa dĂ©signe un ensemble dâobjets et par extension la cĂ©rĂ©monie au cours de laquelle ces objets sont ordonnĂ©s et utilisĂ©s par le curandero. «Une mesa est un arrangement, semblable Ă un autel, des objets de pouvoir qui sont dĂ©posĂ©s sur le sol en vue de leur utilisation dans les rituels de guĂ©rison, fertilitĂ© et divination. Dans le PĂ©rou moderne, le terme sâap-plique aussi aux rituels effectuĂ©s avec les objets de pouvoirs.» (sharoN 1998: 12)
Dans les Andes du Sud, Fernandez Juarez donne de la mesa la dĂ©finition suivante reprise par veriCourt (2000: 277): «Offrande rituelle complexe, composĂ©e dâingrĂ©dients divers qui constituent la nourriture prĂ©fĂ©rĂ©e des convives sacrĂ©s Ă qui elle est destinĂ©e.» Ma propre expĂ©rience mâautorise cependant Ă Ă©largir cette dĂ©finition. Ce mot dĂ©signe lâensemble formĂ© de lâĂ©toffe, unkhuña ou table dâoffrande sur laquelle le praticien place les ingrĂ©dients constitutifs de lâoffrande et ses objets personnels 24 qui sont transportĂ©s dâun lieu Ă lâautre emballĂ©s dans la premiĂšre. Les ingrĂ©-dients, exceptĂ© la coca, parfois la graisse de lama et lâencens, sont emballĂ©s Ă part. Ils nâacquiĂšrent leur valeur rituelle quâĂ leur introduction dans lâoffrande. G. FernĂĄndez JuĂĄrez dĂ©signe lâensemble par le terme «mesa cĂ©rĂ©monielle».
A ce sujet, il est intĂ©ressant de noter que sur ces autels, certains objets, les coquillages entre autres, sont explicitement dĂ©signĂ©s comme les siĂšges des entitĂ©s invoquĂ©es 25 (selon Don Genuario mais aussi Tschopik, citĂ© par FerNaNdez Juarez 1997: 47). La venue de lâesprit rappelle fortement la descente de lâEsprit Saint lors de la messe chrĂ©tienne. Il est probable que celle-ci ait influencĂ© les pratiques du paqo, tout au moins dans la forme. Cette contami-nation de lâune par lâautre est Ă©galement prĂ©sente, cela a Ă©tĂ© dit, dans les termes servant Ă dĂ©signer les diffĂ©rentes catĂ©gories de praticiens andins. Enfin, un dernier point et non des moindres permet dâapprĂ©-hender quelque peu la maniĂšre dont ce rituel majeur a pu sâĂ©laborer.
La mesa, au sein de lâayllu, dĂ©signe le lieu oĂč se rĂ©unissent lâautoritĂ© en place en vue de rĂ©gler les affaires courantes et dâorganiser les activitĂ©s communes, ou lorsquâun Ă©vĂ©nement exceptionnel le nĂ©cessite. Ils dĂ©libĂšrent autour dâune table amenĂ©e en un lieu de la communautĂ© rĂ©servĂ© Ă cet usage 26. En quechua, cette table se dit hanpâara. Devant, Ă mĂȘme le sol, sont Ă©talĂ©es de grandes couvertures sur lesquelles sont ensuite dĂ©posĂ©s les aliments du repas pris en commun avant les premiĂšres rĂ©coltes.
Des feuilles de coca et des cigarettes sont Ă©chan-gĂ©es, chacun invoque les esprits tutĂ©laires de lâayllu, fait quelques libations et rend grĂące Ă la Pachamama «pour les fruits quâelle nous donne.»
Le rituel de la mesa effectuĂ© par don Carlos parti-cipe de ces diffĂ©rents sens, mais dans ce cas, les coquillages sont remplacĂ©s par une table en bois sur laquelle est Ă©tendue lâunkhuña et disposĂ©s les objets de pouvoirs. Sur cette table, les esprits ne sâassoient plus dâune maniĂšre symbolique comme sur les coquillages mais se dressent, debout, de toute leur hauteur, sâil mâest possible de mâexprimer ainsi. De mĂȘme, Ă lâinstar des membres dirigeants de lâayllu, plusieurs entitĂ©s prennent place sur la table selon leur rang. Chez don Carlos, les sessions sont conduites par un directeur et deux sous-directeurs. Ils dĂ©libĂš-rent des suites Ă donner Ă chaque cas, ils conseillent et soignent les personnes qui les sollicitent.
Don Carlos est habitĂ© par deux esprits, par lâapu Wamansinchi, montagne situĂ©e en face du village de Chinchaypucyo dâoĂč est originaire sa femme et par la mamita Carmen Rosa dâArequipa. Le directeur de sa mesa est lâapu Pumawanka, montagne situĂ©e dans la vallĂ©e sacrĂ©e. Sa mesa est placĂ©e sous lâautoritĂ© des seigneurs Salkantay et Ausangate, respective-ment Roi et second Roi des mesas. Se prĂ©sentent Ă sa mesa des apu originaires dâEquateur, du Chili, de Bolivie Ă lâinstar de Potosi, tĂ©moin de la souffrance indienne, du Nord du PĂ©rou comme Atahualpa, lac sacrĂ© et lieu de rituel des curanderos de la cĂŽte et les mamitas de toutes les rĂ©gions pour peu que le patient prĂ©sent en fasse la demande. Pour le nouveau venu Ă Cuzco, pour celui qui verse Ă lâattention de sa terre natale les premiĂšres gouttes de ses verres, lâĂ©motion est forte dâentendre celle quâil connaĂźt si bien, le rĂ©confort aussi.
Six soirs par semaine, don Carlos convoque ainsi chez lui apu et pachamama. Le rituel se dĂ©roule dans une piĂšce obscurcie en ville ou Ă lâabri dâun rocher, de nuit, en montagne. LâobscuritĂ© est de mise: la rĂ©alitĂ© de lâexpĂ©rience est apprĂ©hendĂ©e par la parole, lâodorat et le toucher. Avant toute cĂ©rĂ©monie, la piĂšce est puri-fiĂ©e Ă lâaide dâencens et nettoyĂ©e. Il est coutumier que les personnes, selon la nature de leur consultation et les goĂ»ts des esprits invoquĂ©s, apportent quelques offrandes, biĂšres et sodas principalement, parfois de
24 Par exemple, chez don Carlos, sont placĂ©s cĂŽte Ă cĂŽte deux cristaux, un sifflet taillĂ© dans un os de condor, une clochette, une grande coquille (valve) rouge, une grande pierre semi-prĂ©cieuse, une statuette de crapaud, un Ă©pi de maĂŻs dâune quinzaine de centimĂštres de haut et formĂ© de trois pointes (des triplĂ©s) appelĂ© saramama. 25 Apu et pachamama font fi des lois physiques puisquâils sont en mesure de prendre nâimporte quelle taille (quelques centimĂštres lorsquâils prennent place sur les coquillages, quarante lorsquâils viennent Ă la mesa, de la taille dâun homme dans les rĂȘves). 26 «Se llama igualmente mesa a la manta tendida sobre la cual se esparce la coca con el objeto de masticarla ceremonial-mente. Se da tambiĂ©n este nombre a ciertas piedras sobre las cuĂĄles se realizan ritos y aĂșn ceremonias civiles de los ayllus o comunidades.» (MarisCotti 1978: 275)
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lâalcool de canne Ă sucre, du vin, de la coca, du tabac, des fleurs, des objets, des offrandes complexes et, lors dâĂ©vĂ©nements particuliers, des plats cuisinĂ©s. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, les boissons dâun haut degrĂ© dâalcool ou valorisĂ©es comme masculines et le tabac sont apprĂ©ciĂ©s des esprits des montagnes, le vin, les bois-sons sans alcool et les fleurs des pachamama.
Les esprits arrivent Ă la mesa sous la forme dâoiseaux, passent par le mur ou le sol nu de la piĂšce et se posent sur la table en bois placĂ©e contre le mur. Ils se prĂ©sentent et saluent lâassistance. A lâappel de son nom par lâapu Wamansinchi qui conduit la cĂ©rĂ©monie, lâaide du praticien appelle et prĂ©sente une premiĂšre personne. Un dialogue sâengage. Cette derniĂšre Ă©voque les raisons de sa prĂ©sence, sans honte, lâobscuritĂ© aidant. Les personnes dĂ©voilent les maux dont elles souffrent et racontent les Ă©vĂ©ne-ments malheureux auxquels elles font face dans leur quotidien, dans leur travail ou dans leur foyer. Elles demandent parfois un conseil, le plus souvent lâinter-vention de lâinvisible: retrouver un animal volĂ© ou perdu, favoriser une rĂ©colte, bĂ©nir un voyage, punir un enfant indisciplinĂ©, un mari volage ou paresseux, un voisin sans scrupule, ĂȘtre guĂ©ries ou protĂ©gĂ©es dâun sorcier. Elles hĂ©sitent et se reprennent. Bien souvent elles tremblent, pleurent quelquefois. Les esprits les Ă©coutent avec patience, les interrompent parfois. Si un silence est trop long, ils prennent la parole, deman-dent quelques Ă©claircissements et donnent leur avis sur la question. DâaprĂšs les personnes qui assistent Ă la mesa de don Carlos, les apu parlent la langue de leur rĂ©gion, bien que dans les faits, quand ils prennent place sur la table, ils nâutilisent pas dâautres langues que celles qui sont habituellement parlĂ©es par lâalto-misayoq. Le rituel dure de dix minutes Ă plus de deux heures selon le nombre de personnes prĂ©sentes. AprĂšs que tous ont parlĂ©, biĂšres et sodas sont offerts aux apu. Lâesprit, aprĂšs avoir bu, repose fortement la bouteille sur la table, ce qui permet Ă lâaide de la prendre et de la donner Ă la personne dĂ©signĂ©e, en lâoccurrence ici, le requĂ©rant qui a la biensĂ©ance de vider entiĂšrement la bouteille.
La maladie
En cas de maladie, aprĂšs avoir Ă©coutĂ© le patient, lâesprit identifie la nature du mal et son ou ses origines, soit de suite, soit lors de la nuit suivante. La rĂ©ponse est alors donnĂ©e Ă la prochaine visite de la personne, le lendemain ou une semaine aprĂšs. Dans les cas de sorcellerie, la rĂ©ponse est toujours donnĂ©e aprĂšs une nuit de recherche; câest le cas aussi lors de dispari-tion ou de vol. Les mĂ©thodes dâidentification sont, avec un diagnostic immĂ©diat: lecture dâun Ćuf frottĂ© sur le corps, lecture du corps du patient qui se tient debout Ă un ou deux mĂštres de la table sur laquelle a pris place lâapu, soit de face (habillĂ©), soit de dos (nu). Ainsi, quand une personne est nerveuse, lâapu lui fait dĂ©couvrir son dos car, dit-il, le systĂšme nerveux sây dĂ©ploie sous la forme dâun arbre gĂ©nĂ©alogique. Les souffrances y sont inscrites et leur position lui indique leur origine. Une autre technique consiste Ă analyser les Ă©tincelles provoquĂ©es par la friction de deux cris-taux au-dessus du corps: des Ă©tincelles importantes
et brillantes indiquent une maladie aiguĂ«, un acharne-ment du sorcier, un danger proche ou, Ă lâopposĂ©e, que lâoffrande prĂ©sentĂ©e est acceptĂ©e. DerniĂšre tech-nique utilisĂ©e et non des moindres, lâapu fait appel de la pachamama, du nom du village ou du quartier oĂč vit le patient, qui est la mieux Ă mĂȘme de rĂ©vĂ©ler les raisons du mal-ĂȘtre.
Avec un diagnostic diffĂ©rĂ©: lâapu procĂšde Ă une prise de sang qui sera analysĂ©e ou Ă une radiogra-phie Ă lâaide dâun appareil «cĂ©leste qui permet de voir les os». En dâautres occasions cependant, une artĂšre bouchĂ©e, un problĂšme rĂ©nal, un ensorcelle-ment, aucun appareil ne lui est nĂ©cessaire pour voir. Lâapu peut aussi visiter la personne lorsquâelle dort afin de diagnostiquer une maladie complexe ou de voir les tenants et les aboutissants dâune histoire, une pratique qui permet dâagir: soulager une tension nerveuse, une douleur physique, suivre lâĂ©volution dâune maladie ou veiller la personne.
Si un traitement est nĂ©cessaire, il a lieu le soir mĂȘme du diagnostic ou un autre jour lorsque des appareils cĂ©lestes ou quelques Ă©lĂ©ments et ingrĂ©dients, bien terrestres ceux-lĂ , sont nĂ©cessaires. Câest le cas de la punition dâun voisin malveillant, de lâexpulsion dâun esprit opportun du corps dâune personne et de la guĂ©rison de problĂšmes osseux Ă lâaide dâun remĂšde dont les ingrĂ©dients sont mĂ©langĂ©s et chauffĂ©s dans un rĂ©cipient en terre cuite juste avant la cĂ©rĂ©monie. Le mĂ©lange est appliquĂ© sur la peau Ă lâaide de compresses renouvelĂ©es plusieurs fois les jours qui suivent. Il est conservĂ© dans la salle. Si la prĂ©paration est trop Ă©paisse, du vin est ajoutĂ©. Les ingrĂ©dients sont les suivants:â teinture dâarnica (Centro de Medicina Andina,
CMA Laboratorioâs, 60 ml, indiquĂ© dans douleurs musculaires);
â baume de Budha, CMA, 60 ml, indiquĂ© dans douleurs articulaires, musculaires et arthrite.
â tĂ©rĂ©benthine vĂ©gĂ©tale, Laboratorios Portugal, 30 ml;
â charcot frotaciĂłn, Alivia el dolor, composĂ© de salicylate de mĂ©thyle, menthe, camphre, essence dâeucalyptus 27, corps gras, Laborato-rios ABEEFE, 30 ml;
â une orange 28;â douze grenouilles broyĂ©es (Telmatobius sp.);â une couleuvre (machâaqway, Tachimenis
peruviana);â un petit lĂ©zard (qalaywa en quechua, lagartija en
espagnol, Liolaemus sp.)â sept farines (blĂ©, maĂŻs, fĂšves, petit pois, romarin,
châillka (Baccharis latifolia [Ruiz et Pav.] Pers., Aste-raceae) et maychâa (Senecio pseudotites Griseb, Asteraceae)), deux paquets.
27 Eucaliptus sp., Myrtaceae; les feuilles de lâarbre sont aussi utilisĂ©es en dĂ©coction pour combattre la fiĂšvre et la toux. 28 DâaprĂšs Fernando, sa pelure, rĂ©duite en poudre et mĂ©langĂ©e Ă de lâeau tiĂšde, est utilisĂ©e en bain dans le cas de maux de tĂȘte et de tensions.
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Lors la mesa de don Carlos, lâĂ©lĂ©ment principal de toute guĂ©rison reste lâinjection, dâailleurs pratiquĂ©e par les seuls esprits masculins. Les objets nĂ©ces-saires Ă une telle pratique sont la seringue, le coton et lâalcool. Mais lĂ , contrairement aux cas prĂ©cĂ©-dent, lâoutil est bien matĂ©riel. Seul le produit injectĂ© est apportĂ© des sphĂšres cĂ©lestes. Sa nature, tenue secrĂšte, varie selon les cas: destinĂ© Ă soulager une simple tension, anesthĂ©siant, analgĂ©sique, hypoten-seur ou hypertensif, stimulant, tonique (des reins notamment), remĂšde Ă lâarthrite, en cas de bronchite, de douleur de dos, maux de tĂȘte, etc. Le toucher acquiert ici une importance capitale. Venant en plus de la parole, il renforce lâidĂ©e partagĂ©e par le public en une prĂ©sence physique des esprits, leitmotiv de lâauthenticitĂ© du rituel, des esprits qui se font fort de piquer nâimporte quelle zone corporelle et ce, dans lâobscuritĂ© la plus totale: veine du bras, nuque ou au niveau des reins. Se faisant, le toucher induit un Ă©tat de rĂ©ceptivitĂ© propice Ă la guĂ©rison qui sera prolongĂ©e par la prescription dâune ou plusieurs recettes Ă base de plantes essentiellement, en tisane, en bain ou en friction, et qui appartiennent Ă la pharmacopĂ©e traditionnelle de lâaire culturelle de lâaltomisayoq qui conduit la cĂ©rĂ©monie.
En ville, les personnes qui assistent Ă la mesa sont dâorigine quechua et mĂ©tisse, citadin ou villageois, migrants ou fils et petit-fils de migrants. Quelle quâelles soient, les personnes gardent des liens avec leur communautĂ© dâorigine, entre autres, par la possession dâun ou plusieurs lopins de terre aux alentours de leur village natal. Il existe, en effet, au PĂ©rou, peut-ĂȘtre en rĂ©ponse Ă la prĂ©caritĂ© dans laquelle vivent la plupart des gens, une grande mobilitĂ© gĂ©ographique des personnes en fonction des possibilitĂ©s dâemplois. Un Quechua, expatriĂ© Ă Lima, pourra occuper un emploi de vendeur ambulant, travailler dans les grandes exploi-tations agricoles des contreforts orientaux des Andes Ă lâĂ©poque des rĂ©coltes et revenir dans sa commu-nautĂ© afin de bĂ©nĂ©ficier des fruits de la parcelle quâil a soigneusement conservĂ©e. Un quechua ne rompt jamais, en effet, complĂštement tout lien avec sa communautĂ©: leur existence respective ne se conce-vant pas indĂ©pendamment.
LâidentitĂ© quechua est fortement marquĂ©e par un double attachement au sol dâune part, Ă une commu-nautĂ© dâautre part, Ă lâorigine de laquelle est lâancĂȘtre dĂ©signĂ© aujourdâhui par la montagne. Ainsi, de par leur prĂ©sence Ă la mesa urbaine, pachamama et apu tĂ©moignent de la vitalitĂ© de ce lien. Autrement dit, le sentiment dâappartenance Ă une communautĂ© est rĂ©actualisĂ© de maniĂšre individuelle chaque soir de la semaine et de maniĂšre collective lors de grands Ă©vĂ©nements: le rituel de la mesa est lâoccasion pour la personne de se rappeler aux esprits tutĂ©laires de sa communautĂ©. En effet, nombreuses sont les personnes qui demandent Ă parler Ă tel ou tel esprit, habitant de la province dont ils sont originaires, et auquel elles demandent des nouvelles de leurs parents restĂ©s sur place.
De fait, se retrouvent, en ville, la plupart des rela-tions sociales prĂ©existantes Ă lâexode rural pour la raison que celui-ci est un processus de groupe. Se reproduisent ainsi les antagonismes sociaux qui exis-taient dans les contextes ruraux comme les alliances:
entre individus par le systĂšme du compadrazgo; entre les individus et leur environnement grĂące aux offrandes passĂ©es, brĂ»lĂ©es ou enterrĂ©es, et par lâintermĂ©diaire de lâun ou de plusieurs de ses reprĂ©sentants, esprits tutĂ©laires ou directeurs de mesa. Ces esprits quâon nourrissait dans les campagnes dâoffrandes compo-sĂ©es dâingrĂ©dients multiples (prĂ©mices des rĂ©coltes, feuilles de coca, graisse de lama, fĆtusâŠ) le sont de maniĂšre identique en ville: la majoritĂ© des ingrĂ©dients utilisĂ©s est issue des campagnes. Sachant ce lien entre lâhomme et le monde-autre, lien prĂ©pondĂ©rant dĂšs quâil est question de santĂ©, nous comprenons lâimportance de son actualisation mĂȘme loin du lieu qui lâa vu naĂźtre. Ainsi, si le paysan quechua qui Ă©migre vers la ville amĂšne avec lui ces ĂȘtres Ă lâorigine de la maladie, il fera appel Ă ses esprits protecteurs, ancĂȘtres mythiques et pachamama, lors de la cure, des esprits que lâaltomisayoq se doit dâincorporer et de manifester.
En guise de conclusion
Pour le Quechua, lâunivers est dans un Ă©quilibre plus ou moins Ă©tabli. Ses frĂ©quentes oscillations prennent parfois des proportions importantes entraĂźnant sa destruction totale ou partielle. Les tremblements de terre sont frĂ©quents dans les rĂ©gions de la cordillĂšre andine. A Ă©chelle humaine, chaque ĂȘtre vivant parti-cipe de cet Ă©quilibre, ce qui revient Ă dire que pour le Quechua, chaque personne, chaque animal, plante, pierre, montagne ou paysage entre dans un jeu de tension avec ce qui lâentoure. Cette idĂ©e, dont la dynamique se traduit par les rĂšgles de rĂ©ciprocitĂ©, est prĂ©sente Ă diffĂ©rents niveaux, social, religieux et agricole, et place lâindividu au centre de lâunivers Ă la maniĂšre des cosmologistes pour qui, bien que nous nous trouvions quelque part dans lâimmensitĂ© de lâunivers, nous avons lâillusion de nous trouver en son centre du fait de la fuite des galaxies.
Dans ce contexte, la maladie est conçue comme la rupture de cet Ă©quilibre: lorsque les ĂȘtres des mondes limitrophes empiĂštent sur ce monde-ci. Elle est la consĂ©quence de la transgression de cette frontiĂšre qui dĂ©limite les espaces domestique et sauvage Ă©voquĂ©s prĂ©cĂ©demment, de leur confusion. DâoĂč lâexistence de nombreux gestes prophylactiques: libation, signe de croix, port dâun couteau, de graisse ou de pierres dans un petit sac, dĂ©tours ou retour par un chemin autre que celui de lâaller, etc. Câest lĂ un avis partagĂ© par C. Bernand qui Ă©crit: «Si lâĂ©quilibre entre lâespace de cerro et lâespace humanisĂ© nâest pas respectĂ©, les Naturels subiront dans leur chair les maladies del campo, le chĂątiment des divinitĂ©s telluriques» (BerNaNd 1998: 201). Et MoliNiĂ© (1999: 124): «Quiconque a transgressĂ© lâordre des catĂ©go-ries risque de plonger de lâautre cĂŽtĂ© du miroir dans la folie ou la mort». Câest lĂ quâintervient le spĂ©cialiste, meurtri dans sa chair par la foudre ou par la sortie de lâapu lors de la mesa, câest-Ă -dire marquĂ© comme tel par le franchissement de cette frontiĂšre Ă©voquĂ©e prĂ©cĂ©demment. AppelĂ© au chevet du malade, il annonce si la maladie est due Ă lâintrusion dâun corps Ă©tranger ou Ă la fuite de dâune des Ăąmes et dĂ©nonce le
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coupable. Les diffĂ©rentes modalitĂ©s de cette rupture ont Ă©tĂ© exposĂ©es ailleurs (Baud 2003), elles peuvent ĂȘtre rĂ©sumĂ©es par le schĂ©ma suivant:
Interventiondumonde-autre â
Violationdâuninterdit â dĂ©sordre â maladie
guĂ©rison â ordre â Rituel â
Interventiondumonde-autre lorsdelamesa
â : entraĂźne â : entraĂźne et se poursuit dans
Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, le discours andin Ă©voque deux sortes de maladies: celles qui sont envoyĂ©es par Dieu, maladies qui rĂ©pondent Ă une cause orga-nique, et celles qui sont propagĂ©es par le vent ou lâeau, maladies dâanciens (GiBala 1996; BerNaNd 1998). Toutefois, prĂ©cision importante, lâinconduite, la transgression ou lâoubli des rĂšgles et des conduites fondĂ©es sur les liens de rĂ©ciprocitĂ© sont le plus souvent Ă lâorigine de la maladie. Pour le quechua, cette derniĂšre prend sa source dans la rupture des
liens tissĂ©s entre les diffĂ©rents espaces, des liens dont la dynamique est fondĂ©e sur des rapports de rĂ©ciprocitĂ©. Autrement dit, quand apu et pachamama ne reçoivent plus dâoffrande, ils perturbent les catĂ©-gories spatiales et temporelles. DĂšs lors, pour le croyant, chaque repas et collation est lâoccasion dâof-frandes et de libations diverses⊠Phiuuu⊠phiuuu⊠phiuuu⊠La personne souffle trois fois sur les feuilles de coca en direction de sa communautĂ© dâorigine avant de les mettre dans sa bouche. En contrepartie, il attend de la part des ĂȘtres de cette nature bien-veillance et soutien dans sa vie quotidienne.
Dans ce contexte, toute guĂ©rison passe par la rĂ©ac-tualisation de ce lien quâentretient lâhomme avec son environnement: ĂȘtre Ă sa juste place au sein du monde. Car si la terre est Ă lâorigine de toute vie, elle lâest aussi de la mort, peu importe le nom qui lui est alors donnĂ©. Il sâagit, pour le spĂ©cialiste appelĂ© au chevet du malade, de rĂ©tablir cet Ă©quilibre, de faire don. La maladie, sa raison dâĂȘtre, sa guĂ©rison, ses remĂšdes, la conduite Ă tenir Ă lâavenir, aucune pratique ne saurait ĂȘtre agissante sans les reprĂ©-sentations collectives centrĂ©es sur cette nature que lâhomme, par ailleurs, dĂ©grade rapidement. DĂ©fores-tation, appauvrissement des sols par lâemploi dâinsec-ticides et dâengrais, consĂ©quence de lâabandon de nombreuses variĂ©tĂ©s de pommes de terre et autres tubercules, pollution des eaux, autant dâatteintes qui sont, aujourdâhui, partout visibles.
Resumen
En los Andes, los desĂłrdenes que afligen a la persona son pensados a partir de los antagonismos nacidos de la vida social y de las fuerzas en presencia, espĂritus de la naturaleza here-dados de las culturas prehispĂĄnicas. En la regiĂłn de Cusco, la prĂĄctica actual del ritual de la mesa da pruebas de la perennidad de este apego a la naturaleza en el medio urbano. Durante Ă©ste, un personaje emblemĂĄtico, llamado paqo o altomisayoq, convoca e incorpora estos seres designados como antepa-sados, ĂĄngeles, padres y madres, y testigos de la desgracia de los hombres. En este contexto, la enfermedad, su motivo, su curaciĂłn, sus remedios, la conducta que hay que tener, ninguna prĂĄctica esta activa fuera de estas representaciones colectivas centradas sobre esta naturaleza y presentadas en este texto.
Abstract
In the Andes, the disorders that afflict a person are believed to come from antagonisms coming from social life and varied forces such as nature spirits inherited from the prehispanic cultures. In the region of Cuzco, the current practice of the mesa ritual expresses the continuity of the link to nature in urban zones. During this ritual, a practitioner, called paqo or altomisayoq, invokes and incorporates beings designated by the names of ancestors, angels, fathers and mothers, and witnesses of mankindâs misfortune. In this context, neither the disease, its etiology, its cure, its remedies, the way to behave in the future, nor any other practice could be active without these collective representations centred on nature and explored in this text.
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