Tuer n’est pas un crime.
Tuer est un art.
L’art dans lequel nous excellons et que nous perfectionnons depuis les origines…
L’assassin travaille la matière la plus précieuse et difficile à manier : la vie…
Tuer est l’acte transcendant par excellence
Expression d’une radicalité absolue, il crée en donnant la mort…
Il requiert détermination, sens de la planification, esprit de transgression,
concentration, compétences techniques, engagement émotionnel…
Vite … ! Dépêche-toi !
Ils sont tous venus… Même Carlos Alarcón… Il doit être vert de jalousie qu’on t’ait proposé
d’assurer la conférence de clôture…
T’as une tache sur la poche de ta gabardine…
Pense à le porter au pressing. Quelle tête en l’air… !
C’est sûrement ton stylo qui a fui…
T’es en retard… et la salle est archicomble…
Pour clore ce congrès, nous avons le plaisir d’accueillir une personnalité
hors pair… Il enseigne à l’université du Pays basque, ses travaux lui ont valu une reconnaissance nationale
et internationale… Il dirige la revue Trémula, dédiée à la représentation de
la douleur dans la peinture occidentale. Il fait partie du groupe de recherche
" Art et cruauté "…
J’ai nommé le professeur Enrique Rodríguez Ramírez, à qui je cède la parole…
Merci…Je remercie le professeur
Eduardo Marín de sa présentation… et l’Université autonome de Madrid
pour l’organisation de ce congrès… Merci à vous tous
de votre présence…
J’appelle cela "meurtre impromptu "… car il est imprévisible et improvisé…
Diviniser les uns et effrayer les autres, tel est
le propos de l’art… Il suscite l’admiration ou la crainte… Ainsi, délibérément ou non,
il renforce le pouvoir…
Disons plutôt partiellement improvisé… J’avais repéré au préalable un tronçon de rue sans caméras… je m’étais entraîné au geste d’égorger…
Le christianisme a instauré une longue tradition d’art et d’horreur… Danses macabres, triomphes de la mort,
supplices de l’enfer, apocalypse, martyrs… Le tout présidé par l’icône
de la crucifixion…
Mais j’ai choisi ma victime au dernier moment…
Nombre de religions reposent sur des
meurtres barbares…
La politique est à l’origine des arts
plastiques…
J’aime ces interventions aussi publiques qu’anonymes…
Rops, Dix, Ensor, Grosz, Delvaux, Munch et Balthus
en passant par Lucien Freud et le body-art…
Et surtout aussi tranchantes…
L’art moderne, qui débute avec Goya, n’a pas abandonné
sa vocation à terrifier…
La Crucifixion de Grünewald constitue
un bon exemple de cet art de la cruauté…
Une lame aiguisée, un geste rapide, une entaille précise… et le pauvre malheureux est mort sans même s’en rendre compte…
Ce retable fut peint pour la consolation
des victimes du feu sacré… une maladie provoquée par l’ergot du seigle… Les gens
souffraient de gangrène et mouraient en d’atroces
souffrances…
Il s’écroule dans un soupir… avant de pouvoir crier…
Et afin de montrer que nul ne souffre plus que Dieu, cette
crucifixion, plus que douloureuse, est convulsive…
En un clin d’œil, je coupe le fil de la vie… et je vois la mort les foudroyer, la perplexité s’emparer de tous…
On a beaucoup parlé de l’expressivité des mains
du Christ… Mais observez comme elles dialoguent et forment un cercle avec celles de la Vierge,
de Saint Jean, de Marie Madeleine, du Baptiste…
La mort demeure le plus grand spectacle du monde…
Le sang jaillit et…
Mais il y a un détail…
Pardon… je disais qu’il y a un détail imperceptible, mais significatif… une tache de sang… Une épaisse traînée quasi coagulée qui coule jusqu’au sol… l’essence divine touche terre… C’est la preuve
de l’humanité du Christ…
J’avais déjà réalisé un " impromptu " il y a plus de vingt ans… Je n’aime pas me répéter… D’ailleurs,
je ne dois pas me répéter… Mais pour une fois…
Je sais bien que l’artiste pur n’attend aucune reconnaissance… Il peut, et même il doit se passer du public… Je ne cherche pas à être applaudi,
mais à observer les réactions provoquées par mon œuvre… L’ " impromptu " est l’unique action pour laquelle je m’autorise des spectateurs…
Car il n’est rien de plus humain qu’un cadavre.
Tu as été formidable…
Carlos Alarcón t’attend pour te
féliciter…
Je le vois… En compagnie de son
inconditionnelle Carmencita…
Peut-être plus si inconditionnelle
que ça…
N’écoute pas ce que dit Carlos… Avec l’âge, il devient grincheux… Tu as été génial…
D’ailleurs tout ce que tu dis est toujours si original…
Et puis tu n’as pas mentionné l’inscription… " Illum oportet crescere, me autem minui "…
" Il convient qu’il croisse et que je diminue ", dit le Baptiste en désignant le Christ…
C’est important pour comprendre le retable et dénoncer l’arrivisme régnant… Aujourd’hui tout le monde veut croître et personne ne se dévoue pour diminuer…
Non, je ne peux me répéter… Je ne peux non plus tuer une connaissance… Surtout si sa mort m’avantage… Voilà mes deux règles d’or…
Le seul qui doit diminuer, ici, c’est toi…
pour céder la place
au véritable messie…
Je t’avais bien dit que Carmencita n’était plus une inconditionnelle…
Elle a flairé le nouveau mâle dominant… Et une femelle
dans son genre ne se trompe pas…
Ton tour est arrivé, Enrique… À toi de prendre
la tête de notre spécialité, à présent… La dictature de Carlos est enfin révolue…
Je ne peux pas tuer deux fois selon la même méthode car la police a vite fait d’établir des recoupements…
Cela m’oblige à chercher la nouveauté pour chaque intervention…
Impressionnant, Enrique… Comme
toutes tes interventions…
Mais il me semble que tu as déjà
publié toutes ces idées depuis longtemps…
Je sais que je t’impressionne, Carlos… Mais ça n’a pas l’air de durer
longtemps… Car je n’ai rien publié de tout cela… L’idée du
sang se répandant sur le sol est totalement inédite…
Merci… On se voit
tout à l’heure au dîner…
Merci, Carmen…
Je ne peux non plus avoir un motif de tuer
ni en tirer un bénéfice… La première piste qu’ils suivent est le faisceau
d’intérêts…
Je porte un toast au succès du XIIe Congrès international sur l’art de la Renaissance
et du Baroque… Et à la santé d’Eduardo Marín, son efficace organisateur…
Sans compter qu’un crime n’est artistique que s’il est gratuit… comme pour toute forme d’art…
l’utilité est le plus grand obstacle à la créativité…
Merci… C’est à vous
et à vos brillantes collaborations que
le congrès doit son succès…
Je prends aussi d’autres précautions… Je ne tue jamais deux fois au même endroit… La proximité géographique sonnerait l’alerte…
Je voudrais quant à moi lever mon verre au Prix que vient d’attribuer la
Fine Arts Association de Cleveland à la revue Trémula, dirigée par Enrique… Les travaux
espagnols sur l’art ont acquis une grande visibilité… et nos articles bénéficient
d’une indexation internationale…
Je profite donc des congrès, des conférences, des soutenances de thèse ou des oraux de concours…
Tu me gâtes, Eduardo… Tu me donnes la vedette au congrès et ensuite tu parles du
succès de Trémula…
Alarcón commence à chanceler…
Il faut le pousser dehors… Il est encore évaluateur à l’agence de qualité, ça lui donne beaucoup
de pouvoir… mais je vais tâcher de savoir qui le pistonne au ministère…
Je diversifie également la typologie de mes victimes… Hommes, femmes, jeunes, vieux, riches, pauvres…
Je consacre du temps à planifier mes " performances "…
Je parie que notre illustre conférencier ignore quel est le principe
actif de l’ergot du seigle.
Oui… Je l’ignore…
Je me déplace au préalable pour repérer mes cibles, préparer les lieux, tester des techniques…
Seigneur, il va raconter
l’histoire du LSD… Il ferait n’importe quoi pour capter
l’attention…
On ne peut aborder la mort de manière artistique que dans la distanciation émotionnelle…
Ha ha ha…
Même pas foutu de
raconter ça correctement…
Il ignore ce qu’est un
alcaloïde…
Là repose toute la beauté du crime…
Sans laisser de traces, bien sûr…
Eh bien le principe actif de l’ergot du seigle est l’acide lysergique… La base du
LSD… On fait tout un plat des mains convulsées, du sang coagulé, alors que le bougre de Grünewald était juste défoncé à l’acide…
Je ne comprends pas comment Eduardo a pu croire que c’était de l’encre… Il se doute
peut-être de quelque chose…
Je tue peu… Un ou deux crimes par an…
Oui… ?
Tout dépend de mes engagements professionnels…
Ouvre, Enrique,
c’est moi…
Oui…
et du degré de fiabilité de mes plans…
Carmen… !
C’est trop bête, j’ai oublié de prendre
du dentifrice… Tu pourrais m’en donner un peu… ?
Quoi qu’il en soit, avec celui-ci, à Madrid, j’en suis déjà à trente-quatre…
Viens par ici, je vais
te sucer…
C’est que j’y travaille depuis
des années…Tu le mérites… Puis j’aime
bien me nourrir des hommes qui sortent du lot… Ça me
donne des forces…
Il m’est arrivé d’annuler une opération au dernier moment, par crainte de me faire prendre…
Y a quelqu’un…
Laisse-moi entrer… Je ne veux pas qu’on
me voie…
Ça t’a plu… ?
Oui… Avant qu’il y ait trop de va et
vient dans le couloir… Je sens que les visites
nocturnes, ça va y aller, dans
ce congrès…
Tu pars déjà… ?
Tu ne prends pas de dentifrice… ? C’est déjà
fait…
Cristina…
Je t’ai appelée pour te prévenir que j’arrivais…
Oui… Tu voyages tellement que je m’y perds…
Je vois que tu as commencé tes illustrations
de Blanche-Neige… Je les trouve très dures…
Ben oui, en réalité,
ce n’est pas un conte pour
enfants…
Oh… ! Tu m’as fait une de ces peurs… !
Tu devais rentrer demain…
Le personnage central n’est pas Blanche-Neige, mais la méchante sorcière… Ça raconte la tragédie d’une femme d’âge mûr qui voit sa beauté s’envoler…
La pomme symbolise la menstruation… La femme ménopausée passant la relève
de la fertilité à la femme pubère…
Le sexe est bel et bien un fruit empoisonné…
Ça fait des mois que je n’ai pas eu mes règles… Je crois que c’est la ménopause…
J’ignorais…
Évidemment… Je ne sais même plus
quand on a fait l’amour pour
la dernière fois.
Tu t’es fait faire une vasectomie juste après
notre mariage… C’est fini, je ne pourrai
plus jamais être enceinte…
Je t’avais prévenue avant qu’on se marie
que je ne voulais pas d’enfants…
Je n’avais pas le choix…
Bonne nuit… Bonne nuit…
Ce fut mon premier meurtre… Et il avait déjà
un caractère artistique…
" Prendre corps " au sens propre du terme…
C’est cet élan qui me conduisit à l’atelier de Gustavo Flores.
Ce fut une action improvisée… Même si elle obéissait sans doute à une aspiration profonde qui me travaillait depuis longtemps…
Mon élan créatif prenait enfin corps…
À cette époque, je rédigeais ma thèse et je lui ai fait croire
que je travaillais sur son œuvre… Je lui ai demandé un rendez-vous et, sans le
moindre plan préconçu, je me suis rendu à son atelier, à Barcelone…
Gustavo Flores… ?
Je suis Rodríguez Ramírez, de l’Université
du Pays basque.
Peintre médiocre, Gustavo Flores a décidé de devenir moderne au moment de la transition démocratique…
Il a délaissé les scènes taurines qui l’avaient rendu célèbre durant la dictature pour s’inscrire dans
les nouveaux courants venus des États-Unis…
L’artiste doit rester ouvert à l'innovation…
J’ai cessé de peindre le monde tel que je
le voyais pour peindre le mouvement tel que je le ressens…
J’ai toujours été un
chercheur…
Il s’y est mis un peu tard, sans en avoir assimilé les concepts, avec un opportunisme éhonté…
Je ne copie plus la réalité… Je laisse le corps s’exprimer… Mes toiles sont le
résultat d’une action… On appelle ça
" Action Painting ".
Ah…
Pour un jeune passionné de peinture comme moi, il était l’illustration la plus méprisable de l’imposture
artistique qui proliférait dans ces années-là…
Chaque tableau a une vie propre… ses formes et ses couleurs sont déjà
sous-jacentes dans la toile… Je me contente de les faire émerger…
Il reprend mot pour mot les propos de
Pollock…
Entre, Rodríguez, entre… Tu tombes pile au moment
où j’allais commencer un tableau…
Monte…
J’aime ajouter ma touche
personnelle pour finir…
Un geste directement
manuel…
Une trace que je laisse…
J’ignore quelle force me poussa… Peut-être, à l’origine, un désir de vengeance… ou de purification…
Sans doute prétendais-je naïvement débarrasser le monde de l’art d’un escroc…
J’admets que ma première action a pu avoir une intention revendicatrice… mais je lui ai vite donné un sens artistique…
L’attitude même de Gustavo semblait l’imposer… Je n’ai plus agi par la suite dans un but rédempteur… et on ne m’y reprendra pas…
Car on ne crée pas à partir du ressentiment…
Au secours… !
Aaagghh
Glurrp
À l’aide… ! Il va me tuer… !
Gustavo Flores offrait un matériau de premier choix pour débuter dans la performance… Je ne pouvais pas le rater…
J’ai transformé son balancement frivole sur la toile en un authentique, radical et pur " bloody painting "…
À vrai dire je n’ai même pas réfléchi… Je me suis laissé guider par ses propres parti-pris…
tout en y introduisant une variante…
Des années à provoquer des hémorragies alors que j’ignorais celles que Cristina subissait chaque mois à cause de moi…
parce que je ne la fécondais pas…
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