L E S E N J E U X D E L A CONCENTRATION SPATIALE D E S I M M I G R A N T S
RAPPORT FINAL
2 NOVEMBRE 2010
FRÉDÉRICK DOUZET, JÉRÉMY ROBINE INSTITUT FRANÇAIS DE GÉOPOLITIQUE, UNIVERSITÉ PARIS 8
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TABLE DES MATIÈRES
.........................................................................................Introduction 3
...................................................................................De l’usage du concept de « ghetto » 4
...............................................................................................................Nation et territoires 5
..........................................................................Présentation du projet 8
.................................................................Une enquête dans la continuité du projet TeO 8
............................................................Une étape d’un projet comparatif international 10
.............................................................................Méthodologie de l’enquête qualitative 13
.....................................................................................Présentation de l’échantillon reçu 24
...........................................Le traitement quantitatif et ses résultats 30
.........................................................................La mesure de la ségrégation : généralités 30
.................................................................................................Les difficultés rencontrées 32
..........................................................................................................Les résultats produits 36
.................................................................................Analyse : des évolutions nécessaires 47
.................................................L’enquête qualitative et ses résultats 50
.................................................................................................Un échantillon insuffisant 51
.........................................................................................Enfermement et concentration 57
.................................................................................................Jeunesse, police et sécurité 74
...............................................................................Mobilité sociale : la question scolaire 83
.....................................................Représentations de sa propre trajectoire et identités 94
.............................................................Regards différentialisants et clivage identitaire 100
........................................................................................Conclusion 107
.....................................................................Bibliographie sélective 110
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INTRODUCTION
La question des enjeux de la concentration spatiale des immigrants se trouve
régulièrement au cœur de l’actualité depuis les années 1980, notamment lorsque des incidents
entre de jeunes habitants et des policiers dégénèrent en violences ou en émeutes. Elle se pose
également à propos de l’échec scolaire dans les quartiers qui concentrent les désavantages
sociaux, où l’école ne joue plus, semble-t-il, son rôle d’ascenseur social. Elle se pose enfin lorsque
le Front national exploite avec succès les ressentiments des populations à l’égard de l’évolution de
ces quartiers, encourageant une montée de la xénophobie à l’encontre de toute la population
immigrante et affaiblissant, par la diffusion de ses thèses, le soutien politique au renforcement de
l’action dans ces quartiers.
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De l’usage du concept de « ghetto »
La question du renforcement de la concentration spatiale des immigrants, sur des
territoires de relégation, a donné lieu à de virulents débats sur la notion de « ghetto », analogie
puissamment évocatrice utilisée aussi bien par les habitants des quartiers de forte ségrégation que
par divers mouvements, de SOS-Racisme aux « Indigènes de la République » en passant par
ACLEFEU et bien d’autres. Cette représentation géopolitique, fustigée par de nombreux
sociologues, trouve son fondement dans l’idée que se développent, sur le territoire français, des
quartiers non seulement défavorisés, mais aussi de plus en plus peuplés de populations
immigrantes et issues de l’immigration, que les « Français de souche » et autres « blancs »
déserteraient ; à l’instar des ghettos noirs-américains, cette double concentration spatiale
alimenterait le sentiment d’exclusion des habitants et, par un cumul des désavantages, remettrait
en cause l’égalité des chances et donc le devenir des populations.
De nombreuses études décrivent dans le détail ces mondes parallèles qui s’étendent
souvent aux portes des grandes métropoles françaises [Bronner 2010, Lapeyronnie 2008, etc.].
Tous les facteurs sociaux sont passés en revue, dans des monographies qui se concentrent
souvent sur un aspect de la question : le niveau scolaire, le chômage, la situation des femmes
jeunes ou moins jeunes, le rôle de l’islam, l’effet d’aubaine pour la délinquance et parfois même
pour une grande criminalité organisée… Mais, dans toute cette production hétéroclite, qui va du
manifeste associatif à la thèse de doctorat en passant par les livres de journalistes et les rapports
de l’administration, peu nombreux sont les travaux qui prennent réellement en considération la
dimension spatiale du phénomène.
La question sociale et « ethnique » est souvent traitée indépendamment de ses
dynamiques spatiales, alors que d’autre part la géographie prioritaire a longtemps permis de
contourner le tabou sur le ciblage des populations issues de l’immigration dans les politiques
publiques. Pour autant, peu d’études en France tentent d’isoler l’impact de la concentration
spatiale de populations immigrées ou d’origine immigrée sur leurs trajectoires. L’enquête
Trajectoires et Origines des immigrants (TeO), grâce à laquelle nous avons obtenu notre sélection
d’enquêtés, ne prévoit d’ailleurs aucune question permettant de faire le lien entre le contexte
spatial des enquêtés (type et année de construction de l’immeuble ; type de bailleur ; équipement
et transports présents dans le quartier) et leurs réponses au questionnaire.
La dimension spatiale est de ce fait étrangement déconnectée de la question sociale
alors que c’est précisément la stigmatisation dans les médias et les discours politiques de ces
territoires qui génère à son tour une stigmatisation de l’ensemble de la population immigrée par
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un effet d’amalgame, au mépris de la complexité des dynamiques spatiales locales. Le terme de
« banlieue » englobe désormais toutes les difficultés de ces territoires et de leurs populations,
quelle que soit la diversité des situations.
Les explications sont multiples et avant tout liées à l’absence de données précises à
une fine échelle d’analyse, permettant de distinguer les populations en fonction de leur pays de
naissance ou de celui de leurs parents. De ce point de vue, le contraste avec les États-Unis est
saisissant et explique que nombre de chercheurs étrangers travaillant de manière comparative sur
les enjeux de la ségrégation aient pu être découragés par le cas de la France.
Une autre explication provient de la réticence des géographes à inclure la dimension
politique dans leur analyse des territoires, pourtant cruciale à la compréhension de ses évolutions.
Dans le cadre intellectuel de l’école de géopolitique, fondée par Yves Lacoste et organisée autour
de la revue Hérodote, nous essayons justement de penser avec les outils de la géographie et la
méthode géopolitique sur ce qui fait conflit entre les citoyens, sur ce qui touche aux identités
individuelles et collectives, dont l’idée de nation, au travers du prisme territorial.
Enfin, les défis conceptuels et méthodologiques sont de taille. Dans le foisonnement
de causes et de conséquences qui se nourrissent entre elles dans une spirale descendante de
renforcement, distinguer l’impact de la concentration spatiale des immigrants revient à tenter
d’isoler « l’effet papillon ». Et pourtant, cette question nous semble essentielle en ce qu’elle
touche à l’essence même de l’idée de nation. Dans le contexte de débats autour de l’idée d’identité
nationale, l’étude précise des territoires et de leur impact sur le rapport de ses habitants à la
nation nous semble pleine d’enseignements.
Nation et territoires
Si la nation est une idée-force de la géopolitique, comme aime à le rappeler
Yves Lacoste, c’est parce qu’il n’y a pas de nation sans territoire, ou, plus précisément, parce que
la nation est l’archétype de l’idée qui associe des individus en un groupe, pour divers motifs —
linguistiques, culturels, religieux, politiques, historiques… — et sur un territoire. La nation est, par
construction historique, l’idée qui associe le plus explicitement identité et territoire. Les identités
collectives sont souvent territoriales par leur définition (identités régionales, de ville, de
quartier…) ou par la référence à un territoire d’origine ; elles tendent à revendiquer un territoire,
ou entrent en concurrence les unes par rapport aux autres sur un territoire. Il n’y a finalement pas
d’identité sans territoire.
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Or le territoire est avant tout le lieu de vie de personnes. Celles-ci ont, sur le plan
cette fois-ci individuel, des rapports compliqués et souvent ambivalents à ce qui est, de facto, leur
territoire. Lieu aimé, lieu choisi, lieu contraint, lieu par défaut, lieu dont ils se revendiquent ou
pas, mais lieu qui les définit. Qui appartient à qui, du territoire et de ses habitants ? L’interaction
réciproque permanente : le rapport de chacun à son territoire est éminemment dépendant des
discours en vigueur à propos du territoire en question, par les autres habitants comme par les
non-résidents, au travers des médias ; à l’inverse, les discours sur ces territoires, tenus par les
habitants ou par les autres, dépendent largement du rapport de chacun à son propre territoire.
L’articulation entre identité et territoire est dès lors fortement liée à la question de la
mobilité. La possibilité de quitter ou non un territoire, en fonction des représentations que l’on
peut en avoir, contribue à déterminer le sentiment d’enfermement à la fois dans un territoire et
dans une identité. Plus la stigmatisation du territoire est forte, plus le sentiment d’enfermement
est aigu lorsque les perspectives de mobilité sont faibles.
Cette étude a pour objet de mesurer l'impact de la concentration géographique des
immigrés et personnes issues de l'immigration sur leur taux et leur degré d'intégration sociale,
économique, culturelle et politique, dans le prolongement de l'enquête Trajectoires et Origines
(TeO) initiée par l'INED et l'INSEE. Elle participe d’un projet plus vaste de comparaison entre la
France, les États-Unis et la Grande-Bretagne sur les enjeux de la concentration spatiale des
immigrants, notamment en termes de mobilité, dans une acceptation très large : résidentielle,
socio-économique, politique et culturelle.
Cette étude s'appuie sur une étude quantitative déjà réalisée portant sur une analyse
comparée des niveaux de ségrégation dans les grandes métropoles de France, des États-Unis et de
Grande-Bretagne. Les résultats contrastés collectés dans ces trois pays engendrent un certain
nombre de questions nécessitant la collecte de données qualitatives. Cette étude quantitative nous
a permis de sélectionner des territoires de forte concentration des immigrants afin de conduire
notre enquête qualitative.
Nous avons réalisé une série d’entretiens dans des territoires de plus ou moins forte
concentration spatiale d'immigrés et de personnes issues de l'immigration, que nous avons tenté
de mesurer afin de dresser une typologie du contexte spatial de nos enquêtés. La population
originaire des pays européens était initialement limitée à 25 % de notre échantillon afin de
favoriser la diversité des origines. Notre échantillon a été déterminé à partir de 125 adresses
fournies par l'enquête TeO choisies parmi une liste de codes postaux : Seine-Saint-Denis,
communes des départements du Nord.
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Cette enquête a été financée grâce à une convention avec le ministère de
l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire, permettant le
recrutement d’un post-doctorant, et par des bourses de recherche du Conseil Général de Seine-
Saint-Denis, de l’Institut Universitaire de France et du Pôle Ville de l'Université Paris 8. Notre
rapport, constitué par le présent document, est accompagné d'une note de synthèse de 4 à 6
pages contenant les données essentielles et tirant les principaux enseignements de l'étude achevée.
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Première partie :PRÉSENTATION DU PROJET
1. Une enquête dans la continuité du projet TeO
Pour notre équipe, l’appel à projet pour des enquêtes qualitatives faisant suite à
l’enquête TeO (Trajectoires et Origines) s’est présenté comme une opportunité exceptionnelle de
conduire nos recherches dans d’excellentes conditions grâce à un accès privilégié à une base de
données inédite et au statut d’enquêteurs de l’INSEE qui nous a été octroyé. L’enquête TeO était
largement innovante. La collecte, auprès de 22 000 répondants en France métropolitaine, s'est
déroulée entre septembre 2008 et février 2009, et les premiers résultats sont d’ores et déjà publiés.
En France, l'histoire des enquêtes statistiques nationales sur l'intégration et la
discrimination est plutôt courte. L'enquête Mobilité Géographique et Insertion Sociale (MGIS),
conduite par l'INED avec le soutien de l'INSEE, a été la première du genre en 1992. D’autres
enquêtes ont abordé des thèmes proches ou des populations immigrées, mais aucune n’a réuni
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simultanément les problématiques d’intégration et de discrimination en s’adressant aux
populations immigrées ou descendantes d’immigrés.
Depuis lors, le débat public n'a cessé de s'amplifier sur les questions d'immigration,
d'intégration et de discrimination, sans pour autant que soient disponibles des données nationales
fiables, permettant d'analyser les processus d’insertion ou de désinsertion qui concernent des
personnes immigrées ou issues de l’immigration. L'enquête TeO visait à satisfaire ce besoin
d'information exprimé par les pouvoirs publics et la société civile. Elle résultait, bien entendu,
d'un long travail de préparation par une équipe de chercheurs réunis autour du projet.
L'enquête TeO avait donc pour objectif, selon ses concepteurs, d’identifier l'impact
des origines sur les conditions de vie et les trajectoires sociales, tout en prenant en considération
les autres caractéristiques sociodémographiques que sont le milieu social, le quartier, l'âge, la
génération, le sexe, le niveau d'études.
Suite à cette enquête, les deux instituts qui l’ont réalisée, l’INED et l’INSEE ont
lancé un « appel à projets pour la réalisation de post-enquêtes qualitatives associées à l’enquête
quantitative Trajectoires et Origines : enquête sur la diversité de la population en France », auquel
nous avons répondu. Voilà la présentation qui est faite de ces post-enquêtes :
Les post-enquêtes qualitatives associées à l’enquête Trajectoires et Origines : enquête
sur la diversité des populations en France auront une visée méthodologique ou permettront
d’approfondir un thème abordé dans le questionnaire quantitatif. Elles peuvent par exemple évaluer
la capacité des questions à renseigner sur les phénomènes étudiés, souvent complexes et difficiles à
saisir dans un questionnaire fermé. Les projets peuvent viser l’élaboration de propositions
argumentées de méthodes d’enregistrement alternatives. Ils peuvent encore s’intéresser à une
population difficile à observer en population générale, mais qui serait bien couverte par l’échantillon
de l’enquête TeO. Enfin, les projets tireront bénéfice de l’approche qualitative qui permet un
approfondissement des thématiques et s’attacheront à en présenter les enjeux et le type de
connaissances attendues.
Nous avons donc conçu un projet portant sur l’impact de la concentration spatiale
des immigrés et personnes issues de l’immigration sur leur taux et leur degré d’intégration sociale,
économique, culturelle et politique. Il devait nous permettre d’affiner et d’approfondir les
connaissances sur les trajectoires résidentielles des immigrants abordées dans l’enquête TeO et
d’étudier leur impact en termes d’intégration et de vécu de la société d’accueil.
Nous partions de l’hypothèse que l’environnement résidentiel façonne en partie le
type d’information, d’interaction ou de représentations auxquelles les individus sont exposés ou
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qu’ils partagent. Plus précisément, notre hypothèse centrale était la suivante : les immigrants qui
vivent dans des zones de forte concentration expérimentent la société d’accueil de façon
différente de ceux qui vivent dans des zones non concentrées, et ceci affecte leur capacité
d’intégration.
Pour vérifier ou infirmer cette hypothèse, nous avions prévu de concentrer
particulièrement notre enquête sur les enjeux de la mobilité géographique, sociale et politique des
immigrants, et de tester notamment les propositions suivantes : de fortes concentrations
d’immigrants retardent l’assimilation sociale, culturelle, économique et politique des immigrants
dans la société d’accueil ; la capacité de mobilité hors des zones de forte concentration affecte la
représentation positive ou négative qu’en ont les habitants, particulièrement de deuxième
génération ; la forte concentration spatiale d’immigrants associée à celles de désavantages socio-
économiques et scolaires est une source de ressentiment et conduit à plus d’incivilité et de
tensions que les zones de moindre concentration ; elle engendre, dans le reste de la société, des
représentations négatives des zones de forte concentration susceptibles de s’étendre à l’ensemble
des populations issues de l’immigration.
Notre projet est exposé de manière plus détaillée un peu plus loin ; avant d’y venir, il
est nécessaire d’indiquer que cette enquête qualitative est, de notre point de vue, une étape dans le
cadre d’un projet international bien plus vaste, piloté par Frédérick Douzet et Bruce E. Cain (UC
Berkeley).
2. Une étape d’un projet comparatif international
Notre projet d’étude comparative internationale de l’impact de la ségrégation est né
de l’observation de similitudes grandissantes entre les processus de concentration spatiale, de part
et d’autre de l’Atlantique, de populations qualifiées de minorités ou « minorités visibles » et d’un
certain nombre de désavantages sociaux — ou pathologies sociales dans la terminologie
américaine — sur des territoires urbains stigmatisés, avec des conséquences comparables malgré
les différences d’ampleur des phénomènes et du contexte historique et social entre les États-Unis
et des pays d’Europe comme la France ou la Grande-Bretagne.
À l’issue de plusieurs séminaires internationaux de réflexion financés par le fonds
France-Berkeley, nous avons choisi de nous concentrer sur la question de la concentration
spatiale des immigrants, seule catégorie statistiquement comparable entre les trois pays en
l’absence de statistiques ethniques en France. Ceci correspondait par ailleurs au choix de ne pas
inclure la question de la ségrégation des noirs aux États-Unis, largement documentée par ailleurs
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dans la littérature anglo-saxonne, que son ampleur et sa spécificité rendent difficilement
comparable.
Nous avons conduit une première étude quantitative de mesure de la ségrégation
dans les grandes métropoles des trois pays, ce qui nous a permis de faire émerger les points de
comparaison et la diversité des expériences rencontrées afin d’affiner l’élaboration de nos futures
études qualitatives et d’en déterminer les terrains d’analyse. Ces résultats ont été présentés lors du
colloque « Ensemble ou séparés : les enjeux de la concentration spatiale des immigrants aux
États-Unis, en France et en Grande-Bretagne », qui s’est tenu à l’Université Paris 8 en
janvier 2009 et visait à faire le point sur l’état de la recherche sur les causes et caractéristiques de
cette concentration, mais surtout sur ses enjeux, et notamment : opinion publique et attitudes ;
jeunesse et violence ; représentation politique ; et dynamiques économiques.
Sans entrer dans les détails de l’élaboration de cette étude qui fera prochainement
l’objet d’une publication aux États-Unis (Douzet, Hanley et Reardon, à paraître), nous présentons
ici les résultats qui ont guidé notre démarche pour notre enquête qualitative en France. Nous
avons utilisé les données du recensement des trois pays pour mesurer la ségrégation dans les
métropoles de trois pays. Notre choix s’est porté sur l’indice H de Theil, que nous avons mesuré
de façon aspatiale (Theil 1972) et spatiale (Reardon et O’Sullivan 2004).
C’est l’indice le mieux adapté lorsque l’on cherche à mesurer la ségrégation entre
plusieurs groupes à des échelles géographiques différentes. Cette méthode permet en effet de
calculer un indice de diversité E (Enthropie) pour une entité donnée en fonction des groupes de
population qui la compose. Elle permet ensuite de mesurer à quel point les sous-ensembles de
cette entité divergent de cet indice. Et on peut décomposer par niveau géographique, sachant que
les résultats sont parfaitement additifs. Par exemple, si l’on cherche à mesurer la ségrégation à
l’échelle d’une agglomération, on mesure l’indice de diversité E pour l’agglomération et on calcule
le score H en fonction du taux de divergence des IRIS par rapport à l’indice E. Mais on peut
aussi, en regroupant les IRIS, mesurer la ségrégation entre communes, entre quartiers au sein de
ces communes et entre IRIS. Il est également possible de décomposer par groupe de population
lorsque l’on a plus de deux groupes de population en présence, ce que ne permettent pas les
autres indices classiques.
Nous avons dans un premier temps sélectionné la catégorie des personnes nées à
l’étranger, seule catégorie de recensement commune à nos trois études de cas. Les résultats ont
montré des taux de ségrégation dans l’ensemble beaucoup plus faibles pour les agglomérations
françaises que pour les agglomérations britanniques ou américaines, et ce, même à des taux
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d’immigrés comparables. Lille arrive en tête des villes au plus fort taux de ségrégation en France
avec un score H de 0,0615, devant Paris (0,0443), mais loin derrière les villes de Bradford (0,177)
ou Birmingham (0,1257) en Grande-Bretagne, ou Atlanta (0,1579) et Boston (0,1308) aux États-
Unis.
Lorsque nous appliquons la méthode spatiale développée par Reardon et O’Sullivan,
qui permet de mesurer la ségrégation en fonction de la taille que l’on attribue au quartier (rayon
de 500 m, 1 km, 2 km...), on s’aperçoit que la ségrégation demeure très élevée aux États-Unis
même lorsque la taille du quartier est basée sur un rayon de 4 km, alors qu’elle chute rapidement
en Grande-Bretagne et tombe presque à zéro en France lorsque l’on élargit le périmètre — au-
delà d’un rayon de 500m.
cependant, notre dénominateur commun — la population née à l’étranger — restait
largement insuffisant. Afin d’affiner nos mesures, nous avons donc choisi d’élaborer une
catégorie de « minorités visibles » pour chaque pays, en fonction des débats politiques suscités par
les différents groupes de population et les données disponibles. Pour la France, nous avons
construit une catégorie regroupant les personnes nées étrangères à l’étranger et les personnes
nées étrangères en France, avec des sous groupes notamment pour les personnes originaires du
Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Pour les États-Unis et la Grande-Bretagne, nous avons
utilisé le critère ethnique.
Les résultats obtenus pour ces catégories de population sont nettement plus élevés,
avec un score H, pour les personnes originaires du Maghreb de 0,1071 à Lille, 0,1175 à Toulouse
et 0,0877 à Paris ; et pour les personnes originaires d’Afrique subsaharienne de 0,1070 à Marseille,
0,0847 à Lille et 0,0786 à Paris. Elles restent toutefois nettement en deçà de ce que nous avons pu
mesurer aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il faut toutefois remarquer que les personnes
nées dans ces pays pendant la colonisation sont statiquement exclues de nos catégories, possédant
la nationalité française à la naissance. Or lorsqu’on compare les deux catégories, on trouve des
résultats fort différents : le score H pour les personnes nées françaises au Maghreb se situe entre
0,007 à Toulon et 0,019 à Lille, le score le plus élevé ; en revanche, le score H des personnes nées
étrangères au Maghreb, qu’elles aient acquis ou non la nationalité française par la suite, évolue
entre 0,074 à Toulon et 0,101 à Lille.
Nous avons donc choisi d’affiner encore notre analyse en ciblant les catégories d’âge,
pour effectuer nos mesures dans un contexte post-colonial. Or les populations nées à l’étranger
de moins de 30 ans connaissent une ségrégation nettement plus importante que le reste de la
population, les scores les plus élevés se situant entre 25 et 29 ans, alors qu’en Grande-Bretagne,
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les tranches d’âge les plus jeunes connaissent une ségrégation moins importante que l’ensemble
de la population, la plus forte ségrégation touchant les tranches 45-49 ans et 60-64 ans.
En France, la ségrégation des 25-29 ans nés à l’étranger atteint 0,1737 à Metz, 0,1359
à Marseille, 0,1242 à Lille ou encore 0,0923 à Paris. Ces résultats mériteraient d’être affinés par
région d’origine. Nos données suggèrent que lorsque l’on cible certaines catégories de population,
les taux de ségrégation sont sans doute moins différents que l’on a pu le dire de ceux que
connaissent les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Les jeunes immigrants et personnes nées
étrangères au Maghreb connaissent en effet des taux de ségrégation qui s’approchent dans
certaines villes de ceux des immigrants de Grande-Bretagne en provenance d’Afrique centrale, du
Proche-Orient ou des Caraïbes, ou encore des Asiatiques aux États-Unis. Il ne s’agit pas d’en
conclure que les phénomènes sont équivalents de part et d’autre de l’Atlantique, mais que les
dynamiques de ségrégation présentent des similarités qui bousculent un certain nombre de
représentations l’intégration en France.
Cette première approche quantitative nous a guidés dans notre choix, pour cette
étude en France, de territoires de forte ségrégation, dotés d’une population jeune. Elle a aussi
permis de soulever la question de la densité verticale de population et de la façon dont elle affecte
les mesures de la ségrégation, dont les outils ont été pour l’essentiel développés à partir de
l’expérience américaine.
3. Méthodologie de l’enquête qualitative
Afin de répondre tout à la fois aux objectifs de l’enquête TeO et au projet plus large
présenté à l’instant, nous avons donc soumis un projet qui portait sur l’impact de la concentration
spatiale des immigrés et des personnes issues de l’immigration sur leur taux et leur degré
d’intégration sociale, économique, culturelle et politique.
Hypothèses :
L’environnement résidentiel façonne en partie le type d’information, de ressources,
d’interaction ou de représentations auxquelles les individus sont exposés ou qu’ils partagent.
Notre hypothèse principale est la suivante : les immigrés et leurs enfants ont une expérience
différente de la société d’accueil, selon qu’ils vivent dans des zones de forte concentration ou
dans des zones, au contraire, non concentrées. En outre, la forte concentration spatiale
d’immigrants (immigrés et populations issues de l’immigration) influence le regard que porte le
reste de la population sur ces territoires et les populations qui s’y trouvent. Ceci est notamment
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dû à la surreprésentation des immigrants dans les quartiers de forte concentration de pauvreté.
Dans un contexte de crise aigüe ou de tensions très médiatisées (attentats, émeutes, rixes entre
bandes...), les représentations à l’égard des populations de ces quartiers s’étendent parfois à
l’ensemble de la population immigrante, conduisant à des attitudes racistes et discriminatoires. Et
ce, bien que tous les immigrants ne soient pas pauvres ou concentrés dans des quartiers
défavorisés, et que toutes les populations défavorisées ne soient pas immigrantes. Ces
représentations affectent par ailleurs le soutien populaire aux politiques publiques ciblant ces
territoires, qui plus est celles visant ouvertement les populations immigrantes.
Nous avons ainsi choisi d’aborder la question de l’intégration par les enjeux de la
mobilité, dans une acception large : mobilité résidentielle, sociale, politique et culturelle. L’idée
sous-jacente est que les perspectives d’amélioration des conditions de vie (logement, revenus...)
sont plus pertinentes que les conditions elles-mêmes à un temps donné pour évaluer le rapport
d’un immigrant à son quartier et la société française, ainsi que les enjeux politiques et les défis
potentiels qui en découlent.
Le sentiment d’absence de possibilité de mobilité pourrait notamment permettre
d’expliquer pourquoi, à niveaux de concentration spatiale très différents, on trouve souvent le
même vécu d’exclusion et de frustration à l’égard de la société d’accueil dans les zones de forte
concentration. La référence généralisée à l’idée de ghetto exprime précisément la notion
d’enfermement — dans une identité, une condition sociale, un quartier, un manque de
représentation politique — et d’isolement, plus qu’elle ne renvoie à la notion d’homogénéité
réelle ou de simple cumul de désavantages sociaux sur un territoire.
Nos hypothèses de travail nous conduiront donc à tester un certain nombre de
propositions :
- de fortes concentrations d’immigrants retardent l’assimilation sociale, culturelle,
économique et politique des immigrants dans la société d’accueil, même si elles offrent
un environnement et des réseaux de soutien qui facilitent l’installation et l’insertion des
immigrés récents au sein du quartier.
- la concentration spatiale des immigrants freine notamment la mobilité résidentielle, en
freinant l’ascension sociale, économique et politique des immigrants.
- la capacité de mobilité hors des zones de forte concentration affecte la représentation
positive ou négative qu’en ont les habitants, particulièrement de deuxième génération.
- la forte concentration spatiale d’immigrants associée à celles de désavantages socio-
économiques et scolaires est une source de ressentiment et peut conduire à une forme
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de rejet de l'environnement immédiat et plus de tensions entre les habitants que les
zones de moindre concentration.
- elle engendre, dans le reste de la société, des représentations négatives des zones de
forte concentration susceptibles de s’étendre à l’ensemble des populations immigrantes.
- la stigmatisation des quartiers de forte concentration est une source d’humiliation et de
sentiment de rejet pour les habitants, ainsi qu’un marqueur identitaire très fort.
- Cette situation engendre l’émergence d’identités séparées et fragilise le lien national.
Apports méthodologiques
Cette étude met l’accent sur la dimension territoriale — qui au cœur de l’approche
géopolitique — de la question des trajectoires des immigrés et personnes issues de l’immigration.
Elle vise à étudier l’impact de la configuration territoriale du lieu de résidence sur les trajectoires
des immigrants. Elle permet d’affiner et approfondir les connaissances sur les trajectoires
résidentielles des immigrants abordées dans l’enquête TeO (notamment en explorant les
déménagements récents) et d’étudier leur impact en termes d’intégration et de vécu de la société
d’accueil. Notre enquête apporte un éclairage qualitatif, par la prise en compte d’éléments
subjectifs propres aux enquêtés, permettant une meilleure interprétation des résultats de l’enquête
TeO, aussi bien sur les trajectoires résidentielles que sur les processus d’intégration.
Cette enquête a également permis de recueillir des informations plus spécifiques et
détaillées sur la discrimination, particulièrement dans deux secteurs : l’accès au logement, qui
conditionne en partie les trajectoires des immigrants, notamment en termes d’accès à l’emploi ;
les relations avec la police, question très sensible dans les quartiers de forte concentration où la
violence est très médiatisée et qui est abordée par le questionnaire TeO.
Les réponses à nos questions pourront aider à affiner le questionnaire pour des
enquêtes ultérieures en permettant d’identifier quel était le sens des réponses données aux
questions sur le dernier logement et les raisons du déménagement, ainsi que sur les modalités
d’accès au logement actuel et l’expérience des discriminations dans la recherche de logement, ou
encore sur la diversité des origines dans l’espace résidentiel. Elles permettent aussi de mettre en
évidence l’importance du contexte spatial, qui mériterait d’être mieux pris en compte lors de
futures enquêtes.
Nous avons choisi de concentrer nos entretiens sur les territoires de forte
concentration spatiale d’immigrants et d’interroger des immigrés et des personnes issues de
l’immigration. Parmi notre échantillon, nous voulions pouvoir mesurer la différence de
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perception entre les immigrants qui vivent dans des quartiers de très forte concentration et ceux
qui vivent dans des quartiers de moindre concentration. Nous souhaitions une parité hommes-
femmes pour tester l’importance de cette variable. Nous avions limité la population originaire de
pays européens à 25 % de l’échantillon afin d’assurer une diversité d’origines et d’apprécier les
différences. L’échantillon reçu est présenté en détail plus loin.
Pour les entretiens, nous disposions de deux outils : grille d'entretien semi-directif
d’une part, et un formulaire d’observation systématique d’autre part, concernant le quartier. Ces
deux outils sont présentés dans le détail ci-dessous, avant d’être reproduits.
Notre grille d'entretien semi-directif
La grille d’entretien que nous avons utilisée est reproduite ci-dessous. Son élaboration
répond à plusieurs contraintes : la validation a priori par diverses instances de la statistique
publique a posé une série de problèmes. D’une part, elle nous empêchait d’utiliser certains mots
tabou, alors qu’ils sont très utilisés dans le langage courant des cités, en particulier ce qui
concerne les désignations d’ordre racial ; d’autre part, il est difficile d’élaborer une grille
d’entretien sans plusieurs tests réels, or nous devions présenter une grille de telle manière que le
temps de l’entretien ne dépasse en aucun cas une heure ; enfin, et surtout, nous avons constaté
que l’ordre ou la rédaction des questions s’adaptait mal à la variété de nos enquêtés. En fonction
du parcours personnel, mais aussi du niveau de langue, d’éducation ou de loquacité de nos
enquêtés, il nous a été plus ou moins aisé de respecter cette grille. Nous avons par ailleurs été
invités à ne pas poser des questions dont les réponses figuraient dans le questionnaire TeO, mais
il s’est avéré difficile de ne pas poser certaines questions telles que : « Êtes-vous né(e) en France ;
À quel âge êtes-vous arrivé(e) en France ? », car elles sont nécessaires pour pouvoir aborder les
questions portant sur la trajectoire résidentielle de la personne. Or signifier que nous en
connaissions les réponses aurait pu troubler l’enquêté quant à la confidentialité des données
préalablement fournies lors de l’enquête TeO.
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Les enjeux de la concentration spatiale
0 - COURTE PRÉSENTATION
• Où êtes-vous né(e) ? Si hors de France, à quel âge êtes-vous arrivé(e) en France ?• Si votre langue maternelle n’est pas le français : comment et en combien de temps avez-vous
appris le français ?• Dans ce cas : la maîtrise de la langue a-t-elle été un problème pour votre insertion dans le
quartier ? Dans le monde du travail ? Dans la société française ?
I - LE QUARTIER ET L’ENVIRONNEMENT
LES RAISONS DE VOTRE INSTALLATION DANS LE QUARTIER• Depuis combien de temps habitez-vous le quartier ?• Si vous habitez chez vos parents :
- Avez-vous déjà eu un logement indépendant ? Si oui, où et pourquoi êtes-vous revenu ?- désirez-vous avoir un logement indépendant ? - Dans le même quartier ou ailleurs ? Pourquoi ? - Quelles sont les difficultés que vous rencontrez pour obtenir ce logement ?
• Quel a été votre premier logement en France métropolitaine ? Pouvez-vous me décrire ce logement ? En étiez-vous satisfait ?
• Où avez-vous habité ensuite ? Avez-vous par le passé déjà habité le quartier et êtes revenu y vivre ?
• Pouvez-vous me décrire tous les logements que vous avez eu depuis votre naissance ou votre arrivée en France ?
• Pour quelles raisons vous êtes-vous installé dans ce quartier ? • Quelles étaient les autres possibilités qui s’offraient à vous (autre quartiers, villes, pays, autre
type de logement) ? • Pensez-vous que votre origine vous ait desservi dans la recherche de logement ? Pourquoi ?• Quelle idée vous faisiez-vous du quartier (quelles étaient vos attentes) et votre expérience y
correspond-elle ?• Comment pensez-vous qu’aujourd’hui votre quartier est perçu de l’extérieur ? Pensez-vous que
cette image soit juste ?
VOTRE EXPÉRIENCE DE L’ENVIRONNEMENT• Ce quartier est-il mieux que celui dans lequel vous viviez auparavant ?• Quels sont les aspects que vous appréciez ? Ceux que vous n’appréciez pas ?• Quels sont les réseaux de soutien dont vous bénéficiez au sein de votre quartier ? Vers qui vous
tournez-vous en cas de besoin, de problème ?• Quelles sont vos principales occasions de rencontre et sources d’entraide ? (y compris la
pratique religieuse si la personne a déclaré avoir une religion)• Où passez-vous l’essentiel de votre journée (dans le quartier ou à l’extérieur, à domicile ou sur
un lieu de travail) ?
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VOTRE QUARTIER (& VOTRE LIEU DE TRAVAIL)• Que pensez-vous de la population de votre environnement ? Quels en sont les aspects
positifs ? Négatifs ?• Vous sentez-vous entouré de personnes qui vous ressemblent ou qui sont très différentes ? (en
quoi ?)• Vous sentez-vous bien accepté au sein de votre environnement ? À quoi le sentez-vous ?• Quelle appréciation portez-vous sur le degré de mixité (diversité des origines) de votre
environnement ? Est-il important ? Vous convient-il ? Souhaiteriez-vous qu’il soit différent ?• Estimez-vous avoir une « origine » étrangère, au sens où on l’entend habituellement dans
l’expression français d’origine ceci ou cela, et voulez vous nous dire laquelle ? Si c’est le cas, dans votre environnement, êtes-vous souvent en contact avec des personnes de la même origine que vous ? Avec des personnes d’autres origines ? Avec des personnes françaises de naissances ?
• Globalement, vous sentez-vous bien intégré dans votre quartier ou plutôt isolé ? Pourquoi ?• Si vous vous réclamez d’une religion, estimez-vous pouvoir aisément pratiquer votre religion au
sein de votre environnement ? • Est-ce différent sur votre lieu de travail ou d’étude ? (relances si nécessaire)
LES ÉQUIPEMENTS DU QUARTIER• Votre quartier est-il suffisamment bien équipé en magasins, installations sportives, services
publics ? • Que pensez-vous de la qualité des écoles du quartier ? Permettent-elles la réussite scolaire des
enfants ?• Votre quartier est-il bien desservi par les transports en commun ?• Vous est-il facile de vous rendre à votre travail ? Combien de temps de transport, etc…
LA DÉLINQUANCE DANS LE QUARTIER… ET LE RÔLE DE LA JEUNESSE ?• Que diriez-vous de la violence et de la délinquance dans votre quartier ? Est-elle, à votre avis,
supérieure, égale ou inférieure à la moyenne des autres villes ou quartiers ?• Quelles sont vos relations avec les représentants de la force publique ? Avez-vous confiance
dans la police ?• Que pouvez-vous dire du comportement des jeunes de votre quartier ?
II - VOTRE MOBILITÉ
L’IMPACT DE LA CONCENTRATION SUR LA MOBILITÉ• Votre adresse a-t-elle déjà été pour vous un handicap ? Si oui, dans quelles circonstances ?
VOTRE MOBILITÉ RÉSIDENTIELLE• Cherchez-vous ou avez-vous cherché à quitter le quartier ? Si oui, pourquoi ?• Votre adresse actuelle vous a-telle déjà posée problème pour obtenir un nouveau logement ?
VOTRE MOBILITÉ SOCIO-ÉCONOMIQUE• Pensez-vous que votre quartier soit un atout pour l’avenir de vos enfants ou au contraire un
handicap ? Pour quelles raisons ?• (Vos enfants fréquent-ils l’école du quartier ? Si non, où sont-ils scolarisés et pourquoi ?)• Avez-vous trouvé de l’aide (conseils, aide administrative, prêts...) au sein de votre quartier dans
vos recherches d’emploi ou pour soutenir vos projets ?• Quelles sont vos ambitions professionnelles et pensez-vous qu’elles soient réalisables ?
Pourquoi ?
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Malgré les petits ajustements qui ont donc vite été nécessaires, la grille d’entretien ci-
dessous a donc été suivie assez fidèlement, et elle a plutôt bien fonctionné. Sa construction est la
suivante :
- Tout d’abord, et après quelques questions liminaires pour situer la personne parmi notre
échantillon, nous parlons de la trajectoire résidentielle de la personne. C’est aussi
l’occasion d’évoquer les motif de l’installation dans le logement actuel.
- Dans un second temps, des questions amènent à centrer la discussion sur le rapport de
l’enquêté à son environnement, à son quartier, y compris en comparaison avec son
éventuel environnement professionnel. Des points plus spécifiques sont abordés,
notamment la délinquance et l’équipement du quartier.
- Ensuite, l’entretien est orienté vers la mobilité, à la fois résidentielle, mais aussi sociale,
culturelle, professionnelle… Il s’agit d’arriver à discuter du sentiment — ou non —
d’être bloqué(e) dans son évolution personnelle, en lien avec le lieu de résidence.
II - VOTRE IDENTITÉ ET VOTRE INSERTION
VOTRE PARTICIPATION CITOYENNE• Etes-vous impliqué dans des activités associatives, caritatives ou politiques ? Si oui, ont-elles
lieux dans votre quartier, votre commune, ailleurs ? Comment avez-vous décidé de vous investir ?
• Souhaiteriez-vous avoir plus d’opportunité de vous investir politiquement ?• Pensez-vous que vos intérêts soient bien compris et bien représentés par vos élus locaux ? Par
le gouvernement français ? Si non : pourquoi ?• Avez-vous des opportunités de faire entendre vos revendications à vos élus locaux ? Vous
sentez-vous écouté ?
VOTRE RELATION À LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE• Vous sentez-vous citoyen à part entière en France ?• Si vous êtes français, avez-vous le sentiment d’appartenir pleinement à la nation ?• Comment décririez-vous votre identité personnelle ? Je suis…• Pensez-vous qu’il est préférable que les immigrés récents vivent dans des quartiers de forte
immigration, dans des quartiers très mixtes ou dans des quartiers où se trouvent peu d’immigrés ?
• Pensez-vous que la France accorde suffisamment d’aide et de services aux immigrés / aux habitants des quartiers populaires ?
• Pour finir, que pensez-vous de cette enquête ? Estimez-vous avoir balayé les champs importants à propos du sujet de l’enquête « les enjeux de la concentration spatiale des immigrants » ?
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- Enfin, dans le dernier temps de la discussion, les questions liées à l’identité, à la
citoyenneté, à la nation et à la politique permettent d’entrer en profondeur dans le
sentiment d’insertion ou de rejet qu’éprouve l’enquêté.
Bien entendu, la grille d’entretien est indicative. Selon la diversité des situations,
plusieurs questions se révèlent inappropriées à chaque cas. C’est donc plutôt à la présentation
synthétique ci-dessus qu’il convient de se référer pour comprendre comment nous avons mené
nos entretiens.
Notre formulaire d’observation systématique :
L’autre outil que nous avions conçu pour notre enquête qualitative était un
formulaire d’observation systématique, à renseigner à chaque entretien. Pour l’essentiel, il
s’agissait de combler la faiblesse du questionnaire TeO quantitatif pour ce qui concerne le
quartier. En effet, il s’agit de questions qui auraient tout à fait pu être posées dans le cadre de
l’enquête quantitative, ce qui aurait fourni une base d’information très riche sur les immigrés et
leurs enfants quant à leurs conditions de résidence. Il est évident que les concepteurs de TeO ne
pouvaient poser toutes les questions pertinentes dans tous les domaines si variés que couvrait le
questionnaire. Toutefois, il nous semble juste de remarquer que la partie logement n’est à
l’évidence pas la plus fournie.
Le formulaire est conçu de manière à repérer plusieurs caractéristiques supposées des
quartiers considérés par leurs habitants ou par le reste de la population comme des ghettos. La
comparaison entre les données ainsi recueillies et le sentiment des enquêtés quant à leur quartier
est donc riche en enseignements. Il s’agit donc, d’une part, de mesurer à quel point les
caractéristiques objectives du quartier jouent, par comparaison avec d’autres données concernant
la personne elle-même (origine, génération, situation d’emploi…). D'autre part, il s’agit de
mesurer quelles caractéristiques sont les mieux corrélées au sentiment d’enfermement.
Le formulaire, présenté in extenso ci-dessous, fait donc le point sur quelques-unes des
caractéristiques essentielles du quartier et du logement :
- l’enclavement est mesuré simplement à partir du temps de transport vers le point central
le plus proche de la métropole, ainsi que par d’autres données comme la fréquence et
l’amplitude horaire des transports collectifs, le nombre de changements nécessaires.
- le quartier est décrit par une série de variables simples : type de quartier, état des abords
et des immeubles, présence de carcasse de véhicules, de seringues usagées…
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- son équipement est mesuré par la présence ou non dans un rayon étroit d’une série de
commerces et de services propres à créer une vie de quartier animée.
- concernant le logement, il ne s’agissait que de détecter des problèmes de mal-logement.
Notons qu’une question manque à ce niveau, que nous n’avons pas pensé à inclure :
celle de l’éventuelle sur-occupation du logement. Le cas échéant, l’information figure
dans les entretiens.
- enfin, les grands collectifs sont l’objet d’une description plus spécifique : type, sécurité,
état général des parties communes.
La pratique de ce genre de formulaires, parfois bien plus détaillés, est courante aux
États-Unis ; à notre connaissance, ce n’est pas le cas dans les enquêtes en sciences sociales en
France. Sans anticiper sur les conclusions, disons tout de suite que ce formulaire est une grande
source de satisfaction, car nous avons réussi, avec un seul test préalable, à construire un
document très efficace, simple à utiliser, rapide à renseigner, et qui fournit énormément de
renseignements. Dans l’idéal, ces deux pages pourraient être intégrées au prochain questionnaire
TeO. Ou bien, autre hypothèse, elles pourraient être renseignées par l’enquêteur avant l’entretien.
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Identifiant : …………………………………………
Enquêteur : …………………………………………Date & heure : …… / …… / 20…… à …… h ……
adresse : ……………………………………………
……………………………………………………… CP : …………… ville : ……………………………
1. Transport vers le quartier :
Temps de transport total depuis :O Lille-Flandre
O Lille-Europe
O Paris-Nord
O Châtelet-les-Halles
O Saint-Lazare
O mesuré par l’enquêteur
O selon l’enquêté
Voyage à (heure) : …… h ……
Durée : …… heure(s) et …… minutes
dont ……… minutes de marche à pied
Nombre de modes de t ranspor ts nécessaires :
Nombre de trains : ……
Nombre de métros : ……
Nombre de trams ou bus : ……
O Voiture quasi obligatoire
Fréquence des trains / métro / bus (choisir le segment le moins bon) :
O train O métro O tram O bus
Voyage à (heure) : …… h ……
…… par heure ou toute les ……… minutes
Premiers et derniers horaires :Au départ du quartier le matin : …… h …… Au départ de la gare centrale le soir : …… h ……
2. Le quartier et l’accès à l’immeuble / maison :
S’agit-il d’un quartier :O résidentiel pavillonnaire
O résidentiel en grand collectif
O résidentiel mixte
O de centre-ville
O d’une zone d’entrepôt ou industrielle
Quel est l’état général de propreté des abords (publics, collectifs ou privés visibles)1 ?
O très mauvais
O mauvais
O bon
O très bon
Quel est l’état moyen des immeubles ?O très mauvais
O mauvais
O bon
O très bon
Quel est le type architectural et l’âge apparent moyen du bâti ?
O quartier tout neuf
O pavillons récents ou petites unités des 90‘s
O barres et tours des 60’s-80‘s
O maisons ou immeubles simples d’après-guerre
O immeubles ou maison anciens
Y’a-t-il des poubelles visibles, déchets, des encombrants, des carcasses de véhicules ?
O oui O non
Y’a-t-il des seringues ou des préservatifs usagés… ?
O oui O non
Le quartier est-il arboré (voie publique et abords, présence d’un square…) ?
O Très
O Peu
O pas du tout
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1 trottoirs, voirie, pelouses des immeubles, jardins privatifs visibles
À proximité du logement (5-10 minutes à pied), trouve-t-on un(e) / des :
O boulangerie
O petits commerces alimentaires
O supermarché classique
O supermarché discount
O marché alimentaire
O banque (avec un DAB)
O bistrot ou tabac
O commerces de proximité non alimentaires
O restaurant classique
O restaurant de restauration rapide
O médecin
O pharmacie
O poste de police
O bureau de poste
O antenne administrative de la mairie
O centre d’action social, association de quartier, maison des jeunes, etc…
O centre de sécurité sociale (ou CAF, etc.)
O stade, ou autre installation sportive
O square, parc, jeux pour enfants…
Si le logement est dans un immeuble collectif seulement :
S’agit-il (entourer plusieurs réponses éventuelles) :
O d’une dalle
O de bâtiments sur terrain vague
O d’une résidence arborée
O d’une rue classique2
L’accès est-il libre ou protégé :O aucune protection
O code
O interphone
O gardien
Les espaces collectifs (halls, ascenseurs, cages d’escalier, couloirs…) sont-ils :
O propres
O sales (odeurs d’urine, tags…)
O lumineux ou bien éclairés
O sombres ou mal éclairés
O bien entretenus (peinture, boîtes aux lettres…)
O mal ou non entretenus
O Aménagés et conviviaux
O nus et peu conviviaux
3. Le logement lui-même (à l’exclusion de l’aménagement privé) :
Le logement est-il en mauvais état (bâti et partie technique ; cocher ce qui pose problème) :
O Toiture, plafonds, sols ou murs (insalubrité par humidité d'infiltration)
O plomberie et sanitaires
O chauffage, isolation thermique
O électricité et gaz (sécurité)
O isolation sonore (interne et externe)
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2 immeubles jointifs avec accès directement sur le trottoir d’une voie de circulation automobile
4. Présentation de l’échantillon reçu
Munis de nos cartes d’enquêteurs de l’INSEE, d’un enregistreur et de nos deux
outils, la grille d’entretien et le formulaire d’observation, il ne nous manquait plus que
l’échantillon. Celui-ci comportait 125 fiches-adresse, ainsi que l’ensemble des réponses de ces
125 personnes au questionnaire TeO. Suit une présentation détaillée de cet échantillon.
Répartition entre la Seine-Saint-Denis et l’agglomération de Lille-Roubaix-Tourcoing
Notre échantillon est réparti sur deux territoires, dans des
proportions sensiblement égales. Nous souhaitions en effet concilier
deux impératifs, lorsque nous avons introduit ce critère de sélection :
un échantillon rassemblé, à la fois pour des raisons pratiques et pour
des raisons plus scientifiques. Nous avions en effet l’idée que nous
pourrions avoir des personnes vivant dans le même environnement,
ceci permettant d’isoler plus finement les facteurs personnels qui
pourraient éventuellement amener à des visions différentes du quartier. Et un échantillon qui
couvre une relative diversité de situation, notamment en termes de type d’urbanisme (grands-
ensembles / quartiers anciens), tout en permettant d’éviter de ne nous concentrer que sur la seule
région parisienne, où nous suspections des phénomènes de ressentiment particulièrement
intenses.
Sur les images ci-dessous, on voit que dans le département du Nord, les « fiches —
adresses » sont regroupées à Lille même, ainsi qu’à Roubaix, ainsi que quelques adresses à
Tourcoing et d’autres disséminés dans le département. Dans la Seine-Saint-Denis, en revanche, les
adresses sont assez bien réparties sur le territoire, puisque certaines sont en petite couronne, au
nord, vers la plaine de France, ou à l’est, tandis que d’autres sont plutôt à l’extrémité du
département. En recevant cet échantillon, nous étions enthousiastes à propos du regroupement
d’un nombre significatif d’enquêtés dans quelques communes de Seine-Saint-Denis ; en effet,
nous pensions que cela nous permettrait d’avoir plusieurs points de vue sur un même quartier, et
ainsi d’isoler les facteurs déterminants des relations différentes à son quartier.
Lille-Roubaix-Tourcoing
48 %
Seine-Saint-Denis52 %
24 / 113
25 / 113
Immigrés et non-immigrés, et origines des enquêtés
L’échantillon comporte 36 % d’immigrés, au sens
légal, et 64 % de personnes nées en France de parents immigrés.
Cette proportion correspond à nos souhaits. Nous voulions en
effet d’une part, mesurer l’écart dans les discours sur le quartier,
selon que celui qui parle est immigré ou enfant d’immigré.
D’autre part, au regard de l’évolution à long terme de cette
population, il nous semblait judicieux nous focaliser un peu plus
sur la seconde génération.
En ce qui concerne les origines des personnes, nous
n’avions que peu ou pas de contrôle. Nous avions seulement
demandé que les personnes d’origine européenne ne représentent
pas plus du quart de notre échantillon. Celui que nous avons reçu
contient de fait 24 % de personnes d’origine européenne
d’Amérique du Nord, c’est-à-dire qui ne font pas partie des
minorités dites « visibles ». Il y a aussi 14 % de personnes qui sont
d’origine d’Asie orientale ou bien des Caraïbes et d’Amérique
latine. Ces personnes sont bien identifiées socialement comme
des membres de minorités dites « visibles », mais ne sont pas
considérées comme connaissant des problèmes d’insertion ou
d’intégration. C’est en revanche le cas des personnes (8 %) qui
viennent d’Europe Orientale, des Balkans, de Turquie, du Proche-
Orient et bien entendu, de celles (55 %) qui viennent d’Afrique,
du Nord ou subsaharienne.
Hommes et femmes, classes d’âges
Les graphiques ci-contre donnent quelques
indications d’ordre démographique sur notre échantillon. On
voit que les femmes sont surreprésentées, ce qui représente
d’emblée une vraie difficulté, car les femmes ont tendance à
répondre plus facilement aux enquêtes que les hommes. Ceci
aboutit in fine à une surreprésentation d’autant plus accentuée
des femmes dans nos entretiens. Autre élément marquant, la
surreprésentation des jeunes, les moins de 30 ans représentant
64%
36%
ImmigrésEnfants d’immigrés
24%
2%
12%2%6% 20%
33%
Maghreb
Afrique Sub-saharienne
Proche-Orient, Turquie
Balkans etEurope OrientaleAsie Orientale
Amérique Latineet CaraïbesEurope (et Amériquedu Nord)
FEMMES57 %
HOMMES43 %
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40 % de l’échantillon. Ceci est à rapprocher des 40 % de moins
de 25 ans qui résident dans une ZUS, contre un peu plus de
30 % de la population générale. Néanmoins, notre échantillon
ne comporte pas que des ZUS ; et 40 % de notre échantillon ne
concerne que les 20 à 30 ans. Cette classe d’âge est
indiscutablement trop nombreuse dans notre échantillon. Cela
dit, la relative difficulté à les joindre compense en partie ce
problème. La pyramide des âges indique elle aussi la
surreprésentation des femmes et des jeunes.
Où habitent les personnes de notre échantillon ?
Le graphique ci-contre indique que 20 personnes de notre
échantillon résident dans un IRIS où le taux d’immigrés est égal à
moins de 10 %, 38 personnes dans un IRIS comprenant entre 10 et
20 % d’immigrés, 33 personnes entre 20 et 30 % d’immigrés,
17 personnes entre 30 et 40 % d’immigrés, et 13 personnes au-delà de
40 % d’immigrés.
Le questionnaire de l’enquête TeO comportait une
question sur le sentiment des personnes de vivre dans un quartier où la
population était plus ou moins composée d’immigrés (presque pas
d’immigrés, moins de la moitié de la population, la moitié de celle-ci, plus
de la moitié de celle-ci, presque toute la population). L’histogramme ci-
60 à 69 ans2 %
50 à 59 ans18 %
40 à 49 ans17 %
30 à 39 ans23 %
20 à 29 ans40 %
!
"
!!
#
$
%
!!
#
!%
"
&
'
$
"
%
"
(
!&
)*++,- .,++,-
$/010$'
&&010&(
&/010&'
'&010'(
'/010''
2&0102(
2/0102'
"&010"(
"/010"'
34,
/ & !/ !& "//&!/!&"/
13
17
3338
20
moins de 10%10% à 20%20% à 30%30% à 40%40% et plus
27 / 113
dessous montre pour chacune des réponses possibles la part des répondants classés par origines.
On constate que les personnes originaires d’Afrique, du Proche-Orient ou d’Europe orientale
sont significativement plus nombreuses parmi celles qui estiment que la moitié, plus de la moitié,
ou presque toute la population de leur quartier est immigrée.
Mais le second histogramme, ci-dessous, est plus intéressant encore. Avec les mêmes
données, il montre une corrélation significative entre le fait d’être originaire d’Afrique, du Proche-
Orient ou d’Europe orientale et le « risque » d’habiter dans un quartier où l’on a le sentiment que
la moitié ou plus de la population est d’origine immigrée.
0 %
25 %
50 %
75 %
100 %
Presque pas Moins de la moitiée La moitiée Plus de la moitiée Presque tous
Maghreb, Afrique sub-saharienne, Proche-Orient, Turquie, Balkans et Europe orientale.Europe, Amérique du Nord, Amérique Latine, Caraïbes, Asie orientale.
0 %
25 %
50 %
75 %
100 %
MaghrebAfrique sub-saharienneProche-Orient,Turquie, Balkanset Europe orientale.
Europe, Amérique du Nord, Amérique Latine, Caraïbes, Asie orientale.
Moins de la moitiée La moitiée Plus de la moitiée
28 / 113
*
Nos travaux, à partir de cet échantillon, ont suivi deux directions : une analyse
quantitative, visant en particulier à tester ce que l’on pouvait réaliser grâce aux données de TeO
en matière de mesure de la ségrégation et de corrélations ; une analyse qualitative sur la base
d’entretiens, ce qui correspond à l’appel à projet pour lequel nous avons été sélectionnés. Ce
rapport présente ci-dessous ces deux aspects de nos travaux, en commençant par le quantitatif.
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Seconde partie :LE TRAITEMENT QUANTITATIF ET SES RÉSULTATS
1. La mesure de la ségrégation : généralités
Évaluer l’impact de la concentration spatiale des immigrants sur leur intégration
suppose de pouvoir comparer les expériences, trajectoires et processus d’intégration des
immigrants selon qu’ils vivent dans des zones de forte ou de moindre concentration spatiale. Il
importe pour cela de pouvoir mesurer le taux de concentration du quartier de la personne
enquêtée, afin de déterminer dans quelle mesure il affecte ses réponses à l’entretien.
La mesure la plus simple de la concentration spatiale des immigrants est le
pourcentage d’immigrants pour chaque quartier. Or ce taux ne tient pas compte d’un aspect qui
nous semble important, à savoir à quel point les IRIS de forte concentration sont proches les uns
des autres ou au contraire dispersés sur le territoire. C’est pourquoi il nous a semblé important de
mesurer également un taux de ségrégation.
30 / 113
Or les outils statistiques existants, largement inspirés des méthodes nord-américaines
pour étudier la situation des noirs aux États-Unis, sont mal adaptés pour mesurer la réalité des
dynamiques ségrégatives contemporaines dans des contextes différents. Par ailleurs, les données
disponibles en France à une échelle d’analyse suffisamment fine pour rendre compte de la réalité
d’un quartier sont limitées. Nous avons toutefois tenté de réaliser plusieurs mesures de la
ségrégation afin de dresser une typologie des quartiers de nos enquêtés. L’expérience s’est révélée
largement insatisfaisante en raison de l’inadéquation des outils statistiques disponibles, du
manque de données à une échelle fine et de la trop grande surface et hétérogénéité des unités
statistiques utilisées (IRIS).
L’indice de mesure que nous avons privilégié est l’Information Theory Index ou
indice H de Theil (Theil 1972 ; Reardon et O’Sullivan 2004) qui, comme nous l’avons vu plus
haut, présente de nombreux avantages. Étant donné que le score H mesure le niveau de
ségrégation d’une entité par rapport à la composition de ses sous-ensembles, il nous était
impossible d’attribuer un taux de ségrégation (score H) à chaque IRIS, l’unité de recensement la
plus petite à laquelle nous ayons accès. La question s’est dès lors posée de savoir quelle serait
l’échelle pertinente pour mesurer au mieux le taux de ségrégation du quartier de la personne
enquêtée. Un rayon trop vaste (plusieurs kilomètres) aurait supprimé la spécificité du quartier par
rapport à ses voisins. Notre étude internationale nous a montré que les quartiers de ségrégation
en France, comparativement aux États-Unis, sont spatialement restreints. Grâce au géocodage des
adresses, nous avons donc choisi d’agréger les IRIS dans un rayon de 500 m autour de l’adresse
de chaque enquêté, afin de calculer un indice H pour chaque adresse. En raison des restrictions
sur les données sensibles, nous n’avons pas pu calculer un indice multi-groupe, n’ayant pas accès
au pays de naissance des immigrés. À l’échelle de l’IRIS, nous étions restreints à deux catégories :
les immigrés (selon la définition de l’INSEE, c’est-à-dire né étranger à l’étranger) et tous les
autres.
Nous avons également mesuré, à titre de comparaison, les 5 indices classiques de la
ségrégation développés par Massey et Denton (Massey et Denton 1988, Iceland et Douzet 2006),
en utilisant un rayon de 500 m. L’indice de dissimilarité notamment, le plus utilisé, permet de
calculer quelle proportion de la population devrait déménager pour que les groupes soient
également répartis entre les unités statistiques. Les résultats se sont avérés similaires à ceux
obtenus avec l’indice H.
Les résultats se sont avérés largement contre-intuitifs pour plusieurs raisons. Tout
d’abord, l’indice H est une mesure de l’homogénéité par rapport à un indice de diversité (E). Plus
l’homogénéité est grande, plus l’indice H est élevé. Or les zones de très forte concentration de
31 / 113
non-immigrants ont un indice tout aussi élevé, voire plus élevé que les zones de forte
concentration d’immigrants. Par ailleurs, les IRIS sont souvent plus vastes que les quartiers de
forte concentration d’immigrants et n’offrent pas toujours de contrastes de population à la
hauteur de ceux que l’on peut trouver entre des territoires plus restreints ou dans des
départements où la présence d’immigrants est moins répandue sur l’ensemble du territoire qu’en
Seine-Saint-Denis, par exemple, et donc plus susceptible d’être regroupée dans quelques IRIS
seulement.
De ce fait, nous trouvons des taux de ségrégation relativement modérés pour des
villes voire des quartiers qui concentrent une forte population immigrante, alors qu’ils sont
parfois beaucoup plus élevés dans des zones de moindre concentration. Il n’y a pas de corrélation
satisfaisante entre ces mesures de la ségrégation et le taux d’immigrés pour chacune de nos
adresses.
Ainsi, si les mesures de la ségrégation à l’échelle d’une ville ou d’une agglomération
permettent de dégager des tendances intéressantes, elles sont d’une efficacité discutable à l’échelle
du quartier pour laquelle il est difficile d’obtenir une mesure satisfaisante. La taille des IRIS ne
recoupe pas celle des quartiers, leur hétérogénéité pose problème et la densité verticale des zones
de forte concentration d’immigrants soulève la question de la façon dont les caractéristiques de
logement affectent les mesures de la ségrégation, appelant à l’élaboration d’outils plus adaptés à la
situation française. Ces résultats seront illustrés et discutés plus loin, à l’aide de l’exemple de
Clichy-sous-Bois.
2. Les difficultés rencontrées
Au-delà de la faiblesse numérique de l’échantillon, nous avons rencontré deux
principales difficultés, dont il est fort probable qu’elles persisteraient, quel que soit l’échantillon.
En effet, ce sont deux difficultés directement liées à la situation française. D’une part, il s’agit du
maillage statistique par le biais des IRIS, et d’autre part, de la forme spatiale de la ségrégation en
France.
Pour ce qui concerne les IRIS, le problème est leur grande hétérogénéité. Les IRIS ne
correspondent pas aux réalités vécues sur le terrain. Ils ne suivent pas le découpage de quartier de
vie, englobent parfois des territoires très différents : zones pavillonnaires et grands ensembles ;
zones industrielles ou commerciales et résidentielles ; zones occupées et zones vides (parcs,
forêts). En outre, leur taille est trop importante au regard de certains phénomènes de ségrégation
en France. Si certaines zones ségréguées sont très vastes, d’autres sont extrêmement petites. Les
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indices de mesure de la ségrégation fonctionnent, ainsi que cela a été exposé, en comparant un
territoire à ses voisins, ou à une référence. La taille des iris rend impossible d’utiliser
convenablement ces indices. La série de cartes suivantes détaille ce problème sur le territoire de
Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), et avec l’indice H.
La carte ci-dessus représente la commune de Clichy-sous-Bois. On y voit deux zones
pavillonnaires, au sud-ouest et au nord. Au centre, la zone des grandes cités, qui sont toutes des
copropriétés ; une seule est un grand ensemble. Cette zone est coupée par de nombreux espaces
vides, pelouses, espaces verts ou terrains vagues. Il y a également à l’est une partie du territoire
communal occupé par la forêt de Bondy. Si on observe cette carte attentivement, on peut
constater surtout la distance qui sépare les bâtiments dans la zone des cités. Les règles
d’urbanisme imposent un certain rapport entre la hauteur et l’espacement des immeubles qui,
ajouté aux formes parfois voulues par les architectes, fait que dans ce territoire, le rapport entre
surfaces bâtie et non bâtie est tout à fait à l’avantage de l’espace vide. De manière contre-intuitive,
33 / 113
cela se traduit, malgré la hauteur des bâtiments, par une densité d’habitants au kilomètre carré
moindre que dans les zones pavillonnaires.
Nous avons maintenant ajouté sur cette carte les limites des iris. On peut d’emblée
constater que leur étendue est extrêmement variable. Il en est de même pour leurs populations,
même si la carte n’indique pas cette donnée. Si la plupart des IRIS semblent homogènes, on voit
deux IRIS au nord qui regroupent des zones pavillonnaires et une partie de la zone des cités. Tout
à l’est, un iris ne comporte que le territoire de la forêt de Bondy. Il devrait être vide... mais pas
tout à fait. Il y a de rares habitants sur le territoire de cet IRIS, et cela fausse tous les calculs : les
taux d’immigrants dans un tel iris peuvent être égaux à zéro ou 80 %, c’est tout à fait aléatoire,
étant donné qu’il y a moins d’une dizaine d’habitants.
34 / 113
Sur cette carte, nous avons indiqué le
taux d’immigrés, au sens légal, par IRIS. On peut
voir, en première analyse, un résultat cohérent avec
nos attentes : la zone pavillonnaire au sud-ouest
comporte relativement peu d’immigrés, de même
que celles au nord de la commune. La forêt de
Bondy à l’est n’en contient aucun, tandis que la
zone centrale des cités présente un taux d’immigrés
relativement haut, jusqu’à 40 %. Mais, si l’on compare à la carte précédente, on peut voir que
l’IRIS mixte disparaît tout à fait sur cette carte, au sens où pour les raisons expliquées
préalablement concernant la densité, cette zone de cité est noyée dans la zone pavillonnaire.
L’IRIS orange, juste à l’ouest de la forêt de Bondy, est le second IRIS mixte. Dans le cas de celui-
ci, la cité de la Pelouse est suffisamment vaste et peuplée pour ne pas disparaître tout à fait.
Si l’on revient à la carte précédente, et que l’on pose sur l’une de nos adresses un
cercle de 500 m de rayon, représenté en rouge, on peut comprendre pourquoi le calcul de l’indice
H. est impossible avec le découpage IRIS. L’indice H. comme cela était expliqué compare la
population d’une zone au regard d’une zone plus large. Dans notre cas, la zone de comparaison
inclut des territoires très divers, présentant des taux de concentration très différents, ainsi que la
forêt de Bondy, qui vient tout à fait fausser les calculs.
Résultat, l’indice H que nous avons calculé aux différentes adresses est tout à fait
incohérent. On peut voir sur le graphique ci-dessous qu’il n’y a aucune corrélation, dans notre
échantillon, entre le taux d’immigrés dans l’IRIS de résidence et la valeur calculée pour l’indice H.
Cela est aussi le produit de la seconde difficulté que nous avons rencontrée, et qui
concerne la nature même de la ségrégation en France. Avec la carte de Clichy-sous-Bois qui
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présente le taux d’immigrés par IRIS, on a constaté que les taux maximums de pourcentage
d’immigrés sont autour de 40 %. Autrement dit, les territoires qui sont considérés comme des
territoires d’immigrés sont en réalité en France les territoires les plus mixtes. À l’inverse, les zones
pavillonnaires, les centres-ville, etc. sont très homogènes : il n’y a dans ces territoires qu’un taux
marginal d’immigrés. Avec les indices conçus dans le cadre américain, ce sont ces territoires qui
apparaissent ségrégués, tandis que ceux que l’on évoque avec l’idée de « ghetto » en France, qui
sont très mixtes, correspondent en termes de proportions de populations à l’idéal américain d’une
ville non ségréguée.
Taux d’immigrés (%) vs indice H de Theil
Cette situation nous a contraints, dans le cadre de cette étude, à n’utiliser que le taux
d’immigrés (au sens légal). Par ailleurs, dans le cadre d’un séminaire organisé le 18 juin à la MSH
Paris-Nord, nous avons demandé à plusieurs spécialistes internationaux de ces indices de se
pencher avec nous sur les problèmes techniques de la mesure de la ségrégation en France.
3. Les résultats produits
Les graphiques ci-dessous ont pour leur majorité été produits pour la présentation de
nos travaux à Honolulu, Hawaï, USA, à l’occasion du Congrès annuel de l’Urban Affairs
Association, en mars 2010.
36 / 113
Concentration réelle et ressentie
Le premier d’entre eux présente la répartition de la variable L_IMMI, dont nous
avons déjà parlé, en fonction du taux d’immigrés dans l’IRIS de résidence de la personne
interrogée. Si l’on examine ce graphique, on constate qu’il existe une corrélation entre le taux réel
d’immigrés dans la population et le sentiment exprimé majoritairement quant à la part des
immigrés dans la population. Mais le graphique semble montrer une surévaluation générale de la
part des immigrés. Ainsi, l’hypothèse selon laquelle c’est la présence de nombreux Français
d’origine immigrée (non comptés statistiquement dans les immigrés, bien évidemment) qui
expliquerait cette distorsion semble crédible.
Sur le graphique, la dernière colonne, celle qui représente la
population vivant dans des IRIS où le pourcentage d’immigrés dépasse
40 %, semble en contradiction avec la tendance générale sur les quatre
autres catégories ; en réalité, cette colonne, sur ce graphique et les suiva
nts, représente le plus petit groupe de notre échantillon. Il semble que ce
soit là l’explication au fait que, souvent, cette colonne semble présenter
des résultats illogiques. Le camembert ci-dessous, déjà présenté dans le
premier chapitre, montre la distribution de notre échantillon en fonction
du taux d’immigrés dans l’iris de résidence.
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37 / 113
L’expérience du racisme
Le second graphique, ci-dessous, présente les résultats d’une question de TeO sur
l’expérience du racisme en général, toujours selon des catégories fondées sur le taux d’immigrés
dans l’IRIS. Il est clair qu’il n’y a aucune corrélation satisfaisante. Au
dessous, un graphique très similaire présente les résultats des réponses
à la même question, mais cette fois, les classes sont réalisées avec les
valeurs calculées de l’indice H. de Theil. Bien que nous ayons décidé
de ne pas l’utiliser à ce stade, pour les raisons évoquées plus haut, il
est intéressant de constater qu’il n’y a pas plus de corrélation quand
on utilise cet indice. Les cinq classes sont d’égales étendues et très
déséquilibrées en termes de populations. cf. le camembert ci-contre.
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38 / 113
Le graphique ci-dessous représente le nombre de contrôles de police en une année ;
trois réponses étaient prévues dans la question de l’enquête TeO : « jamais », « une seule fois » ou
« plusieurs fois ». Là encore, il n’y a pas de corrélation saisissante. À la limite — si l’on se souvient
que la cinquième colonne donne souvent des résultats surprenants du fait de la faiblesse de
l’effectif qu’elle représente —, la tendance générale qui se dégage serait peut-être que les
personnes issues de l’immigration résidant dans les quartiers dans lesquels les immigrés sont les
moins nombreux sont ceux qui sont le plus souvent contrôlés par la police. On peut ainsi émettre
l’hypothèse selon laquelle les personnes issues de l’immigration sont d’autant plus contrôlées par
la police qu’elles évoluent dans les milieux où elles sont minoritaires, et donc plus visibles. En
outre, il est clair que la question de l’enquête TeO proposait un éventail trop limité de réponses,
car il ne permet pas de détecter le phénomène souvent décrit, jamais mesuré, des contrôles
hebdomadaires dans certaines cités.
Niveau d’éducation
Pour le graphique suivant, nous avons croisé le taux d’immigré dans l’IRIS avec le
niveau d’éducation des personnes ayant terminé leur formation initiale. Les résultats obtenus ne
semblent pas pouvoir donner lieu à une corrélation forte d’un lien entre le niveau d’étude final et
la zone de résidence. Si l’on exclut encore une fois la dernière colonne, peut-être peut-on déceler
une légère tendance à être moins diplômé dans les quartiers où la concentration est la plus forte.
Mais, au regard de l’échantillon réduit (125 personnes moins celles qui ont déclaré être encore en
formation), ce ne peut être qu’une hypothèse.
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39 / 113
Cela dit, il est intéressant de remarquer une difficulté technique particulière, qu’il
faudra résoudre pour la suite du projet. En effet, les personnes de la seconde génération sont
encore souvent en formation, comme en témoigne pour notre échantillon le petit tableau ci-
dessous. Or, nous souhaitons nous concentrer sur cette seconde génération et nous estimons que
mesurer le lien entre le niveau d’éducation atteint et la mobilité est tout à fait fondamental. Nous
ne pouvons donc pas nous satisfaire d’exclure du calcul un tiers de la seconde génération. Il nous
faudra donc utiliser cette donnée du niveau d’étude atteint en association avec une autre, peut-
être le retard éventuel en sixième, le taux de personnes scolarisées dans les filières techniques, ou
même, construire un indice qui combine l’âge des personnes et le niveau atteint.
Études terminéesÉtudes terminées Études non terminéesÉtudes non terminées TotalTotal
Immigrés
Non-immigrés
Ensemble
42 (93%) 3 (7%) 45 (100 %)
53 (67%) 26 (33%) 79 (100 %)
95 (77%) 29 (23%) 124 (100 %)
Vie citoyenne
La série suivante présente les résultats des questions sur la participation électorale.
On peut non seulement remarquer qu’il n’y a pas de corrélation apparente, mais aussi qu’il y une
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40 / 113
forte variabilité d’une élection à l’autre, avec un échantillon si étroit (cette fois-ci, il a bien fallu
mettre de côté les étrangers (non communautaires dans le cas des municipales). Le premier
graphique s’intéresse à l’inscription sur les listes électorales, le second au premier tour des
élections présidentielles, le dernier au premier tour des municipales.
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41 / 113
Mobilité résidentielle
À propos de la mobilité résidentielle, le questionnaire TeO demandait aux enquêtés
si, dans les cinq dernières années, ils avaient déménagé ou voulu déménager. Entre ceux qui ont
connu une mobilité (qui n’est pas étudiée précisément dans l’enquête) et ceux qui n’ont pas
cherché à déménager, on peut déduire un groupe qui, ayant cherché à déménager, mais n’ayant
finalement pas réussi, a connu un échec dans son projet de mobilité. Ce groupe tend à augmenter
avec la concentration, aussi, peut-on peut-être émettre l’hypothèse que l’on est là face à l’un des
effets souvent décrits du « ghetto » : l’enfermement, lié à la situation économique précaire des
personnes concernées, aggravé, pour la recherche d’un logement, par les discriminations raciales
ou à l’adresse. Il faudrait bien entendu vérifier cela sur un échantillon bien plus large. Le groupe
des personnes qui vivent dans des IRIS faiblement concentrés semble être beaucoup plus mobile.
Est-ce un aléa ? Ou bien, doit-on tester l’hypothèse que ces personnes sont réellement plus
mobiles, et dans ce cas, est-ce lié à leur âge (la mobilité ici mesurée porte sur les seules cinq
dernières années, aussi, les jeunes actifs pourraient y être sur-représentés) ? Ou bien, doit-on
penser que c’est en quelque sorte une même disposition psychique à la mobilité qui explique
d’une part que ces personnes vivent dans des IRIS peu concentrés et d’autre part qu’elles
déménagent plus fréquemment ? Tout cela demande des investigations plus poussées, à la fois
qualitatives et quantitatives.
Le tableau ci-dessous et le graphique associé permettent en tout état de cause de
vérifier que les personnes qui ont entre 30 et 39 ans représentent la plus grande partie de celles
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42 / 113
qui ont déménagé dans les 5 dernières années. On voit que jusqu’à 29 ans, la grande majorité des
personnes qui composent l’échantillon vivent chez leurs parents ; entre 30 et 39 ans, la grande
majorité a connu une mobilité récente, puis, autour de la moitié entre 40 et 49, signe d’une
installation plus durable dans les logements ; enfin, à partir de 50 ans, la mobilité à 5 ans chute
tout à fait.
Classe d’âge vit chez ses parentsvit chez ses parents
ne vit pas chez ses parents et n’a pas
déménagé depuis 5 ans
ne vit pas chez ses parents et n’a pas
déménagé depuis 5 ans
ne vit pas chez ses parents et a
déménagé depuis 5 ans
ne vit pas chez ses parents et a
déménagé depuis 5 ans
TotalTotal
60 à 64 ans
55 à 59 ans
50 à 54 ans
45 à 49 ans
40 à 44 ans
35 à 39 ans
30 à 34 ans
25 à 29 ans20 à 24 ans
Ensemble
0 (0%) 2 (66%) 1 (33%) 3 (100 %)
0 (0%) 6 (85%) 1 (14%) 7 (100 %)
0 (0%) 12 (80%) 3 (20%) 15 (100 %)
0 (0%) 7 (53%) 6 (46%) 13 (100 %)
0 (0%) 4 (50%) 4 (50%) 8 (100 %)
1 (6%) 4 (25%) 11 (68%) 16 (100 %)
1 (7%) 2 (15%) 10 (76%) 13 (100 %)
9 (56%) 3 (18%) 4 (25%) 16 (100 %)
23 (69%) 6 (18%) 4 (12%) 33 (100 %)
34 (27%) 46 (37%) 44 (35%) 124 (100 %)
Identité(s)
Dernier groupe de questions de TeO que nous avons voulu essayer d’utiliser, celles
qui portent sur l’identité des personnes, telle qu’elles la ressentent. Pour le coup, la question posée
semble bien conçue, car elle permet un vaste éventail de réponses. Mais, quelques critiques
peuvent être émises, notamment sur la formulation de quelques-unes des réponses, ou encore sur
60 à 64 ans
50 à 54 ans
40 à 44 ans
30 à 34 ans
20 à 24 ans
0 8 16 24 32 40
ne vit pas chez ses parents et a déménagé depuis 5 ansne vit pas chez ses parents et n’a pas déménagé depuis 5 ansvit chez ses parents
43 / 113
l’absence de possibilité de hiérarchisation parmi les quatre réponses disponibles. On peut aussi
discuter la limite aléatoire de quatre réponses. De fait, certaines personnes de l’échantillon sont
jusqu’à quatre fois plus représentées que d’autres, puisque le nombre de réponses est libre. Il
semble dommage de pondérer ainsi les réponses, car quatre réponses peuvent signifier finalement
une adhésion plus faible aux identités collectives. À noter que la moitié de l’échantillon répond à
une question formulée ainsi : « Parmi les caractéristiques suivantes, quelles sont celles qui vous définissent le
mieux ? Vous pouvez en choisir quatre au maximum », tandis que l’autre moitié répond à exactement la
même question, mais précédée de la locution « D’après vous, ». Sur l’échantillon total, que nous
n’avons pas à notre disposition, cela permet très certainement de mesurer un écart entre identité
d’assignation et identité auto-définie.
À propos de la rédaction de cette question, nous suggérerions de procéder en deux
temps : d’abord, il serait utile d’enregistrer le rapport, pour chaque enquêté, entre identité(s)
collective(s) et identité individuelle, c'est-à-dire d’évaluer l’importance, pour chaque personne, des
identités collectives, car cela est très variable. Dans un second temps, l’enquêté pourrait être invité
à affecter à chaque proposition de réponse un niveau d’importance pour lui, sous une forme de
ce genre :
Veuillez indiquer l’importance de chaque proposition dans votre identité telle que vous la vivez :Veuillez indiquer l’importance de chaque proposition dans votre identité telle que vous la vivez :Veuillez indiquer l’importance de chaque proposition dans votre identité telle que vous la vivez :Veuillez indiquer l’importance de chaque proposition dans votre identité telle que vous la vivez :Veuillez indiquer l’importance de chaque proposition dans votre identité telle que vous la vivez :Veuillez indiquer l’importance de chaque proposition dans votre identité telle que vous la vivez :Veuillez indiquer l’importance de chaque proposition dans votre identité telle que vous la vivez :
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importantplutôt peu important
plutôt important
très important Fondamental
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Votre religion :
Votre région d’origine :
…
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☐ ☐ ☐ ☐ ☐ ☐
☐ ☐ ☐ ☐ ☐ ☐
☐ ☐ ☐ ☐ ☐ ☐
Une autre hypothèse semble aussi possible : garder la formulation actuelle dans un
premier temps, puis revenir sur la liste des items sélectionnés par l’enquêté et lui demander de les
classer. En tout état de cause, le graphique ci-dessous montre les résultats pour notre échantillon,
comme toujours croisés avec le taux d’immigrés dans l’IRIS de résidence. Cela donne un
graphique visuellement séduisant, mais complexe à interpréter en raison de la taille réduite de
l’échantillon. On remarque toutefois que les origines sont le critère d’identification le plus
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souvent cité, quel que soit le contexte spatial. Le sexe et la religion apparaissent également
comme fortement présents dans les critères d’identification.
Devant les difficultés d’interprétation posées par ce graphique, nous avons pris la
décision de simplifier les réponses en les regroupant en deux catégories : d’une part, les réponses
qui nous semblaient directement liées à une identité d’immigré / enfant de l’immigration, et
d’autre part, tout le reste. Dans la première catégorie, on trouve donc : la nationalité, la religion, la
couleur de peau, les origines (et non la région d’origine), le quartier ou la ville). Ce regroupement
est évidemment très discutable, car des réponses « votre ville ou votre quartier » peuvent aussi
bien évoquer une identité de « ghetto » que l’inverse, il faudrait croiser cela avec l’adresse exacte
de la personne ; « Votre religion » pourrait aussi avoir été coché par des « Français de souche » ou
personnes d’origine européenne et très croyantes. Néanmoins, avec ces limites, le graphique
produit — ci-dessous — est beaucoup plus lisible. Si l’on devait tenter d’en tirer une hypothèse,
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45 / 113
ce serait la suivante : les référents identitaires que nous avons considérés comme directement liés
au fait d’avoir une origine immigrée reculent légèrement avec la hausse de la concentration. Ce
résultat peut être contre-intuitif ; il n’est pourtant pas paradoxal. Il signifierait que c’est lorsqu’on
est plus fréquemment confronté à la différence ou au regard différenciant — donc que l’on réside
dans une zone moins concentrée —, que le sentiment identitaire se renforce… Cette hypothèse
devra être vérifiée par l’enquête qualitative.
*
Ces travaux quantitatifs, à propos desquels il convient de rappeler qu’ils ne
constituaient pas l’objet premier du projet, n’ont pas donné de résultats concluants en raison de la
petite taille de notre échantillon, mais on permit d’ouvrir des pistes de recherche pour l’enquête
qualitative et pour l’exploitation de l’intégralité des réponses à l’enquête TeO. Nous pourrions
envisager de reproduire ce test avec l’ensemble des 22 000 enquêtés. Les résultats ci-dessus
montrent à la fois des possibilités prometteuses et des limites importantes, qu’il convient de
préciser.
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46 / 113
4. Analyse : des évolutions nécessaires
Pour conclure sur le traitement statistique que nous avons tenté sur ce petit
échantillon, il nous semble clair qu’il y a une série d’évolutions nécessaires, sans quoi il restera très
difficile de mesurer la ségrégation en France.
Dans le cadre d’un débat lancinant sur l’opportunité de mettre en œuvre ou non des
statistiques ethniques, il faut tout de suite remarquer que de telles statistiques ne résoudraient en
rien nos difficultés. En effet, celles-ci sont de trois ordres : le découpage du territoire qui est
inadapté ; le problème de l’invisibilité de la seconde génération, et bientôt, de la troisième
génération, et enfin, l’invention d’un indicateur mixte qui prenne en compte non la seule
concentration, mais aussi différentes données du contexte spatial.
Les chapitres précédents ont été l’occasion de développer assez longuement le
problème que nous pose le découpage IRIS. Le fait est qu’à l’heure de la géolocalisation
généralisée, la contrainte du découpage IRIS semble inutile et contre-productive. Les enquêtes
récentes utilisent toutes la géolocalisation, la contrainte est donc celle de l’accès aux données pour
les chercheurs. Les IRIS n’auraient ainsi plus qu’une fonction de protection de la vie privée, en
particulier pour des données aussi sensibles que celles qui permettent de déduire l’origine des
personnes. La possibilité d’accéder à des données confidentielles de façon sécurisée ouvre la voie
à de nouvelles formes de mesure de la ségrégation qui pourrait nous permettre d’établir une
typologie beaucoup plus précise des quartiers de nos enquêtés.
Dans le cadre d’un projet de mesurer la ségrégation à l’échelle nationale, un fichier
géocodé comprenant seulement cette donnée du lieu de naissance des individus, et idéalement,
celui de leurs parents, permettrait de bâtir une réelle carte de la ségrégation. Bien entendu, la
question du lieu de naissance des parents des individus constitue la seconde difficulté. Nous
savons qu’à l’heure actuelle, le recensement de la population ne comporte pas la question du lieu
de naissance des parents des individus. Seul le lieu de naissance de l’individu lui-même est
demandé. Au travers des fiches de logements, il est possible d’identifier des personnes nées en
France de parents nés à l’étranger, à la condition expresse qu’ils n’aient pas quitté le domicile
parental. Or, la seconde génération est massivement devenue indépendante à partir du milieu des
années 1980 et durant les années 1990. Une partie significative de cette génération a d’ailleurs déjà
des enfants, qui forment la troisième génération. La question de savoir comment cette troisième
génération réussit ou échoue à l’école, s’insère professionnellement, et comment elle se construit
sur le plan de son identité et de son rapport à la nation, est tout à fait fondamentale. Cette
question doit prendre, dans les années à venir, une place de plus en plus importante.
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Introduire dans le recensement de la population une question sur le lieu de naissance
des parents et, si ceux-ci sont nés en France, sur le lieu de naissance des grands-parents est peut-
être le meilleur moyen d’éviter de devoir à terme poser des questions sur l’ethnicité ou l’identité
vécue des personnes. Certes, on peut craindre un certain nombre d’erreurs dans les réponses
quant au lieu de naissance des parents et a fortiori des grands-parents, mais ce risque d’erreur
nous semble marginal. Le lieu de naissance des parents et grands-parents constitue une donnée
objective, à la différence des identités. Poser la question de l’identité vécue aboutira sans doute à
multiplier les catégories, à introduire des catégories religieuses, etc. La question sur le lieu de
naissance des ascendants, si elle était introduite dans le recensement de la population, aurait en
outre des conséquences politiques importantes : les identités vécues sont largement influencées
par la manière dominante de les décrire. C’est-à-dire que si l’on met en place des statistiques
ethniques, la conséquence sera qu’une part croissante de la population adhérera à une identité de
type ethnique ; en revanche, si l’on met en place des questions sur le lieu de naissance des
antécédents, et que des statistiques sont produites avec les données ainsi recueillies, alors c’est à
l’inverse la trajectoire migratoire qui prendra petit à petit une place croissante dans l’identité
vécue. Il nous semble qu’ainsi, introduire cette question dans le recensement de la population
favoriserait la défense des valeurs de la République, tout en répondant à la préoccupation
légitime, d’une part, des chercheurs qui souhaitent pouvoir mesurer des phénomènes, et d’autre
part, des militants et des citoyens qui souhaitent que leur expérience particulière puisse être
mesurée, par exemple pour ce qui concerne les discriminations.
Suite à nos enquêtes de terrain et aux entretiens qualitatifs réalisés dans le cadre de
TeO, nous estimons qu’il est nécessaire de construire un indicateur mixte, qui mesurerait
convenablement la concentration et associerait à cette mesure de la concentration une série
d’éléments du contexte territorial. De notre point de vue, suite à un grand nombre d’enquêtes de
terrain, il nous semble que la concentration des immigrants a un impact d’autant plus important
qu’elle est associée à la concentration spatiale d’autres phénomènes. Pour aboutir au sentiment
d’enfermement exprimé par le concept de « ghetto ». Déterminer précisément ce qui, outre la
concentration brute, a abouti à ce qu’un territoire fonctionne ou non convenablement constitue
un enjeu de premier ordre. Il est peu probable que la France se dote d’une politique de
peuplement volontariste basée sur l’origine des personnes, qui seule pourrait lutter directement
contre la concentration. En revanche, tenter d’intervenir sur les facteurs qui, à concentration
comparable, aboutissent parfois à des situations différentes est précisément l’objet de la
géographie prioritaire et de la politique de la ville.
Notre projet, à terme, consiste précisément à tester les corrélations entre beaucoup
d’indicateurs — types d’habitat, éloignement du centre de l’agglomération, structure de la
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population en termes démographiques (classes d’âge, familles monoparentales ou nombreuses...),
données économiques et sociales, etc. —, d’une part, la concentration d’autre part, et enfin, le
sentiment de vivre dans un ghetto. C’est ainsi qu’il nous semble possible d’aboutir à l’élaboration
d’un indicateur mixte permettant de mesurer scientifiquement les phénomènes de ségrégation et
d’identifier ce qui fait que certains territoires deviennent, dans l’esprit de leurs habitants et des
autres, des ghettos.
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Troisième partie :L’ENQUÊTE QUALITATIVE ET SES RÉSULTATS
L’enquête qualitative a déjà largement été présentée dans le premier chapitre. Pour
mémoire, voici ce que nous y indiquions :
Nous avons ainsi choisi d’aborder la question de l’intégration par les enjeux de la
mobilité, dans une acception large : mobilité résidentielle, sociale, politique et culturelle. L’idée
sous-jacente est que les perspectives d’amélioration des conditions de vie (logement, revenus...)
sont plus pertinentes que les conditions elles-mêmes à un temps donné pour évaluer le rapport
d’un immigrant à son quartier et la société française, ainsi que les enjeux politiques et les défis
potentiels qui en découlent.
Le sentiment d’absence de possibilité de mobilité pourrait notamment permettre
d’expliquer pourquoi, à niveaux de concentration spatiale très différents, on trouve souvent le
même vécu d’exclusion et de frustration à l’égard de la société d’accueil dans les zones de forte
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concentration. La référence généralisée à l’idée de ghetto exprime précisément la notion
d’enfermement — dans une identité, une condition sociale, un quartier, un manque de
représentation politique — et d’isolement, plus qu’elle ne renvoie à la notion d’homogénéité
réelle ou de simple cumul de désavantages sociaux sur un territoire.
Nos hypothèses de travail nous conduiront donc à tester un certain nombre de
propositions :
- de fortes concentrations d’immigrants retardent l’assimilation sociale, culturelle,
économique et politique des immigrants dans la société d’accueil, même si elles offrent
un environnement et des réseaux de soutien qui facilitent l’installation et l’insertion des
immigrés récents au sein du quartier.
- la concentration spatiale des immigrants freine notamment la mobilité résidentielle, en
freinant l’ascension sociale, économique et politique des immigrants.
- la capacité de mobilité hors des zones de forte concentration affecte la représentation
positive ou négative qu’en ont les habitants, particulièrement de deuxième génération.
- la forte concentration spatiale d’immigrants associée à celles de désavantages socio-
économiques et scolaires est une source de ressentiment et peut conduire à une forme
de rejet de l'environnement immédiat et plus de tensions entre les habitants que les
zones de moindre concentration.
- elle engendre, dans le reste de la société, des représentations négatives des zones de
forte concentration susceptibles de s’étendre à l’ensemble des populations immigrantes.
- la stigmatisation des quartiers de forte concentration est une source d’humiliation et de
sentiment de rejet pour les habitants, ainsi qu’un marqueur identitaire très fort.
- Cette situation engendre l’émergence d’identités séparées et fragilise le lien national.
La grille d’entretien semi-directif et le formulaire d’observation systématique ont
également été présentés dans le détail.
1. Un échantillon insuffisant
L’échantillon de 125 personnes, fourni par l’INSEE, s’est révélé en deçà de nos
prévisions et de celles de nos partenaires de l’INED, notamment pour ce qui concerne le taux de
personnes effectivement joignables et acceptant de participer à l’enquête qualitative. Pour ce qui
concerne l’adéquation de l’échantillon aux thèmes de notre enquête, précisons que nous avions la
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possibilité de sélectionner notre échantillon sur la base des réponses des enquêtés au
questionnaire TeO, mais la crainte, exprimée par les responsables du projet des enquêtes
qualitatives, que des critères trop précis n’empêchent de réunir 125 personnes nous a amenés à
élargir nos critères de sélection.
Le manque de renseignements sur les conditions de logement et d’habitat du
questionnaire TeO a constitué une limite significative dans la sélection de notre échantillon.
L’enquête TeO n’indique pas si les personnes résident dans un logement individuel ou collectif,
en ZUS ou hors ZUS, dans un logement relevant du parc social ou non, ni même l’année de
construction du bâtiment. Si ces informations avaient été renseignées par l’enquête TeO, nous
aurions pu établir notre échantillon de manière plus sûre.
Du fait de ces deux limites, notre échantillon a présenté une série de limites. Tout
d’abord, nous avions dans l’échantillon un grand nombre de personnes dont il n’a pas été
possible de retrouver les coordonnées, même après des recherches poussées. C’est la plus
importante. Parfois, la fiche - adresse ne contenait pas de numéro de téléphone, parfois ces
numéros étaient faux. Sur l’ensemble des personnes pour lesquelles nous n’avions pas de numéro
de téléphone valable, seule une petite proportion a pu être contactée : soit nous avons trouvé un
numéro de téléphone dans l’annuaire, soit, pour quelques individus, nous sommes allés frapper
aux portes les dimanches et jours fériés. Pourtant, en comparaison aux autres enquêtes
qualitatives menées dans le cadre de TeO, nous avons été les premiers à contacter notre
échantillon. Sachant que l’INED estime que 10 % des enquêtés déménagent chaque année et une
proportion substantielle change de coordonnées téléphoniques, les autres projets, qui ont
tardivement commencé à contacter les personnes de leur échantillon, risquent d’affronter
d’importantes difficultés. Un an seulement après l’enquête quantitative, la proportion de fiches-
adresse inutilisables était extraordinairement haute, comme le montrent les tableaux et graphiques
suivants.
Autre difficulté d’importance, nous avons essuyé un grand nombre de refus de
participer, alors même que l’échantillon devait en principe comprendre uniquement des
personnes ayant donné leur accord pour les enquêtes qualitatives. Cette difficulté a été aggravée
par le fait que les personnes résidant dans les grandes cités les plus dégradées ont été en
proportion plus nombreuses à refuser de participer. Elles ont aussi été les plus difficiles à joindre
de manière générale. Il nous a semblé qu’elles étaient dans l’ensemble moins motivées pour
répondre à un questionnaire, ce que nous interprétons, au regard des entretiens réalisés, comme
l’effet d’une plus grande méfiance envers les institutions.
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Enfin, l’échantillon contenait trop de personnes d’origine européenne (ou
occidentale, nord-Américaine par exemple). Nous avions conçu l’échantillon de manière à ce que
celles-ci représentent au maximum un quart de l’échantillon. Mais cette proportion nous a semblé
finalement trop importante. De fait, ces personnes ont été significativement plus faciles à
rencontrer, et elles n’avaient, bien souvent, aucun lien avec les problématiques de concentration,
une infime proportion d’entre elles résidant ou ayant résidé dans des grands-ensembles, dans des
cités, ou des quartiers concentrés plus anciens. Dans le cadre de notre enquête, un entretien dans
un appartement de centre-ville de Lille avec une personne de nationalité américaine n’avait que
très peu d’intérêt. Cette personne, pourtant, correspondait bien aux critères de sélection de notre
échantillon, puisqu’immigrée au sens de l’INSEE et résidant dans l’une des communes
sélectionnées du département du Nord.
En résumé, nous avons donc obtenu un échantillon comprenant trop de personnes
injoignables (fiches-adresse inutilisables), trop peu de personnes habitant une zone de grande
concentration, et en particulier trop peu parmi les Européens. Dans une perspective de
comparaison, il est nécessaire de pouvoir concevoir des catégories faisant sens réciproquement
l’une par rapport à l’autre. Pour évaluer l’impact de la concentration, en l’isolant de l’origine
géographique, il est utile de rencontrer des personnes d’origine extra-européenne vivant en zone
concentrée (A), des personnes de la même origine vivant en zone non concentrée (B), et des
personnes d’origine européenne vivant en zone concentrée (C). À l’usage, il s’est ainsi avéré
difficile de rencontrer des personnes du groupe A, et presque impossible de trouver des
personnes du groupe C, malgré une proportion significative de personnes d’origine européenne
dans l’échantillon. C’est déjà là un indice de l’intensité de la ségrégation dans les territoires que
nous avions choisis.
Néanmoins, le bilan de cet exercice est satisfaisant, parce que nous pouvons tirer des
enseignements importants, même d’un nombre restreint d’entretiens utiles. L’objet des trois
chapitres suivants est précisément de présenter ces enseignements, accompagnés d’une série de
citations parmi les plus intéressantes. Mais, auparavant, voici quelques éléments statistiques
supplémentaires à propos de notre échantillon, qui sont à comparer avec ceux présentés dans le
chapitre I-4.
Le tableau ci-dessous, accompagné de deux camemberts, montre tout d’abord l’état
d’exploitation de notre échantillon. On peut y voir que nous n’avons pas réalisé les 50 entretiens
envisagés, faute de réussir à fixer des rendez-vous avec les 9 personnes restantes qui ont donné
leur accord, ou à joindre quatre autres personnes, retrouvées sur le terrain. Le dernier diagramme
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montre une répartition parfaitement équilibrée entre les entretiens dans le département du Nord
et celui de la Seine-Saint-Denis, comme c’était d'ailleurs le cas dans l’échantillon total.
État au vendredi 2 juillet 2010
TOTAUXTOTAUX TOTAUXTOTAUX
Entretien réalisé
Accord ; RDV à fixer
Personne retrouvée & non jointe encore
Aucun téléphone valide après recherches
Refus de participer
TOTAL
35 28,2 %44 35,5 %
9 7,3 %44 35,5 %
4 3,2 % 4 3,2 %
41 33,1 %76 61,3 %
35 28,2 %76 61,3 %
124 100,0 % 124 100,0 %
35
4149
35
Entretien réaliséAccord ; RDV à fixerPersonne retrouvée & non jointe encoreAucun téléphone valide après recherchesRefus de participer
18 17
Seine-Saint-DenisNord
Les graphiques qui suivent ne prennent en compte que les personnes interrogées au
1er juillet 2010. Ils sont à comparer avec leurs homologues à propos de l’ensemble de
l’échantillon, que l’on peut consulter pour mémoire au chapitre I-4. Le premier de la série, qui
présente le rapport entre immigrés et seconde génération montre un rapport sensiblement
identique à celui de l’échantillon total.
Nous avions constaté à propos de l’échantillon total une surreprésentation des
jeunes. Nous voulions en effet une forte proportion de personnes de la seconde génération. Mais,
ces personnes ne sont identifiées dans le recensement de la population que lorsqu’elles vivent
chez leurs parents. Nous avons nécessairement une forte proportion de personnes jeunes,
majeures, mais qui n’ont pas encore trouvé les moyens de leur autonomie.
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Le second camembert, au centre, montre également des rapports similaires à ceux de
l’échantillon total. Nous en avons d'ailleurs été surpris, car nous avions le sentiment d’une
surreprésentation des personnes d’origine européenne dans nos entretiens ; ce n’est pas le cas.
Le dernier graphique indique le nombre de personnes enquêtées résidant dans des
IRIS où le taux d’immigrés dans la population générale est de moins de 10 %, entre 10 et 20 %,
etc. Ici, on constate une différence assez sensible avec l’échantillon total, puisque nous avons
proportionnellement beaucoup moins de personnes vivant en zone très concentrées que dans
l’échantillon total. Le sentiment que nous avions du mal à rencontrer des personnes habitant de
grandes cités se voit confirmé ici. Le graphique qui suit permet de comparer l’échantillon total et
celui des personnes effectivement rencontrer sous cet angle de la concentration du quartier de
résidence.
66%
34%
ImmigrésEnfants d’immigrés
20%
14%
6%3% 26%
31%
MaghrebAfrique Sub-saharienneProche-Orient, TurquieBalkans et Europe OrientaleAsie OrientaleAmérique Latine et CaraïbesEurope (et Amérique du Nord)
32
1111
7
moins de 10%10% à 20%20% à 30%30% à 40%40% et plus
Toujours concernant le seul groupe des personnes rencontrées, l’histogramme ci-
dessous présente les réponses à la question L_IMMI de TeO, qui mesure à quel point l’enquêté
estime que la population de son quartier est immigrée. Parmi nos enquêtés, ceux qui estiment
vivre dans un quartier où plus de la moitié de la population est immigrée sont, à plus de 80 %,
des personnes d’origine d’Afrique du Nord, du Proche-Orient ou d’Europe de l’Est.
Échantillon
Interviewés
0 0,20 0,40 0,60 0,80 1,00
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Le second graphique, ci-dessous, présente exactement les mêmes données, sous un
autre angle. Parmi les personnes d’origine d’Europe, d’Amérique du Nord, d’Amérique Latine,
des Caraïbes ou d’Asie orientale, on voit qu’une très nette majorité estime vivre dans un quartier
où moins de la moitié de la population est immigrée, à l’inverse des personnes d’origine d’Afrique
du Nord, du Proche-Orient ou d’Europe de l’Est, pour lesquelles une nette majorité estime vivre
dans un quartier où plus de la moitié de la population est immigrée, et pour près des trois quarts,
dans un quartier où au moins la moitié de la population est immigrée. Ces données sont
sensiblement similaires à celles qui concernent l’échantillon général.
0 %
25 %
50 %
75 %
100 %
Aucun Moins de la moitié La moitié Plus de la moitié Presque tous
Maghreb, Afrique sub-saharienne, Proche-Orient, Turquie, Balkans et Europe orientale.Europe, Amérique du Nord, Amérique Latine, Caraïbes, Asie orientale.
Moins de la moitiée La moitiée Plus de la moitiée
0 %
25 %
50 %
75 %
100 %
MaghrebAfrique sub-saharienneProche-Orient,Turquie, Balkanset Europe orientale.
Europe, Amérique du Nord, Amérique Latine, Caraïbes, Asie orientale.
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*
Nous avons donc travaillé avec ces trente-cinq entretiens. Malgré les limites
inhérentes à l’exercice, nous avons tenté d’éclaircir une série de questions, certes en partie
déterminées par nos objectifs de recherche, mais surtout produites par les entretiens eux-mêmes.
Ces questions sont présentées successivement ici. Tout d’abord, la question des rapports entre
concentration et enfermement, c’est-à-dire entre ce qui est objectif et ce qui est subjectif. Il s’agit
d’élucider la corrélation entre les situations des personnes et leurs propres représentations quant à
ces situations. Puis, toujours sur ce même point, il est apparu nécessaire de préciser les questions
liées à la jeunesse, à ses rapports avec la police et les questions de sécurité. Vient ensuite un
second volet de questions. Sur la base de ce qui aura été établi, nous pourrons en effet interroger
les représentations non plus des territoires, mais celles qui portent sur les personnes elles-mêmes :
à propos de leur mobilité sociale d’abord, de leur citoyenneté et de leur identité.
2. Enfermement et concentration
Dans l’enquête qualitative, les personnes interrogées évoquent souvent le sentiment
d’enfermement, qui dépend très largement du type d’habitat. Notre formulaire d’observation
systématique nous a permis de corréler l’intensité de ce sentiment à la concentration. Dans la
métropole lilloise, les habitants de Roubaix expriment très largement le sentiment d’être
contraints de résider dans une commune-ghetto. Il est notable que c’est le cas alors même que
nous interrogeons des personnes qui ne vivent pas dans de grands collectifs. C’est le cas de cet
homme d’une quarantaine d’années, résident de Roubaix, qui vit dans une petite maison de ville
typique de l’agglomération. Il s’agit de maisons
basses, souvent construites en briques, datant de
la fin du XIXe siècle ou du début du XXe : elles
comportent un rez-de-chaussée et un étage, ainsi
que, parfois, des combles habitables. Ces
habitations familiales des ouvriers et des artisans
de l’époque industrielle sont étroites, longues, et
jointives, dotées d’un tout petit jardin. À Lille,
certaines ont été rénovées par ceux que l’on
qualifie parfois de « bobos3 ». Mais cette
gentrification ne concerne pas les quartiers de
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3 Le terme bobo est la contraction de bourgeois-bohème, issu d'un livre de David Brooks intitulé Bobos in Paradise et publié en 2000 ; il s'agit d'une tentative de caractériser un groupe social selon les valeurs et usages communs de ses membres.
Roubaix. Il s’agit donc d’une ville peu dense, et ces maisons sont dans des états d’entretien
variables. Sur la photo ci-contre, on voit deux maisons, les propriétaires de celle de gauche ayant
transformé leur rez-de-chaussée en un garage, par lequel ils accèdent à leur domicile, où ils ont
rassemblé les deux ou trois fenêtres d’origine en une seule. Sur celle de droite, en revanche, on
remarque l’étroitesse typique des ouvertures, qui rend ces logements plutôt sombres. À l’extrême
droite de la photo, une troisième maison a été crépie récemment.
L’homme en question, d’origine maghrébine et né en France il y a une quarantaine
d’années, réside dans une de ces maisons, dont l’intérieur a été refait. À faible distance, on trouve
la cité de l’Alma (cf. : photos ci-dessous), dont les bâtiments en briques sont aujourd’hui en très
mauvais état. Cette cité abrite une population très défavorisée sur le plan économique et en très
grande partie d’origine maghrébine. La cité elle-même relève d’un urbanisme qui en fait une
enclave fermée, puisque l’on n’entre dans la cité que par quelques porches sombres, les bâtiments
masquant, depuis la rue, l’essentiel de l’espace intérieur. Malgré sa relativement petite taille, c’est
une cité très mal réputée dans l’agglomération, alors que ce fut une des premières opérations de
réhabilitation d’un quartier central ouvrier réalisée avec la volonté de tenir compte des habitudes
de vie de sa population. Ce devait être une opération d’urbanisme exemplaire, mais la crise du
textile a profondément déstabilisé puis modifié la population.
L’homme que nous avons interrogé n’habite pas au cœur de cette cité, mais dans une
maison voisine, semblable à celles prises en photo. Il nous parle de Roubaix de façon générale :
Les Roubaisiens, c’est même pas la peine de demander un logement ailleurs, à Tourcoing ou
quoi… Tu fais une demande, avec un salaire et tout, je croyais que ça irait… trois ans et toujours pas de réponse.
Les Roubaisiens restent à Roubaix. Ils vont pas donner à Tourcoing. […] Dans le quartier, il y a trop de
Maghrébins et trop de Noirs. #1
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Cette citation est l’une des manières d’exprimer le sentiment d’enfermement, ressenti
par les habitants de ces quartiers ou communes très concentrées. Le sentiment qu’on ne peut pas
en sortir, sauf quelques rares exceptions qui auront bénéficié d’un mélange d’obstination et de
chance, représente la première dimension de ce que des universitaires qualifient de ghetto. C’est
l’idée de « cage », à laquelle répond, pour ces sociologues notamment, celle de « nid ». Ainsi, le
quartier de concentration, la « cage », est aussi un lieu de convivialité, de relations denses et de
relative protection face au rejet ressenti à l’extérieur, donc un genre de « nid ». C’est ce qu’expose
cette femme de 35 ans, habitante d’une longue barre, dans une résidence fermée, implantée au
milieu de la zone des cités de Lille Sud. Elle explique l’avantage de la solidarité et des liens forts, y
compris des liens familiaux :
Est-ce que vous avez dans ce quartier des réseaux de soutien, ou des réseaux d’amis
ou de famille, sur lesquels vous appuyer si jamais vous aviez besoin d’aide pour quoi que ce soit ?
— Bah déjà j’ai mon beau-frère qui est au bout de l’immeuble, et donc il est dépanneur, déjà. Moi je fais le bout,
et eux ils sont à l’autre bout de l’immeuble là-bas… et je pense que les voisins, n’importe qui, m’aideraient si
j’avais besoin, si on avait besoin…. Franchement, oui, il y a une solidarité des habitants. #2
C’est aussi ce qu’explique ce jeune homme, étudiant, qui habite chez ses parents dans
une résidence de Bagnolet, en bon état d’entretien et récente (années 1990). Mais cette résidence
est au cœur d’un quartier de grandes cités. Le phénomène de concentration joue donc
pleinement, au niveau scolaire comme dans l’espace public. Il est à trois minutes du métro, et peut
donc se rendre partout très facilement. Auparavant, cette personne a vécu dans une pièce unique
avec ses parents et trois autres enfants. Il est engagé localement au travers du centre social, et
compte bientôt quitter le domicile parental (deux chambres pour 6 personnes). Il relate aussi cette
solidarité, et, au-delà, indique qu’il souhaite rester dans ce quartier, malgré des conditions de
logements très précaires jusqu’à présent. Il indique clairement que ce qui caractérise son quartier,
c’est une population « d’Arabes et de Noirs » :
Où est-ce que vous comptez chercher un logement ? — Je préfère rester dans ce quartier.
— Est-ce que vous pouvez m’expliquer pourquoi ? — J’ai toujours vécu ici, c’est la que j’ai mes
habitudes. […] — Est-ce que vous avez déjà eu l’occasion d’avoir besoin d’aide et de trouver l’aide
dans ce quartier, auprès d’autres habitants ? — Ben oui tout le temps ; par exemple une panne avec ma
voiture j’ai appelé des gens du quartier qui sont venus m’aider oui et puis voila. […] — Est-ce que vous diriez
d’une manière générale que vous habitez dans un quartier où les gens vous ressemblent ? — Oui,
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oui — À quoi pensez-vous ? — Ben, l’origine… Par rapport à l’origine, il y a beaucoup de gens issus de
l’immigration on va dire. #3
En réalité, si l’on travaille un peu plus précisément ces questions en entretien, on
constate la plupart du temps une ambivalence forte des personnes rencontrées, vis-à-vis de leur
quartier, lorsqu’elles habitent dans de grands collectifs dégradés. C’est le cas de cette jeune
femme, âgée de 25 ans environ, d’origine subsaharienne et née en France. Elle réside en Seine-
Saint-Denis. C’est une personne que l’on retrouvera à nouveau plus tard, aussi, appelons là
Mlle A :
Ce que j’apprécie ce serait, on va dire, la convivialité, étant donné que j’ai toujours vécu là, on
connait tout le monde, et… les gens, faut dire, c’est à peu près tout le temps les mêmes cultures qu’on voit, on se
sent…. On se sent bien on va dire… on connait tout le monde depuis le temps et ce qu’on apprécie le moins,
bah… c’est pareil, c’est l’ambiance cité, l’ambiance quartier, c’est jamais propre, les jeunes dans les halls quand on
passe… quand on les connait, moi je les connais depuis toujours, ils sont pas méchants avec nous, mais… C’est
plus ça quoi… c’est pas très propre on va dire, c’est plus ça qui me dérange, sinon après c’est convivial quand
même — Qu’est-ce que vous pensez de la population du quartier ? Quels sont les aspects positifs,
négatifs ? — Bah ça serait surtout la ressemblance culturelle, mais bon ça je le mettrai aussi bien dans le positif
que dans le négatif, donc étant donné que tout le monde vient à peu près des mêmes coins, du même coin de
l’Afrique, ça fait des points communs, des liens, mais aussi… après on peut aussi mettre ça dans le négatif,
mais…. On va dire ça fait des clans des fois, on voit il y a le clan des Arabes ici, il y a les Noirs qui sont ici, des
fois c’est… mais bon après il n’y a pas beaucoup de conflits suite à ça… puis sinon je vois rien d’autre. — Le
clivage est essentiellement entre Arabes et Noirs ? — Oui c’est plus ça que je vois… En même temps, il
n’y a pas beaucoup de Caucasiens, il n’y a pas beaucoup de Blancs, donc c’est plus ça… — Pensez-vous que
ce quartier peut être un atout pour vos petits frères, pour leur avenir, ou au contraire un
handicap ? — Non, je dirais pas un atout, plus un handicap parce que, je veux dire, ils vont être amenés à
chercher un emploi pas dans des secteurs forcément où ils ont vraiment besoin d’ouvriers ou quoi que ce soit, donc ça
va être beaucoup sélectif je pense, et le quartier, non l’adresse ça va pas aider, ça, j’en suis sûre que l’adresse, ça va
pas aider. #4
Dans cet extrait, on voit nettement que les mêmes caractéristiques de quartier ont
pour cette personne une face positive et une face négative. Pour d’autres, l’aspect négatif prime
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complètement, et par exemple, ce jeune homme d’une vingtaine d’années, originaire d’Afrique
subsaharienne, qui dément complètement les préjugés les plus répandus sur les jeunes Français
noirs des cités du type de celle où il réside. Il habite en effet une commune de Seine-Saint-Denis
proche de Paris, dans un grand-ensemble des années 1960 en très mauvais état, dans lequel les
parties communes sont sales, mal entretenues et ouvertes à tous en raison d’un interphone cassé
de longue date. Appelons-le M. B :
J’aimerais bien habiter dans un pavillon, à côté de la plaine Saint-Denis — Pour quelles
raisons, qu'est-ce qui vous attire là-bas ? — Je sais pas… Ici c’est trop banlieue… Je peux pas sortir
tranquillement dehors… Non, je préfère rester chez moi… Tu sais des fois il y a des problèmes… il n’y pas assez
de tranquillité en fait. […] Ce que je n’apprécie pas ici c’est l’insécurité, c’est qu’il peut y avoir des problèmes
n’importe où si je sors dehors et ce que j’apprécie c’est surtout que… enfin, j’ai mes amis ici, c’est convivial, ça c’est
bien… […] — Où est-ce que vous passez l’essentiel de votre journée ? Est-ce que vous êtes
surtout à la maison, surtout à l’extérieur ? Dans le quartier ou pas ? Qu’est ce que vous faites dans
une journée typique ? — Soit je suis chez des amis ici, soit je reste chez moi. Mais j’aimerais bien, enfin avec
mes amis on a pas la voiture, mais surtout on aimerait bien aller autre part… Mais on reste ici faute de voiture.
— Vous n’utilisez pas les transports en commun ? — Non, pas trop… C’est justement pour éviter les
problèmes. — Donc vous ne sortez pas ? — Rarement ; on est allé à La Courneuve dernièrement, sinon on
reste ici. […] — Est-ce que vous vous sentez bien accepté dans votre quartier ? — Oui… dans mon
quartier on m’embête pas trop, on me connaît, on m’aime bien. #5
Autre extrait, celui de l'entretien avec une femme, Française d’origine maghrébine
âgée de 35 ans environ. Elle habite à Lille Sud, dans un grand-ensemble en très mauvais état.
Cette dame décrit, tout d’abord, le sentiment de relégation que l’on a déjà rencontré. Elle nous
parle ensuite du sentiment d’enfermement. Mais, ce faisant, elle évoque aussi le mépris dont elle a
le sentiment d’avoir été l’objet. Et, ce qui est intéressant, c’est que le « responsable » à ses yeux,
l’État, surgit au détour d’une incompréhension :
Est-ce que vous pensez que dans le parcours résidentiel que vous avez eu, votre
origine vous a desservie ? — Bah ouais, parce que déjà le fait qu’ils nous mettent ici, dans des quartiers
comme ça, c’est que vraiment pour eux à leurs yeux on est rien ! Parce que je demande à Vauban, y a pas de place,
je demande dans les beaux appartements y a jamais de place… Nous, une fois que vous venez d’une cité ou d’un
ghetto, c’est marqué sur votre front. Quand vous voyez vous rentrez dans une cité vous voyez que des Arabes ou des
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Noirs, ou des Français, mais des cas sociaux : la plupart c’est des gens qui boivent, ou… pff, leur fille à 12 ans
elle est enceinte, la mère s’en fout… vous allez trouver que ça ici, dans les ZUP comme ça. […] #6
Avant de poursuivre, une remarque s’impose à propos de ce début d’extrait.
L’utilisation, ici, du terme « Français » par opposition à « Arabes » et « Noirs », relève d’une
définition « raciale » du terme, et non juridique. Cette personne est d’ailleurs de nationalité
française ; plus loin, on verra qu’elle s’en revendique. Bien souvent, dans les extraits cités, on
trouvera cette dichotomie, dans les propos d’une même personne, entre un usage du terme
« Français » dans un sens racial — la personne s’exclut alors du groupe désigné par « Français »
—, et un usage au sens strict de la nationalité — la personne revendique alors une qualité
juridique individuelle, et les droits afférents, en particulier ceux liés à la citoyenneté. Mais
poursuivons à propos de la concentration :
Est-ce que vous diriez que vous bénéficiez dans ce quartier de réseaux de soutien ? Si
vous avez un problème quelconque, besoin d’aide… — Pas du tout — Personne ne vous aiderait ?
— Ah non, personne, jamais personne ! — Pas les voisins ? — Ah les voisins, si ! Ah oui, vous parlez des
voisins, je parlais moi de l’État… Ah oui alors, si, si, si, largement, les voisins… les jeunes ils donnent des coups
de main pour porter… — Alors, si jamais vous avez une difficulté pour quoi que ce soit, vers qui
vous tournez-vous d’abord ? — Dans le quartier.
Que pensez-vous de la mixité et de la diversité des origines dans le quartier ? — Y en
a trop… — C'est-à-dire ? Vous disiez tout à l’heure que c’était un ghetto… — C’est pas assez
mixte... Un ghetto, c'est-à-dire, ici vous trouvez que des Arabes, des Noirs…. Des gens on va dire de catégories A
comme j’appelle ça, des gens stables, on les mettrait pas ici. Maintenant moi j’ai demandé un logement, parce qu’ici
j’ai trois chambres, une pour nous, une pour mon fils, et mes deux filles dorment dans la troisième chambre. C’est
tellement petit, j’ai du acheter un lit une place et la nuit, une de mes filles ouvre le tiroir, elle dort dans un tiroir….
Et quand j’ai demandé aux HLM ont m’a répondu « bah dès que votre fils il se marie, il quittera la maison, il
donnera la chambre à sa sœur… » #6
Même si l’on y trouve parfois des aspects positifs qui relèvent en général de « côtés
pratiques », liés à l’absence d'anonymat (cf. : infra), l’avis négatif sur son habitat lorsqu’on vit dans
un quartier de grande concentration d’immigrants, est général, et ne concerne pas que les
Français ou immigrés d’origine maghrébine ou africaine. Voici les propos, beaucoup plus lisses,
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mais tout aussi fermes, d’une jeune femme d’origine sri-lankaise qui réside chez ses parents au
Blanc-Mesnil, en pavillon. Il ne s’agit donc pas d’un habitat pauvre ou dégradé. Mais, il s’agit bien
d’un habitat concentré :
Dans votre quartier, avez-vous l’impression d’être entourée de personnes qui vous
ressemblent ou qui sont très différentes ? — Qui me ressemblent, plutôt. — Pouvez-vous me dire en
quoi elles vous ressemblent ? — C’est qu’en fait on est tous, euh ben voila, Il y a beaucoup de Sri Lankais
ici. Dans mon quartier, je connais beaucoup plus de Sri Lankais que de Français. Et puis, tous ceux que je
connais donc sont de ma religion ou de mon pays donc on se ressemble beaucoup. Après si je parle des autres
personnes, c'est-à-dire les Français ou d’autres personnes d’autres origines, on n’a pas forcément les mêmes points
communs, mais ça va. […]
Où passez-vous l’essentiel de votre journée, en semaine ? — À l’université, à Jussieu —
Vous y sentez-vous entourée de gens qui vous ressemblent ? — En fait, on est tous étudiants, on a
tous les mêmes points en commun, enfin, on étudie. Quand on est dans la même classe, on étudie la même chose…
on a presque les mêmes centres d’intérêt c'est-à-dire la musique… — Y êtes-vous particulièrement en
contact avec des gens de la même origine que vous ? — À l’université ? Non. […]
Si vous envisagez d’avoir un logement indépendant, vous envisageriez qu’il soit dans
le même quartier ? — Non ! Ailleurs… à Paris. […] — Pensez-vous que pour les immigrés qui
arrivent maintenant, il est préférable qu’ils vivent regroupés dans des quartiers, ou au contraire
qu’ils soient dispersés ? — Dispersés ! #7
Dans cet extrait, on peut très clairement observer les corrélations entre une situation
vécue — situation de concentration et découverte récente d’un autre espace, non concentré — et
des aspirations très claires à quitter l’espace concentré pour l’autre.
Les immigrés d’origine européenne ou leurs enfants français ont eux aussi un avis
très opposé à la concentration. Certains évoquent des souvenirs personnels ou racontés, tandis
que d’autres expriment simplement l’avis le plus répandu en France, et de très loin, qui considère
la concentration comme un obstacle à une bonne insertion dans la société française. Voici par
exemple ce que nous en a dit une femme d’une quarantaine d’année, d’origine italienne et qui vit à
Livry-Gargan, en Seine-Saint-Denis, dans un quartier pavillonnaire. De fait, son quartier est
réellement un quartier mixte, composé tant de Français blancs que d’immigrés maghrébins ou
africains qui ont réussi à acheter un pavillon, ou encore de leurs enfants. Sa réponse est d’abord
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spontanée, immédiate, pour affirmer que la mixité est préférable à la concentration. Mais,
l’argumentation est plus difficile. C’est très fréquent, de la part de la grande majorité des Français
qui n’est pas directement concernée par un habitat en zone concentrée.
Pensez-vous qu’il est préférable que les immigrants vivent dans des quartiers où il y a
beaucoup d’immigrants, dans des quartiers très mixtes, ou encore dans des quartiers où il y a peu
d’immigrants ? — Moi je trouve que c’est bien quand il y a de la mixité, parce que malheureusement, tout
concentrer, je ne pense pas que ce soit la meilleure solution… non au contraire, ce n’est pas bien. Quand je parlais
de diversité, comme dans notre quartier où il y a différentes nationalités, je trouve que c’est très enrichissant. On
s’apporte tous quelque chose, surtout quand ça se passe bien, dans une parfaite harmonie. — Et pourquoi
pensez-vous que c’est négatif quand il y a de fortes concentrations ? — Parce que le problème, moi je
le vois sur Clichy-sous-Bois [commune voisine], où il y a énormément de personnes étrangères, dont beaucoup
qui ont du mal à parler la langue, je dirais. Et donc, il n’y a pas de soutien, si vous voulez, de la part des uns et
des autres… il y a peut-être des soutiens, je n’en sais rien… mais je pense que c’est important de tous… Vous
savez, j’ai pas mal voyagé, je suis allé notamment à Singapour, où là aussi il y a une parfaite harmonie entre les
gens de religion musulmane, bouddhiste… enfin bon enfin quelques soient les religions. Je trouve que c’est
magnifique. Mais bon, ici je crois qu’il y a encore un long chemin à faire, il y a beaucoup de travail. #8
Roubaisien, et également d’origine italienne, le jeune homme suivant a 25 ans, et une
expérience personnelle très différente, qui aboutit à un jugement nettement plus étayé :
Pouvez-vous me raconter votre trajectoire résidentielle ? — Avant j’habitais tout près
d’ici, avenue Gustave Delory. J’habitais chez ma mère, et quand j’ai pris mon indépendance je suis venu ici, et là je
vais retourner chez ma mère, parce que j’ai été licencié économique il y a neuf-dix mois et la situation s’est pas
arrangée. — Auparavant, lorsque vous habitiez chez vos parents, était-ce toujours dans le même
endroit, ou bien avez-vous eu plusieurs logements ? — Plusieurs. J’ai toujours vécu avec ma mère en fait,
d’abord au quartier du Pile, ici à Roubaix, près du canal, ensuite au nouveau Roubaix, et enfin près d’ici, avenue
Gustave Delory… et maintenant je suis venu ici — Pouvez-vous me dire comment étaient ces différents
logements et ces différents quartiers ? — Alors, le premier quartier c’était un quartier pourri, mais c’était
une belle maison, c’était une maison années 30, haute, donc c’est les maisons des anciens ouvriers, elles sont toutes
situées là-bas vu qu’il y a les anciennes usines. — Pourquoi le quartier était-il « pourri » ? — Il n’était pas
entretenu, la rue Dampierre je ne sais pas à quoi elle ressemble aujourd'hui, mais la dernière fois que j’y suis allé
elle n’avait pas changé. C’est la misère là-bas, les voisins, tout le monde, on s’entraidait tous, mais il n’y en avait
pas un pour rattraper l’autre, on était tous… C’était la misère ! Si je raconte des anecdotes, ça va être… trop !
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Mais après, au Nouveau Roubaix, c’était beaucoup plus calme comme quartier, c’était sympa, donc même s’il y
avait 2 ou 3 zonards, il ne se passait rien de méchant, et après avenue Gustave Delory, c’est la rue sympa de
Roubaix. — Pourquoi votre mère a-t-elle déménagé ? — Quand mon petit frère est né, on est parti de la
rue Dampierre, parce que le quartier c’était vraiment pas un endroit pour qu’il y grandisse. On s’est retrouvé au
nouveau Roubaix, mais la maison revenait trop cher pour le seul salaire de ma mère, donc il a fallu qu’elle rende
la maison. Et après, on est parti en HLM, avenue Gustave Delory. Là, du coup, pour boucler la boucle, c’était
un peu plus simple. — Votre mère a donc obtenu un HLM dans un endroit qui était très prisé ? —
Coup de chance oui. Gros coup de chance, mais sinon pour la situation de ma mère on se retrouvait à l’Alma ou
dans les quartiers où on met les mères seules avec des enfants quoi… Mais on a eu de la chance. #9
Dans ce long extrait, l’enquêté relate son expérience d’un quartier taudifié, dont il ne
dit pas explicitement qu’il y avait une forte concentration d’immigrés, mais c’était bien le cas, à
l’époque dont il parle et dans le quartier en question, communément appelé le Pile, à Roubaix.
Aujourd’hui, c’est encore un quartier très populaire, où la population d’origine maghrébine est
très importante. Les axes principaux, autour d’une petite place, ont été réhabilités, mais ce n’est
pas le cas des nombreuses petites rues alentour. Il relate également la sortie de ce quartier
taudifié, et le détail ici est important. Dans cette enquête comme dans d’autres, de nombreux
témoignages exposent à quel point il est difficile de sortir de ce genre de quartier, car les
organismes HLM ne proposent à leurs habitants que des quartiers du même type. De fait, le
meilleur espoir de sortie se rencontre dans la stratégie ici mise en œuvre, qui consiste à prendre
transitoirement un logement dans le privé, même très au-dessus de ses moyens, pour obtenir
ensuite un logement social hors des quartiers les plus concentrés et les plus dégradés. Cette
stratégie a réussi dans ce cas, et ce n’est pas un coup de chance, contrairement à ce que croit
l’enquêté, mais directement lié aux discriminations raciales, très prégnantes sur le marché privé,
mais auxquelles les Italiens et leurs enfants échappent. Le jeune homme poursuit :
Est-ce que vous estimez pouvoir trouver dans le quartier des réseaux de soutien ? —
Personne connait personne ici. Ici dans le bâtiment on se connait entre voisins et il y a une bonne ambiance qui
règne… mais la deuxième moitié de ce bâtiment on ne connait personne — Et ça, était-ce différent dans les
endroits où vous avez vécu auparavant ? — Oui ! Au Pile c’était l’entraide à fond ! On venait frapper les
uns chez les autres : fins de mois, t’as pas du lait, t’as pas ceci, on se dépannait, on se remboursait, ça marchait
toujours bien ça… […] — Par rapport aux endroits où vous avez vécu auparavant, diriez-vous que
ce quartier est mieux ou moins bien ? — Bah c’est le meilleur ! — Plus précisément, quels sont les
aspects que vous appréciez ? — Bah ce que j’apprécie c’est qu’on est au calme. Les maisons sont
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suffisamment séparées pour qu’il y ait pas une promiscuité qui fait qu’on est tous tout le temps en contact les uns
avec les autres, et que toutes les histoires d’un tel et un tel se répercutent… #9
Dans le cas de ce jeune homme d’origine européenne, il apparaît clairement que son
jugement sur les quartiers de concentration d’immigrants est fondé sur une expérience précise.
Cela atteste que l’origine n’a pas d’influence sur ce que ressentent les habitants de ces quartiers :
chacun souhaite les quitter, car il est avant tout désagréable. La personne suivante est une femme
de 45 ans environ, qui réside à Aulnay-sous-Bois. Elle est Française d’origine cambodgienne
(naturalisée) et réside dans une cité HLM en très mauvais état, les abords comme les immeubles
eux-mêmes, même si un ravalement a été réalisé relativement récemment. Il n’y a ainsi à peu près
pas d’isolation phonique entre les appartements et le ménage des parties communes est assuré par
des habitantes — dont cette dame —, le bailleur public ne s’en préoccupant manifestement pas.
Qu’est-ce que vous pensez de la population qui vit dans votre environnement, dans
votre quartier, quels sont les aspects positifs, les aspects négatifs ? — Là, excusez-moi, quand je suis
arrivée en 92, il y a quelques Français, hein.. Et maintenant y’en a plus ! Ils sont tous partis ! Maintenant, y’a
que nous, des étrangers, dans le quartier, que des étrangers. Et puis avec des gens que je peux parler comme mes
voisines, voisins dans l’immeuble, que je peux leur parler comme je vous parle aimablement ça va. Mais avec des
gens quand je parle, quand j’entends des cris tout ça (rires)… moi je préfère me retirer parce que tout le temps y’a
des différences.. Tout le temps comme ça vous voyez ? — Il y a beaucoup de disputes ? — Beaucoup de
disputes entre voisines, voisins… et puis ce que je trouve vraiment désolant c’est… [en baissant la voix] les
peuples nord-africains, les Algériens, les Marocains, tout ça… ils ont pas beaucoup de tolérance même entre eux.
Alors que nous, je me suis dit, nous les Asiatiques on n’a pas cette mentalité-là. Quand on habite quelque part
ensemble, on a beaucoup de tolérance entre nous et on se protège, même si y’a des différences entre nous, voisines,
voisins… et quand y’a des étrangers qui arrivent, nous on se solidarise pour… protéger notre communauté.
Regardez au 13e, on n’a jamais entendu de problème avec les Chinois, non. Et il faut pas dire qu’ils sont parfaits,
non, ils sont pas parfaits à Paris 13e, ils ne sont pas parfaits, ils sont comme tous les autres immigrés aussi. Mais
ils se protègent entre eux. #10
La description qui est donnée ici du quartier de grande concentration d’immigrants
où réside cette dame est tout à fait négative. À la fin de l’entretien, cette personne revient sur le
sujet :
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Est-ce que vous avez quelque chose à ajouter à l’issue de cette enquête ? — C’est juste
peut-être que si vous pouvez, si vous faites partie des… du corps politique de j’sais pas quel parti, il faut peut-être
mélanger, ne pas regrouper les étrangers entre eux. C’est mauvais ça ! C’est très mauvais ça ! Il faut mélanger tout
tout comme ça, dans les quartiers HLM. De me retrouver entre Français, je vais peut-être me retrouver dépaysée,
parce que je suis la seule Cambodgienne, mais sinon mélanger ! Je me suis dit bientôt la France, on va devenir peut-
être comme en Amérique, beaucoup de nationalités mélangées et puis chaque citoyen ne dit pas « je suis
cambodgien » parce qu’en Amérique, tout le monde dit, même les Cambodgiens mes amis disent « mais moi je suis
américain ». Moi j’ai du mal à dire je suis Française, vous voyez ? J’aimerais bien ! Comme ça, comme en
Amérique, je suis Française. En Amérique, si un Asiatique dit « je suis américain », pas de problème, parce
qu’ils sont en Amérique. Ici, ça me gêne un petit peu, si je dis « je suis Française », peut-être il y a les autres qui
me disent : « ah t’es pas Française parce que t’as les yeux bridés… ou.. » (rires) — Est-ce que c’est le regard des
autres qui vous empêche de vous sentir complètement Française ? — Un petit peu, plutôt le regard des Français.
Peut-être je dis je suis Française et y’en a un qui dit : « ah, celle-là elle se croit Française, mais peut-être elle ne
l’est pas ». Moi, dans mon cœur je suis Française, hein. Je m’intègre, j’élève mes enfants, je suis Française, je vous
dis, dedans. Mais extérieurement, physiquement, je n’ose pas dire je suis Française ! (rires) parce que, vous voyez,
c’est des préjugés […] Mais je vous dis que vraiment je suis Française. J’aime la France plus que mon pays
d’origine. #10
Sans anticiper sur différents points que nous aborderons plus loin, à propos de
l’identité et du regard des autres notamment, il est intéressant de noter qu’à la toute dernière
question, cette dame tient à préciser l’importance de lutter contre le phénomène de concentration
des immigrants, auquel elle attribue des effets tout à fait néfastes. Dernier exemple sur ce sujet, le
témoignage de cet enseignant du secondaire originaire du Congo, qui habite à Lille, dans une
maison de ville dans un quartier calme. Il a été réintégré dans la nationalité française, après avoir
eu une carte de séjour, à l’occasion d’une demande de naturalisation : il est né Français sans le
savoir, avant les indépendances, et est resté binational.
Je suis arrivé à 23 ans, j’étais étudiant, j’étais en résidence universitaire, j’ai fait quatre ou cinq ans
en résidence universitaire, puis dans un HLM à Villeneuve d’Ascq ; peut-être quatre ans également en HLM ;
puis après, je suis venu ici. — Diriez-vous que ce quartier est mieux que ceux où vous habitiez
auparavant ? — Ah oui ! — Pourquoi ? — Ben disons, qu’on n’a pas l’impression qu’on est dans un ghetto.
C’est ça le plus important. — Qu’appréciez-vous et que n’appréciez-vous pas, dans ce quartier ? —
Ce que je n’apprécie pas c’est peut-être la circulation… Ce que j’apprécie franchement c’est le calme : pas
de carcasses, pas de poubelles brûlées… Non, depuis que je suis là, ça fait dix ans, non. #11
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Cette personne exprime également, d’un point de vue très concret, sa satisfaction
d’avoir pu quitter le quartier de grande concentration de Villeneuve-d'Ascq où il résidait juste
après sa réussite aux concours de l’enseignement, grâce à son parcours universitaire. Le fait qu’il
soit arrivé à 23 ans, et n’ait donc pas grandi dans une cité est ici un facteur déterminant (cf. : infra).
Avec l’ensemble de ces extraits, on voit nettement se dessiner, pour les personnes
habitant dans des quartiers résidentiels collectifs dégradés, ou même des quartiers d’habitat
individuel très populaires, comme à Roubaix, le sentiment de vivre dans un territoire à part. Dans
ces territoires, la caractéristique la plus évidente est un haut niveau d’interrelation entre les
habitants, qui correspond au sentiment d’entassement souvent décrit. Presque tous les habitants
interrogés décrivent un quartier où tout le monde se connaît, ce qui veut dire que l’on n’est jamais
anonyme, ce que certains enquêtés rapprochent du « bled ». Mais, plutôt qu’une sociabilité
traditionnelle de village, les sociologues ont décrit ce phénomène spécifique aux quartiers-
ghettos : les habitants y ont un vaste réseau de relations, mais chacune de ces relations est
commune à tous ou presque. À l’inverse, les habitants des centres-villes ont un réseau plus dilué
géographiquement, et parfois moins important, mais ceux qui le composent ne se connaissent pas
mutuellement, pour la plupart. Ainsi, ceux-là sont à peu près anonymes dans leur quartier de
résidence, même s’ils croisent parfois avec plaisir d’autres parents de l’école de leur enfant, et
bénéficient potentiellement d’un réseau secondaire bien plus vaste et bien plus riche. Certains
habitants des quartiers très concentrés nous indiquent, comme on l’a vu, sortir le moins possible
de leur domicile, pour éviter ces interactions subies.
Mais, on l’a vu aussi clairement, les quartiers de grande concentration sont très
souvent décrits comme conviviaux. De fait, avec un réseau local si dense, il est très facile de
trouver de l’aide, dans la mesure des ressources du quartier. Ainsi, très rares sont les personnes
indiquant avoir obtenu un stage ou un emploi grâce à ce réseau ; à l’inverse de l’aide en matière de
transport d’objets lourds, de dépannage alimentaire ou de mécanique. Cela correspond donc aux
relations denses déjà évoquées, mais aussi au sentiment de protection lié à la relative homogénéité
des origines : ici, les Blancs minoritaires ne peuvent regarder les personnes d’origine maghrébine
ou subsaharienne comme des intrus, ni leurs mœurs comme déviants. C’est enfin lié à un
phénomène de retournement du stigmate. Rejetés d’une société qui leur reproche de n’avoir pas
les codes culturels, les habitants du ghetto en viennent à revendiquer leurs codes propres : « la
solidarité et la convivialité sont de notre côté, de même d’ailleurs que les valeurs morales (cf. :
infra), tandis que vous laissez mourir les vieux et les clochards », dans les discours les moins
amers. Les propos ci-dessous — d’une femme française d’une quarantaine d’années, d’origine
maghrébine et qui réside dans une grande cité de Lille Sud, déjà citée plus haut — n’ont pas cette
relative modération. :
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Comment pensez-vous que votre quartier est perçu à l’extérieur ? — Délinquant ; un
quartier dangereux, quoi — Est-ce que vous pensez que c’est juste ou pas ? — Non, c’est faux. Faut
pas non plus exagérer hein…. Ils devraient plutôt courir après les vrais terroristes, qui sont peut-être pas des
musulmans comme ils prétendent… Ça y est l’autre il dit Allah Akbar, ça y est il a une baffe c’est un musulman,
non… on dit tout ce qui brille n’est pas or…. Je veux dire que vous, si vous êtes chrétien, je sais pas, dans le livre,
dans la Bible ou la Torah, il est bien dit qu’il ne faut pas faire du mal à ton prochain… et bah nous, c’est pareil.
Vous avez pas le droit de faire du mal à votre prochain, chez nous aussi on a pas le droit de faire couler le sang, il
est bien marqué dans le Coran, on a pas le droit de tuer parce que Dieu a donné la vie et y a que lui qui la
reprend. Alors celui qui dit les musulmans c’est des terroristes, c’est pour salir notre image, point. — Ok, mais
ça ne concerne pas le quartier, c’est un peu plus général… — Oui, mais ceux qui viennent ici ils voient
que des femmes voilées ou des hommes barbus… — C’est un quartier, d’après vous, qui est considéré
comme un quartier de musulmans par ceux qui n’y habitent pas ? — Des Arabes, même pas
musulmans, c’est un quartier d’Arabes… Nous on est comme ça, sur notre front il y a marqué voleurs, point. Une
fois, c‘est un flic qui m’avait dit « ah bah dès qu’on on ouvre la première page du journal on voit Mohammed,
Djamel… a volé. » J’ai dis « oui, mais la deuxième on voit Robert, François… pédophile, a violé sa fille ». Bah
le flic savait plus où se mettre. Je lui ai dit « bah lisez la deuxième page vous allez voir, chez vous y a que des
pédophiles et des violages ». Je me serais jamais permise de me balader en culotte devant mon père… Ma fille à 9
ans elle est pudique. Chez nous la pudeur c’est dès la naissance. Je suis désolée de dire ça, mais chez nous la
pédophilie elle n’existe pas. On a trop de respect… et je vais dire, trop de pudeur. #6
Parmi les enquêtés qui résident dans des quartiers que nous avons qualifiés comme
de grande concentration au travers du formulaire d’observation systématique, la question de la
concentration ne fait pas débat : tout le monde ou presque, habitant ou non, s’accorde à la
constater. Dans notre enquête qualitative, nous avons toutefois eu quelques points de vue positifs
sur ce phénomène. À l’analyse, il apparaît que les avis positifs sur la concentration sont avant tout
associés à une faible maîtrise de la langue française. De ce fait, les personnes originaires d’Asie
sont proportionnellement plus favorables à la concentration, et a fortiori les personnes migrantes,
tandis que les secondes générations sont plus partagées. Ce phénomène de points de vue
divergents entre les générations se retrouve chez les personnes originaires du Maghreb ou
d’Afrique subsaharienne, mais sur la base d’un avis majoritaire très hostile à la concentration,
presque systématiquement vécue comme subie.
La citation ci-dessous est tirée de l'entretien réalisé avec une femme d’une trentaine
d’année, résidant en Seine-Saint-Denis (commune très proche de Paris) et d’origine chinoise. Elle
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est venue en France en cours de scolarité, rejoignant ses parents, déjà installés. Elle évoque le
problème linguistique qu’elle a connu elle-même, et dont elle reste familière, car ses parents ont
une maîtrise très faible du français ; mais, étant désormais étudiante à Dauphine avec d’assez
belles perspectives d’insertion économique et sociale, elle dit aussi, immédiatement, que la
concentration est un problème.
D’après vous, quand des immigrés arrivent en France, donc récemment, est-ce qu’il
est préférable qu’ils vivent dans des quartiers où ils sont nombreux ou plutôt de les disperser ? —
D’après moi, je pense que c’est mieux de vivre quand même ensemble parce que la plupart ne parlent pas français.
[…] il faudrait d’abord aider [les immigrés récents] à apprendre le français, parce que là en fait ce que l’État
demande c’est parler français pour les titres de séjours. Et par exemple il y a des gens ils arrivent, ils habitent en
France pendant 10 ans, 15 ans, mais ils n’ont pas appris le français parce que y avait pas d’aide… et après
quand eux ils commencent à demander leur titre de séjour et bah c’est 10 ans plus tard, ils sont déjà vieux et ils
n’ont plus envie quoi, alors que quand ils sont arrivés peut-être c’est à ce moment-là qu’il faut les pousser à
apprendre un peu le français. Les classes d’accueil, je crois qu’il y en a de moins en moins. Par exemple dans mon
collège là où j’étais il n’y en a plus déjà. Donc le fait qu’il y en a très peu, donc du coup tous les Chinois se
concentrent, c’est ça aussi le problème… — Qu’ils soient trop concentrés ? — Oui. #12
Mlle A., la jeune femme déjà citée, représentante de la seconde génération, étudiante,
maîtrise assez bien les concepts utilisés dans le débat politique et social français. Le terme de
mixité est en général, et paradoxalement, employé pour désigner des quartiers de grande
concentration. Mlle A. ne tombe pas dans ce piège, ce qui indique clairement une lecture ou une
écoute régulière des médias et le développement de l’esprit critique de quelqu’un qui a réfléchi à
sa propre situation, et qui a fréquenté des milieux différents. Elle répond d’emblée que son
quartier n’est pas assez mixte, car il manque de Blancs.
Quelle appréciation portez-vous sur le degré de mixité ? Vous trouvez qu’il est trop
important, pas assez ? — Non il est pas assez important je crois, parce que même si on vient pas tous du
même pays c’est l’Afrique noire et le Maghreb… ouais il y a que ça, j’ai envie de vous dire… il y a… les
Asiatiques, bah j’en vois pas trop ici…. Non il est vraiment… c’est vraiment l’Afrique Noire et le Maghreb ici !
quand on y réfléchit comme ça il n’y a que ça… il n’y a que ça… Après comme je vous disais ça peut être bon
comme ça peut être mauvais. Si on se sent bien, accepté, moi personnellement il n’y a pas de problème… — Mais
vous aimeriez qu’il y ait plus de diversité quand même ? — Je pense que ouais ça ferait pas de mal, je
pense qu’avec une plus grande diversité peut-être que… peut-être que ça changerait tout le monde je sais pas…. Je
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me dis que là on s’influence les uns les autres à rester dans la communauté machin , on est entre nous…. C’est
vrai que c’est bien, mais avec un peu plus de Caucasiens, un peu plus d’Asiatiques, on s’ouvrirait un petit peu plus
je pense… Mais là on est vraiment concentrés quoi… #4
On peut lire dans cet extrait l’assimilation d’un discours classique dans la société
française, diffusé par une partie de la gauche et par les organisations antiracistes depuis une
trentaine d’années, valorisant le mélange et le métissage culturel. Mais, elle va plus loin dans la
description du phénomène de ségrégation qu’elle connaît, et décrit un processus de ségrégation
interne, subi et choisi tout à la fois par les habitants :
Comme je vous ai dit là où j’étais, une grande population était Africaine, pratiquement toute la
tour… Ici je suis arrivée et bah il n’y a que des Maghrébins ! il y a juste une famille Africaine en bas et nous !
bon on est un peu extra-terrestres, mais voila, ils sont pas méchants, mais ça reste concentré…. Et là quand on
regarde les dispositions dans le quartier, limite c’est fait par immeuble quoi… L’immeuble à côté, le bâtiment 5, il
n’y a que des Africains… Après je ne sais pas si c’est fait exprès, mais je pense que oui… — C'est-à-dire que
même au sein du quartier il y a encore des reconcentrations ? — Ah oui oui oui… C’est incroyable !
Bah nous, quand ils faisaient leur enquête pour savoir où on voulait partir et tout ça, on a dit que ça nous
dérangeait pas du tout de rester aux Bosquets, mais on a précisé parce qu’on voulait pas aller dans cet immeuble
justement parce qu’il y avait trop d’Africains, au bout d’un moment le trop tue…, après ça parle, ça se lasse…
C’est pas assez ouvert, je pense, le seul problème c’est que c’est pas assez ouvert… #4
Dans ce passage, Mlle A. explique clairement que le vaste grand-ensemble où elle
réside est organisé en groupes raciaux par le bailleur, et cela contribue selon elle à créer le
sentiment d’enfermement, puisqu’elle décrit le regard permanent de membres de la
« communauté », et le manque d’ouverture que cela produit. Le problème est posé par Mlle A. en
termes de mobilité culturelle, même si le terme n’est pas dans ses propos. Cette jeune femme est
à même de critiquer ce système parce qu’elle connaît autre chose. Manifestement, sa famille est
également assez consciente du risque d’un entre soi excessif, puisqu’elle a choisi de ne pas aller
dans l’immeuble qui semblait lui être prédestiné. Mlle A. est étudiante, et elle a de ce fait d’autres
réseaux de relations. Elle oppose d’ailleurs l’ouverture de son milieu social en tant qu’étudiante à
la fermeture de celui de son quartier. C’est une chance pour elle, mais aussi le produit de son
travail, que d’avoir l’occasion de fréquenter d’autres personnes que des habitants de cette
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immense cité. Qu’en est-il pour tous ceux qui ne vont pas au-delà du collège ou du lycée ? Même
pour Mlle A., l’emprise reste forte, comme elle l’admet elle-même :
Est-ce qu’en revanche dans votre travail ou dans vos études vous avez l’occasion de
rencontrer des personnes d’autres origines ? — Bah oui oui oui dans les études… Je suis dans une école
d’infirmières, bon c’est vrai que c’est dans le 93, mais là il y a vraiment de tout, toutes les cultures, toutes les
nationalités, là c’est ouvert quoi…. Et puis maintenant, avec un certain âge, on va pas rester seulement avec les
gens de la même culture, on s’ouvre un peu plus… — Dans vos loisirs, vous êtes amenée à rencontrer
aussi plus de personnes d’autres origines ? — Oui oui, là à l’extérieur du quartier, oui. C’est assez
diversifié, il y a un peu de tout… — Y compris dans vos amis ? Vous avez des amis très divers ? —
Oui. Mais c’est vrai que la majorité reste de ma culture, de mon pays, enfin du pays de mes parents, mais c’est vrai
que j’en ai quelques-uns… #4
Au final, le discours de Mlle A. est assez ambivalent. Ce n’est pas le cas de celui de ce
jeune homme de 20 ans, qui habite lui aussi en Seine-Saint-Denis, chez ses parents, mais dans une
commune limitrophe de Paris, et que nous avons désigné comme M. B. Il est également d’origine
subsaharienne, et réside dans une cité de taille plutôt modeste, surtout par comparaison au grand-
ensemble géant où réside Mlle A. Une fois encore, son discours est à l’opposé de ceux qu’on
entend systématiquement dans les médias par la bouche des personnes de son âge et de son
origine :
Pensez-vous qu’il est préférable que les immigrants récents vivent dans des quartiers
très concentrés, des quartiers mixtes, ou au contraire, dans des quartiers où il y a très peu
d’immigrés ? Moi si j’étais un immigré et que je devais refaire, je prendrais bien un quartier où il y a pas du
tout d’immigrés — Pas du tout ? Pourquoi ? — Parce que je m’en rappelle je suis parti à Neuilly-sur-Marne,
et là-bas j’ai croisé quasiment aucun immigré c’était calme, j’avais bien aimé, c’était tranquille — Donc si vous
déménagiez vous souhaiteriez vivre dans un quartier où il y a peu d’immigrés ? — Oui enfin… Pas
qu’il y en ait pas du tout, qu’il y en ait un peu, oui, mais pas comme ici où il y a quasiment que des immigrés. Ici
c’est trop. #5
Dernier point à aborder, et qui est revenu dans de nombreux entretiens avec des
personnes vivant dans des quartiers de grande concentration d’immigrants, le stigmate que
constitue le fait d’habiter dans un tel quartier. Dans l’ensemble, la moitié des personnes
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concernées évoquent cela. L’autre moitié, toutefois, ne l’évoque pas, alors même qu’il s’agissait
d’une question explicite de notre grille d’entretien. C’est là quelque chose de difficile à interpréter,
tant les facteurs peuvent être nombreux : par exemple, ces personnes ne sont peut-être pas en
contact de façon fréquente avec des habitants d’autres types de quartier. Quoi qu’il en soit, parmi
ceux qui évoquaient ce stigmate, il y a eu cet homme d’une trentaine d’années, Roubaisien de
nationalité turque, arrivé en France avec ses parents à l’adolescence, et aujourd’hui marié avec une
Française. Il réside dans une de ces maisons typiques décrites en début de chapitre.
Diriez-vous que votre adresse, le fait d’habiter à Roubaix, ça a déjà été un problème ?
— Oui, souvent, ç’a été un problème d’habiter Roubaix. Quand les gens disent : « t’habites où ? », quand vous
dites Roubaix, pour les gens, ça craint… pour les gens ça craint vraiment. Tous des délinquants, je pense… ils
réfléchissent mal sur Roubaix. Et ils ont raison en partie raison, je pense. Quand ils entendent Roubaix, ils ont
peur, ils n’ont pas envie de venir. D’un côté ils ont raison, mais d’un côté, il faut connaitre. Dans mon quartier,
c’est calme maintenant. Mais les gens ne viennent pas forcément dans mon quartier, ils viennent au centre-ville. En
fait, c’est calme, mais quand même, il y a une agression… Quand je dis agression : les jeunes sont là, ils gueulent,
ils squattent tous, ils crachent… ils tapent pas, quoi, c’est ça en fait l’agression. […] Même pour des jeunes qui ne
se connaissent pas, on ne peut pas passer dans certains quartiers à Roubaix, comme l’Alma… on ne peut
strictement pas passer, parce qu’il y a des jeunes qui vont nous taper dessus, pour rien. — Diriez-vous
qu’habiter ici, c’est plutôt un handicap ou un atout pour l’avenir de votre enfant ? — C’est un gros
handicap je pense, il faut faire attention avec qui il traine… #13
*
L’analyse de l’ensemble des entretiens sur cette question de la concentration montre
très clairement une opposition générale à ce phénomène, jugé par tous comme un problème,
quelles que soient les avantages en termes d’entraide, y compris ceux qui résident hors des zones
de concentration ou sont d’origine européenne. Très clairement, personne ou presque n’adhère à
l’hypothèse de l’autoregroupement des personnes issues de l’immigration. Dans tous les cas, la
concentration est décrite comme un processus subi. Pour une partie des personnes rencontrées, il
s’agit d’une politique volontaire des pouvoirs publics. Les autres oscillent entre cette analyse et
des représentations un peu plus complexes, intégrant par exemple la crise économique, l’histoire
de l’urbanisme. Pourtant, certains justifient parfois la concentration par la question linguistique ;
des personnes d’origine asiatique notamment, qui déplorent par ailleurs l’absence de « Français »
de leur quartier.
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3. Jeunesse, police et sécurité
Une autre caractéristique prégnante, à la fois dans les entretiens avec les habitants des
quartiers de grande concentration d’immigrants et lors des visites qu’ils occasionnent : l’espace
public et son usage ne répondent pas, dans les territoires de forte concentration d’immigrés et
d’enfants d’immigrés, aux normes en vigueur ailleurs. D’une part, l’espace public est largement
dégradé, et ce d’abord du fait des immeubles eux-mêmes, peu esthétiques et mal entretenus.
D’autre part, l’usage de l’espace public est abandonné par les habitants aux plus jeunes, qui en
font leur territoire. Cette situation se traduit par un sentiment d’agacement général de la part des
voisins, voire d’insécurité pour certains enquêtés, toutes origines confondues, même si l’on dit de
ces jeunes qu’ils sont individuellement très gentils, qu’ils aident si nécessaire, etc.
La concentration dans des territoires particuliers d’immigrés et enfants d’immigrés se
caractérise par une forte présence de jeunes, notamment des garçons, dans l’espace public.
D’après les discours les plus fréquemment tenus dans le débat politique et médiatique, cela
génèrerait de la délinquance. Ces territoires sont décrits comme des lieux où l’intervention de la
police suscite des réactions hostiles, voire des zones de non-droit. Nous avons donc tenté
d’évoquer cette question dans nos entretiens.
Le premier extrait est tiré d’un entretien avec une femme d’une trentaine d’années,
qui réside toujours chez ses parents en proche banlieue de Paris, dans une résidence composée de
tours. Certaines sont accessibles directement depuis la route, comme celle où réside cette famille,
tandis que d’autres, derrière, constituent une sorte de dédale fermé à la ville, où l’on ne circule
qu’à pied. L’état général est moyen, dans cette tour en particulier, c’est-à-dire que les parties
communes et les abords ne sont pas entretenus, mais ne sont pas non plus particulièrement
dégradés. Les choses sont différentes plus loin dans la cité. Cette personne est née en France. Ses
parents vivaient alors à Paris, dans un appartement qu’elle décrit comme un taudis. Dans son
quartier actuel, elle évoque une situation d’insécurité liée aux jeunes du quartier, situation qu’elle
supporte mal, mais sans pour autant considérer que la police est un recours :
Si vous aviez des enfants, est-ce que vous mettriez vos enfants dans l’école du
quartier ? — Non… Enfin peut-être à l’école maternelle, mais après pour tout le reste je pense c’est sur Paris
parce que c’est mieux et… Enfin, c’est aussi niveau de la sécurité, je préfère. — Donc vous avez l’impression
qu’il y aurait des risques ? — Oui, des agressions… — Alors, justement, vous diriez que c’est un
quartier où il y a beaucoup de délinquance ou de violence ? — Oui… c’est surtout derrière mon
immeuble, mais bon, après ça se relie quoi, ça fait peur. — Et de quel type de délinquance s’agit-il ? —
Bah… en fait personnellement moi je me suis faite agresser une seule fois, mais c’était Noël et j’étais avec ma mère,
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mes sœurs, et on a volé nos sacs, mais c’était 7 h du soir, c’est pas trop tard non plus…. Et ça faisait 3 ou 4 ans
qu’on habitait là et, tous les voisins, même les jeunes qui trainent devant, ils nous connaissaient… Du coup, on a
plus confiance. Même les voisins volent les affaires des voisins. Et puis souvent on entend des choses comme ça, des
vols, des agressions… […] — Qu’est-ce que vous pensez des jeunes dans votre quartier ? Ils posent
problème ? — Euh oui… je sais pas ce qu’ils font, mais… enfin dans la journée ils sont toujours là-bas et
voilà…. Et chaque fois que nous on passe ils nous disent bonjour… Mais sinon je sais pas ce qu’ils font… ils
font de la moto, même le soir, même à minuit, même à 2 h du matin… Ils pensent pas aux autres. — Est-ce
que vous avez déjà eu des relations avec la police ? — Oui. — En tant que plaignante ? — Oui. —
Et en tant qu’accusée ? — Non — Vous avez confiance globalement dans la police ? — Non, pas
vraiment… On dépose la plainte et après je ne sais pas s’ils ont fait leur travail ou pas, mais, il ne s’est rien passé,
et ça ne s’est pas amélioré non plus, du coup… #14
Le second extrait, qui dénonce également les problèmes de sécurité liés aux jeunes
qui « trainent », est tiré de l’entretien avec un homme de 25 ans, vivant en Seine-Saint-Denis, dans
une cité de relativement petite taille et construite sur dalle. La cité est en très mauvais état, et se
situe dans une zone isolée de la commune. Il n’y a pas de commerce à proximité, et les réseaux de
transports sont relativement loin. Un collège, cependant, a été installé à proximité.
Qu’est-ce que vous pouvez me dire des problèmes de violence et de délinquance
dans votre quartier ? — Il y en a plein — Vous pensez qu’il y en a plus qu’ailleurs, moins
qu’ailleurs ? — Je sais pas du tout vu que je ne traine pas dans le quartier, mais je m’en rappelle au collège,
c’était juste à côté derrière, et il y a l’entrée, il y a une route, juste après il y a des bancs où les racailles du quartier
venaient s’asseoir et je me rappelle pendant le brevet blanc ils prenaient des fusées et ils visaient la porte d’entrée du
collège, ils s’en foutaient… Des fusées de pétards tout ça… ils lançaient sur les gens qui attendaient à la porte.
Ou, quand avec mon copain, on attendait le bus pour aller faire une visite d’un musée, on attendait à côté de la
porte, et il y a un mec du quartier il est arrivé et il a dit donne moi ton manteau et il l’a pris, et il ne lui a pas
rendu alors qu’il habitait dans mon quartier. — Et globalement quel regard portez-vous sur le
comportement des jeunes de votre quartier ? — Moi je ne les fréquente même pas en fait, je leur serre
juste la main quand ils trainent en bas dans le hall, c’est tout, je ne leur parle pas. On n’a pas les mêmes centres
d’intérêt, je les vois toujours en train de fumer tout ça. J’évite les problèmes en fait. — Parce que si vous leur
parlez vous pensez qu’il pourrait y avoir des problèmes ? — Non c’est… bah tu sais je les connais, vu
qu’ils habitent dans mon quartier je les connais donc je connais leurs amis en même temps et ils ne m’emmerdent
pas c’est juste qu’on se dit bonjours c’est tout, ça va pas plus loin en fait. #15
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Dans cet extrait, à l’inverse du précédent, l’anecdote racontée remonte très loin en
arrière, à l’époque du collège. Pourtant, à la première question « Qu’est ce que vous pouvez me dire des
problèmes de violence et de délinquance dans votre quartier ? » la réponse immédiate était « il y en a plein ».
Cela peut sembler contradictoire. Mais, on constate surtout que dans ces cités comme dans le
reste de la société, l’idée de délinquance ne renvoie pas à des faits avérés, mais à un usage
inquiétant de l’espace public par une partie des jeunes, ce qui est parfois décrit comme un
contrôle de l’espace public par ceux-ci. La réponse de ce jeune homme « il y en a plein » ne signifie
pas qu’il y aurait beaucoup de délits commis à l’encontre des habitants, mais qu’il existe
localement un groupe suffisamment important de jeunes oisifs et déscolarisés, qui « traînent »
jusque tard le soir, observant peut-être les passants avec une mine patibulaire, fumant du cannabis
ou faisant de bruyants tours de scooter. Même dans le cas de la première citation, une agression
en 7 ans, on ne peut pas dire que cela soit significatif. En effet, en 7 ans bien des personnes
résidant dans les centres-villes les mieux réputés se sont fait voler une ou plusieurs fois un
téléphone portable ou un sac à main. Mais, pour ces personnes, c’est un évènement déconnecté
du quotidien, tandis qu’à l’inverse, pour nos deux enquêtés, le quotidien est fait de stress, car ils
ont au pied de leur immeuble un groupe qu’ils craignent.
L’un et l’autre estiment qu’ils sont connus et reconnus comme habitants du quartier,
et de ce fait, ne courent pas de grand risque. Mais, cette idée suppose qu’à l’inverse, s’ils n’étaient
pas des habitants, ils seraient en danger. La réponse « Il y en a plein » décrit donc surtout l’intensité
du stress ressenti par cette personne. Cela ne signifie pas qu’il n’y aurait en réalité pas de
délinquance. Il peut y avoir du trafic de cannabis ou d’objets volés, ou même des actes plus graves
encore. Mais, contrairement à une idée répandue, ce genre de conduite est peu visible, car ces
actes dont les conséquences pénales sont sérieuses exigent une grande discrétion.
Mlle A. réside, rappelons-le, dans une des cités qui a la pire réputation en région
parisienne, l’une des seules où des tirs à balles réelles ont eu lieu durant les émeutes de 2005, par
exemple. Voici d’abord ce qu’elle nous dit sur les jeunes :
Ha ! Mais l'ambiance du quartier c'est eux [les jeunes] qui la font. C'est ça, ouais c'est eux qui
la font, quoi je veux dire, quand ils sont calmes, et bien l'ambiance est calme ; quand ils décident de s'agiter, et bien
le quartier s'agite… Parce que je quartier c'est les jeunes, j'ai envie de vous dire. Les adultes sont dans leurs
maisons, ils s'occupent de leurs enfants, ils vont au travail, ils rentrent du travail… Enfin, les tâches ménagères,
tout ce qui va avec. Le jeune, il va plus ou moins à l’école, pas trop, donc je suis dans le quartier donc le quartier,
l’ambiance du quartier c’est eux. #4
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Elle décrit assez précisément cet état de fait qu’est l’abandon de l’espace public, peu
accueillant au demeurant, aux adolescents, et en particulier à ceux d’entre eux qui échouent à
l’école. Mlle A. décrit également comme quelque chose de désagréable le fait que ces adolescents
occupent les espaces publics et les parties communes, même si elle aussi affirme ne pas être
inquiète pour sa propre sécurité. Plus tard dans l’entretien, elle précise que d’après elle, la violence
aurait plutôt reculé depuis son enfance :
Est-ce que vous pensez que le regard que les autres portent sur votre quartier est
juste ? — Je pense qu’il y en a qui connaissent mal. Parce qu’il y a quelques années c’était dangereux, enfin
dangereux, il y avait beaucoup plus de violence. Mais à l’heure actuelle… c’est plus d’actualité quoi, je veux dire
que le regard il est pas objectif. — Donc, il y a quelques années, c’était plus violent ? — Oui, oui. Je me
rappelle quand j’étais vraiment plus jeune il y avait vraiment des grosses bagarres entre jeunes, entre bandes, mais
il y a plus tout ça, là les bagarres c’est deux trois gamins qui se tapent. Non ce n’est plus aussi violent — Ce ne
sont plus des bandes qui s’affrontent ? — Non, c’est plus des grandes bandes qui s’affrontent #4
Ici, le discours de Mlle A. converge avec les nombreuses descriptions du phénomène
des grandes bandes de la fin des années 1980 et du début des années 1990. Prenant la suite du
phénomène des « blousons noirs », et liées à l’apparition du mouvement culturel hip-hop, ces
bandes étaient des rassemblements hétéroclites, souvent constituées d’un noyau artistique (rap,
graffiti, break dance), autour duquel gravitait des groupes relativement importants d’adolescents
et de jeunes adultes. La rivalité entre ces bandes était forte, et s’exprimait sur tous les terrains :
sport, musique, graffiti, danse… et bagarre. De fait, les observateurs des quartiers en question
sont unanimes pour affirmer que la violence a changé : alors que ces « bandes » ont disparu
lorsque le rap a connu ses premiers succès commerciaux, l’usage de la violence est depuis moins
structuré (car dans ces bandes et entre elles existaient des règles d’usage de la violence), et de plus
en plus lié à la délinquance, elle-même plus atomisée qu’auparavant. L’évaluation de la baisse de la
violence que fait Mlle A. est donc certainement à prendre en considération, mais sans confondre
la violence physique dans les interactions quotidiennes, qui a baissé selon elle, et la violence des
délinquants, qui s’est aggravée, mais ne touche qu’exceptionnellement les habitants.
L’extrait suivant est tiré de l’entretien avec une Française d’origine maghrébine âgée
de 35 ans environ. Elle habite à Lille Sud, où l’on trouve de nombreux immeubles collectifs très
dégradés et présentant une très forte concentration d’immigrants. Cette personne, après nous
avoir spontanément indiqué que des jeunes dans sa cité attaquaient parfois les livreurs et vidaient
leurs camions, impute la responsabilité de la situation à la police, qu’elle décrit comme violente et
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méprisante. La première partie de l’extrait correspond au début de l’entretien, lorsque nous
évoquons le parcours résidentiel des personnes rencontrées :
Dans l’ensemble, le quartier dans lequel vous vivez actuellement, trouvez-vous qu’il
est moins bien, ou mieux, ou équivalant aux quartiers dans lesquels vous avez vécu auparavant ?
— Euh… c’est moins bien, c’est… c’est les petits cons, les gamins d’aujourd’hui ils respectent pas…. Des fois des
camions viennent livrer les gens qui ont commandé, ils [les jeunes] viennent, ils volent, ils cassent les camions, ils
ouvrent les portières, ils prennent ce qu’il y a dedans, et les gens disent rien. Moi je râle tout le temps. Ils savent que
je me laisse pas faire, je râle… « Mais de quoi tu te mêles ? » Bah je dis : « si on faisait ça à ton père ? » Dans le
quartier, franchement, on a toujours peur que la voiture elle crame ! #16
Vers la fin de l’entretien vient le moment d’évoquer la délinquance, la jeunesse du
quartier, et la police. C’est là, alors que la police n’est pas encore évoquée dans les questions, que
cette dame dévie spontanément du sujet des jeunes à celui de l’attitude des policiers :
Qu’est-ce que vous pensez du comportement des jeunes de votre quartier ? — Bah
moi je dirais les jeunes d’aujourd’hui c’est pas des délinquants c’est des incompris. Parce que si les flics ils évitaient
de les embêter à chaque fois qu’ils les voient là en train de papoter entre eux, ça s’arrête, ça sort comme ça, comme
Starsky et Hutch avec les matraques… « Tu bouges pas ! » et les grossièretés je vous dis pas. Bah y a deux jours
justement là derrière, ils ont attrapé un jeune, ils l’ont éclaté par terre dans l’herbe, et dans l’herbe derrière les gens
ils jettent n’importe quoi, des bouteilles de verre… Y avait sa tête, le flic avait son genou sur la tête du jeune, avec
sa main tordue, le jeune il criait « j’ai mal », les flics ils en avaient rien à foutre ! On a même dû crier en disant
c’est bon, c’est bon vous lui avez mis les menottes, c’est bon arrêtez ! — Mais, vous disiez tout à l’heure que
des jeunes attaquent des camions de livraison… — Ouais, attaquer entre guillemets… Ouais… ça plus
maintenant, mais y a un ou deux mois, oui… ils venaient, ils cassaient comme ça, par plaisir… mais là depuis
qu’il y en a un qu’est parti le quartier est calme. — Ah, il y a un leader qui est parti ? — Voilà, le quartier
est calme. — Et où est-il parti ? Vivre ailleurs ? En prison… ? — Je sais pas. Non franchement je sais
pas…. Franchement, je cherche même pas à savoir. Sauf s’il touche à mes filles, à ma voiture ou à ma famille, là
c’est autre chose. Sinon, je m’en fous, il fait ce qu’il veut… Il n’est plus là : tant mieux ! Moins on le voit, mieux
on se porte. #16
Confrontée à ce qu’elle nous a elle-même indiqué — ce qu’elle semble regretter —,
cette dame tente de modifier son récit initial. Elle commence par vouloir revenir sur le terme
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« attaquer », puis, probablement par manque d’inspiration, en « chargeant » un unique jeune.
Celui-ci parti — sans que l’on sache pourquoi ni pour quelle durée —, le quartier serait tout à
coup redevenu parfaitement calme. Cette version semble difficile à croire, car une personne seule
qui attaquerait à plusieurs reprises des camions de livraison au même endroit serait vite arrêtée,
surtout si les habitants souhaitent en être débarrassés. De toute manière, c’est bien « des jeunes »,
au pluriel, nous a-t-elle d’abord indiqué, qui attaquaient ces camions.
L’important dans cette citation n’est pas de découvrir la vérité quant à ces camions
attaqués. Il est plus intéressant de constater le mouvement spontané, consistant à déplacer la
question des jeunes vers la police, et à considérer que c’est celle-ci qui est responsable des
comportements inciviques ou délinquants. Elle a des arguments, à l’appui de ses accusations
contre la police, qui relèvent à la fois de l’anecdote récente et d’une expérience générale et
prolongée. Le ressentiment qu’exprime cette dame à l’encontre des policiers est très fréquent. Par
exemple, cet homme d’une trentaine d’années, immigré d’origine camerounaise, qui habite à
Roubaix, dans un territoire de grande concentration d’immigrants, mais pas dans une cité :
Est-ce que vous avez eu des relations avec les forces de police ? — Oui. — Et
pouvez-vous me dire si ça c’est bien passé ? — Je veux dire clairement que quand on a besoin d’eux, ils ne
sont pas là, et quand on a pas besoin d’eux, ils sont là. Et vu qu’ils ont la force entre leurs mains, je pense qu’ils
ne se sentent plus. Ça y’est, c’est des policiers, ils croient pouvoir tout se permette, ils prennent les gens pour des…
pour rien. — Avez-vous déjà eu des problèmes avec eux personnellement ? — Non, je n’ai pas eu de
problèmes personnellement avec les policiers… Ils m’ont arrêté en voiture et ils m’ont enlevé des points, seulement.
Oui une fois qu’ils m’ont enlevé des points, c’est tout. Jamais j’ai fait de la garde à vue ou quoi que ce soit… Mais
je trouve qu’ils ne savent pas être humains… Ils ne parlent pas correctement, ils prennent les gens pour de la
merde… et il y a deux ou trois jours de ça, j’étais en train d’aider un copain, ils ont arrêté un jeune… Ils étaient
en train de courir après un jeune, il y avait deux flics qui étaient à pied et deux voitures de flics qui couraient
derrière un jeune. Le jeune, il pouvait plus courir. C’était un jeune d’origine maghrébine, un Algérien, il y avait le
match de l’Algérie et il avait le drapeau sur lui. Il courait, je ne sais pas ce qu’il avait fait, il était à bout de souffle
et il s’est arrêté, et à ce moment-là, deux flics ont poussé le jeune exprès pour faire tomber, j’ai vu le geste pour qu’il
se fasse mal, quoi. Plusieurs fois dans ma vie j’ai vu ça. C’est injuste… #17
Dans cet extrait, la police se voit reprocher d’être violente inutilement, par plaisir ou
par vengeance, en particulier envers les immigrés et leurs descendants français. Cette personne
précise n’avoir jamais eu de problèmes, hormis une infraction au Code de la route, et ne se
présente pas elle-même en victime, mais en témoin récurrent de scènes d’abus de violence par des
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policiers. Il ne s’agit donc pas d’un témoignage dicté par une rancœur personnelle. Le discours,
calme, semble plutôt celui du citoyen qui s’indigne de voir comment les policiers traitent les
habitants des quartiers de grande concentration d’immigrants, les personnes visiblement
immigrées ou issues de l’immigration, et les citoyens en général. De manière allusive, ce
témoignage introduit également l’idée que la police ne protégerait pas efficacement les habitants
de ces quartiers, on y reviendra.
Dans l’exemple ci-dessous, en revanche, une femme d’origine maghrébine relate ce
qu’elle estime être, tout d’abord, une double injustice, vécue par elle-même :
Est-ce que vous avez déjà eu des relations avec la police ? — Si, si… personne n’est
parfait, hein… À l’école de ma fille, ma grande, elle était en primaire, et puis il y avait une institutrice, son petit
fils, tout le temps c’était à coup de stylo, à coup de ciseaux, et une fois j’ai été la voir en disant « écoutez, il faudrait
qu’il arrête, il la martyrise, elle veut plus aller à l’école ». Elle m’a dit « si vous êtes pas contente, retournez dans
votre pays, sale Arabe ! » J’ai dit « Arabe peut-être, mais ça, vous devez vous le garder ». Alors qu’est-ce que j’ai
fait… je l’ai boxée, elle a appelé la police, ça fait après j’ai été déposer plainte et puis le directeur de l’Académie
m’a répondu que bah si elle recommençait elle était renvoyée. — Et il n’y a pas eu de procédure judiciaire ?
— Non. j’ai fait…une main courante, j’ai déposé plainte, mais ça n’a jamais abouti, c’est à la poubelle, comme
toujours… #18
La double injustice, qui ici est liée au racisme, c’est que sa fille se fasse brutaliser à
l’école, et que l’institutrice et grand-mère du coupable l’insulte lorsqu’elle vient se plaindre, puis
appelle la police, après, cela dit, qu’elle l’a frappée en réponse à son insulte. Autrement dit, de son
point de vue, cette personne est totalement victime : victime des coups reçus par sa fille, victime
d’insultes racistes, et victime de la partialité de l’intervention policière, venue au secours de celle
qui l’avait insultée. Néanmoins, elle indique finalement avoir obtenu gain de cause auprès de
l’académie. Mais, dans toute l’histoire telle qu’elle nous la décrit, elle et sa fille sont toujours en
position d’être agressées, alors qu’elles ne veulent de mal à personne. L’explication implicite de
cela étant le racisme de l’institutrice… et de la police. La suite de l’entretien confirme cela sans
équivoque :
Est-ce que vous avez eu globalement confiance dans la police ? — Non, plutôt pas,
franchement plutôt pas… parce que les policiers quand ils passent, la façon dont ils nous regardent…. Je veux
dire, quand… souvent quand je prenais le métro, ils étaient debout, il y avait des flics comme ça, ils attendaient, ils
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voyaient des Français, je voyais qu’ils les laissaient passer, quand ils voyaient des Arabes, ils lui demandaient ses
papiers… et que je te fouille et… franchement, y a pas de justice. #18
Pour cette personne, très clairement, la police est donc une institution raciste. Elle ne
discute pas le point de savoir si les policiers, ou seulement certains d’entre eux, sont racistes, mais
vise bien la police en tant qu’institution. La conclusion « y a pas de justice », comme la remarque,
plus haut « j’ai déposé plainte, mais ça n’a jamais abouti, c’est à la poubelle, comme toujours… » montre que
c’est plus précisément l’ensemble institutionnel Police — Justice qui est en cause. L’ensemble
institutionnel chargé de prévenir, punir ou réparer les injustices est en réalité considéré comme
totalement inefficace, et pire même, comme une source majeure d’injustice.
À propos de la police, Mlle A. raconte également, au travers d’une anecdote, son
sentiment d’être traitée avec mépris par les policiers :
Est-ce que vous avez confiance dans la police ? — Dans la police je peux pas dire non,
mais dans les policiers pas trop. Il y a une nuance, je pense, parce que dire la police… je me dis qu’il y a quand
même une justice dans le système, mais dans les policiers, des fois non. Ah là c’est « je suis blanc, j’ai un uniforme,
c’est moi qui décide ». Et je pense que des fois, il y en a qui font un peu plus, un peu beaucoup à leur sauce ou…
parce que, comme je vous disais, mon père a eu deux épouses. Là, il a divorcé de la première ; il avait eu des
enfants avec elle, et eux, ils ont plus ou moins des petits problèmes, on va dire… Et, peut-être l’année dernière
pendant les vacances, les policiers cherchaient un de mes jeunes frères de là-bas. Soit disant qu’il aurait agressé une
personne au centre commercial, donc ils viennent tôt le matin pour l’arrêter à son domicile. Sa maman leur dit :
« c’est impossible ça peut pas être lui, il est au pays ». Et c’est vrai qu’il avait voyagé. Ils font « ah bon », et étant
donné qu’il ressemble énormément à mon autre frère qui vit avec nous, ils débarquent chez nous. D’après eux, ils
ont frappé à la porte, mais on est sûr qu’ils ont pas frappé. On se réveille en sursaut, la porte est éclatée ; donc, ils
embarquent mon frère, limite pas très habillé, ils font une petite perquisition rapidement, ils embarquent tout ce
qu’ils trouvent : ordinateur, téléphone portable, tout ! Je leur demande : « pourquoi vous les prenez ? Vous voulez
des papiers ? Moi j’ai des factures, je vous les montre ! » Non non, ils ont tout embarqué ! Donc, suite à ça on va
au commissariat… « Oui, excusez-nous, il y a eu une erreur… » Bon bref, le monsieur, gentil, il fait « bon
écoutez, votre ordinateur… — c’est pas les ordinateurs portables, c’est les gros ordinateurs PC et tout — bon je
vous accompagne ». On pensait qu’il allait nous ramener à la maison ! « Vous avez une voiture ? » ; « Et ben
non on a pas de voiture ! » ; « ah bah, courage hein, pour porter tout ça ! » ; « Et monsieur, au fait, pour la porte
on fait comment ? » « Bah je sais pas, nous on a frappé, on peut pas rester une heure devant la porte… donc voilà
on l’a défoncée » ; « et on fait comment ? » ; « bah je sais pas ». Et en fait, on a appris qu’ils étaient déjà très
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énervés parce que dans l’immeuble, je vous ai dit il y avait beaucoup d’Africains, et quand ils sont partis pour
chercher ce frère et bah apparemment ils se sont fait beaucoup insulter, beaucoup caillasser, et du coup ici, vu qu’il y
a que des petits, des petits jeunes, des petits bouffons, on s’en prend à nous. #4
Cet édifiant récit, dans lequel l’attitude des policiers semble peu croyable, correspond
à de nombreux témoignages que l’on obtient lorsqu’on enquête auprès de la jeunesse dans les
quartiers populaires. Mais, dans notre échantillon, Mlle A est la seule à avoir rapporté une
anecdote de ce type, bien que dans nos entretiens, le mécontentement vis-à-vis de la police était à
peu près général, les motifs n’étant toutefois pas les mêmes pour tous.
Certains enquêtés exprimaient une rancœur contre le comportement violent des
policiers, mais sans rapporter de faits précis. Ils dénonçaient leur brutalité et le mépris dont ils
estimaient être l’objet de leur part. Tous ou presque, en revanche, critiquaient l'inefficacité de
l’action des policiers — par exemple une plainte non suivie d’effet — et ces enquêtés exprimaient
le sentiment de n’être pas suffisamment importants aux yeux des pouvoirs publics et des policiers
pour que ces derniers s’occupent de leurs problèmes, y compris parfois leur sentiment
d’insécurité. Il faut dire que, comme on l’a vu, le sentiment d’insécurité est, pour la plupart des
personnes, constitué d’un stress lié à l’environnement, face auquel la police est impuissante, car
même si les agents évacuent les halls d’immeubles, ils ne peuvent pas faire tout simplement
disparaître les groupes d’adolescents, les tags et rendre le quartier joli, agréable et fleuri.
Mlle A., après son anecdote, conclut d’une manière qui fusionne plusieurs des
reproches entendus durant nos entretiens, puisqu’elle évoque à la fois l’arbitraire et l'inefficacité
de l’action des policiers. Elle continue pourtant de refuser la généralisation :
Les exemples comme ça dans le quartier c’est… quand ils peuvent pas attraper ceux-là, ils prennent
ceux qu’ils trouvent. Mais bon après c’est vrai que c’est pas le système, mais… c’est les policiers, c’est des êtres
humains, enfin ils ont le droit à l’erreur… non justement parce qu’ils représentent un système, mais bon ça peut
aller vite les erreurs comme ça… Donc là après c’est les confrontations, c’est… On va dire que je les aime pas trop,
certains, mais faut pas généraliser. #4
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*
Les séries d’extraits ci-dessus, ainsi que les remarques qui les accompagnent,
couvraient plusieurs aspects du problème des quartiers de grande concentration d’immigrants,
sous les angles de l'enfermement et de la mobilité résidentielle, de la concentration, de la
délinquance, de la jeunesse et de ses relations avec la police. Tous ces éléments forment le socle,
pourrait-on dire, des développements qui suivent. Ceux-ci traitent de la mobilité sociale et des
identités. Nous souhaitions en effet mesurer l’impact de ce contexte spatial sur la mobilité sociale
et sur les identités.
4. Mobilité sociale : la question scolaire
Les mobilités sociales, professionnelles et culturelles forment l’un des objets
principaux de l’enquête qualitative que nous avons conduite, avec la mobilité résidentielle,
évoquée précédemment. Dans les développements qui suivent, l’école aura logiquement une place
prépondérante.
Le premier entretien cité a eu lieu à Tourcoing avec un homme d’origine maghrébine,
d’environ vingt-cinq ans et père d’un très jeune enfant, âgé d’un an. Comme souvent parmi les
habitants de Roubaix ou de Tourcoing de notre échantillon, il ne réside pas dans une cité, mais
dans une maison de ville, semblable à celle décrite plus haut. Son discours négatif sur les collèges
et lycées du quartier n’est donc pas fondé sur une expérience personnelle, mais sur « ce qu’on en
dit ». Cela est très fréquent, et le phénomène de mauvaise réputation des établissements est très
néfaste, car il se traduit par des difficultés croissantes pour l’établissement, car de plus en plus de
parents souhaitent ne pas y mettre leurs enfants. C’est un cercle vicieux.
Est-ce que vous mettriez votre enfant à l’école dans le quartier ? — Tant qu’il est petit,
oui. Mais après, je pense que je vais l’envoyer dans des écoles privées… Les collèges, les lycées c’est pas ça… Y’en a
un collège et un lycée dans le quartier, mais c’est pas la peine… — Ils ne sont pas bien ? — Non, il n’est pas
bien. Les petites écoles, la maternelle et tout, ça va, mais après, Albert Samain [nom du collège] et tout, c’est
pas la peine, quoi. — C’est-à-dire ? — Et ben, la réputation, et j’ai aussi une cousine qui est partie là-bas, elle
me dit qu’ils en ont vraiment rien à foutre, les profs sont jamais la… je n’enverrai pas mon fils là-bas ! On ne
travaille pas dans ce lycée. #19
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Cela dit, nos entretiens nous ont donné l’occasion de parler de ce sujet avec plusieurs
personnes qui ont terminé depuis peu leur scolarité secondaire, parfois avec succès, parfois non.
Dans ce second extrait, le témoignage d’un jeune homme de vingt ans, habitant chez ses parents à
Roubaix dans une maison de mauvaise qualité, là encore typique de l’habitat ouvrier de la région,
à une heure du centre-ville de l’agglomération en transports en communs, mais dans un quartier
plutôt bien équipé qu’il s’agisse d’équipement publics ou de commerces. Toutefois, ceux-ci sont
très majoritairement spécialisés dans les produits bon marché ou « exotiques ».
J’ai arrêté l’école parce que j’en avais marre, j’aimais pas l’ambiance et j’aimais pas comment ça se
passait en fait… J’ai vraiment pas aimé… Quand j’allais à l’école, c’est comme si j’y allais pour ne rien faire en
fait, pour faire passer le temps en fait. Quand j’y allais, j’avais vraiment pas envie d’y aller… En fait, j’aimais
pas trop l’ambiance des cours tout ça… avec les élèves, les profs… je me sentais pas à l’aise… À chaque fois,
quand j’allais genre en français ou en anglais, quand j’y allais, je me mettais au fond et voila j’attendais que
l’heure passe. #20
Témoignage surprenant, qui ne se comprend pas facilement : voilà un jeune homme
qui à vingt ans vient de décider de renoncer à passer son bac, car… il ne travaille pas à l’école. Ce
jeune homme ne raconte pas qu’apprendre ne l’intéressait pas ; il n’exprime pas de fierté à avoir
semé la pagaille dans ses classes ; il n’évoque, en résumé, aucun problème disciplinaire. Il décrit en
revanche un lieu d’échec et de souffrance : ce qui apparaît en filigrane dans ces propos, c’est que
l’échec lui cause une souffrance, dont il se défendait de la plus mauvaise manière : en
désinvestissant l’école, ce qui, bien entendu, ne pouvait produire que plus d’échec et donc de
souffrance. La suite de l’entretien confirme cette hypothèse :
Je me rappelle qu’en maths, mon prof, j’étais au fond, je parlais avec un copain et je m’investissais
pas, et le prof de maths est venu et il m’a dit de me mettre devant sa table et de travailler et je comprenais mieux,
tout d’un coup. Et on a fait un contrôle et j’avais eu 18 sur 20, au début de l’année, ensuite j’ai travaillé qu’en
maths… Et l’année dernière, il était plus là donc… Mon [nouveau] prof de maths aidait surtout ceux qui
avaient du mal, alors que moi… j’avais du mal… mais quand moi je demandais de l’aide il s’en moquait. #20
On voit donc clairement que la souffrance était liée à l’échec scolaire, lequel n’était
peut-être dû qu’à un manque d’aide. Si les parents ne sont pas à même d’apporter de l’aide et que
les enseignants n’endossent pas une partie de la fonction parentale (exigence, autorité,
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encouragement, félicitations…), alors certains jeunes n’ont pas les moyens ni la maturité de
travailler pour eux-mêmes, ou bien l’acquièrent trop tard. À moins d’imaginer que le cours
prononcé par l’enseignant soit différent selon sa place dans la salle de classe, on comprend que
pour ce jeune homme, son positionnement devant ou au fond de la classe est d’ordre
symbolique : lorsqu’il est placé devant, c’est parce que sa réussite intéresse quelqu’un du monde
des adultes et de l’autorité. L’enseignant solide qui a su le mettre au travail est sûrement arrivé un
peu trop tard dans le parcours scolaire, alors que la logique d’échec, installée, demandait pour être
déjouée un étayage de plus longue haleine. Cette analyse est confirmée par la ressemblance
frappante entre les propos rapportés ci-dessous avec les complaintes d’un enfant qui estime que
son frère ou sa sœur a été privilégié(e). Ce registre du sentiment d’injustice et de manque d’amour
marque tout le passage de l’entretien qui concerne l’école :
Surtout mon prof de français… je me rappelle qu’à la fin de l’année il faisait un topo pour le
bulletin trimestriel. Et je me rappelle qu’il parlait de tout le monde en 5 minutes, il prenait une personne et il
disait ce qui s’est passé et tout… Et moi j’étais à la fin de la liste et moi ça a duré même pas 20 secondes, il m’a
dit voila du manque de travail. […] J’avais un ami, il s’appelait Morane, et ils avaient parlé pendant 10 minutes.
10 minutes, ils ont parlé en tête à tête comme ça. Et moi j’arrive juste avant que ça sonne et il m’a dit mon état de
travail, faut faire des efforts et c’est fini. Alors, j’étais étonné qu’il parlait 10 minutes avec Morane et même pas
une minute avec moi. Je trouvais qu’il aidait beaucoup plus Morane alors que franchement il faisait rien du tout, il
travaillait pas. #20
On voit donc se dessiner le profil d’un enfant qui n’a jamais ressenti — sauf une
fois — de la part de ses enseignants ce qu’il leur demandait, silencieusement et par son mutisme
de fond de classe : une prise en charge un peu plus solide, un peu plus affective… Il ne s’agit pas
d’un jeune qui crée des problèmes dans ses établissements, ni même d’un adolescent qui aurait de
très grosses difficultés. Cet entretien semble confirmer les assertions de ceux qui estiment que le
dispositif ZEP a échoué à cause d’une trop grande dispersion des moyens. On voit en tout cas,
dans le cas de cette personne, combien aurait pu être efficace qu’il bénéficie d’une classe
réellement réduite, avec des effectifs de l’ordre d’une dizaine d’élèves par exemple. Hors des ZEP,
les familles sont statistiquement plus souvent en mesure de faire travailler les enfants, au travers
d’un système éducatif qui mélange contrainte, menace de sanction, encouragements et
gratifications ; lorsque ce n’est pas le cas, pour un enfant ou pour quelques-uns dans une classe,
l’ambiance générale au travail fait norme, et les enseignants sont plus facilement disponibles pour
aider spécifiquement ces quelques enfants. Mais, en ZEP, ils sont débordés par le nombre de ceux
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qui auraient besoin d’une attention particulière, gourmande en temps, car nombre de familles
sont en difficulté vis-à-vis de l’école : les parents n’ont parfois pas compris l’importance de
l’enjeu, ou bien ils ont eux-mêmes un niveau de formation ou de maîtrise de la langue si faible
qu’ils ne savent pas du tout aider leurs enfants. Ils ont parfois des complexes vis-à-vis de l’école.
Enfin, dans certains cas, ils perçoivent celle-ci comme discriminante. Voilà comment celui-ci
conclut l’entretien à propos de l’école :
[…] Surtout en fait l’ambiance de classe voulait que les profs ne s’investissaient pas donc… Enfin
moi j’ai besoin qu’on me pousse pour que je travaille. Donc moi j’étais au fond en train d’attendre que les cours se
passent — Et c’était quoi, l’ambiance de la classe ? — Toujours enfantine : on jette des bouts de papier sur
les gens, on fait tomber les gens, on crie, c’était n’importe quoi en fait. On ne travaillait pas du tout. #20
Ce qui reste le plus frappant dans ce témoignage, c’est toute la charge de regret qu’il
contient. Nous n’avons pas affaire à quelqu’un qui mépriserait l’enseignement, ou estimerait n’en
avoir pas besoin. Mais, jusqu’au bout, à 20 ans, cette personne continue à dire qu’elle doit être
poussée pour travailler, et s’apprête à chercher cela dans le monde du travail… si ce n’est que
pour l’instant, personne ne le pousse pour trouver un emploi. Tout semble vraiment comme si
une petite étape initiale n’avait pas eu lieu, et qu’en conséquence, à 20 ans, ce jeune homme se
comporte vis-à-vis du travail comme un enfant, au sens où il n’estime pas pouvoir s’appuyer sur
sa volonté ou ses objectifs pour trouver une capacité de travail. Cette attitude se rencontre
relativement régulièrement dans les quartiers de forte concentration d’immigrants, à propos de
l’école, à propos du travail, ou à propos de la vie en général. Ce qui se joue au fond, c’est le
sentiment que sa propre vie nous échappe, que l’on est pris dans des logiques puissantes, et que,
du fait du « système », en étant de telle origine et en venant de tel quartier, on ne peut pas s’en
sortir réellement. Au mieux, on peut trouver des emplois dévalorisés. Les exemples sont
nombreux d’échecs de ceux, dans le quartier, qui ont cru s’en sortir par l’école, qui ont voulu
réclamer leur place. Ceux qui en revanche ont réussi, eux, sont partis, pour la plupart, et ne jouent
pas le rôle d’exemple. Les fictions télévisuelles, par ailleurs, montrent l’image d’un pays opulent,
où chacun possède une voiture neuve et une belle maison… bref, une vie qui n’a rien à voir avec
ce qui se passe dans le quartier. Beaucoup des plus jeunes habitants du quartier ont donc la
sensation d’avoir été spoliés, privés de leurs propres existences, condamnés à des vies de secondes
catégories, par naissance. Si l’on se focalise souvent sur ceux qui refusent activement cette
prédétermination, qu’ils soient pour cela prêts à entrer dans la délinquance, deviennent des
militants politiques ou religieux, ou encore travaillent d’arrache-pied, on masque en général la
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situation de tous les autres, caractérisée par une forme d’abandon ou de résignation. Ce sentiment
que la vraie vie est ailleurs et qu’on en est injustement privé est bien une caractéristique
fondamentale des quartiers de grande concentration.
À l’opposé de ce témoignage, le suivant est celui d’un autre jeune homme, habitant
cette fois-ci en lointaine banlieue parisienne, à l’extrémité est de la Seine-Saint-Denis. Sa
commune, Gagny, est dotée d’une gare RER : il peut donc rejoindre la gare Saint-Lazare en
45 minutes, auxquelles il faut ajouter 5 à 10 minutes de marche à pied. Il réside chez ses parents
également, mais dans un pavillon, dans un quartier arboré, où les abords et les bâtiments sont
bien entretenus. Sa scolarité s’est bien passée, et il est désormais étudiant.
À la fac, il y a vraiment une grande mixité, il y a vraiment plein de gens, de toute sorte, même des
étrangers d’autres pays donc je trouve ça vraiment… c’est assez enrichissant en fait. À la fac, je me sens entouré de
gens qui me ressemblent assez, je pense… Je sais pas… par exemple sur des goûts, des choses comme ça, on a les
mêmes goûts, enfin il y a une bonne communication. #21
Ce jeune homme a donc réussi à aller jusqu’à l’université, où il s’en sort bien. Il devait
s’inscrire en septembre 2010 en master de médiation culturelle, ce qui est une filière très sélective.
Cela semble directement se traduire par le fait qu’il se sent à l’aise dans l’enseignement, entouré
de pairs parmi lesquels il se sent à sa place, à l’inverse de l’exemple précédent. Voici comment il
raconte sa scolarité, dans un environnement scolaire comparable :
Au début, j’étais pas trop pour le déménagement, il y avait tous mes copains et tout qui habitaient
là-haut et tout… […]
Est-ce que vous avez été à l’école dans cette ville, dans ce quartier peut-être ? — Dans
ce quartier non, mais là où on habitait avant [dans la même commune], oui il y avait une école primaire à
côté, donc je suis allé à l’école primaire là-bas et pour le collège, et le lycée aussi, ils n’étaient plus dans le coin. —
Et tout se passait bien ? — Oui, ça s’est bien passé oui… Est-ce que c’est une école ou un collège ou
un lycée, je parle de l’ensemble, qui a des problèmes de violence, de délinquance ? D’échec
scolaire ? — Bah mon collège… ne peut pas être vraiment considéré comme un bon collège. Mais le lycée, ça
allait, c’était bien, il avait une très bonne réputation. — Le collège, qu’avait-il comme réputation ? —
C’était plus peut-être par rapport aux notes, ou aux problèmes… mais moi quand j’y étais j’ai trouvé que ça a
été, je me dis qu’il y a pire ailleurs ou… j’ai pas eu trop de soucis, on va dire. #21
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Point essentiel, cette personne a déménagé, entre le collège et le lycée. Même s’il n’y
était pas initialement favorable, cela a manifestement eu d’importantes conséquences, puisque les
chances d’aller à l’université et d’y réussir sont très fortement corrélées au lycée fréquenté. Plus
précisément, la description montre un parcours scolaire dans lequel le collège a été le seul
établissement « à problème ». On en déduit que cette personne avait acquis auparavant la
confiance en soi et le goût scolaire nécessaire pour passer cette étape, en y évitant les pièges. Les
difficultés de ce collège, où les résultats sont mauvais et qui connait des problèmes de discipline
sont minimisées, presque euphémisées, par un élève sur qui elles n’ont pas eu d’impact, ou bien
un impact faible, grâce à une famille qualifiée et à une trajectoire scolaire qui s’est dans l’ensemble
déroulée dans de relativement bons établissements. Par conséquent, rien dans le propos de cette
personne n’indique une attente vis-à-vis de l’école qui serait comparable à celle de l’exemple
précédent.
Trouvez-vous que les écoles dans cette ville ou dans le quartier où vous habitez
permettent la réussite scolaire, de s’en sortir ? — Ça dépend, c’est pas évident à dire… Ça dépend après
des personnes à mon avis, si on est un élève sérieux je pense qu’on peut y arriver, après si on est pas trop motivé on
va dire, je pense pas que ça puisse nous aider [d’être scolarisé ici]. #21
Cette personne estime que c’est l’attitude individuelle qui est déterminante dans la
réussite, tout en reconnaissant que si l’on n’est pas motivé, ça n’est peut-être pas l’endroit où l’on
trouvera le plus d’aide. C’est la démonstration du fait que cet élève n’avait pas besoin d’un étayage
important de la part de ses enseignants, l’ayant dans sa famille. Il n’est absolument pas familier
avec le sentiment d’échec, qui, partout, constitue une spirale infernale pour les élèves concernés, à
moins qu’un enseignant n’intervienne suffisamment rapidement pour l’enrayer.
Entre ces deux parcours en ZEP, l’un réussi et l’autre, en échec, il y a une multitude
de situations, bien entendu. Celle de Mlle A. en fait partie. Voici comment elle raconte sa
scolarité :
Moi je voulais faire un Bac SMS, je veux dire SMS c’est pas grand-chose, quand je suis allée voir
la conseillère d’orientation : « écoutez je sais pas, commencez plutôt par un BEP sanitaire et social, vous
verrez… ». Je savais que j’avais la capacité de faire SMS, c’est pas grand-chose, j’ai fait SMS et j’ai eu mon bac
avec mention, et je suis contente de le dire quoi ! Mais bon, c’est vrai que je me dis que peut-être on m’aurait
encouragé un peu plus, peut-être que j’aurais fait le Bac S… Mais ici, non, ils n’ont pas confiance dans nos
capacités… je pense qu’on… Tout est fait pour qu’on termine vite les études, qu’on se trouve un boulot, pour ceux
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qui y arrivent, et c’est tout. Je trouve que c’est dommage, on pourrait faire… les gens pourraient aller plus loin
qu’un petit BEP ; ils vont commencer les BEP, ça ne va pas leur plaire et ils vont arrêter. La plupart des gens que
je connais : « t’en es où ? bah écoute, j’ai commencé mon BEP, j’ai arrêté parce que j’aimais pas, j’ai changé, j’ai
fait ça, finalement j’ai arrêté, et là je travaille au marché, au Mac-Do, au Quick… » et ça s’arrête là. Ils sortent
avec rien… J’ai deux petits frères, 20 et 18 ans, ils sont en BEP, enfin le premier passe en BEP électro, le
deuxième, il l’a eu l’année dernière et là il est en Bac électro, mais il est pressé d’arrêter et là qu’il l’ait ou qu’il ne
l’ait pas il va arrêter l’école et essayer de travailler. C’est dommage, je pense. Je me dis que ce n’est pas trop la faute
des enseignants, mais ça joue quand même un peu… Il me parlait d’un de ses camarades, il rentre, il est mort de
rire, il dit « ouais il y a un copain à moi il est fou il veut devenir ingénieur » et je lui dis bah c’est bien il a de
l’ambition, il fait « ouais c’est ça il veut aller dans l’école… », j’ai oublié quel nom, il arrêtait pas de le dire, c’est
une grande école qui fait sa pub à la télé. Et il me dit « même l’instit il lui a dit qu’il arrête de rêver, qu’il pourra
jamais y arriver » ! Venant de la part d’un prof c’est dommage je trouve… — Il y a une pression pour ne
pas être bon élève ? — Non… pas pour être pas bon élève, plutôt pour faire des études courtes, se dépêcher de
finir en fait… Peut-être qu’ils ne font pas confiance aux élèves, qu’ils se disent que les voies les plus prestigieuses
sont inaccessibles, avec les notes d’ici : elles ne sont pas excellentes excellentes, l’absentéisme est des fois élevé, on
n’est pas très motivé à aller à l’école, au collège, au lycée, c’est vrai… Mais je pense que si on donnait leur chance
aux jeunes ils pourraient aller plus loin… Après, à chacun de prendre son avenir en main et de prendre ses
décisions des fois je pense… c’est mon avis en tout cas. — Vous avez l’air de l’avoir fait vous… — Oui… je
fais ce qui me plaît et c’est tout quoi…. Moi je voulais être infirmière, bon c’est pas comme si je voulais être un
médecin ou président de la République, j’ai fait mon choix et là pour l’instant ça pose pas de problèmes, j’y arrive
puis on verra après. #4
Dans la description de Mlle A., on voit aussi apparaître le sentiment d’un manque de
confiance, sauf que cette fois-ci, ce n’est pas l’élève qui manque de confiance en lui, mais
l’enseignant qui manque de confiance dans les élèves. Mlle A. représente ici la situation
intermédiaire, celle d’élèves qui ne trouvent pas dans leur foyer les ressources pour avoir de très
hautes ambitions et les résultats scolaires qui correspondent ; mais, peut-être grâce à sa
personnalité forte, elle ne s’est pas sentie écrasée ni rendue impuissante par le manque d’étayage
de la part de sa famille et de l’équipe éducative de son collège. Elle a pu trouver autrement les
ressources pour se battre, en partie dans sa famille, en partie en elle-même, peut-être auprès de
quelques amis ou d’autres adultes du quartier, et sûrement même, auprès de quelques-uns de ses
enseignants. N’ayant pas échappé aux dérives de l’enseignement en ZEP, mais n’ayant pas non
plus été écrasée par cette situation, elle est à même de l’analyser et de porter des critiques qui,
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spontanément, rejoignent les discours de la plupart des experts. Entre autres, c’est le cas de son
analyse du collège comme moment de l’échec :
Les écoles… moi personnellement la maternelle c’était bien, la primaire aussi. Arrivée au collège par
contre… au début, ça va, mais pour terminer c’est de moins en moins cool… Je trouve qu’ils n’ont pas assez de
propositions pour l’après collège par exemple, pour ceux qui ne peuvent pas aller au lycée, le choix ici c’est le BEP
vente, le BEP commerce, ou le BEP secrétariat…. Je pense que ça laisse pas trop de choix, c’est vraiment fermé, ça
reste dans des trucs : terminez l’école vite, trouvez-vous un boulot. #4
Dans ce dernier passage, Mlle A. met en évidence la norme puissante qui structure le
système d’éducation en France. Il existe une filière unique valorisée jusqu’au lycée, celle du
baccalauréat général, au sein de laquelle on sait d’ailleurs qu’il existe encore une hiérarchie. Toutes
les autres filières sont plus ou moins dévalorisées, et la stigmatisation du redoublement ne permet
pas de construire des parcours lents qui mèneraient finalement aux mêmes diplômes, car le
redoublement est vécu par les adolescents comme une sanction, comme infamant. La logique de
sélection est puissamment à l’œuvre au collège, et les CAP et BEP sont vus par les jeunes comme
des filières « poubelles », même si leurs parents peuvent souhaiter ces orientations qui permettent
souvent une insertion plus facile sur le marché du travail. Les jeunes ont bien conscience du
processus de sélection, qui fait que les meilleurs rejoignent les filières générales et l’enseignement
supérieur, même si les filières professionnelles peuvent conduire aux Bacs professionnels ou
techniques, lesquels permettent théoriquement l’accès à l’enseignement supérieur. À l’âge du
collège, l’argument de l’emploi ne fonctionne pas encore, et ces orientations en CAP et BEP sont,
sauf exceptions, perçues comme des contraintes. Au collège, la rupture vient de trois
phénomènes, connus : la taille des unités qui est sans commune mesure avec celle des écoles
primaires ; le mélange d’enfants avec des adolescents qui ont parfois jusqu’à six ans de plus, avec
par conséquent beaucoup plus de violences symboliques et physiques, alors que le taux d’adultes
est infiniment moindre ; l’absence de l’association d’un enseignant et d’une classe, qui prévalait
jusqu’en primaire. Tout cela fait du collège un univers très différent de l’école primaire, un lieu où
il se passe toujours énormément de choses et un monde dont les adultes sont souvent absents.
Au travers de ces exemples, il apparaît que dans les territoires de forte concentration
d’immigrants, une série de facteurs créent un risque d’échec à l’école, lequel se révèle en général
au collège. Les personnes nées en France sont beaucoup plus susceptibles d’échec que celle
arrivée avec leurs parents, et ce y compris si elles ne maîtrisaient pas la langue. Cela s’explique par
le fait que le premier facteur d’échec est l’environnement familial et social. Les enfants venus en
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cours de scolarité sont pris dans un projet ambitieux, celui de la migration, porté par des parents
qui, par conséquent, sont dans une attitude très dynamique. Ils trouvent donc bien plus souvent
dans leur famille l’exemple, la motivation, et souvent les injonctions et encouragements
nécessaires pour réussir. Ces jeunes peuvent éprouver une forte culpabilité quand elles échouent,
même exceptionnellement, étant donné les sacrifices concédés par leurs parents, parfois dans le
but explicite de permettre leur réussite. En outre, ces enfants sont en général peu ou pas insérés
dans le monde de la cité, si d’aventure ils y résident, et ne subissent pas la démobilisation
collective. Bref, la mobilité (géographique, sociale, culturelle) est une réalité de leur existence, ce
qui se traduit par la possibilité de l’ambition (mobilité sociale, culturelle, professionnelle…). Ceux
nés en France de parents ayant migré de plus longue date connaissent souvent une situation très
différente.
Pour comprendre cela, il faut prendre en considération que pour la moitié des
migrants des années 1960 à 1980 qui résident encore dans des cités, la migration est souvent
perçue comme un demi-échec. Qu’ils aient fui des combats, une oppression, ou des situations
économiques difficiles, ces migrants ont mobilisé d’importantes ressources et ont concédé de
nombreux sacrifices, dans l’espoir d’une vie meilleure. Or, après parfois quarante ans ou plus en
France, se retrouver dans ces grandes cités délabrées et si mal perçues ne représente pas un bilan
satisfaisant. Le chômage éventuel, parfois des problèmes judiciaires avec les enfants, la perte, pour
ceux-ci, de la culture traditionnelle, la perte d’autorité des parents, liée avant tout à la situation
économique et sociale défavorable qui est la leur… tout cela vient créer dans la famille un climat
qui n’est pas propice à l’estime de soi ou à la confiance dans ses capacités de mobilité. Les enfants
subissent cela, d’autant plus que dans la cité, à l’école, ou à la télévision, tous les discours tendent
à considérer que les choses sont jouées d’avance, même si dans les faits cela n’est pas tout à fait
vrai. Ainsi, l’avis généralement partagé est que celui qui naît d’origine maghrébine ou
subsaharienne dans une cité n’a presque aucune chance d’améliorer sa situation, à moins de faire
partie des quelques rares exceptions qui ont un talent particulier pour la musique ou le sport…
Dans ces conditions, peu continuent à croire en eux-mêmes et à faire les efforts requis pour
tenter de briser un déterminisme qui semble si implacable.
Ainsi, habiter ou ne pas habiter dans une cité — ou, de manière plus générale, dans
une zone de grande concentration d’immigrants — constitue aux yeux de nombre d’enquêtés un
facteur déterminant pour la réussite scolaire et les perspectives de mobilité socio-économiques et
géographiques. Parmi ceux qui habitent dans ces quartiers de grande concentration, toutefois,
certains parents trouvent d’autres moyens d’éviter à leurs enfants la fréquentation de l’école et de
la population du quartier. Il est d’ailleurs fréquent dans ces cités, d’observer des stratégies mises
en place par les parents pour éviter à leurs enfants la fréquentation du collège de proximité.
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D’autres parents, plus simplement, ont économisé petit à petit et avec obstination, jusqu’à
pouvoir quitter la cité, souvent pour un pavillon loué sur le marché privé. C’est d’ailleurs très
précisément la trajectoire de notre troisième exemple, le jeune homme étudiant qui réside à
Gagny : nouveau quartier, nouveaux établissements scolaires. S’il n’avait pas déménagé et
fréquenté un lycée différent de celui où allaient les élèves issus de son collège qui avait mauvaise
réputation, il ne sait quels auraient été ses résultats. Néanmoins, c’est bien grâce à ce
déménagement que cette personne n’a fréquenté, tout au long de sa scolarité, qu’un établissement
difficile. Pour autant, tous n’échouent pas dans le système scolaire des quartiers de forte
concentration. On observe de réelles différences entre les filles et les garçons et selon
l’environnement familial. Les filles, en particulier, voient leurs chances de réussite souvent
accrues, car elles sont moins souvent autorisées à rester dehors, et parce que les enseignants les
considèrent plus sages, plus scolaires, quand les garçons sont déjà vus comme dangereux. À
l’adolescence, le regard a priori porté par les adultes est fortement performatif. À ce titre, ce que
nous rapportait la dame d’origine cambodgienne citée plus haut est très illustratif :
Que pensez-vous de la qualité des écoles du quartier ? Est-ce que vous pensez
qu’elles ont permis la réussite de vos enfants ? — C’est nous ! C’est les parents. Il faut que nous nous
impliquions. Moi, avec mes enfants, depuis tout petits, moi je leur donne beaucoup de goût aux enfants, voyez. Je
leur apprends le français et comme je connaissais un petit peu l’anglais, dès 7 ou 8 ans, je leur montre l’anglais et
puis après ils aiment ça. C’est pour ça, je vous dit que il faut nous éduquer nous les parents étrangers, à s’intégrer.
Et puis que les parents étrangers parlent correctement le français. C’est pour ça je dis c’est dommage que les gens
quand ils demandent la nationalité française, peut-être il faut envoyer ces gens-là pour apprendre le français pour
qu’il puisse eux-mêmes aider les enfants dans les devoirs. — Et la qualité des écoles, vous en pensez quoi ?
— Tout le monde dit que c’est pas bien, mais moi, mes enfants, ils réussissent bien leurs études ici. L’école à côté,
le groupe scolaire primaire à côté, il y a une mauvaise réputation et moi j’ai mis mes deux enfants et je suis
satisfaite, il y a beaucoup d’activités. Voyez, je me suis dit, c’est nous on doit impliquer dans la vie de nos enfants.
Et moi je les aide tout le temps dans leurs devoirs, tout ça, jusqu’à un moment où au collège j’ai dit aux enfants :
maintenant maman ne peut plus vous aider alors débrouillez-vous parce que c’est, c’est pas mon niveau. Moi je leur
dit que je suis arrivée en France, je parlais pas le français, quand je suis arrivée en France à l’âge de 17-18 ans, on
ne m’accepte pas à l’école. À l’époque si on m’acceptait, même en 6ème à l’âge de 18 ans, j’aurais fait mes études
parce que moi je voulais faire des études, vous voyez. Mais mon cousin m’a dit : t’es trop vieille à 18 ans, on te
prend pas en 6ème. En 6ème ce sont des enfants de 11-12 ans et c’est pour ça je me suis retrouvée pour apprendre
à alliance française. #10
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La mobilité sociale étant très directement corrélée à l’obtention de diplômes et de
qualifications, l’ensemble des entretiens rapportés ici montre qu’elle est donc fortement
influencée par le fait de grandir ou non dans un environnement concentré et, secondairement,
par la capacité familiale à protéger ses enfants de la concentration si l’on réside dans un tel
environnement, que ça soit par un déménagement, par l’inscription dans une école privée, ou par
l‘’encadrement éducatif. Pour les immigrés de la première génération, une ascension sociale est
possible par le seul travail. Parfois clandestins les premières années, la durée de présence ou une
activité salariée permanente leur ont permis d’être régularisés, ce qui se traduit ensuite par une
meilleure situation professionnelle. Une petite accumulation de capital est souvent possible, qui
permettra à la famille d’acheter un pavillon, ou de devenir travailleur indépendant. Tous
cependant ne réussissent pas un tel parcours. Parmi ceux venus étudiants ou adolescents avec
leurs parents, la situation est différente. Ils ont en règle générale une haute conscience du coût de
la migration pour leur famille, et de la chance que cela représente, comparativement à ceux qui
n’ont pas pu partir. Pour eux, les perspectives d’ascension sociale sont très bonnes, puisqu’après
leurs études en France, ils exerceront à coup sûr un métier significativement plus qualifié que
leurs parents. Enfin, parmi les enfants de migrants, il nous semble qu’il convient de distinguer
plusieurs cas de figure. S’il existe dans le monde du travail des discriminations raciales puissantes,
qui aboutissent au fait qu’à diplôme égal les Français arabes ou noirs ont un risque de chômage
environ double de celui des Français blancs, l’origine ou la couleur ne sont pas les seuls critères
des perspectives de mobilité sociale. Comme d’autres études auparavant [Maurin 2004], ce qu’ont
montré nos entretiens, c’est bien que pour les uns comme pour les autres, l’environnement
scolaire et résidentiel joue un rôle de premier plan, ainsi que, lorsqu’on réside dans un quartier de
grande concentration d’immigrants, les ressources dont dispose la famille pour protéger les
enfants des effets d’environnement. Ceci permet de comprendre l’effet négatif sur les scolarités,
dans ces quartiers, du chômage de longue durée d’un des parents, ou encore d’une famille
nombreuse.
*
Chacun se construit, à tout moment de sa vie, une perception de soi-même et des
potentialités de son avenir. Dans ce processus, deux facteurs sont déterminants : la trajectoire
résidentielle et les représentations associées (enfermement et relégation / mobilité et insertion),
ainsi que les perspectives d’ascension sociale ; c’est-à-dire les perspectives de mobilité résidentielle
et sociale. Cela aboutit à une vision de sa propre identité sociale, qui relève tout d’abord de
l’identité individuelle, mais peut dériver vers l’identité collective. L’apport de nos entretiens sur ce
sujet fait l’objet des chapitres suivant.
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5. Représentations de sa propre trajectoire et identités
Tout d’abord, nous souhaitions mesurer dans quelle mesure le fait de résider dans un
quartier de grande concentration d’immigrants influe sur les modalités de l’identité personnelle.
Tous les éléments évoqués jusqu’à maintenant, à propos de la concentration et des sentiments
d’enfermement et de relégation qu’elle produit, ainsi que les problèmes liés au sentiment
d’insécurité ou à l’attitude des policiers, produisent finalement pour chacun des habitants une
représentation de soi. Le territoire, au sens géopolitique, c’est-à-dire l’espace lui-même et le lien
qui l’unit à la population qui y réside, est toujours un des aspects fondamentaux des identités
individuelles, ou même collectives. Mais, avant d’en arriver à ces dernières, constatons déjà la
prégnance du lien entre le territoire et la représentation de soi, voire l’estime de soi. Ce lien est
sensible dans les extraits précédents, en particulier ceux tirés d’entretiens avec des personnes
ayant quitté une zone de concentration d’immigrants. Il est plus explicite encore dans celui qui
suit. Il s’agit d’une femme d’une quarantaine d’année et d’origine maghrébine. Elle vit
actuellement à Lille Sud, dans un vaste grand-ensemble, où les nombreux immeubles, peu élevés
et très dégradés, sont séparés par des pelouses non-entretenues et jonchées de détritus. Elle relate
tout d’abord son parcours résidentiel, dont elle n’est pas du tout satisfaite :
Pouvez-vous me décrire chacun des logements où vous avez vécu ? Le premier
logement où vous avez vécu, c’était chez vos parents ? — Oui, c’était une maison, à Hem, c’est toujours
une maison. […] Ensuite, je suis partie de Hem pour avoir un logement indépendant, je me suis mise en ménage
avec le père de mon fils, à Roubaix. C’est collé, y a l’usine de Roubaix… Là c’est Hem, là c’est Roubaix.
Ensuite, j’ai gardé l’appartement toute seule [après une séparation]… jusqu’à ce que je vienne ici, sur Lille,
quand ma mère elle est décédée. J’avais plus rien à faire là-bas… — Vous aviez envie de partir à ce
moment-là ? — J’en avais marre de là-bas, je pouvais plus supporter… j’ai eu un peu une dépression —
D’accord. Ça n’a donc rien à voir avec le quartier ? — Non, pas du tout, Hem c’est bien, les gens sont
respectueux, c’est calme… Et puis, je suis venue faire des achats à Lille, et j’y ai rencontré mon mari [actuel], le
père de mes deux filles, et comme il était sur Lille, je suis venue par ici et on a trouvé un logement. — Donc,
vous avez eu avec lui un premier appartement, et ensuite vous avez eu cet appartement-là ? —
Voilà — Et pour quoi avez-vous déménagé cette fois-ci ? — Parce que c’était un privé, c’était cher,
insalubre, tout était cassé et c’était un voleur… On s’est fait arnaquer quoi. — Alors, finalement dans tous
les endroits où vous avez vécu depuis que vous avez quitté vos parents, pouvez-vous me dire quel
était le quartier qui vous a le plus plu ? — Bah je vais dire Roubaix où j’habitais, pas loin de l’usine et des
magasins… #22
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Notons qu’il s’agit donc du tout premier logement indépendant dans lequel cette
dame a vécu, avec son compagnon d’alors. Depuis, la qualité de ses logements lui semblent s’être
dégradée. À propos de son identité, voilà ce que dit cette personne :
Est-ce que vous vous sentez citoyenne à part entière en France ? — Au début oui, mais
plus maintenant. Parce que je vous dis, on est mal vu, on est rejeté… Même dans la rue, vous bousculez
quelqu’un, « excusez-moi »… Mais dès que vous gardez votre foulard, déjà… Mon fils s’est fait opérer mercredi
pour les végétations. J’étais à l’hôpital, j’ai été mal reçue : même pas bonjour, et j’ai demandé à l’infirmière :
« Madame il sort quand ? » ; « Attendez j’arrive hein ! ». Elle m’a consacré 2 minutes ! Ensuite, il y avait une
petite dame française qui l’a appelée, elle est restée une heure dans sa chambre ! Et bah ça pour moi c’est
inadmissible, c’est dégueulasse ! — Est-ce que vous avez le sentiment d’appartenir pleinement à la
nation ? — Non, pas du tout. — Est-ce que vous pouvez me décrire votre identité personnelle telle
que vous la vivez ? — Je suis… on va dire Française de souche, d’origine, euh non, de nationalité, mais je suis
d’origine algérienne. Et ça, je le crie haut et fort et fière de l’être ! Et Musulmane. Mais je me sens pas française…
enfin depuis que j’ai l’impression qu’on se sent rejetés. Où on frappe, les portes elles sont fermées à notre nez. #22
On constate ici que cette personne a une représentation de son identité qui dérive
spontanément vers l’identité collective. C’est-à-dire qu’à un sentiment de frustration quant à son
destin personnel est fournie une explication d’ordre collectif. Cette attitude, extrêmement
fréquente, se traduit par une lecture ethnicisante des rapports sociaux et la multiplication des
différentiations, qu’elle estime pourtant subir :
Dans votre quartier, est-ce que vous diriez que vous êtes entourée de personnes qui
vous ressemblent ou qui sont très différentes ? — Très différentes… — Vous pouvez me dire
pourquoi ? — Bah parce que… je sais même pas pourquoi… Les Marocains ils aiment pas les Algériens, et les
Algériens ils aiment pas les Marocains, alors qu’on fait qu’une religion… Et ça, j’ai jamais compris. — Dans
le quartier, il y a essentiellement qui ? — Beaucoup de Marocains, il y a que des Marocains. — Donc,
vous trouvez que c’est une différence sensible ? — Très sensible, parce que des fois quand on me dit « ah
t’es Algérienne ? Ah !!! » Je dis pourquoi cette grimace ? […]
Vous estimez avoir une origine étrangère, m’avez-vous dit. Vous êtes de nationalité
française ? — Oui. Je suis née en France. — Mais vous dîtes « je suis Algérienne »… — Bah oui…
C’est ma nationalité qui change, mais mes origines elles sont toujours mes origines… — Les gens dont vous
êtes le plus proche ont-ils la même origine que vous ? — Oui, c’est essentiellement des Algériens. Puis
des Français, parce que je vous dis les Marocains c’est des racistes, ils sont racistes envers les Algériens. #22
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À l’opposé de ce premier témoignage, voici celui d’un homme de 30 ans, d’origine
laotienne et qui réside en Seine-Saint-Denis aux portes de Paris, dans une cité plutôt délabrée. Il
n’est pas satisfait de ses conditions de logement ni de son quartier, mais, il les envisage comme
une étape : sa femme et lui sont propriétaires de ce logement depuis peu d’années, et le
considèrent comme un premier investissement, qui leur permettra bientôt d’acheter dans un
quartier plus prisé. Parallèlement, l’un et l’autre sont satisfaits de leur vie professionnelle, laquelle
leur donne de réelles perspectives d’ascension sociale. Voici sa réponse à la question concernant
sa propre identité, telle qu’il la vit :
Je me sens pas… en se fondant par rapport aux origines par exemple, je me sens pas spécialement…
d’origine, quoi… Il y a cet esprit communautaire… Bon, mes origines, je vais pas les renier, c’est quelque chose
d’important, dont je suis imprégné, y a pas de problèmes. Mais c’est vrai que… c’est pas pour moi la
caractéristique première au jour d’aujourd’hui. Oui, pour moi, ce qui me représente le plus c’est ma situation
familiale, personnelle, professionnelle aujourd’hui, et… c’est vrai que par rapport aux origines ou à la nationalité
aujourd’hui, pour moi c’est quelque chose de naturel, mais il y a pas à insister dessus. #23
Cette personne porte un regard critique sur son quartier et son logement, mais pas au
point de s’y sentir enfermés ou de les subir. En outre, elle a bien le sentiment d’être dans un
parcours positif sur le plan de sa mobilité sociale et résidentielle. En ce qui concerne son identité,
elle paraît sereine. Il semble donc qu’il existe une forte corrélation entre la représentation que se
fait une personne de ses conditions d’habitat et de logement, d’une part, et sentiments quant à
son identité individuelle, d’autre part. C’est notre hypothèse, sans bien entendu, affirmer qu’il
existe un lien de causalité.
L’extrait suivant est tiré d’un entretien avec le jeune homme d’origine italienne que
nous avons déjà cité. Rappelons qu’il a d’abord vécu dans un quartier très difficile et présentant
une grande concentration d’immigrants, puis, progressivement les conditions de logement et
d’habitat de sa famille se sont améliorées.
Est-ce que vous estimez vous-même avoir une origine étrangère ? — Bah concrètement
oui on est en France et je suis fils d’immigrés italiens, mais réellement non, on est européen et on a vraiment pas de
problèmes avec ça, et en plus je suis de nationalité française moi. — Vous n’êtes pas binational ? — Non,
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seulement français… je crois, seulement français. Je sais qu’à un moment donné je devais voter en Italie, je sais plus
à quoi c’était lié. Mais moi j’ai qu’une carte d’identité française ! #9
Ce jeune homme semble confirmer notre hypothèse. Un sentiment de mobilité
résidentielle et sociale vécue comme positive est associé à une représentation individuelle et
positive de son identité, ainsi qu’une sérénité certaine quant à son inclusion dans l’identité
dominante, qui en France est de type national.
À ce stade, il peut sembler que les mobilités positives, associées à des rapports
positifs à l’identité concernent des personnes d’origine européenne ou asiatique, tandis que celles
d’origine maghrébine seraient dans les mobilités négatives, associées à des rapports négatifs à
l’identité. Mais les deux témoignages suivants infirment cette idée. Voici tout d’abord celui d’une
femme de 35 ans environ, d’origine maghrébine, qui réside en Seine-Saint-Denis, dans un quartier
de logements collectifs assez anciens, mais, dans l’ensemble, en assez bon état. Les abords sont
arborés, l’immeuble est protégé par un interphone, et les espaces collectifs sont propres,
lumineux, et bien entretenus. Cette personne réside assez loin de Paris — il faut plus d’une heure
pour s’y rendre en transport en commun —, mais elle nous a indiqué n’y aller pour ainsi dire
jamais. Femme au foyer, sa vie s’organise dans un espace pour l’essentiel réduit à celui de sa
commune. Elle est très satisfaite de ses conditions de logement et de son quartier :
Est-ce que vous diriez que vous êtes entourée de personnes qui vous ressemblent ou qui sont très
différentes ? — Les deux… — Les deux ? D’accord… Et à quoi pensez-vous ? — Niveau mentalité
peut-être… Moi je suis très ouverte quand même… — Donc quand je vous pose cette question, vous ne
pensez pas du tout à l’origine ? — Ah non, du tout ! #24
Cette personne, manifestement, vit son identité personnelle d’une manière qui laisse
très peu de place, si ce n’est aucune, aux référents collectifs, par exemple de type ethnique ou
religieux. Voyons ce qu’il en est de son rapport à l’idée de nation, cette dame étant de nationalité
française :
Avez-vous l’impression d’appartenir à la nation française ? — Bah oui, je me considère
comme appartenant à la nation française. — Vous vous sentez citoyenne à part entière ? — Bah oui… Je
vote… pas à tout, mais bon… j’ai pas été voté la dernière fois…
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Comment décririez-vous votre identité personnelle, telle que vous la vivez ? — Oh la
je sais pas, c’est pas facile… je suis… comment je me présenterais, quoi c’est ça… Bah moi je sais pas… c’est fou
ça, de pas savoir comme ça me présenter, dire… maintenant c’est un truc qui va me travailler ça… j'arrive devant
une personne qu'est-ce que je dis, et bien, je dis je suis Mme Unetelle, je viens de... J'habite à Livry-Gargan, je suis
française, je ne travaille pas… C'est pas facile ! En plus moi je ne parle jamais de moi… #24
Outre l’émotion manifeste suscitée par la seconde question, il apparaît que pour cette
personne d’origine maghrébine, la corrélation est confirmée entre une vision positive de sa
situation et une identité individuelle et sereine plutôt que collective et vécue comme agressée. La
personne suivante, lilloise et de nationalité belge, a près de 60 ans. L’extrait commence avec le
parcours résidentiel de cet homme :
[…] Je suis revenu sur Lille, rue Dugesclin, puis j’ai acheté une maison, donc j’étais propriétaire, à
la Chapelle d’Armentières et après je suis venu ici en 2000, où je suis locataire depuis 10 ans. — Pourquoi
avez-vous quitté votre maison dont vous étiez propriétaire ? — Bah disons que j’ai eu... j’étais en
surendettement donc j’ai du vendre la maison pour pouvoir en sortir — Pouvez-vous me dire ce que vous
pensiez de ce quartier ? — J’avais un peu peur parce qu’on parlait toujours du marché Wazemmes et tout ça
et que c’était dangereux et qu’il y avait beaucoup d’étrangers. Et puis… tout compte fait, on s’entend bien avec
eux donc y a pas trop de problèmes. #25
Cet homme a donc une trajectoire plutôt négative, ayant dû vendre sa maison à cause
d’une situation de surendettement, conséquence d’une longue période de chômage. Pourtant, à ce
stade, il semble apprécier ses conditions actuelles de logement. En réalité, il n’ose pas entièrement
dire sa pensée, comme le montre la suite de l’entretien. Sa femme, arrivée à ce moment-là, n’a pas
tout à fait la même réserve :
Pouvez-vous me dire pourquoi vous avez choisi ce quartier en particulier à ce
moment-là ? Bonjour, Madame. [l’épouse arrive.] — Lui : Parce qu’il y avait tous les magasins autour,
parce qu’il y avait vraiment tout ce qu’il fallait. ; Elle : Pourquoi on a choisi ce quartier-ci ? On n’avait pas le
choix ! ; Lui : Oui, en plus… — Vous auriez donc préféré autre chose à ce moment-là ? — Elle : oui,
j’aurais préféré autre chose hein parce que là franchement euh…. Moi, ce quartier-ci... ; Lui : oui bon enfin, enfin
l’un dans l’autre… ; Elle : Maintenant on s’habitue, mais les premiers mois ça été très dur avoue-le. Surtout, ça
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a été très dur surtout pour les deux derniers, nos deux derniers enfants. […] — Pouvez-vous préciser ce que
vous n’appréciez pas dans ce quartier ? — Elle : Ici ? Certaines personnes ! #25
Finalement, ce couple ne semble pas vraiment satisfait de son quartier et de ses
conditions de logement. Après la dernière réplique, il est tout d’abord impossible d’obtenir des
précisions. L’entretien continue donc à propos d’autres questions. Viennent ensuite les questions
qui portent sur la population du quartier actuel et, presque à la fin, une question sur le principe de
la concentration des immigrants :
Diriez-vous que vous êtes entourés de personnes qui vous ressemblent ou qui sont
très différentes de vous ? — Lui : plutôt différentes quand même, parce que nous on est pas… ; Elle : disons
que c’est parce que nous on…. Par rapport d’où on vient, c’est vrai que c’est pas les mêmes personnes… mais on a
pas à se plaindre, maintenant on est habitué, maintenant on… on est assez conformiste donc euh… y pas de
soucis sur ce côté-là quoi. […]
Pensez-vous, à propos des immigrés récents, qu’il est plutôt souhaitable qu’ils soient
regroupés dans les mêmes quartiers ou plutôt dispersés ? — Lui : les immigrés, personnellement je
trouve qu’il y en a beaucoup trop en France. Il y en a beaucoup trop et ça continue à rentrer, rentrer, rentrer, et je
pense qu’un de ces quatre il va y avoir un gros problème et qu’ils vont saturer. Y en a trop, y a trop de gens qui
veulent venir en France, enfin… Beaucoup de gens disent la France c’est la poubelle du monde, mais on finit par y
croire ! Parce que y a trop, beaucoup trop de euh… enfin, y a peut-être 64 millions d’habitants, mais je crois qu’il
doit y avoir au moins plus de 20 millions d’étrangers quoi, tellement y en a ! Et il y en a beaucoup qui arrivent,
regardez le Pakistan, parce qu'ils ont peur de la guerre chez eux, on les comprend, on est d'accord avec eux, mais
c'est toujours vers la France, parce que les autres pays les acceptent pas de toute façon ! #25
Finalement, cet entretien — le seul au cours duquel nous avons entendu exprimer
cette position selon laquelle il y aurait trop d’immigrés — a été marqué par la honte de penser
cela. Il aura en effet fallu près d’une heure de discussion autour des thèmes liés à l’immigration en
France pour que cet avis soit formulé. De même, on voit que l’épouse, après avoir indiqué se
sentir différente de ses voisins du fait de l’origine de ceux-ci, tente maladroitement d’assurer
« qu’il n’y a pas de soucis ». Rétrospectivement, cela éclaire la relative réserve constatée initialement.
Cette personne et sa femme estiment donc en réalité vivre dans un quartier d’immigrés, dont ils
se sentent différents, du fait de l’origine. La corrélation est bien confirmée ici aussi entre des
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mobilités résidentielles et sociales vécues comme négatives et une représentation de sa propre
identité qui tend vers les référents d’ordre collectif, tout en étant perçue comme menacée (l’idée
de l’invasion).
6. Regards différentialisants et clivage identitaire
La double appartenance culturelle — et parfois nationale — peut poser des
problèmes au niveau des identités telles que les personnes les vivent. De fait, les personnes issues
de l’immigration portent une part d’altérité, plus ou moins marquée selon plusieurs critères, au
nombre desquels on peut compter le fait d’être soi-même migrant ou non, la durée écoulée
depuis la migration, l’éducation éventuellement reçue qui peut favoriser ou freiner l’assimilation
culturelle… Un autre de ces critères est le sentiment éventuel d’être rejeté. Mais, avant d’y venir, il
convient de constater que la double appartenance concerne aussi des personnes d’origine
européenne. Le jeune homme dont les propos sont cités ci-dessous est d’origine portugaise ; il vit
dans un appartement du centre de Lille, et n’a jamais connu les quartiers de grande concentration
d’immigrants. Ayant fini récemment ses études, il a réussi à s’insérer de manière satisfaisante. Son
discours sur sa double appartenance est positif, et il ne subit pas de regard ou de rejet :
Est-ce que vous pouvez me décrire votre identité personnelle telle que vous la vivez ?
— Ben on va dire : j’ai la nationalité française, enfin j’ai la double nationalité française et portugaise, mais je me
suis construit autour de ma nationalité française, autour de ma culture française plutôt, que ce soit la littérature,
que ce soit même l’enseignement, ou quand je raisonne dans mon domaine, je raisonne en français… Après, j’ai
beaucoup de points qui viennent de ma culture portugaise : ma langue maternelle c’était le portugais, il me reste
beaucoup de chose que ça soit les histoires, la famille, les traditions. Je les connais, mais je ne les applique plus pour
moi, ça n’a pas de sens. Forcement, on reste attaché au pays, que ce soit à l’histoire ou au pays moderne, juste
suivre l’évolution du pays quoi. — Du Portugal ? — Du Portugal. C’est toujours un plus, et connaitre la
langue en Europe c’est excellent. #26
L’exemple suivant est celui d’un jeune homme dont les parents sont Albanais (du
Kosovo pour l’un des deux), qui habite dans un joli quartier résidentiel récent, proche du centre-
ville de Livry-Gargan. Il était lors de l’entretien sur le point d’acquérir la nationalité française, sans
naturalisation, mais de plein droit, étant né en France et y ayant résidé l'essentiel de sa minorité. Il
a très convenablement réussi ses études, puisqu’il vient de terminer une école de commerce et de
communication. Son témoignage est intéressant parce que, d’une part, il affirme se sentir
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pleinement membre de la nation, même s’il n’en est pas encore officiellement membre ; et,
d’autre part, c’est en référence à sa culture d’origine qu’il justifie l’importance de ce lien à la
nation française :
Vous sentez-vous citoyen en France ? — Oui complètement oui citoyen français, oui pas de
souci — Est-ce que l’idée de nation correspond à quelque chose qui vous parle ? — Oui, oui. Tout à
fait… Pour moi ce n’est pas… en fait, justement je trouve étonnant que la France soit le seul pays où les gens, par
exemple, crachent sur leur propre drapeau. Je trouve vraiment que c’est une honte. Moi, par exemple, qui suis
d’origine albanaise, je trouve qu’on est très très fiers du drapeau albanais. En Albanie, on ne crache pas sur le
drapeau, et je ne trouve pas normal que les Français ne soient pas fiers de leur drapeau. Moi, en tant que citoyen
français, je serai fier du drapeau, par exemple… Et même, là, je suis fier du drapeau. Et tous les autres pays…
Quand on voit en Angleterre, ils le portent sur les vêtements ; les États-Unis, c’est pareil. J’ai l’impression que les
Français ont un vrai problème avec ça. Moi je pense que vraiment l’idée de nation est très importante et qu’elle
permet de regrouper vraiment beaucoup de populations différentes sous un même ensemble. — Est-ce que vous
pouvez me décrire votre idée d’identité personnelle telle que vous la ressentez ? — Il y a beaucoup
de facteurs, en fait… c’est un mélange… Je suis musulman, pour moi c’est très important, et entre identité
française et identité albanaise… Enfin, la culture albanaise je l’ai chez moi en fait, mais sinon, j’ai toujours vécu
en France donc c’est vraiment du 50/50 : quand je suis en Albanie, on me considère comme Français, en France
c’est toujours pareil de toute façon… c’est toujours du 50/50. #27
Cette personne nous affirme donc se sentir pleinement française, et revendique
même un patriotisme certain, jusqu’à la fierté du drapeau. Mais, cela n’exclût pas pour elle de se
considérer comme un mélange à parts égales des deux cultures, des deux identités. Toutefois, la
fin de l’extrait évoque l’idée que la reconnaissance par les autres Français de sa place au sein de la
nation n’est pas si évidente. Il vit donc un léger sentiment de rejet, qui n’est pas de nature à
modérer son amour proclamé de la nation française. Cette attitude est aussi celle de la jeune
femme d’origine sri-lankaise déjà citée, qui en revanche possède la nationalité française :
Est-ce que vous vous sentez citoyenne à part entière en France ? — Oui. Je vote. —
Avez-vous le sentiment d’appartenir à la nation ? — Oui. — Est-ce que vous pouvez me décrire
votre identité personnelle, telle que vous la ressentez ? — Personnellement je suis plus française, je me
sens plus française… c’est que tous mes repères sont ici. Donc si jamais… moi j’ai la nationalité française, mais si
jamais on me disait d’aller vivre chez moi, je ne pourrais pas. Parce que, pour moi mon pays, c’est la France. Puis
après, je suis Sri-Lankaise d’un côté, et ensuite pas très hindouiste, mais bon… #7
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Cette personne aussi évoque spontanément l’idée du rejet. Mais, comme le témoin
précédent, ce rejet n’est pas de nature — ou d’une intensité suffisante — pour lui faire changer
ses représentations identitaires. Cela n’est pas toujours le cas, et plusieurs enquêtés ont indiqué
vivre beaucoup plus difficilement le rejet dont ils avaient le sentiment d’être l’objet. Le
témoignage suivant est celui d’une femme d’une quarantaine d’années, d’origine maghrébine et
résidant dans le Nord, à cinq minutes en métro du centre-ville de Lille, dans un quartier mixte,
associant des maisons individuelles populaires et anciennes très délabrées, et de petits immeubles
de logements sociaux plus récents. Cette personne est animatrice de centres de loisirs
municipaux. Dans le cadre de son travail, elle estime avoir subi de lourdes discriminations raciales,
de la part de ses collègues, couverts par la hiérarchie. Elle indique notamment qu’elle a connu un
conflit avec l’un de ses collègues, et plutôt que de chercher à comprendre, ses responsables
auraient décidé de la muter dans une autre équipe, dirigée par une personne d’origine maghrébine
comme elle, comme si le conflit avait été la conséquence de ses origines. De manière plus
générale, elle estime que la politique municipale en matière de centres aérés et centres de loisirs
est organisée de manière à isoler les enfants des quartiers populaires, lesquels auraient en outre
droit à des activités nettement moins amusantes que ceux des quartiers plus aisés. Les sentiments
de cette personne sont partagés : d’une part, elle ne se sent pas enfermée dans un ghetto, mais
d’autre part, elle a le sentiment que le ghetto est bien la norme, volontairement entretenue, et
c’est de son quotidien professionnel qu’elle tire cette conviction. Sur le plan professionnel, elle
n’est pas en échec, mais elle a rencontré des difficultés, qu’elle estime dues à des attitudes
racistes... Voici comment elle décrit son sentiment vis-à-vis de la nation française :
Je me sens appartenir à la nation, citoyenne, je vote… après comment les gens me perçoivent, c’est
autre chose. Ils ne me considèrent pas comme Française. La nation c’est important. Nos parents ont travaillé dur
pour rester ici, malgré les difficultés. […] Je suis… une femme d’origine maghrébine, citoyenne française à part
entière, j’ai des droits, je vote, même si c’est blanc. Mais d’origine maghrébine, c’est écrit sur mon front, on va me
dire « tu t’appelles ou Nadia », ou Sonia… ça restera comme ça. #28
Très clairement, cette personne a le sentiment d’être l’objet d’un rejet, d’un mépris,
en-tout-cas d’attitudes racistes. Elle précise qu’elle estime que la nation représente quelque chose
d’important et, immédiatement, que ses parents travaillaient dur pour s’insérer en France. Notons
que cette dame fait partie des tout premiers contingents numériquement significatifs de la
seconde génération. Née dans les années 60, elle a assisté à toute l’histoire de ces premiers
Français issus de l’immigration maghrébine : les meurtres racistes des années 1970 ; les grandes
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mobilisations du « mouvement beur », puis de SOS-Racisme, l’inexorable poussée du Front
national et de ses idées, l’hécatombe de la drogue et la montée des trafics, la naissance de la
solidarité palestinienne, le regain de visibilité de l’islam, puis l’apparition de l’islamophobie... Elle
a donc connu l’espoir soulevé dans les années 80 par une série de promesses, par la politique de la
ville… et la déception qui a suivi. Ce qui est décrit ici, c’est l’histoire d’une personne qui, semble-
t-il grâce à ses parents, a construit son identité personnelle de telle sorte qu’elle n’a aucun doute
quant à sa place en France. Mais, cela ne protège pas du racisme ou du rejet. À force, les années
passant, cette personne s’est donc retrouvée avec une identité divisée : Française à ses yeux,
étrangère aux yeux des autres. Son identité personnelle laisse une grande place au fait d’être
maghrébine, mais ça n’est pas parce qu’elle aurait gardé de nombreux éléments culturels. Elle se
sent maghrébine parce que c’est ce que lui renvoie systématiquement le regard des autres. Cette
position est assez fréquente. Cette jeune femme de 25 ans, qui réside à Lille, dans un quartier
étudiant, et possède la nationalité française nous dit par exemple, sans détour :
Je me sens plus étrangère que Française à cause des regards, des questions « tu viens d'où ? ». Je me
sens rejetée. #29
Malgré un lieu de résidence très différent, Mlle A. est dans une attitude moins
tranchée. Elle indique aussi avoir conscience du rejet, mais moins nettement, et surtout, cela ne va
pas jusqu’à changer sa perception d’elle-même. Elle nous indique ceci en réponse à la question de
son identité personnelle :
Je suis une femme, et ensuite musulmane, donc après je dirais Française d’origine malienne. — Est-
ce que vous vous sentez appartenir pleinement à la nation ? — Oui. Je me sens appartenir à la nation,
après, si les gens me sentent française ou pas, je sais pas. Mais moi je me sens française et je vote, donc voila je me
sens citoyenne. #4
Le regard qui renvoie à une identité étrangère est aussi décrit par cet homme de
60 ans, immigré d’origine subsaharienne, résidant à Lille, dans un quartier très périphérique. Il
possède sa propre petite maison, il est désormais à la retraite, depuis très récemment, après avoir
travaillé durement et longtemps, d’après ce qu’il relate :
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J’ai pris la nationalité française ; j’aime bien la vie française, les gens… J’ai bien travaillé et bien
gagné ma vie, mais chaque fois… il manque quelque chose, à cause de mon origine. J’ai pris la nationalité
française, et ça n’a pas changé. Mais je suis content, fier d’être parmi les Français. La nationalité, ça fait qu’on se
sent à l’aise, même si les gens nous regardent différemment. #30
Lui aussi indique donc se sentir français à titre individuel, mais avoir le sentiment de
ne pas tout à fait l’être aux yeux des autres. Il a acquis la nationalité française, ce qui constitue un
acte fort. Il a gagné sa vie et enrichi de ce fait le pays. Il continue à se dire fier d’être Français, fier
aussi de sa vie en termes professionnels, ce qui semble corrélé dans ce cas précis. Cette personne,
comme Mlle A., se représente elle-même dans une trajectoire de réussite, même si l’une et l’autre
ne sont pas du tout au même stade de leurs vies respectives. Et cela semble bien être, encore une
fois, le critère qui explique un sentiment identitaire relativement serein, malgré la conscience
d’être l’objet d’un certain rejet. À l’inverse, la personne citée plus haut, salariée de la ville de Lille
se représente sur une trajectoire beaucoup moins positive, et c’est corrélé à sa représentation
identitaire, plus douloureuse, le rejet étant vécu plus violemment. La dame d’origine
cambodgienne qui réside à Aulnay-sous-Bois évoque également ce problème du regard des autres,
tout en restant solide dans le sentiment identitaire qui la lie à la France. Dans son cas, cela semble
lié à la situation de son pays d’origine, dont elle a d’ailleurs perdu la nationalité :
Vous m’avez dit que vous aviez été naturalisée. Est-ce que vous vous sentez
citoyenne à part entière en France ? — Oui, oui… je suis contente parce que.… comme je vous dit, avec
tous les privilèges que nous les Français… que vous les Français, on jouit, nous aussi on a cette possibilité. —
Vous vous sentez appartenir pleinement à la nation française ? — Oui, c’est mon deuxième pays. Je
suis née au Cambodge, mais j’ai grandi ici. — Et quand vous décrivez votre identité personnelle,
qu’est-ce que vous dites en premier ? — Je suis Cambodgienne, j’oublie pas ma racine. Je suis
Cambodgienne, mais je suis contente de… de… j’aime… je peux peut-être vous dire que j’aime la France peut-
être plus que mon pays maintenant. Parce que mon pays c’est complètement le pays de… comment dire… comme
tous les autres pays qui viennent juste de sortir des communistes… vraiment pourri (rires)… excusez-moi
l’expression. Il y a beaucoup des hommes politiques, vraiment, qui connaissent même pas la loi, voyez, tout le temps
des dessous de table, à droite, à gauche. Mais je suis contente d’être née cambodgienne, que j’ai reçu l’éducation de
la tradition cambodgienne, mais je me suis dit que j’aime la France plus que mon pays maintenant. Et je suis allée
chez moi trois fois déjà, au Cambodge, parce que ma mère est là-bas. Je suis contente de me retrouver en famille :
ma mère, mes sœurs… mais habiter mon pays, je ne sais pas si je… peut-être plus tard si un jour le Cambdoge a
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des droits, comme là, en France, je retournerai habiter dans mon pays. Pour l’instant non, je ne veux pas parce
que, comment dire… il y a des lois, mais ils ne respectent pas la loi. #10
Le cas de cet homme de presque quarante ans qui réside à Roubaix est encore
différent. Sa trajectoire professionnelle est réussie : d’origine maghrébine, musulman très croyant
et très pratiquant, il vit à Tourcoing et dirige une équipe industrielle en Belgique, dans
l’agroalimentaire. En ce qui concerne son logement — une petite maison individuelle typique de
l’habitat populaire du Nord, dont il est propriétaire par héritage —, il n’est que moyennement
satisfait. Il a en effet échoué à quitter Tourcoing, où il estime qu’il y a trop d’immigrés, malgré des
revenus stables et relativement importants. Il a d’abord fait plusieurs demandes dans le secteur
public, avant de renoncer : en cinq ans, on ne lui a proposé que des logements dans les pires cités
de l’agglomération. Dans le privé, il semble qu’il ait fait quelques tentatives, même s’il est resté
très vague à ce propos ; on peut imaginer que son apparence vestimentaire, très marquée par sa
pratique religieuse, a pu être un obstacle infranchissable. Mais, s’il est Français de naissance, la
focalisation des discours politiques et médiatiques à propos de l’islam depuis quelques années a
pour lui été un tournant. Il indique clairement que c’est l’évolution du discours médiatique
dominant à propos de l’islam depuis les élections de 2002, et plus encore depuis 2007, qui l’ont
amené à se détacher de la France, sur le plan de son identité :
[Le gouvernement français], pour moi, maintenant ils attaquent l’islam, avec la loi sur le voile.
Avant c’était les Arabes… parce que c’était des voleurs, ils disaient… maintenant ils s’en foutent des voleurs, ils
attaquent l’islam… Donc non, je n’ai pas le sentiment d’appartenir à la nation. Parce qu’ils attaquent notre
religion, alors on va pas être avec eux… #31
Cette personne exprimant tout d’abord une forte rancœur contre les pouvoirs publics
à propos de son expérience en matière de logement social, peut-on considérer que son attitude
est conforme à notre hypothèse ? Autrement dit, est-ce que son agacement et même sa colère
contre les pouvoirs publics à propos de leur manière de traiter l’islam seraient similaires s’il n’y
avait pas eu, auparavant, la naissance d’un sentiment de rejet lié au parcours résidentiel entravé de
cette personne ? Il est bien entendu impossible de trancher cette question. Il faut donc se
contenter de constater, d’une part, que dans son cas, une situation identitaire marquée par le
malaise vis-à-vis de la France est bien associée à un regard négatif sur ses conditions d’habitat, du
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fait de la concentration ; et d’autre part, que la question de l’islam est si vive aujourd’hui pour
cette personne, qu’il n’est pas possible d’écarter l’hypothèse selon laquelle c’est cela qui explique
son refus d’identification à la France.
Enfin, un dernier exemple, un peu différent des précédents, évoque les perceptions
différentiées des origines par les Blancs. Cette jeune femme, Libanaise et Assyro-chaldéenne,
donc chrétienne, ressemble à une Maghrébine, et c’est ainsi qu’elle est d’abord perçue par tous
ceux qu’elle rencontre, quel que soit le cadre de rencontre. Elle rapporte ainsi que les regards
changent lorsqu’elle s’est présentée dans le détail :
C'est vrai que les Libanais, c'est pas pareil que les Maghrébins ; ils sont assez bien vus les
Libanais. Je le vois dans le visage des gens : quand je leur dit Libanaise alors qu'ils s'attendaient à ce que je leur
dise Marocaine… « Oh, Libanaise, c'est bien Libanaise ». #32
Ce dernier extrait donne un éclairage intéressant sur le phénomène de rejet ressenti
par nombre de nos enquêtés. Parmi ceux-ci, les personnes d’origine maghrébine, françaises ou
non, semblent fondées à considérer qu’elles font l’objet de représentations négatives de la part
des Français blancs.
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CONCLUSION
Les entretiens réalisés dans le cadre de cette enquête — et ce, malgré les limites
inhérentes à l’échantillon — ont permis de mettre en évidence le fait qu’habiter dans un quartier
de forte concentration d’immigrants constitue un facteur perçu comme essentiellement négatif
par les immigrés et leurs enfants. Cette concentration a des conséquences sur les perspectives de
mobilité résidentielle, de mobilité sociale, et, par conséquent, sur les représentations de soi et les
identités.
Ces représentations se structurent autour de plusieurs paramètres, dont nous
souhaiterions mesurer les effets de façon plus fine dans les études à venir. Parmi ceux-ci : le type
d’habitat, mais aussi de quartier dans lequel vit la personne enquêtée, qui selon le contexte
conduit à un sentiment plus ou moins fort d’enfermement qui affecte les perspectives de
mobilité ; l’âge et la génération de migration, sachant que les représentations notamment en
termes de perspectives de mobilité sociale varient substantiellement entre la première génération
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et les suivantes, et semblent, dans une certaine mesure, être également fonction de l’âge ; le pays
ou la région d’origine, les discriminations et taux de concentration touchant inégalement les
populations immigrées et leurs descendants.
Ces résultats ouvrent d’intéressantes perspectives de recherche.
Sur la base de cette enquête, qui tend à confirmer sur un échantillon certes restreint
nos hypothèses de départ, nous pouvons envisager d’affiner nos recherches de plusieurs façons.
Nos entretiens font apparaître un réel impact de la ségrégation, mais laissent un certain nombre
de questions en suspens, faute de données appropriées, d’un bon indicateur de contexte spatial et
d’un nombre suffisamment large et représentatif d’enquêtés : à partir de quel degré et quel type
de concentration spatiale produit un impact jugé négatif ? Obtient-on les mêmes résultats selon
que la concentration s’accompagne ou non d’autres facteurs de contexte spatial ? Et si tel est le
cas, lesquels ?
Plusieurs pistes s’ouvrent à nous pour répondre à ces questions. La possibilité
d’accéder de manière sécurisée aux données individuelles géolocalisées pourrait nous permettre,
pour chaque adresse d’enquêté, d’établir un indicateur de contexte spatial comprenant d’une part
des données du recensement, d’autre part, des bases de données permettant de fournir des
informations aussi diverses que le type de logement, la hauteur des bâtiments, la présence de
commerces, ou encore la criminalité. La méthode du carroyage est celle que nous explorerons
prioritairement, si possible en partenariat avec l’INSEE, pour élaborer notre indicateur.
Ceci pourrait nous permettre, à terme, de dresser une typologie de quartiers à
laquelle lier nos réponses pour faire ressortir les éléments communs et les différences de
perception des habitants de quartiers de forte et de moindre concentration, en affinant en
fonction de la nature de cette ségrégation (enclavement, cumul de désavantages sociaux, sous-
équipement, type de population...). Ceci impliquerait la mise en œuvre d’une enquête plus large,
afin qu’un nombre significatif de personnes puisse être interrogé dans les différents types de
quartier.
Cette étude aurait d’autant plus d’intérêt si elle pouvait être menée de façon
concomitante dans les trois pays (France, États-Unis et Grande-Bretagne), pour tester l’hypothèse
de l’impact de la concentration dans des contextes spatiaux de nature et d’ampleur différentes.
L’étude présente pourrait ainsi être reproduite en Grande-Bretagne et aux États-Unis pour tester
notre questionnaire et l’améliorer. Il ressort d’ailleurs de ce travail la nécessité, pour une enquête
de plus grande ampleur, de poser un plus grand nombre de questions fermées permettant un
traitement automatique des réponses une fois la saisie effectuée. Il importera toutefois de
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conserver un certain nombre de questions ouvertes qui permettent aux personnes interrogées de
s’exprimer plus librement. Cela nous permet d’apprécier dans toute leur complexité, voir parfois
leurs contradictions, les représentations des enquêtés.
Ce travail permet enfin d’évoquer quelques suggestions d’amélioration de la collecte
des données, que ce soit par l’enquête TeO ou par le recensement, qui nous permettraient de
pousser plus loin notre analyse. Il est clair que l’absence d’information dans le recensement sur la
deuxième — voire la troisième — génération est un handicap majeur dans l’analyse des
trajectoires des immigrants. L’enquête TeO gagnerait par ailleurs à être plus spatialisée, par le biais
de questions portant sur le type de logement et les caractéristiques du quartier des personnes
interrogées. Ceci permettrait une exploitation quantitative des réponses qui tienne compte du
contexte spatial des enquêtés.
Le 18 juin 2010, nous avons organisé un séminaire financé par la MSH Paris Nord, le
Conseil Général de la Seine Saint-Denis et l’Institut Universitaire de France pour réfléchir à
l’élaboration d’un indice satisfaisant de contexte spatial. Nous avons exposé nos difficultés à un
panel de spécialistes de la ségrégation (Ceri Peach, Ron Johnston, Sako Musterd, Pablo Mateos)
avec lesquels nous avons passé en revue les méthodes de mesure existante, avec leurs avantages et
leurs inconvénients. Il en ressort que le choix de l’indicateur dépend précisément de ce que l’on
souhaite mettre en valeur, c’est pourquoi cette enquête qualitative constitue un apport précieux
pour l’élaboration de la suite de nos recherches.
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Articles de revue ou dʼouvrage collectif, conférences et communications,
articles exclusivement publiés sur internet
Les chapitres d’ouvrages collectifs ne figurent ici qu’à la condition que l’œuvre entière ne soit pas référencée ci-dessus.
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