UNIVERSITE DE LYON INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE LYON
La chanson hors-pouvoir? Une lecture politique de Léo Ferré
Bartier Léonard Mémoire de Séminaire
Analyser les discours politiques
2014 - 2015 Sous la direction de : MM Gaboriaux Chloé
Composition du jury:
MM Gaboriaux Chloé, Maître de conférences, IEP Lyon
Mr Laplanche-Servigne François, Maître de conférences, IEP Lyon
Soutenu le 01 Septembre 2015
Modalités de diffusion des travaux de recherche des étudiants de
l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon
Déclaration anti-plagiat 1. Je déclare que ce travail ne peut être suspecté de plagiat. Il constitue l’aboutissement d’un travail personnel. 2. A ce titre, les citations sont identifiables (utilisation des guillemets lorsque la pensée d’un auteur autre que moi est reprise de manière littérale). 3. L’ensemble des sources (écrits, images) qui ont alimenté ma réflexion sont clairement référencées selon les règles bibliographiques préconisées. NOM : Bartier PRENOM : Léonard DATE : 23/08/2015
Je tiens à remercier MM Chloé Gaboriaux pour sa patience et ses précieux conseils tout au long de l’élaboration de ce travail.
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La chanson hors-pouvoir? Une lecture politique de Léo Ferré
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Introduction
6 avril 1984. Leo ferré entre en scène au théâtre de l’Elysée sous les acclamations d’une
salle comble. Le public, jeune et moins jeune, est en effet venu en nombre voir l’artiste,
alors au sommet de sa carrière. Ferré porte une chemise rouge qu’il ôte vite pour en
dévoiler une autre, noire, ce qui provoque une nouvelle salve d’applaudissements.
Durant deux heures les chansons se succèdent, entrecoupées de parenthèses poétiques
et d’injonctions politiques. A la fin du concert Leo Ferré revient une dernière fois sur
scène et lance : « le pouvoir, d’où qu’il vienne, c’est vraiment de la merde ! » rideau.
Chanteur majeur, auteur de plus de quarante albums, Ferré a, selon l’expression
consacrée, sa place « au Panthéon de la chanson française ». Ses qualités de poète sont
également reconnues : « Il faudra réécrire l’histoire littéraire un peu différemment, à
cause de Léo Ferré »1 disait à son sujet Aragon.
Leo Ferré est né le 24 août 1916 à Monaco, dans une famille relativement aisée. Il part
à l’âge de neuf ans étudier à l’internat du collège catholique Saint Charles de Bordighera
en Italie. Il y restera durant huit ans et gardera un souvenir amer de cette période de sa
vie. Pour preuve, le chapitre qui lui est consacré dans son roman autobiographique
Benoit Misère, s’intitule « Prison ». Après l’internat, Ferré se rend à Paris pour
poursuivre sans grand intérêt ses études à l’Institut d’Etude Politique, dont il sort
diplômé dans la section « administration ». Il suit de loin les évènements politiques de
mai et juin 1936 à Paris sans y prendre part. Alors qu’arrive la guerre, il est mobilisé dans
l’infanterie en 1939, et placé à la tête d’une section de tirailleurs algériens l’année
suivante. Il ne verra cependant jamais les combats. Après la guerre, de retour chez ses
parents, il décide de se rendre à Paris pour tenter sa chance comme musicien. Ses
débuts sont difficiles et il mène un temps une vie précaire qu’il chante dans « La vie
d’artiste ». Il enregistre finalement son premier 78 tours en juin 1950. Il commence à se
faire un nom au milieu des années 1950 avec ses premières chansons à succès comme
« Paris Canaille » et son premier album avec le label Odéon en 1953. Il donne alors ses
1 Louis Aragon, « Léo Ferré et la mise en chanson », in L'Œuvre poétique d'Aragon
7
premiers grands concerts, à l’Opéra de Monte Carlo en 1954 et l’Olympia en 1955. Le
succès ne le quittera plus et le chanteur est considéré des années 1960 à sa mort le 14
juillet 1993 comme une des figures principales de la chanson française.
Il sera ici question de la dimension politique de l’œuvre de Léo Ferré. L’objet de ce
mémoire est ainsi d’analyser des chansons de Ferré en tant qu’elles représentent une
certaine forme de discours politique. Si l’on entend généralement par « discours
politique » une forme discursive particulière, qui se caractérise par l’appartenance de
son producteur au champ politique et par un contenu à vocation politique explicite,
nous avons le parti pris ici d’étendre cette définition : les textes de Ferré représentent à
notre sens une forme de discours politique « profane », non institutionnel, en ce qu’ils
expriment une prise de position à l’intérieur du champ politique et social déterminée
par une certaine vision de la société et des rapports de force au sein de celle-ci. On veut
suivre en cela le propos de A. Gaudin qui nous invite à considérer la chanson à texte
comme un discours « en ce sens qu’elle crible le réel ou le projette en des visions
imaginées, distanciées »2, discours qui se fait alors écho d’une certaine « vision du
monde »3. Si la chanson est une forme de discours, elle en est également une forme
spécifique, ambigüe ; de par sa vocation à être diffusée, elle est une forme de discours
public, publicisé. Elle n’en est pas moins l’expression d’une individualité artistique, ce
qui en fait une parole hautement subjective, personnelle.
Analyser les chansons de Ferré pourrait donc nous conduire à essayer de mettre à jour
cette subjectivité, politique en ce qui nous intéresse. Tâcher de rendre compte, en
d’autres mots, du discours politique de Ferré comme l’expression de sa ligne politique
personnelle. Si nous aurons par moments l’occasion de réaliser un tel exercice, on
voudrait également essayer de s’extraire de l’individualité du chanteur en mettant celle-
ci en perspective. Une partie importante de cette étude est ainsi consacrée à la façon
dont Ferré convoque, s’approprie dans ses chansons des éléments discursifs
« extérieurs », aux différentes influences qui nourrissent son discours. Parmi ses
influences, la pensée et culture politique anarchiste est sans doute la plus prégnante. On
2 A. Gaudin « La chanson comme discours» Etudes littéraires vol. 27 n°3, 1995, p10 (http://id.erudit.org/iderudit/501091ar) 3 Ibid.
8
verra en effet que si le discours de Ferré est l’expression d’une vision du monde, cette
vision peut à différents titres être qualifiée d’anarchiste. Cette position anarchiste ne
peut cependant nous semble t-il rendre compte de l’intégralité du discours politique de
Léo Ferré. Celui-ci est en effet confronté au contexte politique dans lequel il s’exprime,
et nous parait également enrichi par les programmes politico-artistiques de
mouvements avant-gardistes comme le surréalisme. Nous avons donc fait le choix
d’appréhender cette notion de discours politique sous trois angles qui sont autant de
dimensions qui donnent à notre sens aux textes de Ferré une conation politique.
Il s’agit dans un premier temps d’étudier l’influence de la culture et du discours
anarchiste dans les textes de Ferré, partant du constat que bien que celui-ci soit souvent
associé au mouvement anarchiste dont il fut une sorte de compagnon de route, cette
affirmation n’a été que peu interrogée. Une partie de ce travail sera dès lors dédiée à
interroger plus en avant ce qualificatif « d’anarchiste » et sa signification en ce qui
concerne une production artistique. Cette partie aborde ainsi la façon dont se traduit
dans ses textes l’appartenance de Ferré à la culture anarchiste, en quoi certains de ses
textes relèvent du discours anarchiste aux niveaux thématiques et rhétoriques.
On voudrait ensuite porter l’analyse sur la façon dont Ferré rend compte dans ses
chansons de l’actualité politique et sociétale à laquelle il est confronté, et comment
cette actualité influence son œuvre. On abordera à cet effet la manière dont le
chanteur évoque certains événements politiques comme la guerre d’Algérie, et
comment il se fait critique de la société de consommation. On s’attardera également sur
la relation particulière que le chanteur semble entretenir avec l’évènement Mai 68.
Enfin, nous terminerons notre étude en questionnant les liens que l’on peut établir
entre démarche artistique et discours politique chez Léo Ferré. Pour se faire on étudiera
dans un premier temps en quoi la conception du rôle politique de l’art de Ferré peut
être rapprochée de celle de mouvements artistiques comme le surréalisme et le
situationnisme, avant de s’interroger sur la dimension politique des choix esthétiques de
Ferré.
Conformément à l’objet de notre étude, notre corpus potentiel correspondait à
l’ensemble des textes de chanson écrits par Léo Ferré. Etant donné le caractère
9
prolifique de l’œuvre de ce dernier, il nous a cependant fallu effectuer une sélection, en
écartant pour commencer les chansons qui ne nous paraissaient pas appropriées au
cadre de l’analyse, faute de connotation politique. De plus nous avons logiquement mis
de côté les disques et chansons de Ferré dans lesquels celui-ci met en musique des
textes d’autres auteurs (Aragon, Baudelaire, Lautréamont..) qui représentent une partie
importante de sa discographie. Une fois cette sélection faite, le nombre de textes
demeure trop élevé pour ambitionner une approche exhaustive. On aura finalement
recours pour notre analyse à une trentaine de chansons de Ferré, dont certaines seront
évoquer brièvement et d’autres analysées plus en profondeur. Le corpus s’étale de 1953
(avec « Vitrine » paru dans le second album de Ferré) à 1987, et couvre donc la quasi-
totalité de la carrière du chanteur. On remarquera cependant que la grande majorité
des textes sont ultérieurs à la seconde moitié des années 1960, période à laquelle la
dimension politique de l’œuvre de Ferré tend à s’accentuer.
On a également fait le parti pris de centrer l’analyse sur la dimension textuelle des
chansons. Si un tel choix relève en partie de l’arbitraire, il ne nous semble pas
incompatible avec la démarche de Ferré. Celui-ci modifie en effet fréquemment, d’une
version enregistrée à une représentation scénique par exemple, la musique sur laquelle
repose un texte, et son élocution.
L’analyse des textes est également sélective, focalisée sur les éléments de ceux-ci qui
nous paraissent relever du discours politique, ce qui conduira parfois à laisser de côté
les autres aspects. Si une telle démarche semble inconcevable dans le cadre d’une
analyse purement littéraire où le texte doit être appréhendé dans sa totalité, elle nous
parait nécessaire ici afin de rester concentré sur notre sujet.
Il faut souligner enfin que l’analyse « politique » d’un texte à vocation littéraire,
poétique, peut s’avérer périlleuse, au sens où l’on pourrait être tenté parfois de
surinterpréter le texte et les intentions de son auteur, faire « coller » des passages
obscures de celui-ci à la connotation politique que l’on voudrait leur donner. On tâchera
donc de rester prudent dans nos interprétations et de préciser quand celles-ci relèvent
de l’hypothèse interprétative non vérifiable.
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I. Léo Ferré, chanteur anarchiste
1/ L’anarchisme en étendard
a) L’anarchie de Léo Ferré Étiquetage
Comme nous le signalions dans l’introduction, la place importante de l’anarchisme dans
l’œuvre et la vie de Léo Ferré est assez généralement admise. Ainsi l’article Wikipédia
qui lui est consacré annonce dès les premières lignes que : « Léo Ferré se revendiquait
anarchiste, ce courant de pensée inspire grandement son œuvre». De même, la plupart
des ouvrages qui lui sont dédiés font références dès le titre à la dimension politique de
sa production, comme en attestent des livres tels que : Léo Ferré, amour anarchie4; Léo
Ferré, poète insurgé5; Léo Ferré, la révolte et l'amour6. On peut donc dire que Ferré est
d’une certaine manière étiqueté comme anarchiste, au sens où cette identité politique
lui est souvent assignée d’emblé sans être toujours interrogée plus en profondeur.
Léo Ferré lui-même n’est pas pour rien dans cet « étiquetage ». Il insiste en effet à de
multiples reprises, lors d’entretiens ou d’interviews sur son attachement à ce courant de
pensée. Max Leroy recense ainsi différentes déclarations de l’artiste à ce sujet :
« «j’avais quatorze ans, j’ai lu, dans un Larousse…et j’ai regardé, allez savoir pourquoi, le
mot anarchie. (…) J’ai lu, uniquement : ‘’Négation de toute autorité d’où qu’elle vienne’’
[…] Et ça m’a subjugué. Et je suis encore subjugué par ça »7 pour ne citer que l’une
d’entre elles.
4 Dominique Mira-Milos, Leo Ferré, amour anarchie, Ergo-Press 1989 5 Robert Belleret et Jean-Pierre Bouteillier Leo Ferré, poète insurgé, Albin Michel, 2000
6 Léo Ferré, la révolte et l’amour, collection « Cantologie » n°5, Les Belles lettres et Presses universitaires
de Valenciennes, 2008 7 Léo Ferré, Enregistrement non identifié, 1991, cité dans M. Leroy, Les orages libertaires, politique de Léo
Ferré, Atelier de création libertaire, Lyon, p.22 (édition numérique)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Anarchismehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Id%C3%A9ologie
11
L’anarchie selon Ferré, une conception stinerienne ?
Attardons nous un instant sur la place qu’occupe l’anarchie chez Ferré, la manière dont
celui-ci la conçoit. Sans aller jusqu'à rejoindre la position de M. Leroy qui parle de
politique « férréenne » (ce qui tend à conférer à l’artiste un statut de théoricien, bien
que Leroy rejette par ailleurs cette idée), on peut également signaler que Ferré
développe sa propre définition de l’anarchie, bien que celle-ci soit au moins autant
littéraire, poétique, que politique : « divine Anarchie, adorable Anarchie, tu n’es pas un
système, un parti, une référence, mais un état d’âme. Tu es la seule invention de
l’homme, et sa solitude, et ce qui lui reste de liberté. Tu es l’avoine du poète » 8 écrit-il
ainsi dans son recueil Poètes vos papiers ! en 1956, dans une adresse directe à l’anarchie
personnifiée qui rappelle le style des poètes s’adressant à leur muse, c'est-à-dire leur
source d’inspiration. « Avoine du poète », l’anarchie semble bien être une source
d’inspiration pour Ferré, ce que nous aurons l’occasion de vérifier plus en avant. De
même il écrit en janvier 1968 un article dans Le Monde Libertaire commençant par la
phrase « l’anarchie est la formulation politique du désespoir ». Encore une fois le style
est emphatique, relève autant de la formule poétique que de la définition politique. Il
semble que pour Ferré l’anarchie soit la traduction politique d’un rapport au monde
particulier, celui du « poète maudit », solitaire et incompris. Il faut donc se garder
d’établir une distinction trop prononcée entre l’art et le politique, tant il apparait que
l’anarchisme s’inscrit pour Ferré dans la cohérence de son système artistique, comme
traduction de son rapport d’artiste au monde et source d’inspiration poétique.
L’anarchie occupe une place parmi ses « mots clefs », ses thèmes récurrents, déclinée
dans différents morceaux, au même titre que l’amour. Ces deux motifs se trouvent
d’ailleurs réunis de manière signifiante dans le titre de son album de 1970 Amour,
Anarchie.
Le rapport à l’anarchie de Ferré apparaît être ici un rapport individuel, une relation
d’exclusivité entre un homme et une idée. Il affirme ainsi lui-même son rejet de
l’anarchisme comme mouvement : «l’anarchie, si elle n’est pas individualiste, devient
l’anarchisme et cela finit dans un Etat, avec le pouvoir », ce qui, comme le pointe M.
8 Léo Ferré, préface du recueil Poètes…vos papiers ! Cité dans M. Leroy, Les Orages Libertaires, politique
de Léo Ferré, Atelier de création libertaire, Lyon, 2012, p.28 (ebook)
12
Leroy9, semble le rapprocher de l’anarchisme individualiste tel qu’on le trouve dans son
expression la plus radicale chez Max Stirner (1806-1856). On sait en effet que Ferré fût
un lecteur attentif de Stirner, « un type formidable »10 et de son livre L’Unique et sa
propriété11. Dans celui-ci, l’auteur développe ce qui est une des premières théorisations
systématiques d’une pensée anarchiste, la sienne étant résolument individualiste. On
trouve ainsi chez Stirner une affirmation du caractère « unique » de chaque individu. Les
hommes étant par ailleurs plongés dans une société qui tend à les modeler dès leur
naissance et tout au long de leur vie, la volonté de Stirner est de préserver et affirmer
son individualité en luttant contre toutes les formes d’aliénation qu’offre la société :
L’Etat, la religion, l’éducation, la famille, et de manière générale toute forme de lien
social subit. L’association avec les autres n’est alors bénéfique, souhaitable seulement si
elle va dans le sens des intérêts de l’individu : « Je ne vois rien d’autre dans cette
communauté qu’une multiplication de ma force et je n’y consens qu’aussi longtemps que
cette multiplication produira ses effets. C’est alors qu’il y a association »12. Notons
également que la question de la liberté est seconde chez Stirner,(« une limitation de la
liberté est partout inévitable »13) et c’est bien la préservation de l’individualité dans sa
spécificité qui l’occupe en premier lieu, ce qui donne toute son originalité à sa pensée.
On peut ici tenter d’établir un lien entre la pensée de Stirner et le texte de Leo Ferré,
« L’anarchie est la formulation politique du désespoir », sorte de profession de foi
péotico-politique publiée dans le Monde Libertaire en janvier 1968. On retrouve ainsi
cette vision d’une capture de l’identité de l’individu par le social quand il écrit, « Le
Christ, le péché, le malheur, le riche, le pauvre... nous vivons embrigadés dans des idées-
mots. Nous sommes des conceptuels, des abstraits, rien » mettant ainsi en cause des
catégories sociales (le riche, le pauvre), et des concepts (le péché, le malheur) vides de
sens qui définissent l’individu malgré lui (« l’ embrigadent») et le privent ainsi de toute
substance concrète. Il poursuit cette idée quelques lignes plus loin : « L'homme est
mangé par la société mais il se réinvente perpétuellement, par une sorte de connivence
9 M. Leroy, Les Orages Libertaires, Politique de Leo Ferre, p.30 10 Op. Cit, p.30 111843 12 M.Stirner, extrait de L’unique et sa propriété dans Ni Dieu ni Maitre, anthologie de l’anarchie de
D.Guérin, La découverte, Paris, 2012, p. 27 13 Ibid p.26
13
inconsciente qui fait de la victime l'élan vital de son bourreau ». Ici encore, « l’homme »,
« mangé par la société » est une victime de cette dernière.
L’individualisme de Stirner semble donc également revendiqué par Ferré, quoi que sous
une forme qui nous semble différente. « Tu nais seul, tu meurs seul, entre les deux il y a
des faits divers, » déclare-t-il ainsi lors de son concert au théâtre de l’Elysée, idée que
l’on retrouve dans l’article du Monde Libertaire « C'est dans le "seul" que je me retrouve
chaque soir après la pause des travaux journaliers et divertissants ». Dans cette dernière
phrase, c’est bien la solitude qui est première, que l’on pourrait qualifier de condition
authentique, puisque la sociabilisation, les « travaux journaliers et divertissants » (on
peut penser que « divertissant » est à comprendre ici dans son sens pascalien, qui
détourne l’homme de sa condition) sont réduits à une « pause ». Pourtant, semblant se
contredire Ferré ajoute par ailleurs : « L'anarchie n'est pas un fait de solitaire; le
désespoir non plus. Ce sont les autres qui nous informent sur notre destinée. Ce sont les
autres qui nous font, qui nous détruisent. Avec les autres on est un autre. Alors, nous
détruisons les autres, et, ce faisant, c'est nous-mêmes que nous détruisons. »14. On peut
cependant penser que ce n’est pas tant un manque de cohérence qu’un aveu
d’impuissance qui s’exprime ici. L’individu est défini par « les autres », définition qui a
tout d’une capture, d’un étiquetage subit ce qui est regrettable dès lors qu’il est ainsi
réduit au rang «d’autre » (autre par rapport à lui-même, à son identité propre et/ou
autre anonyme parmi les autres au rang desquels il est ramené). Mais, là où Stirner
affirme l’existence de son moi propre comme « Unique », Ferré apparait plus fataliste :
toute tentative de « détruire les autres », de s’émanciper d’eux ne peut conduire qu’à se
détruire sois même (« Alors, nous détruisons les autres, et, ce faisant, c'est nous-mêmes
que nous détruisons. »). Ce paradoxe indépassable est alors sans doute le désespoir dont
l’anarchie est l’expression.
Il apparait par ailleurs au travers de ces différentes déclarations que l’anarchisme est
pour Ferré une forme de rapport au monde plus qu’une doctrine : « L'anarchie, cela
vient du dedans. Il n'y a pas de modèle d'anarchie, aucune définition non plus. Définir,
c'est s'avouer vaincu d'avance »15. Ce rapport au monde anarchiste se décline
14 Leo Ferré, « l’anarchie est la formulation politique du désespoir », dans Le Monde libertaire, janvier
1968 15
Ibid.
14
principalement sous deux angles : celui de l’individu solitaire face à la société, et
également, comme le souligne encore une fois à juste titre Max Leroy, dans une logique
du refus, ou de la « négation »16 pour reprendre ses termes. Celle-ci ci est également
exprimée dans le texte du Monde Libertaire : « Une morale de l’anarchie ne peut se
concevoir que dans le refus, c’est dans le refus que nous créons ». Il y a ici l’affirmation
d’une posture de refus hyperbolique, qui s’avère « créatrice » car la négation semble
avoir chez Ferré des vertus positives, ce qui se confirme plus en avant dans le texte
quand il écrit « La destruction est un ordre inversé ». Le positionnement anarchiste est
donc ici celui d’un rejet, dont l’objet n’est précisé que de manière pour le moins
évasive : « le taux d'agressivité que recèle notre prise de position, notre négativité est la
mesure même de l'agressivité inverse ». Cette formulation laisse à penser que ce que
Ferré rejette c’est de manière générale toute violence faite à son individualité, sa liberté
par un pouvoir « d’où qu’il vienne ». Cet anarchisme viscéral, n’est donc pas une prise de
position doctrinale, fruit d’une réflexion théorique, mais semble être un positionnement
en faux, une volonté de se définir et se positionner négativement.
b) Leo Ferré chez les anarchistes
Un membre actif ?
La sensibilité anarchiste de Léo Ferré se traduit également en acte. Après avoir
rencontré dans les années d’après guerre des anarchistes espagnols qui le sensibilisent à
l’idéologie libertaire, ll adhère ainsi en 1949 à la jeune Fédération Anarchiste (F.A) et
participe ensuite bénévolement aux galas annuels de la F.A à de nombreuses reprises.
« Plus de vingt » si on en croit le Dictionnaire de l’anarchie de Michel Ragon17. Dans le
même esprit, il participe en 1983 et 1991 soit deux ans avant sa mort, à des concerts de
soutien à la station de radio de la F.A, Radio Libertaire. Il contribue également
épisodiquement au Monde Libertaire, son texte le plus célèbre pour le journal étant son
« Introduction à l’anarchie ».
Sans être un activiste notable, Ferré est donc en quelque sorte un compagnon de route
fidèle de l’anarchisme comme mouvement politique « institutionnalisé » tel que
l’incarne la Fédération Anarchiste.
16 M.Leroy, Les Orages Libertaires, p. 32 17 M. Ragon, Dictionnaire de l’arnarchie
15
Ferré vu par les anarchistes
Léo Ferré occupe de même une place dans ce que l’on pourrait qualifier de galaxie
anarchiste, c'est-à-dire qu’il est reconnu par les anarchistes (du moins certains d’entre
eux, étant donné la nature même du mouvement il est impossible d’extrapoler à partir
de points de vus individuels une vision qui serait celle de tous les libertaires) comme
ayant, à sa façon, une place parmi les figures marquantes de ce courant de pensée. Il est
significatif à cet égard que Ferré soit mentionné dans plusieurs ouvrages consacrés à
l’anarchisme rédigés par des auteurs de sensibilité anarchiste. Une page lui est ainsi
dédiée dans le Dictionnaire de l’anarchie de M. Ragon18, où est évoqué son
« appartenance » à la Fédération anarchiste et sa participation aux galas de celle-ci. De
même, son nom apparait dans la très complète Histoire de la littérature libertaire en
France, de T. Maricourt19. L’auteur insiste sur les nombreuses références à l’anarchisme
qui jalonnent son œuvre, et souligne son importance pour le mouvement : « Ferré est
l’un des artistes, dont la carrière a commencé au lendemain de la guerre, qui a le plus
contribué à propager et à populariser la doctrine anarchiste »20. Autre indice du succès
de Ferré chez les anarchistes, une enquête de M. Pucciarelli21 réalisée en 1995 auprès
de 140 personnes de sensibilité anarchiste, dans laquelle L. Ferré arrive en première
place des chanteurs que les interrogés déclarent écouter.
Le chanteur est cependant pris en grippe par quelques groupes de jeunes « gauchistes »
qui tentent de troubler certain de ses concerts à partir des années 197022. L’écart entre
le niveau de vie du chanteur et ses convictions anarchistes affichées seraient pour
certains hypocrites. On lui reproche également de commercialiser son art, de faire
comme il le dit lui-même « du fric avec [s]es idées »23
18
Michel Ragon, Dictionnaire de L’anarchie. Albin Michel, 2008 19
Thierry Maricourt, Histoire de la littérature libertaire en France, Albin Michel, Paris, 1990 20
Ibid., p. 133 21 M. Pucciarelli, « Les libertaires aujourd’hui », dans La culture Libertaire, Atelier de création libertaire,
Lyon, 1997, p.413 22
M. Leroy, Les Orages libertaires, politique de Léo Ferré p.147 23 Léo Ferré « Et Basta », 1973
16
c) Culture et art anarchiste
L’anarchisme comme culture politique
Avant d’étudier plus en avant l’influence de l’anarchie dans les textes de Ferré, il
convient d’expliquer brièvement ce que l’on entend par culture anarchiste. Définir
l’anarchisme, comme doctrine, théorie ou courant politique n’est pas chose aisée, le
sujet ne prêtant pas à consensus. Etymologiquement, l’anarchie renvoie au grec
anarkhia, soit l’absence de pouvoir. L’anarchisme peut être présenté de manière très
générale comme une doctrine de l’émancipation, de l’autogestion, et donc de
l’affranchissement par rapport au pouvoir, notamment celui représenté par l’Etat, mais
également le pouvoir clérical et plus généralement un rejet du régime de propriété
privée. Le mouvement se décline en courants hétérogènes, de l’anarchisme
individualisme au syndicalisme, mutuellisme, ou encore l’anarchisme chrétien, courants
qui se distinguent en premier lieu par des visions divergentes des modes d’organisations
les plus fidèles à la doctrine. On identifie généralement la naissance du mouvement en
tant que tel au moment de la scission entre libertaires (portés par Bakounine) et
autoritaires (la ligne défendue par K. Marx) au sein de L’A.I.T en 187224, et sa naissance
théorique au début du même siècle, avec les premiers grands écrits anarchistes. Joseph
Proudhon est ainsi assez communément reconnu comme le théoricien fondateur de
l’anarchisme, notamment de par son ouvrage Qu’est ce que la propriété (1840).
Toutefois certains auteurs tel que J. Préposiet25, trouvent des traces de ce courant de
pensée plus en amont, chez l’anglais W. Godwin par exemple, (1756-1836) voir jusque
dans l’antiquité avec des philosophes grecs pré-platoniciens comme les cyniques.
On s’intéressa ici plus à l’anarchie politique comme culture que comme doctrine, bien
que les deux soient évidemment intrinsèquement liés. Cette approche nous semble en
effet plus pertinente dans le cadre de notre étude. Elle offre de plus la possibilité de
s’extraire des difficultés que pose une approche doctrinale de l’anarchisme du fait de
son hétérogénéité, puisque, comme le dit S. Berstein dans son étude des cultures
politiques « une culture politique n’est pas faite pour être philosophiquement
24 Voir par exemple : Angaut Jean-Christophe, « Le conflit Marx-Bakounine dans l'internationale : une
confrontation des pratiques politiques. », Actuel Marx 1/2007 (n° 41) , p. 112-129 25
J. Préposiet, Histoire de l'anarchisme, Tallandier, coll. « Approches », 2005,
17
cohérente »26 . « Système de représentations partagé par un groupe assez large au sein
de la société » selon le même S. Berstein27, une culture politique est donc plus
englobante qu’une doctrine, en ce qu’elle ne désigne pas tant l’adhésion à un corpus
théorique que le partage d’un imaginaire politique commun. Ce qui, dans le cadre de
l’anarchisme, permet de rendre compte d’une situation en apparence paradoxale : bien
que les anarchistes ne partagent pas toujours, loin s’en faut, la même idéologie, ils n’en
ont pas moins en commun un même sentiment d’appartenance à un même ensemble
de normes et valeurs communes ainsi que sur le partage d’un système de références qui
assure l’homogénéité de l’imaginaire politique au-delà des divergences théoriques entre
les différents courants. C’est donc la présence de ces valeurs et références propres à
l’anarchisme qu’il s’agit de mettre en avant dans les textes du corpus.
L’art dans la culture anarchiste.
Nous nous autorisons ici une légère digression qui permet, nous semble-t-il, de mieux
situer la démarche de Léo Ferré. Ce dernier s’inscrit en effet en tant qu’artiste
anarchiste dans une longue tradition d’auteurs revendiquant leur appartenance à, ou
du moins leur sensibilité pour le courant libertaire. On observe ainsi un rapprochement
entre les courants artistiques avant-gardistes que sont le symbolisme et le néo-
expressionisme et les milieux libertaires à la fin du XIXème siècle. Il y aurait « coalition
de cause », au sens ou les artistes trouveraient dans l’anarchisme la traduction politique
de leur démarche artistique qui se veut une rupture radicale par rapport à l’art
institutionnalisé. L’introduction du vers libre par Mallarmé serait ainsi une sorte de
terrorisme esthétique faisant échos au terrorisme politique alors à l’œuvre (notamment
durant la série d’attentats des années 1892-1894)28. Une démarche artistique qui sera
également revendiquée par le poète P. Quillard, qui voit dans le poème libre un acte de
propagande révolutionnaire29. Ce lien entre le positionnement de l’artiste dans le
champ artistique et ses prises de position politique est par ailleurs développé par G.
26 S. Berstein, Les Cultures politiques en France, Points, Paris, p. 73 27
Ibid, p.13 28
V. Frigerio, « Éléments pour une rhétorique de la nouvelle anarchiste », in: Rhétorique des discours politiques, sous la dir. de Pierre Marillaud et Robert Gauthier, p.168. Version numérique : http://issuu.com/walterap/docs/discoupol
29 D. Grinberg, « La culture anarchiste et le monde des valeurs » in La Culture libertaire, p 220
18
Sapiro au sujet du comportement des écrivains durant la seconde guerre mondiale,30
l’auteure émettant l’hypothèse que l’on peut appréhender les comportements
politiques des artistes comme des extensions de leurs choix artistiques. Le courant
surréaliste a lui aussi flirté un temps avec les anarchistes, publiant par exemples de
nombreux textes dans Le monde libertaire dans les années d’après guerre avant une
rupture en 1951 due notamment à un texte des poètes critiquant violement L’homme
révolté d’. A. Camus31, lui-même considéré comme « un des leurs »32 par les anarchistes.
Si l’attirance des milieux artistiques « avant-gardistes » pour l’anarchisme est manifeste,
le positionnement des auteurs et militants anarchistes vis-à-vis de ces derniers est plus
ambigu.
On semble ainsi retrouver chez un Kropotkine l’idée qu’il faille un art nouveau
étroitement lié à la révolution, venant d’artistes voués à la cause révolutionnaire33. Des
militants affichent également une certaine sympathie pour les surréalistes et la fonction
politique de leur insurrection poétique, mais on observe également une certaine
tendance au conservatisme chez les anarchistes, comme le signale par exemple, D.
Grinberg34. Proudhon, sceptique vis à vis de l’art et des artistes, réduit ainsi celui-ci à sa
fonction pratique : l’art se doit d‘être matériellement utile, ancré dans le réel, en
rendant par exemple plus esthétique les objets du quotidien35 . Cette vision
« platonicienne » de l’art comme source de tromperie, d’illusion se traduit par une
production artistique anarchiste foncièrement attachée au réalisme de l’œuvre. « L’art
est pour nous tout simplement l’imitation fidèle de la nature » explique ainsi l’anarchiste
Faure36. Ce souci d’un art réaliste, copiant le réel pour mieux en rendre compte et
dénoncer ainsi les injustices sociales est également constaté par V. Frigerio dans son
analyse des nouvelles anarchistes37. On observe donc une tension entre deux
30
G. Sapiro, La guerre des écrivains, cité dans Art et contestation, sous la direction de J. Balasinski et L. Matthieu, Presses Universitaires de Renne, PUF, Paris, 1979, p 11
31 T. Maricourt, Histoire de la littérature libertaire en France, p. 112-114
32 Ibid.
33 A.Reszler, L’esthétique anarchiste, Paris, PUF, 1973, p.45 34
D. Grinberg, « La culture anarchiste et le monde des valeurs » in La Culture libertaire, p 222 35
J. Proudhon, Du principe de l’art et de sa destination sociale, M. Rivière, Paris, 1939 36
Faure, Encyclopédie, cité dans D. Grinberg, « La culture anarchiste et le monde des valeurs » in La Culture libertaire, p. 218
37 V. Frigerio, « Éléments pour une rhétorique de la nouvelle anarchiste », in: Rhétorique des discours
politiques, sous la dir. de Pierre Marillaud et Robert Gauthier, p.168-9. Version numérique : http://issuu.com/walterap/docs/discoupol
19
conceptions esthétiques au sein du mouvement anarchiste, une vision avant-gardiste
qui voit dans l’art un objet révolutionnaire chargé de traduire esthétiquement la
radicalité politique des anarchistes, qui s’oppose à une certaine méfiance et
incompréhension vis-à-vis de l’art futile et une préférence pour un art réaliste et utile
politiquement par son fond plus que sa forme.
La place de la chanson dans la tradition anarchiste
Au sein des rapports ambigües entre art et anarchisme la chanson semble occuper une
place à part. Sans doute de part sa grande accessibilité, son caractère social et
intégrateur, la chanson a en effet selon G. Manfredonia joué un rôle essentiel dans « la
formation et la diffusion de tout un système de références et symboles communs »
propre à la culture politique anarchiste38 dès la fin du XIXeme siècle. Focalisée sur la
période 1880-1914, période de cristallisation de la culture politique anarchiste, son
étude aborde la chanson comme un facteur essentiel de cette construction identitaire
ainsi qu’une voie d’accès privilégiée à l’imaginaire anarchiste de l’époque. En se
transmettant de groupes en groupes, les chansons libertaires auraient ainsi participé à
l’affirmation de l’anarchisme comme mouvement spécifique. Elles remplissent dans ce
cadre la double fonction d’outil de propagande et diffusion de la pensée anarchiste et
de moyen d’affirmation identitaire pour les membres du courant.
Si nous évoquons cette étude, c’est qu’il est tentant d’établir un lien entre ces chansons
anarchistes et notre propre objet. Comme souligné plus haut, des chansons de Ferré
comme « Les anarchistes » ou « Ni Dieu ni maitre » ont également été appropriées
comme patrimoine musical par le mouvement anarchiste, de même que le chanteur
aurait par ses chansons, favorisé la division de la pensée anarchiste. En un sens Ferré
s’inscrit donc bien dans cette « tradition chansonnière ». Il faut cependant nuancer cette
affirmation : les chansons évoquées par G. Manfredonia étaient, comme il le précise,
conçues exclusivement comme des outils politiques destinés aux anarchistes, alors que
le statut des chansons de Ferré apparait plus complexe. Chez ce dernier la démarche
artistique est toujours un souci majeur, c’est bien en tant qu’artiste que Ferré se définit
avant tout. De plus, le cadre de réception de ses morceaux dépasse largement le seul
groupe anarchiste. Il s’agit enfin de distinguer le statut et le rôle de l’objet chanson à la
38 G. Manfredonia « Chanson et identité libertaire, de l’anarchisme historique à l’anarchisme rêvé », in La
Culture Libertaire p.261
20
fin du XIXeme siècle et dans la deuxième moitié du XXème, les modalités et capacités de
diffusion n’étant de toutes évidence pas les mêmes.
2/ Thématique anarchiste dans les textes de Léo Ferré
a) Démarche méthodologique
On voudrait maintenant mettre en avant la présence d’une thématique anarchiste dans
les textes de Leo Ferré. On veut qualifier par thématique anarchiste un ensemble
hétérogène de références, symboles et mots d’ordres propre à la culture politique
anarchiste, communs aux membres du mouvement comme des marquages de leur
identité politique, constitutifs de l’imaginaire qu’ils partagent. Pour le dire autrement,
on utilise ici le terme « thématique anarchiste » pour désigner la traduction dans le
texte de la culture libertaire telle que nous l’avons évoquée plus haut. Une tentative
d’identification de tels éléments est alors nécessaire préalablement à leur identification
dans notre corpus.
On peut pour commencer utiliser un angle d’approche politique, c'est-à-dire désigner
par thématique anarchiste un ensemble de prises de positions, qui, sans être
nécessairement propres à l’anarchisme sont caractéristiques de ce courant de pensée.
On peut ainsi notamment penser à l’anticléricalisme, ou encore de manière plus
générale tout discours tendant à se placer en opposition radicale vis-à-vis de toute
forme de pouvoir.
La thématique est donc en un sens étroitement liée au contenu idéologique du discours
anarchiste, sans toutefois se réduire à ce dernier en ce qu’elle relève également d’une
symbolique historiquement construite qu’il s’agit également de souligner dans le corpus.
La culture anarchiste, on l’a vu, s’est de manière importante construite et cristallisée via
la production artistique anarchiste. Nous nous sommes donc en partie appuyés pour
identifier ses caractéristiques sur des études portant sur cette production qui font état
de thèmes récurrents dans la littérature ou les chansons anarchistes. Ainsi G.
21
Manfredonia39 souligne par exemple des sujets qui apparaissent de façon récurrente
dans les chansons anarchistes, tel que le « grand soir », la célébration à priori de la
révolution à venir qui doit permettre l’émergence d’un monde pur, ou encore la
célébration des « martyrs », anarchistes victimes de répression politique et qui
deviennent dès lors des symboles de la lutte et des références pour le reste des
militants. L’auteur insiste aussi sur la manière dont les chansons ont joué en faveur de la
« formation d’un imaginaire libertaire »40, c'est-à-dire d’une construction collective
d’une certaine image de soi. Image que l’on retrouve dans certains des textes du corpus
(voir supra). Dans une autre étude41, sur la nouvelle anarchiste, V Fregorio classe les
nouvelles qu’il étudie selon différents thèmes qui permettent de rendre compte de
l’ensemble des textes qu’il analyse. Il distingue ainsi « la tranche de vie » représentation
réaliste et dénonciatrice de la condition prolétarienne, « l’allégorie », « l’illustration de
la révolte et de la violence », violence nécessaire également perçue comme un trait
caractéristique par G. Manfredonia, « les parodies humoristiques » et « la
représentation de la société postrévolutionnaire ».
On veut donc ici faire état des différents thèmes identifiés comme anarchistes qui
apparaissent dans les textes du corpus, des modalités sous lesquelles ces textes
s’insèrent dans la culture anarchiste, ce qui doit permettre de rendre compte d’un des
aspects de la dimension politique de l’œuvre de Léo Ferré.
b) Leo Ferré, les images et l’imaginaire anarchistes
Comme l’indique G. Manfredonia, les chansons des libertaires de la fin du XIXème siècle
(1880-1914 pour reprendre les années sur lesquelles porte son étude) ont joué un rôle
essentiel dans la constitution d’un imaginaire libertaire, c’est à dire dans la construction
d’une image de soi et d’un rapport au monde partagés par les anarchistes. On voudrait
émettre l’hypothèse dans les lignes à venir que cet imaginaire anarchiste est convoqué
dans des textes de Ferré tel que « Les anarchistes » ou « graines d’ananar ‘ »42 de par les
caractéristiques que celui-ci prête aux anarchistes qui correspondent par bien des
aspects à celles mis à jour dans l’étude de G. Manfredonia.
39 Ibid.p.265 40 Ibid. p. 267 41 V. Fregorio, « Eléments pour une rhétorique de la nouvelle anarchiste » p164 42 Voir annexe p. 89 et 81
22
Portraits d’anarchistes
La chanson de Ferré qui vient en premier à l’esprit quand on évoque sa politique est
« Les anarchistes ». Cette chanson apparait pour la première fois en 1969 dans l’album
L’Eté 68, mais il l’avait déjà chantée un an auparavant en mai 1968 à l’occasion d’un gala
de la Fédération Anarchiste. « Les anarchistes » est, comme l’indique son titre, un
portrait des militants qui reprend de nombreux éléments ancrés dans l’imaginaire
libertaire, des caractéristiques avancées de manières récurrentes dans la construction
de l’image de soi des anarchistes. Ainsi de leur caractère marginal et minoritaire : « Y'en
a pas un sur cent et pourtant ils existent» sont les premiers mots de la chanson, ce qui
renvoie également au caractère courageux de la lutte des anarchistes sur lequel ceux-ci
aiment à insister. Les anarchistes sont aussi définis par leurs conditions économiques
précaire, leur statut social de non-favorisé : « La plupart fils de rien ou bien fils de si
peu », un autre motif récurrent relevé par G. Manfredonia43 qui s’inscrit plus
généralement dans une vision de la société comme séparée entre deux groupes,
« bourgeois » et « prolétaires »44 et une revendication de leur appartenance au second.
Autre élément typique de l’imaginaire anarchiste qui apparait dans ce texte c’est la
mémoire douloureuse des luttes passées, cet hommage aux martyrs évoqué par G.
Manfredonia, ici anonymes (anonymat qui tend à insister sur la continuité entre les
luttes passées et le présent) : « Ils ont tout ramassé, Des beignes et des pavé » et
quelques lignes plus loin « Ils sont morts cent dix fois Pour que dalle et pourquoi ? ». On
observe ici encore cette vision d’un combat douloureux et désespéré, allusion aux
réelles persécutions qu’on subit les anarchistes tout au long de leur histoire, des « lois
scélérates » de 1893 à la guerre civile espagnole. Face à cet environnement hostile,
Ferré insiste également sur la camaraderie qui règne au sein du mouvement, autre lieu
commun anarchiste signalé par G. Manfredonia, évoqué dans ces lignes : « Des
couteaux pour trancher, Le pain de l'Amitié » ainsi que : « Et qu'ils se tiennent bien bras
dessus bras dessous, Joyeux et c'est pour ça qu'ils sont toujours debouts ». En somme,
43 Ibid p.273 44
G Manfredonia, la culture libertaire dans les cultures politiques en France p.278
23
Ferré dresse ici un portrait traditionnel des anarchistes dont on retrouve des éléments
dans une autre de ses chansons, « graine d’ananar » de 1953. Ici le « je » remplace le
« il », l’énonciateur s’intègre dans l’énoncé et pour ainsi dire, le portrait devient un
autoportrait.
On retrouve dans « graine d’ananar » trois éléments présents dans « les anarchistes » ;
l’image d’un groupe d’individus solidaires : « J'avais des copains, Qui mangeaient mon
pain, Car le pain c'est fait, Pour êtr' partagé », et la précarité économique : « Si j'avais
des sous, On m'd'manderait: Où Les as-tu gagnés, Sans avoir trimé, Pour la société ?,
Mais comm' j'en ai pas(..) ». La répression apparait également sous ses lignes : « Et
qu'on me pendra/ Au nom de la loi/Et d'la société/D'la bell' société/Qui s'met à
s'mêler/De mettre au rancart/La grain' d'ananar » et prend des allures d’inquisition
« « Messieurs les corbeaux/ Passeront ma peau /Comme à l'étamin », « passer par
l’étamine » signifiant « être examiné sévèrement. »45. « Graine d’ananar », métaphore
identifiant l’anarchiste à une graine de fruit qu’il s’agirait de semer (Ferré jouant ici sur
la consonance « anar » « ananas ») est enfin une ode à la transmission : « Mais
auparavant/ J'aurai comm' le vent/ Semé quelque part/ Ma grain' d'ananar ». La mission
première de l’anarchiste apparait ici être la propagation de ses idées, ce qui renvoie à
l’importance de ce que G. Manfredonia qualifie de « propagande éducationniste »46
dans la culture libertaire. On peut penser dès lors que Ferré veut s’inscrire dans cette
démarche, contribuer par ses chansons à semer cette « graine » d’anarchie.
Ses deux textes, « Les anarchistes » et « graine d’ananar » se fondent ainsi dans la
culture politique anarchiste en prenant ce courant de pensée comme sujet mais
également en le faisant sous des modalités propre à l’imaginaire anarchiste. Ferré, c’est
ce que nous avons voulu montrer, réactive ainsi des lieux communs chers aux
anarchistes, à l’image qu’ils veulent renvoyer d’eux même dans les chansons de fin du
XIXème siècle étudiées par G. Manfredonia. Ces deux textes jouent alors ici le rôle des
chansons anarchistes de cette époque, à savoir qu’elles s’adressent aux militants
anarchistes dont elles fixent, subliment l’image, dans une démarche plus réflexive que
propagandiste. Le fait que Ferré ait pour la première fois chanté « Les anarchistes » lors
45
Dictionnaire littré, édition en ligne : http://www.littre.org/definition/%C3%A9tamine 46
G. Manfredonia, la culture libertaire, in Les cultures politiques en France, p269
24
d’un concert pour la Fédération Anarchiste n’est ainsi pas anodin et laisse à penser que
c’est bien ce public qui en est le principal destinataire.
Les espagnols
La Figure des espagnols est très présente dans les textes de Ferré. Si nous l’évoquons ici
c’est qu’elle nous parait s’inscrire dans le cadre de ses portraits d’anarchistes idéals que
Ferré esquisse dans des textes tels que nous venons de les évoquer. Ainsi les anarchistes
espagnols sont évoqués dans le texte « Les anarchistes » : « Y’en a pas un sur cent et
pourtant ils existent/ La plupart Espagnols allez savoir pourquoi /Faut croire qu’en
Espagne on ne les comprend pas/ Les anarchistes ». De même, la chanson « le flamenco
de Paris »47 (1958) leur est un hommage explicite. Ici, plus que dans la tradition
anarchiste, c’est dans le contexte politique qu’il faut chercher l’inspiration de Léo Ferré.
Si les anarchistes espagnols sont ainsi évoqués par Ferré c’est qu’ils occupent une place
aux avants postes dans la lutte politique telle que la conçoivent les libertaires. De par la
forte implantation du mouvement anarchiste en Espagne (notamment à Barcelone) dans
les années 1930 et de l’ampleur de leur insurrection, la révolution sociale en 1936 et de
la répression franquiste qui lui fera suite, les révoltés espagnols font en quelque sorte
office de référence alors que dans le même temps le mouvement anarchiste tend à
s’essouffler fortement en France dans l’après guerre. C’est du moins cette image
d’espagnols à la fois modèles et martyrs qui se devine dans les textes de Ferré. « Le
flamenco de Paris » commence ainsi par ces lignes « Tu ne m’as pas dit que les guitares
de l’exil / Sonnaient parfois comme un clairon » adresse directe à un exilé espagnol
appelé « mon ami l’espagnol » (On sait l’importance de la rencontre de Ferré avec des
réfugiés anarchistes espagnols dans sa politisation). Dans cette chanson, la lutte
politique et la musique se rejoignent la première étant identifiée à la seconde dans un
rapprochement entre « guitare » et « clairon » militaire. Le morceau évoque à la fois
une volonté de s’inspirer du mouvement espagnol, de lui témoigner une solidarité et le
regret d’un rendez vous manqué, d’une communication qui a échoué : « Je ne t’ai pas
dit / que les guitares de Paris / Pouvaient apprendre ta chanson... » et encore « Et puis,
tu es parti / dans les rues de Paris / Et tu ne m’as rien dit.... ». Echec que l’on peut
47 1974
25
comprendre comme celui, au plan personnel, d’une rencontre de Ferré, ou qui renvoie à
la victoire du franquisme dans la guerre d’Espagne. Le texte fini toutefois sur une note
optimiste et le mot « paciencia », l’échec espagnol n’étant alors pas définitif. On
retrouve ce sentiment dans le morceau « L’espoir » enregistré en 1974 qui commence
par ces mots « Dans le ventre des Espagnoles/Il y a des armes, toutes prêtes, toutes
prêtes / Et qui attendent, et qui attendent, qui attendent », précédant un long hommage
à la culture espagnole aux références politiques nombreuses : « La Mort qui se promène
au bras de Barcelone », « Des pavés de flamenco aux gestes anarchiques » ou encore
« Une rue de Madrid avec des fleurs fanées / Un fusil de trente-six qui revient s’y
mêler. ». « Les armes dans les ventres des espagnoles » désignant les enfants amenés à
reprendre la lutte des générations précédentes, on retrouve ici le thème de la
transmission tel qu’évoqué dans « graine d’ananar ». La figure des « espagnols »
trouvent à notre sens sa place dans ce que l’on a appelé après G. Manfredonia
l’imaginaire libertaire, car sans être présente à l’époque que celui-ci analyse, elle
s’insère dans le système qui compose cet imaginaire, succédant à des Ravachol dans le
rôle de martyrs ou à des Louise Michel dans celui de modèles. Si G. Manfredonia
souligne que l’imaginaire libertaire s’est par bien des aspects figé dans ce qu’en disent
les chanteurs anarchistes des années 1880-1914, il n’en reste pas moins que celui-ci
évolue nécessairement avec le temps. En utilisant sa démarche pour partir des chansons
afin accéder à l’imaginaire politique des anarchistes, on pourrait supposer que la guerre
d’Espagne, et les expériences autogestionnaires qui la précèdent, sont une référence
importante pour les anarchistes français de la seconde moitié du XXème siècle. Guerre
à laquelle certain d’entre eux ont participé au nom de la solidarité avec le mouvement
anarchiste espagnol elle est en cela une guerre politique par excellence, et
significativement, celle-ci apparait de manière récurrente dans les textes de Léo Ferré
(« Les anarchistes », « le tango de paris », « l’espoir », « Franco la muerte »), plus
présente par exemple que la Seconde guerre mondiale.
26
Le grand soir et l’âge d’or
Dans leurs études respectives, G. Manfredonia et V. Frigorio soulignent également
l’existence d’une dimension « messianique » dans nombres de nouvelles et chansons
anarchiques, c'est-à-dire d’une vision d’un monde postrévolutionnaire porteur d’une
société nouvelle et d’hommes nouveaux, accomplissement de l’idéal anarchiste. On
retrouve dans les textes de Ferré cette idée d’un futur meilleur, d’une revanche à venir
sur la coercition. Dans « L’oppression » 48(1973) Ferré dresse ainsi le portrait d’une
société liberticide, personnifiée sous les traits de l’oppression dont les mains, le sourire,
les yeux sont autant de limites à la liberté et la réalisation de l’individu : « Regarde-la
pointer son sourire indécent/ Sur la censure apprise et qui va à la messe » ou encore
« Ces yeux qui te regardent et la nuit et le jour/ Et que l'on dit braqués sur les chiffres et
la haine ». Le salut de l’individu passe alors par la victoire contre cette oppression « Ces
choses défendues vers lesquelles tu te traînes/ Et qui seront à toi/ Lorsque tu fermeras/
Les yeux de l'oppression ». L’émancipation de l’homme est donc à trouver dans la
révolte à venir, qui semble ici, du fait de l’emploi du futur simple, plus prédite que
prescrite. On peut donc ici parler ici d’une dimension messianique (où le rôle du messie
serait tenu par la révolution) en ce que Ferré s’adressant à l’opprimé lui promet un
futur meilleur. On retrouve cette croyance dans « Il n’y a plus rien »49, où dans un
schéma sensiblement similaire le chanteur opère la même séparation entre un présent
morose et la certitude d’un futur plus favorable, même si celui-ci s’avère plus que
lointain: « Un jour, dans dix mille ans/ Quand vous ne serez plus là/ Nous aurons TOUT
/Rien de vous/ Tout de Nous/ Nous aurons eu le temps d'inventer la Vie, la Beauté, la
Jeunesse ». Autre morceau de Ferré, « L’âge d’or »50 reprend un mythe ancien (déjà
évoqué par le poète Ovide) que les anarchistes se sont appropriés. La chanson est
consacrée à la description de ce stade dernier de l’humanité, sorte de paradis terrestre :
« Nous aurons du pain/ Doré comme les filles/ Sous les soleils d'or. Nous aurons du vin/
De celui qui pétille/ Même quand il dort. Nous aurons du sang/ Dedans nos veines
blanches/ Et, le plus souvent/ Lundi sera dimanche » annoncé une fois de plus comme
une certitude : « Mais notre âge alors/ Sera l’âge d’or ».
48 Voir annexe p.100 49 Voir annexe p.93 50 Voir annexe p.87
27
Si l’on reprend la description que G. Manfredonia fait de l’imaginaire anarchiste à
l’époque de sa constitution (1880-1914), on voit que Léo Ferré s’inscrit dans celui-ci par
bien des aspects, dans l’image que les anarchistes se renvoient d’eux même, leur
rapport à la société et leur vision quasi religieuse d’un avenir meilleur. On peut ainsi voir
dans les textes de Ferré un signe de la durabilité et la fixité de l’anarchisme comme
imaginaire et culture politique, en dehors du net recul de ce mouvement sur la scène
politique au même moment (les années 60-70) .
Au-delà de l’imaginaire anarchiste dans lequel il s’inscrit dans plusieurs de ses textes,
Ferré emprunte au mouvement certains de ses symboles, c'est-à-dire pour en reprendre
une définition basique, des signifiants qui se rapportent à un signifié dépassant sa
destination usuelle et identifiés comme tel par les anarchistes.
Le drapeau noir
La couleur noire est un des éléments qui apparait de manière assez récurrente dans les
textes de Ferré. Le drapeau noir fait son apparition chez les anarchistes autour des
années 1880, comme moyen de se différencier du rouge des socialistes51 (et marquer
ainsi symboliquement leur différence vis-à-vis du socialisme et du parlementarisme
républicain) et devient un des principaux emblèmes du mouvement. Emblème que l’on
retrouve dans « Les anarchistes » : « Ils ont un drapeau noir/ En berne sur l’espoir », ainsi
que dans « La mer Noire » (1980) où Ferré traite de la marée noire, la pollution de la
mer et de l’anarchie, : « Je préfère le drapeau noir/ À la marée en robe noire ». Dans ce
dernier morceau, le chanteur joue sur la double signification du drapeau noir, étendard
pirate et anarchiste : « Et si des fois le drapeau noir/ Sur un voilier en voile noire/ Mettait
la flibuste au pouvoir/ Ça pourrait déranger l'histoire », semblant ainsi souligner une
certaine ressemblance entre les révolutionnaires et les bandits des mers52. Ce noir n’est
cependant pas systématiquement associé à son drapeau. Il arrive en effet que Ferré
utilise l’adjectif pour donner à certains termes une connotation politique. Ainsi dans « Le
chien »53 (1970) le noir est l’expression d’une volonté de politiser le langage : « Et c’est
le bonnet noir que nous mettrons sur le dictionnaire », allusion à V. Hugo sur laquelle on
51 G. Manfredonia, La culture libertaire in Les cultures politiques en France p277
52 Il n’est d’ailleurs pas le seul à suggérer cette filiation, voir par exemple la voile noire de Mikhaïl W. Ramseier, 2006 53 Voir annexe p.90
28
aura l’occasion de revenir plus loin, et encore : « Des armes blanches et noires / comme
des mots noirs et blancs/ Noirs comme la terreur que vous assumerez/ Blancs comme la
virginité que nous assumons », la « terreur noir » désignant la vague d’attentat des
années 1880.
c) Les prises de positions anarchistes de Léo Ferré
Au-delà de l’imaginaire anarchiste qu’il convoque, Ferré affirme dans ses textes des
prises de positions politiques qui rejoignent souvent la doxa anarchiste. Si, comme on l’a
souligné plus haut, il est difficile de parler de discours anarchiste homogène tant les
positions peuvent diverger d’un courant à l’autre, on n’en distingue pas moins des
grandes lignes communes qui constituent en quelque-sorte l’ADN théorique du
mouvement tel que l’antiétatisme, l’anticléricalisme, ou la promotion de
l’abstentionnisme. On retrouve ces différentes thématiques dans l’œuvre du chanteur.
Ils ont voté…
On trouve chez la plupart des théoriciens de l’anarchisme un grand scepticisme vis-à-vis
du vote. Le suffrage universel dans une société reposant sur la domination d’une classe
sur une autre ne peut ainsi être qu’un « leurre» et un « odieux mensonge » pour M.
Bakounine54. En somme, la critique du vote n’est que la critique plus générale d’une
société inégalitaire que les élections ne pourront que renforcer, le vote est donc inutile
car inefficace et dangereux par l’illusion d’une participation effective à la chose politique
qu’il renvoie. Cette inutilité des élections est évoquée dans « Ils ont voté »55 (1967) dont
le refrain « Ils ont voté…et puis après ? » fait apparaitre le vote comme un non-
événement. Dans le reste du texte le chanteur ne manque d’ailleurs pas d’exprimer tout
le mal qu’il pense de ce « ils » désignant de manière indifférencié les français et
électeurs : « C'est un pays qui me débèqu'te / Pas moyen de se faire anglais / Ou suisse
ou con ou bien insecte / Partout ils sont confédérés... /Faut les voir à la télé-urne / Avec
le général Frappard / Et leur bulletin dans les burnes / Et le mépris dans un placard ».
Comme chez Bakounine, le refus du vote porte en lui le refus plus global du régime
politique que les élections légitiment, ici la présidence de C. De Gaule, le « général
Frappard ». Il reprend sensiblement le même thème quelques années plus tard dans
54 M. Baounine, « Manuscrit de 114 pages », 1870 in Oeuvres Complètes T4, p195 55 Voir annexe p.88
29
« Words…Words….Words….Words »56 : « Que font-ils? Qui sont-ils? Ces gens qu'on tient
en laisse/ Dans les ports au shopping, au bordel à la messe?/ Et ces mômes qu'on
pourrait s'carrer entre deux trains/ Histoire de leur montrer qu'on a du face-à-main.../Ils
ont voté, Ils ont voté, comme on prend un barbiturique/ Et ils ont mis la République au
fond d'un vase à reposer/ Les experts ont analysé ce qu'il y avait au fond du vase/ Il n'y
avait rien qu'un peu de vase ». La pratique du vote est ici présentée comme une activité
mécanique et anesthésiante (« comme on prend un barbiturique ») qui a pour principale
raison d’être de maintenir les gens en laisse, et par conséquent vide de toute substance
politique et démocratique. Le vote n’a donc pour raison d’être que de participer à
l’illusion démocratique qui voudrait faire passer la république pour autre chose que ce
qu’elle est, illusion que Ferré s’attache à déconstruire avec cette antanaclase: il n’y a
que de la vase dans le vase.
Merci Mon Dieu
En bon anarchiste, Ferré se montre également dans ses chanson très critique vis-à-vis de
la religion. Religion qu’il a pu côtoyer durant 8 ans dans un internat catholique qu’il
comparera plus tard à une prison57. Dans « Le Chien »58 il reprend ainsi le mot de
Bakounine en appelant à faire disparaitre Dieu59: « Et si vraiment dieu existait/ Comme
le disait Bakounine/ Ce camarade vitamine/ Il faudrait s'en débarrasser ». La religion est
également traitée, sur le mode ironique, dans « Merci Mon Dieu »60, sorte de parodie de
messe qui décline différents aspects négatifs de la vie quotidienne (la faim, la misère)
ponctués de « merci Mon Dieu » qui prennent dès lors une portée accusatrice tel que :
« Merci mon Dieu/ De nos tanières de draps blancs/ De nos grabats mangés aux rêves/
De notre pain de temps en temps/ Et de nos miettes march' ou crève/ Avec la vie au beau
milieu/ Et puis la faim qui nous soulève/ Nous te disons : " Merci mon Dieu ! " ».
L’opposition visant alors à mettre à jour la contradiction entre le discours religieux et la
situation réelle des opprimés, on peut y voir une dénonciation de l’hypocrisie de ce
discours ou encore de la naïveté des croyants qui persistent à remercier un Dieu qui ne
56 1980 57 Voir par exemple :« Léo Ferré au Théâtre des Champs Elysées :www.youtube.com/watch?v=Acr08ngEB 58 Voir annexe p.90 59 « Amoureux et jaloux de la liberté humaine, et la considérant comme la condition absolue de tout ce que nous adorons et respectons dans l'humanité, je retourne la phrase de Voltaire, et je dis: Si Dieu existait réellement, il faudrait le faire disparaître ». M. Bakounine, Dieu et L’Etat, 1882 60 Voir annexe p. 84
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fait rien pour améliorer leur sort. A la fin du morceau, cependant, l’ironie se fait
accusation, le « merci » devenant un pourquoi devant l’accumulation des méfaits de la
religion : « De cette croix du Golgotha/ Qui crucifie tant de poitrines/ Et de ton fils qui n'a
fait ça/ Que pour la peau et les épines/ Avec l'amour au beau milieu/ Et puis ton ciel
qu'on imagine/ Nous te disons : " Pourquoi mon Dieu ! " »
Un autre morceau de Ferré qu’il est intéressant d’évoquer ici en ce qu’il semble être
l’autre face de « Merci Mon Dieu » est « Thank You Satan »61. Ici la religion est critiquée
par la célébration de sa négation, Satan, procédé que l’on trouve déjà dans le Dieu et
L’Etat de Bakounine. Ainsi pour Bakounine Dieu tel qu’il apparait dans la Bible est un
despote, comme le montre notamment l’interdiction qu’il fait à Adam et Eve de goûter
du fruit de la connaissance, maintenant l’homme dans une ignorance qui fait de lui son
esclave. C’est Satan, « l’éternel révolté » qui dès lors, symbolise la liberté et émancipe
l’homme. Dans « thank you satan » Ferré fait le même portrait d’un Satan libérateur,
soutient de la cause anarchiste : « Pour l'anarchiste à qui tu donnes/ Les deux couleurs
de ton pays/ Le rouge pour naître à Barcelone/ Le noir pour mourir à Paris/ Thank you
Satan », et cette ode blasphématoire devient l’occasion de célébrer la
transgression : «Pour le condamné que tu veilles/ A l'Abbaye du monte en l'air/ Pour le
rhum que tu lui conseilles/ Et le mégot que tu lui sers/ Thank you Satan ».
L’anarchiste contre la peine de mort
« Ni Dieu ni Maitre »62 une des chansons phare de Ferré, est un réquisitoire contre la
peine de mort, enregistré pour la première fois en 1965 soit 16 ans avant son abolition.
L’opposition à la peine de mort n’est pas un combat propre aux anarchistes, dès 1908 le
gouvernement de Clemenceau propose ainsi son abolition à l’Assemblée mais celle-ci
sera refusée par 330 voix contre 201 : tout les socialistes et une grande partie des
radicaux-socialistes ont votés contre63, le sujet semble donc faire consensus à gauche. Le
thème est par ailleurs assez présent dans la chanson française, citons par exemple le
61 Voir annexe p.85 62 Voir annexe 86 63 Gérard Baal, « Le débat de 1908 sur la peine de mort », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » [En
ligne], Hors-série | 2001, mis en ligne le 31 mai 2007, consulté le 08 août 2015. URL : http://rhei.revues.org/431
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célèbre « Le Gorille » de Brassens en 1952, « Si la photo est bonne » de Barbara en 1967
ou encore « L’assassin Assassiné » de Julien Clerc en 1980.
Si l’on évoque ici cette chanson de Ferré bien que sa thématique, la dénonciation de la
peine de mort, ne soit pas à proprement parler anarchiste, c’est que le chanteur donne
à sa critique une forte connotation politique, en faisant pour ainsi dire une critique
anarchiste de la peine de mort. Le choix du titre lui-même pose d’emblé cette affiliation.
La formule « Ni Dieu Ni maitre », qui apparait pour la première fois en France dans le
journal du même nom du socialiste insurrectionnel64 Auguste Blanqui en 1880 devient
en effet par la suite une devise du courant anarchiste dont elle synthétise la doctrine, et
c’est donc ce slogan libertaire que Ferré choisit pour évoquer la peine de mort. Le
morceau en lui-même évoque de manière imagée l’exécution des détenus : « La
cigarette sans cravate/ Qu'on fume à l'aube démocrate/ Et le remords /des cous-de-
jatte/ Avec la peur qui tend la patte », les cous-de-jatte décapités après avoir fumé la
dernière cigarette que l’on accorde traditionnellement au détenu. Au-delà du titre, la
teneure anarchiste du propos réside dans la reprise d’une vision anarchiste de la société
dans la manière dont est évoquée la peine capitale. Les condamnés à mort sont ainsi
présentés comme des anarchistes « Et le client qui n'a peut-être /Ni Dieu ni Maître » et
condamnés parce que anarchistes, victimes de leur marginalité : « Cette procédure qui
guette/ Ceux que la société rejette/ Sous prétexte qu'ils n'ont peut-être/ Ni Dieu Ni
Maître ». Si des militants anarchistes ont en effet été guillotinés, notamment du fait de
leurs actes terroristes ou « propagande par le fait » tel Emile Henry ou Ravachol, la
plupart des condamnés à mort sous la jeune Vème République sont des criminels de
droit commun ou des individus peu soupçonnables de velléités anarchistes, tel Jean-
Marie Bastien-Thiry membre de l’OAS et responsable de l’attentat du Petit-Clamart
fusillé en 1963, deux ans avant la chanson de Ferré. Peindre les condamnés à mort
comme du militant libertaire tel que le fait Ferré relève donc de la distorsion, d’où sans
doute l’atténuation « peut être ». Distorsion qui n’en n’est pas moins éminemment
politique, puisque dans cette chanson Léo Ferré fait de la peine de mort le point
culminant de la violence de l’Etat, et donc du combat contre celle-ci une lutte pour
l’anarchisme, comme le montre de dernier couplet qui glorifie la formule de Blanqui :
64 Winock Michel, Le Socialisme en France et en Europe, XIXe-XXe siècle, Ed. du Seuil, 1993, p.
32
« Cette parole d'évangile/ Qui fait plier les imbéciles/ Et qui met dans l'horreur civile/ De
la noblesse et puis du style/ Ce cri qui n'a pas de rosette/ Cette parole de prophète/ Je la
revendique et je vous souhaite/ Ni Dieu NI Maître/ Ni Dieu Ni Maître » en opposant
« l’horreur civile » de l’Etat à l’honneur et au style anarchiste.
Nous avons donc tâché d’explorer jusqu’à présent les différentes façons dont s’exprime
la thématique anarchiste dans l’œuvre de Leo Ferré. On a vu que celle-ci oriente
grandement son œuvre, que ce soit par la façon dont Ferré convoque l’imaginaire
propre au mouvement où dans les propos politiques qu’il tient dans ses chansons.
Toujours dans l’optique d’analyser l’influence de l’anarchisme dans les textes du
chanteur, on voudrait à présent appréhender le discours de Ferré dans sa structure.
C'est-à-dire que, pour effectuer une distinction quelque peu sommaire, après nous être
interroger sur le discours anarchiste de Ferré sur son fond, sa substance, il s’agit à
présent de l’étudier dans sa forme.
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3/ Une rhétorique anarchiste ?
a) Précisions concernant la démarche méthodologique
Il s’agit à présent de se demander à présent s’il est possible d’identifier une rhétorique
anarchiste au sens d’un « ensemble des moyens d'expression, des procédés stylistiques
propres à une personne ou à un groupe de personnes » dont on trouverait des éléments
dans les textes de Ferré. Cette démarche présente, il faut le reconnaitre, de sérieuses
limites que l’on essaiera également de poser ici.
Dans ses différents ouvrages, Marc Angenot se propose d’aborder la rhétorique non pas
comme un « art de persuader par le discours » invariable mais comme une forme
d’argumentation historiquement, culturellement et politiquement située65. On peut
donc penser que la vision du monde particulière et le programme politique que portent
les anarchistes se traduisent par certaines modalités spécifiques d’organisation du
discours. Cependant, c’est là la première limite, si l’on entend par texte anarchiste toute
production écrite par un auteur s’affiliant à ce mouvement, sans distinction d’époque ni
de genre, on obtient un ensemble d’écrits dont l’ampleur et l’hétérogénéité empêchent
de facto la réduction à une description normative qui rendrait compte de la totalité de
ces écrits anarchisant. On veut donc, plus modestement, partir de notre corpus pour y
relever des procédés d’écriture que l’on peut considérer comme déterminés par
l’idéologie anarchiste de leur auteur. L’hétérogénéité même des textes de Ferré, dans
leur forme, leur genre, rend également difficile la mise à jour d’un système qui rendrait
compte de l’ensemble de la production du chanteur ou même du corpus. On doit donc
se réduire à la recherche de traces d’une rhétorique anarchiste chez Ferré plutôt qu’à la
mise à jour d’une rhétorique générale propre au chanteur et représentative de
l’ensemble de son œuvre. Enfin, notre objet d’analyse, les textes de chanson, n’est pas
65 Marc Angenot, « La notion d’arsenal argumentatif, l’inventivité rhétorique dans l’histoire » Retor. 2 pp.
1-36
34
le plus propice à une analyse de la rhétorique visant à identifier des formes particulières
de persuasion, la chanson n’étant a priori pas un genre argumentatif. L’aborder en tant
que tel nous semble malgré cela nécessaire. Si comme on veut le montrer dans cette
étude, les textes de Ferré peuvent être considérés comme relevant d’une certaine
forme de discours politique, il faut bien que cette dimension politique se traduise,
même de manière ingénue, dans les procédés d’écritures de l’auteur. Pour le formuler
autrement, on essayera dans les lignes qui viennent d’aborder la politique de Léo Ferré
en étudiant les modalités sous lesquelles l’idéologie anarchiste qu’il porte détermine
l’organisation de son discours.
Dans cette optique, nous avons retenue deux angles d’analyse du discours de Ferré. En
premier lieu on voudrait interroger la situation d’énonciation qui caractérise certains de
ses textes, notamment en ce qui concerne ce que Angenot appelle « l’image de
l’énonciateur »66, les modalités particulières sous lesquelles l’énonciateur s’intègre dans
l’énoncé et se situe par rapport à celui-ci. On s’intéressera également à la manière dont
s’exprime la vision manichéenne du monde proprement anarchiste.
b) Je suis d’un autre pays que le votre…l’image de l’énonciateur
Comme on a pu l’évoquer par ailleurs, l’anarchisme comme idéologie et culture
politique se caractérise par un rapport au monde particulier. Ainsi selon Marc Angenot
« l’anarchiste est quelqu’un qui prétend penser seul, révolté et conscient, contre ‘‘ le
troupeau »67. Etre anarchiste c’est alors à la fois se positionner contre le discours,
l’opinion dominante, tout en revendiquant la singularité et l’autonomie de sa pensée. La
supériorité de l’anarchiste réside donc dans sa capacité à s’émanciper vis à vis de la
doxa, des préjugés communément admis au sein de la société68. A l’instar du
pamphlétaire tel que le décrit par Angenot, l’anarchiste est porteur d’une vérité
solitaire, marginale et rejetée qu’il s’attache pourtant à communiquer, c’est le caractère
66
Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982 67 Marc Angenot, « Anarchistes et socialistes : 1880-19915, 35 ans de dialogues de sourds », dans Discours
Social, nouvelle série, Volume XIV, 2002, p.70. Consulté en ligne : http://marcangenot.com/wp-content/uploads/2012/04/cahier-complet-anarchistes-et-socialistes.pdf,p.70
68 Ibid.
35
« prométhéen » de la lutte anarchiste tel que l’identifie G. Manfredonia69. L’anarchiste
est porteur d’un message d’utilité publique dont la divulgation peut le mener à sa perte,
tant celui-ci est potentiellement nuisible à l’ordre établi.
-
Image de l’énonciateur
Notre hypothèse ici est donc que cette image spécifique de l’anarchiste influence le
discours de Ferré, notamment de par la manière dont celui-ci s’insère dans
l’énonciation. On note ainsi que le « je » est très présent dans les différentes chansons
de Ferré et tend à mettre en exergue la présence de l’énonciateur dans l’énoncé,
jusqu’à donner l’impression que toute distinction entre l’énonciateur et l’émetteur est
abolie. Cette affirmation de l’auteur dans l’énoncé est également manifeste de par la
nature même du discours « chanson » où tout intermédiation textuelle entre l’auteur et
le discours est abolie : c’est la voix du chanteur qui est porteuse du discours. Quand
Ferré chante « je », c’est donc bien lui qui s’exprime dans une subjectivité assumée et
revendiquée, qui tend à la marginalité : « Je suis d’un autre pays que le votre, d’un autre
quartier, d’une autre solitude »70. Cette affirmation de la première personne marque
ainsi à la fois la « solitude » de l’énonciateur (si le « je » deviens parfois un « nous »,
celui-ci est toujours la marque d’une minorité marginalisée : « Nous partîmes... Nous
étions une poignée.../ Nous nous retrouverons bientôt démunis, seuls, avec nos projets
dans le passé »71) mais aussi la spécificité, le caractère unique de sa parole qui se
distingue du discours dominant, le dépasse. « Je parle pour dans dix siècles » s’exclame
ainsi Ferré dans « Il n’y a plus rien », affirmant tels les anarchistes du XIXème siècle sa
capacité à voir plus loin que ses contemporains. Dans le même morceau, il se peint en
détenteur d’une vérité dangereuse et pour cela incommunicable « Si tu savais ce que je
sais/ On te montrerait du doigt dans la rue/ Alors il vaut mieux que tu ne saches rien/
Comme ça, au moins, tu es peinard, anonyme, Citoyen ! ». Dans cette dernière phrase le
69
G. Manfredonia, « Chansons et identité libertaire », dans la culture libertaire, Atelier de Création Libertaires, Lyon, 1997, p.269
70 Léo Ferré, La solitude, voir annexe p.92 71
Léo Ferré, Il n’y a plus rien p.93
36
chanteur se fait accusateur, reproche au « citoyen » qu’il interpelle la tranquillité que lui
confère son ignorance.
Le destinataire
En dehors de cette image de l’énonciateur, le destinataire apparait également de
manière explicite dans certains textes de Ferré. Cette structure apparait clairement dans
« Il n’y a plus rien », chanson d’une quinzaine de minutes ou Ferré clame (abandonnant
le chant pour le spoken-words) sur un fond musical très épuré ce qui ressemble fort à un
discours politique. Le morceau commence ainsi par une interpellation au destinataire
« écoutes...écoutes », dont l’identité est dévoilée quelques lignes plus loin « camarade
maudit, camarade misère (…) camarade tranquille, camarade prospère », l’emploi
« camarade » du terme camarade renvoyant à la camaraderie anarchiste et visant
également à créer un lien de proximité avec le récepteur. On note au passage une
technique discursive souvent utilisée par Ferré (notamment dans ses concerts comme
nous le montre sa performance au théatre des Champs Elysées) qui consiste à s’adresser
à un destinataire unique, le tutoyer pour donner l’illusion d’une proximité et ainsi mieux
faire passer le message qui lui est destiné. Ce « camarade » est en effet dans les lignes
qui viennent soumis à une série d’injonctions, entre conseils et ordres : « Quand tu
rentreras chez toi/Pourquoi chez toi?/Quand tu rentreras dans ta boîte, rue d'Alésia ou
du Faubourg/Si tu trouves quelqu'un dans ton lit,/ Si tu y trouves quelqu'un qui dort Alors
va-t'en, dans le matin clairet/ Seul/Te marie pas ». Dans ce passage Ferré utilise la
technique de persuasion qui consiste à remettre en question les choix du destinataire,
son quotidien (« pourquoi chez toi ? ») pour lui offrir une solution alternative. On note
au passage que Ferré semble s’adresser à un interlocuteur masculin, dont la femme
serait l’incarnation suprême de sa déchéance, son inactivité : « Si c'est ta femme qui est
là, réveille-la de sa mort imagée/ Fous-lui une baffe, comme à une qui aurait une
syncope ou une crise de nerfs.../Tu pourras lui dire : Dis, t'as pas honte de t'assumer
comme ça dans ta liquide sénescence/ Dis, t'as pas honte ? Alors qu'il y a quatre-vingt-
dix mille espèces de fleurs ?/ Espèce de conne !/ Et barre-toi !/ Divorce-la !/ Te marie pas
! ». En une sorte d’ode violente à l’amour libre (« Alors qu'il y a quatre-vingt-dix mille
espèces de fleurs ? ») Ferré semble donc associer le mariage à la privation de liberté
dans un rapport au monde binaire où l’émancipation s’oppose à l’aliénation, le divorce
37
étant alors le premier geste de libération de l’individu. La série d’injonctions se poursuit
un peu plus loin, s’élargit pour devenir un programme intellectuel « Si jamais tu
t'aperçois que ta révolte s'encroûte et devient une habituelle révolte,
alors,/Sors/Marche/Crève/Baise/Aime enfin les arbres, les bêtes et détourne-toi du
conforme et de l'inconforme/Lâche ces notions, si ce sont des notions ».
On retrouve ce registre didactique de manière moins accentuée dans « L’oppression »
avec la même adresse à un destinataire unique qui représente une multiplicité de
récepteurs, (quoi que sur un ton qui comme on l’a souligné plus haut relève plus de la
promesse que de l’ordre), destinataire à qui Ferré semble encore indiquer une marche à
suivre : « Ces choses défendues vers lesquelles tu te traînes/ Et qui seront à toi/ Lorsque
tu fermeras/ Les yeux de l'oppression ».
Vérités poétiques
La forte implication de l’énonciateur dans l’énoncé, comme le souligne M. Angenot72
érige par ailleurs ce dernier en « sujet fondateur » de ses affirmations, confère une
dimension performative à celles-ci. Le procédé apparait ainsi de manière éloquente dans
la façon dont Ferré fait du verbe « savoir » un intransitif comme il le fait dans « La
violence et l’ennuie » : « Je sais des assassins qui n'ont pas de victime/ Qui s'en vont faire
la queue pour voir le sang d'écran » et plus loin « Je sais des charmes bruns qui sont de
sang caillé/ Et qui se grattent comme on gratte une blessure » ou encore dans
« Et…Basta » : « Je sais des paradis câlins avec la barbe de deux jours/ et des saints Sans
foi ni loi ». En utilisant ainsi le verbe, Ferré supprime la distinction entre le sa