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revue

DOSSIER

La cRISE SyRIEnnE

Coordonné par Stéphane Valter

Le soulĂšvement syrien et son impact sur les relations turco-syriennes.Meliha Altunisik, Özlem tĂŒr

L’avenir des relations syro-libanaises.Pierre BErtHElOt

Pour une nouvelle conception de la Syrie : le renversement de l’image de l’État et du rĂ©gime.Adam AlMQVist

Le conseil national syrien : genĂȘse, dĂ©veloppement et dĂ©fis.ignacio ÁlVArEz-OssOriO

RĂ©volution et violence en Syrie : l’hĂ©ritage des FrĂšres musulmans.raphaĂ«l lEfĂšVrE

La construction d’un territoire kurde en Syrie : un processus en cours.Cyril rOussEl

VaRIa

Le moment Ă©lectoral de 1954 en Irak et en Syrie.Matthieu rEY

Méditerranée : culture à la dérive, cultures sur les deux rives ou culture des deux rives.soufyane friMOussE

LEctuRES

N° 213 - AutomNe 2012mAghreb-mAchrek

N° 213 - AutomNe 2012

Prix : 20

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La crise syrienne

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L’avenir des reLations syro-Libanaises

Pierre Berthelot *

introduction

La crise politique violente que connaĂźt la Syrie depuis mars 2011 a trĂšs rapidement trouvĂ© un prolongement au Liban, avec le soutien affichĂ© de ses diffĂ©rentes factions aux insurgĂ©s et Ă  l’opposition d’une part, ou au pouvoir d’autre part. Un tel positionnement n’est guĂšre surprenant puisque la Syrie a Ă©tĂ© et reste un acteur influent au pays du CĂšdre mĂȘme s’il apparaĂźt regrettable que ce dernier ne soit pas restĂ© Ă  l’écart de ces convulsions, en privilĂ©giant une stricte neutralitĂ©, qui n’avait pas davantage Ă©tĂ© respectĂ©e dans les annĂ©es 1970 Ă  propos du conflit palestinien, avec les consĂ©quences que l’on connaĂźt. AprĂšs avoir rappelĂ© les dĂ©veloppements rĂ©cents, au niveau sĂ©curitaire, politique ou Ă©conomique au Liban, il s’agira, en fonction des diffĂ©rentes hypothĂšses susceptibles de s’imposer en Syrie (effondrement suivi d’une alternance islamiste, anarchie sans vainqueur ni vaincu, maintien a minima du rĂ©gime) d’imaginer dans quelle mesure et de quelle maniĂšre elles pourraient ou non impacter la nature et l’importance des relations avec le pays du CĂšdre, ce qui ne manquerait pas d’avoir des consĂ©quences au niveau rĂ©gional, voire international.

La crise syrienne s’est trĂšs rapidement Ă©tendue au Liban, oĂč il suffit parfois d’une Ă©tincelle pour amener ce pays fragile au bord de l'abĂźme. C’était un phĂ©nomĂšne attendu, dans la mesure oĂč la polarisation est trĂšs forte entre deux camps qui ont Ă©tĂ© dĂ©finis parfois presque exclusivement comme pro ou anti-syrien, voire de façon encore plus surprenante comme pro ou anti-occidentaux, Ă  moins de considĂ©rer les salafistes de Tripoli

* Chercheur associé au sein de différentes institutions: l'Institut français d'analyse stratégique (IFAS), la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques (FMES) et l'Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE). Enseignant et membre-administrateur du CCMO (Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient).

Maghreb-Machrek, N° 213, Automne 2012

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comme proches des valeurs amĂ©ricaines et europĂ©ennes ! Ainsi on distingue traditionnellement entre les coalitions du «8 mars» et du «14 mars» 1, deux dates qui rappellent les manifestations gĂ©antes qui avaient eu lieu Ă  Beyrouth aprĂšs l’assassinat de Rafic Hariri le 14 fĂ©vrier 2005 et rassemblĂ© prĂšs d’un million de personnes Ă  chaque fois, respectivement emmenĂ©es par les partisans de Damas et TĂ©hĂ©ran et leurs dĂ©tracteurs. Du cĂŽtĂ© des premiers, l’essentiel des forces est composĂ© des deux grandes formations chiites, le Hezbollah et Amal, et des chrĂ©tiens du Courant patriotique libre, le parti du gĂ©nĂ©ral Aoun. Ils peuvent aussi compter sur le soutien de plus petites formations chrĂ©tiennes, druzes ou multiconfessionnelles, auxquelles il faut ajouter des personnalitĂ©s sunnites influentes 2. Ce que l’on constate, c’est que le «8 mars» et plus particuliĂšrement les chiites forment un bloc relativement homogĂšne, d’accord sur l’essentiel et bĂ©nĂ©ficiant d’une force de frappe militaire sans Ă©quivalent grĂące aux miliciens surentraĂźnĂ©s du Hezbollah et Ă  ses armes sophistiquĂ©es fournies par l’Iran. À l’inverse, le «14 mars» apparaĂźt comme plus disparate et moins Ă©quilibrĂ©, avec un pĂŽle dominant, le Courant du futur, Ă  majoritĂ© sunnite, et une mouvance phalangiste souvent en dĂ©saccord 3, Ă  laquelle il faut ajouter des petites formations chrĂ©tiennes ou des personnalitĂ©s indĂ©pendantes sans envergure nationale. Quant Ă  la scĂšne politique sunnite, Ă  l’instar des mouvements chrĂ©tiens, elle est divisĂ©e entre anti-chiites, modĂ©rĂ©s ou radicaux, centristes et pro-syriens 4. C’est d’ailleurs ce qui a permis de faire basculer l’ancienne majoritĂ© au profit d’une coalition parlementaire proche du Hezbollah, car l’appoint des partisans du druze Walid Joumblatt n’aurait pas Ă©tĂ© suffisant sans le « dĂ©vouement » de Najib Mikati, ce sunnite tripolitain qui, face Ă  la crise politique rencontrĂ©e suite au boycott des chiites du gouvernement, considĂ©ra qu’il fallait trouver une issue pour Ă©viter tout vide institutionnel.

On pourra par ailleurs Ă©tablir un parallĂšle entre cette rĂ©alitĂ© politique et celle qui prĂ©vaut en Syrie, oĂč lĂ  aussi on observe que le parti au pouvoir, le Baath et ses quelques alliĂ©s, dispose Ă©galement d’une plus grande homogĂ©nĂ©itĂ©, idĂ©ologique et politique (continuant comme au pays du CĂšdre Ă  attirer une partie des sunnites), tandis que l’opposition, mĂȘme

1. Pierre Berthelot, « Vers une polarisation durable de la vie politique libanaise ? », Ma-ghreb-Machrek, n° 205, automne 2010, pp. 9-32.

2. Soit le parti Marada du maronite Sleimane FranjiĂ©, le Tachnag qui rassemble l’essentiel des ArmĂ©niens, le Parti dĂ©mocrate libanais de l’émir Talal Arslane, principal rival druze de Walid Joumblatt, le PSNS, le Baath libanais, l’ancien Premier ministre Omar KaramĂ©.

3. Les hĂ©ritiers du mouvement fondĂ© par Pierre GĂ©mayel avant l’indĂ©pendance du Liban, et qui se rĂ©clament tous les deux de Bachir GĂ©mayel, son fils cadet assassinĂ© en 1982, sont principalement reprĂ©sentĂ©s aujourd’hui par le parti KataĂ«b, prĂ©sidĂ© par son fils aĂźnĂ© Amine, ancien chef de l’État (1982-1988), et les Forces libanaises, dirigĂ©es par Samir Geagea, qui incarnent une ligne plus intransigeante et restent associĂ©es Ă  de nombreuses dĂ©rives miliciennes pendant la guerre civile.

4. On pourra lire le rĂ©cent ouvrage de Bernard RougiĂ© qui rappelle cette division : L’Oumma en fragment, contrĂŽler le sunnisme au Liban, Presses universitaires de France, 2011.

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si elle bĂ©nĂ©ficie d’une plus large audience, est divisĂ©e sur les objectifs et les moyens. On soulignera que certains membres des deux coalitions libanaises se sont trĂšs rapidement positionnĂ©s et de façon quasi paradoxale, au lieu de privilĂ©gier une attitude de non-ingĂ©rence. C'est particuliĂšrement vrai du « 14 mars », souvent en pointe pour dĂ©noncer les dĂ©stabilisations extĂ©rieures et mettre en avant sa modĂ©ration, qui a du admettre, face aux rĂ©vĂ©lations de la presse nationale et internationale, qu'il apportait un soutien qui n'Ă©tait pas qu'humanitaire aux insurgĂ©s syriens. Quant au « 8 mars », les obsĂšques rĂ©currentes de combattants du Hezbollah, qui auraient Ă©tĂ© victimes d’explosions de dĂ©pĂŽts de munitions, ne laissent que peu de doutes sur son implication au cĂŽtĂ© du rĂ©gime syrien.

un passé tourmenté et un présent tragique

Un passé tourmenté

Les relations syro-libanaises sont depuis longtemps caractĂ©risĂ©es par une mĂ©fiance mutuelle, un irrĂ©dentisme syrien ancien et des rapprochements plus ou moins aboutis, mais elles n’ont presque jamais connu de vĂ©ritable normalisation. La mĂ©fiance mutuelle est liĂ©e au fait que chacun des deux États a tentĂ© ou a Ă©tĂ© utilisĂ© pour dĂ©stabiliser l’autre. Ainsi, le Liban et en particulier les courants chrĂ©tiens rejoignent des alliances directement dirigĂ©es contre Damas. C’est le soutien de Camille Chamoun en 1957 Ă  la doctrine Eisenhower 5 et son souhait de rejoindre le Pacte de Bagdad, 6 ce qui aboutit aux Ă©vĂ©nements de 1958 qui sont une rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale de ceux de 1975 7. C’est aussi l’alliance nouĂ©e avec les IsraĂ©liens en 1982, comme stratĂ©gie du moindre mal, avec un rĂ©sultat dĂ©sastreux. Par contre, ce sont aujourd’hui les sunnites libanais qui sont majoritairement derriĂšre les tentatives de dĂ©stabilisation de la Syrie, en particulier depuis le tournant de 2004 lorsque Rafic Hariri (en plein accord avec la France 8), jusque-lĂ  point d’équilibre de la vie politique libanaise, fut fortement soupçonnĂ© d’avoir appuyĂ© la rĂ©solution 1559 qui exigea le dĂ©part de toutes les forces Ă©trangĂšres du pays et le dĂ©sarmement des milices, en rĂ©plique Ă  l’éviction du pouvoir des sunnites irakiens. Du cĂŽtĂ© syrien, la liste des tentatives de dĂ©stabilisation avĂ©rĂ©es ou supposĂ©es est encore plus Ă©tendue, avec les Ă©liminations politiques, les enlĂšvements et disparitions. L’irrĂ©dentisme syrien est un fait essentiel de la vie politique du bilad el-sham 9, mĂȘme si le paradoxe est qu’un des

5. LancĂ©e au dĂ©but de l’annĂ©e 1957, elle a pour objectif d’apporter une aide Ă©conomique et militaire Ă  plusieurs pays du Moyen-Orient afin de lutter contre l’influence communiste croissante, en particulier aprĂšs l’échec franco-anglais de Suez en 1956.

6. Ce dernier associe Ă  la Grande-Bretagne des États orientaux Ă  l’époque pro-occidentaux et anti-communistes ( Turquie, Pakistan, Iran, Irak ).

7. En 1958, le pays est en effet au bord de la guerre civile. 8. Voir Richard LabeviĂšre, Le grand retournement, Bagdad-Beyrouth, Paris, Seuil,

2006.9. Zone qui désigne traditionnellement « la grande Syrie ».

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premiers Ă  l’avoir conceptualisĂ© est un chrĂ©tien libanais, Antoun SaadĂ©, fondateur du syrianisme et de sa branche politique, le Parti populaire syrien (devenu le PSNS 10). Cette idĂ©ologie, fondĂ©e sur la laĂŻcitĂ©, autoritaire et au dĂ©part libĂ©rale et anti-communiste, se voulait une rĂ©ponse aux difficultĂ©s rencontrĂ©es par l’intĂ©gration des minoritĂ©s au sein des nouveaux États arabes issus du dĂ©membrement de l’Empire ottoman, qui leur accordait une relative libertĂ© de culte. Le syrianisme est Ă  l’origine opposĂ© Ă  l’arabisme, et donc au baathisme, car il considĂšre comme illusoire la crĂ©ation d’une seule grande nation arabe. Ainsi, le mouvement a toujours Ă©tĂ© plus influent au Liban qu’en Syrie, oĂč il constituait un rival plus qu’un alliĂ© pour le pouvoir en place qui l’a ensuite progressivement associĂ© aux dĂ©cisions. Pendant longtemps il n’y a pas eu d’ambassadeur libanais en Syrie et c’est le concept d’ « un seul peuple pour deux États » qui Ă©tait imposĂ©. Enfin, les rapprochements, Ă  dĂ©faut de symbiose, se sont accentuĂ©s Ă  partir des annĂ©es 80 qui marquent la pĂ©nĂ©tration syrienne et surtout les accords de TaĂ«f qui institutionnalisent la tutelle damascĂšne. Ces imbrications politiques et institutionnelles traduisent aussi de vĂ©ritables liens entre les deux sociĂ©tĂ©s libanaise et syrienne. En effet, Ă  l’époque ottomane, les Ă©changes commerciaux et civils entre les provinces des territoires actuels de la Syrie et du Liban Ă©taient naturels, les liens humains se renforçant par la suite. De nombreux ouvriers syriens Ă©migrent au Liban aprĂšs l’indĂ©pendance, Ă  l’instar de plusieurs familles alĂ©pines, souvent chrĂ©tiennes, plusieurs de leurs membres devenant des banquiers et de riches commerçants 11. La vraie question qui se pose dĂ©sormais est de savoir si l’on va passer « des trajectoires et des destins 12 Ă  la politique de dissociation » 13.

Un présent tragique

Le Liban est Ă  l’instar des autres pays voisins de la Syrie, touchĂ© au plan tant Ă©conomique que social, en particulier suite Ă  la chute de nombreuses activitĂ©s commerciales communes et Ă  l’afflux de nombreux rĂ©fugiĂ©s. Ils Ă©taient estimĂ©s Ă  plus de 100 000 fin 2012, soit prĂšs de 3 % de la population et il est possible que leur nombre soit amenĂ© Ă  croĂźtre. Les rĂ©fugiĂ©s sont surtout prĂ©sents dans le Nord du pays (rĂ©gion de Wadi Khaled), dans la vallĂ©e de la Bekaa et Ă  Beyrouth et proviennent notamment de Homs ou de ses environs. Il existe quelques centres dĂ©diĂ©s Ă  leur accueil, qui mettent par ailleurs beaucoup de temps Ă  se mettre en place, mais la plupart vivent

10. Soit le Parti social nationaliste syrien. C’est aujourd’hui une petite formation, trĂšs disciplinĂ©e et totalement liĂ©e au rĂ©gime syrien. Elle offre la particularitĂ© d’ĂȘtre prĂ©sente au Liban et en Syrie, aussi bien au parlement qu’au gouvernement.

11. C’est l’exemple de la famille SaadĂ©, qui a commencĂ© son ascension au Liban et qui est parvenue Ă  se hisser Ă  la tĂȘte de la CMA-CGM, l’un des principaux armateurs mondiaux, basĂ© Ă  Marseille.

12. Sous entendu comme « communs ». 13. Ward Vloeberghs, « Crise syrienne : quelles répercussions sur le Liban? »,

Actualité Moyen-Orient Maghreb, 24 octobre 2012, www.ifri.org.

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dans des familles libanaises ou syriennes dans lesquelles ils sont accueillis sur la base de liens familiaux ou confessionnels. On observera cependant que tous ces refugiĂ©s ne sont pas issus des catĂ©gories les plus modestes de la sociĂ©tĂ© syrienne et ne reprĂ©sentent pas toujours une charge pour l’État libanais. De plus, beaucoup s’interrogent sur leur avenir au Liban, oĂč la vie est chĂšre, et certains ne l’envisagent que comme un territoire transitoire en attendant de pouvoir repartir en Syrie, dans l’hypothĂšse oĂč la situation reviendrait Ă  terme Ă  la normale, ou en attendant de pouvoir obtenir un visa pour partir Ă  l’étranger - ce qui n'est pas sans rappeler le cas des rĂ©fugiĂ©s irakiens. Les femmes sont surreprĂ©sentĂ©es et la presse libanaise se fait rĂ©guliĂšrement l’écho de la prĂ©sence importante d’enfants souvent inscrits dans des Ă©coles publiques libanaises et confrontĂ©s Ă  des difficultĂ©s liĂ©es Ă  l’enseignement de certaines matiĂšres en français, ce qui n’est pas le cas en Syrie. Les rĂ©fugiĂ©s bĂ©nĂ©ficient actuellement de l’aide du Haut-Commissariat aux rĂ©fugiĂ©s des Nations unies (HCR), qui a distribuĂ© des biens de premiĂšre nĂ©cessitĂ© et de l’aide alimentaire et prend en charge leur scolaritĂ©, du Haut-ComitĂ© de secours du Liban, et de programmes de soutien de l’UNICEF ou de diverses ONG. La communautĂ© internationale devra nĂ©anmoins poursuivre du mieux qu’elle peut l’acheminement d’aide et la prĂ©paration de leur rĂ©ception sur le terrain. On assiste par ailleurs Ă  une forme de reproduction des tensions syriennes au sein de la sociĂ©tĂ© libanaise. Beyrouth a Ă©tĂ© logiquement affectĂ©e par des affrontements entre pro et anti-Syriens, puisque elle est le centre nĂ©vralgique du pays, au plan tant politique qu’économique, mais c’est Ă  nouveau Tripoli qui a encore abritĂ© l’essentiel des violences, en particulier entre les quartiers de Bab al-Tabbaneh et Jabal Mohsen, respectivement alaouite et sunnite. S’y sont ajoutĂ©s des enlĂšvements de Syriens sunnites au Liban et de Libanais chiites en Syrie sur fond de dĂ©rives mafieuses associĂ©es Ă  une dĂ©gradation de la situation sĂ©curitaire 14.

Ces crispations confessionnelles ne sont qu’un facteur aggravant de tensions sĂ©curitaires redoutables. En effet, on observe depuis le dĂ©but de la rĂ©volte en Syrie que la frontiĂšre libano-syrienne est dĂ©sormais une zone d’affrontements importante. Ainsi l’armĂ©e syrienne a pĂ©nĂ©trĂ© Ă  plusieurs reprises en territoire libanais prĂ©textant la prĂ©sence de bases arriĂšres de l’opposition, y compris des partisans d’Al-QaĂŻda, et de trafic d’armes alimentant les insurgĂ©s. Si la prĂ©sence de l’organisation terroriste n’est pas certaine, des groupes islamistes qui en sont proches idĂ©ologiquement y seraient dissĂ©minĂ©s et pourraient ĂȘtre en lien avec des extrĂ©mistes Ă©trangers. Le contrĂŽle du territoire libanais et de sa frontiĂšre est dĂ©sormais un enjeu majeur si la communautĂ© internationale souhaite prĂ©server la stabilitĂ© du pays et de la rĂ©gion. L’assassinat du gĂ©nĂ©ral sunnite Wissam El Hassan en octobre 2012 (en plein quartier chrĂ©tien d’Ashrafieh Ă  Beyrouth-Est) ne serait qu’une des Ă©niĂšmes rĂ©pliques du conflit syrien, ce dernier s’étant impliquĂ© d’aprĂšs de nombreux experts indĂ©pendants dans le soutien Ă  la rĂ©bellion syrienne, en

14. Jean-Baptiste Beauchard et Shereen Dbouk, « Le Liban, otage des soulÚvements révolutionnaires », Moyen-Orient, no 16, octobre-décembre 2012, pp. 61-65.

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outrepassant d’une certaine façon ses fonctions de chef du renseignement qui au dĂ©part Ă©taient vouĂ©es Ă  arrĂȘter les Ă©lĂ©ments visant Ă  dĂ©stabiliser le Liban (mĂȘme s’il avait aussi beaucoup d’autres ennemis que le rĂ©gime syrien) 15.

Les hypothĂšses futures

Chute du régime et alternative islamiste

Cette hypothĂšse de la chute du rĂ©gime est aujourd’hui celle qui est la plus communĂ©ment retenue. Il est certain que Bachar al-Assad ne pourra pas, sauf circonstances exceptionnelles, retrouver l’intĂ©gralitĂ© du contrĂŽle de la Syrie, pays au plus des deux tiers d'arabo-sunnites, qui lui sont majoritairement hostiles. Il est donc tout Ă  fait possible qu’à plus ou moins long terme il ne puisse se maintenir. En ce qui concerne l’avenir des relations avec le Liban, tout dĂ©pendra du rĂ©gime qui pourrait s’imposer Ă  Damas pour Ă©valuer quelle pourrait ĂȘtre la tournure que prendront les relations entre les deux États.

S’il s’agit d’un rĂ©gime sunnite fondamentaliste, alors il n’est pas improbable que celui-ci cherchera Ă  renforcer cette composante au Liban pour des raisons Ă  la fois idĂ©ologiques et politiques (notamment pour disposer d’une assise plus importante au plan interne et externe). Mais, au sein de cette mĂȘme mouvance, il conviendra d’évaluer quelle est la tendance qui triomphera. Si c’est la plus modĂ©rĂ©e, les FrĂšres musulmans, elle aura fort Ă  faire, dans la mesure oĂč la branche libanaise de la confrĂ©rie n’a jamais Ă©tĂ© un acteur majeur de la scĂšne sunnite et qu’elle s’est presque toujours attachĂ©e Ă  prĂ©server de bonnes relations avec les chiites, et en particulier le Hezbollah, au nom de la lutte commune contre l’ennemi israĂ©lien et l’hĂ©gĂ©monie occidentale et amĂ©ricaine. Bien que le mouvement soit fortement anti-syrien au dĂ©part, puisque Damas le combat dans son fief tripolitain au milieu des annĂ©es 80 (tandis que Hama voit des milliers de membres Ă©liminĂ©s en 1982), il a toutefois tentĂ© de composer avec le pouvoir baathiste afin de ne pas ĂȘtre totalement marginalisĂ©. En effet, Hafez el Assad a pu accroĂźtre sa tutelle sur le Liban, pays Ă  la faveur des accords de TaĂ«f en 1989, et il favorisa alors des mouvements islamistes sunnites concurrents qui Ă©taient aussi ses alliĂ©s (Ahbaches, Tawhid). Par ailleurs, les FrĂšres musulmans libanais doivent tenir compte du poids du Courant du futur au sein de la communautĂ© sunnite, puisque cette formation, qui est davantage une coalition regroupĂ©e au sein de Saad Hariri qu’un vĂ©ritable parti politique structurĂ© autour d’un programme bien dĂ©fini, tire sa force de sa relative pluralitĂ© confessionnelle, ce qui lui permet d’attĂ©nuer son caractĂšre communautaire et de prĂ©server sa place de premiĂšre force politique parlementaire. Cependant, en renforçant davantage sa composante religieuse pour ne pas laisser de terrain Ă  ses rivaux-alliĂ©s, et alors que la formation fondĂ©e par Rafic Hariri est dĂ©jĂ  marquĂ©e par l’islamisme (c’est le cas des dĂ©putĂ©s MouĂŻn Meerabi et Khaled

15. Il avait contribué au démantÚlement de réseaux pro-israéliens et aussi islamistes.

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Daher), le risque est de voir le Courant du futur perdre ses alliĂ©s chrĂ©tiens, mais aussi druzes et chiites (comme Okab Sakr, le Courant chiite libre ou l’Option libanaise), en faveur des forces pro-syriennes et iraniennes ou d’indĂ©pendants centristes.

L’autre enjeu majeur est de savoir quelle sera l’attitude qui sera adoptĂ©e face aux salafistes libanais par la mouvance fondamentaliste syrienne, si elle parvenait toutefois au pouvoir : les expĂ©riences Ă©gyptienne et tunisienne montrent l'ambiguĂŻtĂ© qui prĂ©vaut Ă  cet Ă©gard, puisqu’ils apparaissent Ă  la fois comme des alliĂ©s et des rivaux. Comment arriveront-ils Ă  travailler ensemble, alors que le salafisme libanais, Ă©tant donnĂ© sa montĂ©e en puissance et son manque d’homogĂ©nĂ©itĂ© 16, pourrait attiser les conflits intercommunautaires et contribuer Ă  faire du Liban un foyer encore plus instable, au dĂ©triment des intĂ©rĂȘts syriens, d’un point de vue politique et Ă©conomique, sans compter les tensions inter-syriennes que cela contribuerait Ă  exacerber? On soulignera que la rĂ©volte syrienne, sa radicalisation et un certain vide politique (Saad Hariri Ă©tant absent du Liban depuis un certain temps pour des raisons de sĂ©curitĂ©) ont contribuĂ© Ă  la recrudescence de l’activisme salafiste et en particulier de celui du cheikh Ammad Al-Assir. Issu de la grande ville sunnite du Sud, SaĂŻda (qui est Ă©galement la ville d’origine de la famille Hariri) il a connu depuis 2011 une ascension fulgurante, se plaçant clairement dans une situation de confrontation vis-Ă  vis du Hezbollah, verbale le plus souvent, mais toujours Ă  la limite de l’affrontement armĂ©. S’il traduit incontestablement l’exaspĂ©ration d’une partie de la rue sunnite qui ne supporte plus le statut Ă  part des chiites, qui Ă  travers le Hezbollah sont les seuls qui soient autorisĂ©s Ă  bĂ©nĂ©ficier d’une structure paramilitaire, il n’en reste pas moins qu’il est loin de faire l’unanimitĂ©. En effet, ses appels rĂ©pĂ©tĂ©s visant Ă  bloquer certaines voies de communication comme moyen d’expression politique pour protester contre l’hĂ©gĂ©monie de la formation d’Hassan Nasrallah sont critiquĂ©s au sein de sa propre communautĂ©, qui cherche le plus souvent l’apaisement et aussi la survie Ă©conomique dans un contexte marquĂ© par une profonde rĂ©cession.

Quant Ă  la mouvance jihado-salafiste libanaise, tendance radicale de l’islamisme qui est prĂȘte pour l’action violente et fortement opposĂ©e aux minoritĂ©s religieuses non-sunnites en gĂ©nĂ©ral (chrĂ©tiens, juifs, chiites), si elle est proche des idĂ©es d’Al-QaĂŻda, elle ne peut ĂȘtre systĂ©matiquement associĂ©e Ă  celle-ci. Sa spĂ©cificitĂ© est qu’elle s’appuie dans le cas libanais en partie sur les Palestiniens, qui pour beaucoup vivent dans des camps de rĂ©fugiĂ©s souvent depuis des dĂ©cennies 17. On parle dans ce dernier cas d’une mouvance dĂ©territorialisĂ©e, parce qu’elle est lasse d’attendre, souvent dans

16. Il convient par ailleurs de distinguer entre salafisme quiĂ©tiste, jusqu’ici majoritaire, salafisme politique et salafisme jihadiste. Voir l’ouvrage dirigĂ© par Bernard Rougier, Qu’est-ce que le salafisme ?, PUF, Paris, 2007 et les travaux de Samir Amghar.

17. B. Rougier, « Dynamiques religieuse et identité nationale dans les camps de réfugiés palestiniens du Liban », Maghreb-Machrek, n° 176, été 2003, pp. 35-60.

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des conditions de fortune, un hypothĂ©tique retour en Palestine, a fortiori pour les descendants de ceux qui habitaient dans les limites de l’actuel État israĂ©lien 18. C’est une rupture majeure puisque, depuis le dĂ©part, les diffĂ©rents mouvements palestiniens sont davantage nationalistes qu’internationalistes, mĂȘme s’il a pu y avoir cette tentation avec certains groupes marxistes. Ce courant ne cherche pas vraiment Ă  devenir un mouvement de masse, ce qui constitue une de ses limites, car son projet politique est sans vĂ©ritable issue. Cette mouvance est depuis peu prĂ©sente Ă  Gaza, oĂč elle trouve que le Hamas a fait trop de concessions en acceptant implicitement un État dans les limites de 1967, ou le critique pour ne pas avoir pu rĂ©pondre Ă  tous les espoirs qu’il avait suscitĂ©s, ce dernier ne mĂ©nageant pas ses efforts pour la contenir ou l’éliminer. Mais c’est au Liban que la situation est la plus prĂ©occupante, comme l’ont montrĂ© des Ă©vĂ©nements survenus dans le camp palestinien de Nahr el Bared au cours de l’étĂ© 2007, au Nord, et Ă  proximitĂ© de Tripoli, la plus importante ville Ă  majoritĂ© sunnite, et aussi la seconde du pays. Il a fallu des mois Ă  l’armĂ©e pour qu’elle vienne Ă  bout de cette insurrection qui, bien qu’affaiblie, reste une menace rĂ©elle qui pĂšse sur le Liban.

Un Ă©lĂ©ment dĂ©terminant de cette Ă©volution a Ă©tĂ© la montĂ©e en puissance de l’Arabie saoudite sur l’échiquier politique libanais et en particulier auprĂšs de la communautĂ© sunnite, alors que celle-ci a longtemps eu des affinitĂ©s avec la Syrie (au moins jusqu’à l’accession d’un rĂ©gime Ă  dominante alaouite au dĂ©but des annĂ©es 1970 dans cet État majoritairement sunnite) ou l’Égypte, l’autre grande puissance sunnite rĂ©gionale. L’arrivĂ©e sur le devant de la scĂšne de Rafic Hariri et de sa formation (chef du gouvernement de 1992 Ă  1998, puis de 2000 Ă  2004) a modifiĂ© les Ă©quations traditionnelles, puisqu’il possĂ©dait la nationalitĂ© saoudienne, et a davantage orientĂ© les sunnites libanais vers Ryad. ParallĂšlement, le Liban voit Ă©merger des courants salafistes et mĂȘme jihadistes puissants 19 alors qu’ils Ă©taient jusqu’ici quasiment absents. Pour les dĂ©tracteurs de cette Ă©volution salafiste plus ou moins radicale 20,

18. On pourra lire sur ce point les nombreuses analyses de Bernard Rougier, l’un des meilleurs experts de cette question, et en particulier, Le jihad au quotidien, Paris, PUF, 2004.

19. G. Gambill, « Salafi-Jihadism in Lebanon » , Mideast Monitor, vol. 3, n° 1, janvier-mars 2008, www.mideastmonitor.org ; F. Itani, « EnquĂȘte sur l’implantation d’Al Qaida au Liban », Le Monde diplomatique, fĂ©vrier 2008 ; B. Y. Saab, M. Ranstorp, « Securing Lebanon from the Threat of Salafist Jihadism », Studies in Conflict and terrorism, 2007, n° 30, pp. 825-855.

20. Rappelons qu’en Arabie saoudite aucune autre religion n’est acceptĂ©e et les «musulmans dissidents » comme les chiites n’ont pas une situation particuliĂšrement enviable, puisqu’ils sont tout juste tolĂ©rĂ©s. Voir D. Rigoulet-Roze, « Les chiites de la rĂ©gion de la province saoudienne du Hasa : une minoritĂ© nationale “stratĂ©gique” au cƓur des enjeux ethno-confessionnels rĂ©gionaux », hĂ©rodote, n° 133, 2e trimestre 2009, pp. 8-135. À l’inverse, la Syrie, elle-mĂȘme en partie dirigĂ©e par une dissidence du chiisme, lui-mĂȘme dissidence de l’islam majoritaire sunnite, est plutĂŽt protectrice des autres minoritĂ©s, religieuses ou ethniques, avec lesquelles elle forme une alliance implicite (chrĂ©tiens, druzes, ismaĂ©liens voire Kurdes).

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c’est donc l’influence saoudienne, et indirectement la famille Hariri (bien qu’elle ne s’affiche pas particuliĂšrement comme fondamentaliste), qui serait derriĂšre cette tendance de fond, puisque les wahhabites auraient la rĂ©putation de tenter de dĂ©ployer une influence rigoriste conforme Ă  leur doctrine partout oĂč ils subventionnent gĂ©nĂ©reusement mouvements politiques et projets socio-Ă©ducatifs Ă  connotation religieuse. De plus, promouvoir un pĂŽle de radicalitĂ© islamique Ă  tendance jihadiste pourrait favoriser l’émergence d’un groupe armĂ© susceptible d’affronter le Hezbollah, alors que les accrochages rĂ©cents entre les deux communautĂ©s et les leçons de la guerre civile ont montrĂ© que c’était l’une des faiblesses permanentes des sunnites de ne pas disposer d’une force paramilitaire Ă  la fois nombreuse et efficace. Le paradoxe de la majoritĂ© des sunnites libanais c’est que si leur antiamĂ©ricanisme (notamment Ă  cause de l’intervention de Washington en Irak ou son soutien inconditionnel Ă  IsraĂ«l) n’a rien Ă  envier Ă  celui de l’immense majoritĂ© des masses arabes, qui se confondent le plus souvent avec le courant majoritaire de l’islam, ils privilĂ©gient finalement les enjeux communautaires au-delĂ  de tous les autres. Le plus important Ă  leurs yeux, c’est de faire contrepoids au chiisme, quitte Ă  suivre les orientations de la Maison Blanche, avec le risque de devenir les otages des groupes les plus radicaux. Cette posture sunnite, quoiqu’inconfortable et paradoxale, n’a rien Ă  envier Ă  celles des autres communautĂ©s qui agissent de mĂȘme, les formations rĂ©ellement multiconfessionnelles restant marginales (Renouveau dĂ©mocratique, parti Baath, PSNS, Gauche dĂ©mocratique
), la guerre civile les ayant considĂ©rablement affaiblies (en particulier la mouvance communiste ou d’extrĂȘme gauche). Par ailleurs, et si l’on en croit certains spĂ©cialistes 21, la Syrie aurait une responsabilitĂ© indirecte dans l’émergence de ces extrĂ©mistes, car si elle n’est pas derriĂšre leur instrumentalisation, elle aurait profitĂ© de leur implantation au Liban pour y expulser une partie de ses propres radicaux. Une ambiguĂŻtĂ© qui rappelle celle qu’elle a pu pratiquer en Irak, oĂč si elle n’est pas derriĂšre Al-QaĂŻda (qui exĂšcre le clan au pouvoir Ă  Damas), contrairement Ă  ce qu’a voulu faire croire Washington Ă  une certaine pĂ©riode, elle a parfois pu fermer les yeux sur leur passage, dans la mesure oĂč les partisans de Ben Laden ne pouvaient qu’affaiblir son ennemi amĂ©ricain 22.

La seconde possibilitĂ© qui pourrait Ă©merger en Syrie est celle d’une alternance fondĂ©e sur une base Ă  dominante salafiste. En effet, ce courant est celui qui a connu la plus impressionnante progression au sein du monde arabe ces derniĂšres annĂ©es (comme l’ont rĂ©vĂ©lĂ© les Ă©lections Ă©gyptiennes), et la Syrie n’échappe pas Ă  ce phĂ©nomĂšne, avec notamment le trĂšs mĂ©diatique cheikh Arour, soutenu par l’Arabie saoudite et rĂ©putĂ© pour son sectarisme

21. Fidaa Itani, « EnquĂȘte sur l’implantation d’Al-QaĂŻda au Liban », Le Monde diplomatique, fĂ©vrier 2008. Ce journaliste libanais autrefois proche du Hezbollah a pris ses distances suite au soutien que le parti chiite a apportĂ© au rĂ©gime syrien aprĂšs le soulĂšvement de mars 2011.

22. On peut en revanche avoir des rĂ©serves lorsque l’auteur avance que le propre fils d’Oussama Ben Laden aurait Ă©tĂ© l’un des principaux acteurs de cette mouvance extrĂ©miste au Liban.

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vis-Ă -vis des alaouites. Certes, le salafisme est pour le moment minoritaire dans le monde arabe et en Syrie, et certains pensent que la traditionnelle tolĂ©rance religieuse qui prĂ©vaut dans ce pays exclut qu’il puisse arriver un jour au pouvoir, sans oublier que, comme cela a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© par plusieurs enquĂȘtes de terrain, le fait de s’afficher comme salafiste correspond parfois Ă  un effet de mode, soit pour montrer sa bravoure au combat, soit pour s’attirer les bonnes grĂąces de riches financiers du Golfe. Bien qu’improbable pour le moment, mais non impossible Ă  terme, le contrĂŽle du pays par le salafisme poserait des problĂšmes complexes. En effet, on imagine difficilement des relations apaisĂ©es entre un rĂ©gime syrien basĂ© sur cette idĂ©ologie et un pouvoir libanais qui comprend une communautĂ© chiite importante, homogĂšne et proche de TĂ©hĂ©ran. Une des consĂ©quences les plus redoutables des Ă©vĂ©nements en cours en Syrie et de leur radicalisation pourrait ĂȘtre une purification ethnique et religieuse, avec des consĂ©quences probables et fĂącheuses pour les fragiles Ă©quilibres dĂ©mographiques et communautaires libanais et syriens. En effet, le rĂ©gime baathiste dĂ©fait, ses soutiens effectifs ou supposĂ©s (alaouites, chrĂ©tiens) pourraient ĂȘtre tentĂ©s de trouver refuge non seulement dans les zones pĂ©riphĂ©riques (zone cĂŽtiĂšre Ă  dominante alaouite, voire druze au Sud et kurde au Sud-Est) mais aussi au pays du CĂšdre.

Ni vainqueur ni vaincu ou maintien a minima du régime ?

Une partie notable des observateurs les plus avisĂ©s estiment que l’hypothĂšse d’une issue sans vĂ©ritable vainqueur est probable, Ă  moyen ou long terme, car le rĂ©gime a montrĂ© sa capacitĂ© de rĂ©sistance tout comme l’opposition par ailleurs. Cette situation est celle qui serait a priori la moins dĂ©favorable pour le Liban puisqu’aucun camp ne pouvant s’imposer en Syrie, chacun pourrait ĂȘtre tentĂ© par la mĂȘme attitude au pays du CĂšdre. C’est d’ailleurs celle qui avait prĂ©valu au moment de la mise en application de l’accord de Doha 23, que la question du TSL 24 a Ă©branlĂ© et rendu caduc. Mais cette neutralitĂ© jouerait dans les deux sens avec une volontĂ© des deux coalitions politiques libanaises de ne plus tenter d’influencer le destin de son voisin syrien. Est-ce que cela permettra justement de restaurer l’accord de Doha ? C’est une question importante, car cela serait l’un des rares acquis positifs des Ă©vĂ©nements syriens.

Le rĂ©gime baathiste, sauf circonstances exceptionnelles, ne peut plus espĂ©rer reconquĂ©rir l’intĂ©gralitĂ© du territoire syrien, Ă  l’inverse de ce qui prĂ©valait avant les Ă©vĂ©nements de mars 2011 oĂč son contrĂŽle Ă©tait quasi total, contrairement Ă  ce que connaissaient ses voisins irakien, libanais, voire turc, avec la guĂ©rilla kurde. Cependant, si la plupart des zones rurales lui

23. Pierre Berthelot, « Quel avenir pour l’accord de Doha sur le Liban ? », Confluences MĂ©diterranĂ©e, N° 79, automne 2011, pp. 131-145.

24. Tribunal spécial des Nations unies pour le Liban, mis en place pour juger les responsables des récents assassinats politiques au Liban et en particulier ceux de Rafic Hariri.

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Ă©chappent, il tient avec plus ou moins de difficultĂ©s les villes, ou en tout cas les plus importantes, et la cĂŽte, c’est-Ă -dire la « Syrie utile » d’une certaine maniĂšre. Par ailleurs, et mĂȘme si cela afflige les puissances occidentales, l’opposition n’ayant pas jusqu’ici rĂ©ussi Ă  s’unir, c’est encore le gouvernement syrien qui est reconnu officiellement comme reprĂ©sentant et interlocuteur auprĂšs de nombreux États 25. Les baathistes, sans se faire trop d’illusion sur leur capacitĂ© de rĂ©silience, autrefois autrement plus importante 26, espĂšrent que la radicalisation de l’opposition, et en particulier de sa branche islamiste, finira par lui aliĂ©ner de nombreux soutiens ou empĂȘcher ceux qui restent hĂ©sitants de basculer dĂ©finitivement dans l’opposition. C’est ce que l’on a pu observer en AlgĂ©rie ou en Irak, oĂč l’extrĂ©misme croissant des opposants (les GIA dans le premier cas, et le groupe d’Al Zarqaoui dans le second) a fini par dĂ©courager une partie de leurs soutiens les plus inconditionnels. Cette crise pourrait durer des annĂ©es et aboutir au maintien d’une situation de contrĂŽle limitĂ©, mais toutefois rĂ©el, dans le cadre d’un conflit de basse intensitĂ©. De plus, dans ce pays oĂč l’économie est en partie contrĂŽlĂ©e par l’État, hĂ©ritage d’une centralisation de type socialiste, c’est lui qui continue Ă  assurer la subsistance d’une importante partie de la population, au-delĂ  de ses clientĂšles habituelles. Dans ce cas, cela favorisera plutĂŽt le camp pro-syrien au Liban et plus particuliĂšrement chiite, qui pourrait estimer qu’une fois de plus, comme au Liban ou en Iran et alors qu’on annonçait son effondrement, il a su rĂ©sister et tenir bon. Cela pourra amener aussi les puissances internationales proches de l’opposition et une partie de celle-ci Ă  envisager une nĂ©gociation avec le pouvoir (afin d’abrĂ©ger les souffrances et la dĂ©composition plus ou moins avancĂ©e du pays), qui pourrait prendre plusieurs formes 27 : partage du pouvoir sur le modĂšle irakien ou libanais ou transition progressive de type chilienne, avec le maintien Ă  la tĂȘte de l’armĂ©e (sans quoi elle risque fort de se dĂ©sagrĂ©ger totalement) du prĂ©sident ou d’un proche, et un pouvoir exĂ©cutif qui serait principalement entre les mains d’un Premier ministre sunnite modĂ©rĂ©, non compromis avec le rĂ©gime et non infĂ©odĂ© aux pĂ©tromonarchies 


concLusion

Les destins des deux pays semblent plus que jamais liĂ©s et comme souvent pour le pire puisque l’on Ă©voque de plus en plus une « libanisation » de la

25. Depuis un accord conclu Ă  Doha en novembre 2012, l’ex-CNS a Ă©tĂ© intĂ©grĂ© dans une structure plus large, reconnue par la France et plusieurs pays comme reprĂ©sentante du peuple syrien, mais contestĂ©e par les mouvements les plus extrĂ©mistes sur le terrain.

26. Ils rĂ©ussirent Ă  se relever de leur dĂ©part contraint et forcĂ© du Liban en 2005, ou de l’insurrection islamiste en Syrie, au dĂ©but des annĂ©es 80.

27. Patrick Seale, « Time for reconciliation in Syria », Agence Global, 30 octobre 2012, www.agenceglobal.com.

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Syrie et une « syrianisation » du Liban 28. Seul un accord entre puissances rĂ©gionales et internationales pourra contribuer Ă  limiter les interfĂ©rences nĂ©gatives. On observe malgrĂ© tout quelques signes d’espoirs puisque le gouvernement libanais semble ĂȘtre pour le moment implicitement acceptĂ© par les puissances occidentales qui considĂšrent qu’un inconfortable statu quo, avec une coalition pro-Hezbollah au pouvoir, vaut mieux que l’absence de tout gouvernement ou un vide institutionnel. En effet, aprĂšs la mort du chef du renseignement Wissam El Hassan en octobre 2012, et alors qu’une partie des composantes les plus radicales de la coalition du « 14 mars » souhaitait contribuer Ă  la chute de la coalition du « 8 mars » par la force d’une part et par un accord avec Walid Joumblatt d’autre part (lui qui dĂ©tient 7 siĂšges dĂ©cisifs au Parlement), la communautĂ© internationale n’a pas poussĂ© en ce sens. Un autre Ă©lĂ©ment important, toujours pour ce qui concerne le Liban, est l’absence d’une rĂ©elle volontĂ© populaire de replonger dans la guerre. Il faudrait qu’un jour chacun des deux États cesse d’intervenir dans la vie de l’autre et envisage la coopĂ©ration, inĂ©vitable, plutĂŽt que la domination ou la confrontation.

28. Puisque la Syrie s’oriente vers une guerre civile qui peut durer avec une fragmentation des forces et que le Liban donne parfois l’impression d’ĂȘtre de plus en plus sous le contrĂŽle d’une formation politique minoritaire mais qui dispose d’une redoutable efficacitĂ© militaire et d’une importante cohĂ©sion interne, le Hezbollah.

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revue

DOSSIER

La cRISE SyRIEnnE

Coordonné par Stéphane Valter

La crise syrienneStéphane VALTER

Le soulĂšvement syrien et son impact sur les relations turco-syriennes.Meliha ALTuniSik, Özlem TĂŒR

L’avneir des relations syro-libanaises.Pierre BERTHELOT

Pour une nouvelle conception de la Syrie : le renversement de l’image de l’État et du rĂ©gime.Adam ALMQViST

Le conseil national syrien : genĂȘse, dĂ©veloppement et dĂ©fis.ignacio ÁLVAREz-OSSORiO

RĂ©volution et violence en Syrie : l’hĂ©ritage des FrĂšres musulmans.RaphaĂ«l LEfĂšVRE

La construction d’un territoire kurde en Syrie : un processus en cours.Cyril ROuSSEL

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Le moment Ă©lectoral de 1954 en Irak et en Syrie.Matthieu REY

Méditerranée : culture à la dérive, cultures sur les deux rives ou culture des deux rives.Soufyane fRiMOuSSE

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La crise syrienne


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