La théorie de la ludicisation : une approche anti-essentialiste des phénomÚnes ludiques
Sébastien Genvo Université de Lorraine,
Centre de recherche sur les médiations [email protected]
Référence pour citer ce texte : Genvo S., 2012, « La théorie de la ludicisation : une approche anti-
essentialiste des phĂ©nomĂšnes ludiques », Communication lors de la journĂ©e dâĂ©tudes Jeu et jouabilitĂ©
Ă lâĂšre numĂ©rique, disponible en ligne : http://www.ludologique.com
En rĂ©ponse Ă lâinvitation faite par les organisateurs Ă prĂ©senter dans nos recherches ce qui
permettrait de répondre aux problématiques structurant le colloque, le présent article propose de
revenir sur plusieurs de nos travaux abordant les liens entre jeu, jouabilité et numérique. Ce texte
constitue à ce titre une présentation et synthÚse de plusieurs travaux menés depuis une dizaine
dâannĂ©e sur le sujet, en insistant sur ce qui constitue la spĂ©cificitĂ© de notre approche. En effet, les
problématiques du colloque dont sont issus ces actes sont proches des préoccupations scientifiques
qui traversent nos travaux depuis notre doctorat. Celui-ci a ainsi donnĂ© lieu Ă la publication dâun
ouvrage dont le titre, Le jeu à son Úre numérique (2009), fait écho à celui de la présente
manifestation. Il sâagissait notamment de constater, comme dâautres lâont fait, que les jeux vidĂ©o, du
fait de lâavĂšnement du numĂ©rique, inaugurent lâĂ©poque du jeu Ă lâĂ©chelle planĂ©taire (Schaeffer,
1999). NĂ©anmoins, comme le remarque le philosophe Jacques Henriot (1989), le jeu revĂȘt des
conceptions, significations, connotations et formes différentes selon les époques, les lieux peuples et
les personnes. Comme lâa indiquĂ© plus rĂ©cemment Thomas Malaby (2007), les jeux sont des
processus mouvants, chaque jeu est un processus en devenir perpétuel, qui contient toujours le
potentiel de générer de nouvelles pratiques et de nouvelles significations. DÚs lors, les jeux vidéo
posent de façon centrale la question des processus de mĂ©diation ludique mis en Ćuvre dans cette
industrie globalisĂ©e : comment inciter des utilisateurs de cultures diffĂ©rentes Ă jouer avec un mĂȘme
produit, si les cultures ont des conceptions diffĂ©rentes de lâactivitĂ© ? Pour rĂ©pondre Ă cette question,
une premiÚre piste était de se demander si les logiques de globalisation présentes au sein de la
production de ces jeux nâentraĂźneraient pas la formation dâune « nouvelle forme de culture »
transnationale du jeu, qui conduirait alors Ă une homogĂ©nĂ©isation des pratiques â et par lĂ mĂȘme,
des esprits â en diffusant une certaine reprĂ©sentation de ce quâest le jeu. Certains auteurs, tels que le
chercheur canadien Stephen Kline (2003), sâinterrogent par exemple sur le fait que certaines
entreprises, comme le gĂ©ant japonais Nintendo, seraient susceptibles de « coloniser » lâimaginaire de
leur public cible par-delĂ les frontiĂšres. Cette hypothĂšse diffusionniste Ă©tait mise en tension avec une
réflexion menée par Michel Espagne (1999 : 141), spécialiste de la question des transferts culturels :
« Les cultures ne se laissent pas dissoudre par les tentatives, aussi radicales soient-elles, de les
investir, mais elles restent dotĂ©es dâun fort pouvoir de capture et de remodelage qui remet en cause
les reprĂ©sentations dâun rayonnement unilatĂ©ral, les explications diffusionnistes ». Mais dĂšs lors,
comment comprendre le succÚs international de certains jeux vidéo ? Peut-on, au regard du lien
particulier que le jeu entretient avec la formation des cultures (Huizinga, 1938) et de lâidentitĂ© de
lâindividu (Winnicott, 1975), Ă©carter aussi facilement lâhypothĂšse diffusionniste ? Une partie de la
rĂ©ponse que nous avons apportĂ© consistait Ă affirmer, dans la continuitĂ© dâHenriot, la primautĂ© de
lâattitude ludique dans lâapparition des phĂ©nomĂšnes ludiques, sans pour autant nier lâimportance
que peut tenir lâobjet et la structure de la situation de jeu dans la possibilitĂ© dâadoption de cette
attitude.
En somme, le jeu nâapparaĂźt quâau moment oĂč quelquâun adopte une attitude de jeu Ă lâĂ©gard de la
situation dans laquelle il se trouve. Câest en premier lieu lâadoption de cette attitude qui va
permettre au jeu dâadvenir : un logiciel de simulation tel que Flight simulator peut trĂšs bien ĂȘtre
considĂ©rĂ© comme un logiciel dâentraĂźnement au vol sans visibilitĂ© pour un pilote tandis quâil sera un
divertissement pour la personne lâutilisant durant ses loisirs. Un logiciel tel que Word de Microsoft
peut ĂȘtre employĂ© comme objet de jeu tandis quâun jeu vidĂ©o peut trĂšs bien ĂȘtre utilisĂ© dans le cadre
dâun entraĂźnement militaire. NĂ©anmoins, selon Jacques Henriot, mĂȘme si le jeu nâapparaĂźt
vĂ©ritablement quâau moment oĂč quelquâun en adopte lâintention, il est indĂ©niable que « tout le
monde sait quâil y a des objets conçus, fabriquĂ©s, vendus pour servir dâoutils de jeu » (Henriot, 1989 :
101). Câest avant tout par convention socio-culturelle que certains objets et systĂšmes sont qualifiĂ©s
de « jeux ». Concevoir un jeu comporte donc une dimension fondamentalement communicationnelle,
il implique de comprendre les modalitĂ©s de transmission dâune « signification partagĂ©e » de jeu. Ainsi,
les systÚmes numériques à vocation de jeu doivent-ils persuader leur destinataire de leur dimension
ludique en rĂ©pondant Ă certaines reprĂ©sentations de lâactivitĂ©. Dans ce cadre, comme lâindique Eric
MacĂ© dans lâouvrage collectif Penser les mĂ©diacultures, « nous devons donc considĂ©rer les industries
culturelles comme des usines de production, à flots continus, de représentations du monde qui
prennent en compte, dâune maniĂšre ou dâune autre, la diversitĂ© des publics (câest-Ă -dire la somme
dâindividus complexes quâil sâagit âdâintĂ©resserâ) et la diversitĂ© des points de vue tels quâils
apparaissent configurĂ©s au sein de la sphĂšre publique, en fonction de la capacitĂ© des acteurs Ă
rendre âvisiblesâ, leurs dĂ©finitions des choses et leurs visions du monde » (2005 : 51) . Ainsi, peut-on
dire que les productions de lâindustrie vidĂ©oludique se fondent toutes sur la mĂȘme prĂ©misse, qui est
de faire reconnaßtre que « ceci est un jeu », pour reprendre une expression de Grégory Bateson. De
la sorte, la dimension ludique rĂ©sulte dâune co-construction entre la structure de jeu et son contexte.
En somme, et câĂ©tait la thĂšse que nous affirmions de façon centrale dans notre doctorat (2006), la
mĂ©diation ludique interculturelle par support numĂ©rique ne se rĂ©alise pas Ă travers lâinfluence de la
structure sur le joueur mais rĂ©sulte dâune construction, issue de la mise en relation dâindividus de
cultures diverses Ă lâobjet, qui vĂ©hicule ses propres reprĂ©sentations du jeu.
Proposer une alternative au concept de « gamification »
Dans sa thĂ©orie du jeu et du fantasme, Bateson (1977) indique nĂ©anmoins quâil existe une « forme de
jeu plus complexe : le jeu bĂąti non pas sur la prĂ©misse : âCeci est un jeuâ, mais plutĂŽt sur la question :
âEst-ce un jeu ?â ». Or de nos jours, il apparaĂźt que le jeu sur support informatique ne peut plus se
rĂ©sumer aux productions identifiĂ©es comme Ă©tant issues de lâindustrie vidĂ©oludique, comme en
témoigne entre autres le phénomÚne des serious games. Si bien que la question « est-ce un jeu » se
pose Ă prĂ©sent de façon rĂ©currente sur des « objets » numĂ©riques qui nâĂ©taient pas identifiĂ©s comme
Ă©tant « conçus, fabriquĂ©s, vendus pour servir dâoutils de jeu ». Cette prolifĂ©ration du ludique au sein
de nombreuses technologies digitales induit alors une profonde transformation et mutation des
représentations culturelles liées au jeu, qui remet en cause les dichotomies qui permettaient bien
souvent de dĂ©finir cette notion. Le jeu nâest plus par exemple systĂ©matiquement considĂ©rĂ© comme
lâopposĂ© du sĂ©rieux ou du travail : la publicitĂ©, la communication politique et institutionnelle, la
formation investissent la sphĂšre du jeu. La contagion du jeu qui lui Ă©taient jusquâalors Ă©trangers
interpelle : quels seraient les processus qui feraient entrer ou sortir certaines activités du cercle
magique du jeu, pour reprendre lâexpression de Johan Huizinga ? Plus prĂ©cisĂ©ment, comment se
construisent et par quels processus évoluent les représentations sociales et culturelles de ce qui
renvoie au jeu ? Câest pour comprendre ces processus de transformation et dâĂ©volution des formes
ludiques que nous Ă©laborons actuellement la notion de ludicisation, dans le cadre dâun travail
dâhabilitation Ă diriger les recherches.
Il faut dâemblĂ©e souligner que celle-ci se dĂ©marque dâautres concepts qui sont actuellement Ă©laborĂ©s
pour penser ce qui fait entrer un objet dans la sphÚre du « jeu », notamment la notion de
gamification. « Les jeux (games) sont le futur du travail, le fun est le nouveau âresponsableâ et le
mouvement qui ouvre la voie est la gamification » (Zichermann, Cunningham, 2011). Ces quelques
lignes dĂ©butent lâouvrage Gamification by design. Implementing game mechanics in web and mobile
apps. Lâun des auteurs, Gabe Zichermann, est frĂ©quemment prĂ©sentĂ© comme lâun des principaux
maĂźtres dâĆuvre de cette nouvelle tendance industrielle du game design, du fait notamment de son
statut de président du sommet de la gamification qui a lieu annuellement depuis 2010 et qui met en
visibilité les initiatives majeures menées dans ce cadre. Partant du constat de la prolifération du jeu
dans des « contextes de non-jeu », la gamification se propose dâamplifier le mouvement en se
dĂ©finissant comme lâutilisation, dans diffĂ©rents contextes de la vie quotidienne, de « mĂ©canismes de
jeux » et dâun cadre de pensĂ©e orientĂ© vers le jeu pour « engager les utilisateurs et rĂ©soudre des
problÚmes ». Gabe Zichermann et Chistopher Cunningham souhaitent notamment convaincre leur
lecteur de lâefficacitĂ© des jeux pour atteindre ce but : « Les scientifiques du cerveau du monde entier
sâaccordent pour dire que la boucle challenge-rĂ©ussite-rĂ©compense mise en place par les jeux
favorise la production de dopamine dans le cerveau, renforçant notre désir de jouer » (2011 : 4). En
sâancrant dans une perspective rĂ©solument bĂ©havioriste (revendiquĂ©e par les auteurs), il sâagit donc
dâencourager lâengagement dâun individu dans toute sorte dâactivitĂ©s en employant « des structures
de rĂ©compense, des renforcements positifs, et boucles de feedback subtiles en mĂȘme temps que des
mécanismes comme des points, des médailles, des niveaux, des challenges et des tableaux de
leaders » (Zichermann, Cunninghan, 2011 : ix). Tout contexte serait adapté à la gamification, puisque
selon les auteurs ce sont les « mĂ©canismes » du jeu â et non son thĂšme â qui vont procurer du
« fun ». Cette conception de la gamification dâactivitĂ©s quotidiennes par lâadjonction de systĂšmes de
points et de récompenses dans des dispositifs numérique est largement répandue chez ses
promoteurs, comme en tĂ©moigne par exemple lâintervention du designer Jesse Shell Ă la confĂ©rence
DICE 2010 (Design Innovate Communicate Entertain).
Sans surprise, la notion de gamification a suscité de nombreuses critiques dans le champ académique,
notamment celui des « game studies », qui ne pouvait cependant lâignorer devant la fortune
grandissante du terme1. Lâune des principales critiques porte tout dâabord sur la conception
bĂ©havioriste du game design quâinduit la notion. Sebastian Deterding relĂšve notamment quâun jeu
nâest pas intĂ©ressant simplement parce quâil est un jeu mais avant tout parce quâil est bien conçu
(Deterding, 2010). Lâadjonction dâun systĂšme de points ou de rĂ©compenses ne peut suffire Ă faire
dâune situation un jeu, qui plus est un jeu intĂ©ressant. Deterding rĂ©fute Ă ce titre que le thĂšme du jeu
nâaurait aucune incidence dans son attrait (Deterding, 2011). Dans ce cadre, Deterding propose de
redĂ©finir le concept de gamification, qui serait alors Ă comprendre comme « lâutilisation dâĂ©lĂ©ments
de game design dans des contextes de non-jeu » (S. Deterding, D. Dixon, R. Khaled, L. Nacke, 2011 :
2). Si cette définition peut sembler de prime abord proche de celle de Zichermann, on peut noter
quâelle fait abstraction de la finalitĂ© « dâengagement » de lâutilisateur, ce qui permet dâĂ©carter les
1 La réaction du chercheur Ian Bogost, figure centrale des game studies américaines, à ce propos est
particuliĂšrement Ă©difiante :
http://www.gamasutra.com/view/feature/6366/persuasive_games_exploitationware.php, consulté le 18/01/12.
connotations marketings et bĂ©havioristes prĂȘtĂ©es au terme par Zichermann. Deterding prĂ©cise que
les « éléments de game design » sont des éléments empruntés à une situation reconnue comme
étant « caractéristique » du jeu de sorte à favoriser une interprétation et une action ludique. Mais il
prĂ©cise aussi quâaucun de ces Ă©lĂ©ments nâest en soi ludique et peut tout aussi bien se trouver dans
une situation qui nâest pas reconnue comme Ă©tant un jeu (par exemple le systĂšme de points).
On peut le constater, cette analyse rejoint à plusieurs égards notre propre approche, fondée sur la
constatation, formulĂ©e par Henriot, quâaucune structure de jeu nâest en soi ludique et que faire
adopter Ă autrui une attitude ludique procĂšde dâun acte de mĂ©diation. Il nây a pas de caractĂ©ristiques
qui soient par essence ludique. En ne se concentrant que sur lâutilisation dâĂ©lĂ©ments
« caractĂ©ristiques » du jeu dans dâautres contextes, la dĂ©finition de Deterding ne permet pas
cependant de décrire les évolutions et transformations des différentes formes de jeu, pour ne
considĂ©rer que ce qui est reconnu comme tel Ă un moment donnĂ©. En dâautres termes, elle laisse de
cÎté la question, qui est selon nous centrale, de comprendre quels sont les processus qui vont
permettre Ă certaines situations de devenir « caractĂ©ristiques » du jeu pour ĂȘtre acceptĂ©es en tant
que tel, ce que reconnaßt par ailleurs Deterding : « Nous suggérons donc de restreindre la
âgamificationâ Ă la description dâĂ©lĂ©ments qui sont caractĂ©ristiques des jeux â des Ă©lĂ©ments qui se
trouvent dans la plupart des jeux (mais pas nécessairement dans tous), qui sont déjà associés avec
des jeux et qui jouent un rĂŽle signifiant dans le gameplay. Bien sĂ»r, câest une dĂ©finition heuristique
qui laisse beaucoup de place au dĂ©bat pour savoir ce qui est âcaractĂ©ritiqueâ des jeux » (S. Deterding,
D. Dixon, R. Khaled, L. Nacke, 2011 : 4). Enfin, lâemploi de la notion de gamification ne permet pas
dâĂ©chapper au risque que lâacception premiĂšre du terme â avec la conception bĂ©havioriste du jeu qui
lâaccompagne usuellement â ne prĂ©vale sur une quelconque dĂ©finition acadĂ©mique, du fait de sa
fortune dans les pratiques. Le terme en lui mĂȘme est Ă ce titre loin dâĂȘtre neutre idĂ©ologiquement.
En faisant passer pour intrinsÚquement ludique certaines caractéristiques (comme le systÚme de
points) qui sont en fait des constructions socio-culturelles, la notion de gamification tend selon nous
à imposer une conception « ludocapitaliste » des jeux (Dyer-Witherford, De Peuter, 2009). à ce titre,
le chercheur Ian Bogost engage ceux qui critiquent les connotations et implications liées à la
gamification à ne pas laisser le camp adverse poser les termes du débat. « à la place, concoctez de
meilleurs concepts avec lesquels vous pourrez vous opposer » (Bogost, 2011).
De lâanalyse du game design Ă la comprĂ©hension des phĂ©nomĂšnes de
ludicisation
En 2008, nous avancions que « de sorte Ă caractĂ©riser les spĂ©cificitĂ©s de lâexpĂ©rience du jeu Ă son Ăšre
numĂ©rique, il y a donc Ă notre sens une nĂ©cessitĂ© dâanalyser les jeux non pas en terme de game
design mais plutĂŽt en terme de âplay designâ. Puisque la signification de jeu nâest pas donnĂ©e par
avance mais se construit, il nâest pas possible de prendre pour acquis la dimension ludique dâun objet.
Lâanalyse du play design revient Ă placer au centre de la rĂ©flexion la façon dont une expĂ©rience
particuliÚre de jeu a été modélisée dans un dispositif numérique de sorte à susciter une signification
ludique partagĂ©e » (Genvo, 2008). Depuis, les rĂ©flexions orientĂ©es vers lâexpĂ©rience du joueur ont
acquis une certaine fortune dans la littĂ©rature acadĂ©mique, en France (Triclot, 2011) comme Ă
lâĂ©tranger (Sicart, 2011, Taylor, 2010). Cependant, devant la multiplication des formes du ludique et
au-delĂ de lâexpĂ©rience singuliĂšre produite par chaque jeu, il nous semble Ă prĂ©sent important de
comprendre comment des significations de jeu Ă©mergent pour faire sens commun, se stabilisent
et/ou Ă©voluent. Il sâagit de comprendre comment ce qui semble aujourdâhui ĂȘtre typique du jeu a
suivi un itinĂ©raire de ludicisation, dâacceptation et dâĂ©checs pour ĂȘtre perçu de la sorte, comment ce
qui nous apparaĂźt aujourdâhui comme un allant de soi est en fait une construction socio-culturelle.
Câest pour rĂ©pondre Ă cet impĂ©ratif que nous proposons la notion de ludicisation, qui se fonde sur
une approche co-constructiviste des phĂ©nomĂšnes ludiques. Il sâagit tout dâabord de considĂ©rer que
lorsquâil adopte une attitude ludique, un individu procĂšde Ă lâagencement dâun ensemble de moyens
et rĂšgles (qui structurent son attitude ludique), dâun monde fictionnel (puisque jouer câest « faire
comme si ») et dâun contexte pragmatique (le monde extĂ©rieur dans lequel sâincarne le jeu et qui a
aussi un rĂŽle sur sa mise en forme). Comme lâindique Deleuze, un agencement est « une multiplicitĂ©
qui comporte beaucoup de termes hétérogÚnes, et qui établit des liaisons, des relations entre eux
[âŠ]. Aussi la seule unitĂ© de lâagencement est de coâfonctionnement » (Deleuze, Parnet, 1977 : 84).
Aire
intermédiaire
dâexpĂ©rience
Structure du jeu (rĂšgles et moyens
structurant lâattitude ludique)
/ « rules of play »)
Contexte pragmatique (réalité extérieure)
Fiction (Réalité intérieure)
Comme nous lâavons vu, concevoir un jeu comporte une dimension fondamentalement
communicationnelle, il implique de comprendre les modalitĂ©s de transmission dâune signification
partagĂ©e de jeu. Une structure de jeu fait appel Ă certaines connaissances ludiques dâun utilisateur
cible, Ă travers des marqueurs pragmatiques qui font ont pour ont vocation Ă lâinciter Ă adopter une
attitude ludique. Puisquâil est envisageable, comme le montre Bogost (2007), de tisser des liens entre
rhĂ©torique et jeu vidĂ©o, nous considĂ©rerons que ces attributs qui ont pour vocation de faire Ćuvre
de mĂ©diation ludique (de persuader leur destinataire quâils sont des jeux) constituent ce que nous
nommons lâĂšthos ludique de lâĆuvre. Selon Pignier (2008 : 52), le concept dâĂšthos, issu de la
rhĂ©torique classique, dĂ©signait les traits de caractĂšre que lâorateur devait montrer Ă lâauditoire pour
donner de lâautoritĂ© Ă ce quâil disait et garantir son discours. Il sâagit de construire un univers oĂč
lâutilisateur peut « se retrouver » et Ă©voluer « en connivence ». LâĂšthos est « un faire social, une
reprĂ©sentation morale et imaginaire » (2008 : 50) que lâon nous invite Ă adopter. Si les deux auteurs
avancent que cette reprĂ©sentation se veut morale, câest au sens de maniĂšre de vivre en sociĂ©tĂ©, au
sens de forme sociale relationnelle et non au sens de normes moralisantes visant à définir les fins des
actions des hommes. En somme, lâĂšthos est Ă considĂ©rer comme « une morale non moralisante ».
LâĂšthos serait alors Ă comprendre comme une notion porteuse dâun systĂšme de valeurs. Dans notre
cas, cela incite Ă analyser les valeurs confĂ©rĂ©es Ă lâactivitĂ© ludique par un logiciel pour ĂȘtre actualisĂ©
comme jeu et pour faire adhérer le destinataire à une certaine maniÚre de jouer. Dans leur ouvrage,
Digital Play (2003), Kline, Dyer-Witheford et De Peuter identifient par exemple dans les premiers
moments de lâhistoire des jeux vidĂ©o une prĂ©dominance de thĂ©matiques liĂ©es Ă ce quâils nomment la
« masculinitĂ© militarisĂ©e ». Ces thĂ©matiques ont permis lâessor Ă©conomique du jeu vidĂ©o du fait de
son public cible prioritaire, les adolescents masculins, et de son contexte dâusage initial, les bars et
salles dâarcade, qui servaient aussi de terrain dâexpĂ©rimentation pour dĂ©velopper les jeux sur les
premiĂšres consoles de salon.
Mais comme nous lâavons indiquĂ©, pour comprendre la façon dont une situation peut ĂȘtre sujette au
jeu, il faut également préciser que le jeu ne peut prendre place partout et à tout moment. Pour que
lâindividu puisse adopter une attitude ludique, il y a une condition, soulignĂ©e Ă la fois par Henriot ou
Malaby. Il est nécessaire que la situation dans laquelle se trouve le joueur puisse garantir un certain
degrĂ© de contingence dans le dĂ©roulement des Ă©vĂ©nements. Selon Henriot, jouer câest agencer un
ensemble de moyens au résultat plus ou moins aléatoire, le joueur doit pouvoir faire l⠫ exercice des
possibles ». Il doit par exemple avoir le sentiment quâil peut gagner ou perdre ou encore que ses
actions auront des rĂ©percussions signifiantes sur la suite des Ă©vĂ©nements. Comme lâindique Henriot,
il faut que le jeu soit jouĂ©, mais pour quâil soit jouĂ©, il faut dâabord quâil soit jouable. Si certaines
situations ne permettent pas Ă lâindividu dâadopter une attitude ludique, dâautres, en revanche,
présentent des traits qui rendent son adoption plus aisée, elles présenteront une plus grande
« jouabilitĂ© », un plus grand potentiel dâadaptation Ă lâattitude ludique. Il faut Ă nouveau souligner
que la jouabilitĂ© dâune situation dĂ©pendra de lâindividu qui lâactualise. Une mĂȘme situation peut trĂšs
bien présenter un caractÚre de jouabilité pour un individu tout en étant injouable pour un autre, ce
qui incite encore une fois Ă sâĂ©carter de tout essentialisme. Le monopoly est un jeu jouable Ă
condition que lâon sache compter, lâĂąge recommandĂ© Ă©tant 8 ans et plus.
Ce faisant, en comportant une jouabilité donnée et un certain Úthos, une structure conçue pour le
jeu va aussi sâadresser Ă certains types de joueurs, qui sont susceptibles de disposer ou dâacquĂ©rir
une certaine « compĂ©tence ludique »2. Elle dessine en somme un certain « joueur-modĂšle », qui nâest
pas nécessairement le joueur empirique mais qui est en tout cas la stratégie interprétative que met
en forme la structure de jeu pour constituer lâensemble de ses interprĂ©tations lĂ©gitimables. Le joueur
modÚle témoigne du contexte pragmatique pour lequel la structure de jeu a été initialement conçue,
ce qui nâempĂȘche aucunement les rĂ©appropriations. Comprendre le rĂŽle du contexte initial dans la
mise en forme dâun joueur-modĂšle et lâitinĂ©raire des appropriations successives de la structure peut
ĂȘtre le rĂŽle dâune socio-histoire des jeux vidĂ©o qui reste Ă faire. De nombreux jeux vidĂ©o, tels que la
sĂ©rie des Sim City (Maxis, 1989 â 2011) , sont par exemple aujourdâhui employĂ©s en salle de classe
alors que ce nâĂ©tait pas leur vocation premiĂšre et quâils prĂ©sentent certaines caractĂ©ristiques qui
peuvent offrir de la rĂ©sistance Ă ces nouveaux contextes, par exemple le temps dâune partie. Le
schĂ©ma que nous avons proposĂ© peut donc ĂȘtre modifiĂ© de la façon suivante de sorte Ă prendre en
compte lâensemble de ces considĂ©rations :
2 Voir sur la notion de compétence ludique : C. Duflo (1997).
Comme dans tout agencement (Deleuze, Guattari, 1980 : 629), il est possible de faire la distinction
entre le plan du contenu (la structure de jeu, le game) et le plan de lâexpression (le play,
lâactualisation de la structure par une attitude ludique), les deux Ă©tant en prĂ©supposition rĂ©ciproque :
le joueur-modĂšle sâinscrit dans un contexte pragmatique, mais il invite aussi Ă le produire Ă travers
une certaine stratĂ©gie interprĂ©tative analysable; lâĂšthos ludique puise dans des rĂ©fĂ©rents fictionnels
et ludiques pour constituer un systĂšme de valeur, qui aura vocation Ă persuader son destinataire Ă
adopter une attitude ludique à travers les représentations véhiculées ; les rÚgles de la structure de
jeu comportent une certaine jouabilitĂ© qui structurera en partie lâattitude ludique, celle-ci pouvant
amener des modifications dans les rĂšgles, que ce soit en ajoutant des rĂšgles ou en faisant Ă©voluer la
structure de jeu elle-mĂȘme par la pratique.
Diagrammes de ludicisation
Il est important de prĂ©ciser que lâacte de jouer, sâinscrit dans un territoire qui fait la singularitĂ© de
chaque agencement : « tout agencement est dâabord territorial, la premiĂšre rĂšgle concrĂšte des
agencements câest de dĂ©couvrir la territorialitĂ© quâils enveloppent, le territoire fait lâagencement »
(Deleuze, Guattari, 1980 : 629). Le territoire du jeu, câest bien sĂ»r lâaire intermĂ©diaire dâexpĂ©rience
qui fait le lien entre les trois sphĂšres dĂ©crites dans le schĂ©ma. Analyser les territoires de jeu, câest
donc comprendre comment chacun des termes que nous avons mis en avant dans ce schéma
Structure du jeu (rĂšgles et moyens
structurant lâattitude ludique)
Structure de jeu : SystĂšme de rĂšgles
objectivement formalisé comportant une certaine
jouabilité
Contexte pragmatique (réalité extérieure)
Structure de jeu : Joueur-modĂšle
Fiction (Réalité intérieure)
Structure de jeu : Ethos ludique
Aire intermédiaire
dâexpĂ©rience
forment, à travers leurs frictions et complémentarités, un agencement particulier. « Pas
dâagencement sans territoire, territorialitĂ©, et reâterritorialisation qui comprend toutes sortes
dâartifices. Mais pas dâagencement non plus sans pointe de dĂ©territorialisation, sans ligne de fuite,
qui lâentraĂźne Ă de nouvelles crĂ©ations, ou bien vers la mort ? » (Deleuze, Parnet, 1977 : 87). Ces
lignes de fuite, ces pointes de déterritorialisation, tracent alors un diagramme, qui est pour Deleuze
une notion indissociable Ă celle dâagencement et qui permet dâen comprendre les logiques de
variation.
Pour comprendre les phénomÚnes de mutation et de transformation de chaque agencement
singulier de jeu, Il faut prendre en considération que selon Deleuze et Guattari, les vecteurs de
mutation, de variation, sont une des composantes de tout agencement, qui lâorientent vers un
devenir. Tout agencement de jeu est de la sorte traversé par des processus de ludicisation qui le
précÚdent et dessinent en lui des possibilités de fait. La notion de genre dans les jeux vidéo, et son
rÎle dans les pratiques, montre de quelle façon les agencements de jeu sont traversés par un
diagramme abstrait, qui les préside et construit, à travers eux, un réel à venir, des points de
potentialité. Une structure de jeu propose souvent par exemple de perfectionner le fonctionnement
de mĂ©canismes dĂ©jĂ Ă©prouvĂ©s tout en apportant certaines variations au systĂšme dâorigine. Câest le
cas dâun jeu comme Half-Life (Sierra, 1998) qui reprenait les principaux mĂ©canismes des jeux
sâapparentant Ă Doom (Id Software, 1993) tout en les complexifiant. Il arrive aussi quâune structure
de jeu propose par son systĂšme une majoritĂ© de modalitĂ©s dâaction vĂ©ritablement inĂ©dites. Certaines
de ces modalités acquiÚrent par la suite le statut de « canons » et servent de briques de base à la
structure dâautres jeux, afin que ces derniers soient aussi reconnus comme potentiellement ludiques.
On a par exemple pendant un temps parlĂ© de « Doom-like » pour parler du jeu sâapparentant Ă la
production dâId Software. On constate dans ces deux cas, que ce qui opĂšre au centre des
mĂ©canismes de ludicisation, câest un pouvoir-faire proposĂ© Ă lâindividu, une modalitĂ© dâaction qui va
ensuite sâincarner et sâactualiser dans un agencement de jeu. « Le genre de jeu vidĂ©o renvoie Ă ce
quâil y a de plus important pour le joueur : la façon de jouer. Si lâon se penche rapidement sur
quelques-uns des termes employés couramment pour classer les jeux, on retrouve en effet de façon
trĂšs marquĂ©e les activitĂ©s du joueur : jeu de plates-formes (il sâagit de sauter dâune plate-forme Ă
lâautre), jeu de tir (il sâagit de tirer sur des monstres), jeu de rĂŽle (il sâagit de se concentrer sur son
personnage â persona - pour le faire progresser), jeu dâaventure (adventura, ce qui advient, dit bien
le principe du jeu, oĂč il sâagit de faire advenir des Ă©vĂ©nements, du rĂ©cit, en rĂ©solvant des Ă©nigmes) »
(Letourneux, 2006 : 40). En somme, un mécanisme de ludicisation repose sur une façon de jouer.
Mais une façon de jouer ne donne pas par avance sa fonction, sa valeur. Pour une mĂȘme façon de
jouer, il peut y avoir une multiplicitĂ© dâagencements, de fonctions (divertir, Ă©duquer, informer,âŠ), de
rĂšgles qui donnent forme Ă ce mĂ©canisme, de fictions qui viennent lâhabiller, de valeurs confĂ©rĂ©es,
de joueurs-modÚles, etc. Certains agencements vont alors, dans un contexte donné, paraßtre plus
typiques que dâautres de ce quâon pense ĂȘtre un jeu (cette perception pouvant Ă©voluer). Dans cette
perspective, chaque agencement de jeu actualise un diagramme de ludicisation à différents
degrĂ©s : « câest comme des coefficients dâeffectuation, et plus le degrĂ© est haut, plus lâagencement
diffuse dans les autres, adĂ©quat Ă tout le champ social » (Deleuze, 1986 : 48). Comme lâindique
Deleuze, lâactualisation dâun diagramme est « un ensemble dâintĂ©grations progressives, dâabord
locales, puis globales ou tendant Ă ĂȘtre globales, opĂ©rant un alignement, une homogĂ©nĂ©isation, une
sommation des rapports de force » (Deleuze, 1986 : 45). En somme, il peut y avoir des périodes de
stabilisation et de variations.
Lâexemple des jeux de la naissance des jeux dâaventure
Lâhistoire du jeu dâaventure, qui a en grande partie concouru Ă la ludicisation de lâordinateur
individuel, Ă son acceptation en tant que possible outil de jeu, offre par exemple un terrain de
recherche particuliĂšrement riche pour rendre compte de diffĂ©rentes actualisations dâun diagramme
de ludicisation et la façon dont un agencement particulier a diffusĂ© dans dâautres, en partant du local
vers le global. Ce genre partage sa dénomination avec un jeu qui en est considéré comme la
principale origine, Adventure (1976) de William Crowther. Et cela nâest pas anodin si lâappellation
perdure encore aujourdâhui. En effet, Ă lâĂ©poque de son apparition, Adventure prĂ©sente un
agencement original de mĂ©canismes de jeux qui servit de socle commun Ă une multitude dâautres
jeux et qui lui firent par la suite apparentĂ©s : lâexploration dâun monde fictionnel, la prĂ©sence dâun
rĂ©cit dont lâavĂšnement dĂ©pend de la progression du joueur, la prĂ©sence dâĂ©nigmes dont la rĂ©solution
conditionne lâavancĂ©e du joueur. Comme on peut le constater, une mĂȘme logique unit ces trois
mĂ©canismes : celle de lâexploration. Dans Adventure, celle-ci se fait Ă travers des textes de
description adressés aux joueurs, qui peut entrer des instructions simples pour interagir avec
lâenvironnement (« go north », « take bottle »). Le contexte de dĂ©veloppement permet de
comprendre en grande partie ce qui guida lâadoption de ces choix de conception, de mĂȘme que leur
fortune pour guider la conception dâautres jeux de lâĂ©poque. Adventure a Ă©tĂ© initialement dĂ©veloppĂ©
par William Crowther Ă partir de 1975. Crowther est notamment membre dâune Ă©quipe de
programmation dans une entreprise technologique de recherche et développement du
Massachusetts, Bolt, Beranek and Newman (BBN). Il participa entre autres au développement du
rĂ©seau ARPANET (prĂ©curseur dâInternet). Le logiciel que Crowther commence Ă dĂ©velopper en 1975
propose dâexplorer un systĂšme de grottes qui reproduit la topographie de grottes dans le Kentucky
que Crowther avait réellement explorées et cartographiées en tant que spéléologue (ce que le joueur
devra aussi faire dans Adventure sâil veut se repĂ©rer). Il y ajouta des trĂ©sors et quelques Ă©lĂ©ments de
fantasy.
Les premiers utilisateurs de cette version dâAdventure furent les filles de Crowther et quelques
collĂšgues. Mais les joueurs furent rapidement plus nombreux que ce cercle restreint. En 1976, Don
Wood, un jeune hacker, Ă©tudiant Ă lâuniversitĂ© de Stanford, met la main sur une copie du jeu. Il
renforça notamment les références faites à la fantasy, chÚres à la communauté hacker (en se
rapprochant encore davantage de lâunivers de Tolkien). Dans cette version, le jeu fit trĂšs vite le tour
des machines connectĂ©es Ă Arpanet. La force du jeu de Crowther et Wood provient de lâagencement
original de plusieurs mĂ©canismes dâautres jeux lâayant prĂ©cĂ©dĂ© et de son Ăšthos ludique. Cet
agencement fait particuliĂšrement sens auprĂšs de son public, essentiellement les chercheurs,
étudiants, programmeurs appartenant à la communauté des hackers, présente dans les campus
amĂ©ricains connectĂ©s Ă Arpanet. Outre les rĂ©fĂ©rences faites Ă Tolkien, lâexploration du rĂ©seau de
cavernes par lâutilisation dâun langage naturel gĂ©nĂ©rait un plaisir proche de la programmation
(Montfort, 2003), ce qui gĂ©nĂ©ra de nombreuses vocations de game designer auprĂšs dâun public dĂ©jĂ
fĂ©ru de programmation. Les mĂ©canismes au centre dâAdventure servirent alors de socle communs
pour de nombreux autres jeux qui participĂšrent Ă lâacceptation ludique de lâordinateur personnel,
comme par exemple la sĂ©rie des jeux Zork de lâĂ©diteur de jeux dâaventure textuels Infocom.
Dâautres jeux se sont Ă©galement fondĂ©s sur ce mĂȘme diagramme, mais Ă un coefficient moindre. Ils
ont alors participĂ© Ă la formation et la structuration dâautres genres en ajoutant ou en minimisant
certains mĂ©canismes. On peut Ă ce titre remarquer quâen 1979, Adventure va faire lâobjet dâune
adaptation sur la console de salon dâAtari, la VCS, cette version souhaitant sâĂ©manciper de la
dimension textuelle dâorigine pour miser davantage sur lâexploration dâun univers graphique,
sacrifiant nĂ©anmoins la dimension narrative. La prĂ©sence dâennemis Ă Ă©viter ou Ă chasser est en
revanche mise en avant, ce qui renoue avec un Ă©lĂ©ment constitutif dâun un des ancĂȘtres du jeu de
Crowther, Hunt the Wumpus (Yob, 1973). Les contraintes techniques de la VCS expliquent en partie
cette rĂ©orientation de game design, la console se prĂȘte peu Ă lâaffichage de textes du fait de sa
rĂ©solution graphique, sans mentionner lâabsence de clavier qui rend difficile les interactions
textuelles complexes. On peut aussi ajouter que la VCS Ă©tait conçue pour un contexte dâutilisation
familial, qui ciblait Ă©galement les enfants. Adventure de Robinett ne rĂ©pond donc pas aux mĂȘmes
attentes et au mĂȘme public que la version de Wood et Crowther. Le souhait de conquĂ©rir un
nouveau territoire, qui se traduisit entre autres par lâajout de graphismes aux jeux dâaventure,
convertit lâactivitĂ© dâexploration par le texte en une exploration visuelle, ce qui transforma la nature
du plaisir ludique et les valeurs affĂ©rentes aux premiers jeux textuels (on sâĂ©carte du lien qui pouvait
ĂȘtre initialement fait entre activitĂ© ludique et programmation). Comme lâindique cet exemple, les
processus de ludicisation montrent quâil faut rĂ©sister Ă la tentation de prĂȘter des caractĂ©ristiques
dĂ©finitives et essentialisantes Ă un genre de jeu, alors mĂȘme que les jeux que lâon rattache Ă ce genre
prĂ©sentent des caractĂ©ristiques fluctuantes. Lâexemple des multiples versions et modifications
dâAdventure montre aussi quâun jeu est aussi toujours susceptible dâĂ©voluer en Ă©tant modifiĂ© par ses
pratiques et quâil est nĂ©cessaire de penser la structure de jeu non pas comme une forme fixe mais en
Ă©volution, en interaction avec lâactivitĂ© ludique.
Lâanalyse des diagrammes de ludicisation incite finalement Ă repĂ©rer la constitution de « strates
ludiques » et les rapports qui sâĂ©tablissent entre ces strates, une strate Ă©tant chez Deleuze, une
« formation historique » constituée de « maniÚre de dire et de façon de voir », « chaque strate est
faite dâune combinaison des deux, et dâune strate Ă lâautre, il y a variation des deux et de leur
combinaison » (Deleuze, 1986 : 56). Il y a des maniÚres de dire le jeu et des façons de le voir qui
peuvent varier et se combiner diffĂ©remment, Ă charge de lâhistorien de pĂ©riodiser ces strates et de
tracer au sein de chaque strate la carte des rapports de force qui sây effectuent : pour les hackers des
instituts de technologie américains des années 70, il y avait des façons de dire et de voir le jeu, il était
entre autres vu comme un modĂšle de libre diffusion de lâinformation, il disait la fascination de ses
concepteurs pour lâexpĂ©rimentation technologique (jouer et programmer Ă©taient intimement liĂ©s,
comme le montre Nick Monfort [2003] au sujet des premiers jeux dâaventure en mode textuel) ; pour
les premiers promoteurs commerciaux du jeu vidĂ©o (notamment Atari), le jeu disait lâavĂšnement des
biens expérientels, qui se consomment dans leur usage, ils étaient donc vu comme un objet
technique qui devait présenter une obsolescence rapide ; pour certains artistes et théoriciens
dâaujourdâhui le jeu vidĂ©o est vu comme une nouvelle forme dâexpression qui peut dire des
revendications politiques, sociales, individuelles (que lâon pense au jeu September 12th 3
[Newsgaming, 2003] de Gonzalo Frasca). Le schéma ci-dessous permet de tenir compte de ces
différentes réflexion sur diagramme et strates ludiques.
3 Dans ce jeu, le joueur contrĂŽle une mire de missile situĂ©e au dessus dâun village typique du Moyen-Orient.
Quelques terroristes se promĂšnent au milieu de la population. Si le joueur tente de les abattre, un Ă©norme missile
rate quasi automatiquement sa cible et fait de nombreux dommages collatéraux, qui vont générer davantage de
terroristes. Il nây a pas de moyen de gagner la partie. September 12th est une rĂ©flexion contre la politique
interventionniste des Ătats-Unis suite aux Ă©vĂ©nements du 11 septembre.
Conclusion
Comme le mentionnait Jacques Henriot (1989 : 32), « dire que le jeu se répand chaque jour
davantage, que lâon joue de plus en plus Ă des jeux de plus en plus nombreux, cela demeure une
constatation relativement banale, qui nâatteint pas le fond du problĂšme. Le plus important nâest pas
lĂ â mais dans le fait que lâidĂ©e mĂȘme de Jeu en vienne Ă sâappliquer Ă des rĂ©alitĂ©s, Ă des situations, Ă
des conduites à propos desquelles son emploi, récemment encore, eût paru déplacé, voire absurde
ou scandaleux. Non seulement on parle de plus en plus volontiers de jeu, mais aussi et surtout on en
parle autrement. Nous vivons à cet égard une véritable mutation, à laquelle nous participons plus ou
moins consciemment. Elle ne tient pas uniquement au fait que la pratique ludique se multiplie, se
diversifie Ă lâextrĂȘme, mais aussi Ă ce que lâon en vient Ă qualifier de jeux ou de façons de jouer des
maniĂšre dâĂȘtre et de faire que lâon considĂ©rait jusque lĂ comme essentiellement âsĂ©rieusesâ et
mĂȘme âdramatiquesâ ». En somme, nous sommes entrĂ©s depuis quelques temps dans une nouvelle
strate ludique. Les pistes de recherche présentées ici ont pour vocation de nous aider à voir et à dire
de quelle façon les processus de ludicisation qui se sont globalisés depuis quelques décennies ont
mené à cette « véritable mutation ».
Références bibliographiques
Structure du jeu (rĂšgles et moyens
structurant lâattitude ludique)
Structure de jeu : SystĂšme de rĂšgles comportant une
certaine jouabilité
Contexte pragmatique (réalité extérieure)
Structure de jeu : Joueur-modĂšle
Fiction (Réalité intérieure)
Structure de jeu : Ethos ludique
Aire intermĂ©diaire dâexpĂ©rience
(territoire du jeu)
Diagramme des mécanismes de
ludicisation (lignes de déterritorialisation)
Strate ludique
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