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Page 1: Lecorps deschampions · 2019. 2. 19. · Howard Schatz est un photographe américain établi à New York. ll a reçu de nombreux prix et travaille notamment pour «Time Magazine»,

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GÉNÉTIQUE Le projet «Athlete», mené en 2002 par Howard Schatz autour du corps des sportifs d’élite, sera exposé au Musée olympique pour sa réouverture le 21 décembre

Le corps des championsOutil du triomphe, il projettesouvent un idéal de perfection.Soit. Mais laquelle? Le travailde Howard Schatz réhabilitecette question essentielleau service de la diversitégénétique.

Mathieu [email protected]

Léonard de Vinci aurait-il apprécié lelivre «Athlete», publié en 2002 parHoward Schatz? Probablement, maisà condition d’en avoir pris connais-sance avant 1492, date communé-ment admise comme celle de la créa-tion de son homme de Vitruve.

«[…] Quatre doigts font unepaume, et quatre paumes font un pied,six paumes font un coude: quatre cou-des font la hauteur d’un homme. […]»Ainsi se déclinent «les mesures ducorps humain» qui accompagnent ledessin à la plume de l’artiste. Autantde conclusions qu’il n’a évidemmentpu confronter aux plastiques fasci-nantes et antinomiques d’AlonzoMourning (basketball) et de BrandonSlay (lutte). De Connie Price-Smith(lancer du poids) et de Svetlana Khor-kina (gymnastique artistique).

«Ce cliché est génial parce qu’il ré-sume à lui seul l’extraordinaire diver-sité de l’espèce humaine, décrit FinnMahler, directeur médical de la baseSwiss Olympic à l’Hôpital de La Tour.

Il m’inspire spontanément deux ré-flexions. Tout le monde peut trouverun sport dans lequel il pourra s’expri-mer. Mais il est impossible de devenirun champion sans un morphotypeadapté à sa discipline. Ce cliché dé-montre avec force que la sélection na-turelle, donc génétique, existe.»

Du génotype au phénotypeDevant ce tableau des excellences,Frédéric Grappe, docteur en physio-logie biomécanique et entraîneurchez les cyclistes de FDJ, témoignedifféremment d’une même admira-tion. «Pas un individu ne ressemble àson voisin, ce qui souligne l’incroya-ble potentiel physiologique de l’hu-main. Je constate par ailleurs que tous

ces athlètes ont la trentaine. Ils sontdonc arrivés à maturité et témoignentd’une multitude de phénotypes, fa-çonnés grâce à un développementspécialisé.»

Le terme «phénotype» doit secomprendre ici comme le résultat vi-sible du génotype, lequel constitue lepatrimoine génétique de tout unchacun.

«L’individu stimule son génotypeen fonction de son environnementsocial, de sa nutrition, du stress phy-sique et moral qu’il endure et, biensûr, de l’entraînement auquel il s’as-treint.» Dans le projet mené il y a dixans par Howard Schatz, c’est forcé-ment ce dernier facteur que l’artistetend à mettre en valeur.

«Chaque sportif photographié ici acherché une optimisation de sa mor-phologie dans le seul but d’obtenir demeilleurs résultats, détaille Finn Ma-hler. Un nageur veille par exemple àconserver une silhouette élancéepour des critères hydrodynamiques.Un cycliste se concentrera sur cer-tains groupes musculaires comme lescuisses ou les mollets. Il n’a par oppo-sition aucun intérêt à travailler le bi-ceps ou le triceps puisque chaquegramme de trop lui coûtera du tempsen compétition.» Moralité: la toute-puissance du patrimoine génétiquen’est opérante que s’il est exploitéavec une détermination intelligente.

«Mais, inversement, la morpholo-gie d’un athlète ne dépendra jamais

uniquement de son entraînement,complète le médecin genevois. Lefacteur génétique, notamment samasse musculaire, est déterminant.Même avec un programme rigoureu-sement identique à celui de Nadal,Federer n’aurait par exemple jamaissa musculature.»

L’exemple martèle la dictature del’inné tout en susurrant les miraclesd’un acquis judicieusement dosé.Par contre, il ne dit rien de l’in-fluence de la discipline dans le brasde fer que livrent ces deux pôles. «Ilfaut évidemment dissocier les sportsde «performance» de ceux à fortecomposante technico-tactique»,note Finn Mahler. Principalementbasés sur la force ou la capacité car-

dio-vasculaire, les premiers présen-tent logiquement des morphotypesmoins diversifiés.

L’équilibre du triathlèteFaut-il en conclure que les sports lu-diques (tennis, foot, volley) façonnentdes corps plus équilibrés? «Encorefaudrait-il qu’on tombe d’accord surla définition d’un phénotype idéal,sourit Frédéric Grappe. Si vous aimezles corps élancés, la natation s’im-pose. Mais d’autres préféreront unemusculature plus saillante. Quant autennis, il propose des joueurs auxphénotypes très différents. Donc, sije devais vraiment choisir un corpséquilibré en fonction de sa discipline,je prendrais celui des triathlètes.»

Un débat esthétique finalement as-sez futile. Tout simplement parce quele corps des sportifs d’élite s’éloignetoujours plus de l’homme de Vitruveet de ses proportions parfaites. «Lesport a basculé dans l’hyperspécifi-cité, résume Frédéric Grappe. Au-jourd’hui, les cyclistes sont des rou-leurs, des sprinteurs ou des grim-peurs. Avec le corps qui correspond.Et cette rationalisation extrême desapproches se reflète sur les phénoty-pes des champions.»

Le constat est évidemment intime-ment lié aux avancées scientifiques.«On sait aujourd’hui que non seule-ment les Jamaïcains possèdent 90%de fibres rapides mais, surtout, queleur fibre musculaire produit une

protéine, l’actinen A, qui améliore en-core le phénomène de contraction, in-siste Finn Mahler. A tel point qu’onpeut aujourd’hui affirmer qu’il est im-possible de courir le 100 m sous 9’’80sans cette spécificité génétique.»

Impressionnant, et peut-être aussiinquiétant. Car l’impact des prédis-positions pourrait un jour pousser lessportifs en herbe à choisir une disci-pline en fonction de leur patrimoinegénétique. Pour les décourager, onrappellera qu’il y a deux décennies lesnageurs affichaient une musculatureimposante sans savoir qu’elle aug-mentait leur traînée dans l’eau. Lapreuve sans doute que les phénotypesdes sportifs n’ont pas fini de noussurprendre. x

Howard Schatz est un photographe américain établi à New York. ll a reçu de nombreux prix et travaille notamment pour «Time Magazine», «Vogue», «Stern», «Sport Illustrated» ou encore le «New York Times». L’étude des corps est l’une de ses passions professionnelles, indifféremment appliquée au sport, aux stars ou aux sans-abri. Schatz Ornstein 2002

«Le sporta basculé dansl’hyperspécificité,avec le corpsqui correspond»

FRÉDÉRIC GRAPPEDocteur en physiologie biomécanique