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LES CITÉSDES ANCIENS

L’intégrale 1

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DU MÊME AUTEURCHEZ LE MÊME ÉDITEUR

LE SOLDAT CHAMANEL’intégrale 1L’intégrale 2L’intégrale 3

LES CITÉS DES ANCIENSDragons et serpents (t. 1)

Les Eaux acides (t. 2)La Fureur du fleuve (t. 3)

La Décrue (t. 4)Les Gardiens des souvenirs (t. 5)

Les Pillards (t. 6)Le Vol des dragons (t. 7)Le Puits d’Argent (t. 8)

L’ASSASSIN ROYALL’Apprenti assassin (t. 1)L’Assassin du roi (t. 2)

La Nef du crépuscule (t. 3)Le Poison de la vengeance (t. 4)

La Voie magique (t. 5)La Reine solitaire (t. 6)Le Prophète blanc (t. 7)La Secte maudite (t. 8)

Les Secrets de Castelcerf (t. 9)Serments et deuils (t. 10)

Le Dragon des glaces (t. 11)L’Homme noir (t. 12)

Adieux et retrouvailles (t. 13)Tous ces titres ont été regroupés en quatre volumes :LA CITADELLE DES OMBRES *, **, *** et ****

LES AVENTURIERS DE LA MERLe Vaisseau magique (t. 1)

Le Navire aux esclaves (t. 2)La Conquête de la liberté (t. 3)

Brumes et tempêtes (t. 4)Prisons d’eau et de bois (t. 5)

L’Éveil des eaux dormantes (t. 6)Le Seigneur des trois règnes (t. 7)

Ombres et Flammes (t. 8)Les Marches du trône (t. 9)

Tous ces titres ont été regroupés en trois volumes :L’ARCHE DES OMBRES *, ** et ***

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ROBIN HOBB

LES CITÉSDES ANCIENS

L’intégrale 1

roman

Traduit de l’anglais par A. Mousnier-Lompré

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Titre original de l’ouvragequi rassemble les textes de la présente édition :

DRAGON KEEPER

Cet ouvrage a paru en langue française sous les titres suivants :Dragons et serpents, Paris, 2010

Les Eaux acides, Paris, 2010réunis ici en un seul volume sous le titre :

Les Cités des Anciens, l’intégrale 1

Texte intégral

Sur simple demande adressée àPygmalion, 87 quai Panhard-et-Levassor, 75647 Paris Cedex 13

vous recevrez gratuitement notre cataloguequi vous tiendra au courant de nos dernières publications.

© 2010 by Robin Hobb© 2010, Pygmalion, département de Flammarion, pour la premièreédition en langue française© 2014, Pygmalion, département de Flammarion, pour la présenteéditionISBN 978-2-7564-1121-7

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5(2o et 3o a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées àl’usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, queles analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toutereprésentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement del’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4).Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constitueraitdonc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code dela propriété intellectuelle.

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En souvenir de Spot, Smokey, Brownie-butt,Rainbow, Rag-bag et Sinbad,

pigeons d’excellence, s’il en est.

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Personnages

GARDIENS ET DRAGONS

ALUM : Teint clair, yeux gris argent ; très petitesoreilles ; nez presque plat. Son dragon est ARBUC,mâle vert argenté.

ARGENT : A une blessure à la queue et pas degardien.

BOXTEUR : Cousin de KASE ; yeux cuivrés, petitet râblé ; son dragon est le mâle orange SKRIM.

CUIVRE : Dragon brun chétif, sans gardien attitré.

GRAFFE : Aîné des gardiens, et le plus marqué parle désert des Pluies. Son dragon est KALO, le plusgrand mâle, bleu-noir.

GRESOK : Grand dragon rouge, le premier à quit-ter le terrain d’encoconnage.

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HARRIKINE : Long et mince comme un lézard, ilest à vingt ans plus âgé que la plupart des gardiens.LECTER est son frère adoptif ; son dragon est RAN-

CULOS, mâle rouge aux yeux argentés.

HOUARKENN : Grand gardien dégingandé. Dévouéà son dragon BALIPÈRE, mâle rouge vif.

JERDE : Gardienne blonde, fortement marquée parle désert des Pluies. Sa dragonne est VERAS, reinevert foncé à grenure dorée.

KANAÏ : Gardien affecté de stigmates prononcés.Sa dragonne est la petite reine rouge GRINGALETTE.

KASE : Cousin de BOXTEUR ; les yeux cuivrés, ilest trapu et musclé. Son dragon est le mâle orangeDORTEAN.

LECTER : Orphelin à l’âge de sept ans, élevé parles parents d’HARRIKINE. Son dragon est SESTI-

CAN, grand mâle bleu ponctué d’orange, doté depetites piques sur le cou.

NORTEL : Gardien compétent et ambitieux. Sondragon est le mâle lavande TINDER.

SYLVE : Douze ans, cadette des gardiens. Sondragon est MERCOR, doré.

TATOU : Le seul gardien né esclave. Il porte sur levisage un petit cheval et une toile d’araignée tatoués.Son dragon est la plus petite reine, DENTE.

THYMARA : Seize ans ; a des griffes noires à laplace des ongles et se déplace aisément dans lesarbres. Sa dragonne est une reine bleue, SINTARA,aussi connue sous le nom de GUEULE-DE-CIEL.

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Personnages

TINTAGLIA : Reine dragon adulte, elle a aidé lesserpents à remonter le fleuve pour s’encoconner. Onne l’a plus vue depuis plusieurs années dans le désertdes Pluies.

LES TERRILVILLIENS

ALISE KINCARRON FINBOK : Issue d’une familledésargentée mais respectable de Marchands de Terril-ville. Spécialiste des dragons. Mariée à HEST

FINBOK. Yeux gris, nombreuses taches de rousseur.

HEST FINBOK : Marchand de Terrilville de belleprestance, bien établi et fortuné.

SÉDRIC MELDAR : Secrétaire de HEST FINBOK,et ami d’enfance d’ALISE.

L’ÉQUIPAGE DU MATAF

BELLINE : Matelot. Mariée à SOUARGE.

CARSON LUPSKIP : Chasseur de l’expédition, vieilami de LEFTRIN.

DAVVIE : Chasseur, apprenti de Carson LUPSKIP ;environ quinze ans.

GRAND EIDER : Matelot.

GRIG : Chat du bord ; roux.

HENNESIE : Second.

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Les Cités des Anciens

JESS : Chasseur engagé pour l’expédition.

LEFTRIN : Capitaine du MATAF. Robuste, yeuxgris, cheveux châtains.

MATAF : Gabare longue et basse. Plus anciennevivenef existante. Port d’attache : Trehaug.

SKELLI : Matelot. Nièce de LEFTRIN.

SOUARGE : Homme de barre. Navigue sur leMATAF depuis plus de quinze ans.

AUTRES PERSONNAGES

ALTHÉA TRELL : Second du PARANGON de Terril-ville. Tante de MALTA KHUPRUS.

BÉGASTI CORED : Marchand chalcédien ; chauve,riche ; partenaire commercial de HEST FINBOK.

BRASHEN TRELL : Capitaine du PARANGON deTerrilville.

CLEF : Mousse du PARANGON, ancien esclave.

DETOZI : Gardienne des oiseaux messagers deTrehaug.

DUC DE CHALCÈDE : Dictateur de Chalcède, âgéet mal portant.

EREK : Gardien des oiseaux messagers de Ter-rilville.

MALTA KHUPRUS : « Reine » des Anciens, résideà Trehaug. Mariée à REYN KHUPRUS.

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Personnages

PARANGON : Vivenef. A aidé les serpents à remon-ter le fleuve jusqu’à leur terrain d’encoconnage.

SELDEN VESTRIT : Jeune Ancien ; frère deMALTA et neveu d’ALTHÉA.

SINAD ARICH : Marchand chalcédien qui passe unmarché avec LEFTRIN.

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DEUXIÈME JOUR DE LA LUNE

DE LA CHARRUE

Sixième année du Règne du Très Nobleet Magnifique Gouverneur Cosgo

D’Erek, Gardien des Oiseaux, Terrilville, à Detozi,Gardienne des Oiseaux, Trehaug

Je vous envoie ce soir quatre oiseaux, portant endeux parties notre accord avec la Dragonne Tintaglia àratifier par le Conseil du Désert des Pluies. Le Mar-chand Devouchet, président du Conseil des Marchands,a proposé de vous en faire parvenir des doubles quirésument le contrat liant des Marchands à la Dra-gonne : nous devons aider les serpents à remonter lefleuve du Désert des Pluies, en échange de quoi elleparticipera à la défense des cités et voies de navigationdes Marchands contre les envahisseurs chalcédiens. Jevous prie d’envoyer un oiseau dès que possible pourconfirmer réception de la présente.

Detozi,Un mot bref de ma part, écrit en hâte sur un coin de table.

Le désordre le plus complet règne ici. Mon pigeonnier a souf-fert des incendies déclenchés par les envahisseurs, et la fuméea tué nombre de mes oiseaux. J’envoie Royal parmi les oiseauxmessagers ; vous le savez, j’ai élevé ce pigeonneau à la mainaprès la mort de ses parents ; s’il vous plaît, gardez-le à l’abri

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chez vous et ne le renvoyez qu’une fois certaine que tout vabien. Si Terrilville tombe, gardez-le et traitez-le bien. J’ignoresi nous survivrons à cette dernière invasion, dragonne ou non.

Erek

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Prologue

La fin des serpents

I LS VENAIENT DE TRÈS LOIN, mais, maintenantqu’ils arrivaient, les années de voyage s’effa-çaient déjà de son esprit, remplacées par

l’urgence du présent. Sisarqua ouvrit la gueule ettordit le cou ; le serpent de mer avait peine à rassem-bler ses pensées. Il y avait des années qu’elle n’avaitpas complètement quitté l’élément liquide, et ellen’avait pas senti la terre sèche sous son corps depuisson éclosion sur l’île des Autres. Elle était bien loinaujourd’hui du sable brûlant et des eaux chaudes del’île ; l’hiver tombait sur les épaisses forêts qui bor-daient le fleuve, et la berge boueuse sous ses anneauxétait dure et abrasive ; dans l’air froid, ses branchiesséchaient trop vite. Elle n’y pouvait rien, hormis tra-vailler plus rapidement. Elle enfonça la gueule dansl’énorme rigole et la ressortit pleine d’un mélanged’argile veinée d’argent et d’eau. Elle rejeta sa grandetête en arrière et avala la bouchée crissante, froide et

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bizarrement délicieuse. Une autre goulée, une autredéglutition, une autre et une autre.

Elle avait perdu le compte du nombre de bouchéesdu gruau grumeleux qu’elle avait ingérées quand ellesentit enfin le réflexe archaïque se déclencher. Sous lacontraction des muscles de sa gorge, les sacs à poisons’enflèrent ; la crinière charnue se dressa tout autourde son cou pour former une collerette frémissante ettoxique. Avec un tremblement qui la parcourut toutentière, elle ouvrit grand la gueule, se tendit, eut unhaut-le-cœur, et parvint à ses fins ; elle referma lesmâchoires pour retenir le liquide, dont elle ne laissas’échapper qu’un jet fin mais puissant d’argile mêléede bile et de salive, avec une touche de venin. Nonsans mal, elle tourna la tête, puis enroula sa queue auplus près d’elle. Le fluide qu’elle crachait évoquait unfil d’argent lourd et épais qu’elle déposait sur elle-même par étages successifs en tournant la tête à droiteet à gauche.

Elle sentit un pas lourd non loin d’elle, puis l’ombrede la dragonne passa sur elle. Tintaglia s’arrêta et luidit : « C’est ça ; bien, très bien. Une belle coucheégale et sans rupture ; c’est ça. »

Sisarqua n’avait pas le temps de regarder la reinebleue et argent qui la complimentait, absorbée par lacréation du cocon qui devait la protéger dans les moisd’hiver restants. Elle se concentrait sur sa tâche avecune énergie héroïque née de son épuisement. Elleavait besoin de dormir ; elle avait envie de dormir,mais alors elle ne se réveillerait jamais. « Termine, sedisait-elle ; termine, et ensuite tu pourras te reposer. »

Tout autour d’elle, sur la berge, d’autres serpentspeinaient comme elle, avec plus ou moins de réussite.

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Des humains s’affairaient parmi eux : certains appor-taient des seaux d’eau du fleuve, d’autres extrayaientdes blocs d’argile argentée de la rive et les chargeaientdans des brouettes que des jeunes gens poussaient jus-qu’à un enclos fait de troncs d’arbres. Ils déversaientl’eau et l’argile dans cette immense mangeoire impro-visée, où d’autres, à l’aide de pelles et de rames,découpaient les blocs et les réduisaient en un gruauliquide. C’était cette soupe qu’avait consommée Sisar-qua, et qui constituait l’ingrédient principal du coconqu’elle se confectionnait ; les autres éléments, moinsnombreux, n’en étaient pas moins essentiels : sonorganisme ajoutait les toxines qui la plongeraientdans un sommeil voisin de la mort ; sa salive confiaitses souvenirs à la garde du cocon – non seulementceux de sa vie en tant que serpent mais tous ceux desa lignée, qu’elle enroulait autour d’elle, intimementmêlés à la structure de sa coquille.

Mais il lui manquait ceux qu’elle eût dû recevoirdes dragons vigilants qui s’occupaient des serpentsalors qu’ils confectionnaient leurs cocons ; il lui enrestait assez pour se rappeler qu’une vingtaine de dra-gons au moins eussent dû être présents pour lesencourager, malaxer entre leurs mâchoires le sable etl’argile de mémoire et y intégrer leur salive chargée deleur propre passé. Mais ils n’étaient pas là, et lafatigue lui interdisait de se demander en quoi leurabsence allait l’affecter.

L’épuisement l’envahissait. La coquille lui arrivaitau niveau du cou, et Sisarqua devait l’arranger defaçon à pouvoir y entrer la tête et refermer l’ouverturederrière elle. Un souvenir lui revint lentement : lorsdes générations précédentes, les dragons qui veillaientsur les serpents les aidaient parfois à clore leurs

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cocons ; mais elle savait ne pouvoir compter sur leurassistance : seuls cent vingt-neuf serpents s’étaientmassés à l’embouchure du fleuve pour entamer lamigration désespérée vers l’amont et atteindre les ter-rains traditionnels d’encoconnage. Maulkin, leurchef, s’était montré très inquiet du faible nombre defemelles : moins d’un tiers du total. Ils avaient vécusi longtemps en mer puis effectué un si long péripledans l’espoir de faire renaître leur espèce ! Quelledouleur d’apprendre qu’ils arrivaient peut-être troptard et en trop petit nombre !

Les difficultés de la remontée du fleuve avaientencore prélevé leur tribut sur la masse de serpents, etSisarqua ignorait combien d’entre eux avaient atteintla plage où ils créaient leurs cocons ; aux environs dequatre-vingt-dix, peut-être, mais, plus grave, moins devingt étaient des femelles. Et, autour d’elle, ses sem-blables à bout de forces continuaient à mourir.Comme en réponse à ses réflexions, elle entenditTintaglia s’adresser à un ouvrier humain : « Celui-ciest mort. Apportez des marteaux, brisez sa coquilleet remélangez-la au reste d’argile de mémoire dans lamangeoire, que les autres gardent vivant le passé deses ancêtres. » Sisarqua ne voyait pas la reine dragon,mais elle entendit les bruits qu’elle faisait en extirpantle cadavre de son cocon inachevé, et elle sentit l’odeurde la chair et du sang quand la dragonne dévora lacarcasse. La faim et la fatigue la tenaillaient doulou-reusement ; elle eût aimé partager le repas de Tinta-glia, mais il était trop tard ; elle devait travaillerl’argile qui alourdissait son estomac.

Et la dragonne avait besoin de se nourrir. Uniquesurvivante de son espèce, elle seule pouvait veiller sur

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les serpents pendant le processus de leur transforma-tion. Sisarqua ignorait d’où Tintaglia tirait sa force :elle avait volé sans repos des jours durant pour lesaider lors de leur remontée du fleuve, ce fleuve qu’ilsne reconnaissaient plus après des décennies de boule-versements ; il ne devait plus lui rester beaucoup deréserves. Tintaglia n’avait guère que des encourage-ments à leur offrir. Que pouvait un seul dragon faceaux besoins de tant de serpents de mer ?

Comme les vestiges arachnéens d’un songe, un sou-venir ancestral traversa son esprit en flottant. « Cen’est pas normal, se dit-elle. Rien ne se passe commeil faut. » Le fleuve était bien là, mais où avaient dis-paru les vastes prairies et les futaies de chênes qui lebordaient jadis ? Il n’y avait plus que des marais etdes forêts fangeuses sans terre ferme ou quasiment.Si les humains ne s’étaient pas échinés à renforcer laberge avec des rochers avant l’arrivée des serpents, cesderniers l’eussent tournée en bourbier sous la repta-tion de leurs anneaux. Ses souvenirs ancestraux luimontraient de larges prairies noyées de soleil et unerive gorgée d’argile près d’une cité des Anciens ; desdragons eussent dû arracher des blocs de glaise avecleurs serres, les malaxer avec de l’eau pour en faireune soupe épaisse, d’autres appliquer ce mélange surles cocons pour les fermer définitivement, le tout sousun chaud et brillant soleil d’été.

Un frisson de fatigue la parcourut, et le souvenirs’effaça, de nouveau inaccessible. Elle n’était qu’unserpent qui s’efforçait de fabriquer un cocon pour seprotéger pendant l’hiver où il subirait sa métamor-phose, un serpent seul, glacé, épuisé, qui avait enfintrouvé le chemin du retour après une éternitéd’errance. Son esprit revint sur les mois écoulés.

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Durant la dernière partie du voyage, elle avait eul’impression de lutter sans cesse contre le courant dufleuve et les hauts-fonds rocailleux. Nouvelle venuedans le nœud de Maulkin, elle ne se remettait pas dela surprise qu’elle avait éprouvée en le découvrant ;d’ordinaire, un nœud comptait entre vingt et quaranteserpents ; mais Maulkin avait rassemblé tous les indi-vidus qu’il avait pu trouver et les conduisait vers lenord. À cause de cette concentration, parvenir à senourrir était beaucoup plus difficile, mais il jugeaitcette contrainte nécessaire. Jamais Sisarqua n’avait vuautant de serpents se déplacer à l’unisson, en un seulnœud ; certes, quelques-uns, dégénérés, ne valaientguère mieux que des animaux ; l’égarement mêlé à lapeur en avait conduit d’autres au bord de la folie, etl’oubli obscurcissait l’esprit de beaucoup ; pourtant,en suivant le prophète aux ocelles d’or brillant le longdes flancs, elle avait cru se rappeler l’antique trajet dela migration, et, autour d’elle, elle avait vu l’espoir etl’intelligence se réveiller chez les serpents en ordre debataille. Malgré sa difficulté, le périple lui semblaitaller dans le bon sens, bien plus que son existencejusque-là.

Néanmoins, elle connaissait des moments de doute.Ses souvenirs ancestraux lui disaient que le fleuvequ’ils cherchaient s’écoulait d’un flot régulier dans unlit profond et qu’il grouillait de poissons ; ses rêvesde jadis évoquaient un pays ondulant et des prairiesbordées de forêts clairsemées où abondait le gibierpour les dragons affamés. Au creux du fleuve, ungrand chenal permettait à un bateau de remonter lecourant ; mais il suivait un cours sinueux vers l’inté-rieur des terres entre d’immenses arbres reliés par undense réseau de lianes et de broussailles ; ce n’était

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sûrement pas la voie qui menait aux terrains d’enco-connage ancestraux, et pourtant Maulkin affirmait lecontraire avec entêtement.

L’incertitude la tenaillait tant qu’elle avait faillifaire demi-tour, fuir les eaux laiteuses et glacées pourse réfugier dans la tiédeur des océans du sud. Mais,quand elle ralentissait ou faisait mine de se détournerdu chemin, d’autres serpents la rejoignaient et laramenaient dans le nœud, et elle devait suivre lemouvement.

Mais, s’il lui arrivait de remettre en question lavision de Maulkin, elle ne doutait jamais de l’autoritéde Tintaglia ; la dragonne bleue et argent reconnais-sait Maulkin comme chef du groupe et prêtait main-forte à l’étrange vaisseau qui guidait le nœud. Ellesurvolait les serpents, les encourageait à coups detrompe et les menait vers le nord, vers l’amont dufleuve. Ils avaient bien progressé jusqu’à Trehaug, lacité des deux-pattes ; avec lassitude mais sans diffi-culté excessive, ils avaient suivi le navire qui ouvraitla voie.

Au-delà de la cité, le fleuve avait changé, et lebateau s’y était arrêté, incapable de franchir les hauts-fonds. Après Trehaug, le cours d’eau s’élargissait,s’étalait et se divisait en plusieurs affluents ; de grandsbancs de gravier et de sable l’encombraient ; des lianestombaient en rideau du haut des arbres, et des racinesenvahissantes poussaient à leur pied. Le fleuve perdaitsa profondeur ; ses méandres s’accentuaient, hérissésd’écueils par endroits, suffoqués de roseaux ailleurs.Encore une fois, Sisarqua avait voulu faire demi-tourmais, comme les autres serpents, elle avait laissé ladragonne lui imposer sa volonté, et elle avait pour-suivi son voyage. Comme plus d’une centaine de ses

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semblables, elle avait franchi tant bien que mal, à laforce de ses anneaux, l’escalier malcommode fait detroncs d’arbres que les humains avaient bâti afin deleur fournir plus de profondeur d’eau lors de la tra-versée des ultimes hauts-fonds meurtriers.

Nombre de serpents avaient péri durant cette partiede leur périple ; les plaies bénignes qui se fussent cica-trisées rapidement sous la caresse de l’eau salée de lamer se transformaient en ulcères suppurants dans leflot âpre du fleuve. Après leur long exil dans l’océan,beaucoup des grands serpents avaient perdu de leurintelligence et de leur envie de vivre ; ils ne reconnais-saient rien de ce qui les entourait : trop d’annéesavaient passé depuis leur naissance ; ils eussent dûeffectuer ce voyage des décennies plus tôt, alors qu’ilsétaient jeunes et en bonne santé, et remonter le fleuvedans la chaleur de l’été, quand la graisse tendait leurpeau luisante, et non sous la pluie accablante del’hiver, maigres, meurtris, piquetés de bernacles, etsurtout âgés, bien plus âgés qu’aucun serpent avanteux.

La dragonne solitaire qui veillait sur eux avait elle-même quitté son propre cocon moins d’un an plustôt. Tintaglia les survolait, argentée quand le soleild’hiver perçait les nuages et la touchait. « Ce n’estplus très loin ! leur criait-elle. Passé l’escalier, l’eauredevient profonde et vous pourrez nager librement.Avancez ! »

Certains étaient trop mal en point, trop épuisés,trop amaigris pour un tel voyage ; un grand serpentorange mourut, festonnant de ses anneaux une descontremarches de l’escalier, incapable de se traînerplus loin. Sisarqua se trouvait près de lui quand salarge tête triangulaire tomba soudain sous l’eau ; elle

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attendit impatiemment qu’il reprît sa reptation, maisla crinière de l’autre se convulsa brusquement et relâ-cha un ultime nuage de toxines, clair et sans sub-stance, dernier réflexe de défense de l’organisme quisignalait à tous les serpents alentour qu’il avait suc-combé. L’odeur et le goût du poison dans l’eau atti-rèrent Sisarqua à la curée.

Elle n’avait pas hésité. Elle avait été la première àprélever la chair du serpent mort, s’emplissant lagueule, avalant la bouchée et en arrachant une autreavant que le reste du nœud n’eût pris conscience del’aubaine. Ce festin inattendu l’étourdit presqueautant que le torrent de souvenirs qui l’envahit. Lacoutume de son espèce voulait qu’on ne laissât pasperdre la dépouille des morts mais qu’on la consom-mât pour la source alimentaire et le savoir qu’ellereprésentait. Chaque dragon portait en lui lamémoire de sa lignée entière ; de même, chaque ser-pent conservait les souvenirs de ses prédécesseurs, dumoins en principe. Sisarqua et tous ses semblables quil’accompagnaient, à demi égarés, avaient gardé leurforme de serpent trop longtemps ; leurs souvenirss’étaient effacés, et, avec eux, leur intelligence. Mêmeparmi ceux qui s’efforçaient d’achever la migrationpour devenir des dragons, certains n’étaient plus quel’ombre abrutie de ce qu’ils eussent dû être. Quels dra-gons allaient-ils devenir ?

Elle avait projeté la tête en avant, la crinière héris-sée, pour prélever un autre bloc de chair du serpentorange ; dans son cerveau tournoyaient des images depêche abondante et de nuits passées à chanter avec lenœud sous le firmament scintillant. C’était un souve-nir très ancien ; il y avait sans doute des dizaines

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d’années qu’aucun nœud n’avait émergé du Plein dansle Vide pour louer en chœur le ciel piqueté d’étoiles.

D’autres se bousculaient autour d’elle en crachant,la crinière menaçante, pour prendre part au festin.Elle avait arraché une dernière bouchée de chair puisétait retournée auprès des troncs qui avaient arrêté leserpent orange ; elle avait englouti tout rond le mor-ceau de viande chaude qui distendait agréablementson gosier. Le ciel, se dit-elle, et elle sentit une brèveréaction des souvenirs vagues du défunt. Le ciel,immense comme la mer ; elle le sillonnerait bientôt ànouveau à tire-d’aile ; ce n’était plus très loin, Tinta-glia l’avait assuré.

Mais la distance mesurée par un dragon en vol,c’est une chose ; c’en est une autre pour un serpentmeurtri qui s’épuise à remonter un fleuve trop peuprofond. Ils ne virent pas les berges d’argile cet après-midi-là ; le soir s’abattit sur eux, brutal comme uncoup, et la courte journée s’acheva presque avantd’avoir commencé. Une nuit encore, Sisarqua sup-porta l’air glacial auquel le peu de fond ne lui permet-tait pas d’échapper. La hauteur d’eau suffisait à peineà humecter ses branchies, et la peau de son dos étaitsi sèche qu’elle avait l’impression que le froid sec allaitla craqueler. En fin de matinée, le soleil qui était enfinparvenu jusqu’au large fleuve étranglé entre les rivescouvertes de jungle avait révélé d’autres serpents quin’achèveraient pas la migration. Une fois de plus,Sisarqua eut la bonne fortune de se régaler d’un descadavres avant que le reste de la horde ne la chassât,et Tintaglia survola de nouveau les serpents pour lesassurer que Cassaric et un repos bien mérité, le longet paisible repos de la transformation, les attendaientnon loin de là.

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La journée avait été froide ; la peau de son dos,desséchée par une longue nuit à l’air libre, se craque-lait sous ses écailles, et, quand la profondeur du fleuvelui permit de s’immerger, branchies comprises, l’eaulaiteuse piqua ses gerçures ; l’onde acide la rongeait.Si elle ne parvenait pas bientôt au terrain d’encocon-nage, elle ne survivrait pas.

L’après-midi lui parut horriblement court et dou-loureusement long à la fois. Dans les parties pro-fondes du fleuve où elle pouvait nager, l’eau brûlaitsa peau crevassée, mais cela valait mieux que les zonesoù elle devait ramper sur le ventre comme un ver deterre en s’efforçant de trouver à s’accrocher sur lespierres glissantes du fond de l’eau. Autour d’elle,d’autres immenses serpents se tordaient, roulaient etdéroulaient leurs anneaux pour poursuivre leurchemin.

Quand elle arriva au but, elle ne s’en rendit pascompte. Le soleil descendait déjà derrière les grandsarbres qui bordaient le fleuve ; des créatures quin’étaient pas des Anciens avaient allumé des torcheset les avaient plantées de façon à former un largecercle sur la berge boueuse. Elle les observa : deshumains ; des deux-pattes ordinaires, à peine mieuxque des proies. Ils couraient de-ci de-là, apparemmentau service de Tintaglia comme l’eussent été jadis lesAnciens. Sisarqua en éprouva une singulière humilia-tion : les dragons étaient-ils donc tombés si bas qu’ilsen fussent réduits à s’acoquiner avec des humains ?

Elle leva haut la tête et huma l’air nocturne.Quelque chose n’allait pas, pas du tout ; nulle partdans ses cœurs elle ne trouvait la certitude qu’il s’agis-sait du terrain d’encoconnage. Pourtant, sur la rive,

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elle voyait quelques-uns des serpents qui l’avaient pré-cédée, certains déjà enfermés dans des coquilles crééesà partir de l’argile veinée d’argent et de leur propresalive, d’autres qui s’acharnaient, épuisés, à lesachever.

Les achever… Oui. Avec un sursaut, elle revint auprésent ; il n’y avait plus de temps à perdre en souve-nirs. D’un ultime effort, elle régurgita la glaise et labile qui demeuraient au fond d’elle et termina l’épaisrebord du cocon qui entourait son cou. Mais ellen’avait plus rien dans l’estomac ; elle avait mal estiméce dont elle avait besoin et il ne lui restait rien poursceller sa gangue. Si elle tentait de se réalimenter à lamangeoire, elle briserait son enveloppe, et elle avaitla pénible certitude qu’elle n’aurait plus la force d’enrecréer une. Elle était arrivée tout près du but, et elleallait mourir sans jamais renaître.

Un raz-de-marée de terreur et de rage déferla enelle. Saisie par des envies contradictoires, elle décidaun instant de se dégager de son cocon, puis l’inertiel’emporta, accentuée par un flot de souvenirs. Telétait l’avantage de posséder les mémoires de sesancêtres : parfois, la sagesse du passé prévalait sur lespeurs du présent. Dans cet état d’immobilité, sonesprit s’éclaircit ; elle pouvait puiser dans les souve-nirs des serpents qui avaient évité cet écueil et de ceuxqui y avaient succombé, car les dépouilles des per-dants avaient été dévorées par les survivants ; ainsi,même fatales, les erreurs servaient la postérité.

Trois voies s’ouvraient à elle : rester dans sa gangueet appeler la dragonne pour qu’elle vînt l’aider àrefermer son cocon – solution irréaliste, car Tintagliaétait déjà débordée ; se libérer et demander à la reinede lui apporter à manger de façon qu’elle pût

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La fin des serpents

reprendre des forces et créer une nouvelle enveloppe ?Autre solution impraticable. La terreur menaça de lasubmerger à nouveau, et, cette fois, ce fut par un actede volonté qu’elle la repoussa. Il n’était pas questionqu’elle mourût ; elle avait fait un trop long voyage,traversé trop de dangers pour laisser la mort l’empor-ter. Non, elle vivrait, elle émergerait au printempssous la forme d’un dragon et elle dominerait le ciel.Elle volerait à nouveau.

Mais comment ?Elle renaîtrait sous l’aspect d’une reine. Elle devait

exiger dès maintenant ce qui revenait à une reinedragon, selon le droit de la survie. Elle prit la plusgrande inspiration possible et cria d’une voix trom-pettante : « Tintaglia ! »

Elle avait les branchies trop sèches et la gorge tropabîmée par la constriction de l’argile pour expulserl’air de manière uniforme ; son appel à l’aide se rédui-sit à un chuchotis ; elle n’avait même plus la forcede se libérer. Son énergie était hors de portée. Elleallait mourir.

« As-tu des problèmes, bellissime ? Je perçois tadétresse. Puis-je t’aider ? »

Dans son carcan, elle ne pouvait bouger, mais elleput tourner les yeux pour voir celui qui l’interpellaitainsi : un Ancien ; il était très petit et très jeune, mais,au contact de son esprit, il n’y avait pas à se tromper.Il ne s’agissait pas d’un simple humain, même s’il enavait l’aspect.

Elle avait les branchies trop sèches. Les serpentspouvaient se dresser hors de l’eau et même chanter,mais sa longue exposition à l’air glacé la poussait auxextrêmes limites de sa capacité à survivre dans le Vide.Elle prit une inspiration laborieuse. Oui, l’odeur était

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là, et elle sut sans le moindre doute que Tintaglial’avait marqué : la beauté de la reine débordait de lui.Lentement, elle ferma les paupières et les rouvrit,mais elle ne le voyait toujours pas nettement. Elle sedéshydratait trop vite. « Je ne peux pas » ; elle ne par-vint pas à en dire davantage.

Elle sentit l’angoisse envahir l’Ancien, et aussitôt illança l’alerte de sa voix fluette. « Tintaglia ! Celle-ci ades problèmes ! Elle ne peut pas achever son cocon.Que faut-il faire ? »

Le timbre tonnant de la dragonne lui parvint del’autre bout du terrain d’encoconnage. « La souped’argile, très mouillée ! Verse-la sur elle sans hésiter ;couvre-lui la tête puis étale la glaise sur l’ouverturede sa coquille de façon à la fermer, mais veille à ceque la première couche soit bien humide. » Tout enparlant, l’immense créature se dirigeait en hâte versSisarqua. « Une femelle ! Sois forte, petite sœur. Peud’entre vous donneront des reines ; tu dois être l’uned’elles. »

Les ouvriers s’étaient précipités, certains avec desbrouettes, d’autres avec des seaux pleins d’argile grisargenté. Sisarqua avait rentré la tête le plus loin pos-sible et fermé les yeux. Le jeune Ancien lançait desordres aux humains : « Vite ! N’attendez pas Tinta-glia ! Vite, sa peau et ses yeux sont en train de sedessécher. Versez la glaise. C’est ça ! Encore ! Encoreun seau ! Toi, retourne remplir ta brouette !Dépêche-toi ! »

L’épais liquide coulait sur elle, s’insinuait dans soncocon et la recouvrait. Ses propres toxines, présentesdans la coquille qu’elle avait fabriquée, commençaientà l’affecter, et elle sombrait dans un état qui n’était

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La fin des serpents

pas le sommeil, mais qui s’assimilait néanmoins aurepos. Enfin, enfin, le repos.

Elle sentit la présence de Tintaglia non loin d’elle,puis le poids soudain de l’argile régurgitée et chaude,et elle comprit, soulagée, que la dragonne avait clossa coquille. L’espace d’un instant, les toxines chargéesde mémoire piquèrent sa peau – mémoire de dragonissue de Tintaglia mais aussi un peu de savoir du ser-pent qu’elle avait dévoré récemment, tout cela vintenrichir son cocon. Obscurément, elle entendit Tinta-glia donner des instructions aux ouvriers. « La paroiest trop fine ici, et là aussi. Apportez de l’argile etappliquez-la en couches successives, puis recouvrez lacoquille de feuilles et de bouts de bois pour la proté-ger de la lumière et du froid. L’année est avancée, lesserpents ne doivent pas sentir le soleil tant que l’étén’est pas installé ; je crains qu’ils ne soient pas com-plètement achevés au printemps. Et, quand vousaurez terminé ici, allez à l’autre bout du terrain ; unautre serpent a des difficultés. »

La voix de l’Ancien parvint à la conscience décli-nante de Sisarqua. « Avons-nous fermé sa coquille àtemps ? Survivra-t-elle ?

— Je l’ignore, répondit Tintaglia d’un ton grave.L’année est très avancée, les serpents vieux et fatigués,et pour moitié ils meurent de faim. Certains de lapremière vague ont déjà succombé dans leurs cocons ;d’autres s’échinent encore à remonter le fleuve ou àfranchir l’escalier, et beaucoup d’entre eux mourrontavant même d’atteindre la rive. Néanmoins, l’avan-tage, c’est qu’ils serviront de nourriture aux autres etaugmenteront leurs chances de survie. En revanche,on ne retirera de ceux qui périront dans leurscoquilles que de la déception. »

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Les ténèbres engloutissaient Sisarqua ; était-elleglacée jusqu’aux os ou baignait-elle dans une agréablechaleur ? Elle n’en savait rien. Elle s’enfonçait maispercevait toujours l’inquiétude du jeune Ancien quise taisait. Quand il prit enfin la parole, elle entenditses pensées plus que ses mots. « Les gens du Désertdes Pluies aimeraient récupérer les coques de ceux quimeurent ; ils appellent ce matériau “bois-sorcier” etlui trouvent toutes sortes d’usages utiles, dans…

— NON ! » La violente réaction de la dragonnetira un instant Sisarqua de l’inconscience, mais sonorganisme était à bout de forces et aussitôt ellesombra de nouveau, et la voix de Tintaglia la suivitdans une strate encore en dessous des rêves. « Non,petit frère ! Tout ce qui est des dragons n’appartientqu’aux dragons. Le printemps venu, certaines de cescoquilles s’ouvriront, et les dragons qui en sortirontdévoreront les cocons et les cadavres de ceux quin’auront pas survécu. Telle est notre coutume, et ainsinous préservons notre savoir : ceux qui meurentdonnent leur force à ceux qui survivent. »

Sisarqua ne disposa que d’un instant pour sedemander dans quelle catégorie elle se trouverait, etpuis les ténèbres l’engloutirent.

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DIX-SEPTIÈME JOURDE LA LUNE DE L’ESPOIR

Septième année du Règne du Très Nobleet Magnifique Gouverneur Cosgo

Première année de l’Alliance Indépendantedes Marchands

De Detozi, Gardienne des Oiseaux, Trehaug, à Erek,Gardien des Oiseaux, Terrilville

Vous trouverez ci-joint une intimation officielle duConseil du Désert des Pluies pour un paiement équi-table des dépenses supplémentaires et imprévues quenous valent l’entretien et la surveillance des cocons deserpents pour la dragonne Tintaglia. Le Conseildemande une prompte réponse.

Erek,Une brusque inondation de printemps nous a touchés de plein

fouet. Énormes dégâts subis par certaines coquilles de dragons,dont certaines ont disparu. Une petite péniche a chaviré sur lefleuve, sans doute celle qui transportait les jeunes pigeons queje vous envoyais, hélas ; ils sont tous perdus. Je laisserai mesoiseaux pondre davantage, et je vous ferai parvenir les petitsdès qu’ils s’emplumeront. On ne reconnaît plus Trehaug, tantelle grouille de Tatoués ! Mon maître m’a dit que je ne devaispas dater mes lettres en fonction de notre indépendance, maisje brave son interdiction ; la rumeur deviendra réalité, j’ensuis convaincue !

Detozi

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L’homme du fleuve

C ’ÉTAIT LE PRINTEMPS, normalement, maisil faisait un froid de chien, surtout pourdormir sur le pont au lieu de passer la nuit

dans le rouf. Hier soir, réchauffé par le rhum, avecun ruban d’étoiles lointaines qui scintillaient par uneouverture dans la voûte de la forêt vierge, l’idée l’avaitenthousiasmé ; l’air ne lui avait pas paru trop frais,les insectes stridulaient dans les arbres, les oiseauxéchangeaient des gazouillis tandis que les chauves-souris filaient au-dessus du fleuve en pépiant :superbe nuit pour s’allonger sur le pont du bateau,admirer le monde qui l’entourait, savourer le fleuve,le désert des Pluies, sa propre place dans l’univers.Mataf le berçait doucement, et tout était bien.

À présent, dans l’aube gris-fer, les vêtements impré-gnés de rosée, les articulations ankylosées, il avaitl’impression de s’être laissé aller à une fredaine stu-pide plus digne d’un adolescent que d’un batelier quiapprochait la trentaine. Il se redressa lentement et

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poussa un long soupir qui fuma dans l’air immobileet froid, et qu’il fit suivre d’un rot venu du cœur etd’autres tréfonds, parfumé au rhum de la veille. Puis,maugréant, il se mit debout, vacillant, et parcourutles alentours du regard. Le matin ; d’accord. Ils’approcha du bastingage et se soulagea dans le fleuveen contemplant le jour qui se levait. Au-dessus de lui,dans les hauts sommets des arbres, des oiseaux chan-taient entre eux ; mais, dans le sous-bois, au bord del’eau, l’aube et l’éclat du jour n’arrivaient qu’atténués.La lumière tombait à peine, tamisée par des milliersde nouvelles feuilles et dépouillée de toute chaleur.Quand le soleil monterait, il brillerait sur le fleuve etses rayons perceraient la voûte de la forêt, mais il s’enfallait de plusieurs heures.

Leftrin s’étira puis fit rouler ses épaules ; sa chemiselui collait désagréablement à la peau. Ma foi, il l’avaitbien mérité ; si un de ses hommes avait été stupide aupoint de s’endormir sur le pont, c’est ce qu’il luiaurait dit. Mais aucun n’avait commis cette bêtise :les onze marins dormaient dans les couchettes étroitessuperposées le long de la paroi arrière du rouf, tandisque sa propre couchette, plus large, demeurait vide.Crétin !

Ce n’était pas encore l’heure du réveil ; dans lefourneau de la coquerie, le feu restait sous la cendre,on n’avait pas mis d’eau à bouillir pour le thé, nullegalette ne mijotait sur la grille ; et pourtant, il étaitbien réveillé, et il avait envie de retourner se promenersous les arbres, impulsion étrange qui ne se fondaitsur rien de rationnel mais dont il connaissait l’ori-gine : les rêves oubliés de la nuit dernière. Il tenta dese les rappeler, mais les lambeaux de ses songes semuèrent en fils de toile d’araignée et disparurent. Il

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L’homme du fleuve

tenait toutefois à suivre cette inspiration rémanente ;il n’avait jamais rien perdu à écouter ses enviessubites, et il avait regretté presque inévitablement lesrares occasions où il n’y avait pas prêté attention.

Il traversa le rouf puis la petite coquerie pourgagner sa cabine à l’avant. Là, il changea ses chaus-sures de pont contre des bottes ; le cuir graissé descuissardes était quasiment troué à force d’usure : leseaux acides du fleuve du désert des Pluies agressaientsouliers, vêtements, bois ou peau. Mais ses bottessupporteraient encore une virée ou deux à terre, etpar conséquent sa peau aussi. Il décrocha sa veste, lajeta sur son épaule et rentra dans le rouf, où il donnaun coup de pied dans la couchette du timonier.Souarge leva brusquement la tête et le regarda d’unair vague.

« Je descends à terre me dégourdir les jambes ; jeserai sans doute revenu pour le petit déjeuner.

— Bien », fit Souarge, ce qui représentait à la foisla seule réponse acceptable et la limite de ses talentsen matière de conversation. Avec un grognement, Lef-trin quitta le rouf.

La veille, ils avaient échoué la péniche sur une rivemarécageuse et l’avaient attachée à un arbre penché.Leftrin se laissa glisser le long du bout depuis laproue camarde jusqu’aux roseaux crottés de boue ; lesyeux peints de la péniche contemplaient la pénombredu sous-bois. Dix jours plus tôt, un vent chaud et deviolents orages avaient gonflé le fleuve du désert desPluies, dont les eaux avaient débordé de leur lit pourinonder les berges basses. Depuis deux jours, ellesavaient baissé, mais la végétation avait souffert d’êtrerestée plusieurs jours sous les flots limoneux de lacrue. Les roseaux ployaient sous le poids de la boue,

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qui avait écrasé la plupart des herbes, et des maresdemeuraient sur la rive ; quand Leftrin se mit enroute, ses pieds s’enfoncèrent et l’eau remplit peu àpeu les empreintes qu’il laissait.

Il ignorait où il allait et pourquoi il y allait ; le nezau vent, il s’éloignait du fleuve pour s’enfoncer dansl’ombre des arbres festonnés de plantes grimpantes.Là, les signes de la récente inondation étaient encoreplus manifestes : branches prises entre les troncs,amas boueux de feuillages et de lianes accrochés auxarbres et aux buissons, dépôts de limon sur la mousseépaisse et la végétation rase. Les fûts énormes desgéants qui soutenaient le toit du désert des Pluies necraignaient guère les crues, mais les taillis qui pous-saient en abondance dans leur ombre n’y résistaientpas ; par endroits, le courant y avait ouvert des che-mins tandis qu’à d’autres la fange alourdissait tantleur feuillage qu’on ne voyait plus d’eux que desbuttes boueuses.

Quand il le pouvait, Leftrin empruntait les pas-sages ouverts dans les broussailles par l’inondation ;et, quand le sol devenait trop mou, il se frayait unchemin dans les sous-bois englués de boue. Très vite,il se retrouva lui-même couvert de vase et trempé.Une branche qu’il avait écartée lui revint en pleinfront et le moucheta de limon ; il essuya vivement lamatière piquante de son visage. Comme chez beau-coup de bateliers, l’exposition aux eaux acides dufleuve du désert des Pluies avait endurci la peau deses bras et de sa figure à laquelle elles donnaient unaspect de cuir tanné en contraste saisissant avec sesyeux gris, et il avait la conviction que cela expliquaitqu’il arborât si peu des excroissances et encore moinsdes écailles qui affligeaient la plupart de ses frères du

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désert des Pluies. Néanmoins, il ne se regardait pascomme un séducteur, ni même comme un bel homme.Cette réflexion inattendue fit naître un sourire deregret sur ses lèvres ; il l’écarta de ses pensées, enmême temps qu’une branche de son visage, et pour-suivit son chemin.

Soudain, il s’arrêta. Une sensation qu’il n’eût sudécrire, une odeur ou un spectacle qu’il n’avait pasperçu consciemment, l’avertirent qu’il approchait. Ilse tint immobile et balaya lentement la zone desyeux ; les poils se dressèrent brusquement sur sanuque, et il tourna la tête. Là ! Des débris végétauxempêtrés de boue dissimulaient l’objet, et les flotsdéchaînés du fleuve l’avaient couvert de vase, maisune veine grise transparaissait néanmoins : un blocde bois-sorcier.

Il n’était pas énorme, pas aussi gros qu’ils pou-vaient l’être, d’après ce qu’il avait entendu dire : ilavait un diamètre d’à peu près les deux tiers de sataille, or Leftrin n’avait rien d’un géant ; mais iljugeait sa découverte d’une taille suffisante pour fairesa fortune. Il jeta un regard derrière lui, mais les taillisqui lui barraient la vue du fleuve et de sa pénicheamarrée le protégeaient aussi des yeux indiscrets ; detoute manière, aucun de ses hommes n’avait dû avoirla curiosité de le suivre : ils dormaient à son départ etdevaient encore lézarder sur leur couchette. Le trésorn’était qu’à lui.

Non sans peine, il traversa la végétation jusqu’à cequ’il pût toucher l’objet : il était mort ; Leftrin lesavait avant même de poser la main dessus. Enfant, ilétait descendu dans la salle du Coq couronné, il avaitvu le cocon de Tintaglia avant qu’elle n’eût éclos, et iln’avait pas oublié les fourmillements que sa proximité

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avait éveillés en lui. Dans la bille de bois-sorcier qu’ilavait sous les yeux, le dragon avait péri et ne verraitjamais le jour ; peu importait à Leftrin qu’il eût suc-combé sur la berge du terrain d’encoconnage ou queles chocs provoqués par la crue l’eussent tué : il étaitmort, le bois-sorcier était à sa disposition, et lui seulsavait où il se trouvait – et, par une chance extraordi-naire, il faisait partie des rares qui sussent commenten tirer le meilleur parti.

À l’époque où la famille Khuprus avait constituéune partie de son immense fortune à partir del’exploitation du bois-sorcier, avant que quiconque nesût ou ne reconnût la véritable nature du « bois », lesfrères de sa mère travaillaient dans ce domaine. Petitgarçon, il se promenait dans le bâtiment bas où lesscies de ses oncles mordaient lentement dans le maté-riau dur comme le fer, et il avait neuf ans quand sonpère l’avait jugé assez âgé pour venir travailler aveclui sur la péniche ; il avait alors entamé sa carrière demarin, et il avait appris son métier en suivant tous leséchelons. Puis, comme il venait d’avoir vingt-deuxans, son père était mort, et il avait hérité de lapéniche. Il l’avait commandée le plus clair de son exis-tence, mais, du côté de sa mère, il connaissait lesficelles du commerce du bois-sorcier et il savaitcomment les utiliser.

Il fit le tour du bloc, avec difficulté car les eauxl’avaient coincé entre deux arbres, une extrémité pro-fondément enfoncée dans la boue tandis que l’autrese dressait à l’oblique, festonnée de débris végétaux.Leftrin envisagea de le dégager afin de mieux le voir,puis il décida de lui laisser son camouflage. Il revintrapidement à la gabare, se rendit à pas de loup aucaisson dont il sortit un long bout puis retourna en

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hâte attacher sa trouvaille ; c’était un travail salissant,mais, quand il eut terminé, il avait la conviction quemême une nouvelle crue ne pourrait déloger sontrésor.

Comme il reprenait le chemin de la gabare, il sentitune de ses épaisses chaussettes en feutre prendrel’humidité et son pied commencer à le piquer. Il accé-léra le pas en jurant tout bas ; il devrait acheter unenouvelle paire de bottes lors du prochain arrêt dubateau. Papegai était un des villages les plus petits etles plus récents du fleuve du désert des Pluies, tout s’ypayait cher, et il aurait du mal à y trouver des bottesde cuir importées de Chalcède ; il serait à la merci dequiconque en aurait à vendre. Puis un sourire amerlui tordit les lèvres : il venait de découvrir une billede bois-sorcier qui valait plus de dix années de travailsur sa gabare, et voilà qu’il s’inquiétait de ce qu’ilallait devoir payer pour une paire de bottes ! Une foisle bois débité en planches et vendu discrètement, iln’aurait plus jamais de soucis d’argent.

Il se pencha sur les problèmes de logistique. Tôt outard, il devrait décider à qui faire confiance et avecqui partager son secret ; il aurait besoin de quelqu’unà l’autre bout de la scie en long, et d’hommes pourl’aider à transporter les lourdes planches jusqu’à lagabare. Ses cousins ? Probablement. La voix du sangparle toujours plus fort, même que les grondementsdu fleuve du désert des Pluies.

Sauraient-ils se taire ? Il le pensait. Il faudrait aussise montrer prudent : le bois-sorcier fraîchementdécoupé se reconnaissait aisément à son lustreargenté et à son odeur qui ne ressemblait à aucuneautre. Quand les Marchands du désert des Pluiesavaient découvert ce matériau, ils n’avaient attaché

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son prix qu’à sa capacité à résister aux eaux acidesdu fleuve. Le propre bateau de Leftrin, le Mataf, fai-sait partie des premiers bateaux à coque recouvertede planches de bois-sorcier. Les charpentiers del’époque ne se doutaient pas des propriétés magiquesde cette matière et tiraient simplement profit d’uneréserve miraculeuse d’un bois parfaitement vieilli,arraché à la cité enfouie qu’ils avaient découverte.

C’est seulement après avoir construit des navirescomplexes de grande taille, capables de naviguer aussibien sur le fleuve que dans les eaux salées de la côte,qu’ils avaient mesuré toutes les possibilités de cematériau. À la surprise générale, les figures de prouede ces bâtiments, plusieurs générations après leurconstruction, avaient commencé à prendre vie et àbouger pour l’émerveillement de tous. Les vivenefsn’étaient guère nombreuses, et leurs propriétaires lesgardaient jalousement ; on ne les vendait jamais endehors de l’alliance des Marchands : seul un Mar-chand de Terrilville pouvait en acheter une, et seulesles vivenefs pouvaient remonter sans danger le fleuvedu désert des Pluies, car la coque des navires clas-siques cédait rapidement sous l’acidité des eaux. Quelmeilleur moyen pouvait-on imaginer pour protégerles villes secrètes du désert des Pluies et leurshabitants ?

Enfin, beaucoup plus récemment, on avait décou-vert la véritable nature du bois-sorcier. Les immensestroncs de la salle du Coq couronné n’étaient pas enbois, mais constituaient en réalité les cocons protec-teurs de futurs dragons, placés à l’abri de la cité pourles préserver lors d’une éruption volcanique des tempsanciens. On n’évoquait qu’avec réticence ce que celaentraînait. Tintaglia la dragonne avait émergé vivante

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de sa coquille ; des autres « troncs » qu’on avait débi-tés en planches destinées aux navires, combien conte-naient des dragons viables ? Nul n’en parlait ; mêmeles vivenefs renâclaient à discuter des dragons qu’elleseussent pu être, et Tintaglia elle-même n’avait jamaisdit un mot sur ce sujet. Néanmoins, de l’avis de Lef-trin, si on apprenait qu’il avait découvert un bloc debois-sorcier, on le lui confisquerait ; il ne fallait sur-tout pas que la nouvelle se répandît à Trehaug ni àTerrilville, et que Sâ le protège si la dragonne enentendait parler ! Non, il ferait tout pour garder satrouvaille secrète.

Jadis, il eût pu vendre son trésor aux enchères, maisaujourd’hui il devait l’écouler discrètement, à l’insude tous, et cela le contrariait ; néanmoins, les débou-chés, les bons débouchés, ne manquaient pas : dansune ville aussi concurrentielle que Terrilville, il y avaittoujours des négociants prêts à acheter des biens sansse montrer trop curieux de leur origine, ou un Mar-chand ambitieux prêt à se lancer dans le commerced’objets illégaux dans l’espoir de gagner les faveursdu gouverneur de Jamaillia.

Mais le bel et bon argent, les meilleures offres vien-draient des négociants chalcédiens. La paix instableentre Terrilville et Chalcède n’existait que depuis peu ;des traités partiels avaient été signés, mais les grandesdécisions concernant les frontières, les échanges com-merciaux, les tarifs douaniers et les droits de passagerestaient en négociation. Leftrin se disait aussi que lasanté du chef suprême de Chalcède déclinait, et desémissaires avaient déjà tenté de remonter le fleuve dudésert des Pluies à bord de vivenefs louées ; on leuravait barré la route, mais chacun savait quelle étaitleur mission : ils souhaitaient acheter des échantillons

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de dragon : sang de dragon pour les élixirs, chair dedragon pour le rajeunissement, dents de dragon pourfabriquer des dagues, écailles de dragon pour créerdes armures légères et souples, verge de dragon pourla virilité. Apparemment, toutes les histoires de bonnefemme à propos des pouvoirs médicinaux et magiquesdes extraits de dragon étaient parvenues aux oreillesde l’aristocratie chalcédienne, et les nobles rivalisaientd’ardeur pour gagner les faveurs de leur duc ets’employaient à lui procurer un antidote au mal débi-litant qui le terrassait peu à peu. Ils ignoraient queTintaglia avait éclos du dernier bloc de bois-sorcierque possédaient les habitants du désert des Pluies, etqu’il ne restait aucun embryon de dragon à disséquerpuis à envoyer en Chalcède. Tant mieux ; Leftrin par-tageait l’opinion de la majorité des Marchands : plustôt le duc de Chalcède descendrait dans son tombeau,mieux cela vaudrait pour les affaires et l’humanité.Mais il partageait aussi leur point de vue pragmatiqueselon lequel, en attendant, autant faire du profit surle dos du vieux guerrier malade.

S’il décidait d’emprunter cette voie, il lui suffisaitde trouver le moyen de transporter intact le blocpesant jusqu’en Chalcède ; à coup sûr, les restes dudragon à demi formé qu’il contenait atteindraient là-bas un prix astronomique. Il n’y avait qu’à convoyerle cocon jusqu’en Chalcède… S’il ne réfléchissait pastrop, l’opération pouvait paraître simple, comme s’iln’y avait pas besoin de treuils ni de poulies pour ledéloger des arbres qui le bloquaient puis le hisser surla gabare – sans parler du secret dont il faudraitentourer cette cargaison ni de la difficulté d’arrangersecrètement son transport depuis le fleuve du désert

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des Pluies jusqu’en Chalcède. Son bateau ne parvien-drait jamais à effectuer un tel voyage, mais il pouvaitl’organiser, et, s’il ne finissait pas dépouillé ni assas-siné à l’aller ou au retour, il pourrait sortir extrême-ment riche de cette aventure.

Il accéléra le pas malgré sa claudication : la sensa-tion de piqûre dans sa botte se muait en brûlure.Quelques cloques n’auraient rien de grave, mais uneplaie ouverte s’ulcérerait rapidement et le laisseraitboiteux pendant plusieurs semaines.

Au sortir de la broussaille des sous-bois, dans lazone plus à découvert qui bordait le fleuve, il perçutla fumée du fourneau de la coquerie et entendit lesvoix de ses hommes ; des crêpes étaient en train decuire et le café infusait. Il était temps de remonter àbord et de lever l’ancre avant qu’on se demandât ceque cachait la promenade matinale du capitaine.Quelqu’un avait eu la prévenance de jeter une échellede corde à son intention ; sans doute Souarge : letimonier avait toujours quelques pas d’avance sur lereste de l’équipage. Assis sur le bastingage de proue,Eider, taciturne et massif, fumait sa pipe du matin ; ilhocha la tête et souffla un rond de fumée en guise desalut à Leftrin. S’il était curieux de savoir où sonpatron était allé et pourquoi, il n’en manifesta rien.

Leftrin réfléchissait encore à la meilleure façon detransformer le bloc de bois-sorcier en espèces son-nantes et trébuchantes lorsqu’il posa sa botte boueusesur le premier barreau de l’échelle. Le regard des yeuxpeints de Mataf croisa le sien, et il se figea : unepensée radicalement nouvelle venait de faire irruptiondans son esprit. Garde-le ; garde-le et sers-t’en pourtoi-même et ton bateau. Pendant un long moment,immobile sur l’échelle, il contempla les possibilités qui

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se déployaient dans sa tête comme des fleurs s’épa-nouissant à la première lueur de l’aube.

Il tapota de la main le flanc de la gabare. « Ce n’estpas impossible, mon vieux. Pas impossible du tout. »Puis il acheva sa montée, prit pied sur le pont, ôta sabotte qui prenait l’eau et la jeta dans le fleuve pourqu’il la dévorât.

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QUINZIÈME JOURDE LA LUNE DU POISSON

Septième année du Règne du Très Nobleet Magnifique Gouverneur Cosgo

Première année de l’Alliance Indépendantedes Marchands

De Detozi, Gardienne des Oiseaux, Trehaug, à Erek,Gardien des Oiseaux, Terrilville

Le parchemin scellé contient un message de GrandeImportance de la part du Conseil des Marchands duDésert des Pluies de Trehaug à l’attention du Conseildes Marchands de Terrilville. Vous êtes invités àenvoyer les représentants de votre choix à l’occasion del’éclosion des Dragons du Désert des Pluies. Selon lesinstructions de la sublime et royale Dragonne Tintaglia,les cocons seront exposés à la lumière du soleil le 15ème

jour de la Lune Verdissante, dans quarante-cinq jours.Le Conseil des Marchands du Désert des Pluies seréjouit d’avance de votre présence à la naissance denos dragons.

Erek !Nettoyez vos nichoirs et passez les murs de votre pigeonnier

à la chaux. Les deux derniers oiseaux que j’ai reçus de votrepart étaient infestés de poux et ont contaminé un de mespigeonniers.

Detozi

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L’éclosion

C E FUT LA CHANCE qui amena Thymara aubon endroit au bon moment. Accrochée à laplus basse branche d’un arbre près de la

plage aux serpents, elle songea que jamais la fortunene lui avait souri à ce point. D’habitude, elle n’accom-pagnait pas son père lorsqu’il descendait aux niveauxinférieurs de Trehaug, et encore moins quand il serendait à Cassaric ; pourtant, elle s’y trouvait bel etbien, et précisément le jour où Tintaglia avait décrétéla présentation des coquilles de dragons. Elle jeta unregard à son père, et il lui retourna un sourire com-plice. Elle comprit alors soudain que la chance n’avaitrien à y voir ; il savait le plaisir qu’elle prendrait àassister à la cérémonie et il avait prévu leur sortie enconséquence. Elle rendit son sourire à son père avectoute l’assurance de ses onze ans puis reporta sonattention sur la scène en contrebas. Perché comme unoiseau sur une solide branche, plus près du tronc del’immense arbre qu’ils partageaient, son père lui

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lança : « Thymara, sois prudente. Ils viennent d’écloreet ils ont faim. Si tu tombais parmi eux, ils pourraientbien te prendre pour un simple morceau de viande. »

La fillette maigrichonne enfonça davantage sesgriffes noires dans l’écorce. Il ne la taquinait qu’àmoitié, elle le savait. « Ne t’en fais pas, papa ; je suisfaite pour vivre dans les arbres. Je ne tomberai pas. »Elle s’étendait sur une branche pendante sur laquellenul autre arboricole ne se fût risqué ; mais elle savaitqu’elle supporterait son poids. Elle pressait son ventrecontre l’écorce comme les fins lézards bruns desarbres qui partageaient son perchoir ; et, comme eux,elle s’accrochait de toute la longueur de son corps, lesdoigts et les orteils fichés dans les larges crevasses del’écorce, les cuisses serrées sur le bois. Une dizaine detresses raides nouées sur sa nuque restreignaient sachevelure noire et luisante. La tête beaucoup plusbasse que les pieds, elle avait la joue plaquée sur lapeau rugueuse de l’arbre et elle dévorait du regard lascène qui se déroulait à ses pieds.

L’arbre de Thymara faisait partie des innombrablesgéants qui composaient la forêt du désert des Pluies.Sur des jours et des jours de marche dans toutes lesdirections, elle s’étendait de part et d’autre du largefleuve gris. Dans la région de Cassaric et sur plusieursjournées de marche vers l’amont, les arbres-piquetsdominaient ; leurs rameaux largement déployés àl’horizontale permettaient la construction d’excel-lentes habitations. Adultes, ils émettaient par lesbranches des racines qui descendaient jusqu’au sollointain, si bien que chacun établissait autour de sonpied une sorte de palissade qui l’ancrait solidementdans la terre marécageuse. La forêt qui entourait Cas-saric était beaucoup plus dense qu’autour de Tre-haug, et les branches horizontales beaucoup plus

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stables que celles dont Thymara avait l’habitude ; ellesrendaient l’escalade et le déplacement d’arbre enarbre d’une facilité ridicule, et, aujourd’hui, elles’était aventurée sur l’extrémité de l’une d’elles pourjouir d’une vue imprenable sur le spectacle.

En face d’elle, de l’autre côté des bas-fonds boueux,le fleuve s’étalait, plat et laiteux. Sur l’autre rive, elledistinguait à travers la brume la forêt épaisse où l’étésuscitait mille nuances de vert. Le bruit du courant,des galets qui roulaient sous ses ondes opaques, for-mait la musique constante de son existence. Près de laberge, du côté de Thymara, l’eau peu profonde laissaitparaître des bandes de gravier et d’argile qui proté-geaient des flots la berge plate que dominait la fillette.L’hiver précédent, on avait précipitamment renforcécette section de la rive avec des remparts de bois ; lescrues les avaient maltraités, mais la plupart des troncsn’avaient pas bougé.

Sur plusieurs acres, la rive nue était jonchée decocons semblables à d’immenses bouts de bois rejetéspar le fleuve. Naguère, une herbe rêche et des brous-sailles piquantes couvraient la zone, mais l’arrivée enmasse des serpents avait tout détruit. Thymara n’avaitpas assisté à leur migration, mais elle en avait entenduparler ; aucun de ceux qui habitaient les cités arbori-coles du désert des Pluies n’avait échappé à la relationde cette histoire : une horde, un nœud de plus de centserpents géants avait remonté le fleuve, escorté parune vivenef et encouragé par un magnifique dragonbleu et argent. Le jeune Ancien Selden Vestrit était làpour accueillir les serpents revenus à leur foyer ances-tral ; il avait organisé les rangs des habitants du désertdes Pluies venus aider les serpents à fabriquer leurscoquilles. Il avait passé la plus grande partie de l’hiver

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à Cassaric pour veiller les serpents endormis, s’assu-rer que leurs cocons restaient couverts de feuilles etde boue pour les isoler du froid, de la pluie et mêmedu soleil. Thymara avait entendu dire qu’il étaitrevenu pour assister à l’éclosion.

Malgré son envie, elle ne l’avait pas vu ; sans doutese trouvait-il au centre du terrain, sur l’estrade dresséepour accueillir les membres du Conseil du désert dePluies et les autres dignitaires. Il y avait foule là-bas :les Marchands en robe s’agglutinaient autour del’estrade, et les gens du peuple festonnaient les arbrescomme une volée d’oiseaux migrateurs. Elle seréjouissait que son père l’eût menée à l’extrémité dela zone d’éclosion, où il y avait peut-être moins decocons, mais aussi moins de gens pour l’empêcher devoir ; néanmoins, elle eût aimé se trouver plus près del’estrade pour entendre la musique et les discours, etapercevoir un authentique Ancien.

À cette pensée, son cœur s’enfla de fierté : il venaitde Terrilville et descendait d’une famille de Mar-chands, tout comme elle, mais Tintaglia l’avait touchéet il avait commencé à se changer en Ancien, le pre-mier qu’aucune personne vivante eût jamais vu. Il enexistait aujourd’hui deux autres, la sœur de Selden,Malta, et Reyn Khuprus, lui-même du désert desPluies. Elle soupira ; on eût dit un conte de féesdevenu réalité : les serpents de mer, les dragons et lesAnciens étaient revenus sur les Rivages maudits ; et,de son vivant, elle verrait la première couvée de dra-gons de mémoire d’homme. Dans l’après-midi, lesdragonneaux seraient apparus et auraient pris leurenvol.

Les cocons gris terne qui jonchaient la rive à pertede vue renfermaient chacun un serpent qui avait

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mué ; on avait ôté l’amoncellement de feuilles, debrindilles et de terre qui les avait couverts tout l’hiveret le printemps. Certains, immenses, rivalisaient entaille avec une gabare tandis que d’autres ne dépas-saient pas la longueur d’une section de tronc ;quelques-uns avaient un éclat argenté et sain, maisd’autres, d’un gris éteint, s’étaient effondrés sur eux-mêmes, et, à l’odorat sensible de Thymara, ils sen-taient le reptile mort ; les serpents qui s’étaient enfer-més dans ces coquilles n’en émergeraient jamais sousforme de dragonneaux.

Comme ils l’avaient promis à Tintaglia, les Mar-chands du désert des Pluies avaient fait leur possiblepour soigner les serpents encoconnés sous la supervi-sion de Selden ; on avait appliqué une nouvellecouche d’argile sur les coquilles qui paraissaient tropminces, avant de les recouvrir de feuilles et de bran-chages, car Tintaglia avait expliqué qu’il fallait lesprotéger non seulement des tempêtes d’hiver maisaussi du premier soleil du printemps : les dragonsavaient intégré leurs cocons tard dans l’année, et lalumière et la chaleur risquaient de stimuler une éclo-sion prématurée ; la dragonne avait donc souhaitéqu’ils demeurassent à l’abri jusqu’au plein été, afin dedonner aux embryons plus de temps pour se dévelop-per. Les gardiens du désert des Pluies et les Tatoués– anciens esclaves jamailliens aujourd’hui libérés –avaient œuvré au mieux de leurs possibilités selon lestermes du contrat qui liait les Marchands du désertdes Pluies à Tintaglia : elle avait convenu de surveillerl’embouchure du fleuve pour empêcher toute incur-sion des Chalcédiens, et, en retour, ils avaient promisd’aider les serpents à gagner leur terrain d’encocon-nage ancestral et de les protéger pendant qu’ils se

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transformaient dans leurs coquilles. Les deux partisavaient tenu les termes du marché, et leur accordallait porter ses fruits aujourd’hui même, quand unenouvelle génération de dragons, alliés de Terrilville etdu désert des Pluies, prendrait son premier envol.

Les gangues avaient mal supporté l’hiver ; les ventsfurieux et les pluies violentes les avaient abîmées,mais, pire encore, le fleuve en crue les avait endomma-gées en les roulant les unes contre les autres et enérodant l’argile qui les protégeait. Le dénombrementorganisé par la suite avait montré qu’une vingtained’entre elles avaient été emportées ; sur soixante-dix-neuf dragons encoconnés, il n’en restait que cin-quante-neuf, dont certains si mal en point que leursoccupants n’avaient probablement pas survécu. Lescrues faisaient partie des dangers inhérents à la viedans le désert des Pluies, mais Thymara n’en éprou-vait pas moins du chagrin ; qu’était-il advenu descocons manquants et des dragons à demi formésqu’ils abritaient ? L’inondation les avait-elle dévorés ?Emportés jusqu’à la mer ?

Le large fleuve gris imposait sa loi sur ce mondeforestier ; son courant et sa profondeur connaissaientdes fluctuations extrêmes dans un lit que rien n’arrê-tait vraiment : il s’écoulait là où bon lui semblait, etnulle part dans le monde de Thymara l’expression« sol sec » n’avait de véritable réalité. Le plancher dela forêt pouvait se muer le lendemain en marécageou en fondrière. Seuls les grands arbres paraissaientinsensibles aux flots changeants du fleuve, maisencore n’était-ce pas sûr, et les habitants du désert desPluies bâtissaient toujours leurs logis dans les plusgrands et les plus solides ; leurs maisons et leurs alléescouvraient les charpentières et les troncs de la forêt

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comme de grosses guirlandes, leurs passerellesoscillantes s’étendaient d’arbre en arbre, et, plus prèsdu sol, au plus épais des troncs et des branches, derobustes constructions abritaient les marchés les plusimportants et les demeures des familles les plus fortu-nées. Plus on montait haut, plus les bâtiments deve-naient petits et légers ; des ponts de singe reliaient lesquartiers, et des escaliers suivaient en spirale lestroncs principaux. Avec l’altitude, passerelles et pontsdevenaient de plus en plus grêles, et tous les habitantsdu désert des Pluies devaient posséder des talentsd’arboricole pour se déplacer dans leur ville ; maisbien peu avaient les dons de Thymara.

La précarité de son perchoir ne l’inquiétait pas :elle s’absorbait dans le prodige qui s’accomplissait àses pieds, et ses yeux gris argent s’emplissaient duspectacle.

Le soleil était assez haut pour que ses rayonsobliques pussent passer par-dessus les hautesbranches des arbres et toucher les cocons sur la grève.Il ne faisait pas exceptionnellement chaud pour unjour d’été, et pourtant certaines coquilles avaientcommencé à fumer sous la chaleur. Thymara portason attention sur l’énorme cocon à sa verticale ; lavapeur montait jusqu’à elle, empreinte d’une puan-teur reptilienne ; elle pinça les narines et continua deregarder, en extase. À ses pieds, le bois-sorcier de lacoquille perdait sa solidité.

Thymara connaissait bien ce matériau ; pendantdes années, son peuple s’en était servi comme d’unbois extrêmement résistant, bien plus que le bois leplus dur : on pouvait y émousser une hache ou unescie en une matinée. Mais à présent le « bois » grisargent du cocon s’amollissait, fumait, bouillonnait,

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et, en fondant, prenait la forme de la créature immo-bile qu’il abritait.

Soudain, la créature eut un sursaut puis s’agitavivement. Le bois-sorcier se déchira comme unemembrane ; l’être squelettique absorbait le coconliquéfié, et, sous les yeux de Thymara, la chair maigrese remplit tandis qu’elle prenait des couleurs. Le dra-gonneau était plus petit qu’elle ne s’y attendait au vude la taille de la coquille et d’après ce qu’elle savait deTintaglia. Un nuage de vapeur à l’odeur désagréablemonta jusqu’à elle, puis la tête camarde d’un dragonémergea du cocon fondu.

Dehors !Thymara éprouva un brusque vertige lorsque le

parler-dragon toucha son esprit, et son cœur bonditcomme un oiseau prenant son envol. Elle entendaitles dragons ! Depuis l’apparition de Tintaglia, onavait découvert que certaines personnes comprenaientce que disait la dragonne tandis que les autres ne per-cevaient que des rugissements, des sifflements et descliquetis sinistres. Lorsque Tintaglia était arrivée àTrehaug et s’était adressée à la foule, certains avaiententendu ses paroles et d’autres n’avaient rien capté deses pensées. Thymara se sentait indiciblement ravie desavoir que, si jamais un dragon daignait lui parler, ellel’entendrait. Elle s’avança davantage sur sa mincebranche.

« Thymara ! lança son père.— Je fais attention ! » répondit-elle sans même le

regarder.En dessous d’elle, le jeune dragon avait ouvert une

large gueule rouge et mettait en pièces les fibres fon-dues de la coquille qui la retenait prisonnière. Elle ?Thymara ignorait comment elle le savait. Pour un

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nouveau-né, la créature affichait une denture impo-sante. Soudain, elle arracha une bouchée du bois-sorcier amolli, jeta la tête en arrière et déglutit.« Elle mange sa coquille ! cria la fillette à son père.

— J’en ai entendu parler, répondit-il. Seldenl’Ancien a dit qu’à l’éclosion de Tintaglia la dragonnea absorbé son cocon fondu par la peau. Je crois qu’ilsen tirent de l’énergie. »

Thymara ne répondit pas ; son père avait manifes-tement raison. Elle n’eût pas cru possible qu’un coconqui avait contenu un dragon pût tenir dans l’estomacde ce dernier, mais la petite femelle à ses pieds parais-sait vouloir démontrer le contraire ; elle continua des’extraire de sa coquille tout en la dévorant, arrachantdes morceaux fibreux et les avalant tout rond. Thy-mara compatit : quelle pitié qu’un être si jeune souf-frît d’une faim aussi violente ! Sâ merci, la jeunedragonne avait de quoi manger.

Soudain, une exclamation de surprise monta de lafoule, et Thymara eut juste le temps de s’accrocher àsa branche. Le vent violent qui la balaya faillit luifaire lâcher prise et fit danser follement son support ;un instant plus tard, un énorme choc sourd quirésonna dans son arbre signala que Tintaglia s’étaitposée.

La reine dragon avait une couleur bleue ou argen-tée selon l’incidence du soleil sur ses écailles, et elleavait au moins trois fois la taille des jeunes en traind’éclore. Elle referma ses ailes, et on eût cru voir unnavire ferler ses voiles ; elle les rabattit sur ses flancspuis les replia pour les plaquer sur elle comme desailes d’oiseau, si bien que ses plumes se fondirentdans les écailles de sa peau. Elle laissa tomber le daimqui pendait dans sa gueule. « Mangez », dit-elle aux

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dragonneaux, puis, sans attendre qu’ils eussent com-mencé, elle se rendit au bord du fleuve, baissa sagrande tête et but l’eau laiteuse. Enfin, rassasiée, ellereleva la tête et entrouvrit les ailes ; ses puissantespattes arrière fléchies la propulsèrent haut dans le ciel,et deux battements de ses larges ailes la rattrapèrentavant qu’elle ne retombât au sol. Lourdement, elles’éleva et s’en alla vers l’amont, de nouveau en chasse.

« Oh non ! » La pitié voilait la voix grave de sonpère. « Quel dommage ! »

La petite dragonne en dessous de Thymara conti-nuait d’arracher des lambeaux gluants de son coconet de les dévorer ; un pan gris se colla sur son museau,et elle s’efforça de l’ôter avec les griffes de ses pattesantérieures courtaudes. La jeune fille trouvait qu’elleressemblait à un bébé aux joues et aux cheveux macu-lés de panade. La dragonne était plus petite qu’elle nes’y attendait, moins développée aussi, mais elle rattra-perait sûrement son retard une fois adulte. Thymaralança un coup d’œil perplexe à son père, puis ellesuivit son regard.

Pendant qu’elle s’intéressait au nouveau-né au piedde son arbre, d’autres dragons avaient éclos, et l’odeurde sang frais qui émanait du daim mort les attirait.Deux d’entre eux, l’un d’un jaune éteint, l’autre d’unvert boueux, s’étaient approchés de la carcasse d’unpas chancelant et la dévoraient, trop affamés pour sela disputer ; les querelles éclateraient sans doutequand viendrait le moment de s’emparer du derniermorceau de choix. Pour l’instant, les deux créatures,accroupies près du cadavre sur lequel elless’appuyaient de leurs membres antérieurs, arrachaientdes morceaux de chair et de peau puis rejetaient latête en arrière pour avaler tout rond la viande tiède.

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L’une d’elles fouaillait dans le ventre tendre ; lesentrailles pendaient des mâchoires du dragonneaujaune et dessinaient sur sa gorge des zébrures rougeet marron. La scène était violente, mais pas davantageque la curée de n’importe quel prédateur.

Thymara se tourna de nouveau vers son père et,cette fois, suivit exactement l’axe de son regard. Lesdragonneaux qui se nourrissaient, penchés sur la car-casse qui se réduisait à l’œil nu, lui avaient barré lavue ; le jeune dragon que son père observait ne parve-nait pas à se tenir debout ; il roulait par terre et ram-pait sur le ventre, ses pattes arrière trop courtes etinachevées incapables de le porter. Sa tête dodelinaitau bout d’un cou fin ; pris d’un soudain frisson, il seredressa et oscilla sur place. Même sa couleur n’avaitpas l’air normale, gris clair comme l’argile, sur unepeau si mince qu’on distinguait les enroulementsblancs de ses intestins qui poussaient sur son ventre.Il était manifestement mal formé et il avait éclos troptôt pour survivre ; pourtant, il cherchait à se dirigervers la viande appétissante. Mais il poussa trop fortsur une de ses pattes rabougries et commença detomber sur le flanc ; stupidement, ou peut-être pourrattraper sa chute, il déploya ses ailes fragiles ; ils’effondra sur l’une d’elles, qui se tordit à l’envers etcéda avec un craquement audible. Le cri que poussala créature n’était pas aussi fort que l’éclair de dou-leur qui frappa l’esprit de Thymara ; elle tressaillitbrutalement et faillit lâcher sa branche. Elle se raccro-cha désespérément, les yeux fermés, et lutta contre lanausée que provoquait la douleur.

Elle comprit peu à peu ce qui se passait ; lescraintes de Tintaglia se réalisaient. La dragonne avaitcherché à protéger les cocons de la lumière dans

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l’espoir de procurer aux fœtus une période d’incuba-tion normale ; mais, bien qu’ils eussent attendu l’été,ils avaient quand même éclos trop tôt, à moins qu’ilsn’eussent déjà été trop épuisés et trop émaciés avantleur hibernation. Quelle que fût la raison de leurs dif-formités, ils étaient anormaux ; ces créatures étaientà peine capables de se déplacer. Elle percevaitl’incompréhension du dragonneau qui se mêlait à sasouffrance ; non sans mal, elle se détacha de cet espritempreint de perplexité.

Elle ouvrit les yeux, et une nouvelle horreur lapétrifia : son père avait quitté l’arbre ; au sol, il sefaufilait entre les cocons pour se diriger vers la créa-ture à terre. Du haut de sa branche, Thymara vit quele petit dragon n’avait pas survécu ; elle se reprit aus-sitôt : elle l’avait senti mourir. Mais son père l’igno-rait, et son visage affichait l’angoisse que lui inspiraitle dragonneau. Elle le connaissait : il ferait tout pourl’aider ; il était ainsi.

Thymara n’était pas la seule à avoir senti la créaturemourir ; les deux jeunes dragons avaient réduit ledaim à une large flaque de sang et d’excréments surl’argile boueuse ; ils levèrent soudain la tête et se tour-nèrent vers leur semblable tombé sur le flanc, tandisqu’un dragon rouge nouveau-né, la queue anormale-ment courte, s’avançait vers lui d’un pas mal assuré.Le jaune émit un feulement bas et accéléra ; la verteouvrit grand la gueule pour laisser échapper un sonà mi-chemin entre un rugissement et un feulement,accompagné de postillons qui éclaboussèrent l’argileà ses pieds ; elle visait le père de Thymara, mais, Sâmerci, elle n’avait pas encore la maturité nécessairepour cracher un nuage brûlant de toxines. La jeunefille savait qu’adultes les dragons pouvaient employer

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cette arme, et l’on disait que Tintaglia s’était serviede son souffle contre les Chalcédiens pendant labataille de Terrilville ; le venin de ces créatures ron-geait la chair et les os comme un acide.

Mais si la dragonnelle verte n’avait pas le pouvoirde brûler grâce à son souffle, son geste agressif avaitdirigé l’attention du rouge sur son père. Sans hésita-tion, le jaune et la verte convergèrent vers leur défuntcompagnon et commencèrent à échanger des gronde-ments menaçants au-dessus de son cadavre ; le rouge,lui, entreprit de suivre le père de Thymara lentementmais inexorablement.

La jeune fille pensait que son père, se rendantcompte que le nouveau-né n’avait pas survécu etn’avait plus besoin de son aide, reculerait devant ledanger des deux autres dragonneaux ; cent fois, millefois, il lui avait recommandé la prudence face aux pré-dateurs. « Si tu as un morceau de viande et qu’unchat des branches le guigne, laisse la viande et batsen retraite ; tu retrouveras toujours à manger, mais tun’as qu’une seule vie. » Par conséquent, quand il ver-rait le dragonneau rouge se diriger vers lui, son tron-çon de queue tout droit derrière lui, il ferait demi-tour.

Mais il ne le voyait pas : il n’avait d’yeux que pourle jeune dragon à terre, et, comme les deux autresdragonneaux se rapprochaient de lui, il cria : « Non !N’y touchez pas, laissez-lui une chance ! Laissez-luiune chance ! » Il agita les bras comme pour chasserdes oiseaux charognards venus lui disputer sa proieet se mit à courir vers eux. Qu’espères-tu ? voulut luidemander Thymara ; les deux dragonneaux étaientplus grands que lui ; ils ne crachaient pas encore le

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feu, mais ils savaient déjà se servir de leurs crocs etde leurs griffes.

« Papa, non ! Il est mort, il est mort ! Papa, sauve-toi, va-t’en vite !

Le jaune et la verte ne faisaient attention qu’à ladépouille, et ils se jetèrent sur elle avec la même vora-cité que sur la carcasse du daim. Revigorés par leurpremier repas, ils paraissaient plus enclins à se dispu-ter les morceaux de choix. Thymara ne s’intéressaitpas à eux, sauf pour s’assurer qu’ils s’occupaientmutuellement ; c’était le rouge qui l’inquiétait, celuiqui se rapprochait d’une démarche inégale maisrapide vers son père. Celui-ci prit soudain consciencedu danger, et il fit ce qu’elle redoutait, une astuce quifonctionnait souvent avec les chats des branches : ildéboutonna sa chemise et l’ouvrit largement. « Il fautparaître plus grand face à un animal menaçant,répétait-il fréquemment à sa fille ; si tu lui montresun aspect qu’il ne reconnaît pas, il deviendra prudent.Face à une créature apparemment plus grosse que lui,il reculera. Mais ne lui tourne jamais le dos : garde-le à l’œil, élargis-toi et recule lentement. La plupartdes félins adorent poursuivre leur proie ; ne lui enlaisse pas l’occasion. »

Hélas, il ne s’agissait pas là d’un félin, mais d’undragon, la gueule grand ouverte et les crocs blancs etaigus ; la faim brûlait en lui. Le père de Thymaraavait pris de l’ampleur visuellement mais le dragon-neau ne manifestait nulle crainte ; au contraire, lajeune fille entendit, ou plutôt perçut l’intérêt joyeuxqu’il éprouvait. Viande. Grosse viande. Manger ! Avecune voracité frénétique, il suivit en titubant l’hommequi reculait.

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« Non, pas viande ! lui cria Thymara. Pas manger !Pas manger ! Sauve-toi, papa ! Sauve-toi vite ! »

Deux miracles se produisirent en même temps.D’abord, le jeune dragon l’entendit ; il tourna sa têtecamarde vers elle, surpris, ce qui lui fit perdre l’équi-libre et le lança dans un cercle chancelant et ridicule.Elle vit alors ce qui lui avait échappé jusque-là : luiaussi était mal formé ; il avait une patte arrière consi-dérablement plus courte que l’autre. Pas manger ? Ellecapta un écho plaintif de ses mots. Pas viande ? Pasviande ? Son cœur se serra pour le petit dragon rouge.Pas viande ; seulement faim. Dans cet instant d’unitéavec lui, elle ressentit son appétit dévorant et safrustration.

Mais le second miracle l’arracha à ce contact : sonpère l’avait entendue aussi ; il avait baissé les bras, faitdemi-tour, et il courait à toutes jambes vers la forêt.Il évita un petit dragon bleu qui se tendait vers lui,toutes griffes dehors, et, arrivé au pied de l’arbre, ilescalada le tronc presque aussi vite qu’il avait détalésur le sol ; en quelques instants, il fut hors de portéedes dragonneaux, ce qui valait mieux car le petit bleus’était lancé dans un trot plein d’espoir derrière lui. Ilse tenait désormais sous l’arbre et humait avec forcereniflements le tronc qu’avait gravi sa proie ; il morditl’écorce du bout des dents puis recula en secouant latête. Pas viande ! pensa-t-il, et il s’en alla d’un pasmal assuré et sinueux sur le terrain d’éclosion où denouveaux dragonneaux sortaient sans cesse de leurscoquilles de bois-sorcier. Thymara ne le suivit pas duregard : elle était remontée sur sa branche et, aprèsavoir pris appui sur un genou, s’était redressée et avaitregagné le tronc en courant pour rejoindre son pèrequi achevait sa montée. Elle lui saisit le bras et enfouit

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son visage dans le creux de son épaule. Il sentait latranspiration qu’occasionne la peur.

« Mais qu’est-ce qui t’a pris, papa ? » demanda-t-elle avec une colère qui la surprit elle-même. Puiselle comprit qu’elle avait les meilleures raisons dumonde de lui en vouloir. « Si j’avais fait la mêmechose, j’en aurais entendu de toutes les couleurs !Pourquoi es-tu descendu ? Qu’espérais-tu donc ?

— Il faut monter plus haut ! » répondit-il, à boutde souffle, et elle le suivit sans se faire prier jusqu’àune branche supérieure, solide et quasi horizontale.Ils s’y assirent côte à côte ; la peur, l’effort ou peut-être les deux le faisaient haleter. Elle sortit son outrede sa besace et la lui tendit ; il la prit et but, soulagé.

« Ils auraient pu te tuer. »Il écarta l’outre de ses lèvres, la reboucha et la

rendit à sa fille. « Ce ne sont encore que des nouveau-nés maladroits ; je m’en serais tiré. D’ailleurs, je m’ensuis tiré.

— Ce ne sont pas des nouveau-nés ! C’étaient desserpents adultes avant d’entrer dans leurs cocons etmaintenant ce sont des dragons en pleine possessionde leurs moyens. Tintaglia s’est envolée quelquesheures à peine après son éclosion, et elle a tué uneproie. » Et, du doigt, elle montra un éclair bleu etargent qui passait au-dessus des frondaisons, et quiplongea soudain vers le sol. La bourrasque provoquéepar les violents battements d’ailes de la dragonne quifreinait sa descente frappa l’arbre et ses deux occu-pants ; une nouvelle dépouille de daim tomba de sagueule pour atterrir avec un bruit mat sur la berge,puis, sans attendre, Tintaglia remonta dans le cielpour reprendre sa chasse. Couinant, les dragonneaux

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se précipitèrent vers la carcasse et se mirent à enengloutir des morceaux de viande.

« Ça pourrait être toi, dit Thymara à son père. Ilsont peut-être l’air de bébés maladroits, mais ce sontdes prédateurs, des prédateurs aussi intelligents quenous – et plus gros que nous, et plus doués que nouspour tuer. » Le ravissement qu’elle avait éprouvé àvoir les dragons venir au monde se dissipait rapide-ment ; son émerveillement laissait place à une émo-tion à mi-chemin entre la terreur et la haine. Cettecréature était prête à dévorer son père !

« Pas tous, répondit celui-ci d’un ton attristé.Regarde en bas, Thymara, et dis-moi ce que tu vois. »

De sa position surélevée, elle jouissait d’une largevue du terrain d’éclosion. À l’œil, elle jugea qu’aucundragon ne sortirait d’un quart des coquilles de bois-sorcier ; les dragonneaux commençaient d’ailleurs àrenifler les cocons avortés. Un petit rouge cracha surl’un d’eux, dépourvu d’éclat ; peu après, la carapacese mit à fumer et de fines volutes de vapeur s’enéchappèrent. Le rouge y planta les crocs et en arrachaune longue bande, à la grande surprise de Thymara ;le bois-sorcier était un matériau dur, avec un grainfin, dont on fabriquait des bateaux, mais voici qu’ilparaissait se décomposer en lambeaux fibreux que lesdragonneaux déchiquetaient et dévoraient avidement.« Ils tuent leurs semblables, dit-elle, croyant que sonpère parlait d’eux.

— Ça m’étonnerait. À mon avis, les dragons qui setrouvaient dans ces coquilles sont morts sans avoir letemps d’éclore, et les autres le savent, sans doute àl’odorat. Il y a quelque chose dans leur salive quidéclenche une réaction, amollit les cocons et les rendcomestibles, probablement la même qui permet aux

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coquilles de se briser quand les jeunes éclosent ; àmoins que la lumière du soleil ne les fragilise. Maisce n’est pas de ça que je parlais. »

Elle regarda mieux. De jeunes dragons erraient, ladémarche instable, sur la berge d’argile ; certainss’aventuraient au bord de l’eau, d’autres s’attrou-paient autour des cocons fondus de leurs congénèresmort-nés pour les dévorer. Du daim qu’avait apportéTintaglia et du dragon qui avait succombé après sanaissance, on ne distinguait que de vagues traces san-glantes dans la boue. Thymara observa un dragon-neau aux pattes antérieures trop courtes qui reniflaitle sol. « Il est mal formé. » Elle se tourna vers sonpère. « Pourquoi y en a-t-il tant de mal formés ?

— Peut-être… » Il se tut, interrompu par l’atterris-sage, depuis une branche supérieure, de Rogon, venuse joindre à eux. Le compagnon de chasse occasionnelde son père faisait grise mine.

— Jerup ! Ainsi, tu n’as rien ! Mais qu’est-ce quit’a pris ? Je t’ai vu en bas, avec la bestiole qui te cou-rait après ; d’où j’étais, je n’ai pas pu me rendrecompte si tu avais réussi à grimper dans l’arbre ounon ! Que voulais-tu donc faire ? »

Le père de Thymara baissa les yeux avec un demi-sourire, mais peut-être aussi un peu d’irritation. « Jecroyais pouvoir aider celui qui se faisait attaquer ; jen’avais pas vu qu’il était déjà mort. »

Rogon secoua la tête avec dédain. « Même alors, çan’aurait servi à rien : il ne pouvait pas survivre,n’importe quel imbécile s’en serait rendu compte.Regarde-les : la moitié d’entre eux seront sans doutemorts avant ce soir. D’après les rumeurs que j’aientendues, le petit Ancien redoutait quelque chose de

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ce genre. Je me tenais juste à côté de l’estrade, et per-sonne ne sait comment réagir. Selden Vestrit est mani-festement catastrophé : il observe mais ne dit pas unmot ; et je te parie qu’on n’entend plus de musique.La plupart des gens importants qui tiennent leur dis-cours à la main ne le prononceront pas. On n’a jamaisvu autant de grosses légumes avec si peu à dire ; enprincipe, c’était le grand jour, celui où les dragonsdevaient s’élever dans le ciel, où nous devions remplirles termes de notre contrat avec Tintaglia. Et regarde-moi ce fiasco !

— Sait-on ce qui a produit ce résultat ? » demandaJerup avec réticence.

Son ami haussa ses larges épaules. « On parle d’untemps insuffisant d’encoconnage et d’un manque desalive de dragon. Pattes trop courtes, dos voûté –tiens, regarde celui-là, là-bas : il ne peut même pasredresser le cou ! Ce serait miséricorde que les autresle tuent rapidement.

— Ils ne le toucheront pas. » Le père de Thymaras’exprimait d’un ton d’absolue certitude. Comment lesavait-il ? « Les dragons ne tuent pas les leurs, sauf enpériode de rut. Quand l’un d’eux meurt, les autres ledévorent, mais ils ne s’attaquent pas mutuellementpour se nourrir. »

Rogon s’était assis à côté de son ami et balançaitnonchalamment dans le vide ses pieds nus à la corneépaisse. « Ma foi, le malheur des uns fait le bonheurdes autres, et c’est de ça que je venais te parler. Tu asvu la vitesse à laquelle ils ont englouti le daim ? »Avec un grognement, il poursuivit : « Ils ne peuventpas chasser eux-mêmes, c’est évident, et même undragon adulte comme Tintaglia ne peut pas rapporterde quoi manger pour tous. Il y a une occasion à saisir,

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mon vieil ami ; avant ce soir, le Conseil comprendraque quelqu’un doit s’occuper du ravitaillement de cesbestioles, qu’on ne peut pas laisser un troupeau dedragonneaux affamés gambader au pied de la cité,surtout avec les va-et-vient des équipes de fouille.C’est là qu’on intervient : si on propose au Conseildu désert des Pluies de nous engager pour chasser dequoi les nourrir, on aura du travail par-dessus la tête.Bien sûr, on ne pourra pas répondre complètement àla demande, mais, tant qu’on y arrivera, l’argentaffluera. Même avec l’aide de la dragonne adulte, ontombera vite à court de gibier ; mais, pendant quelquetemps, on devrait gagner gros. » Il secoua la tête avecun sourire espiègle. « J’aime mieux ne pas imaginerce qui se passera quand la viande manquera ; si lespetits ne se mettent pas à se manger entre eux, c’estnous qui représenterons les proies les plus proches.On a fait une mauvaise affaire avec ces dragons. »

Thymara intervint : « Mais nous avons conclu unmarché avec Tintaglia, et un Marchand est lié par saparole. Nous avions promis d’aider la reine dragon às’occuper des jeunes si elle tenait les Chalcédiens àdistance de nos côtes, et elle l’a fait. »

Rogon ne lui prêta nulle attention, comme d’habi-tude. Il ne la traitait pas aussi mal que certains, maisil ne la regardait jamais en face et ne lui répondaitjamais. Elle s’y était faite ; ce n’était pas dirigé contreelle. Elle se détourna des deux hommes, se surprit àse faire les griffes sur l’écorce de l’arbre et cessa. Elleobserva son père et son ami : eux aussi avaient lesongles noirs. Parfois, la différence lui paraissaitminime entre son père, né avec des ongles noirs auxmains et aux pieds, et elle-même, née avec des griffes

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comme un lézard – différence bien infime pourprendre une décision qui engageait toute sa vie.

« Ma fille a raison, dit son père. Notre Conseil aaccepté le marché ; il doit s’y tenir. Il pensait que sapromesse s’éteindrait avec l’éclosion, mais il se trom-pait manifestement. »

Thymara réprima la gêne qui l’envahissait : ellen’aimait pas que son père forçât ses amis à recon-naître sa présence, et préférait qu’il les laissât feindrede l’ignorer, parce qu’alors elle pouvait ne pas tenircompte de la leur. Elle détourna les yeux et s’efforçade ne pas les écouter discuter de la difficulté de four-nir de la viande à tant de dragons et de l’impossibilitéde faire comme si les dragonneaux n’existaient pas. Ily avait des ruines sous les marécages de Cassaric ; siles habitants du désert des Pluies voulaient les fouilleren quête des trésors des Anciens, ils devraient trouverun moyen de subvenir aux besoins des jeunescréatures.

Thymara bâilla. Les dragons et la politique desMarchands du désert des Pluies resteraient toujoursétrangers à son existence ; son père avait beau l’inciterà s’y intéresser, elle n’arrivait pas à prêter attention àdes situations qui ne dépendaient nullement d’elle. Savie se trouvait ailleurs ; quand elle imaginait sonavenir, elle ne pouvait compter que sur elle-même, ellele savait.

Elle regarda les dragons en contrebas et sentit sou-dain la nausée la prendre. Son père avait raison, etRogon aussi : des dragonneaux mouraient ; leurscongénères ne les tuaient pas, même s’ils n’hésitaientpas à entourer ceux qui tombaient en attendant avide-ment leur ultime convulsion et leur dernier soupir.Qu’ils étaient nombreux, ceux qui avaient émergé

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incapables d’affronter les rudes conditions du désertdes Pluies ! Que s’était-il passé ? Rogon voyait-iljuste ?

Tintaglia fondit à nouveau sur la berge, et une nou-velle dépouille tomba du ciel à un cheveu des jeunesdragons qui s’étaient rassemblés à son approche. Thy-mara n’identifia pas l’animal qu’elle avait lâché, plusgrand et plus corpulent qu’un daim, avec le poilrêche ; elle aperçut une patte épaisse terminée par unsabot fourchu, puis la masse des dragonneaux lui dis-simula la créature. D’un autre côté, elle n’avait passouvent vu de daims, car ils ne fréquentaient guère lesol marécageux, piqueté de touffes d’herbe, qui carac-térisait la forêt du désert des Pluies ; il fallait des jourset des jours de marche avant de parvenir aux pié-monts qui bordaient l’immense vallée du fleuve. Leschasseurs consommaient des vivres en s’y rendant, etprélevaient de la viande sur le produit de leur chasseau retour ; souvent, la venaison qui avait survécu autrajet était gâtée, ou bien il en restait si peu que leschasseurs eussent mieux fait de se contenter d’unedizaine d’oiseaux ou d’un bon gros lézard bien grasplus près de la cité. La créature qu’avait apportée ladragonne avait une robe d’un noir luisant, une bosseentre les omoplates et de grandes cornes évasées.Comme Thymara se demandait quel était son nom,un bref contact avec l’esprit d’un dragon lui répon-dit : Manger !

Un éclat de colère dans la voix de Rogon ramena,bien contre son gré, son attention vers la conversationdes deux hommes. « Jerup, je dis seulement que, si cescréatures n’arrivent pas à tenir debout et à apprendreà voler pour se nourrir dans l’année, elles mourrontou elles deviendront une menace pour nous. Contrat

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ou non, on ne peut pas nous tenir pour responsablesd’elles ; quand on n’est pas capable d’assurer soi-même sa subsistance, on ne mérite pas de vivre.

— Ce n’est pas le marché que nous avons concluavec Tintaglia, Rogon ; nous n’avons pas marchandéle droit de décider de la vie ou de la mort de cesdragonneaux. Nous avons promis de les protéger, enéchange de quoi Tintaglia devait défendre l’embou-chure du fleuve contre les navires chalcédiens. À monavis, nous aurions tout intérêt à tenir nos engage-ments et à donner à ces petits dragons une chance desurvivre et de grandir.

— Une chance ? » Rogon fit la moue. « Tut’efforces toujours de laisser une chance à tout ce quit’entoure, Jerup ; un jour, ça te coûtera la vie. Ça abien failli arriver aujourd’hui, d’ailleurs ! Cette bes-tiole a-t-elle songé à te laisser une chance de t’entirer ? Non. Et je ne parlerai même pas de la situationdans laquelle tu t’es mis il y a onze ans, la dernièrefois que tu as donné une chance à une créature.

— En effet, tu n’en parleras pas », acquiesça bru-talement le père de Thymara d’un ton qui n’avaitrien d’amène.

La fillette rentra la tête dans les épaules en regret-tant de ne pas pouvoir se faire plus petite ou prendrela couleur de l’écorce comme certains lézards arbori-coles. Rogon parlait d’elle, et il s’exprimait bien fortafin qu’elle l’entendît. Elle n’eût pas dû lui adresserla parole, et son père n’eût pas dû chercher à le forcerà prendre acte de sa présence. Le camouflage vauttoujours mieux que le combat.

Malgré ses mots durs, Rogon était l’ami de sonpère, elle le savait ; ils avaient grandi ensemble, déve-loppé ensemble leurs talents de chasseurs et d’arbori-coles, et ils ne s’étaient jamais quittés. Elle les avait

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N° d’édition : L.01EUCN000616.N001Dépôt légal : septembre 2014


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