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Armand Colin

BRETON, L'ÂME DU VOIRAuthor(s): Charles GrivelSource: Littérature, No. 83, LETTRES CROISÉES (OCTOBRE 1991), pp. 3-11Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41700867 .

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LE CAS ANDRÉ B

I Charles Grivel, Université de Mannheim

BRETON, L'ÂME DU VOIR

Âme : Ce dont quoi quelqu'un se constitue, ce qui subsiste de lui quand il a disparu, ce trou du fusil par où la balle passe en direction de son but. Immatérialité, matérialité, invisibilité : cela a déjà disparu sous la forme d'un petit nuage, me voici frappé par ce que je n'ai pas su voir venir. Du rapport de l'œil à la vitesse. Du rapport de la vitesse à la matière : elle l'atténue, elle l'évaporé. Du rapport de la matière à l'être : il a été sous la forme de quelqu'un qui regarde. Le regardeur évanouit toute chose. Il vise, mais il frappe. C'est à la tête qu'il touche.

Ce cas m'intéresse, il n'est pas très particulier. 1850 : toute une nation va à l'école et se met en devoir d'apprendre à lire et à écrire. Une ou deux générations plus tard, le naturalisme battant son plein, il lui paraît qu'il est dans l'ordre des choses que la langue satisfasse au réfèrent. Une ou deux générations plus tard : doute. Une ou deux générations encore : surréalisme, écrire n'est plus copier sur le monde, le langage lui-même et l'écriture se révèlent être un obstacle, il va falloir innover.

Qu'est-ce qu'écrire pourtant ? Le mouvement d'une main obéis- sant à des incitations mentales. J'écris que je pense, mais non pas tant mes pensées. Ma main droite ne sait peut-être pas trop à quoi s'active l'autre, elle est pourtant là à ma place et n'en fait qu'à ma tête. Substitution, arrangement, progression, linéarité. D'un bord à l'autre de la page (de la même façon, si je me sers de clavier). De la main comme d'un organe fonctionnel. « Penser avec les mains » (Rougemont), c'est-à-dire faire en sorte que le corps exprime. Du corps comme exposant de la pensée ou du pensé. La main se retient : elle ne trace que ce qui peut être représenté par quelques vingt-six signes (ou un peu plus). La main traduit, codifie : digitaliser c'est marquer par ses doigts, décompter, ranger par classe de deux, de différence en différence, jusqu'à épuisement linguistique de l'objet.

Le surréalisme a buté sur cette difficulté ; il lui a paru que celui qui écrit ne voit pas : il lui manque d'impliquer l'œil. Au cours des siècles et particulièrement à partir des spécialisations forcées intro- duites par l'âge industriel, écrire perd la vue. Un art pour chacun des sens : la musique pour l'oreille, la peinture pour les yeux - et

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CE QU'EST VOIR

breton, l'âme du voir

la littérature pour les imaginaires. Du surréalisme comme redécou- verte de l'œil. La main retient, l'œil, lui, ouvre ; il est jet, relance, appel. L'écriture enregistre en quelque sorte, du préexistant, du rationnalisé. La vue, par contre, que Breton conçoit comme indépendante de la volonté, est expansion, rupture, pur mouvement et pur langage inarticulé : je vois signifie sans signification, sans grammaire, sans sémiose ; je vois veut dire que je suis sans reste ni défaut mes sensations.

Breton s'appuie sur le constat supposé d'une main réduction- niste opératrice du cerveau et lui oppose l'œil comme organe libérateur du moi. Le surréalisme est alors pour lui la tentative de rendre, pour ainsi dire, de l'œil à la main. De donner voir à écrire. Bien entendu (et peut-être malheureusement), Breton n'est ni un peintre, ni un photographe, ni Man Ray, ni Max Ernst : il écrit et choisit le texte comme le médium grâce auquel voir. Or, comment peut-on voir-écrire ? Dilemme : les mots sont les liens du sens, ils sont aussi de quoi susciter le regard : comment voir dans un lien ?

Je comprends l'écriture surréaliste (celle de Breton, du moins) - a) métaphorisation totale de la langue, b) automatisme, c) voyance - comme essai d'incarnation du regard. Qu'est-ce que le regard ? De récriture accomplie en tant que médium. Un sujet divisé entre plusieurs membres ou fonctions tente sa réunification. L'ima- ge, mais l'image dans le mot, serait l'expression par excellence du propre. Il faut imager. Il faut visualiser. Le texte est vidé du concept. « Devenir voyant » en ouvrant les yeux par les mots.

Toute l'opération surréaliste dépend ainsi de ce qu'il est entendu que l'œil fait. Rien moins, bien sûr, qu'une activité aperceptive d'organe. Mais alors quoi ? J'ouvre mon Wittgenstein : « La psychologie décrit les phénomènes de la vision. A qui fait-elle cette description ? Quel non savoir prétend-elle par là éliminer ? (...) Comment détermine-t-on ce qu'une image exactement est ? » l. Tout indique qu'il n'est possible de s'exprimer sur le voir que dans et à partir du langage : je n'y vois bien qu'en langue. Comme si donc mon œil ne se déplaçait qu'en vertu de mes mots, dès lors du moins qu'il ne vague pas, mais considère et réfléchit. L'image est le produit d'un voir actionné dans la langue. Première aporie du philosophe. Prenons une photographie. Sur la photographie, par exemple un port de la Riviera, Nice peut-être. Palmes. Embarcations. Bâtiments soigneusement alignés sur le front de mer. Horizon vide. Au premier plan, un matelot vu de dos. Le matelot se tient sur une terrasse en surplomb ou sur le pont d'un invisible navire. On distingue la barrière et la poutre contre lesquelles il s'appuie. Le

1. Bemerkungen über die Farben, Suhrkamp, 1979, p. 84, 100.

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Lettres croisées

matelot porte à ses yeux des jumelles que sa position dérobe à la vue. Il observe le quai, la promenade, les passants qui marchent à l'ombre. Il considère « en réalité » ce que nous considérons, derrière son dos, comme un « panorama ». Dédoublement de l'image : je ne vois pas ce qu'on me montre, mais seulement que ça m'est montré 2. Je regarde un regard, non un spectacle, quelque chose qui se forme, se force, s'immisce et bouscule, rien à plat, rien devant, aucun objet bien complet de chacune de ses qualités d'objet. Je vois que çà est en train de voir. Merleau-Ponty : « J'aurais la plus grande peine du monde à dire où se trouve l'image que je considère » 3. Deuxième aporie du philosophe : il n'y a pas d'espace d'objets, mais un espace du regard ; l'œil place hors là ce qu'il réalise par lui-même. L'opération du voir dans l'œil vient s'accomplir sur le papier, la pellicule, la toile, comme un objet. Il représente de cette façon, il paraît vrai, il montre que c'est. Ici, je fais intervenir la sagesse du Séminaire et Lacan : de l'œil au regard, pas de rupture ; il y a du regard dans l'œil ; je vois d'un point et je suis regardé de partout : la « pousse du voyant » se fait sentir 4. Quelque chose était là où ça n'était pas et donne immédiatement son contour à ce qui est vu : « Le regard ne se présente à nous que sous la forme d'une étrange contingence, symbolique de ce que nous trouvons à l'horizon et comme butée de notre expérience (...) Dans notre rapport aux choses, tel qu'il est constitué par la voie de la vision, et ordonné dans les figures de la représentation, quelque chose glisse, passe, se transmet, d'étage en étage, pour y être toujours à quelque degré élidé - c'est ça qui s'appelle le regard » 5. Ça regarde donc de source pour outrepasser tout objet considéré. Autrement dit, ça montre plus que ça n'enregistre en vision, ça désigne, ça exhume. La désignation vient en avant, dit Lacan, je ne suis donc pas celui qui visionne (« Ce que je regarde n'est jamais ce que je veux voir » 6). Regard d'aveugle contre aveuglant regard : troisième aporie.

Ça regarde dans la langue ; ça ne se donne dans aucun lieu ; ça forme à travers tout le regardé : triple indisposition des images, triple déboî- tement des spectacles ! Le dicible élide l'indicible, le visible retran- che l'invisible ! La langue occupe tous les orifices - mais ce sont des orifices ! Les traits sont des mots - pourvu que je les reconnaisse ! Du langage comme de la forme du voir - non compris ce qui n'est pas encore vu ! Nous ne pouvons parler sans

2. Denis Roche. Fotogeschichte n° 20 (1986), p. 30. 3. L'Œil et l'esprit. 4. he Séminaire ; Livre XI. Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse , Seuil, 1973,

p. 69. 5. Ibid., pp. 69-70. 6. Ibid., p. 95.

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Breton, l'âme du voir

voir, dedans, dehors, dedans, nous ne pouvons que parler pour voir, dehors, dedans, dehors, d'un côté la bande son, de l'autre vision, montrer contre montrer.

Je lis dans le texte de Breton, sa solubilité ainsi que sa finalité. Ce que je trouve écrit au fond des embarras d'images et par les « manifestes » qu'il n'a cessé d'écrire afin de les centrer, endiguer, tenir. Par manière de compensation ou de vérification. Ecrire est, pour Breton, à la fois réflexion et accomplissement d'un regard qui se serait dépouillé de la langue. Thèse. Ecrire est réfléchir ; écrire contient le dire de l'œil aussi bien que la théorie de ce dire - en succédané réciproque. Je n'ai bien à parler que d'une réflexion de mon œil hors écrire, dans écrire. Comme si ce qui excédait la langue se devait pourtant de lui revenir. Comme si je comptais à la fois sur ce départ et sur ce retour. Maître du jeu, en somme. Ainsi n'en va-t-il pas d'une « autre » langue, ni d'un regard abolissant la maîtrise réelle que je possède de la langue, mais seulement d'un élargissement, d'une annexion : toute image est, pour Breton, image de la langue, tout langage imagé. Je n'ai donc à penser que ce que je vois là, dans écrire, sans gros reste.

Voici le raisonnement dans son détail. On le trouvera, ici et là, appliqué par les textes :

I. Voir exprime l'œil. Le voir est un œil. Un œil est ce qui voit. Il capte tout le voir, et donc le sujet qui l'actionne.

II. Voir est un fait de transparence. Le voir produit de la diaphanité : du cristallin au cristal. Le vu paraît translucide à mon œil. « Apparence est transparence ». Matta : « Le vitreur, ce serait d'abord un être fragile vivant dans un monde entouré d'une grande transparence. C'est ce qui avait intéressé Breton, l'idée que je parlais des grandes transparences » 1 . Aucun autre, ni aucune substance ne me sont à vrai dire transmis ; ni aucun objet : l'objet est plat, il ne représente qu'un support de transparence, relais ou cadre.

III. L'apparence-transparence des choses corrobore le savoir de mon œil. Mon œil est un savoir du monde, l'objet constitue sa preuve. Que les choses apparaissent ou paraissent transparentes signifie que mon œil est un savoir. La réalité est alors quelque chose comme la métaphore de cet œil savant. Lacan : « Pour tout dire, le point de regard participe toujours de l'ambiguïté du joyau » 8 : il envoie, il reçoit, il reçoit ce qu'il envoie mais transformé, « enri- chi », devenu désirable. C'est aussi cette désidérabilité qui transpa- raît toute chose. Et transparue j'en reconnais à l'infini le nom.

7. Entretien. Dans : L'Autre Journal, 9 (23-29 avril 1986), p. 39- 8. Op. cit., p. 90.

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ÉCRITURE, EN THÉORIE

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Lettres croisées

IV. D'un voir et d'un vu qui seraient regard. D'un voir pur, que n'accroche aucune langue. Un organe coïnciderait avec l'activité de cet organe. Il serait sans reste élan, flux, qu'il suffirait de brancher. Connection complète de l'œil-Breton dans son regard : il jaillit, il éclaire ; c'est un phare - ou un rai émanant de sa source, fixe et droit, légèrement incliné vers les matières. Il est doté, ce regard, de la faculté remarquable que Soupault réserve à son nègre : « Il boit. Sa lèvre est humide, ses yeux secs. Il voit. Il voit parce qu'il regarde. Cela n'est pas si facile qu'on l'imagine » 9.

V. Le miroir métaphorise l'œil - ou bien l'esprit (dit Breton dans son avant-propos au livre de Mabille 10), ce qui revient parfaitement au même. Ce miroir dit tout ce qu'on lui présente comme lui-même. Il est tenu debout devant. Il est l'œil retourné vers dedans : « Un homme descend les marches du sommeil et s'aperçoit qu'il pleut : les vitres sont blanches » 11 . L'œil de cet homme est dédoublé, comme celui de Kandinsky, « admirable, à peine voilé derrière le verre » 12. Cet œil est aveuglé : il ne se voit pas, il ne se voit pas parce qu'il se regarde. Dédoublement : le miroir montre l'œil, il représente sa pureté, sa totalité, sa transparence aussi, sa perversion. Cet œil, il le retourne ; il lui fait voir qu'il regarde - regarder regarder, que ça lui a été vu. Figure basique de U Amour fou : « L'amour réciproque (...) est un dispositif de miroirs qui me renvoient (...) l'image fidèle de celle que j'aime, toujours plus surprenante de divination de mon propre désir » 13. Logique, puisque s'aimer, c'est se regarder à deux dans un lit 14. Logique toujours, puisque « tout se passe comme si l'on était en présence d'un phénomène de réfraction particulier où le milieu non transpa- rent - la femme, donc - est constitué par l'esprit de l'homme » 15. Logique encore et c.q.f.d., celle-ci gît au fond de l'œil de celui qui la (se) considère : « blonde », dit Breton, « c'est trop peu dire que vous ne faites qu'un avec cet épanouissement même » 16 . Tout dans elle et elle dans lui, retournement des retournements.

VI. Le miroir sans tain métaphorise l'œil > ce n'est qu'aveugle qu'il y parvient (« der blinde Spiegel », dit expressément l'allemand). Par

exemple et entre mille occurrences du relevé de Breton : la nuit est le tain de l'œil, on y voit là seulement : « A minuit, vous verrez encore les fenêtres ouvertes et les portes fermées » 17 . Ou bien le

9. Le Nègre, J'ai Lu, 1985, p. 59. 10. Perspective cavalière , Gallimard, 1970, p. 203. (- PC). 11. Les Champs magnétiques , Gallimard, 1968, p. 89- (- CM). 12. PC, p. 20. 13. L Amour fou , Gallimard, 1971, p. 106. (- AF). 14. Ibid., p. 95. 15. Ibid., p. 123. 16. Ibid., p. 60. 17. CM, p. 76.

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Breton, râme du voir

verre dépoli : « Les hommes aux yeux éteints s'approchaient et lisaient leur destin dans les vitres dépolies des habitations économiques » 18. Eteignage contre extinction. La mise en action, le petit imparfait du récit, est ici du camouflage. Il importe seulement de compulser les formes de la matité, de l'opacité, l'infinie méta- phore d'un œil pensé en tant qu'il se verrait voir. Pure transparence - mais inexpressive, « blanche » - des choses qu'il considère, pure application - mais vide - de lui-même, pure émanation suffisante. La Glace sans tain (par quoi s'ouvrent Les Champs magnétiques ) -

impossible métaphore d'une impossible réflexion - ne reflète précisément rien : le regardeur ou le viseur ne se contemple pas là où il devrait apparaître, il est ce rien que le vu qu'il constitue lui renvoie, viseur vidé, regardeur retranché. Or, que je ne puisse pas voir que je suis le foyer de la réflexion, me l'épure et me l'approprie justement : sans aucun monde autre que la mise en scène qui en est ordonnée, elle est totale et propre. Toutes les images sont équivalen- tes et renvoient toutes à l'origine : Breton-araignée au centre de sa toile. L'œil de l'araignée - ou si l'on veut, du soleil - traduit instantanément le réel en vision et la vision en vue du même. Extasiement connu de l'auteur de U Amour fou à propos de ce qu'il appelle le déjà-vu. Génération comme spontanée, à partir d'un centre innommable, de séquences d'ordre, de symétries, d'harmonies : « Je suis dans les nuages cet homme qui pour atteindre celle qu'il aime est condamné à déplacer une pyramide faite de son linge » 19 . De soi à soi. Chevelure léonine. Du désir imperturbable en train de se faire. Irradié. De la femme sans tain, réduite « à un filet de lait sans fin fusant d'un sein de verre » 20 . Lait ou foutre. Ce n'est donc pas pour rien que Breton place là, dans sa totale rigueur, la révélation de ce qu'il appellera, tout au début du Premier Manifeste, gratuité auto- matique et surréaliste : la « phrase » que l'endormissement lui suggère est, comme on sait : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre » 21 . Cette scission réunit parce qu'elle sépare : là où rien ne paraît surgit tout un.

VII. L * œil métaphorise la conscience, ce mouvement, ce devenir, cet être dans le temps. Son effort et sa défaite : rendant la vue, on la fait perdre, ne l'ayant pas - tels les aveugles mort-nés des Champs magnétiques - , on la possède : pénétration est son nom : « Je plongeais la tête dans les miroirs et je m'étais mis à détester les reliefs » 22. Ce mouvement est de concentration, ce devenir est un fixe : NE BOUGEONS PLUS, dit le texte, nous réalisons l'image

18. CM, p. 35. 19. AF, p. 103. 20. AF, p. 134. 21. Manifeste du surréalisme. Dans A.B., Manifestes du surréalisme, Pauvert, 1962, p. 35. 22. CM, p. 67.

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lettres croisées

du propre - c'est-à-dire le portrait - par stupéfaction de l'œil. L'œil serait pur voir ; la conscience serait pur devenir à la conscience. L'œil se produirait dans le regard : de même, l'esprit dans sa réflexion - sans différence. D'un jet sans substance, d'une éjaculation non spermatique. Idée d'un moi-dans-la-pensée. Comme si le rôle de l'Autre, par une opération dite poétique, pouvait être économisé. Comme si écrire réussissait à le positionner, cet Autre, « dedans » - à la fois « chose à voir » et « chose qui ne se voit pas ». Rêve d'une activité de pur relais - médiumnique ou médiatique. Ecrire passe à travers l'autre, passe à travers le miroir - comme dit Breton dans son Hommage à Antonin Artaud - , passe à la conscience et me fait moi : André n'est pas Alice (de l'autre côté, pas de malices !), André n'est pas Jacques (de l'autre côté, je ne ramène pas le signe du moi brisé 23). Au contraire, j'y suis, j'y suis bien encore : « Ce qu'il faut que vous sachiez, c'est qu'au-dessous de toutes les fenêtres par lesquelles il peut vous prendre fantaisie de vous jeter, d'aimables lutins tendent aux quatre points cardinaux le triste drap de l'amour ». Fin de Poisson soluble. Pas si soluble que ça le poisson !

VIII. Un texte qui accomplisse la conscience - et non l'inconscient, comme on serait porté, pour un peu, programmatiquement tiré en avant par l'auteur, à croire ! Itinéraire d'expansion, trajectoires de l'épicentre. Développement d'un moi qui entend en toute lucidité (« aveugle », je veux bien !) se faire reconnaître comme tel. Nadja, livre du sujet. Première image : « Hôtel des grands hommes, place du Panthéon ». Dernière image : « André Breton ». Si ce n'est pas un cercle ? Le portrait représente un homme bien peigné, de profil, dont la réflexion est nette. Je me vois. Je suis le vu. « Nadja » ou bien la femme qui deviendra « Elisa Breton » dans U Amour fou, sont des miroirs. Une femme représente un homme, l'homme en tant qu'auteur. Cette représentation n'est efficace qu'autant que la femme est « voyante », dans la mesure donc où elle prend son auteur comme objet de sa réflexion : Elisa écrit justement à André quand il en fait la rencontre et Nadja prophétise qui il a bon gré, mal gré à être. Cette femme reflète à l'homme son âme, c'est un coude médiatique. C'est pour cette raison aussi qu'elle est transparente - on ne le voit qu'à travers elle, il nous la faut sans épaisseur. Fluide, flux, soluble. Une image a encore cette chance de posséder une semblance, un aspect, mais une femme reflète son vide substantiel en tant que puissance réflexive de l* homme. Rien, dans un échange.

IX. U automatisme concerne l'œil. L'automatisme, c'est-à-dire l'écriture en tant que système d'engendrement immédiat des images (des images verbales), incarne le voir dans la langue. Ou le lui

23. Cf. Ch. Grivel, « l'Intact. Jacques Rigaut, l'homme dans l'œuvre ». Dans : Degrés , 26-21, printemps-été 1981, hl-h28.

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Breton , l'âme du voir

remet. L'écriture est œil et regard à la fois dans le médium. Elle est la liquidation, comme automatisme, de cette dualité - suppression du référent proprement dit, suppression de l'expression, installation d'un pansymbolisme à orientation constante. L'automatisme de l'écriture n'est que l'action d'un œil qui écrit : j'écris vivement, instantanément y j'écris sans entendement, pré-réflexivement quoique en toute rigueur. Je n'écris point autre chose que ça me signifie l'œil, j'écris de (dans) la vue, j'écris le regardé dans ce moment. Par hallucination tempérée, illustrati vement. Dès que je saisis mon instrument et dès que je me mets en état (un certain engourdisse- ment), je vois. Je vois à mesure les mots qui me viennent à la tête comme ils me communiquent ce qu'ils sont en train de me faire. L'encre de la vue. La vue tire de l'encre ce que je n'y ai pas encore lu. Pourtant je l'avais mis : plus je vois, plus je trouve - au moment même !

X. La transparence automatique du texte le constitue pourtant à la lecture comme chiffre. Que le miroir soit transparent en obsurcit le message : quoi voit quoi dans ce qui émane sans support de relais en relais ? Enigmatisation du symbole au moment même où le mot le transfère : ça éclaire dans ce que ça représente, mais ça s'opacifie à la réflexion : je ne puis donc bien voir, par conséquent bien écrire, que ce que je ne connais pas. Régression à l'infini : j'aperçois, je m'approche, je tends le bras déjà, mais je ne conçois pas : les mots que je relève restent fixés sur l'écran de la vue. Ce que j'écris est un écran : ils y fusent, ils génèrent, ils tracent tout un dessin schémati- que, comme un exquis cadavre de moi-même - mais le tout sans savoir. Du texte comme d'une machine à générer de l'imaginaire, mais stoppée à bonne distance, de façon à ce que son principe de fonctionnement - point essentiel - ne puisse être distingué. Breton propose alors un double module : des textes - prose ou poésie, peu importe - et de l'essai. Les premiers dévident le visuel-mot, le commentaire, lui, promet la vérité d'une opération qu'il ne fait pas. Retournant aux textes, nous y lisons bien sûr la pertinence de ce qui a été écrit ailleurs. Ils sont censés s'élucider eux-mêmes par le biais de la visualisation automatique, mais le propos manifeste auquel leur auteur se voue avec une belle constance substitue sa clarté à la leur et nous les obscurcit : à vrai dire, nous ne les lisons pas, sauf comme exemple, ils ne sont peut-être pas lisibles. Prenons tel ou tel « cadavre exquis », en dessins ou en mots. A en croire Breton, cette activité est un jeu, elle est porteuse d'humour et le sens qu'il paraît surtout lui trouver est négatif : un « cadavre exquis » est un inédit, il réduit à néant l'art de copier. Exit la vieille croyance ! Soit la structure simple « corps » à trois éléments (« tête », « tronc », « jambes ») ou à quatre (au « tronc » s'ajoute un « bassin ») pris en charge par trois (ou quatre) « auteurs », toute combinaison de n'importe quel élément, aussi

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Lettres croisées

extravagant soit-il, donnera toujours « corps ». D'où le fin humour : on obtient toujours ce qu'on devait trouver. D'où l'insaisissabilité des différents morceaux en eux-mêmes : un programme-panier les reçoit. Tout se passe comme si l'opération créatrice (inventer pour sa part d'auteur tel lot de traits ou de phrases) se faisait « en réserve de structure » - comme dit la dentellière : j'ai beau calculer la pire différence, je calcule (ou elle dans moi) que je vais retomber sur le sens. Exit la différence (elle n'était donc que locale) ! Exit l'auto- matisme (il n'était qu'un moment) ! Reprenons ce « cadavre exquis » : il est « corps », il est rendu, il est perdu ; ou bien il est non composition de ce corps, corps en suspension, corps en demande, corps en suspens, en train de surgir, forme qui n'est pas encore forme. Seulement il ne se voit pas. Ne s'écrit pas. Je le recommence de toutes façons, je ne vois rien écrire, c'est un échec.

XI. Prime de plaisir que cela. De la visée : elle unifie tout ce qui se présente. De la vue : elle étale tout en représentation dans la visée. Des éléments : ils s'appliquent. De la structure : elle est conforme. Du sujet : il se donne un corps, il se dote d'une forme capable de transcender chaque mot (ou chaque trait), il est l'absolue conformité de tous les différents entre eux. « Ceci est mon corps » : invitation à la vision, à la conception, à la croyance. Le logos (le propos, le programme, le manifeste) constitue le texte en secret et le texte, à son tour, accomplit son sujet en secret. A-valoir des absences. Beauté pensée par le retrait, la réserve, et non la montre, quoiqu'elle rayonne - dans l'opaque. Moi des petites ruptures, moi des énigmes, moi de l'insolite, moi à la place de moi, infiniment divergent mais infiniment revenu là : c'est tout vu, il n'y a que lui que vous retiendrez. I.N.R.I. et C.Q.F.D.

Ce serait un auteur. Il serait à lui-même sa propre « perspective cavalière » (le cheval

aussi bien que le cavalier), réel tout à fait de retour, maman, dans l'œil.

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