En couverture, une girouette extraite du livre de Franco Clivio, Hidden
Forms, BirkhÀuser, p.85.
LâINTUITION DE LâUSAGEInstinct et mode dâemploi.
KĂVIN TORRINI
sous la direction deMARIE-CLAIRE SELLIER
mars 2012ENSCI - LES ATELIERS
TABLE DES MATIERES
CONTENTS
ZUSAMMENFASSUNG
SUMARIO
SOMMARIO
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OVERZICHT
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RESUMO
TĂM TáșźT
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SAMMANDRAG
FR
UK
DEU
ESP
ITA
COREEN
JAP
NEE
CHI
RUS
POR
VIET
THAI
SUE
Avant-propos
IApprĂ©hension de lâobjet ComprĂ©hension & apprentissage
Design universel
Le systÚme fermé,Un objet technique peut-il exister seul ?
Les usages intuitifs et lâapprentissage des usages
Habitus
La psychomotricité (contemporaine)
Apprentissage moteur
Quâest ce quâune compĂ©tence ?
Lego, jouet dâapprentissage
Kinder
Les designers qui nomment les objets
Le langage peut ĂȘtre limitĂ© pour dĂ©crire certaines actions
IILe mode dâemploi
Culture du mode dâemploi
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La présence de la notice
Le mode dâemploi est un objet
Ikea Ă dĂ©passĂ© lâusage du mode dâemploi
Le dessin est lâobjet de communication
Le métalangage
iPhone : amplifie les actions et en mĂȘme temps restreint les libertĂ©s
La notice contribue Ă lâapprentissage
CAO, mode dâemploi 2.0 ?
« Conseiller officieux dâusage »
Retour vers le futur pour les technologies
La notice Ă usage unique
La crainte dâĂȘtre abscons
IIILes degrés de fonctionnalité
Classification
Essentiel/inessentiel
Mouvement Moderne : fonctionnalisme
Les packagings, quels sont les points primordiaux ?
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Lâeffet de surprise dans lâusage
La tente 2sec/30min
Perte dâusages
LâĂ©volution du savoir-faire engendre sa disparition
Panier/essoreuse Ă salade
IVLe discursif
Quâest ce que la conscience de lâergonomie a changĂ© dans la comprĂ©hension de lâobjet ?
Analyse de notre comportement
Lâaffordance
Le plaisir de la découverte
Flow
Les modes dâemplois instinctifs
Couteau Victorinox et Wenger de lâarmĂ©e Suisse
Swann Morton, scalpel
LâĂ©quilibre dâun objet
Le « journal » de mon grand-pÚre
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La joie du magnétoscope
La préparation aux sensations
Archéologue
Le design sonore
Dépasser la tactilité
Conclusion
Annexe
Entretien avec Romain Didier, Compagnon du devoir, Bottier
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104
AVANT-PROPOS
LâINTUITION DE LâUSAGE16
Comment le designer peut anticiper un usage intuitif chez lâutilisateur ?
Le but de ce mĂ©moire est de montrer comment lâutilisateur apprĂ©hende lâobjet afin de mieux le comprendre. Dans un premier temps, je tente de dĂ©montrer que les usages font partie de notre vie dĂšs notre plus jeune Ăąge : on cherche Ă toucher Ă tout et Ă attraper tout ce qui nous entoure parce que lâon est fascinĂ© par la moindre forme ou matiĂšre. On grandit avec les objets, ils nous suivent et Ă©voluent en mĂȘme temps que nous. Ils contribuent Ă notre apprentissage. Cette premiĂšre partie dĂ©veloppe la notion de comprĂ©hension et dâapprentissage, en se basant sur des exemples et aussi sur ma propre expĂ©rience. Mais jâĂ©voque aussi tout ce qui a trait Ă la comprĂ©hension de lâobjet, tout ce qui entoure lâobjet physique, usage compris. Dans la deuxiĂšme partie du mĂ©moire, je dĂ©cide de traiter de lâoutil complĂ©mentaire Ă lâobjet et Ă lâusage : le mode dâemploi. Comment est-il Ă©laborĂ© ? Est-il utilisĂ© dans tous les cas ? Comment ? Et dans quel langage est-il formulĂ© ? Existe-t-il un langage « mode dâemploi » ? En effet, nous avons tous un rapport diffĂ©rent avec la notice dont la fonction nâest pas toujours claire ni autonome. Il existe donc tout un protocole autour de cet objet⊠En troisiĂšme partie, jâaborde la fonction de lâobjet dans le sens oĂč il me semble quâil existe diffĂ©rents degrĂ©s de fonctionnalitĂ©s. Que ce soit des objets du quotidien ou des objets techniques, le temps quâon leur accorde est trĂšs variĂ©. Enfin, dans la quatriĂšme et derniĂšre partie se poursuit le dĂ©veloppement au-delĂ de lâobjet lui-mĂȘme. Câest-Ă -dire ce qui permet de contribuer Ă lâidentification dâun outil ou dâune chose grĂące aux sens, telle que lâouĂŻe. Il est question dâaffordance et de la rĂ©flexion quâon accorde instinctivement dans tout rapport avec un objet (visuel et/ou physique). LâĂ©tude du comportement avec des
17AVANT-PROPOS
objets âinconnusâ est abordĂ©e.
Et enfin, pour clore cette recherche, la rĂ©action dâun usager lambda face Ă un objet influence-t-il le designer dans la conception du projet ?
Mon mĂ©moire est nĂ© dâune rĂ©flexion sur lâintuition pouvant ĂȘtre suscitĂ©e par un utilisateur ordinaire, face Ă un objet ou Ă un usage.Il est construit comme une rencontre dâidĂ©es fortes, un parcours, me permettant de prendre position par la suite pour le projet. Il peut consister en un repĂ©rage dâobjets qui semblent dĂ©finir mon propos, au moyen de descriptions, dâanalyses, dâĂ©tudes et de photographies. Je dĂ©cide de ne pas traiter tous les aspects du mode dâemploi, mais de mâarrĂȘter Ă mon expĂ©rience.Toute lâĂ©laboration du mĂ©moire sâest donc construite Ă partir de mes rencontres, de mes observations, et des rĂ©flexions que jâai pu faire Ă travers mes acquis et ma pratique. La thĂ©orie est venue sâarticuler et se construire autour de ce squelette de faits pragmatiques. Il y a sans cesse un aller-retour entre une observation et une rĂ©flexion sâacheminant parfois vers une nouvelle interprĂ©tation. Ce processus de pensĂ©e devient mon mode de connaissance.
I.
ApprĂ©hension de lâobjetComprĂ©hension & apprentissage
LâINTUITION DE LâUSAGE20
1. DESIGN UNIVERSEL
Peu de produits peuvent revendiquer appartenir Ă la catĂ©gorie du « design universel ». Cette notion prĂ©tend Ă un design pour tous, des seniors aux enfants, aux pauvres et mal logĂ©s. Lâintention est de faciliter lâaccĂšs dans les services publics par exemple. Pour rĂ©pondre ainsi Ă la question de lâaccessibilitĂ© pour tous et dâĂ©galitĂ© pour les personnes en situation de handicap, les sept principes sont:1. Utilisation Ă©galitaire, Ă©vitant la sĂ©grĂ©gation ou la stigmatisation de lâutilisateur.2. FlexibilitĂ© Ă lâusage des outils et ustensiles indiffĂ©remment dessinĂ©s pour droitiers ou gauchers par exemple, ou plus gĂ©nĂ©ralement pour des sujets frappĂ©s de handicaps lĂ©gers.3. Utilisation simple et intuitive, ou comment faciliter lâusage dâun appareil, dâun outil, Ă toute personne, quelles que soient sa langue et sa culture4. Information perceptible, ou communiquer le nĂ©cessaire en images, mots ou sensations, tactiles par exemple.5. RĂ©duction des risques dâaccidents domestiques, ou comment le design peut concourir Ă la sĂ©curitĂ©6. Effort physique minimal en sollicitant peu ou pas du tout le corps et en rĂ©duisant au maximum la fatigue7. Dimension et espace libres pour lâapproche et lâusage dans lâhabitat (cuisine, salle de bains) ou les services (transports, bĂątiments publics, magasins).
2. LE SYSTĂME FERMĂ
Un objet technique peut-il exister seul ?Il mâest arrivĂ© de mettre la main, lors dâune brocante par exemple, sur une piĂšce technique que je ne connaissais pas, qui mâintriguait.
21COMPRĂHENSION ET APPRENTISSAGE
Son aspect solide et son statut de piĂšce complĂ©mentaire Ă un ensemble Ă©voquent une piĂšce technique que je nâai encore jamais vu, et jâen ignore sa fonction prĂ©cise. GĂ©nĂ©ralement je suis attirĂ© par ces piĂšces car leur matiĂšre sont brutes et leurs formes optimales. Je vais la scruter dans tous les sens Ă la recherche de dĂ©tails, dâindices, en me demandant mais Ă quoi peut-elle bien servir ? Quâest ce quâelle complĂšte ? Pour Jean Baudrillard :
« il existe une forme primitive de lâobjet technique, la forme abstraite, dans laquelle chaque unitĂ© thĂ©orique et matĂ©rielle est traitĂ©e comme un absolu, nĂ©cessitant pour son fonctionnement dâĂȘtre constituĂ© en systĂšme fermĂ© ».1
On nâarrive plus Ă distinguer la fonction de la piĂšce une fois celle-ci sortie de son systĂšme, dâun moteur par exemple.Cela me rappelle une anecdote, lors dâun concours dâentrĂ©e Ă lâENSAAMA dâOlivier de Serres. Lâune des Ă©preuves se dĂ©roulait dans ce qui me semble ĂȘtre la cantine de lâĂ©cole, grand espace en sous-sol, fermĂ© et confidentiel pour tenir au secret des autres candidats. LâĂ©preuve consistait en une prĂ©sentation en cinq minutes et je devais dĂ©crire et faire une Ă©tude de cas improvisĂ©e dâune piĂšce choisie par le jury : un collier en acier pour regrouper les cĂąbles. Le serrage sâeffectue Ă lâaide dâune vis pour diminuer le diamĂštre du collier/bracelet. Je nâen avais jamais vu et jamais utilisĂ©, jâai dĂ» le dĂ©duire en le scrutant dans ses dĂ©tails et ce sont les entailles rĂ©guliĂšres tout le long du collier qui mâont guidĂ©. Elles font office de crans comme une ceinture et Ă©mettent un « clic » lorsque chacune dâelle est dĂ©passĂ©e par la chambre de la vis et que le diamĂštre se referme progressivement. Contrairement au collier de serrage en polyamide, celui-ci nâest pas condamnable. Son nom exact est « collier de conduite ». 1. Richard Sennett, Ce que sait
la main, Ă©dition Albin Michelp.119
LâINTUITION DE LâUSAGE22
3. RAISONNEMENT
Pour le collier de conduite ou bien dâautres objets encore que je vais dĂ©crire ici, jâĂ©tablis un processus de description par lâobservation. Cette observation est lente afin dâĂ©tablir une prĂ©caution de dĂ©duction, de la prudence, pour mâamener Ă une plus grande pertinence dans la fonction et la forme de lâobjet. Câest presque lâarrivĂ©e dâun mode dâemploi par le raisonnement, un processus dâĂ©laboration. Ce sont des schĂ©mas dâopĂ©rations, et des manipulations techniques dont on peut dĂ©signer les procĂ©dures.
4. LES USAGES INTUITIFS ET LâAPPRENTISSAGE DES USAGES
Quelles sont les connaissances techniques dâun utilisateur lambda ?Les usages intuitifs dĂ©coulent de lâutilisation dâun objet sans explication prĂ©alable ni notice mais certains objets sont utilisables dĂšs leur prise en main. GrĂące, notamment, Ă une culture de lâobjet forgĂ©e tout au long de notre existence. Nous sommes confrontĂ©s tous les jours Ă une multitude dâobjets industriels pour nous servir et nous faciliter la vie. Dans notre apprentissage, nous avons Ă©tĂ© soumis Ă des objets et laissĂ©s face Ă lâusage. Le fait dâĂȘtre confrontĂ© Ă lâobjet seul ne peut ĂȘtre que bĂ©nĂ©fique pour la suite car lâinscription dans lâesprit est plus forte lorsque lâon dĂ©couvre soi-mĂȘme. Nos parents, nos Ă©ducateurs, nous ont aussi montrĂ© lâexemple et câest en rĂ©pĂ©tant le geste, en observant, que des automatismes sont apparus, quâune inconscience est nĂ©e et que la magie de lâusage a surgi.Je me souviens de la rĂ©action dâune petite fille ĂągĂ©e de sept ans, face Ă un appareil photo jetable Kodak. Une fois la photo prise par son pĂšre, elle sâĂ©tait ruĂ©e sur lui pour voir le rĂ©sultat, et Ă©tait stupĂ©faite de sâapercevoir quâil nây avait rien, pas dâĂ©cran, au dos de lâappareil. Il y avait eu une telle Ă©volution dans les appareils photographiques
23COMPRĂHENSION ET APPRENTISSAGE
Echelle 1. Collier Ă vis tangente. Collier Ă crĂ©maillĂšre Ă bande pleine estampĂ©e, bords relevĂ©s et face interne lisse pour Ă©viter que le tuyau ne sâabĂźme. La cage est sertie sur la bande avec un point de soudure pour assurer une grande force de serrage. Plus couramment appelĂ© collier de serrage ou de fixation, ou collier de conduite. En acier ou inox.
LâINTUITION DE LâUSAGE24
depuis les annĂ©es 2000 que la petite fille avait grandi dans un monde entourĂ© de technologie changeant tous les deux mois. Elle ne connaissait pas les objets que jâappelle « classiques » ou « de base ». Cet apprentissage de lâusage des objets est diffĂ©rent au fil des Ă©poques, et peut nuire Ă la sensibilitĂ© de lâutilisateur Ă propos de lâusage. Dans le cas de lâappareil photo, la richesse de lâobjet et la multitude dâusages quâil offre se situent dans sa prise de vue, le choix de lâouverture pour faire entrer la lumiĂšre, la profondeur de champ, etc.
5. HABITUS
Habitus : comportement acquis, caractĂ©ristique dâun groupe social, quelle que soit son Ă©tendue, et transmissible au point de sembler innĂ©. Grand Larousse.
En latin, la notion habitus est un terme masculin signifiant une maniĂšre dâĂȘtre, une allure. En sociologie, lâhabitus est un concept dĂ©fendu par Pierre Bourdieu, relatif Ă la disposition dâun acteur qui dĂ©veloppe volontairement son agir. Il renvoie Ă la qualitĂ© intellectuelle autorisant lâacquisition ou le pragmatisme dâun savoir. Selon lui, la notion permet de dĂ©porter la primautĂ© explicative des dispositions empiriquement prises vers le processus pour les acquĂ©rir. Elle doit ĂȘtre ainsi posĂ©e comme un principe gĂ©nĂ©rateur de pratiques reproductrices des structures objectives. La notion renvoie aussi aux apprentissages par lesquels des perceptions, des jugements ou des comportements sont vĂ©hiculĂ©s et inculquĂ©s pendant la socialisation individuelle.
6. LA PSYCHOMOTRICITĂ (contemporaine)
DâaprĂšs le Petit Robert, la psychomotricitĂ© est « lâintĂ©gration des
25COMPRĂHENSION ET APPRENTISSAGE
ModĂšle Olympus OM1
LâINTUITION DE LâUSAGE26
fonctions motrices et psychiques rĂ©sultant de la maturation du systĂšme nerveux ». DâaprĂšs le Grand Larousse, il sâagit de « lâensemble des rĂ©alisations motrices considĂ©rĂ©es sous lâangle de leurs relations avec le psychisme », le psychisme Ă©tant dĂ©fini comme la « structure mentale de quelquâun ». Donc pour un individu, le dĂ©veloppement de son expĂ©rience se rĂ©alise tout au long de sa vie grĂące aux activitĂ©s quâil rĂ©alise.LâĂ©quipement de base, câest lâĂ©quipement qui se dĂ©veloppe dans les relations mutuelles, en particulier la relation rĂ©ciproque mĂšre-enfant. Le bĂ©bĂ© rencontre lâautre/les autres avec lesquels il va dĂ©velopper des Ă©changes, un nĂ©ologisme affectif et des liens. Le milieu pour lâĂȘtre humain comporte une dimension physique (le monde des objets) et une dimension sociale (le monde des sujets). Le terme de psychomotricitĂ© Ă©voque donc cette interdĂ©pendance constante entre le sujet et le monde.Depuis notre naissance, nous recevons une Ă©ducation, nous apprenons, nous Ă©toffons sans cesse nos connaissances. Nous sommes en phase dâapprentissage de notre premier jour jusquâau dernier. Les objets permettent dâapprendre, de dĂ©couvrir, de progresser. Nous nous forgeons plusieurs cultures autour de lâobjet : une culture visuelle et une culture dâusage. IntĂ©ressons-nous Ă la culture de lâusage, câest-Ă -dire la culture pratique, la culture physique de lâobjet. Câest en voyant les autres que lâon prend dâabord exemple sur comment, tenir ou manipuler certaines choses, comment se comporter avec un outil. La prĂ©cision du geste sâatteint en exĂ©cutant, en rĂ©pĂ©tant, en sâexerçant sans cesse pour obtenir une efficacitĂ© dans lâusage. Câest le cas des artisans luthiers ou cordonniers, toujours en perpĂ©tuelle progression dans leur savoir-faire. (*voir entretien en annexe de Romain Didier)Au Moyen-Ăąge, « lâatelier Ă©tait le foyer de lâartisan. »2 Toute la famille vivait sur le lieu de travail. Dans ce cas-lĂ , les enfants Ă©taient Ă©duquĂ©s en voyant leur pĂšre travailler, confrontĂ©s Ă la
2. Richard Sennett, Ce que sait la main, Ă©dition Albin Michelp.77
27COMPRĂHENSION ET APPRENTISSAGE
Encyclopédie de Diderot et Alembert, Planches vol.12. F.M. Ricci Parma. Paris 1751-1772.
LâINTUITION DE LâUSAGE28
rĂ©alitĂ© de lâoutil, ils observaient sans cesse. La vie et le travail se mĂȘlaient sans cesse. La pratique et le savoir Ă©taient permanents et contribuaient trĂšs tĂŽt Ă lâapprentissage de lâenfant. « Un bon foyer, un endroit oĂč vie et travail se mĂȘlaient et se faisaient face. »3
7. LA CONNAISSANCE DES CHOSES
La personne inculte a seulement la connaissance directe des objets : que ce soit une dame qui passe une grande partie de la nuit Ă lire des livres, ou un jardinier qui emploie sa vie Ă distinguer matĂ©riellement les plantes de son jardin. Les connaissances du savant, au contraire, sont « infinies », parce que, possĂ©dant la classification des attributs des choses, il peut les reconnaĂźtre toutes, et en dĂ©terminer tantĂŽt la classe, tantĂŽt les parentĂ©s, tantĂŽt les origines, faits plus profonds, que les choses ne pourraient rĂ©vĂ©ler dâelles-mĂȘmes.Or nos enfants, comme les « connaisseurs », les « savants », reconnaissent, dans le monde extĂ©rieur, les objets par leurs attributs et les classifient ; en consĂ©quence, ils prennent de lâintĂ©rĂȘt Ă tous les objets. Chaque chose acquiert pour eux une valeur, tandis que les enfants incultes passent aveugles et sourds Ă cĂŽtĂ© des choses, comme un homme ignorant passe Ă cĂŽtĂ© dâune Ćuvre dâart, dâune Ćuvre musicale classique sans les reconnaĂźtre ni les goĂ»ter.ïżœ
La culture se forge donc au fil du temps. Elle se complÚte grùce à la curiosité et à la motivation pour découvrir et apprendre.
8. APPRENTISSAGE MOTEUR
Lorsquâune personne est en train dâapprendre une nouvelle habiletĂ©, une nouvelle action, de dĂ©couvrir un nouvel apprentissage, on observe trois Ă©tapes dâapprentissage moteur. La premiĂšre Ă©tape est
3. Richard Sennett, Ce que sait la main, Ă©dition Albin Michelp.77
4. Marie Montessori, Pédagogies Scientifiques, tome 2, Desclée de Brouwer, 1958. p. 169
29COMPRĂHENSION ET APPRENTISSAGE
la phase verbale, la personne essaye de comprendre ce quâil faut faire, se remĂ©more les gestes, fait des commentaires ou rĂ©pĂšte les consignes Ă voix haute, elle est dans une grande concentration. La deuxiĂšme phase est verbo-motrice, les conseils verbaux sâestompent, la personne rĂ©pĂšte lâaction avec des ajustements. Elle dĂ©finit la meilleure stratĂ©gie, elle doit encore rĂ©flĂ©chir mais nâa plus besoin de le dire. La troisiĂšme et derniĂšre phase est motrice, le geste sâest automatisĂ©, la rĂ©pĂ©tition se fait inconsciemment, ainsi lâattention peut se porter sur dâautres tĂąches.
9. PREMIERS RĂFLEXES MĂCANISĂS
Ce prochain extrait est pour moi une image traduisant un Ă©tat dâesprit sur lâobjet et son apprentissage.
Par ses tĂątonnements le long des pierres ou sous les herbes, le filet dâeau a enfin trouvĂ© une faille par oĂč il peut rĂ©pondre Ă lâappel de la pesanteur qui anime et oriente son cours et sa destinĂ©e. NĂ©gligeant les tĂątonnements qui nâont pas rĂ©ussi, il sâengagera tout entier par cette faille jusquâĂ ce que dâautres obstacles viennent Ă nouveau contrarier et compliquer lâinĂ©luctable Ă©coulement. Il sâen est fallu de bien peu, parfois, que la source ne prenne au dĂ©part une autre direction : il aurait suffi dâun caillou plus solidement plantĂ©, ou du passage dâun berger qui, du bout de son bĂąton, aurait soulevĂ© une motte, pour que le filet dâeau prenne un chemin diffĂ©rent, qui aurait influencĂ© radicalement et dĂ©finitivement le cours du torrent.
Il en est de mĂȘme pour un objet, dans son dessin et la pertinence des dĂ©tails.
Les ĂȘtres animĂ©s obĂ©issent de mĂȘme, Ă lâorigine, Ă cette loi
LâINTUITION DE LâUSAGE30
inĂ©luctable du tĂątonnement dont les rĂ©ussites, rĂ©pĂ©tĂ©es, engagent profondĂ©ment le comportement ultĂ©rieur des individus. Dans mon village, brebis et chĂšvres restent sur la montagne de la Saint-Jean Ă la Saint-Michel. Ă leur retour, elles risquent, les jeunes surtout, dâavoir plus ou moins oubliĂ© le chemin de lâĂ©table. On les voit alors le soir, Ă la rentrĂ©e du troupeau, errer lamentablement dâune ruelle Ă lâautre, tĂątonnant et bĂȘlant pour retrouver leur rĂątelier. Une porte sâouvre enfin et les voilĂ Ă lâabri ; elles trouvent dans lâĂ©table accueillante la chaleur dâautres corps et un fond de foin qui complĂšte la maigre pĂąture. Câest une expĂ©rience qui a rĂ©ussi. Demain, les mĂȘmes brebis tĂątonneront peut-ĂȘtre encore, mais elles auront tendance Ă sâorienter vers le chemin qui les a conduites hier Ă un aboutissement, vers lâexpĂ©rience qui a rĂ©ussi. Si on les laisse faire le lendemain encore, la tendance Ă renouveler lâexpĂ©rience rĂ©ussie sera dĂ©jĂ devenue une habitude, un rĂ©flexe automatique, constituant comme une rĂšgle de vie qui Ă©vite et rĂ©duit le tĂątonnement tout en assurant la satisfaction des besoins les plus impĂ©rieux.ïżœ
Il en est de mĂȘme pour les utilisateurs, lâexpĂ©rience rĂ©ussie dans lâusage dâun objet, par le biais dâune notice ou de ces propres tĂątonnements et essais, se transformera en un rĂ©flexe automatique par la suite. Ainsi, elle pourra ensuite se concentrer sur la suite pour un nouvel apprentissage.
Quâest-ce quâune compĂ©tence ?Câest une capacitĂ© reconnue dans un domaine, une pratique qualifiĂ©e. Pour dĂ©velopper des compĂ©tences, il faut de la rĂ©pĂ©tition. Et câest valable dans beaucoup de domaines : le sport, la musique, lâartisanat. Il faut que cette allitĂ©ration soit consciencieusement organisĂ©e pour supporter ces rĂ©pĂ©titions dans le temps, afin dâenrichir nos compĂ©tences. En musique il existe le principe dâIsaac
5. CĂ©lestin Freinet, Ćuvres pĂ©dagogiques, Ă©dition Seuil, 1994. p.359
31COMPRĂHENSION ET APPRENTISSAGE
Stern, oĂč il explique que plus notre technique est aboutie, plus il est possible de pratiquer lâentrainement sans se dĂ©courager. Ce dĂ©veloppement des compĂ©tences dĂšs notre plus jeune Ăąge contribue Ă notre apprentissage.
Ă propos de la rĂ©pĂ©tition du geste et des automatismes, il sâagit lĂ du dĂ©veloppement de la compĂ©tence. Selon ce principe dâIsaac Stern, « meilleur est votre technique, plus vous pouvez rĂ©pĂ©ter sans vous lasser » ïżœ. Câest lâacquisition de la compĂ©tence par la pratique.
10. LEGO, JOUET DâAPPRENTISSAGE
Pour lâapprentissage du monde qui nous entoure, les jouets et les jeux sont importants.Ils permettent aux enfants de dĂ©couvrir leur identitĂ©, dâapprendre les causes et les effets dâune action, dâexplorer les relations et pratiquer les compĂ©tences dont ils auront besoin une fois adulte. Les jouets peuvent avoir un rĂŽle Ă©ducatif. Ils stimulent la crĂ©ativitĂ© et amĂ©liorent le comportement cognitif. Certains, comme le Lego par exemple, permettent dâĂ©duquer la vision dans lâespace.
Ce morceau de plastique en ABS (lâAcrylonitrile ButadiĂšne StyrĂšne est un thermoplastique) a Ă©tĂ© inventĂ© en 1949 par le Danois Ole Kirk Christiansen. « Leg godt », signifiant « joue bien ». Cette brique a tout son intĂ©rĂȘt Ă partir dâun ensemble, câest-Ă -dire avec une multitude dâautres briques. De diffĂ©rentes couleurs et dimensions, elles sont conçues de façon Ă pouvoir ĂȘtre assemblĂ©es entre elles. Le Lego est une unitĂ© avec un principe simple dâutilisation et de prĂ©cision. Le principe est le suivant : chaque brique est creuse et sur son dessus sont prĂ©sents des plots, et Ă lâintĂ©rieur des fĂ»ts cylindriques permettent de les encastrer les uns avec les autres en quinconce. Ce systĂšme garantit une bonne tenue dâassemblage des
6. Richard Sennett, Ce que sait la main, Ă©dition Albin Michelp.56
LâINTUITION DE LâUSAGE32
briques. Le succĂšs de ce jouet est que chaque nouvelle collection est compatible avec toutes les piĂšces prĂ©cĂ©dentes. Ainsi, il existe une infinitĂ© de possibilitĂ©s. Lorsque le jouet est vendu, il est sous carton et propose un ensemble de briques livrĂ©es dans un sac, Ă monter soi-mĂȘme en suivant la notice livrĂ©e (si la proposition dâassemblage est trop complexe), sinon il suffit de suivre la photo du rĂ©sultat sur le packaging. Cet objet est ludique car il peut ĂȘtre offert Ă lâenfant dĂšs lâĂąge de trois ans pour lui permettre de construire, dâapprendre Ă assembler, de tester mĂ©caniquement. Il fascine mĂȘme les adultes par ses possibilitĂ©s infinies de crĂ©ation⊠Il existe aussi pour les tout-petits le stade « Duplo ». Les piĂšces sont lĂ©gĂšrement diffĂ©rentes : les formes sont limitĂ©es et les piĂšces plus grandes en dimensions, pour Ă©viter de les avaler. ParallĂšlement, il existe aussi le Kapla. Il sâagit dâun parallĂ©lĂ©pipĂšde en bois (120 mm de long, 24 mm de large et de 8 mm dâĂ©paisseur). Ces mesures dĂ©coulent dâun rapport simple : 1 longueur = 5 largeurs, et 1 largeur = 3 Ă©paisseurs. Il permet de sâadapter aux dimensions rĂ©elles des monuments et de se familiariser avec des mĂ©thodes de construction. Une fois que lâenfant a grandi et sâest perfectionnĂ© grĂące Ă ces jouets, il passe au niveau supĂ©rieur!Pour lâenfant, je considĂšre que le Lego permet dâacquĂ©rir une certaine autonomie et indĂ©pendance. GrĂące Ă ce systĂšme, il est possible de produire et dâimaginer seul, de pouvoir rebondir en fonction de lâavancement de lâassemblage, de laisser faire des choix par lâenfant qui devient maĂźtre de son jeu. Il peut sortir des instructions donnĂ©es par la marque et crĂ©er ce quâil dĂ©sire : inventer. Câest le dĂ©but de son apprentissage, dâune libertĂ© de comportement. Beaucoup dâenfants sont passĂ©s par lâ« Ă©tape Lego »: monter/dĂ©monter, assembler/dĂ©sassembler sans arrĂȘt, dĂ©tourner le jouet indiquĂ© pour trouver un autre jouet dĂ©sirĂ© : un avion se transformant en chĂąteau, une maison en bateau, et la voiture devenant un pistolet. Lâenfant est dans le dĂ©tournement. Il dĂ©passe grĂące au Lego des notions dâ « interdits »
33COMPRĂHENSION ET APPRENTISSAGE
Echelle 1. Les briques Lego
LâINTUITION DE LâUSAGE34
donnĂ©es par ces parents, sâopposant Ă la possession dâarmes Ă feu ou de jouer au soldat. Le Lego lui donne la possibilitĂ© de franchir cette frontiĂšre et de sâĂ©loigner de lâunivers qui lui est proposĂ©, afin dâen dĂ©couvrir de nouveaux.
11. LA PĂTE Ă MODELER
Il existe une presse Ă pĂąte Ă modeler qui sâutilise surtout avec la marque Play-Doh. Cette presse ressemble Ă une extrudeuse, fait ressortir la pĂąte en fil de spaghetti. Le rĂ©sultat ? Ăa ne sert Ă rien, en revanche, câest lâacte de faire qui est important, lâaction de presser, dâobtenir un rĂ©sultat. Lâutilisateur, lâenfant plus particuliĂšrement, obtient alors un plaisir dans cet acte de faire.
Quand lâutilitĂ© domine, les adultes perdent quelque chose dâessentiel Ă leur capacitĂ© de penser ; ils perdent la curiositĂ© gratuite qui sâĂ©panouit dans lâespace ouvert du jeu avec le feutre que lâon tripote.ïżœ
Lâintuition nâest intĂ©ressante que dans le plaisir de franchir un obstacle. Le plaisir dâun acte, dâavoir dominĂ© un fragment dâinstant par le rĂ©el, par sa propre action physique et mentale.Les adultes, en laissant les enfants avec des Lego, Kapla ou pĂąte Ă modeler, pensent quâils jouent, tandis quâen rĂ©alitĂ© les enfants travaillent. Ils sont en train dâacquĂ©rir des facultĂ©s et des compĂ©tences, leur acquisition cĂ©rĂ©brale se fait par Ă©tapes. Le jeu place lâacquisition comme un facteur de lâĂ©volution humaine Ă travers diffĂ©rentes Ă©tapes.Lâenfant dans son apprentissage acquiert les bases de la vie, notamment grĂące au jeu. Lâune des premiĂšres choses quâil apprend est la notion dâemboitement et le Lego contribue Ă cette leçon. En dĂ©truisant et reconstruisant une tour, il devient capable de sâimaginer
7. Richard Sennett, Ce que sait la main, Ă©dition Albin Michelp.362
35COMPRĂHENSION ET APPRENTISSAGE
les volumes et de calculer.
12. RĂPĂTITION DU GESTE
Quand le tout petit enfant, occupĂ© avec les emboitements solides, met et retire les dix cylindres 30 ou ïżœ0 fois de suite et, sâĂ©tant trompĂ©, rectifie son erreur et, toujours plus intĂ©ressĂ©, recommence le mĂȘme travail, il prolonge un exercice complexe de son activitĂ© psychique qui donne lieu Ă un dĂ©veloppement intĂ©rieur. Câest probablement la sensation de ce dĂ©veloppement intĂ©rieur qui lui rend lâexercice agrĂ©able et explique cette persĂ©vĂ©rance prolongĂ©e. ïżœ
13. KINDER
Les enfants Kinder ont-ils plus de facilitĂ© avec les modes dâemploi Ikea ?DâaprĂšs mes souvenirs, jâadorais les Ćufs en chocolat de Kinder Surprise et tout le rite de plaisirs quâil soulevait. Encore aujourdâhui, il se prĂ©sente sous la mĂȘme forme, un Ćuf dâenviron six centimĂštres de hauteur, emballĂ© dans du papier aluminium orangĂ© et blanc. LâĆuf est composĂ© dâune double coque en chocolat au lait avec un intĂ©rieur au chocolat blanc, renfermant une boite en plastique rigide jaune ou orange ressemblant Ă une grosse gĂ©lule. Dans cette boĂźte se trouve un jouet Ă monter soi-mĂȘme, enveloppĂ© dâun bandeau de papier avec une notice en couleur imprimĂ©e lorsquâil ne sâagit pas dâune figurine toute prĂȘte. Le mode dâemploi est illustrĂ© par le jouet Ă assembler en quelques Ă©tapes, les piĂšces sâemboitent Ă lâaide de clip et de crans; Ă©tonnamment le jouet est assez solide malgrĂ© sa petite taille et rĂ©siste aux chocs et aux chutes. LâintĂ©rĂȘt pour lâenfant est de monter le jouet pendant quâil dĂ©guste la coquille en chocolat. Il apprend et sâamuse inconsciemment avec
8. Marie Montessori, Pédagogies Scientifiques, tome 2, Desclée de Brouwer, 1958. p. 133
LâINTUITION DE LâUSAGE36
sa rĂ©compense. Pour inciter Ă la dĂ©couverte et Ă lâapprentissage, ne serait-il pas dâavantage bĂ©nĂ©fique de livrer lâobjet sans notice ?
Des designers nomment les objets pour Ă©tablir une idĂ©e dâappropriation pour un usage privatif dâun objet banal du quotidien.Tous les produits sont nommĂ©s par la firme qui les distribue pour une raison logique dâorganisation. Pour la plupart, ils possĂšdent un code ou un nom industriel tel que le « fauteuil B-3 » ou le « fauteuil LC3 », modĂšle emblĂ©matique de Le Corbusier. Ă partir des annĂ©es 50 va dĂ©buter une Ăšre de nomination des objets plus personnelle. Ce qui a permis de changer le statut de lâobjet, dorĂ©navant câest une chose importante que lâon appelle, que lâon considĂšre avec un tout autre intĂ©rĂȘt. Nommer « Joe Cactus » un cendrier ou « Max le Chinois » un Ă©gouttoir, comme le fait Philippe Starck, nâest pas anodin : ce choix change le statut du produit et le fait entrer dans un champ privatif et intime. Le nom renvoie Ă un imaginaire reprĂ©sentĂ© par la forme et les couleurs de lâobjet.
Tandis que pour un objet sans nom, lâeffet totalement inverse peut se produire : une incomprĂ©hension.
Tout « machin » est douĂ© de vertu opĂ©ratoire. Si la machine dĂ©cline sa fonction par son nom, le « machin », lui, dans le paradigme fonctionnel, reste le terme indĂ©terminĂ©, avec la nuance pĂ©jorative de « ce qui nâa pas de nom » ou que je ne sais pas nommer (lâimmoralitĂ© dâun objet dont on ne sait pas de quel usage exact il relĂšve). Et pourtant, il fonctionne. ParenthĂšse flottante, objet dĂ©suni de sa fonction, ce que le « machin », le « truc », laisse entendre, câest une fonctionnalitĂ© vague, sans limites, qui est plutĂŽt lâimage mentale dâune fonctionnalitĂ© imaginaire. 9
9. Jean Baudrillard, Le systÚme des objets, Denoël, BibliothÚque Médiations, 1968. p.161
37COMPRĂHENSION ET APPRENTISSAGE
(âŠ) la courte phrase quâĂ lâoccasion jâinscrivais sur le ready-made.Cette phrase, au lieu de dĂ©crire lâobjet comme lâaurait fait un titre, Ă©tait destinĂ©e Ă emporter lâesprit du spectateur vers dâautres rĂ©gions plus verbales. Quelquefois jâajoutais un dĂ©tail graphique de prĂ©sentation : jâappelais cela pour satisfaire mon penchant pour les allitĂ©rations, « ready-made aidĂ© » (« ready-made aided »). 10
14. UN LANGAGE LIMITĂ
Le langage peut en effet ĂȘtre limitĂ© pour dĂ©crire certaines actions. Voici une sĂ©rie dâextraits exposant des difficultĂ©s susceptibles dâintervenir dans certaines situations.
InarticulĂ© ne signifie aucunement stupide ; en vĂ©ritĂ©, ce que nous pouvons exprimer par les mots peut bien ĂȘtre plus limitĂ© que ce que nous faisons avec des choses. Le travail artisanal Ă©tablit un champ de compĂ©tence et de savoir qui dĂ©passe peut-ĂȘtre les capacitĂ©s dâexplication verbale : dĂ©crire prĂ©cisĂ©ment comment faire un nĆud coulant met Ă rude Ă©preuve les talents de lâauteur le plus professionnel. Câest lĂ une, peut-ĂȘtre la limite humaine fondamentale : le langage nâest pas un « outil spĂ©culaire » adĂ©quat pour les mouvements physiques du corps humain.(âŠ)Une solution aux limites du langage consiste Ă substituer lâimage au mot.(âŠ)Autrement dit, les images Ă©clairent en prĂ©cisant et en simplifiant le mouvement en une sĂ©rie dâimages claires analogues aux « instants 10. Marcel Duchamp, Duchamp
du signe, Flammarion, 1975. p.191
LâINTUITION DE LâUSAGE38
décisifs » chers au photographe Cartier-Bresson. 11
Le principe dâinstructionMontre, ne dis pas.La langue peine Ă reprĂ©senter lâaction physique, et cette difficultĂ© nâest jamais aussi Ă©vidente que lorsque le langage tente de nous dicter nos gestes. Quiconque a essayĂ© de monter une bibliothĂšque en suivant les instructions Ă©crites connaĂźt le problĂšme. A mesure quâon sâĂ©nerve, on prend conscience du fossĂ© qui peut exister entre les modes dâemploi et le corps. 12
Savoir faire, apprendre Ă faire, dire comment faire : le fondu enchaĂźnĂ© des gestes, lâhabiletĂ© des tours de main ont besoin Ă leur tour des mots et du texte pour circuler dans le peuple des cuisines. Celui-ci a sa langue et son corpus de rĂ©fĂ©rence, comme il a ses secrets et des connivences â tout un savoir « bien entendu », que la plus dĂ©taillĂ©e des recettes jamais ne vous communiquera. 13
Suite Ă ces diffĂ©rents passages, on sâaperçoit que les mots peuvent avoir beaucoup de difficultĂ©s Ă exprimer certaines actions, telle que la simultanĂ©itĂ© ou lâintensitĂ©, par exemple : « tourner progressivement le bouton tout en maintenant avec lâautre main⊠». Par consĂ©quent, un mode dâemploi met des mots sur des actions, des gestes.
Mais dâun autre cĂŽtĂ©, un dessin mal exĂ©cutĂ©, un pictogramme Ă©nigmatique, un schĂ©ma douteux peuvent semer la confusion la plus totale. Lâimage au sens gĂ©nĂ©ral ne peut pas toujours nous dispenser dâexplications Ă©crites. Nous verrons par la suite que certains schĂ©mas sont dans lâincapacitĂ© de se suffire Ă eux-mĂȘmes, par exemple pour le montage dâun meuble Ikea oĂč lâutilisateur commet des erreurs lorsquâil suit un guide illustrĂ© de dessins incertains pour reprĂ©senter
11. Richard Sennett, Ce que sait la main, Ă©dition Albin Michelp.133-134
12. Richard Sennett, Ce que sait la main, Ă©dition Albin Michelp.245
13. Luce Giard in Michel De Certeau, Lâinvention du quotidien, tome 2 habiter, cuisiner, Gallimard, 1994. p.302
39COMPRĂHENSION ET APPRENTISSAGE
le sens dâune piĂšce.
II.
Le mode dâemploi
LâINTUITION DE LâUSAGE42
Un mode dâemploi, une notice, une instruction, ou un guide, tous synonymes, sont des instruments prĂ©cieux mais fastidieux Ă lire. Ce qui mâintĂ©resse, ce sont les objets mis en scĂšne par ces notices, mais aussi les usages ainsi que leurs utilisateurs. Un produit est un systĂšme avec deux composants indissociables lâun de lâautre : dâune part un objet, dâautre part une information (une notice, une aide, un pictogramme).Le mode dâemploi comporte ces trois pĂŽles : lâobjet, lâusage et lâutilisateur.
« Le mode dâemploi nâest pas une annexe ou un Ă©lĂ©ment secondaire du produit, mais un Ă©lĂ©ment essentiel qui conditionne son usage ».1ïżœ
1. CULTURE DU MODE DâEMPLOI (je fais ici rĂ©fĂ©rence Ă un objet technologique, un ordinateur par exemple).
PremiĂšre question Ă se poser : les notices sont-elles lues ?Chacun a un rapport diffĂ©rent avec le mode dâemploi livrĂ© avec le produit. Câest une question de culture, certains ne vont jamais ouvrir le livret, par paresse Ă la vue de lâĂ©paisseur du carnet, ou parce quâil y a une surabondance dâinformations. En effet, les catalogues fournis selon le type dâobjet, rassemblent les notes de sĂ©curitĂ© et de prĂ©caution, il faut souvent tourner une dizaine de pages avant de tomber sur un document utile Ă notre besoin. Le carnet va dĂ©buter gĂ©nĂ©ralement par un sommaire, des notes de garanties, les rĂ©fĂ©rences du produit et les coordonnĂ©es de la marque⊠un certain type dâusagers va donc mettre directement de cĂŽtĂ© le mode dâemploi, laisser dans le carton, mais ils peuvent le garder « au cas oĂč », par bonne conscience, aprĂšs tout ils lâont achetĂ©. DâaprĂšs lâĂ©tude de Dominique Boullier et Marc Legrand, nous pouvons dĂ©gager
14. Christian Morel, Lâenfer de lâinformation ordinaire, Ă©ditions Gallimard, 2007 France. p.49
43MODE DâEMPLOI & COMPLĂMENTARITĂ
trois conduites : la premiĂšre proche du « flemmard » expliquĂ© ci-dessus, est une conduite dâ « autonomiste », lâusager a une grande confiance en lui et considĂšre que son savoir-faire est amplement suffisant. Si il nây arrive pas ou que ça ne fonctionne pas, câest de la faute de la machine !Ensuite, nous pouvons trouver ceux qui vont se jeter Ă lâeau, voir et essayer par eux-mĂȘmes, explorer lâappareil, puis lorsquâils seront bloquĂ©s Ă une Ă©tape, ils consulteront le mode dâemploi directement au chapitre concernĂ©.DeuxiĂšme conduite Ă©tudiĂ©e : ceux pour qui la notice devient un livre de chevet. Le passionnĂ©, celui qui va scruter toute la notice de A Ă Z, tout lire tel un vrai roman, qui va prendre son temps avant dâutiliser lâobjet pour suivre prĂ©cautionneusement tout le protocole lors du premier usage. Si ce nâest pas un passionnĂ©, un « geek », alors câest un dĂ©pendant des instructions, il nâest pas du tout autonome, il a mĂȘme peur de se lancer dans lâaventure, il subit les rĂšgles, il est appelĂ© « lâhĂ©tĂ©ronomiste ». Quoi quâil en soit, si le lecteur se trouve face Ă un mode dâemploi illisible, il sâaccusera plus volontiers dâincompĂ©tence quâil nâen blĂąmera son auteur. De toute maniĂšre, Ă supposer que le lecteur estime quâun mode dâemploi est mauvais et ne remplit pas sa fonction, comment peut-il le dĂ©montrer ?
2. LA PRĂSENCE DE LA NOTICE
Est-elle nĂ©cessaire pour tous les objets ? La prĂ©sence dâune notice ne reflĂšte-t-elle pas lâincapacitĂ© de lâobjet Ă communiquer ? Est-ce le dĂ©faut de lâergonomie de lâobjet ?Dans un premier temps, la notice se rĂ©duit aux clauses administratives restrictives Ă propos de la garantie. Sa prĂ©sence peut signifier de la part du constructeur que le sens et lâusage de son objet ne sont pas encore assimilĂ©s par tous. Certains ne peuvent se passer dâexplications de toutes maniĂšres (câest le cas
LâINTUITION DE LâUSAGE44
pour un Ă©cran tĂ©lĂ©vision sans interface de contrĂŽle et dâutilisation). Mais dâautres objets font maintenant partie dâune « socialisation primaire » câest-Ă -dire quâils sont entrĂ©s dans les mĆurs, ils sont culturellement admis. Lors de lâouverture dâun emballage, il est vrai que lâon cherche la notice, lorsquâelle est inexistante on se pose la question « mais oĂč est-elle ? Lâont-ils oubliĂ©e ? ». La notice devient nĂ©cessaire, câest un ouvrage que lâon consulte, tout doit y ĂȘtre ordonnĂ© et prĂ©vu. Ce nâest pas comme un roman ou un magazine. Une notice, câest avant tout un objet communicant, et elle est, souvent, complĂ©mentaire Ă lâobjet. Aujourdâhui, certains en profitent pour lui donner des caractĂ©ristiques afin de se dĂ©marquer des autres produits, cela peut ĂȘtre sous la forme de spĂ©cificitĂ©s graphiques ou de nouveaux services.
3. LE MODE DâEMPLOI EST UN OBJET
Sous la forme dâun dĂ©pliant, dâun poster, dâun livret, dâun catalogue, le mode dâemploi est avant tout un objet graphique. Câest un instrument Ă penser et Ă dĂ©finir en toute logique car il doit aider et guider lâutilisateur dans son processus de dĂ©couverte de lâobjet acquis. VoilĂ pourquoi le mode dâemploi est rĂ©flĂ©chi : il doit ĂȘtre instinctif dans la comprĂ©hension et dans lâorganisation du document (que ce soit Ă©crit et graphique). Il est primordial que lâordre des Ă©tapes de fonctionnement soit clair et bien Ă©tabli.
4. IKEA a dĂ©passĂ© lâusage du mode dâemploi
Lâenseigne suĂ©doise Ikea, crĂ©Ă©e en 1943, a bouleversĂ© le marchĂ© du mobilier avec son systĂšme de vente et son processus dâachat. En proposant aux usagers de monter eux-mĂȘmes leurs meubles, la marque a entĂ©rinĂ© une utilisation nouvelle du mode dâemploi. Leurs meubles sont livrĂ©s avec un outil ressemblant Ă
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une petite manivelle, aux extrĂ©mitĂ©s hexagonales comme une clĂ© Allen. Elle permet de monter le meuble de A Ă Z, car les piĂšces dâaccroche et de fixation sont spĂ©cifiques Ă Ikea, elles sont conçues et fabriquĂ©es par lâenseigne. Lâoutil « manivelle » contribue Ă lâidentitĂ© du concept (un marteau peut aussi ĂȘtre nĂ©cessaire pour planter les clous de la paroi du fond lorsquâil sâagit dâune armoire par exemple). Une fois que les ingĂ©nieurs ont Ă©tabli le montage du meuble et le protocole Ă suivre, les graphistes dessinent sous forme dâillustrations comment monter en kit le meuble, en exploitant des pictogrammes. Cette nouvelle philosophie est avant tout Ă©conomique, elle permet de rĂ©duire les coĂ»ts de transports, dâexpĂ©dition et dâemballage. Lâenseigne fait figure de pionniĂšre dans lâapproche durable dâĂ©conomie de matiĂšre et dâĂ©conomie de besoin, mais aussi dans la conception graphique. Comme il a Ă©tĂ© dit plus tĂŽt, les objets sont livrĂ©s en kit avec une notice, et lâensemble des objets sont consultables sur un catalogue. Ces deux objets, la notice et le catalogue, font partie intĂ©grante de lâidentitĂ© de la marque. Ce sont des symboles forts reprĂ©sentant la puissance marketing dâIkea symbolisĂ©e chaque annĂ©e par le nombre de catalogues imprimĂ©s en plus grande quantitĂ© que la Bible.Sans le mode dâemploi, lâassemblage dâun meuble est difficilement intuitif, voire un peu complexe. Il comprend gĂ©nĂ©ralement une double page : sur lâune est illustrĂ© un inventaire de toutes les piĂšces comprises dans le carton, sur lâautre quelques vignettes rapides pour procĂ©der Ă©tape par Ă©tape. Le tout dans un style assez technique et universel, car il nâexiste pas de mots ou dâinformations Ă©crites Ă cĂŽtĂ© des pictogrammes, la notice est pensĂ©e dans un souci dâefficacitĂ© extrĂȘme afin dâĂȘtre diffusĂ©e dans tous les pays. Mais combien de fois sâest on retrouvĂ© avec une vis orpheline ? Ou bien une armoire avec une planche montĂ©e Ă lâenvers car on ne voulait pas dĂ©sassembler le toutâŠ
LâINTUITION DE LâUSAGE46
Le code universel : un modĂšle unique pour toute la planĂšte afin dâĂ©viter les traductions, les pictogrammes et symboles pour faciliter le repĂ©rage des fonctions, la bande-dessinĂ©e, et les photographies pour exposer lâaction/lâobjet en simultanĂ©. Ces signes abstraits de communication et de reprĂ©sentation nĂ©cessitent une Ă©ducation, leur lecture nâest pas instinctive au premier abord. Il faut les apprendre, les mĂ©moriser. Ces images sont culturelles. La lecture des modes dâemploi est loin dâĂȘtre systĂ©matique pour tous, la lecture spontanĂ©e des symboles graphiques peut prĂȘter Ă confusion. Il existe une langue du mode dâemploi. DĂšs lors, les pictogrammes prennent les caractĂ©ristiques dâun code linguistique, et non dâun code ergonomique. Il faut donc les apprendre car ils ne sont pas comprĂ©hensibles spontanĂ©ment.
5. LE DESSIN EST LâOBJET DE COMMUNICATION Lors de nos premiers pas dans un pays Ă©tranger dont nous ne maĂźtrisons pas la langue, nous nous lançons alors Ă la recherche de pictogrammes. Dans les aĂ©roports, il existe des codes dâinformation et de circulation appelĂ©s codes ergonomiques. Ces signaux graphiques permettent de nous indiquer le chemin ou de nous informer. Ils sont primordiaux dans les lieux publics pour se repĂ©rer. Leur dessin doit ĂȘtre juste et comprĂ©hensible par tous, ce doit ĂȘtre un graphisme cohĂ©rent, logique, universel. Prenons comme exemple le pictogramme reprĂ©sentant une valise, permet Ă la sortie de lâavion Ă tous les voyageurs de se repĂ©rer et dâaller chercher leurs bagages.Dans lâouvrage Icon Graphics, le professeur dâart graphique Ruedi RĂŒegg Ă©crit Ă propos des pictogrammes dans la prĂ©face : « Images que les gens comprennent partout dans le monde, dâoĂč quâils viennent, quelle que soit la langue, les pictogrammes les aident Ă trouver le chemin, Ă comprendre une situation, Ă faire ce quâil faut. »
47MODE DâEMPLOI & COMPLĂMENTARITĂ
Attention Ă ne pas confondre un pictogramme et un idĂ©ogramme. Un idĂ©ogramme nĂ©cessite un apprentissage, câest un signe graphique traduisant le sens dâun mot ou dâune notion, tandis quâun pictogramme traduit une idĂ©e, une action, une scĂšne figurĂ©e et symbolique.Par exemple, Ă lâaĂ©roport de Cologne, Ruedi Baur a dessinĂ© une signalĂ©tique urbaine. Il sâagit de pictogrammes, de caractĂšres typographiques, favorisant les dĂ©placements et le repĂ©rage des touristes, pour leur permettre la meilleure comprĂ©hension possible de lâespace.
6. LE MĂTALANGAGE
DâaprĂšs le Petit Larousse, un mĂ©talangage est un langage de description dâun autre langage formel. Câest un ensemble pour aider Ă la comprĂ©hension dâun autre langage. On remarque que les aides aux objets (notices, schĂ©mas, pictogrammesâŠ) prĂ©sentent des structures linguistiques qui en font un mĂ©talangage. La grande difficultĂ© est dâatteindre dans les codes utilisĂ©s une visibilitĂ© et une signification absolue : lâuniversalitĂ©. Malheureusement il nâexiste pas de langue universelle pour les modes dâemploi, mais un ensemble Ă©crit et graphique de brouhaha et dâĂ©nigmes. Pourquoi ne pas avoir les mĂȘmes codes ergonomiques pour toutes les machines ? Les symboles, comme les signes, sont des Ă©lĂ©ments que lâon doit acquĂ©rir pour entrer dans cette fonction communicante. Le symbole « lecture » identifiĂ© par un triangle de cĂŽtĂ©, le symbole « pause » identifiĂ© par deux rectangles parallĂšles, ces formes gĂ©omĂ©triques pourraient trĂšs bien fonctionner ailleurs. Au lieu de cela, nous avons des termes anglais plus ou moins connus, des traductions alĂ©atoires et des pictogrammes mystĂ©rieux. Ce nâest pas le cas de toutes les aides mais un nombre significatif dâentre elles sont incomprĂ©hensibles.
LâINTUITION DE LâUSAGE48
7. IPHONE : il amplifie les actions et en mĂȘme temps restreint les libertĂ©s.
Qui nâa jamais entendu ou ne connaĂźt pas le tĂ©lĂ©phone et produit phare dâApple : lâiPhone ? En parlant des usages et de la gestuelle, il mâĂ©tait difficile de ne pas parler de ce produit rĂ©volutionnaire, en bien ou en mal dâailleurs. Objet rĂ©volutionnaire car il change le statut du tĂ©lĂ©phone et notre relation Ă lâobjet. Je ne suis pas possesseur de ce tĂ©lĂ©phone, mais jâai pu constater assez rapidement et comme beaucoup dâautres que les usagers de lâiPhone lâont trĂšs souvent entre les mains, ils ne sâarrĂȘtent jamais de lâutiliser. La raison est quâil propose beaucoup dâapplications dans beaucoup de domaines diffĂ©rents : pour trouver un restaurant, afficher les horaires de transport, connaĂźtre la mĂ©tĂ©o ? Peu importe la question, lâiPhone possĂšde une application pour y rĂ©pondre. Et la grande partie de son succĂšs rĂ©side dans la pratique manuelle et la navigation du tĂ©lĂ©phone, commandĂ©es par des gestes simples, et jâoserais mĂȘme dire intuitifs. On tient lâobjet dâune main et de lâautre on navigue du bout des doigts sur la surface lisse de lâĂ©cran, on effleure, touche, appuie, glisse, tapote, pince et Ă©crit sur lâĂ©cran pour commander une fonction Ă chaque fois diffĂ©rente selon le geste et le nombre de doigts en contact avec lâĂ©cran. Lâobjet a crĂ©Ă© tout un vocabulaire gestuel des doigts pour permettre une navigation fluide et efficace. Il nây a plus quâun seul bouton « physique » sur lâobjet, qui permet de revenir au menu principal ... son usage est trĂšs chronophage et cela entraĂźne un risque dâinsociabilitĂ©. Parfois lâiPhone, je le perçois comme une espĂšce de Tamagotchi inversĂ© (le tamagotchi Ă©tait un petit appareil Ă©lectronique de la taille dâun gros caillou avec un Ă©cran digital). Il fallait sâoccuper de ce microprogramme comme dâun ĂȘtre vivant et le nourrir, le faire grandir, lâĂ©lever, etc. Cela nâinitiait âil pas dĂ©jĂ les notions dâaddiction et de dĂ©pendance pour un objet futile ? Aujourdâhui sans lâiPhone, son utilisateur semble perdu et
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Echelle 1. iPhone ïżœ dâApple
LâINTUITION DE LâUSAGE50
dĂ©concertĂ© ; il a besoin de cet outil pour (sur)vivre et se repĂ©rer dans notre sociĂ©tĂ©. La part de dĂ©pendance qui sâest crĂ©Ă©e avec ce produit est incroyable : il a littĂ©ralement changĂ© les comportements. Il donne lâillusion quâavec un clic, tout est disponible. Penser que lâon maĂźtrise tout ce qui nous entoure est lâun des phĂ©nomĂšnes de notre sociĂ©tĂ©, mais cela est faux, chaque dĂ©tail dâun outil ou dâune application est orchestrĂ© et rĂ©glĂ© pour nous amener dans une directionâŠLâautre particularitĂ© de lâiPhone : le son. Il crĂ©e un feedback du geste. Par exemple, lâaction de suppression dâun fichier ou dâun message, produit le bruit du papier froissĂ© et jetĂ©, lâaction dâenvoi dâun courrier est symbolisĂ©e par un envol ou une flĂšche lancĂ©e. Cette communication cognitive nous permet de confirmer deux choses : que lâon a bien exĂ©cutĂ© le geste sur lâĂ©cran et de lâaction demandĂ©e lâaboutissement. Inconsciemment cela nous rassure et devient un son banal, on nây fait plus attention lorsquâil se dĂ©clenche, par contre, si le son est absent on est interpellĂ©, quelque chose nâa pas fonctionnĂ©, on est perturbĂ©.
Personne nâaurait pu dĂ©duire lors de sa premiĂšre prise en main de lâobjet, aux courbes Ă©purĂ©es et lisses, quâil puisse servir de chronomĂštre, station mĂ©tĂ©o, tĂ©lĂ©commande, rĂ©veil, calculatrice, boussole. LâiPhone se dĂ©couvre sur la durĂ©e. Qui a dĂ©jĂ lu la notice de ce tĂ©lĂ©phone ? Peu de gens lisent les modes dâemploi, lâacquisition de lâoutil se fait par nous-mĂȘmes, par « ma » dĂ©couverte.
8. LA NOTICE CONTRIBUE Ă LâAPPRENTISSAGE
Peut-on enseigner par lâusage des objets ? Que cherche lâutilisateur dans le mode dâemploi ? Les notices, de maniĂšre plus ou moins consciente, nous instruisent. La preuve en est dans lâappellation « instructions ». Au dĂ©part câest un instrument de dĂ©couverte : elles
51MODE DâEMPLOI & COMPLĂMENTARITĂ
nous montrent, nous renseignent, nous informent et nous apprennent Ă utiliser les objets. Elles deviennent au fil des jours des manuels dâapprentissage et de rĂ©fĂ©rences. Les notices nous Ă©duquent, elles nous enseignent de nouveaux gestes, de nouvelles actions, plus ou moins simples ou compliquĂ©es. Parfois elles nous racontent lâobjet, elles nous en racontent lâusage. De quelle maniĂšre ? Parfois en nous donnant des ordres, en nous accompagnant, câest un guide.
9. CAO, mode dâemploi 2.0 ?
La conception assistĂ©e par ordinateur permet aux ingĂ©nieurs, designers et architectes de concevoir leurs projets Ă lâaide de logiciel visible Ă lâĂ©cran. Ces logiciels permettent des modĂ©lisations 3D instantanĂ©es. Pour certains projets trĂšs complexes, en architecture principalement, lâusage des ces « nouveaux » outils (apparus dans lâintervalle 1975-1990) est devenu vite indispensable, pour gagner du temps, pour la comprĂ©hension du projet et pour traiter avec prĂ©cision des dĂ©tails. La CAO permet de tester virtuellement et de simuler numĂ©riquement pour lancer ensuite la fabrication. Ces logiciels font gagner du temps car ils redessinent et recalculent sur le champ, en un clic. Lorsque lâon dessine et conçoit sur papier, on nâa pas le droit Ă lâerreur, on pense en mĂȘme temps, il se crĂ©e une sorte dâaller-retour entre le dessin et la construction. Dâailleurs pour revenir aux compĂ©tences engendrĂ©es par le principe de rĂ©pĂ©tition, le fait dâesquisser un modĂšle, de recommencer, de passer Ă la rĂ©alitĂ©, sont de bons exemples de rĂ©pĂ©titions pour contribuer Ă lâacquisition de compĂ©tences. En outre, lâutilisateur peut avoir un usage abusif des logiciels CAO et engendrer des problĂšmes sur la rĂ©flexion du projet. On va considĂ©rer avec moins dâattention les difficultĂ©s rencontrĂ©es au cours du projet car la machine va les rĂ©soudre pour nous. Aujourdâhui, avec lâaccroissement rapide de la population mondiale, les projets se sont complexifiĂ©s et nous imposent lâusage
LâINTUITION DE LâUSAGE52
de la CAO. Nâest-elle pas devenue une sorte de « notice 2.0 » Ă suivre Ă la lettre ? Une espĂšce de mode dâemploi qui nous surpasse ?
Si auparavant, câĂ©tait lâhomme qui imposait son rythme aux objets, aujourdâhui ce sont les objets qui imposent leurs rythmes discontinus aux hommes, leur façon discontinue et soudaine dâĂȘtre lĂ , de se dĂ©traquer ou de substituer les uns aux autres sans vieillir. 1ïżœ
Notre comportement face aux premiers problĂšmes rencontrĂ©sSelon Dominique Boullier, dans Les mots pour le faire : chacun va rĂ©agir avec une tactique diffĂ©rente selon le problĂšme quâil croise. Cela se dĂ©roule gĂ©nĂ©ralement pour des appareils ou machines Ă alimenter, changer une piĂšce, dans la manipulation. En premier lieu lâusager va rĂ©pĂ©ter son geste, pensant soit quâil le fait mal soit que la machine est dans un mauvais jour de fonctionnement, donc lâusager rĂ©pĂšte lâaction. DeuxiĂšmement, lâutilisateur va essayer autre chose, appuyer ailleurs, il va varier et toucher un peu partout. Enfin troisiĂšmement, il va se remĂ©morer dâautres machines, se servir de son expĂ©rience et de ses acquis.
10. « CONSEILLER OFFICIEUX DâUSAGE »
Je reprends ce terme utilisĂ© par Christian Morel dans lâenfer de lâinformation ordinaire car en effet on possĂšde tous quelquâun dans notre entourage pour nous aider. Il est apparu des usagers plus experts que dâautres pour venir en aide et nous conseiller. Ces conseillers dâusages, il en existe Ă peu prĂšs un dans chaque famille, câest celui la plupart du temps qui lit toutes les notices⊠il va donc sâimproviser en « conseiller officieux dâusage ». Son extension va se dĂ©velopper grĂące Ă internet, il va pouvoir diffuser aisĂ©ment et rapidement ses connaissances et ses services pour les
15. Jean Baudrillard, Le systÚme des objets, Denoël, BibliothÚque Médiations, 1968. p.222-223
53MODE DâEMPLOI & COMPLĂMENTARITĂ
autres usagers rencontrant des problĂšmes. Les forums qui vont permettre ce rĂ©seau dâaide informelle. Chacun peut y poser sa question librement, en Ă©tant inscrit gratuitement, il suffit de poster son problĂšme et les rĂ©ponses sâenchaĂźnent en Ă©changeant des avis et des solutions. Tout le monde peut devenir conseiller en mode dâemploi si il connaĂźt le problĂšme rencontrĂ©. Ces discussions restent sur la toile et peuvent ĂȘtre consultĂ©es par dâautres. GrĂące Ă Google il suffit de taper dans lâonglet de recherche sa question et le moteur de recherche nous guidera la plupart du temps sur ce genre de forum. On trouve dĂ©sormais une multitude dâaide improvisĂ©e sur internet, certains sâinvestissent mĂȘme en prenant en photo chaque Ă©tape de leurs opĂ©rations afin de nous guider au maximum. Il est possible pendant un instant de sâimaginer mĂ©canicien : jâai un souci de bougie sur mon vĂ©hicule, je lâĂ©cris sur internet, je tombe sur un forum automobile, un autre usager a dĂ©crit la procĂ©dure Ă suivre, il mâĂ©vite dâaller voir chez un garagiste, au-delĂ de lâenvie de faire des Ă©conomies, jâai le sentiment dâĂȘtre plus compĂ©tent et dâavoir acquis des connaissances.
Ceux qui ne lisent pas les notices sont en fait aidĂ©s par ceux qui les lisent 1ïżœ
11. RETOUR VERS LE FUTUR pour les technologies
Y-a-t-il un lien dans les gĂ©nĂ©rations dâobjets de mĂȘme nature ?LâĂ©quipe de La Presse est allĂ©e faire un reportage auprĂšs dâenfants en Ă©cole primaire avec lâintention de leur faire dĂ©couvrir des gadgets des annĂ©es 80. Les enfants se sont prĂȘtĂ©s au jeu et ont commentĂ© les objets Ă tout va : un vieux lecteur-cassette, une disquette, une cartouche de jeu vidĂ©o. Ils manipulent les objets, les retournent, essayent de les faire entrer les uns dans les autres, mais leurs rĂ©fĂ©rences en matiĂšre de technologies sont trop absolues
16. Christian Morel, lâenfer de lâinformation ordinaire, Ă©ditions Gallimard. 2007, France. p.49
LâINTUITION DE LâUSAGE54
dans les usages pour deviner lâutilisation de chaque composant⊠Aujourdâhui, il leur suffit dâappuyer sur un bouton ou de faire un clic pour avoir le rĂ©sultat en une seconde. Ils sont dĂ©sorientĂ©s par ce retour en arriĂšre. Ils sont nĂ©s dans un univers technologique surĂ©quipĂ©. Câest la gĂ©nĂ©ration quâon peut nommer « presse-bouton/clic ».Puis un second reportage a Ă©tĂ© menĂ©, cette fois Ă la rencontre de personnes ĂągĂ©es dans une maison de retraite. LâĂ©quipe de journalistes a amenĂ© toutes les nouvelles technologies telles que lâiPad, une souris dâordinateur, une webcam, une manette de wii. Le rĂ©sultat ne sâest pas fait attendre, les personnes interrogĂ©es Ă©taient perdues, non seulement ne connaissaient pas les objets, (ça on pouvait sâen douter,) mais nâarrivaient pas Ă les reconnaĂźtre. Les formes ont Ă©voluĂ©, le vocabulaire formel a considĂ©rablement changĂ©, ce qui produit une perte de repĂšres chez les personnes ĂągĂ©es. Il nây a plus dâindices qui puissent les aider Ă dĂ©duire ou Ă raisonner sur la nature et la fonction de lâobjet.Ă propos de la webcam donnĂ©e Ă une dame : « câest un mini-scaphandrier ? Câest pour aller sous lâeau ? » .
La machine idĂ©ale, câest celle qui ne possĂšde pas de mode dâemploi.1ïżœ
12. LA NOTICE Ă USAGE UNIQUE
Lorsque lâon dĂ©marre un ordinateur pour la premiĂšre fois (ou mĂȘme un tĂ©lĂ©phone portable), on est confrontĂ© Ă lâinconnu, Ă un objet possĂ©dant sa propre logique. On se trouve face Ă une interface toute nouvelle que lâon doit suivre Ă la lettre. En effet, pour avoir dĂ©jĂ vĂ©cu ce moment dâinstallation, du stress est prĂ©sent. On veut ĂȘtre sĂ»r de bien faire, de ne pas commettre dâerreur. Alors on lit et relit les consignes, on devient complĂštement dĂ©pendant de la
17. Alain Gras et Caroline Moricot (dir.), Technologies du quotidien, la complainte du progrĂšs, SĂ©rie Sciences en sociĂ©tĂ©, Ă©ditions Autrement, Paris, 1992.Autrement, sĂ©rie Sciences en sociĂ©tĂ©, n°3, Dominique Boullier, « la vie sans mode dâemploi », Ă©ditions Autrement, Paris, 1992. p.158
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Extraits de la vidéo. http://t e c h n a u t e . c y b e r p r e s s e .c a / n o u v e l l e s / p r o d u i t s -electroniques/201102/18/01-4371870-age-dor-du-techno.phpJournaliste Jean Christophe Laurence, La Presse, février 2011
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machine et de ce que demande lâĂ©cran. Une fois les Ă©tapes suivies et les explications retenues dans notre mĂ©moire, on se lance avec hĂąte et lâon clique sur « terminĂ© ». DĂ©sormais lâutilisateur nâaura plus jamais affaire Ă ce premier guide de dĂ©marrage, il Ă©tait Ă usage unique, comme une touillette Ă cafĂ© ou de la vaisselle en plastique, aprĂšs lâouverture du programme ou de lâobjet, il se doit dâĂȘtre consommĂ© sur le moment. Sa fonction est de servir une seule fois mais de maniĂšre absolue et rĂ©solue. Pour poursuivre en informatique, je rejoins les propos de Christian Morel dans son livre Lâenfer de lâinformation ordinaire, sous Windows, il rĂšgne quelques soucis de linguistique et de sens dans lâergonomie de leur programme. Je fais directement allusion Ă leur fameux bouton principal : « DĂ©marrer ». Il existe depuis la version Windows 95 jusquâau systĂšme dâexploitation de Windows Vista un bouton appelĂ© « DĂ©marrer » situĂ© en bas Ă gauche de lâĂ©cran. Depuis il a Ă©tĂ© remplacĂ© par le logo de Microsoft mais cela a pris du temps. LâĂ©quipe de Microsoft a nommĂ© le bouton principal de leur systĂšme « DĂ©marrer », qui est peut-ĂȘtre le bouton le plus utilisĂ© au monde dâailleurs, alors quâil sert essentiellement Ă Ă©teindre la machine⊠Du point de vue ergonomique ce nâest pas une logique trĂšs efficace, surtout pour quelquâun de novice en la matiĂšre. Je dois cliquer sur « DĂ©marrer » pour demander Ă la machine de se stopper, mais il existe dĂ©sormais sept façons diffĂ©rentes dâarrĂȘter la machine, ce qui complique les choses (changer dâutilisateur, fermer la session, verrouiller, redĂ©marrer, mettre en veille, mettre en veille prolongĂ©e, arrĂȘter). Câest lâune des rares choses qui nâa pas Ă©tĂ© modifiĂ©e au fil des annĂ©es par Microsoft, et cette touche a la mĂȘme signification dans toutes les langues, son sens visible signifie lâinverse de lâaction demandĂ©e. AprĂšs rĂ©flexion, je pense que les ingĂ©nieurs ont voulu dĂ©finir par ce bouton « DĂ©marrer »⊠une action, dĂ©marrer une commande. Ils ne se sont pas mis Ă la place dâun usager lambda, si on compare avec un Macintosh, leur plus
57MODE DâEMPLOI & COMPLĂMENTARITĂ
important bouton se nomme « la pomme ». Câest un symbole fort car il reprĂ©sente le logo de la marque. Il est identifiable rapidement, pour le cas de Windows Seven, le bouton mĂšre est aussi devenu le logo de la « fenĂȘtre aux quatre couleurs », mais ne possĂšde pas dâappellation. En continuant sur lâergonomie en informatique, penchons-nous sur la fameuse touche « entrĂ©e ». ReprĂ©sentĂ©e sous la forme dâune large Ă©querre, il est inscrit dessus une flĂšche de retour allant de droite Ă gauche. Son but premier selon son symbole est dâeffectuer un retour Ă la ligne, mais il permet nĂ©cessairement de valider des donnĂ©es ou une action. Son origine vient des machines Ă Ă©crire pour descendre dâun cran et revenir en dĂ©but de ligne, le «retour du chariot». La machine Ă Ă©crire a constamment rĂ©gressĂ© en termes dâusage quotidien depuis que lâordinateur sâest dĂ©veloppĂ©. Aujourdâhui, une grande partie de consommateurs en informatique nâont jamais utilisĂ© Ă une machine Ă Ă©crire. Ils ne connaissent donc pas la dĂ©finition de la touche « entrĂ©e ». En somme, ces usagers ont Ă©tĂ© guidĂ©s par dâautres utilisateurs sur la signification de chaque touche du clavier. Je crois bien ne jamais avoir vu une notice expliquant le rĂŽle de chaque touche sur un clavier (qui plus est leur rĂŽle peut-ĂȘtre diffĂ©rent selon lâinterface)âŠ
13. LA CRAINTE DâĂTRE ABSCON
Dans la nature humaine, ce qui nous effraie est de ne pas ĂȘtre comprĂ©hensible, dâĂȘtre abscon. Le langage est nĂ© pour garantir la conversation et raconter des histoires, mais aprĂšs ces chapitres on sâaperçoit quâil nâest pas toujours adaptĂ© Ă lâinformation. Aujourdâhui, la documentation informative ou les interfaces hommes-machines ne progressent pas en simplicitĂ©, bien au contraire, elles sont de plus en plus originales pour aguicher le consommateur et de ce fait, ils sont obligĂ©s dâapprendre leur
LâINTUITION DE LâUSAGE58
fonctionnement ce qui intensifie la charge mentale des utilisateurs. Le bon cĂŽtĂ© des choses est que cette mauvaise qualitĂ© des aides Ă lâusage, incite les usagers Ă sâentraider. Tous les diffĂ©rents supports de communication, que ce soit notice, dĂ©pliant, guide, pictogramme, schĂ©ma, deviennent des sujets pour engager la discussion ou accentuer les liens. Comme cela a Ă©tĂ© vu sur la partie des « conseillers officieux dâusages » Ă propos de lâaide dans les forums sur internet, on repasse par lâorigine du langage, câest-Ă -dire la conversation. Le fait quâInternet produise une gigantesque quantitĂ© dâinformations, permet Ă lâusager dâatteindre celle dont il a besoin. Lâusager Ă©garĂ© sâoriente ainsi vers deux issues : son voisin et Internet.
Dans ce chapitre, les exemples Ă©noncĂ©s dĂ©montrent la fonction de la notice et ses limites. Nous avons vu quâelle peut ĂȘtre primordiale et indispensable dans la bonne comprĂ©hension de lâobjet ou de lâoutil. Mais quâelle peut aussi restreindre les libertĂ©s de lâutilisateur et rĂ©duire son imagination et sa libre comprĂ©hension de lâusage. Dans la suite du mĂ©moire, lâintĂ©rĂȘt se porte sur lâusage et sur lâobjet. Il apparaĂźt que lâon nâa pas besoin de toucher physiquement lâobjet pour que celui-ci soit utile. Il existe donc diffĂ©rentes natures de fonctionnalitĂ© dâusage.
III.
Les degrés de fonctionnalité
Notre environnement familier est pour chacun dâentre nous une espĂšce dâinventaire Ă la PrĂ©vert oĂč coexistent les objets utilitaires et les inutiles, les indispensables et les futiles, ceux qui sont vides de tout souvenir et ceux qui en sont au contraire trop pleins.1ïżœ
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1. CLASSIFICATION
Quels critĂšres afin dâĂ©tablir un classement des objets selon leur degrĂ© de fonctionnalitĂ© ?Il est possible dâĂ©tablir des modes de classement dans les objets. Comme lâĂ©voque Jean Baudrillard, ils peuvent ĂȘtre classĂ©s selon leur degrĂ© de fonctionnalitĂ© ou la gestuelle qui sây rattache. Ce classement est parallĂšle en quelque sorte Ă lâordre alphabĂ©tique. Je pense que tout objet sert Ă quelque chose, peu importe si ce nâest seulement quelques secondes ou une partie de la journĂ©e, si jâen suis conscient ou non, sâil permet une transformation plus ou moins importante. On entre en relation avec eux, indĂ©niablement, cela se fait par nos sens, principalement par le toucher ou la vue. Lorsque notre relation avec lâobjet se fait par le toucher, il est vrai quâon en est plus marquĂ© car le contact physique nous Ă©veille. Tandis quâentrer en relation « seulement » par la vue est tellement courant que lâon ne le relĂšve mĂȘme plus. Konstantin Grcic dit : « on veut des objets qui fonctionnent et soient utiles, mais leur utilitĂ© peut ĂȘtre dâordre Ă©motionnel. Ils remplissent leur fonction en me faisant plaisir plus que par leur fermeture astucieuse »19, il nous arrive dâacquĂ©rir des objets qui nous semblent beaux, esthĂ©tiques, on a envie de les avoir et voir chez soi, de les croiser, les rencontrer, ça nous rend heureux, on est content de leur prĂ©sence auprĂšs de nous.
2. ESSENTIEL/INNESSENTIEL
La personnalisation formelle est-elle perçue comme inessentielle dans un objet ?La personnalisation formelle oppose-t-elle lâobjet industriel Ă lâobjet artisanal ?Selon Jean Baudrillard, ce qui est « essentiel » dans un moulin Ă cafĂ© est de moudre le cafĂ©, câest clairement objectif. Mais il dit
19. quâest-ce que le design (aujourdâhui), Beaux Arts Magazine, novembre 2004
18. Serge Tisseron, Comment lâesprit vient aux objets, Ăditions Aubier, Paris, 1999. p.105
61LES DEGRĂS DE FONCTIONNALITĂ
aussi quâil soit « vert et rectangulaire, ou rose et trapĂ©zoĂŻdal » est inessentiel. Je ne suis pas tout Ă fait dâaccord sur ce dernier point. En effet, la fonction premiĂšre et prĂ©cise dâun moulin Ă cafĂ© est de moudre du cafĂ©. En revanche la boĂźte qui enveloppe le moteur Ă©lectrique est, de mon point de vue, trĂšs primordiale. Elle est le premier contact, visuel ou physique, avec le consommateur. Et dans un premier temps, ce contact se fait en magasin lors de lâachat du produit. Comme lâa expliquĂ© Raymond Loewy dans La laideur se vend mal, la beautĂ© de lâobjet joue un rĂŽle dĂ©terminant dans le choix de lâutilisateur. Sâil est sĂ©duit par le produit, le pari est en grande partie gagnĂ©, et le produit sera sĂ»rement achetĂ©. Ensuite, ce moulin Ă cafĂ© est installĂ© dans la cuisine. Personne ne souhaite quâil dĂ©nature notre «belle» cuisine et son mobilier, et encore moins quâil nous Ă©chappe des mains lorsquâon le dĂ©place. La forme de lâobjet est sa « propre finalitĂ© ». Elle agit, avec la couleur, sur notre comportement de maniĂšre inconsciente. Ce phĂ©nomĂšne est assez rĂ©cent, autrefois, avant la sociĂ©tĂ© de consommation, les objets Ă©taient juste utiles et pas forcĂ©ment beaux. Exemple :
Câest seulement quand un objet nous manque, que nous nous apercevons de lâimportance quâil avait prise pour nous.20
3. MOUVEMENT MODERNE : FONCTIONNALISME
Je mâintĂ©resse au mouvement Moderne, dont lâorigine remonte dans les annĂ©es vingt, et notamment Ă Le Corbusier et Charlotte Perriand, pour moi reprĂ©sentants et prĂ©curseurs dâune fonctionnalitĂ© trĂšs Ă©tudiĂ©e de lâobjet. Aussi ce sont leurs projets dâhabitation qui retiennent mon attention. A lâĂ©poque, des projets se mettaient en place autour de la collectivitĂ©, il fallait amĂ©nager de petits lieux Ă vivre, comme des cellules, pour y vivre et y travailler.
20. Serge Tisseron, Comment lâesprit vient aux objets, Ăditions Aubier, Paris, 1999. p.11
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AprĂšs la seconde guerre mondiale, le contexte social est difficile et seul le quantitatif primait. Un dĂ©veloppement technique domine en France pour de nouveaux matĂ©riaux, tels que le fer, lâacier, le bĂ©ton et le verre, qui ont conduit Ă lâinvention de nouvelles techniques de construction contribuant Ă la rĂ©volution industrielle. Dâailleurs entre 1924 et 1926, lâactivitĂ© Française est en croissance rapide. Elle est dĂ©pendante de la fonte, de la houille, du coton, de la laine, des minerais. Le bĂ©ton armĂ© devient dâutilisation courante et se prĂȘte Ă toutes les formes. Charles Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier, en est un grand exploitant pour ses Ă©tudes entiĂšrement fonctionnalistes et hygiĂ©nistes du logement. Le Corbusier prĂ©fĂšre dâailleurs dire Ă propos de cette pĂ©riode quâil sâagit du « mouvement puriste », basĂ©e entre autre sur la simplicitĂ©, la gĂ©omĂ©trie et la cohĂ©rence structurelle. Il sera le grand thĂ©oricien de cette architecture fonctionnelle, et crĂ©era le CIAM vers 1925 (CongrĂšs International de lâArchitecture Moderne). Pendant cette pĂ©riode des annĂ©es 20 et 30 en France, lâĂ©conomie connaĂźt des hauts et des bas. La production en sĂ©rie sâamorce, et la sociĂ©tĂ© de consommation se base sur du beau Ă moindre prix. Mais au cours des annĂ©es trente, la grande crise financiĂšre va dĂ©ferler sur lâEurope, et curieusement elle sera bĂ©nĂ©fique pour le dĂ©veloppement de lâarchitecture et en design. La simplicitĂ© et lâĂ©conomie du Style International sâimposent comme solution de rechange souhaitable Ă lâornementation malvenue et au gaspillage dâespace Ă lâarchitecture Ă©clectique. Aussi, seuls les CIAM paraissaient aptes Ă proposer des solutions claires au pressant problĂšme du logement social.
Câest dans ces contraintes quâils ont cherchĂ© Ă optimiser lâespace quâil leur Ă©tait donnĂ©. Dâavoir avec un minimum dâobjets, le plus dâusages possibles, tout en crĂ©ant bien sĂ»r une unitĂ©. De lĂ sont nĂ©es des rĂ©ponses recherchĂ©es et poussĂ©es pour atteindre une fonctionnalitĂ© extrĂȘme, par exemple la table ou le lit qui se replient,
63LES DEGRĂS DE FONCTIONNALITĂ
exploiter la surface des murs pour suspendre ou accrocher⊠ils font souvent appel Ă des astuces dâinstallation oĂč lâobjet se transforme, change dâĂ©tat.Comme le dit Jean Baudrillard « câest la pauvretĂ© qui fait lâinvention »21. En effet, pour les lieux dâhabitation, le manque dâespace est considĂ©rable, les architectes et designers cherchent une organisation trĂšs fine de lâespace dans ses moindres dĂ©tails. Aucune place nâest laissĂ©e Ă lâimprovisation, mais juste des calculs de commutabilitĂ©, selon les besoins de la piĂšce tout au long de la journĂ©e : dormir, manger, travailler.
Par exemple le lit-banquette, se dĂ©plie et se replie Ă lâinfini ; câest un objet qui change dâĂ©tat dans sa forme et son occupation dans lâespace, mais pour moi il ne possĂšde pas diffĂ©rents degrĂ©s de fonctionnalitĂ©. Je mâexplique : lorsque le lit est fermĂ© et rabattu contre le mur, câest que lâon nâen a pas besoin, il est voulu quâil soit en position fermĂ©e. En position OFF, il est aussi fonctionnel et pertinent quâen position ON, lorsque je suis assis ou allongĂ© dessus. Ce nâest pas parce que je ne suis pas physiquement en contact avec lui que je ne lâutilise pas. En mode fermĂ©, il me permet dâexploiter mon espace et dây installer ma table par exemple. Cela signifie que mĂȘme si je ne lâ « utilise » pas (avec mon corps), il sert quand mĂȘme Ă quelque chose. Il permet la possibilitĂ© de donner la place Ă dâautres usages et rĂšgles de vies dĂ©terminĂ©s par lâarchitecte.
4. LES PACKAGINGS, quels sont les points primordiaux?
En 2006, fin de ma premiĂšre annĂ©e de BTS design de produit Ă lâEcole Boulle, jâai effectuĂ© un stage dâun mois dans lâagence Hotshop situĂ©e Ă Paris. Cette sociĂ©tĂ© comporte plusieurs dĂ©partements de crĂ©ation, le principal est axĂ© sur le graphisme, le second sur le produit. JâintĂ©grais le «dĂ©partement produit», mais
21. Jean Baudrillard, Le systÚme des objets, Denoël, BibliothÚque Médiations, 1968. p.24
LâINTUITION DE LâUSAGE64
pas nâimporte quel type de produit, plus du packaging et du PLV (produit en lieu de vente). Pourquoi me suis-je tournĂ© vers ce type dâagence ? Je voulais ĂȘtre confrontĂ© Ă des projets trĂšs rigoureux et contraints dans la marge de crĂ©ation, Ă lâopposĂ© de ce qui nous est proposĂ© dans les projets au sein du BTS, je souhaitais Ă©galement me rapprocher de la rĂ©alitĂ© du domaine professionnel. Il est vrai que dans un emballage de fromage, de gĂąteaux, ou le coffret dâune bouteille, le champ de crĂ©ation est trĂšs serrĂ©. Il faut aller Ă lâessentiel et tous les dĂ©tails comptent : la longueur de x courbe, son degrĂ© de radius, ses dimensions au millimĂštre prĂšs, etc. Ce nâest pas le genre de projet trĂšs allĂ©chant car le champ de manĆuvre est quasi nul par rapport Ă lâancienne version du packaging, il faut respecter les contraintes techniques pour des raisons de budget, donc les diffĂ©rences formelles Ă proposer sont minimes Ă voir sur une image. De plus, il faut transmettre une idĂ©e, un message liĂ© Ă la marque pour que le consommateur puisse identifier lâĂ©tat dâesprit et sâen souvenir. Surtout sâen souvenir, le premier dĂ©fi dâun produit est de se faire remarquer, et son packaging ainsi que le graphisme en sont ses armes, si le produit interpelle le consommateur, alors il y a de fortes chances pour quâil finisse dans le caddie. Un constat est Ă faire au sujet des produits alimentaires, les emballages, les packagings en dâautres termes. Parmi les informations que lâon cherche sur ce type dâobjets, il en existe Ă mes yeux deux types, les premiĂšres : quâest-ce que câest ? Quel est le contenu ? Les secondes, jusquâĂ quand je peux le consommer ? Quelle est la date de pĂ©remption ? Sur certains emballages, câest simple Ă trouver, la date est imprimĂ©e sur lâĂ©tiquette, lĂ oĂč lâon pose le regard en premier. Par contre, sur dâautres, cette information est Ă chercher. Le consommateur tombe sur les informations nutritives, Ă propos du contenu, puis Ă la fin il trouve une phrase comme « Ă consommer de prĂ©fĂ©rence avant le » ou bien « Ă consommer jusquâau » suivie des mots « voir sur le dessus » ou « voir sur le cĂŽtĂ© ».
65LES DEGRĂS DE FONCTIONNALITĂ
Lâemballage est Ă manipuler dans tous les sens pour trouver lâun des seuls dĂ©tails utiles quâil possĂšde.
5. COMPRENDRE PAR SOI-MĂME
Entre comprendre, parce quâune personne tĂąche dâimprimer en nous, par son discours, lâexplication dâune chose, et comprendre par soi-mĂȘme cette chose, il y a une distance illimitĂ©e. Câest comme si, dâune part, dans une cire molle, on imprimait une forme pour lâannuler ensuite et lui en substituer une autre, et comme si, dâautre part, cette forme Ă©tait sculptĂ©e par un artiste dans le marbre. Celui qui « comprend par lui-mĂȘme » a une impression inattendue, il sent que sa conscience est dĂ©chargĂ©e et que quelque chose de lumineux resplendit en elle. La comprĂ©hension, alors, nâest pas indiffĂ©rente ; câest le principe de quelque chose, parfois mĂȘme le principe dâune vie qui se renouvelle en nous. Il nây a peut-ĂȘtre pas dâĂ©motion plus productive pour lâhomme que lâĂ©motion intellectuelle. Celui qui fait une dĂ©couverte riche de consĂ©quences Ă©prouve certainement le maximum des jouissances humaines.22
6. LâEFFET DE SURPRISE DANS LâUSAGE
Le collectif de designers Radi Designer a conçu en 1995 un interrupteur pour lampe de chevet, nommĂ© « Switch ». La particularitĂ© de cet interrupteur, qui a dâailleurs contribuĂ© Ă la lancĂ©e mĂ©diatique du collectif, est quâil doit ĂȘtre brisĂ© pour Ă©teindre la lumiĂšre. Pour allumer la lampe, il faut remettre en place la piĂšce en plastique bi-injection de polyurĂ©thane de la taille dâun pouce. Lâacte est symbolique, il sâagit de rĂ©tablir la continuitĂ© du fil, câest-Ă -dire du courant. La gestuelle change la forme et le fonctionnement de lâobjet. Dans la reprĂ©sentation schĂ©matique de lâĂ©lectricitĂ©, le systĂšme est ouvert ou fermĂ©, ici lâinterrupteur prend sens en
22. Marie Montessori, Pédagogies Scientifiques, tome 2, Desclée de Brouwer, 1958. p.175
LâINTUITION DE LâUSAGE66
caractĂ©risant ses Ă©tats.Pour le designer Ingo Maurer, la beautĂ© de ses lampes se trouvent en partie dans la gestuelle de fonctionnement du mode ON/OFF. Dans sa lampe « Birdieâs Busch » le transformateur Ă©lectronique est intĂ©grĂ© dans le socle, il suffit de venir le tapoter avec un doigt pour allumer, idem pour Ă©teindre.
7. LA TENTE 2SEC/30MIN
DĂ©cathlon est une enseigne française proposant de lâĂ©quipement Ă bas prix pour tous les sports et activitĂ©s physiques. Elle date de 1976. Leur Ă©quipe de crĂ©ation essaie toujours dâĂȘtre Ă la pointe de lâinnovation et de la performance en lançant de nouveaux produits sur une large gamme de produits sportifs. En 2005, la marque Quechua appartenant au Groupe DĂ©cathlon mettait sur le marchĂ© une nouvelle typologie de tente. Son nom est la tente « 1seconde », « 2 secondes », ainsi de suite selon le nombre de place. Ils utilisent le mot « seconde » car câest le temps quâil faut pour dĂ©ployer la tente, quelques secondes suffisent. Une campagne de pub accompagne le produit Ă lâĂ©poque : on y voit un homme ou une femme sortant de la voiture avec la tente, ils choisissent un espace dâherbe, et la tente se lance en hauteur comme un oiseau quâon libĂšre dans les airs. La magie opĂšre, la tente se dĂ©ploie instantanĂ©ment, prends sa forme, et retombe au sol impeccablement, comme un chat sur ses pattes. La tente rencontre un succĂšs immĂ©diat, surtout auprĂšs des « campeurs amateurs » et des amateurs de rave party. De fait, ces derniers apprĂ©cient la tente car elle ne demande aucune rĂ©flexion pour se monter, parfois il nây a pas besoin de la planter au sol. Ainsi, lorsque ces utilisateurs de la tente sont, dirons-nous, trĂšs « fatiguĂ©s » et veulent se coucher, la tente « 1seconde » est lâidĂ©al. Par contre pour la ranger dans sa housse, câest une autre histoire. Toute la rĂ©ussite dans la premiĂšre phase de lâemploi de lâobjet va se perdre, le temps
67LES DEGRĂS DE FONCTIONNALITĂ
gagnĂ© va se perdre, câest un casse tĂȘte qui dĂ©bute. A lâintĂ©rieur de la housse on trouve une Ă©tiquette avec une notice imprimĂ©e guidant comment replier la tente, comment revenir Ă sa forme plate et ronde. La particularitĂ© de cette tente, la raison pour laquelle câest une nouvelle typologie, câest quâelle prend la forme dâun disque dâenviron 50 cm de diamĂštre ou plus selon la capacitĂ© de la tente, grĂące Ă la grande flexibilitĂ© et Ă©lasticitĂ© des tubes qui la structurent. Il faut donc retrouver ce disque de dĂ©part pour la ranger. La notice illustre un utilisateur avec la tente dans les mains, et indique quâil faut rapprocher certains tubes face Ă face, identifiables par une pastille de couleur bleue, verte ou rouge. Sur le dessin assez rapidement la tente ne ressemble plus trop Ă ce quâon a entre les mains. Pour lâavoir vĂ©cu, si je devais lâexpliquer, je dirais quâil faut aplatir la tente dâune certaine maniĂšre comme un huit et la faire pivoter sur elle-mĂȘme, pour que le huit deviennent un cercle. On voit bien lĂ la difficultĂ© dâune notice Ă expliquer une sĂ©rie de gestes successifs dans lâespace par des illustrations sans utiliser le langage. Avec de la pratique, la tente peut se ranger rapidement. Mais, quel support de communication est optimal pour lâexpliquer ? La vidĂ©o me semble le plus efficace mais impossible Ă transmettre et communiquer aisĂ©ment. En tout cas dans la campagne publicitaire mettant en scĂšne la magie de lâobjet Ă se mettre en place, il ne figure pas de scĂšne dĂ©montrant comment replier la tente. Faute du fournisseur ? Ou acte volontaire pour ne pas briser la simplicitĂ© dâusage dans les esprits ? Il sâagit plus dâune complexitĂ© de transmission de savoir. La notice ne peut pas expliquer la pression qui doit ĂȘtre exercĂ©e par lâusager sur la structure arquĂ©e de la tente. Lâajustement du geste ne peut ĂȘtre transmis dans un dessin ou par lâĂ©crit, il sâexplique et se rĂ©sout par la pratique, la rĂ©pĂ©tition.
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8. PERTE DâUSAGES
Le concepteur prend-il en compte la perte dâusage intĂ©grĂ©e dans certains outils ?Certains outils trĂšs complets voire complexes gĂ©nĂšrent une perte de certaines possibilitĂ©s de lâobjet, car lâusager veut dĂ©couvrir par lui-mĂȘme. Il veut laisser la place Ă la surprise et ne procĂšde pas par raisonnement. Selon son savoir et son intelligence, il va accĂ©der Ă certaines fonctionnalitĂ©s difficiles Ă atteindre pour ceux qui nâont pas ce savoir. Lâintuition ne suffit pas toujours, et des outils vont avoir une perte dâusage. Cette perte intĂ©grĂ©e est-elle considĂ©rĂ©e et perçue chez les ingĂ©nieurs ? Le mode dâemploi livrĂ© avec le produit est lĂ pour y rĂ©pondre, entre autres.Le « savoir » que jâĂ©voque dans lâusage des objets se forge au fil du temps, en observant, testant, manipulant et usant des objets. Il faut avant tout ĂȘtre curieux et sensible pour amorcer le dĂ©veloppement de ce savoir.Un exemple dâobjet du quotidien, il existe en plusieurs variantes. Dans sa version la plus « complĂšte », il peut proposer des chronomĂštres multiples (course avec mĂ©moire, compte Ă rebours), un altimĂštre, plusieurs alarmes, une boussole, une calculatrice et mĂȘme un rĂ©pertoire de chiffres : câest la montre Ă©lectronique. Elle dĂ©passe le stade du gadget car les adultes adeptes de cette montre la porte pour son esthĂ©tique, crĂ©Ă©e par lâabondance de boutons, de symboles et dâaiguilles. Le mode dâemploi reste dans le tiroir pour tester soi-mĂȘme, car les risques dâendommagement sont faibles sur ce type dâobjet. Alors dĂ©marre un chant de « bips » en appuyant sur tous les boutons, pour au moins comprendre comment changer lâheure et supprimer le double « bip » (assez dĂ©sagrĂ©able), annonçant chaque nouvelle heure. Mais procĂ©dant ainsi, les fonctions citĂ©es peuvent ĂȘtres oubliĂ©es ou rester dans lâignorance de leur existence. Certes une montre reste une montre, elle est parfois considĂšrĂ©e
69LES DEGRĂS DE FONCTIONNALITĂ
comme un bijou, les fonctions rajoutées sont pour la plupart du temps superflues mais justifient la forme.
9. CURIOSITĂ
La curiositĂ© est une attitude dâintĂ©rĂȘt Ă lâĂ©gard dâun sujet ou dâun phĂ©nomĂšne. Il y a toujours un dĂ©sir de nouveautĂ© chez lâĂȘtre humain. Cela se traduit par une quĂȘte inconditionnelle de la vĂ©ritĂ©. Lâhistoire, Ă travers la mythologie, nous a racontĂ© que la curiositĂ© peut ĂȘtre un dĂ©faut et nous mettre en danger. Eve et sa pomme, Pandore et sa boĂźte, sont des histoires qui dĂ©montrent les probables risques encourus, ou le prix Ă payer de vouloir trop en savoir. Ce sont ces raisons, notamment, qui associent cette notion Ă lâindiscrĂ©tion. Pour lâenfant, la curiositĂ© lui permet de se familiariser avec les objets qui lâentourent. DâoĂč les nĂ©cessitĂ©s de toucher, manipuler et « dĂ©sosser » tout ce qui lâentoure. La curiositĂ© relĂšve dâun comportement.
(âŠ) un dĂ©sir de voir, un dĂ©sir de spectacle. La conscience curieuse saute dâune apparence Ă une autre, elle veut le nouveau pour le nouveau.23
La curiositĂ© peut ĂȘtre la manifestation dâun besoin dâexplorer et dâapprendre. Elle dĂ©clenche lâimagination et la capacitĂ© de crĂ©er.
10. LâĂVOLUTION DU SAVOIR-FAIRE ENGENDRE SA DISPARITION
Le changement ne concerne pas seulement lâustensile ou lâoutil et le geste qui lâutilise, mais le rapport dâinstrumentation qui sâĂ©tablit entre lâutilisateur et lâobjet employĂ©. Autrefois, la cuisiniĂšre se servait dâun outil simple, de type primaire, qui remplissait aussi des fonctions simples ; sa main fournissait
23. Marie Madeleine Davy, Acte du premier CongrĂšs national de Philosophie, Mendoza, Argentine, mars-avril 1949.
LâINTUITION DE LâUSAGE70
lâĂ©nergie de mouvement, elle dirigeait le dĂ©roulement de lâopĂ©ration, surveillait la succession des moments de la sĂ©quence dâaction et pouvait se reprĂ©senter mentalement le processus. Aujourdâhui, elle emploie un outil Ă©laborĂ©, de type secondaire, au maniement compliquĂ© ; elle nâen comprend vĂ©ritablement ni le principe ni le fonctionnement. Elle alimente cet objet technique en ingrĂ©dients Ă transformer, puis elle dĂ©clenche le mouvement en appuyant sur un poussoir, et recueille la matiĂšre transformĂ©e sans avoir contrĂŽlĂ© les Ă©tapes intermĂ©diaires de lâopĂ©ration. Autrefois, la cuisiniĂšre mettait chaque fois en application son savoir-faire, elle pouvait perfectionner son tour de main, faire montre dâingĂ©niositĂ©. Ă prĂ©sent, nâimporte qui peut utiliser lâobjet industriel aussi bien quâelle, elle est devenue le spectateur dĂ©qualifiĂ© qui regarde la machine fonctionner Ă sa place.2ïżœ
La technologie au sein de notre habitat est aujourdâhui indispensable. Mais sur certains outils, les nouvelles gĂ©nĂ©rations dâusagers ne les pratiquent plus comme nos ancĂȘtres et perdent une richesse culturelle liĂ©e Ă lâusage. En effet, savoir manipuler certains outils, par exemple en cuisine comme il a Ă©tĂ© vu dans le passage de Michel De Certeau, permet dâassimiler une certaine dextĂ©ritĂ©. Cette agilitĂ© sera bĂ©nĂ©fique dans la suite de lâexistence de lâusager.
11. PANIER/ESSOREUSE Ă SALADE
Ă lâĂ©poque de mes grands-parents, pour essorer la salade aprĂšs son lavage, il existait un panier en fil de fer, parfois en version pliante. Dans ce panier ouvert, se rangeait la salade que lâon venait de passer sous lâeau, puis une fois dans le jardin ou sur le balcon, on exerçait de grands mouvements de bras en avant et en arriĂšre pour lâessorer. Il fallait balancer le panier mĂ©tallique avec une certaine vitesse, ainsi la salade ne sâĂ©chappait pas du panier, mais lâeau oui.
24. Luce Giard in Michel De Certeau, Lâinvention du quotidien, tome 2 habiter, cuisiner, Gallimard, 1994. p.298-299
71LES DEGRĂS DE FONCTIONNALITĂ
A gauche, Panier à egoutter la salade, en fil de fer. A droite, essoreuse à salade de marque EMSA, avec un mécanisme de poignée à cordon.
LâINTUITION DE LâUSAGE72
Câest le mĂȘme principe que le seau dâeau balancĂ© avec le bras par les enfants sur la plage, en le faisant tourner lâeau ne coule pas sous le principe de la force centrifuge. Quelques dĂ©cennies plus tard, une nouvelle forme dâessoreuse Ă salade voyait le jour. Un rĂ©cipient en plastique constitue lâenveloppe principale, contenant un autre rĂ©cipient perforĂ©, comme un panier industriel, toujours en plastique. Le tout est fermĂ© par un couvercle avec une petite poignĂ©e Ă tourner. Lâutilisateur tourne Ă grande vitesse la poignĂ©e dâune main et tient le rĂ©cipient de lâautre, ce qui produit une forte accĂ©lĂ©ration radiale sur les feuilles de salades humides. Lâeau passe Ă travers les perforations et est recueillie dans le premier contenant. Ce fonctionnement dâĂ©gouttage est le principe de centrifugation. Ce sont les usagers urbains qui ont amenĂ© ce nouvel aspect dâĂ©gouttoir Ă salades, la nĂ©cessitĂ© de devoir nettoyer la salade, essentiellement dĂ» aux pesticides, et au nouveau mode de consommation. Lâautre modĂšle existant, semblable Ă ce dernier, est conçu avec une cordelette Ă tirer du bas vers le haut, pour faire tourner le rĂ©cipient intĂ©rieur avec le mĂȘme principe de toupie. La symbolique de ce mouvement renvoie au tambour dâune machine sĂšche-linge, ayant comme fonctionnement le mĂȘme objectif.
IV.
Le discursif
Quel que soit le fonctionnement de lâobjet, nous lâĂ©prouvons comme notre fonctionnement. Quel que soit son mode dâefficience, nous nous projetons dans cette efficience, mĂȘme si elle est absurde comme dans le « machin ». Surtout si elle est absurde. Câest la cĂ©lĂšbre formule, magique et comique Ă la fois, du « ça peut toujours servir » : si lâobjet sert parfois prĂ©cisĂ©ment Ă quelque chose, il sert plus souvent encore Ă tout et Ă rien, et alors profondĂ©ment Ă ceci « il peut toujours servir ».2ïżœ
75LE DISCURSIF
Quâest ce que la conscience de lâergonomie a changĂ© dans la comprĂ©hension de lâobjet ?On nomme ergonomie lâapplication de ces connaissances Ă la conception de systĂšmes qui puissent ĂȘtre utilisĂ©s avec le maximum de confort, de sĂ©curitĂ© et dâefficacitĂ© par le plus grand nombre.Le terme « ergonomie » vient du grec « Ergon » travail et « Nomos » rĂšgles.Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, lâergonomie est une science qui se consacre Ă la recherche dâune meilleure adaptation entre une fonction, un matĂ©riel et son utilisateur.Par exemple en aĂ©ronautique, les instruments et les nombreuses commandes demandent une grande lisibilitĂ© en cas de situation critique ,et rĂ©pondent donc Ă des rĂšgles ergonomiques. Lâintuition est une connaissance directe, immĂ©diate de la vĂ©ritĂ©, sans recours au raisonnement, Ă lâexpĂ©rience. Avoir du flair, deviner les choses. Grand LarousseOn peut avoir lâintuition que telle action est juste, sans savoir pourquoi elle est juste. Lâintuition prend la forme dâun sentiment dâĂ©vidence.
1. ANALYSE DE NOTRE COMPORTEMENT
Lâune des prĂ©occupations du designer est de proposer lâobjet avec un usage fluide. Quelles sont les interfĂ©rences qui gĂ©nĂšrent une mauvaise manipulation de lâobjet ? Il faut avant tout comprendre ce quâil se passe auprĂšs de lâutilisateur. Avant que celui-ci ne se dĂ©cide Ă manipuler lâobjet, il a lâidĂ©e dâun objectif en tĂȘte. Ce qui va lui permettre dâatteindre son but. Quatre points sont Ă considĂ©rer lors du rapport Ă lâobjet : le but, lâaction sur lâobjet, lâobjet lui-mĂȘme, et lâanalyse de celui-ci. En se rĂ©fĂ©rant Ă ces donnĂ©es relatives Ă notre comportement, le designer doit ĂȘtre capable de sâadresser
25. Jean Baudrillard, Le systÚme des objets, Denoël, BibliothÚque Médiations, 1968. p.167
LâINTUITION DE LâUSAGE76
au plus grand nombre, grĂące aux contraintes et aux affordances notamment.
2. AFFORDANCE
Comment le designer peut-il soumettre lâaccommodation dâun usage ?En un mot, lâaffordance est la capacitĂ© dâun objet Ă suggĂ©rer sa propre utilisation grĂące Ă sa forme physique. Il existe deux thĂ©ories Ă partir de cette notion, je vais dâabord mâintĂ©resser Ă celle de James J. Gibson sans trop rentrer dans les dĂ©tails neurophysiologiques. Car cette notion dâaffordance est fortement liĂ©e Ă lâintuition. DâaprĂšs des propos de Gibson datĂ©s de 1979, elle consiste Ă dire quâĂ la premiĂšre vue dâun objet notre maniĂšre dâagir, notre action dâusage, sont influencĂ©es et penchent dĂ©jĂ vers une direction. En fonction de nos compĂ©tences motrices, on va se projeter inconsciemment dans le potentiel qui nous est offert par lâobjet, dans les opportunitĂ©s dâusage. Bien sĂ»r, ces affordances varient selon les individus, mais cela est principalement dĂ» Ă lâĂąge et Ă notre Ă©ducation, câest-Ă -dire Ă notre savoir-faire et notre culture de lâobjet. Chacun possĂšde ses affordances de lâobjet, acquises tout au long de son propre apprentissage.Ensuite, il existe celle du professeur Donald Norman. Dans son ouvrage de 1988 The design of Everyday Things, il classifie trois types de contraintes :Les contraintes sĂ©mantiques, fondĂ©es sur la base de nos connaissances sociales et du monde, dans son ensemble.Les contraintes culturelles, sâappuyant sur des principes de bonne conduite.Et enfin, les contraintes logiques, qui rĂ©pondent aux rĂšgles de la cohĂ©rence et du raisonnement, par exemple lâĂ©chelle de lâobjet et sa disposition dans lâespace.
77LE DISCURSIF
Le jeune enfant va Ă©largir son champ dâexploration et amĂ©liorer ses techniques de locomotion en manipulant tout ce quâil trouve dans son environnement, afin dâacquĂ©rir de nouvelles compĂ©tences dâaffordance. Ce qui nous amĂšne au plaisir dâapprendre.
3. LE PLAISIR DâAPPRENDRE : PLAISIR DE LA DĂCOUVERTE
La motivation est la premiĂšre condition du plaisir dâapprendre. Les buts dâapprendre peuvent ĂȘtre de lâordre du processus dâacquisition, câest-Ă -dire dĂ©couvrir pour en savoir dâavantage, ou bien de lâordre de la performance, pour ĂȘtre le meilleur. La motivation existe donc si la personne trouve de lâintĂ©rĂȘt et de lâutilitĂ© dans la matiĂšre dâapprentissage. Ou bien si elle pense quâelle est capable de faire ce quâon lui demande. Pour apprendre, il faut trouver du plaisir, câest ce qui justifie les longues heures dâapprentissage. Tout ceci afin dâamplifier une maitrise de soi par la pensĂ©e.
Apprendre, câest non seulement acquĂ©rir des savoir-faire, câest aussi savoir faire acquisition de savoir ; ce peut ĂȘtre lâacquisition dâinformations ; ce peut ĂȘtre la dĂ©couverte de qualitĂ©s ou propriĂ©tĂ©s inhĂ©rentes Ă des choses ou ĂȘtres ; ce peut ĂȘtre la dĂ©couverte dâune relation entre un Ă©vĂšnement et un autre Ă©vĂšnement, ou encore la dĂ©couverte dâune absence de liaison entre deux Ă©vĂšnements.2ïżœ
Le plaisir de la découverte soulÚve bien-sûr la notion de curiosité.
Cette pulsion cognitive est animĂ©e par un intĂ©rĂȘt de connaĂźtre qui ne peut ĂȘtre rĂ©duit Ă la connaissance intĂ©ressĂ©e. Tout se passe comme si la curiositĂ© comportait, outre ses finalitĂ©s mĂ©diates (comme lâutilitĂ© dâapprendre son environnement et dâaccumuler des connaissances au hasard), une finalitĂ© en elle-
26. Edgar Morin, La méthode, tome 3, La connaissance de la connaissance. Edition du Seuil, 1986. p.59-60
LâINTUITION DE LâUSAGE78
mĂȘme, câest-Ă -dire une satisfaction proprement cognitive de dĂ©couverte et dâexamen, autrement dit le dĂ©sir et le plaisir de connaĂźtreâŠ2ïżœ
Cela implique un enseignant et son élÚve, un maßtre et un enseigné.
Enfant, nous apprenons seul, avec ce qui nous entoure, avec nos jouets. AndrĂ© Michelet retrace les diffĂ©rentes mĂ©thodes pĂ©dagogiques au sujet du jouet Ă©ducatif, avec son livre Les outils de lâenfance tome 1, la pĂ©dagogie de lâaction. Il le documente avec les Ă©tudes philosophiques dâinventeurs tels que Maria Montessori, SĂ©guin, Itard, Decroly, etc. AndrĂ© Michelet considĂšre que manipuler, câest apprendre. Pour favoriser le dĂ©veloppement de lâenfant et rĂ©pondre Ă ses besoins, il observe que les jouets sont indispensables. Il sâagit donc de mettre entre les mains de lâenfant, des outils qui feront dâeux des ĂȘtres actifs, intelligents et responsables. Le jouet enracine la rĂ©flexion, câest un outil Ă©ducatif. Au-delĂ dâĂȘtre des instruments de dĂ©tente, ce sont des moyens pĂ©dagogiques, câest un « outil de lâenfance ». Lâenfant sait sâinstruire seul, avant mĂȘme lâĂąge de raison, en 1861, Spencer Ă©crit :
« la science la plus importante pour lâenfant est celle qui lâentoure, les premiĂšres impressions que lâenfant puisse assimiler sont les sensations indĂ©composables de rĂ©sistance, de lumiĂšre, de sons⊠»
Ensuite, dans le tome2, La conquĂȘte de lâintelligence, AndrĂ© Michelet approfondit son analyse sur la genĂšse du dĂ©veloppement de lâenfant. Il dĂ©bute son ouvrage en annonçant que, dâaprĂšs lui, la caractĂ©ristique de lâenfant de 3 ou 4 ans est « lâinstabilitĂ© de lâattention ». Il est attirĂ© par tout ce qui lâentoure, ce qui bouge,
27. Edgar Morin, La méthode, tome 3, La connaissance de la connaissance. Edition du Seuil, 1986. p.65
79LE DISCURSIF
cherche à tout attraper, sans se décider sur lequel garder, sur lequel se concentrer.
La prĂ©hension, qui sâexerce parallĂšlement comme un prolongement et un affinement du toucher, est le moyen essentiel qui favorise le dĂ©veloppement de lâintelligence Ă ses dĂ©buts.2ïżœ
Il en vient Ă dire dans le premier chapitre que certains jouets sont plus bĂ©nĂ©fiques que dâautres. Les jeux de constructions architecturales par exemple, oĂč lâenfant va « rechercher une rĂ©alisation gĂ©omĂ©trique et esthĂ©tique ». Ils permettent parfois de se sociabiliser, dâaprĂšs des rĂ©alisations collectives, qui demandent Ă ĂȘtre discutĂ©es et Ă©laborĂ©es Ă plusieurs. Enfin, ces jouets suscitent lâimagination de lâenfant, ce que dâautres jouets comme le puzzle ou un jouet dĂ©montable ne procurent pas. Les jeux de constructions et dâagencement comme le LĂ©go, Meccano, ou Fischer Technik permettent cette libertĂ© dâimagination et la possibilitĂ© de crĂ©er Ă volontĂ©, sans limite, grĂące aux procĂ©dĂ©s et systĂšmes de construction. Dans le chapitre VII, un autre point vient appuyer ce plaisir dâapprendre et ce plaisir de dĂ©couverte : la persĂ©vĂ©rance. DâaprĂšs les Ă©tudes de Marie Montessori, il est apparu que lâenfant persiste dans certaines tĂąches, rĂ©pĂšte le mĂȘme geste. Trouve-t-il du plaisir Ă renouveler lâaction sachant quâil a rĂ©ussi lâexercice ? Câest le cas du jouet de la presse Ă pĂąte Ă modeler vu prĂ©cĂ©demment, avec lequel lâenfant trouve de lâintĂ©rĂȘt dans le dĂ©roulement du phĂ©nomĂšne. LâapprĂ©hension est dĂ©passĂ©e, pourtant il est passionnĂ© par lâĂ©vĂšnement que produit lâobjet, tel quâune chute dâune fine cascade de sable, une sĂ©rie dâengrenages qui tournent, lâattente de la bille qui va sortir du distributeur.29 Lâenfant a une relation magique, Ă©motionnelle avec les choses. Cet air de contemplation, peut aussi se retrouver chez lâadulte. Un usager Ă lâĂąge adulte peut-il continuer de sâinstruire Ă travers les objets ? Le designer peut-il
28. AndrĂ© Michelet, Les outils de lâenfance, tome 2, La conquĂȘte de lâintelligence, Ă©dition Delachaux et NiestlĂ©, 1972, Suisse. p.9
29. Marie Montessori, Pédagogies Scientifiques, tome 2, Desclée de Brouwer, 1958. p.200
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jouer le rĂŽle de « maĂźtre dâapprentissage » et est-ce son rĂŽle ?
Jean Joseph Jacotot est un pĂ©dagogue français du XIXe siĂšcle, crĂ©ateur dâune mĂ©thode dâenseignement qui consiste en la rĂ©vĂ©lation de la capacitĂ© dâapprendre par lâindividu lui-mĂȘme, plutĂŽt quâau transfert de savoir entre maĂźtre et Ă©lĂšve. Il nomme sa nouvelle thĂ©orie « lâenseignement universel », en prĂ©tendant que tout homme, Ă lâĂąge adulte ou enfant, peut sâinstruire seul et sans maĂźtre. Dans lâouvrage de Jacques RanciĂšre, Le maĂźtre ignorant, lâauteur Ă©voque particuliĂšrement cet « enseignement universel » et ces principes Ă©cris par Joseph Jacotot. Les deux auteurs tombent dâaccord, entre autres, sur lâimportance de la nĂ©cessitĂ© des explications dans un systĂšme dâenseignement : et, pour quâil comprenne, il faut quâon lui ait donnĂ© une explication, que la parole du maĂźtre ait brisĂ© le mutisme de la matiĂšre enseignĂ©e.30
Les choses que lâenfant apprend le mieux est la langue maternelle, car il lâapprend sans maĂźtre. Sans explications, lâapprentissage pĂ©nĂštre mieux ces sens, il se lâapproprie.On leur parle et lâon parle autour dâeux. Ils entendent et retiennent, imitent et rĂ©pĂštent, se trompent et se corrigent (âŠ)31. Une fois que cet enfant a appris Ă parler, il commence son instruction. Mais il semblerait quâil ne soit plus capable dâapprendre de maniĂšre autonome et avec la mĂȘme intelligence. DĂ©sormais, il ne peut comprendre sans les explications dâun maĂźtre.
DĂ©passement des acquisApprendre par la thĂ©orie est la base, mais la pratique devient elle-mĂȘme un langage. Elle permet dâajuster les choses au fur et Ă mesure de la pratique et des rĂ©pĂ©titions. Il sâagit du dĂ©passement de ces acquisitions qui fait que nous sommes des ĂȘtres humains.
31. Ibid. p.14
30. Jacques RanciĂšre, Le maĂźtre ignorant, Ă©dition Fayard, collection Fait et cause, 1987. p.11-12
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4. FLOW
Pour ne pas trop me disperser dans mon sujet, je dĂ©cide dâĂȘtre assez court sur cette notion de flow, essentiellement traitĂ©e par Mihaly Csikszentmihalyi (Ă prononcer « chick-sent-me-high »). Je dirais quâil sâagit de la capacitĂ© Ă dĂ©passer lâapprentissage, dans un Ă©tat et une attitude de plaisir. Pour assimiler des connaissances, il faut fortement se mobiliser. Et pour ĂȘtre mobilisĂ©, cela implique une tĂąche qui suscite beaucoup de dĂ©sir et de curiositĂ©. Câest Ă partir de ce point que le temps nâa plus la mĂȘme valeur, que lâon commence Ă travailler pour soi et personne dâautre, de maniĂšre machinale et automatique. Csikszentmihalyi a donc voulu dĂ©terminer ces circonstances qui mettent quiconque dans cet Ă©tat de plaisir. Il a dĂ©cidĂ© de nommer flow ce concept de lâexpĂ©rience optimale. Le professeur et psychologue hongrois sâaperçoit que lâexpĂ©rience optimale donne Ă lâindividu la capacitĂ© Ă oublier certains problĂšmes personnels, Ă rĂ©duire le stress. Mais pas seulement, cela permet aussi dâentraĂźner une meilleure performance et de meilleures capacitĂ©s dans le domaine (un sport, une activitĂ©, une pratique, un jeu). Est-ce que le designer peut procurer Ă lâusager une expĂ©rience optimale dĂšs la prise en main ?Les affordances suggĂšrent la manipulation dâun outil, et ses contraintes limitent la façon avec laquelle nous le prenons en main, câest-Ă -dire le diamĂštre dâune ouverture, la longueur dâun manche, le poids, et la fonction Ă©tablie.
5. LES MODE DâEMPLOI INSTINCTIFS
Quels sont les objets concernĂ©s par lâabsence volontaire de mode dâemploi ?Lâusage peut-il dĂ©passer lâobjet lui-mĂȘme ?Il est vrai que le stylo 4 couleurs de la marque Bic est devenu un
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grand classique dans lâunivers Ă©colier, aussi bien pour les Ă©lĂšves que leur professeur. Ce succĂšs est dĂ» Ă la simplicitĂ© et lâefficacitĂ© de lâobjet, offrir 4 couleurs en un, avec un principe de cran Ă descendre ou remonter trĂšs comprĂ©hensible et facile. Le stylo possĂšde quatre compartiments reprĂ©sentĂ©s par la couleur de lâencre. La languette rouge, bleue, verte ou noire descend Ă lâaide du pouce et fait glisser logiquement la pointe-bille Ă lâextrĂ©mitĂ© de lâobjet. Pour faciliter le geste, le dessin de lâobjet est rĂ©flĂ©chi et pointilleux : chaque cran colorĂ© est bombĂ© Ă lâextrĂ©mitĂ© pour mieux accrocher lâongle ou le bout du pouce. Pour faire remonter la couleur sĂ©lectionnĂ©e, lâutilisateur enclenche une autre couleur et la remontĂ©e se fait entendre par un « clic ». Ce fameux « clic » devient mĂȘme symbole. En effet, le stylo une fois en main, le rapport que lâon a Ă lâobjet devient trĂšs tactil, on ne cesse de jouer avec, de manipuler les crans et faire entendre les clics fonctionnels⊠Pour moi câest un bon exemple dâoutil livrĂ© sans notice et qui fonctionne trĂšs bien dans son usage spontanĂ©.
6. COUTEAU VICTORINOX et Wenger de lâarmĂ©e Suisse
DĂšs 1891 Karl Elsener commence Ă livrer des couteaux Ă lâarmĂ©e suisse. Il venait de fonder en 1884 une usine dâoutils en Suisse centrale Ă Ibach. Son outil est un boitier en acier inoxydable grand comme un doigt, avec couteau et ouvre-boĂźte se dĂ©pliant et repliant Ă volontĂ©, ainsi que des ciseaux, un tournevis plat et une scie. Ce couteau de poche regroupant diffĂ©rents outils, arbore sur sa surface rouge la croix suisse, gravĂ©e ou imprimĂ©e. A lâorigine il est produit pour les militaires suisses pour manger et aider Ă dĂ©monter leur fusil. Quand le terme « couteau suisse » est Ă©voquĂ© ce nâest pas du tout lâimage dâun couteau classique qui surgit dans notre esprit mais ce fameux boitier rouge Ă multi-usage. Câest la polyvalence, des outils « tout-en-un », que lâon transporte partout. Dâailleurs,
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Echelle 1. Stylo Bic ïżœ couleurs
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le nom est passĂ© dans le langage commun pour exprimer lâidĂ©e de multifonctionnalitĂ© et dâingĂ©niositĂ©. Avec sa taille câest avant tout un objet nomade. Il est connu dans le monde entier pour ĂȘtre le couteau de survie par excellence, multifonctions. Par contre, pour la critique de lâobjet, le couteau suisse nâest pas vraiment lâoutil idĂ©al Ă utiliser le long de la journĂ©e pour couper du bois ou monter des meubles. Câest un outil Ă utiliser pour de lâinstantanĂ©, pour dĂ©panner, sur du temporaire, il nâest pas prĂ©vu dans son ergonomie pour un usage sur la durĂ©e. De plus, câest un bon exemple dâoutil polyvalent qui peut vite ressembler Ă une usine Ă gaz lorsquâil est traitĂ© dans lâexcĂšs. Pour exemple, des derniĂšres versions ont vu le jour avec une clĂ© USB intĂ©grĂ©e, une lampe, un laser.
7. SWANN MORTON, SCALPEL
Je tiens Ă faire une description de cet objet car il fait partie de mes outils favoris pour travailler en atelier, le scalpel. A la diffĂ©rence du cutter, il est plus petit, plus fin et permet donc de travailler avec une grande prĂ©cision, notamment le papier, le carton-plume, la mousse Ă faible densitĂ© et le polystyrĂšne. Il existe diffĂ©rents modĂšles pour cet outil mais le plus efficace Ă mes yeux est celui de la firme anglaise Swann Morton. Je ne connaissais pas ce modĂšle jusquâĂ mon sĂ©jour en Angleterre. Je lâai utilisĂ© dĂšs le premier jour pendant de longs mois et je lâai vite adoptĂ©. Sa particularitĂ© est dans la forme du corps, ce nâest pas un tube contrairement aux autres, le manche est juste assez Ă©pais pour y poser son index sans avoir de douleur apparente aprĂšs quelques heures dâutilisation. Autre gage de qualitĂ©, selon moi, est quâil permet dâenfoncer des plis avec le dos du manche, ou de prĂ©-plier sans avoir Ă abimer le carton. Alors que cette technique est impossible avec un autre modĂšle Ă manche cylindrique (il faut utiliser le dos de la lame, câest trop fin, ce qui risque de couper la matiĂšre). Le scalpel de Swann Morton a Ă©tĂ© dessinĂ© et pensĂ© en
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Echelle 1. Couteau Suisse Vectorinox. Une dizaine dâoutils disponibles dans un manche de poche. Marque dĂ©posĂ©e.
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fonction de lâusage, et la surprise de son efficacitĂ© apparaĂźt lors de lâutilisation. Câest un outil Ă la frontiĂšre de lâunivers du maquettiste et de celui du chirurgien, tous deux nĂ©cessitant de lâexactitude.
Sa lame Ă©tait plus petite, son manche plus court que celui des couteaux de cuisine. On devait produire toutes sortes de scalpels pour les besoins particuliers de la dissection et de la chirurgie : les uns qui nâĂ©taient aiguisĂ©s quâĂ la pointe pour dĂ©couper des membranes ; dâautres, courbes mais Ă©moussĂ©s dans la partie courbĂ©e pour soulever les vaisseaux sanguins. (âŠ) Mais ces instruments plus fins se rĂ©vĂ©lĂšrent dâun usage difficile ; la prĂ©cision mĂȘme du scalpel dĂ©fiait la technique manuelle requise du mĂ©decin ou du dissĂ©queur.(âŠ)Dans les premiĂšres gĂ©nĂ©rations dâusage du scalpel, les chirurgiens durent tĂątonner pour dĂ©couvrir comment le maĂźtriser au mieux. La simplicitĂ© et la lĂ©gĂšretĂ© mĂȘme de lâinstrument Ă©taient un dĂ©fi. Le chef chinois maniant son fendoir disposait dâun instrument lourd qui, du fait mĂȘme de son poids, dramatisait le problĂšme de la force brute et la nĂ©cessitĂ© de le maĂźtriser, de mĂȘme quâun marteau lourd nous alerte, tandis quâun instrument lĂ©ger, aux formes simples, offre moins dâindices permettant Ă lâutilisateur de le maĂźtriser.32
8. LâĂQUILIBRE DâUN OBJET
Il est juste de faire remarquer que le poids dâun objet est Ă©troitement liĂ© Ă lâusage que lâon en a. Ă son bon usage, de maniĂšre agrĂ©able. Tout dâabord, je ressens personnellement du plaisir lors du bon fonctionnement dâun outil. Jâobtiens de la rĂ©ussite, je suis donc satisfait du rĂ©sultat. Pour tout usager, le premier contact avec lâobjet se fait avec la main, avec la paume de la main. Inconsciemment le poids
32. Richard Sennett, Ce que sait la main, Ă©dition Albin Michel. p.269
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Echelle 1. Scalpel ou bistouri, Swann Morton. Le manche est en acier, les lames sont en acier inoxydable. Il existe 26 tailles et formes différentes de lames.
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va induire une rĂ©action en moi, se met en place automatiquement un protocole de raisonnement, composĂ© dâune sĂ©rie de questions : est-il fiable ? Solide ? De quelle matiĂšre est-il constituĂ© ? Si lâobjet est lourd, on aura une sensation de confort, de maĂźtrise, de quelque chose dâefficace et de bonne qualitĂ©, en mĂ©tal par exemple. Il arrive de rajouter du poids dans des couverts pour optimiser la prise en main et pour bonifier la sensation de domination dâune action.
Lors du dĂ©montage dâun iPhone, surprise, nous tombons sur un dĂ©tail assez surprenant, une partie est en plomb. Sa prĂ©sence ici se rĂ©vĂšle assez Ă©vidente grĂące Ă la caractĂ©ristique premiĂšre du plomb : son poids. Les ingĂ©nieurs ont rajoutĂ© volontairement du poids Ă lâiPhone. Pour quelles raisons ? Ils affinent lâobjet au fur et Ă mesure des modĂšles (iPhone, iPhone 3GS, iPhone4), ils le compactent au maximum, chaque composant est dessinĂ© et placĂ© minutieusement pour Ă©conomiser de lâespace. Lâobjet atteint peut ĂȘtre les 70g une fois produit, le problĂšme, câest quâil est trop lĂ©ger. Trop lĂ©ger pour un objet de haute technologie, si puissant en performance, trop lĂ©ger pour son prix, il se vend seul autour de 600 euros. Ils dĂ©cident donc dâalourdir lâobjet, pour se rapprocher du poids de son tarif. PremiĂšrement, lâutilisateur le sent dans sa poche, sait ce quâil vaut, et apprĂ©cie le poids de sa valeur dans sa main. DeuxiĂšmement, il est surchargĂ© pour son ergonomie, effectivement il y a un impact psychologique une fois tenu dans la main. Le fait dâavoir quelque chose de plus lourd Ă©voque la soliditĂ©, la suretĂ©, la bonne qualitĂ©. Le rapport dâĂ©quilibre entre le poids et la densitĂ© de lâobjet est donc trĂšs important, il est lourd de ses performances.
Câest ainsi que la forme de lâobjet « Ă©pouse » la main. Câest ainsi que le fauteuil Airborne « Ă©pouse » les formes de votre corps : une forme en Ă©pouse une autre. Lâoutil, lâobjet traditionnel nâ « Ă©pousait » pas du tout les formes de lâhomme : il en Ă©pousait
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lâeffort et le geste â par ailleurs le corps de lâhomme sâimposait aux objets afin dâun travail matĂ©riel. Aujourdâhui le corps de lâhomme ne semble plus ĂȘtre lĂ que comme raison abstraite de la forme accomplie de lâobjet fonctionnel. La fonctionnalitĂ© nâest donc plus lâimposition dâun travail rĂ©el, mais lâadaptation dâune forme Ă une autre (la manette Ă la main) et, Ă travers elle, lâĂ©lision, lâomission des processus rĂ©els de travail.33
Câest en partie quand les outils nous dĂ©fient quâon apprend Ă mieux sâen servir, et ce dĂ©fi se produit souvent du simple fait que les outils ne sont pas adaptĂ©s Ă une fin prĂ©cise.(âŠ)Dans la crĂ©ation comme dans la rĂ©paration, on ne peut relever le dĂ©fi quâen adaptant la forme de lâoutil, en improvisant, en lâutilisant Ă des usages pour lesquels il nâa pas Ă©tĂ© fait. Quel que soit lâusage quâon en fait, lâincomplĂ©tude mĂȘme de lâoutil nous a appris quelque chose.Lâoutil polyvalent apparaĂźt comme un cas particulier. Dans le meuble du facteur de piano, le tournevis Ă bout plat nâest pas loin dâĂȘtre un outil de ce genre parce quâon peut lâutiliser pour gouger, soulever, aligner et visser. Mais du simple fait de sa diversitĂ©, cet outil polyvalent ouvre toutes sortes de possibilitĂ©s inexplorĂ©es ; si seulement notre imagination se hisse Ă la hauteur, il peut Ă©largir lâĂ©ventail de nos techniques. On peut sans hĂ©siter qualifier le tournevis Ă bout plat de « sublime », le mot sublime renvoyant, comme en philosophie et dans les arts, Ă ce qui est puissamment Ă©trange. Dans le travail artisanal, ce sentiment se focalise surtout sur des objets trĂšs simples qui, en apparence, ne peuvent rien faire.3ïżœ
9. «LE JOURNAL» DE MON GRAND-PĂRE
Certains objets ont une face cachée, une fonction à découvrir. Ils
33. Jean Baudrillard, Le systÚme des objets, Denoël, BibliothÚque Médiations, 1968. p.74-75
34. Richard Sennett, Ce que sait la main, Ă©dition Albin Michel. p.265-266
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sont sous une autre forme, dissimulĂ©s, pour rester inaperçus. Ils apparaissent sous un autre aspect pour facilement ĂȘtre un leurre. Câest une catĂ©gorie dâobjet secret. Le plus connu Ă mon sens est le livre/contenant pour ranger un document important ou une clĂ©, un bijou, de lâargent. PrĂ©sentĂ© sous lâaspect dâun livre il peut se fondre facilement dans le dĂ©cor dâune bibliothĂšque. Bien sĂ»r ce nâest pas un coffre fort, il nâest pas Ă lâabri dâun mal intentionnĂ©, mais il faudra du temps pour dĂ©masquer lâobjet. Lâexemple que je veux citer dans cette rubrique est une boĂźte Ă cigarettes, camouflĂ©e dans un faux journal. Câest une feuille de cuir sur laquelle est imprimĂ©e une page du journal du Figaro, la feuille a Ă©tĂ© pliĂ©e en six comme un journal que lâon tient sous le bras. Ensuite la feuille de cuir est rigidifiĂ©e avec une rĂ©sine pour garder la forme. Au niveau du pli principal le cuir est restĂ© souple afin dâouvrir le faux journal. Ă lâintĂ©rieur est intĂ©grĂ© un petit support en bois de six centimĂštres de cĂŽtĂ©, pour y ranger des cigarettes. Ainsi lâobjet est prĂ©sent sur le bureau, sur un coin de table, discrĂštement, il ne se fait pas remarquer, mais il est sous le nez de tout le monde, accessible Ă tous. Lâobjet date de la fin des annĂ©es 50, il y a une notion dâinterdit comme la bouteille de whisky rangĂ©e dans le tiroir, tandis que lĂ il y a la malice dâĂȘtre repĂ©rĂ©. Lâobjet peut devenir vice et vertu...
Les objets ne sont pas lisses. Ils ont, tout comme un corps, des coins et des recoins, des zones dâombres et des surprises, autant pour celui qui les regarde que pour celui qui les touche.3ïżœ
10. LA JOIE DU MAGNĂTOSCOPE
Je fais partie de la gĂ©nĂ©ration nĂ©e avec la lancĂ©e fulgurante du magnĂ©toscope. Mes parents possĂ©daient toute une collection de VHS qui a occupĂ© une bonne partie de mon temps lorsque je restais chez moi. Jâai Ă©tĂ© marquĂ© par le fonctionnement de cette machine,
35. Serge Tisseron, Comment lâesprit vient aux objets, Ăditions Aubier, Paris, 1999. p.195
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parallĂ©lĂ©pipĂšde noir, assez massif, bombardĂ© dâindications et de termes techniques en façade, sous la forme de stickers brillant ou dâimpressions sur le plastique. Ensuite, il y a les boutons, assez petits et en grand nombre, parfois « cachĂ©s derriĂšre une trappe » dit Dominique Boullier. AprĂšs sâĂȘtre familiarisĂ© avec la machine, en avant pour (essayer de) la faire fonctionner. Mon pĂšre consacrait pas mal de minutes lorsquâil souhaitait enregistrer une chaĂźne et programmer lâenregistrement Ă lâavance. Il fallait positionner la cassette au bon endroit dans le temps, indiquer sa durĂ©e totale, la durĂ©e de lâenregistrement, le temps de dĂ©part et de fin du programme, la chaĂźne en question, tout ça sur un petit Ă©cran digital parsemĂ© dâabrĂ©viations comme autant dâinformations affichĂ©es. Bref, si vous aviez Ă©garĂ© le livret (oui, car pour cette machine il ne sâagissait pas dâun simple dĂ©pliant en 4 Ă©tapes), vous Ă©tiez perdu. Dâailleurs, parmi des milliers de propriĂ©taires de magnĂ©toscopes, beaucoup nâutilisent pas la fameuse fonction dâenregistrement car lâinterface est trop complexe, ils se contentent de la fonction « lecture ». Ces difficultĂ©s dâusages ont tellement posĂ© de problĂšmes que la FNAC a mis Ă disposition un « numĂ©ro vert » afin de venir en aide aux usagers, une espĂšce de « notice de secours » humaine.
11. LA PRĂPARATION AUX SENSATIONS
Nous disposons de nos cinq sens grĂące auxquels nous nous repĂ©rons, nous apprĂ©hendons lâespace puis nous le dĂ©crivons. Mais, si les sens sont innĂ©s, câest dĂšs lâenfance quâils doivent ĂȘtres affinĂ©s pour sâentraĂźner Ă tirer le meilleur profit possible de la perception.
Entre trois et six ans, lâenfant dĂ©veloppe ses sens, il est en pĂ©riode de croissance physique rapide, en mĂȘme temps que de formation des activitĂ©s psychiques et sensorielles : son attention est donc portĂ© vers lâobservation du milieu. Par exemple dans
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des opĂ©rations culinaires, pour exĂ©cuter certaines actions, si la personne nâa pas certains sens dĂ©veloppĂ©s et exercĂ©s, elle ne pourra pas, elle sera en dĂ©faut.3ïżœ
Idem chez les mĂ©decins pour les caractĂšres du pouls, sentir les battements avec les doigts. Tout lâart mĂ©dical est fondĂ© sur lâexercice des sens alors que les Ă©tudes prĂ©parent par lâĂ©tude et la thĂ©orie. Le magnifique dĂ©veloppement intellectuel du mĂ©decin reste impuissant devant lâinsuffisance de ses sens.3ïżœ
12. ARCHĂOLOGUE
Une premiĂšre caractĂ©risation de lâobjet : il correspond Ă tout objet matĂ©riel, fabriquĂ© ou transformĂ© par lâhomme et susceptible dâun usage particulier.3ïżœ
Devant chaque objet, on se pose la question de dĂ©finition et dâusage. Dans quel contexte sâinscrit lâobjet ? Une grille de connaissance dĂ©file inconsciemment dans notre esprit. Un tri se fait entre les possibilitĂ©s de dĂ©duction sur la nature de lâobjet, ces origines. Selon ces formes et ces matiĂšres, des conclusions peuvent ĂȘtre faites. Le spectateur agit en vĂ©ritable archĂ©ologue. Il identifie des indices, il les dĂ©termine, et mĂšne une enquĂȘte sur la dĂ©finition de lâobjet. Lâexemple qui suit est composĂ© de deux sphĂšres en verre disposĂ©es lâune sur lâautre, tel un sablier. Elles sont maintenues par un support, du type bras dâacier, de la mĂȘme Ă©chelle quâune lampe de bureau. Lâensemble Ă©voque une expĂ©rience de chimie en raison de la forme des rĂ©cipients et de la matiĂšre employĂ©e. Un brĂ»leur accompagne le tout, faisant fonctionner lâobjet Ă pression dâair. Il est question dâune cafetiĂšre Ă dĂ©pression type « cona », datant du milieu du XIXe siĂšcle. Les deux boules sont rejointes dâun tube de tulipe, oĂč sont placĂ©s la mouture et un filtre. La boule infĂ©rieure est remplie dâeau, chauffe, et se dirige Ă lâĂ©tage supĂ©rieur par le tube de tulipe.
36. Marie Montessori, Pédagogies Scientifiques, tome 1, Desclée de Brouwer, 1958. p.82
37. Ibid. p.84
38. David Adé et Ingrid de Saint Georges (coordinateurs), Les objets dans la formation, édition OctarÚs, 2010. p.4
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CafetiĂšre Ă compression datant de 1858. SphĂšres en verre et bras de maintien en acier.
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Le mĂ©lange Ă la mouture opĂšre. A ce moment prĂ©cis, on supprime la source de chaleur, la pression diminue, pour laisser redescendre lâeau par dĂ©pression. Cet objet nĂ©cessite tout de mĂȘme une aide, un enseignement par un tiers. Cependant, si lâobjet a dĂ©jĂ Ă©tĂ© utilisĂ©, il est alors possible dâen tirer des informations sur sa nature par soi-mĂȘme, grĂące Ă lâodeur du cafĂ© qui Ă©mane des rĂ©cipients. Tout est bon chez un archĂ©ologue pour dĂ©duire et tirer profit des indices. Que ce soit des indices perçus par la vue, des indices captĂ©s par lâodorat ou le toucher. LâarchĂ©ologue fait appel Ă tous ses sens pour trouver la moindre information, comme le fait inconsciemment un utilisateur.
13. LE DESIGN SONORE
Comment un acte doit sâaccorder avec un son pour signifier lâacte effectuĂ© ?Jâai dĂ©couvert au salon de lâauto Ă la Porte de Versailles quâil existait des ingĂ©nieurs travaillant sur les sons du vĂ©hicule. Selon les marques et le modĂšle, lorsque je ferme la porte par exemple, le son est diffĂ©rent. Et ce dĂ©tail sonore sâĂ©tudie et sâĂ©labore. Sâil sâagit dâun vĂ©hicule haut de gamme, le son recherchĂ© doit ĂȘtre net et « Ă©lĂ©gant », lâĂ©paisseur du caoutchouc dans les rainures de la portiĂšre va, entre autre, avoir une incidence sur la « profondeur » du bruit. Par exemple, un son mat symbolise un aspect sĂ©curisant. Les chercheurs en question pourraient trĂšs bien y apporter une matiĂšre absorbante pour ne laisser aucun bruit sortir lors de lâacte de fermeture. Mais le conducteur aurait un doute, est ce que la porte est bien fermĂ©e ? Pour ma part, jâapprĂ©cie le son dâune belle voiture qui ressort lorsquâune portiĂšre se remet dans son emplacement, il y rĂšgne comme une Ă©paisseur, de la sĂ©curitĂ©âŠA la sortie des voitures Ă©lectriques, les utilisateurs ont Ă©mis
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certains doutes au sujet du bruit du vĂ©hicule : il nây en avait pas, câĂ©tait silencieux. Ăa posait problĂšme car le conducteur ne savait pas si le vĂ©hicule Ă©tait en marche et sur lâautoroute il y avait de lâapprĂ©hension : ne suis-je pas tombĂ© en panne par exemple ? Lâautre inquiĂ©tude se situe du point de vue des piĂ©tons, ils nâentendent pas le vĂ©hicule arriver, ce qui est trĂšs dangereux et peut provoquer des accidents dâinattention. Les ingĂ©nieurs ont donc dĂ©cidĂ© de rajouter du bruit pour symboliser le moteur en marche. Câest tout de mĂȘme un paradoxe dâavoir atteint un niveau de performance dans ce systĂšme, cet ensemble, et de devoir rajouter du bruit quâils avaient pourtant rĂ©ussi Ă supprimer. Lâobjectif de ce vĂ©hicule est dâatteindre une Ă©conomie dâĂ©nergie, une Ă©conomie sonore, une Ă©conomie de pollution, et le rĂ©sultat est modifiĂ© au niveau de lâĂ©conomie cognitiveâŠ
14. DĂPASSER LA TACTILITĂ
Il est possible de faire fonctionner un objet sans agir physiquement dessus, sans avoir Ă le manipuler, Ă le prendre dans ses mains. Les sociĂ©tĂ©s Apple et Nintendo ont rĂ©alisĂ© certaines applications opĂ©rant avec le souffle. Prenons comme exemple lâiPad, Il suffit de souffler sur lâĂ©cran pour exĂ©cuter une phase dâun logiciel. Lâapplication en question est un dictionnaire de recettes de cuisine, Le Petit Larousse PĂątissier39, jouant le rĂŽle du livre de cuisine posĂ© sur notre plan de travail. Lâamateur de cuisine est guidĂ© dans ces tĂąches par lâiPad, dans ces conditions de prĂ©parations ses mains ne sont plus aptes Ă manipuler lâĂ©cran. LâiPad fonctionne comme lâiPhone, il est entiĂšrement tactile, pour enchaĂźner sur la suite des Ă©tapes, plus besoin de glisser avec le doigt, juste de souffler sur lâĂ©cran pour faire tourner les pages du livre. LâintĂ©rĂȘt est un gain de temps car il Ă©vite de devoir se laver les mains, et lâinnovation est astucieuse, contrairement Ă la plupart des gadgets du produit. Lâapplication se 39. Source Le Parisien.fr
archive du 24.05.2010
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met Ă la place de lâutilisateur pour ĂȘtre plus performant. Elle intĂšgre dans sa conception, les conditions de la situation dans lesquelles il se trouve.
15. ZIPPO, pas besoin de le voir pour le reconnaĂźtre
Zippo est une marque amĂ©ricaine de briquets, crĂ©Ă©e par Georges G. Blaisdell en 1932. Le nom est rapidement tombĂ© dans lâusage courant tel que frigo, kleenex ou k-way. Blaisdell voulait un briquet facile dâutilisation, fiable, et avec de lâallure, beau Ă regarder. La grande idĂ©e est de relier le capuchon Ă la partie infĂ©rieure par une charniĂšre soudĂ©e. Câest lorsque ce capuchon sâouvre et se ferme que la particularitĂ© du briquet se fait entendre : le clic du systĂšme. Le Zippo possĂšde un son trĂšs identifiable qui en devient son symbole. Un fumeur allume sa cigarette, pas besoin de le regarder, simplement Ă©couter suffit pour reconnaĂźtre lâobjet. Il se referme par un bruit net, gage de qualitĂ© et de sĂ»retĂ©. Il y a des objets prĂ©vus pour ça, dont la sonoritĂ© de lâusage garantit lâefficacitĂ© de lâobjet. Câest la mĂȘme chose pour les briquets Dupont, une gamme au dessus des Zippo.
Ce sont les concepts, les idĂ©es, les images, et non plus les choses, qui ont une vraie valeur dans la nouvelle Ă©conomie.ïżœ0
Du matĂ©riau Ă lâarchitecture, en 1929, Walter Gropius Ă©crit que « ce nâest pas lâobjet, mais lâhomme qui est le but ». En consĂ©quence : « la technique ne doit jamais devenir une fin, mais constamment un moyen Â»ïżœ1. Devant les dangers de dĂ©personnalisation auxquels sont confrontĂ©s les ĂȘtres humains dans une civilisation de plus en plus technicienne, il faut rĂ©agir en maĂźtrisant la machine et en prĂ©servant chez lâindividu les dons dâinvention.
40. Jeremy Rifkin, LâĂąge de lâaccĂšs, Paris, La dĂ©couverte. p.11
41. Lionel Richard, Comprendre le Bauhaus, Archigraphy poche, infolio. p.125
LE MOT DE LA FIN
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GrĂące Ă la pratique dâexpĂ©rience et de savoir-faire, et Ă la rĂ©pĂ©tition, lâutilisateur intĂšgre les bases de la vie. DĂ©veloppant un raisonnement basĂ© sur lâobservation, la manipulation (dans le jeu, par exemple) et la dĂ©duction, il acquiert des connaissances et des facultĂ©s qui lui permettent de possĂ©der une culture de lâobjet. Câest dans le plaisir de franchir des obstacles que naĂźt lâintuition.
Seulement parfois lâintuition ne suffit pas et la nĂ©cessitĂ© dâun mode dâemploi apparaĂźt. Mais quelle est la meilleure mĂ©thode pour communiquer une action ?Les mots peuvent ĂȘtre limitĂ©s pour dĂ©crire certaines tĂąches, comment procĂšde alors un mode dâemploi pour pallier cela ? Cet instrument prĂ©cieux est parfois indispensable pour complĂ©ter la potentialitĂ© de lâobjet et rĂ©ussir un usage optimal. Que ce soit pour un outil, un logiciel informatique, une radio, ou du mobilier. Aussi, nombre dâutilisateurs font lâimpasse sur les notices, principalement pour les outils des mĂ©dias. Ils se mettent au dĂ©fi dâapprendre sur le terrain, par tĂątonnements, sans faire appel Ă une aide extĂ©rieure, du moins au dĂ©but. Et cela est essentiellement dĂ» Ă notre inconscient collectif, qui nous dit quâun ordinateur ou un logiciel possĂšde des capacitĂ©s bien supĂ©rieures (de calculs ou dâexĂ©cutions) Ă nos facultĂ©s mentales, nous comptons donc quâil y ait un entendement immĂ©diat entre lâintĂ©ressĂ© et lâobjet concernĂ©. Ainsi , les usagers cherchent Ă assimiler le fonctionnement de leur objet en explorant celui-ci, afin de produire certains feedbacks ou sons, contribuant Ă la comprĂ©hension et lâapprentissage grĂące aux sens. Mais, la notice peut sâavĂ©rer ĂȘtre un merveilleux outil dâapprentissage. Ces instructions guidĂ©es nous enseignent sur lâusage de lâobjet, Ă travers des signes, des pictogrammes, des illustrations, des photos, des mots. Au dĂ©but, il arrive que ce soit une dĂ©couverte de la notice avant la dĂ©couverte de lâobjet. Elle nous montre, nous
101CONCLUSION
informe, et nous raconte. Par contre, cet accompagnateur peut avoir un mauvais effet sur lâimagination crĂ©ative de lâusager. Etant donnĂ© quâelle le guide dans la comprĂ©hension, elle peut entraver les libertĂ©s de dĂ©couverte et dâimprovisation, dâinspiration. Sâil y a un saint pour tous les jours de lâannĂ©e, il y a un objet pour nâimporte quel problĂšme. Ernest Dichter lâa bien compris, il existe une infinitĂ© dâobjets pour quoi que ce soit. Chacun avec une magie plus ou moins opĂ©rante auprĂšs de lâutilisateur, grĂące Ă sa forme, Ă son usage, Ă sa prĂ©sence, ou Ă son caractĂšre symbolique. Avant de faire passer de la magie Ă travers lâusage, il faut avant tout que celui-ci soit fluide et pratique ; objectif majeur chez un designer. Il doit ĂȘtre capable de crĂ©er des affordances, pour accommoder la situation. Lâobjet est comme un corps, il a des zones dâombres et de surprises lorsque nous le regardons ou le manipulons. Ces dĂ©couvertes amĂšnent le plaisir dâapprendre et amplifient la maĂźtrise de soi, la maĂźtrise de notre pratique, de notre savoir-faire, et la maitrĂźse de la pensĂ©e. Il faut savoir que lâintuition est un sentiment dâĂ©vidence : nous agissons, nous exĂ©cutons, nous choisissons, sans savoir au fond rĂ©ellement pourquoi, guidĂ© par lâinstinct. Une quantitĂ© dâexemples, dâobjets de tous types, ont Ă©tĂ© dĂ©crits ou analysĂ©s dâaprĂšs ma propre expĂ©rience, dâaprĂšs des souvenirs, dâaprĂšs des tĂ©moignages. Ils ont permis de structurer ce mĂ©moire pour ensuite pouvoir thĂ©oriser autour de cette base de travail. Cet aller-retour entre lâobservation et lâinterprĂ©tation aboutit Ă un mode de fonctionnement, Ă un mode de connaissance.
ANNEXE
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Entretien avec Romain Didier,Compagnon du devoir,Bottier
La baie vitrĂ©e donne sur la rue Constance, porte ouverte, chacun peut y jeter un Ćil, lâatelier est ouvert aux curieux et aux clients. Romain Didier est cordonnier-bottier Ă Paris dans le 18e arrondissement. Il possĂšde son propre atelier, dâune vingtaine de mÂČ, il y travaille depuis prĂšs de 6 ans et a actuellement un apprenti en CAP. Il mâa accueilli chaleureusement dans son espace de travail, oĂč il a rĂ©pondu Ă mes questions tout en continuant ces tĂąches, notamment la rĂ©paration de semelles pendant cette heure dâentretien. Câest un atelier trĂšs vivant, avec toute une sĂ©rie dâoutils suspendus au mur, des chaussures un peu partout sur les Ă©tagĂšres, au sol, sur les Ă©tablis, entres les mains, et quelques grosses machines contre les murs.
- A quel Ăąge as-tu dĂ©marrĂ© ton apprentissage ?R.D : Jâavais 15 ans et demi lors de mon apprentissage. Jâai Ă©tĂ© embauchĂ© en contrat dâapprentissage, ensuite inscrit en alternance formation entreprise, pour passer un BEP ou un CAP. Pour la cordonnerie il sâagit dâun CAP.
- Par qui as-tu été formé ?R.D : Par un tuteur en entreprise, et une école de compagnons.
- Avais-tu de la thĂ©orie ?R.D : Oui en effet, il y a de la thĂ©orie professionnelle, sous forme de cours parallĂšles, pour expliquer les matiĂšres, les techniques, les outils. Dans un mĂ©tier manuel il y a toujours plein dâoutils et de machines, donc on apprend leur fonctionnement, leur entretien, etc.Pour un cordonnier on travaille souvent dĂ©jĂ avec des chaussures
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usĂ©es. On fait beaucoup de collages et de coutures. On apprend comment coller et coudre, avec quoi, quelles matiĂšres travailler, quâest ce quâon va coller et avec quels outils.Ensuite il y a lâaffutage, on coupe beaucoup, donc on affute tout le temps nos outils pour pouvoir couper net nos matiĂšres et ĂȘtre trĂšs propre.
- A partir de quel moment tu commences Ă pratiquer et toucher la matiĂšre ?R.D : ImmĂ©diatement. Il faut tout de suite toucher aux outils, on commence par exemple dans la fabrication de chaussures, Ă rĂ©parer les chaussures. Câest pour ça quâon est cordonnier-bottier car on apprend la rĂ©paration, on travaille sur des chaussures dĂ©jĂ portĂ©es, elles ne sont pas toutes neuves. Ce qui est dur dans une chaussure neuve, il faut zĂ©ro dĂ©faut, quâelle soit parfaite. Tandis quâen rĂ©paration, câest moins fragile. AprĂšs la fabrication, on apprend partie par partie la chaussure. On dĂ©marre en premiĂšre Ă©tape par le bout de la chaussure, appelĂ© le canard.On passe aprĂšs Ă lâarriĂšre de la chaussure, talon, etc. ensuite on fait un pied complet. A la fin de lâannĂ©e de lâapprentissage on fait un pied complet, puis en deuxiĂšme annĂ©e on attaque une paire de chaussure.
- Quel temps mets-tu pour faire une chaussure en tant quâapprenti ?R.D : Une semaine, car on ne maitrise pas toutes les Ă©tapes et surtout lâaffutage des outils. Dans tout apprentissage ce sont les points de contrĂŽle qui posent problĂšme. Pour assembler les choses, il faut dĂšs le dĂ©part que tout soit parfait, au millimĂštre prĂšs pour une chaussure. Il faut ĂȘtre trĂšs prĂ©cis. La base doit ĂȘtre bien faite pour la suite des Ă©tapes.
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- Et désormais ?Deux jours pour réaliser une paire de chaussure.
- Dans ton apprentissage, existe-t-il un guide papier, un manuel ?R.D : Oui, une gamme opĂ©ratoire. Câest la liste de toutes les Ă©tapes, les matĂ©riaux et outils que tu dois employer Ă chaque Ă©tape. Petit Ă petit, il y a des standards et câest Ă nous de les complĂ©ter, bonifier. Et le tuteur ou maitre dâapprentissage sert à ça, pour aider Ă lister les choses.
- Sous quelle forme est cette gamme ?R.D : Sous forme de dessins explicatifs, vieilles gravures, mais surtout Ă©crit. Quelques livres existent et pour les outils il y a aussi des photos, mais le mieux câest de se faire notre gamme opĂ©ratoire, de se la personnaliser. Soit par dessins, soit Ă lâĂ©crit.Dans lâapprentissage, il y a plusieurs façons dâapprendre, certains ont besoin de faire pour le comprendre, dâautres ont besoin de voir deux fois, ou bien de lire. Mais le tuteur reste indispensable.
- A quel moment es-tu autonome ?R.D : Normalement au bout de 2 ans, tu dois savoir faire les choses tout seul, ĂȘtre un ouvrier.AprĂšs il faut 10 ans pour ĂȘtre vraiment Ă lâaise dans tout, ĂȘtre complet.Chaque pied est diffĂ©rent, avec chaque cuir, des petits dĂ©tails diffĂ©rents. Câest toujours diffĂ©rent une chaussure, selon les tendances, la couleur, chaussure homme ou chaussure femme, enfant, ou handicapĂ©, ce sera toujours un peu diffĂ©rent.A un moment tu stagnes un peu, mais il faut toujours ĂȘtre trĂšs vigilant car lâerreur est facile Ă faire.
- Pourquoi as-tu été intéressé par ce métier ?
107ANNEXE
EncyclopĂ©die de Diderot et Alembert, Planches vol.12. F.M. Ricci Parma. Paris 1751-1772.Fig1. Les diffĂ©rents points des coutures lacĂ©es.2. Le cuir de lâempeigne et des quartiers assemblĂ©es.3. La premiĂšre semelle affichĂ©e au soulier.4. Le soulier mis sur la forme.5. Le soulier avec le talon de bois.6. Le point Ă lâangloise pour le talon du soulier de femme.7. Le soulier Ă talon de cuir.8. A, la tirette de lâescarpin retournĂ©. B, le releve-quartier du mĂȘme.9. Le point cachĂ© de lâescarpin non-retournĂ©.10. Claque dâhomme.11. Sabot dâhomme.12. Pantoufle dâhomme.
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R.D : Je voulais un mĂ©tier manuel, jâapprĂ©ciais le mĂ©tier de luthier, le bois et les instruments, celui de chapelier aussi, et cordonnier-bottier. Comme tout mĂ©tier il faut lâapprendre, jâai cherchĂ© un centre dâapprentissage, mais pour chapelier et luthier il nây a pas de centre de formation, il faut trouver une entreprise qui te forme. Du coup je suis parti dans le mĂ©tier de la cordonnerie et jâai continuĂ©.
- As-tu Ă©tĂ© impressionnĂ© au dĂ©but ?R.D : Oui, par le nombre dâĂ©tapes, les outils, quand jâapprends tout ce qui compose la chaussure, au dĂ©but ça paraissait impossible de tout savoir. Puis, on incorpore les choses au fil des annĂ©es. Cela fait 15 ans que je fais ce mĂ©tier, et parfois câest automatique, mĂȘme si il faut toujours se poser des questions.
- Quels sont tes outils ?R.D : Il existe plusieurs familles. Il y a tous les marteaux, tous les outils tranchants, les outils de finition, pour calibrer la chaussure au niveau du fuselage par exemple. Les outils pour taper, des rùpes aussi, puis des machines. Les machines sont pour la cordonnerie, elles remplacent les outils précédents, la presse remplace le marteau par exemple.
- Dans quels cas utilises-tu une machine ?R.D : (Il sort une chaussure sur mesure) Sur une chaussure sur mesure, toutes les parties en cuir sont faites par moi-mĂȘme, je les coupe, je les colle, je les ajuste une a une, jusquâĂ arriver Ă la chaussure complĂšte. Je pars dâune forme en bois puis petit Ă petit je monte le modĂšle dessus, avec des coutures mains aussi, toutes tes Ă©tapes sâenchaĂźnent et jâajuste Ă chaque fois une piĂšce en cuir. La machine permet surtout de travailler plus vite, de suivre les bords, dâĂȘtre guidĂ©, dâajuster une piĂšce de la chaussure finie. Pour un vrai rĂ©sultat dâune chaussure crĂ©Ă©e de a Ă z, il vaut mieux travailler Ă la
109ANNEXE
main.
- Y-a-t-il quelque chose, une Ă©tape que tu nâaimes pas ?R.D : Le collage au nĂ©oprĂšne ! On est asphyxiĂ©, on est obligĂ© dâouvrir la porte.Et ĂȘtre Ă la machine, le bruit câest assez fatiguant. Mais je nâaime pas la routine, mĂȘme si il y a des choses plus dĂ©licates, plus ennuyeuses, je prĂ©fĂšre alterner, du coup jâaime changer dâĂ©tape, aucune ne mâest trop dĂ©rangeante.
Romain est un vrai passionnĂ© et ne compte pas sâarrĂȘter de si tĂŽt. Courant avril 2011, France 2 a consacrĂ© un reportage sur son atelier et sa pratique. Dâici quelques mois, il aura un nouvel apprenti, pour finaliser sa formation et transmettre ses connaissances et son expĂ©rience. Plus quâun savoir-faire, câest un savoir-ĂȘtre qui sâĂ©change en permanence entre maĂźtre formateur et apprenti. La base dâun compagnon du devoir.
SOURCES
REFERENCES
REFERENZEN
REFERENCIAS
BIBLIOGRAFIA
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REFERENTIES
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Autres :
* Villa Savoye, Monum, prospectus du Centre des Monuments Nationaux
* Captures dâĂ©cran de la vidĂ©o page 55. Journaliste Jean Christophe Laurence, La Presse, fĂ©vrier 2011h t t p : / / t e c h n a u t e . c y b e r p r e s s e . c a / n o u v e l l e s / p r o d u i t s -electroniques/201102/18/01-4371870-age-dor-du-techno.php
CREDITS
Je tiens Ă remercier tout particuliĂšrement :Marie-Claire, pour notre bonne entente, et avoir toujours Ă©tĂ© Ă lâĂ©coute,Sophie pour ses mots rassurants,Myriam pour sa gentillesse,Emmanuelle pour ses prĂ©cieux conseils,Françoise pour sa disponibilitĂ©,Romain pour son accueil,Marilinda,Boris et nos discussions fraternelles vers le terrain,lâĂquipe Samuel, Charles, Laurent, NĂ©hĂ©my, Pierre, Norent,Jonathan et Thomas,le club des «MĂ©tĂ©ores» pour me dĂ©fouler,papy et mam qui veillent sur moima famille et mes parents pour tout.
PapiersCyclus 115g.Couverture 350g. pelliculage mat.
Format168 x 220 mm
Les illustrations ont Ă©tĂ© dĂ©ssinĂ©es personnellement (sauf mention et le modĂšle Olympus OM1).Lâangle du rabat de la couverture est Ă dĂ©tacher et sert de marque-page. Câest un complĂ©ment qui fait office de symbole et dâillustration pour lâobjet du mĂ©moire.
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