Note de lecture : Âge de pierre, âge d'abondance (Marshall Sahlins)
Avertissement : commencé comme un simple compte-rendu de lecture, ce billet a pris une certaine
ampleur. En l'écrivant, je me suis rendu compte de la difficulté des questions qu'il soulève. En tout
état de cause, les réponses qu'il contient doivent donc être considérées comme provisoires. Et qui
sait, certaines commentaires m'aideront peut-être à y voir plus clair !
Ce livre, paru dans les années 1960, est sans aucun doute un des plus influents qui aient jamais été
écrits en ethnologie. Plus souvent cité que véritablement lu, il s'inscrit dans l'abondante littérature qui
entendait d'une manière ou d'une autre réhabiliter les sociétés de chasse-cueillette. Il possédait
toutefois deux grandes originalités. La première était la notoriété et la qualification de son auteur, un
anthropologue de renommée mondiale. La seconde était sa thématique, puisque ce n'était pas pour
une fois sur le plan moral, ou spirituel, que les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient censées
s'avérer supérieures aux types sociaux ultérieurs, mais sur le terrain même où leur infériorité semblait
la plus évidente : celui de la performance économique.
En réalité, Âge de pierre, âge d'abondance rassemble six essais d'inspiration assez dissemblables,
dont seul le premier expose et argumente la thèse qui l'a rendu célèbre. Les deuxième et troisième
essais traitent du « mode de production domestique », censé caractériser les premières sociétés de
cultivateurs. Le quatrième discute du célèbre exposé de M.Mauss au sujet du hau et de l'obligation de
rendre un don, tandis que les deux derniers discutent de l'échange dans les sociétés primitives. Le
présent billet sacrifiera néanmoins à la tradition : il ne discutera que du premier de ces chapitres,
considéré comme la contribution majeure de l'ouvrage.
La démonstration de l'auteur peut être résumée en quatre points :
1. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades ont été faussement décrites comme des sociétés
de pénurie, dans lesquelles les êtres humains, à la limite perpétuelle de la survie, étaient
absorbés en permanence par les nécessités des tâches productives. De telles descriptions,
faisant état de « loisirs restreints, sauf circonstances exceptionnelles », d'une « quête
incessante de nourriture » en raison de ressources naturelles « rares et incertaines » (p. 39),
déjà inappropriées pour les chasseurs-cueilleurs actuels, le sont davantage encore pour ceux
du Paléolithique, dont beaucoup bénéficiaient d'environnements plus favorables.
2. En réalité, comme le démontrent tant les études circonstanciées que les témoignages
ethnographiques, les chasseurs-cueilleurs nomades ne consacrent qu'une part relativement
faible de leur temps au travail productif — plus faible, à coup sûr, que dans toutes les sociétés
qui ont suivi.
3. Ce faible investissement dans les tâches productives n'empêche pas les chasseurs-cueilleurs
de pourvoir de manière satisfaisante à leur besoins, en particulier alimentaires. On peut donc
renverser la perspective traditionnelle et parler à leur propos de « sociétés d'abondance ».
4. Si les chasseurs-cueilleurs nomades ne s'engagent pas dans la voie du stockage, de
l'agriculture ou de la sédentarisation, ce n'est pas qu'ils ne le peuvent pas, mais qu'ils ne le
souhaitent pas (ce refus du progrès technique évoque singulièrement le « refus » du pouvoir et
de l'État invoqué par Pierre Clastres à propos des sociétés amazoniennes — on ne s'étonnera
guère que ce dernier ait préfacé l'édition française du livre de M. Sahlins).
La discussion qui suit traitera ces points dans un ordre un peu différent, en commençant par la qualité
de l'approvisionnement alimentaire des chasseurs-cueilleurs nomades.
Comment mangent les chasseurs-cueilleurs ?
a) Australie
Les deux principaux exemples ethnographiques sur lesquels s'appuie M. Sahlins, tant en ce qui
concerne l'alimentation que le temps de travail, sont les Bushmen et les Aborigènes d'Australie.
Sur l'Australie, M. Sahlins remarque fort justement que les zones les plus prodigues, celles qui
assuraient à leurs habitants le meilleur niveau de vie, ont précisément été celles où l'occupation
occidentale, et l'extermination des Aborigènes, ont été les plus précoces, et pour lesquelles les études
précises font défaut. La littérature du XIXe siècle, sous les plumes de G. Grey, E.M. Curr, C.
Hodgkinson ou J. Eyre, est ainsi convoquée pour souligner l'aisance alimentaire des populations
concernées. Cette impression semble peu contestable, et d'autres témoignages la corroborent, tels A.
Howitt, qui écrit à propos des Kurnai (qui vivaient 200 km à l'est de Melbourne) :
« On peut difficilement attendre d'une race de sauvages qui errent sur une certaine zone de terrain, et
qui dépendent pour leur approvisionnement quotidien de leur capacité à chasser ou à ramasser des
plantes, des fruits et des graines, qu'ils fassent des provisions pour le lendemain à moins d'être forcés
à la prudence et à la prévoyance par la dure nécessité du besoin. Dans des conditions telles que celles
du Gippsland cette nécessité se fera rarement sentir. Les forêts et les plaines herbeuses étaient
peuplées de kangourous et d'autres espèces de marsupiaux herbivores; les arbres des forêts abritaient
des opossums, l'ours indigène, et des iguanes ; les rivières et les lacs grouillaient de différents
poissons et anguilles ; plantes, buissons et arbres variés offraient des racines, des baies et des graines
propres à la consommation; et, tant sur terre que sur l'eau, les oiseaux étaient aussi nombreux que
divers. La nourriture était, par conséquent, largement présente à travers le pays, et incluait presque
tout, depuis les larves des insectes jusqu'au grand kangourou. Dans une région telle que le Gippsland,
qui se situe entre l'Océan Pacifique et la grande chaîne enneigée des Alpes Australiennes, il ne peut
guère y avoir de sécheresses telles que celles qui ravageaient la plus grand partie du continent. Ainsi,
à cet endroit, peut-être moins que nulle part ailleurs en Australie, les Aborigènes étaient-ils conduits
par leur expérience à développer des habitudes de prévoyance. 1
»
Cependant, on trouve d'autres témoignages qui nuancent cette impression générale, et que M. Sahlins
passe sous silence. Ainsi, le même G. Grey cité dans Âge de pierre, âge d'abondance écrit un peu
plus loin :
« Il y a néanmoins deux périodes de l'année durant lesquelles [les Aborigènes] sont sujets aux affres
de la faim : au plus chaud de l'été, et au plus fort de la saison des pluies. »
C. Hodgkinson, également cité par M. Sahlins lorsqu'il vante la sécurité alimentaire des Aborigènes
de la région côtière de l'actuelle Brisbane, précise aussi dans son ouvrage :
« Dans les plaines peu boisées, et la région aride au-delà des montagnes qui partagent les eaux
orientales et occidentales, les Noirs connaissent des difficultés beaucoup plus grandes à se procurer
de la nourriture, et souffrent parfois de famines sévères en période de sécheresse (...) 2
»
D'autres auteurs confirment les ce qui précède. P. Beveridge écrit des peuples de la rivière Murray,
non loin de Sydney :
« Durant les mois d'hiver, ils endurent les plus extrêmes privations. 3 »
« Ils supportent merveilleusement bien les affres de la faim ; un jeûne d'une semaine entière n'est
nullement pour eux un événement rare 4 ».
Les mêmes réserves s'imposent à propos du Sud-Ouest semi-aride. Si F. Armstrong affirme que les
Aborigènes « n'ont ni souvenir, ni tradition de disette 5 », William Jackman, qui partagea durant
plusieurs mois la vie d'une tribu locale, mentionne un déplacement de 500 km durant lequel :
« la famine causée par un temps peu propice à la chasse, qui avait précipité ce long voyage, causa
d'incroyables souffrances parmi notre peuple, jusqu'à notre arrivée sur la côte 6 ».
Citons enfin J. Calvert :
« En général, ils ont en abondance, bien qu'ils puissent manquer un peu en pleine saison des pluies,
ou lorsque la paresse s'empare d'eux par très fortes chaleurs. 7 »
Même s'il est impossible de conclure avec précision quant à la situation alimentaire de ces
populations, il semble bien que même là où elles jouissaient d'une aisance globale, elles subissaient
régulièrement des pénuries — le fait qu'elles les supportaient avec stoïcisme indique au moins autant
leur caractère récurrent que mineur. Et dans les zones moins favorisées, ces pénuries pouvaient
manifestement devenir critiques.
b) Les Bushmen
Femmes Bushmen
Si l'on peut donc, moyennant quelques réserves, admettre pour l'essentiel les jugements de M. Sahlins
en ce qui concerne certaines zones de l'Australie, les choses sont assez différentes avec son deuxième
exemple principal, celui des Bushmen.
À l'appui de leur supposée opulence alimentaire est invoquée l'autorité de Richard B. Lee, qui
affirme :
« les Bushmen ne mènent pas, comme on l'a souvent prétendu, une existence en deça de la normale,
aux limites de la famine. » (cité p. 63).
Cette opinion est néanmoins loin de faire l'unanimité. Lorna Marshall, elle aussi citée, dans un
passage où elle écrit pourtant explicitement le contraire (le texte de M. Sahlins multiplie les citations
commentées de manière fort orientée) déclarait ainsi lors du colloque Man the Hunter, où M. Sahlins
exposait ses vues :
« On a suggéré, parce qu'ils [les Bushmen! Kung] n'ont pas à travailler chaque jour, qu'on pouvait
dire d'eux qu'ils avaient une 'société d'abondance'. C'est un bon mot [en français dans le texte], mais
cela ne permet pas d'en mieux comprendre la raison. (…) Les !Kung avec lesquels nous avons
travaillé sont très maigres et (…) expriment en permanence leur préoccupation et leur anxiété au sujet
de la nourriture. 8
»
D'autres auteurs, à propos des Bushmen, parlent franchement d'un « cas avéré de demi-inanition »,
les données laissant penser que :
« les insuffisances caloriques chroniques ou saisonnières peuvent constituer une raison majeure pour
laquelle les San [Bushmen] n'atteignent pas la même taille adulte que la plupart des autres gens. 9 »
c) autres populations de chasseurs-cueilleurs
Parmi les autres cas mentionnés par M. Sahlins, se trouvent les Montagnais, une population d'Indiens
vivant dans la péninsule du Labrador. Là encore, le texte ethnographique est utilisé d'une manière fort
orientée. De ce qu'écrit P. Le Jeune, un jésuite qui vécut parmi eux au XVIIIe siècle, Sahlins conclut à
l'abondance de nourriture :
« en temps normal tout le monde trouve à satisfaire ses besoins de subsistance » (cité p. 73).
Chasseur Naskapi-Montagnais
Pourtant, selon les citations de P. Le Jeune choisies par M. Sahlins lui-même, cette satisfaction est on
ne peut plus aléatoire, comme on peut en juger (les soulignés sont les miens) :
« Le mal est qu’il font trop souvent des festins dans la famine que nous avons endurée ; si mon hoste
prenoit deux trois et quatre castors, tout aussi tost fut il jour, fut il nuit on en faisoit festin a tous les
Sauvages voisins; et si eux avoient pris quelque chose, ils en faisoient de mesme a mesme temps : si
que sortant d’un festin vous allez a un autre, et parfois encore a un troisième et un quatrième. Je leur
disois qu’ils ne faisoient pas bien, et qu’il valoit mieux réserver ces festins aux jours suivants et que
ce faisant nous ne serions pas tant pressés de faim : ils se moquoient de moy ; demain (disoient ils)
nous ferons encore festin de ce que nous prendrons : ouy, mais le plus souvent, ils ne prenoient que
du froid et du vent... » (cité p. 71)
« Je les voyais, dans leurs peines dans leurs travaux souffrir avec allégresse... Je me suis trouve avec
eux en des dangers de grandement souffrir ; ils me disoient nous ferons quelque fois deux jours,
quelques fois trois sans manger, faute de vivres prends courage. Chihine, aye l’âme dure, résiste a la
peine et au travail, garde toy de la tristesse, autrement tu seras malade ; regarde que nous ne laissons
pas de rire, quoyque nous mangions peu... » (cité p. 73)
Enfin, M. Sahlins évite soigneusement de mentionner les Inuits, pourtant l'une des populations de
chasseurs-cueilleurs les mieux documentées, tant ils cadrent peu avec sa vision idyllique selon
laquelle lorsque les chasseurs se déplacent à la recherche de nourriture, c'est dans une « errance (…)
nullement inquiète [qui] se déroule (…) avec toute la bienheureuse nonchalance d'un pique-nique au
bord de la Seine. » (p. 70). Un pique-nique... où les convives n'auraient pas apporté de provisions, et
qui pourraient ainsi devoir être reporté de plusieurs jours et plusieurs nuits.
Certes, M. Sahlins « n'entend pas nier que certains chasseurs sont parfois en difficulté » (p. 78) mais
cette remarque n'est rien de plus qu'une révérence polie — on remarquera comment, à propos des
Bushmen, il commence par concéder que leur « abondance » ne concerne pas l'alimentation (p. 47-
48) avant de s'employer à démontrer l'inverse (p. 61-63). M. Sahlins remplace ainsi une caricature par
une autre. À l'image, incontestablement fausse, de chasseurs-cueilleurs uniformément hâves,
constamment en situation de survie précaire et tenaillés par la faim, il oppose celle, tout aussi peu
réaliste, de populations, même dans les environnements les plus hostiles, à l'abri de tout stress
alimentaire notable.
La question du temps de travail
a) une société des loisirs ?
L'autre élément crucial de la démonstration de Sahlins tient au temps de travail : là encore,
contrairement au préjugé courant, les chasseurs-cueilleurs nomades ont des loisirs. Beaucoup de
loisirs, même, puisque les tâches liées à l'approvisionnement ne les mobilisent que quelques heures
par jour — à peine quatre ou cinq. Sahlins rejoignait ainsi un jugement déjà exprimé avant lui par E.
Service, selon qui beaucoup de chasseurs-cueilleurs faisaient partie, « au sens strict, des gens qui
disposaient du plus de loisirs au monde 10
».
Ce chiffrage s'appuie sur des éléments assez peu nombreux, l'ethnologie s'étant globalement peu
intéressée aux questions économiques, encore moins pour produire des données quantifiées. Les deux
documents dont dispose M. Sahlins (et qui donnent des résultats convergents) sont une étude menée
en 1948 dans le nord-ouest de l'Australie, et les chiffres fournis par R. B. Lee sur les Bushmen.
Moins rigoureusement déterminées, mais encore plus frappantes, sont les données reprises de J.
Woodburn à propos de Hadza de Tanzanie, qui, « globalement sur l'année [consacrent] probablement
en moyenne moins de deux heures par jour à se procurer de la nourriture. » (cité p. 67).
Les conditions de l'étude australienne appellent plusieurs remarques :
1. Celle-ci était très limitée dans le temps, observant les groupes sur un maximum de deux
semaines.
2. Les Aborigènes concernés vivaient dans des réserves, et étaient habitués à être approvisionnés
en nourriture « occidentale ». Pour l'anecdote, certains d'entre eux voulurent d'ailleurs
renoncer au mode de vie « sauvage » au bout de quelques jours, et il fallut toute la persuasion
des chercheurs pour les dissuader de compléter leur menu au supermarché local.
3. Ils étaient munis d'outils de métal
4. L'étude avait eu lieu durant une saison favorable, et ne permettait donc pas d'inférer une
moyenne annuelle.
5. Enfin, les groupes étaient exclusivement composés d'adultes en bonne santé. Cette absence
d'improductifs, jeunes vieux, réduisait d'autant le temps de travail.
Il est donc très difficile de tirer des conclusions générales d'éléments aussi minces, ce que M. Sahlins
reconnaît d'ailleurs lui-même... tout en procédant néanmoins à ces conclusions.
D'autres recherches plaident d'ailleurs dans un sens assez différent. K. Hawkes et J.F. O'Connell 11
estimaient ainsi que le temps de travail chez les Alyawara d'Australie centrale oscillait entre quatre et
dix heures par jour, un chiffre de 70 heures hebdomadaires pour les femmes n'étant pas rare. On était
très loin des estimations de R.B. Lee ; la différence s'expliquait aisément par le fait que ce dernier ne
comptabilisait dans le temps de travail que la recherche de nourriture proprement dite. En y ajoutant
le temps passé à traiter et préparer la nourriture ainsi récoltée, on retrouvait les ordres de grandeur
proposés par K. Hawkes et J.F. O'Connell.
b) une « simplicité volontaire » ?
Mais la question est peut-être moins de savoir combien de temps les chasseurs-cueilleurs passent à
s'approvisionner, que d'interpréter correctement le temps de loisir dont ils disposent. Sahlins assume
en effet que ce loisir est un signe de prospérité : les besoins essentiels étant assurés, ces peuples
pourraient ainsi se consacrer à leur aise aux conversations, aux visites ou à dormir.
On admet d'ailleurs généralement que ces sociétés ne recherchent pas particulièrement l'augmentation
du produit. Une augmentation de la productivité s'y traduit bien moins volontiers par une
augmentation de la production que par une réduction du temps de travail ; on cite ainsi souvent le
témoignage de L. Sharp à propos des Yir Yiront du Cap York :
« Tout le temps de loisir que les Yir Yiront pouvaient gagner en utilisant des haches d'acier ou
d'autres outils occidentaux n'était pas investi dans "l'amélioration des conditions de vie", pas plus que
dans le développement d'activités esthétiques, mais dans le sommeil — un art dans lequel ils étaient
passés maîtres. 12
»
De là, on infère très souvent, à l'instar de M. Sahlins, qu'il existe un véritable « refus de la
croissance » chez ces populations, qui considéreraient ainsi l'augmentation de la production au-delà
des stricts besoins élémentaires comme une sorte de voie calamiteuse dans laquelle il ne faudrait
surtout pas s'engager, et que le loisir dont elles bénéficient serait-il la mesure directe de leur bien-
être.
Mais ce supposé renoncement volontaire des chasseurs-cueilleurs pour les biens de ce monde se
heurte à un autre constat très largement partagé par les voyageurs et les ethnologues : les chasseurs-
cueilleurs des cinq continents, dès qu'ils en avaient l'opportunité, n'étaient pas moins avides que nous
des bienfaits de la civilisation matérielle. Ainsi que l'écrit un anthropologue :
« Ce qu'il faut expliquer, c'est pourquoi dans un contexte contemporain, les chasseurs-cueilleurs font
souvent montre de besoins matériels illimités plutôt que limités. Comment se fait-il qu'à Momega
[Australie] et, selon la littérature, ailleurs, les chasseurs-cueilleurs modernes ont une demande
apparemment insatiable de fusils, de carabines, de véhicules à moteur, de magnétophones, de lecteurs
CD, de télévisions et de magnétoscopes ? 13
».
Une fois cette observation prise en compte, et au-delà de la discussion sur la durée réelle des loisirs
dans ces sociétés, se dessine une autre explication pour ces périodes d'inactivité, qui peuvent résulter
bien moins d'un choix que que de la pression de la nécessité. Soit que les chasseurs-cueilleurs aient le
ventre creux, mais que les conditions climatiques les condamnent au repos forcé. Soit qu'ils puissent
se mettre en quête de fruits ou de gibier supplémentaires, mais qu'une fois l'estomac plein, ils n'aient
aucune possibilité d'échanger cette nourriture contre d'autres biens matériels. Tout anachronisme mis
à part, le raisonnement qui interprète sans autre forme de procès le loisir des chasseurs-cueilleurs
nomades comme un signe de leur prospérité est le même que celui qui, de nos jours, assimile
l'oisiveté du chômeur à celle du rentier.
Une certaine idée de l'abondance (ou comment faire de pauvreté vertu)
a) l'art du paradoxe
Le texte de M. Sahlins, quoiqu'il use de formules frappantes, voire provocantes, est en réalité assez
sinueux et sa thèse est plus difficile à cerner qu'elle n'en a l'air. Tout d'abord, parce que jouant des
clair-obscur, il commente des citations d'une manière orientée (c'est une litote), et multiplie les
concessions de pure forme qui ne changent en réalité rien à son raisonnement. Ensuite, et peut-être
par-dessus tout, parce que s'il évite tout vocabulaire technique ou pédant, l'auteur prend un malin
plaisir à utiliser des mots ordinaires dans un sens tout particulier et à jouer de ces contre-pieds.
Ainsi en va-t-il du concept central d' « abondance » (associé à celui, tout aussi central, de « rareté »).
M. Sahlins critique « le sens commun, [pour lequel] une société d'abondance est une société où tous
les besoins matériels des gens sont aisément satisfaits. » (p. 37), évoquant une « voie Zen », où « les
besoins matériels de l'homme sont finis et peu nombreux, et les moyens techniques invariables, bien
que, pour l'essentiel, appropriés à ces besoins. » (p. 38).
On doit donc comprendre de ces phrases que l'abondance, la rareté et les besoins ne sont pas des
données objectives, qui se rapportent à des grandeurs indépendantes de l'esprit humain (tels que les
besoins caloriques, par exemple) : tout au contraire, c'est la société qui les fixe à sa guise, créant ainsi
abondance ou rareté. On ne sera donc pas surpris de lire que la société industrielle, avec son progrès
technique inouï, est en réalité marquée par la plus grande pénurie de l'histoire :
« Le marché institue la rareté d'une façon sans précédent et à un degré nulle part atteint. Là où la
production et la distribution sont réglés par le mouvement des prix et où tous les moyens de
subsistance sont liés au gain et à la dépense, l'insuffisance des moyens matériels devient le point de
départ explicite, chiffrable, de toute activité économique. » (p. 40).
Inversement, on ne s'étonnera pas davantage que les plus démunis d'entre les peuples puissent être en
réalité les plus aisés :
« Est-il à ce point paradoxal de soutenir qu'en dépit de leur dénuement absolu, les chasseurs
connaissent l'abondance ? » (p. 40)
On connaît ces personnages de dessins animés qui ne chutent dans le précipice que lorsque qu'ils
réalisent qu'ils ont les pieds au-dessus du vide. Les sociétés de M. Sahlins sont bien plus étonnantes
encore, puisque ce sont leurs propres appréciations sur leurs besoins qui possèdent l'admirable faculté
de créer, ou de faire disparaître, les précipices eux-mêmes — à défaut de pouvoir faire l'inverse, il
leur suffira d'ajuster leurs besoins à leurs capacités de production pour atteindre l'abondance ainsi
définie. Quant à ceux qui aura le mauvais goût de remarquer qu'un changement de définition ne
permet en rien de sortir du « dénuement absolu », ils sont sans doute des victimes de leur
« ethnocentrisme bourgeois » (p.40).
Mais M. Sahlins croit si peu lui-même à la possibilité de définir l'abondance sur des bases aussi
subjectives, qu'il réintroduit par la fenêtre ce qu'il avait bruyamment chassé par la porte, et qu'il tente
donc de montrer que les chasseurs sont en réalité fort bien nourris. On a vu les limites de l'exercice ;
on pourrait ajouter qu'il faut singulièrement tordre le sens des mots pour qualifier d'abondance des
sociétés où le taux de mortalité infantile est de l'ordre d'un tiers.
b) De la chasse à l'agriculture
L'agriculture, une régression ?
Tout ceci ouvre la voie à une autre interrogation : celle du passage à l'agriculture.
Si les chasseurs-cueilleurs, affirme M. Sahlins, assuraient leur approvisionnement de manière aussi
satisfaisante, et si l'agriculture n'a eu pour effet que d'augmenter le temps de travail tout en diminuant
la ration alimentaire individuelle, il ne faut guère s'étonner que certains peuples aient préféré refuser
ce prétendu progrès. Le stockage lui-même (rappelons que bien des chasseurs ont pratiqué le
stockage bien avant de passer à l'agriculture) apparaît comme peu désirable, tant la sédentarité ne
manque pas de provoquer une chute des rendements de la chasse.
Ces explications soulèvent bien davantage de problèmes qu'elles ne sont censées en résoudre. Car si
l'on se doit d'expliquer pourquoi certains peuples — à supposer qu'ils étaient réellement en mesure
de le faire — n'ont pas franchi les pas du stockage et de l'agriculture, bien plus nombreux sont ceux
qui l'ont fait. Or, les théories de M. Sahlins nous laissent totalement désarmés pour comprendre ce
mouvement général. « Pourquoi supposer que les chasseurs ayant refusé l'agriculture étaient des
imbéciles, et qu'ils n'avaient pas d'excellentes raisons de le faire ? », interroge en substance M.
Sahlins. Mais on peut facilement retourner la question, et demander pour quels obscurs motifs tant
d'autres peuples ont pu se convaincre d'adopter des modifications économiques censées représenter
une régression aussi générale.
Dans son désir de faire feu de tout bois, M. Sahlins en vient à des affirmations proprement
étonnantes, comme lorsqu'il affirme que :
« Les peuples primitifs du monde ont peu de biens, mais ils ne sont pas pauvres. Car la pauvreté ne
consiste pas en une faible quantité de biens, ni simplement en une relation entre moyens et fins ; c'est
avant tout une relation d'homme à homme, un statut social. En tant que tel, la pauvreté est une
invention de la civilisation, qui a grandi avec elle, tout à la fois une distinction insidieuse entre
classes et, plus grave, une relation de dépendance — qui peut rendre les agriculteurs plus vulnérables
aux catastrophes naturelles que les Eskimo d'Alaska dans leurs camps d'hiver. » (p. 80)
Dans ce passage, ce n'est qu'au prix d'un double tour de passe-passe que l'auteur nous emmène d'une
prémisse incontestable à une conclusion qui défie l'entendement. D'une part, on voit pas pourquoi la
pauvreté (qui est certes un concept relatif) devrait concerner uniquement les relations entre individus
au sein d'une même société à une même époque. Chacun sait qu'on peut dire qu'un peuple est plus
pauvre qu'un autre, ou qu'un même peuple était jadis plus pauvre qu'aujourd'hui, et que ces
affirmations ont un sens tout à fait évident. D'autre part, la charge contre la « dépendance » induite
par l'agriculture passe allègrement d'une dimension sociale à une dimension technique ; certes, dans
les sociétés de classe, les exploités deviennent dépendants des exploiteurs, un phénomène inconnu
des sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs nomades. Mais cette dépendance n'a strictement rien à
voir avec celle des différentes sociétés vis-à-vis des variations de l'environnement, dont il faut un
certain aplomb pour affirmer que l'agriculture l'aurait augmenté.
Conclusion
Âge de pierre, âge d'abondance entendait dénoncer la vision dépréciative des sociétés paléolithiques
inspirée par nos propres préjugés. En réalité, le livre (plus exactement, son premier chapitre, auquel il
doit l'essentiel de sa notoriété) construit, moyennant quelques astuces rhétoriques et quelques
arrangements avec la réalité, le mythe inverse d'un âge d'or révolu. Bien des pourfendeurs de la «
société de consommation » hier, des partisans d'une variété ou d'une autre de la décroissance
aujourd'hui, y ont trouvé leur compte. La compréhension scientifique du passé et de l'évolution
sociale, elle, mérite mieux que cela.
Notes
1 A. Howitt, « The Kurnai : ther customs in peace and war », in Kamilaroi and Kurnai, 1880
2 C. Hodgkinson, Australia, from Port Macquarie to Moreton Bay, 1845.
3 P. Beveridge, The Aborigines of Victoria and Riverina, 1889, p.10-11.
4 Ibid., p. 31.
5 Armstrong, « Manners and Habits of the Aborigines of Western Australia », Perth Gazette, 1836
6 W. Jackman, The Australian Captive, ed. Israel Camberlayne, New York, 1859, p. 200.
7 J. Calvert, The Aborigines of Western Australia, 1894
8 L. Marshall in Man the Hunter, p. 94.
9 A.S. Truswell, J.D.L. Hansen, 1976, « Medical Research among the !Kung », in Kalahari Hunters
and Gatherers (ed. by R. Lee and I. DeVore), Cambridge, Mass., Harvard University Press., p 190-9,
cité par David Kaplan, « The Darker Side of the 'Original Affluent Society' », Journal of
Anthropological Research, Vol. 56, No. 3 (Autumn, 2000), p. 301-324.
10 E. Service, 1966, The Hunters, Englewood Cliffs, N.J.: Prentice Hall, p. 13
11 K. Hawkes, J. F. O'Connell, « Affluent Hunters? Some Comments in Light of the Alyawara
Case », American Anthropologist, New Series, Vol. 83, No. 3 (Sep., 1981), p. 622-626.
12 L. Sharp, « Steel Axes for Stone–Age Australians », Human Organization, 1 /1952
13 J.C. Altman, 1992, « Comments on Nurit Bird-David's "Beyond 'The Original Affluent
Society."' », Current Anthropology 33:35-36.
Publié par Christophe Darmangeat à 19:25:00
Libellés : Australie , Bushmen , Note de lecture , Œuvres et auteurs
11 commentaires :
1.
Anonyme29 octobre 2013 à 11:24
"L'âge de l'abondance" contient une variable sous-entendue et jamais explicitée: la stricte
adaptation de la population à la nourriture disponible. Dès que la nourriture devient moins
abondante, la population diminue et donne ainsi l'illusion d'un stock de nourriture disponible
suffisant. Ce n'est qu'une illusion (et ceux qui sont morts de faim ou ne sont pas nés en ont
subit la réalité). La vraie abondance entraîne forcément un accroissement de la population,
sauf à considérer une humanité capable de contrôler sa fécondité malgré l'abondance, ce qui
me paraît absurde (la bourgeoisie en est venue à contrôler sa fécondité mais pas par
abondance, au contraire pour accroître un capital limité, la question des limites s'est juste
déplacée de la nourriture au capital).
Pas besoin de faire de l'ethnologie pour comprendre cela, la logique et la biologie suffisent.
Ce que décrit Sahlins se sont des sociétés totalement dépendantes des aléas naturels et dont la
population est régulée par la nourriture disponible dans son environnement, comme les
populations animales (surtout de prédateurs). Il est évident que l'agriculture a ouvert la voie à
une maîtrise de la production alimentaire et à son accroissement en vue de fournir un stock de
nourriture constamment plus élevé que les besoins présents de la population humaine (la
véritable abondance, qui entraîne automatiquement un accroissement de la population puisque
pas limitée par les ressources).
Bref, vous avez tout à fait raison, Sahlins fait surtout des tours de passe-passe au niveau de la
définition des mots.
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Réponses
1.
Anonyme3 mars 2015 à 18:44
En quoi cela serait-il un tour de passe-passe ? Cela serait, par exemple, considérer
qu'Épicure quand il définit le bonheur est également un simple bidouilleur : son
bonheur n'est qu'une absence de malheurs. Ça n'est pas un tour de passe-passe, c'est
une définition différente de la votre. D'ailleurs Sahlins insiste beaucoup sur l'idée que
l'économie des chasseurs-cueilleurs est une économie de sous-production, qu'elle
pourrait produire plus mais qu'elle ne le fait pas, et non pour des raisons "d'aléas
naturels", mais pour des raisons purement politiques. Ces constatations sur la marge
de productivité potentielle mais non mise en oeuvre dans leur économie vous n'en
faites pas état. Est-ce que ces constatations également sont d'insignes manipulations ?
Pareillement l'agriculture n'a pas permis l'accroissement humain volontaire : elle a
changé le régime politique des sociétés et son rapport à la production et
l'accumulation. C'est seulement ensuite que, logiquement, elle a nécessité plus de
travail, et donc plus de main d'oeuvre. Sinon, si votre hypothèse était tangible, nous
aurions observé qu'au moment du passage de la cueillette à l'agriculture la deuxième
technique était plus productive que la première. Or ça n'est pas le cas, nous n'avons
jamais observé cela, rien ne nous permet de le dire. Ce qui est plus observé, au
contraire, c'est que le passage à l'agriculture a augmenté la quantité de travail. Dans
ces conditions il faut quand même être de mauvaise foi pour prétendre que la thèse de
Salhins, si elle n'est pas sans défaut, ne demeure pas moins plus crédible que la votre.
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2.
Jean-Marc Pétillon4 novembre 2013 à 10:52
J'ai lu ce livre en tant qu'étudiant, et à l'époque j'avais beaucoup apprécié sa critique de la
vision misérabiliste des chasseurs-collecteurs. Quand on fait un peu de vulgarisation en
préhistoire, c'est un cliché auquel on est systématiquement confronté : "à l'époque", ils se
gelaient au fond des grottes et ils n'avaient rien à bouffer, alors qu' "aujourd'hui", dieu merci,
nous avons la Technique qui nous a apporté le Bonheur - je caricature à peine. Dans une
version plus élaborée, des préhistoriens travaillant sur l'évolution des techniques s'appuient
(explicitement ou non) sur cette "misère économique primitive" pour dépeindre des
chasseurs-collecteurs en quête perpétuelle d'amélioration technique : puisque le système
technique "originel" est forcément incapable de produire tout ce qu'il faudrait, les
Paléolithiques étaient forcément en permanence en train de chercher à améliorer/optimiser
leur armement, leurs techniques de chasse, etc. À mon sens, c'est faux, en tout cas je pense
que les données archéologiques ne vont pas dans ce sens... Et par rapport à cela, la thèse de
Sahlins a représenté un peu d'air frais, en insistant notamment sur les notions d'adéquation
entre moyens (techniques) et besoins (économiques). Et que l'échelle des besoins - les limites
entre le nécessaire, l'accessoire, le superflu - soit en grande partie fixée par la société, au-delà
d'un certain seuil de satisfaction des nécessités vitales, ça me semble quand même
difficilement contestable. Que l'ethnographie sur laquelle repose la thèse soit partielle et
partiale, en revanche, c'est une autre histoire, et cette note fournit un très utile retour aux
sources ! Le problème étant que nos sources elles-mêmes sont biaisées : en-dehors du cas
australien, les chasseurs-collecteurs "ethnographiés" sont le plus souvent des gens qui avaient
déjà été repoussés par les agriculteurs-éleveurs dans des régions dont l'environnement n'était
pas forcément très sympathique. On n'a donc sans doute pas de sources ethnographiques sur
les chasseurs-collecteurs qui vivaient autrefois dans les milieux les plus "confortables", et qui
n'étaient pas forcément soumis à un stress alimentaire chronique... Cela dit, je suis d'accord
avec le fond de la critique : l'ouvrage de Sahlins a contribué à remplacer un cliché par un
autre, critique que l'on pourrait également faire à certaines lectures de Clastres (sur le plan du
politique et du rapport au pouvoir) et de Mauss ("culture du don" vs. "culture marchande").
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3.
Anonyme4 mars 2015 à 18:14
Les exemples que vous employez sont très révélateurs de l'incompréhension que suscite la
thèse de Salhins.
"Le mal est qu’il font trop souvent des festins dans la famine que nous avons endurée" : vous
en concluez que la famine existe réellement chez les Montagnais, et que leur économie n'est
donc pas si idéalement abondante.
Voilà donc des gens qui, durant des périodes de disette, plutôt que de se rationner et d'espacer
leurs repas afin d'attendre sereinement la fin de cette période difficile vont au contraire "tout
manger", dans des "festins", au point qu'ils passeront les jours suivants à jeuner, à "souffrir
avec allégresse". On ne peut pas conclure trente-six mille choses de cette observation ! Deux
de chose l'une : soit ces Montagnais sont de parfaits imbéciles, qui ignorent qu'un morceau de
viande peut être séparé en deux et que ce deuxième morceau sera encore là le lendemain si on
ne le mange pas, soit il y a véritablement une volonté de préférer au rationnement l'alternance
d'un festin et d'une disette. Et que cette disette, quoiqu'il en coûte à notre raisonnement
occidental, n'est pas de nature suffisamment rude pour avoir raison de la politique du "festin".
D'autant que l'on sait que ce n'est pas un problème technique qui leur empêcherait de
conserver la nourriture.
La remarque sur les Eskimau est de nature également étonnante. Vous savez bien qu'il s'agit,
comme souvent, de peuples qui n'ont pas choisi de leur propre volonté de s'installer dans un
environnement aussi hostile : ils y ont été contraints par la pression des peuples sédentaires et
agriculteurs. On ne peut pas juger "l'abondance" dont parle Sahlins sur de tels critères. Ou
alors il vous faudra admettre que si on place, de la même manière, les peuples sédentaires et
agricoles sur les terres de Inuits on remarquera tout autant que leur économie ne fonctionne
pas, qu'elle est source de disettes, de souffrance et de famines. Et que même, probablement,
les Eskimau s'en sortent mieux.
Pour le passage à l'agriculture, vous dites à Sahlins "on peut retourner votre question". On
peut toujours retourner les questions que d'autre viennent de retourner. Pourquoi y'a t il eu
globalement passage à l'agriculture ? Premièrement on peut s'interroger sur ce "globalement".
N'y aurait-il pas, au contraire, "globalement" des sociétés de chasse et une, récente,
parenthèse sédentaire et agricole ? En terme de temps historique, les hommes ont toujours
effectivement privilégié une société nomade de chasseurs-cueilleurs. À quel point cela était
une volonté, c'est une question compliquée. Mais comment pouvez-vous si facilement
conclure que ce n'en était pas une ? Sur quels arguments ? Sur quels exemples ?
La thèse de Salhins est que cela s'est fait sur des raisons politiques, et non une supériorité
économique d'origine technique. Evidemment déterminer cela c'est très difficile, mais le fait
que l'histoire humaine des chasseurs-cueilleurs soit plus longue que celle des agriculteurs est
quand même plus que non-négligeable ! Ou alors il faudrait admettre que tout évènement
historique est programmée dans l'histoire de l'homme ? Malgré la difficulté de la question j'ai
du mal à ne pas considérer que la thèse politique est plus solide que l'argument de l'invention
technique qui s'imposerait comme un évident progrès économique.
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Réponses
1.
Johanna14 mars 2015 à 19:57
Sur la question de la Néolithisation il faut tenir compte du facteur environnemental.
Le Néolithique, premièrement, n'a pas émergé en seul point du globe. Plusieurs foyers
sont attestés (Proche-orient, Chine, Corne de l'Afrique, Amérique du Sud et sans doute
bien d'autres encore) et tous ces foyers ont émergé à la faveur du dernier
réchauffement climatique ayant permis le dégèle des sols. La faune et la flore s'en sont
également trouvées modifiées, et les premières pratiques agricoles et expériences de
domestication des animaux y ont trouvé leur terreau. Il y avait donc "globalement" des
populations de chasseurs cueilleurs, qui se sont fait "globalement" aspirées par les
divers courants de la Néolithisation qui ont eu raison de presque toutes les populations
de chasseurs-cueilleurs. En quelques millénaires la balance s'est inversée.
Depuis la naissance d'Homo sapiens sapiens, seulement 3 ères interglaciaire (d'environ
10.000 ans, pour les 2 premières, nous connaissons notre 3ème ère interglaciaire) ont
eu lieu, les périodes glaciaires s'étalant plutôt sur 50.000 ans à 100.000 ans.
Si donc la Néolithisation est bien une parenthèse en terme de durée, d'un point de vue
culturel, économique, politique, (pré)historique, c'est une révolution sans précédent
qui ne peut être réduite à une parenthèse, surtout si l'on considère les impacts
écologiques qui en découlent. Les contraintes de la prochaine ère glaciaires nous
forceront-elles à ré-adopter des modes économiques de type chasseurs-cueilleurs ?
Nos pratiques culturelles se sont si profondément transformées avec la Néolithisation
que pour ma part j'en doute.
2.
Christophe Darmangeat16 mars 2015 à 10:42
...Et indépendamment des aspects culturels, cela nécessiterait de réduire de 99%
(estimation à la louche) la population mondiale. Pas sûr qu'on trouve assez de
volontaires... :-)
3.
Patrice19 mars 2015 à 07:27
... sans parler d'abandonner tous les progrès de la médecine, tant physique que
psychiatrique...
Répondre
4.
Anonyme4 mars 2015 à 18:15
Pour finir l'argument sur le chasseurs-cueilleur contemporain friand de lecteurs CD ne peut en
aucune manière servir d'invalidation de l'économie de sous-production. Car pour être honnête
cela n'a jamais apporté qu'alcoolisme et souffrances supplémentaires aux peuples en question,
et que ces mêmes peuples, si ils paraissent friands de consommation le sont nettement moins
de l'économie de travail qu'ils devraient mettre en oeuvre pour fabriquer de tels biens. On peut
même malignement retourner l'observation : au contact de la simplicité, de nombreux
occidentaux finissent par se plaindre de leur excès matériels.
Répondre
Réponses
1.
Patrice19 mars 2015 à 15:33
Effectivement, l'exploitation des "indigènes", la spoliation de leurs territoires et autres
maux sont une règle générale de leurs rapports avec les civilisations (du moins selon
le stéréotype que j'en ai). La question est : peut-il en être autrement ? Je pense que oui.
D'autre part comme vous dites le mode économique actuel, capitaliste ultralibéral,
n'est guère réjouissant pour les travailleurs, mais comme pour la remarque précédente,
ne peut-il pas en être autrement ? Les modèles politiques, économiques et
organisationnels sont nombreux et loins de se réduire au capitalisme, comme le
montrent les sciences politiques. De même la "souffrance au travail" n'est pas
intangible, c'est un phénomène très complexe aux nombreux déterminants, comme le
montre la psychologie du travail.
Enfin il y a simplicité et simplicité : si le consumérisme ne me plaît guère, je tiens à
garder hôpitaux, et tout le reste de la médecine moderne (et future).
Répondre
5.
William6 juin 2015 à 23:52
Merci pour cette critique de l'ouvrage de Sahlins :)
Le titre original anglais du livre est Stone Age Economics, le titre français est peu fidèle.
La définition de l'abondance ne dépend pas de nos désirs. Ce que Sahlins appelle abondance,
je l'appelle sobriété, voire ascétisme. Cette sobriété est certainement une très bonne chose
pour l'être humain et la société, de même que le jeûne, qui semble avoir des vertus
thérapeutiques. Cependant j'ai de la peine à appeler cette sobriété "abondance" sans penser
aux substitutions que les politiques affectionnent, comme "force de paix" ou "frappe
préventive".
Une denrée est en abondance lorsqu'il y en a plus qu'on ne peut en consommer. Elle peut
survenir ponctuellement au moment de la récolte, mais pas nécessairement sur la durée si les
denrées ne sont pas stockées, surtout dans les régions à saisons marquées.
En s'appuyant sur quelques exemples, Sahlins affirme que les peuples de chasseurs-cueilleurs
ne stoquent pas de nourriture.
Il est certain que de nombreux contres-exemples existent, et selon toute logique d'autant plus
dans les régions à saisons marquées. Les amérindiens ont toutes sortes de techniques de
stockage de nourriture, notamment les glands, qui étaient enterrés pour ôter leurs tanins mais
aussi pour les conserver.
En tant que consommateur régulier de plantes sauvages, je peux affirmer que sous le climat
français actuel (qui était certainement plus proche des tropiques pendant la période glaciaire),
il est possible de se nourrir sans trop d'efforts. Cela en admettant d'une part une très faible
densité d'humains et une forte densité de faune, qui permettraient une chasse et une pêche
faciles et abondantes, et d'autre part le stockage de nourriture. Viande, poisson, glands,
châtaignes, noisettes et noix apportent largement la dose de glucides, lipides et protéines
nécessaires, les autres vitamines et fibres étant fournies par les légumes et les fruits sauvages
de saison.
L'homme du paléolithique, s'il n'était pas un imbécile, n'était pas plus un "agent rationnel" que
l'homme d'aujourd'hui, comme l'économie conventionnelle le décrit encore. Il n'était pas
nécessairement en mesure de décider si oui ou non le passage à l'agriculture apporterait un
bénéfice ou non. Les décisions humaines sont généralement prises en se basant sur des
croyances et non de manière rationnelle.
Je me souviens avoir lu (peut-être dans un livre de Bill Mollison, mais je n'ai pas réussi à
retrouver la page) que les aborigènes pratiquaient une pseudo-agriculture, qui peut
difficilement être assimilée à de l'agriculture et est compatible avec un mode de vie nomade
de chasseur-cueilleur. Ils favorisaient (plutôt que cultivaient) les plantes et arbres dont ils se
nourrissaient. Par ailleurs, si les groupes revenaient régulièrement sur les mêmes
emplacements, ce qui est probable, à force de rejeter les graines des végétaux consommés (via
les déchets, excréments et oublis), ceux-ci devaient finir par s'installer durablement autour des
campements.
J'agis un peu de même autour de chez moi : les noyers, noisetiers, pruniers, pommiers et
merisiers se propagent spontanément. Je n'ai qu'à leur faire un peu d'espace pour qu'ils
s'épanouissement.
Cette favorisation par l'homme des végétaux qu'il consomme peut difficilement être appelée
agriculture. Certains espèces animales font de même. Les ours par exemple (et non les
agriculteurs) ont permis l'évolution et la dissémination de la pomme moderne dans son bassin
d'origine, au Kazakhstan via leurs excréments et leur préférence pour les meilleurs fruits (cf.
le docu "Aux origines de la pomme").
J'ai peur que la "vérité historique" soit inaccessible faute de preuves tangibles. Il serait
plaisant d'admettre une thèse qui décrit des sociétés anars avec une économie d'abondance,
mais c'est un grand écart intellectuel.
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Réponses
1.
Christophe Darmangeat6 juillet 2015 à 15:36
Bonjour William
Mieux vaut tard que jamais, et je prends enfin le temps de répondre (sur quelques
points) à votre commentaire.
La question du stockage chez les chasseurs-cueilleurs est un vieux problème de
l'anthropologie : comment englober dans une même catégorie ("chasseurs-cueilleurs")
des nomades dépourvus d'inégalités économiques et des sédentaires inégalitaires,
comme les Californiens que vous citez (il y avait aussi, plus au nord, les stockeurs de
saumon). Alain Testart a apporté une réponse aussi simple que convaincante : la ligne
de partage entre les sociétés ne passe pas par le mode d'appropriation de la nourriture
(chasse versus agriculture) mais par la présence d'un stockage sur une large échelle.
Les Californiens, économiquement et socialement, avaient donc plus de points
communs avec les agriculteurs stockeurs qu'avec les chasseurs-cueilleurs non
stockeurs.
En Australie, oui, les Aborigènes avaient tout une série de pratiques qui
s'apparentaient aux prémisses de l'agriculture. Ils procédaient, notamment, à des mises
à feu pour entretenir et renouveler la fertilité de leurs zones de chasse-collecte. Et,
dans certains endroits très précis, ils s'adonnaient à des pratiques qui confinaient à
l'agriculture. Il n'empêche qu'on ne peut les qualifier d'agriculteurs sans tordre
totalement le sens des mots.
Plus généralement, je ne suis pas sûr que les hommes obéissent davantage à des
croyances qu'à des pensées rationnelles. Je dirais bien que c'est un mélange subtil et
complexe des deux. En revanche, je ne crois pas que les sociétés agissent de manière
rationnelle (et encore moins si cette rationalité est censée se faire par anticipation).
Dans une société, il y a des individus, ou des classes, qui poussent dans des sens
parfois assez déterminés ; mais la résultante, elle, échappe bien souvent à tout
processus conscient
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