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La malédiction du justicier, le bouc et le
prophÚte: éléments pour une théorie des
modalités théologico-politiques
de subjectivation*
Guillaume Sibertin-BlancUniversitĂ© Toulouse II â Le Mirail
AbstractThe Curse of the Righter of Wrongs, the Goat and the Prophet:
Elements for a Theory of the Theologico-Political Ways of
Subjectivation
This paper reflects on the relation between psychiatric institutions andpolitical thought. Starting from the distinction made by G. de Clérambaultbetween interpretation and passionate deliria, we aim at identifying twotypes of symbolic connotations in the demand for justice. Based on this, weformulate the following hypothesis: a description of the semiotic systems that
include the two types allows for a differential analysis of the two distincttheologico-political structures to be carried out; they can come up against eachother or merge in historical institutions, but they still determine the powerpositions and the means of heterogeneous subjectivation. From these differentperspectives, our hypothesis points to an ambiguity of the concept of « theologico-political ».
Keywords : Clinical psychopathology, political anthropology, theologico-political problem, politic subjectivation, priesthood and prophetism, form-state theory
1. Retour sur Hamlet : La malĂ©diction du justicier â
dĂ©lire de justice et dĂ©lire dâinterprĂ©tation
Lâobjet de cette intervention est de prolonger tout en ledĂ©plaçant un questionnement que jâavais commencĂ© de mettreen place lors du SĂ©minaire de Belgrade en dĂ©cembre 2007 au- *Ce texte est tirĂ© dâune communication prononcĂ©e dans le cadre du sĂ©minaire« Politique, religion, justice » du rĂ©seau OFFRES, qui sâest dĂ©roulĂ© Ă laFacultĂ© de Philosophie de lâUniversitĂ© de Sofia les 11 et 12 avril 2008. LesĂ©minaire a Ă©tĂ© financĂ© par le rĂ©seau « LâĂ©tat de droit saisi par la philosophie »de lâAgence Universitaire de la Francophonie.
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tour du thÚme « Justice et histoire » (Sibertin-Blanc 2008). Jecommencerai par rappeler briÚvement les hypothÚses de départ
de ce questionnement, sans toutefois que leur dĂ©veloppementsoit indispensable Ă mon propos aujourdâhui, avant de les rĂ©ins-crire dans ce que je proposerai comme des Ă©lĂ©ments propĂ©deuti-ques et programmatiques de ce quâon peut appeler une thĂ©oriedes modalitĂ©s thĂ©ologico-politiques de subjectivation. Lâobjet dela rĂ©flexion Ă©tait initialement dâinterroger le rapport entre la justice et la subjectivitĂ© Ă partir dâun cas clinique troublantisolĂ© par certains psychiatres Ă la fin du XIXe siĂšcle au sein du
genre composite des paranoĂŻas : les dĂ©lires dits de quĂ©rulenceou de « revendication de justice », rattachĂ©s Ă un groupe des« dĂ©lires passionnels » (selon ClĂ©rambault : Ă©rotomanie, jalou-sie, revendication) lui-mĂȘme bien distinct du groupe des « dĂ©li-res dâinterprĂ©tation ». Dâun point de vue simplement descriptif,rappelons trĂšs schĂ©matiquement les diffĂ©rences notables entreles deux ensembles de syndromes correspondants. a) Le proces-sus dĂ©lirant-interprĂ©tatif, Ă thĂšme frĂ©quent de persĂ©cution et demalveillance, procĂšde, Ă partir dâun centre cachĂ© ou illocalisabletelle une idĂ©e insidieuse, par dĂ©veloppement progressif dâunrĂ©seau fortement systĂ©matisĂ© de renvoi infini de signes ensignes tel que le moindre Ă©vĂ©nement peut y ĂȘtre pris et y venirprendre une valeur signifiante renforçant la conviction persĂ©cu-toire, â rĂ©seau qui sâorganise en sĂ©rie de cercles concentriquesrayonnant autour de cette idĂ©e insidieuse oĂč le sujet interprĂ©-tant en quelque sorte « saute » dâun signe Ă un autre, dâun cerclesignifiant Ă un autre. b) Le processus dĂ©lirant passionnel, dont
les dĂ©lires de revendication de justice, mais aussi les dĂ©liresdits de RĂ©formateurs (religieux, politiques ou philosophiques),prĂ©sentent une configuration autre : au lieu dâun commence-ment insidieux, non localisable, le dĂ©lire de revendication faitvaloir un Ă©vĂ©nement extĂ©rieur dĂ©cisif, qui fonctionne comme unsigne dâinterpellation du sujet plutĂŽt que comme un signifiantcachĂ© Ă interprĂ©ter (un regard, un geste, une voix suffisent Ă provoquer la certitude brusque et indubitable : On mâa causĂ©
prĂ©judice). Il ne sâagit pas tant dâun signifiant obscur suscitantune interprĂ©tation infinie (quâest-ce que cela veut dire ? quâest-ceque lâon me veut ?), quâun appel ou une injonction personnel-lement adressĂ©e, qui devient le point de dĂ©part dâun « procĂšs »
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(au sens judiciaire, mais aussi au sens temporel de processus).ĂprouvĂ© comme une tĂąche, comme une mission, parfois mĂȘme
comme une malĂ©diction (Hamlet), un tel signe est Ă©prouvĂ©comme une « rĂ©vĂ©lation », ce qui confĂšre au sujet revendicatif ouvindicatif une expression aux accents souvent prophĂ©tiques :dĂ©lire dâimagination et dâaction, comme dit ClĂ©rambault, plutĂŽtque dâidĂ©e et dâinterprĂ©tation. Aussi le sujet quĂ©rulent nâest-t-ilpas persĂ©cutĂ© : il est destinĂ© . Il nâinterprĂšte pas toutes lesmalveillances que lâon prĂ©pare contre lui ; il est porteur dâunetĂąche qui est une mission de justice. De sorte que les
interprĂ©tations secondaires viennent moins Ă©tendre un rĂ©seaude rationalisation renforçant une conviction dĂ©lirante quegarantir ou rĂ©itĂ©rer la rĂ©vĂ©lation initiale (les gestes les plusanodins sont dĂ©chiffrĂ©s comme autant de preuves, lâentourage,comme autant de complices, les Ă©vĂ©nements sont reconstruitsen fonction du dĂ©lire comme autant de charges nouvelles). Onsemble dâores et dĂ©jĂ devoir Ă©tablir une diffĂ©rence entre deuxrapports aux signes, deux rĂ©gimes de signes : interprĂ©ter dessignifiants nâest pas la mĂȘme chose que rĂ©pondre Ă un signe derĂ©vĂ©lation ; chercher des signifiĂ©s nâest pas la mĂȘme chose quechercher des signes de garantie de la vĂ©ritĂ© rĂ©vĂ©lĂ©e. Quel peutdonc ĂȘtre le sens de cette distinction ?
Que la justice puisse entrer ainsi dans un trouble aussiextrĂȘme de la vie psychique, mais aussi bien (et de façon moinsproblĂ©matique aux points de vue clinique et mĂ©dico-lĂ©gal) dansdes formations fantasmatiques ou oniriques, conduit Ă dĂ©calerquelque peu la reprĂ©sentation du sujet pratique (sujet de vou-
loir apte au contrat et Ă la lĂ©gislation, sujet moral et sujet dedroit), en le rapportant Ă un sujet inconscient comme lieu etstructure dâune demande. Non pas une demande dâamour, cen-trale dans les nĂ©vroses, mais une demande inconditionnĂ©e etexorbitante de justice. Une telle demande de justice quisâexprime de façon exaspĂ©rĂ©e dans la quĂ©rulence pathologique,le sentiment portĂ© jusquâau dĂ©lire du tort subi, la convictiondâune injustice objective qui Ă©tend parfois sa gangrĂšne aux
dimensions des continents â du Royaume pourri du DanemarkdâHamlet au « monde bĂąclĂ© Ă la 6, 4, 2 » du PrĂ©sident Schreber â , la conviction parfois dâĂȘtre missionnĂ©, destinĂ© Ă rendre justiceou faire rendre justice Ă ce monde injuste, tout cela mĂ©rite sans
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doute dâĂȘtre interrogĂ© du point de vue dâune causalitĂ© psychique (câest ce que jâavais essayĂ© de faire sur le cas dâHamlet dans ma
confĂ©rence de Belgrade, en repartant de lâanalyse freudienne dela mĂ©lancolie). Le risque est alors dâhypostasier une structurepsychique invariante en lui confĂ©rant une universalitĂ© trans-historique et transculturelle qui ne tiendrait finalement plusguĂšre compte des contextes sociohistoriques oĂč sâorganisent descodes de justice, câest-Ă -dire des maniĂšres rĂ©glĂ©es de la dĂ©finir, dela rĂ©clamer et de la rendre, de lâadministrer et de lâenfreindre,codes eux-mĂȘmes insĂ©parables de configurations symboliques et
imaginaires qui, Ă lâĂ©chelle collective, en dĂ©terminent les rituelsmatĂ©riels et les investissements psychiques. RemĂ©dier Ă cerisque dâuniversalisation indue impliquerait alors, comme hy-pothĂšse trĂšs gĂ©nĂ©rale, de considĂ©rer les structures psychiquescomme rĂ©sultant de montages symboliques et institutionnelsqui ne sont pas « psychiques » pour leur compte mais sociaux ethistoriques. En dâautres termes, il conviendrait de mettre enquestion un Ă©tayage de la scĂšne psychique sur des systĂšmescollectifs de rĂšgles, donc de signes et de pratiques dans lesquelssâarticulent les formations de dĂ©sir inconscient et les positionssubjectives correspondantes1.
Or voilĂ le point qui intĂ©resse plus directement notrethĂšme de rĂ©flexion dâaujourdâhui, et que je proposeraicomme une hypothĂšse secondaire visant Ă mettre Ă lâĂ©preuvelâhypothĂšse gĂ©nĂ©rale que je viens de rappeler : le complexe sĂ©-miotique qui articule le dĂ©lire passionnel de justice peut ĂȘtrerapportĂ© Ă une organisation sociale et politique qui est une
organisation thĂ©ologico-politique. Ou plutĂŽt, prĂ©cisons-le tout desuite, il doit ĂȘtre rapportĂ© Ă deux organisations thĂ©ologico-poli-tiques. Voici donc, Ă le dire dâabord schĂ©matiquement, ce que jesouhaiterais tenter de dĂ©velopper plus avant, en mâappuyantnotamment sur des arguments proposĂ©s par Deleuze etGuattari : montrer comment lâanalyse sĂ©miotique, telle quelâenvisagent ces auteurs, permet de distinguer deux idĂ©al-typesdâorganisation thĂ©ologico-politique. PrĂ©cisons dâemblĂ©e quâune
telle distinction nâa rien dâexclusif, elle ne signifie pas quâon nepuisse dĂ©gager encore dâautres types thĂ©ologico-politiques. Ence sens, elle nâest que lâamorce dâune enquĂȘte typologique plu-raliste. Surtout, une telle distinction nâimplique pas que ces
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deux organisations ne puissent, et ne soient peut-ĂȘtre mĂȘmetoujours intriquĂ©es dans des mixtes de faits dans les formations
sociales historiques. Elle vise Ă Ă©tablir une diffĂ©rence de raisonet non une diffĂ©rence substantielle, bien que cette diffĂ©rence deraison, nous le verrons, est bien lâindice dâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©s rĂ©ellesdans les institutions sociales et les formes sociales de subjecti-vitĂ©. Cette remarque est importante pour identifier lâhorizon delâexamen proposĂ© ici, puisquâil sâagirait alors dâinstruire les mo-dalitĂ©s de combinaison de ces deux types thĂ©ologico-politiques,Ă©tape prĂ©alable indispensable au repĂ©rage des conditions dans
lesquelles cette double organisation thĂ©ologico-politique trouvela possibilitĂ© dâĂȘtre subjectivĂ©e, et notamment, de constituer uncomplexe de subjectivitĂ© psychique stricto sensu.
Ă cet Ă©gard, Spinoza ouvre des orientations tout Ă faitprĂ©cieuses lorsquâil interroge dans le TraitĂ© thĂ©ologico-politique la signification du christianisme. Rappelons que quand Spinozafait observer lâextraordinaire capacitĂ© du Christ à « communi-quer avec Dieu dâĂąme Ă Ăąme » (Spinoza 1997, 38), câest-Ă -dire Ă percevoir le commandement de lâamour du prochain comme unevĂ©ritĂ© Ă©ternelle indĂ©pendante du langage propre Ă telle nationcomme Ă telle « complexion » individuelle, cette observation estimmĂ©diatement liĂ©e au constat que la rĂ©vĂ©lation du Christ(comme celle dâautres prophĂštes prĂ©figurant son enseignement,ainsi JĂ©rĂ©mie) sâinscrit dans une pĂ©riode de crise, voire de disso-lution de lâĂtat (Spinoza 1997, 143-4, 317-321)2. Comme lâĂ©crittrĂšs justement Ătienne Balibar : « Aucune sĂ©curitĂ© publique,aucune solidaritĂ© ne subsistant plus, il lui a fallu extraire de la
tradition biblique (liĂ©e Ă lâhistoire nationale des HĂ©breux et deleur Ătat) les enseignements moraux communs Ă toute lâespĂšcehumaine, et les prĂ©senter comme une loi divine universelle quisâadresse Ă chacun en particulier, de façon âprivĂ©eâ. SiprofondĂ©ment vraie que soit lâidĂ©e quâa eue le Christ, elle com-porte par lĂ un Ă©lĂ©ment dâabstraction et de fiction : celui quiconsiste Ă croire que la religion concerne des âhommes en tantquâhommesâ, non seulement semblables mais abstraits de toutlien politique et vivant comme âĂ lâĂ©tat de natureâ ». DâoĂč lapossibilitĂ© pour les disciples, dans un contexte de crise politiqueencore plus grande comme celle que connaĂźtra lâEmpire romain,de codifier cette reprĂ©sentation dâune Loi indĂ©pendante delâexistence dâune sociĂ©tĂ© civile, supĂ©rieure Ă sa propre loi
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(Spinoza 1997, 225, 332), et pouvant mĂȘme se retourner contreelle tout en se constituant elle-mĂȘme son propre appareil de
cĂ©rĂ©monies, de dogmes et de ministres en butte Ă ses propresdivisions internes. Par lĂ , Spinoza ouvre aussi bien une gĂ©nĂ©a-logie de la morale comme processus dâ « intĂ©riorisation delâhomme » dans une perspective nietzschĂ©enne, quâune analysestructurale considĂ©rant la scĂšne psychique elle-mĂȘme commeun rĂ©sultat de transformations des systĂšmes symboliquescollectifs, dans le sens dâune dĂ©socialisation et dâune dĂ©rituali-sation de certaines configurations signifiantes et imaginaires
qui, dĂšs lors quâelles cessent dâĂȘtre structurantes Ă lâĂ©chelle col-lective, ne peuvent plus dĂšs lors ĂȘtre prises en charge que psy-chiquement, au niveau dâun individu de ce fait mĂȘme vulnĂ©ra-bilisĂ©3. Or quâest-ce qui est « intĂ©riorisĂ© » selon Spinoza, sinonlâorganisation « thĂ©ocratique » de lâĂtat hĂ©breu ? Mais cetteformulation est peut-ĂȘtre encore trop simple, car il nâest pas ditque ce paradigme thĂ©ocratique hĂ©breu soit univoque. Les ana-lyses de Spinoza lui-mĂȘme, jây reviendrai, distinguent deuxpersonnages collectifs trĂšs diffĂ©rents Ă lâintĂ©rieur mĂȘme de
lâorganisation de lâĂtat HĂ©breu, leur diffĂ©rence y introduisantdâailleurs des tensions et des contradictions, Ă savoir : le prĂȘtreet le prophĂšte, lâinstance sacerdotale qui manipule lâinterprĂ©-tation et le personnage marquĂ© par une vive imagination (un« dĂ©lire dâimagination » dit Spinoza dĂšs les premiĂšres pages duTraitĂ© thĂ©ologico-politique). Voyons-y lâindice de ce que lâon aaffaire Ă un type essentiellement mixte, combinant ce que lâonpourrait appeler deux tendances thĂ©ologico-politiques, et gageons
quâune analyse sĂ©miotique permettra de les dĂ©mĂȘler, dedistinguer donc leurs complexes sĂ©miotiques respectifs, et surcette base, de repĂ©rer pour chacune des signes de justice et despositions subjectives correspondantes distinctes (avec, encoreune fois, tous les mĂ©langes historiques de fait).
2. La thĂ©ocratie des prĂȘtres et
la fonction sĂ©miotique dâinterprĂ©tation
Suivant le fil conducteur de la distinction clinique entredĂ©lire dâinterprĂ©tation et dĂ©lire passionnel de revendication de justice, on peut repartir de la question de lâinterprĂ©tation elle-mĂȘme â motif, pratique complexe Ă©minemment thĂ©ologico-poli-
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tique, si lâon en croit toute une tradition dâanalyse qui, deSpinoza Ă Nietzsche en passant par Rousseau4, identifie au
cĆur des organisations de pouvoir thĂ©ocratiques, non pas tantla figure du roi divin, ou encore celle du despote asiatique, maisla caste des prĂȘtres qui le fait parler (donc qui, sous un autreaspect, lui impose le silence), le corps sacerdotal qui traduit laparole de Dieu ou du Grand Roi, qui exprime sa voix toujourstrop silencieuse en elle-mĂȘme, qui interprĂšte son texte sacrĂ©trop chiffrĂ© ou sa loi trop transcendante pour ĂȘtre connaissablespar eux-mĂȘmes5. Pratique textuelle et intellectuelle, lâinterprĂ©-
tation est aussi une fonction de pouvoir.Or on peut dĂ©crire une telle fonction dâun point de vuestrictement sĂ©miotique, sans lui donner cependant aucune uni-versalitĂ© dans lâhistoire de la culture, et sans oblitĂ©rer le faitquâelle peut prendre une importance trĂšs variable selon lessociĂ©tĂ©s. Les paradoxes dâune telle description ont du reste Ă©tĂ©souvent relevĂ©s, en lâespĂšce dâune ambivalence constitutive.Empruntons-en Ă Michel Foucault une formulation qui, enreprenant la terminologie de la linguistique saussurienne,reconduit celle-ci Ă ce quâil en perçoit ĂȘtre la source dans lespratiques de lâexĂ©gĂšse biblique6. Ă quoi il faut ajouter tout desuite que ce quâil dĂ©crit ici vaudrait tout autant pour dâautrestraditions sacerdotales archaĂŻques, et que la tradition judaĂŻqueintroduit peut-ĂȘtre au contraire quelque chose de nouveau parrapport Ă ce dispositif (on y reviendra). Reste que lâinterprĂ©-tation paraĂźt bien prise entre deux mouvements. Elle estdâabord la fonction qui consiste Ă tailler dans un signifiĂ© des
sĂ©quences (reprĂ©sentations, significations, contenus mentaux)que lâon peut faire correspondre Ă un ensemble fini de signi-fiants supposĂ©s donnĂ©s. Câest le premier aspect de lâinterprĂ©-tation, le plus Ă©vident, qui postule un excĂ©dent de signifiĂ© sur lesignifiant, telle une rĂ©serve de pensĂ©e non formulĂ©e en excĂšssur le langage qui permet de lâexprimer. Mais ce faisant, et enretour, cette allocation de signifiĂ© redonne Ă nouveau dessignifiants Ă interprĂ©ter, au sens oĂč interprĂ©ter, câest bien se
rapporter Ă quelque chose comme un « non-parlĂ© [dormant]dans la parole », donc supposer « que, par une surabondancepropre au signifiant, on peut en lâinterrogeant faire parler uncontenu qui nâĂ©tait pas explicitement signifiĂ© ». DâoĂč, Ă©crit
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Foucault, « cette double pléthore [qui], en ouvrant la possibilitédu commentaire, nous voue à une tùche infinie que rien ne peut
limiter » : « il y a toujours du signifiĂ© qui demeure et auquel ilfaut encore donner la parole ; quant au signifiant, il est toujoursoffert en une richesse qui nous interroge malgrĂ© nous sur cequâelle âveut direâ » (Foucault 1963, XII). Câest dans la pulsationentre ces deux pĂŽles, ou dans le cycle qui les rend rĂ©ciproque,que vient se loger le commentaire exĂ©gĂ©tique, dans sa tĂącheinfinie dâĂ©noncer enfin ce qui a Ă©tĂ© retenu silencieux dans un ditpremier, « de redire ce qui nâa jamais Ă©tĂ© prononcĂ© » ou de faire
parler enfin une parole originaire comme silencieuse Ă elle-mĂȘme, un Verbe toujours secret et comme au-delĂ ou en retraitpar rapport Ă lui-mĂȘme â vĂ©ritable point de fuite qui se confondavec son effet de transcendance7. Ce point de fuite, on peut enfaire le lieu de la loi, mais câest alors une loi quâon ne connaĂźtque par ses effets, comme des sanctions dâun interdit qui ne fut jamais prononcĂ©. On peut le qualifier par une oralitĂ© sacrĂ©e,mais câest alors une voix des hauteurs qui se confond avec unpur silence, et lâon sait combien un silence peut ĂȘtre signifiant,sans que lâon nâait jamais fini de demander ce quâil signifie. Onpeut encore en faire lâinstance dâun don mais que lâon ne reçoit jamais quâen une seconde fois, comme pardon, pour une dettepremiĂšre qui nâa jamais eu lieu ou que lâon avait « oubliĂ©e ». OndĂ©finira alors la fonction sacerdotale, ou fonction de prĂȘtrise,par cette opĂ©ration de rendre lâinterprĂ©tation infinie : opĂ©rationconsistant Ă (ne pas en finir de) creuser cet Ă©cart de la parole Ă elle-mĂȘme dans le mouvement mĂȘme oĂč lâon prĂ©tend le
rĂ©sorber, Ă reproduire un signifiant majeur â Ă la fois rĂ©serveinĂ©puisable de sens et de pensĂ©e et point de fuite en retrait etinconnaissable (comme effet de lâinterprĂ©tation elle-mĂȘme) â dans le mouvement mĂȘme oĂč lâon prĂ©tend rĂ©tablir la pĂ©rĂ©quationdes signifiants avec des signifiĂ©s connaissables. La fonctiondâinterprĂ©tation est bien en ce sens, comme le soutenaitNietzsche sur dâautres bases, non seulement une fonction depouvoir, mais une fonction de reproduction des conditions de
son propre fonctionnement comme pratique de pouvoir.PrĂ©cisons trĂšs briĂšvement lâune de ces conditions, qui atrait Ă une corrĂ©lation souvent remarquĂ©e entre lâĂ©mergencedes plus anciennes monarchies thĂ©ocratiques centrĂ©es sur la
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figure du roi divin ou du dieu-despote, et du fait gĂ©nĂ©ral delâĂ©criture (lui-mĂȘme liĂ© Ă un dĂ©veloppement de corps proto-bu-
reaucratiques en fonction des exigences dâĂtat : cadastre etrecensement nĂ©cessaires Ă la collecte du tribut, parfois Ă lalevĂ©e dâarmĂ©e, ou encore, conformĂ©ment au paradigme des« Ătats hydrauliques » de Karl Wittfogel, Ă la levĂ©e de maindâĆuvres pour les grandes travaux). Les historiens des techni-ques rappellent souvent ce principe fondamental de leur Ă©pis-tĂ©mologie : une technique est insĂ©parable dâune organisationsociale qui en dĂ©termine lâinvention et les transformations, les
limites et les extensions dâusage, les diffusions et les adapta-tions. La fonction de prĂȘtrise ou dâinterprĂ©tation impose elleaussi un double Ă©largissement dâune approche simplementtechnique des pratiques dâĂ©criture pour rendre compte de deuxchoses : dâune part, des rapports variables dans lesquelslâĂ©criture entre avec lâoralitĂ©, dont les valeurs symboliques et lessignifications sociologiques sont elles-mĂȘmes variables ; dâautrepart, du fait que lâĂ©criture, au sens Ă©troit, ne peut ĂȘtre complĂš-tement sĂ©parĂ©e dâun concept plus extensif du graphisme tel, parexemple, que les sociĂ©tĂ©s lignagĂšres ou sans Ătat, que lâon dit sisouvent sans Ă©criture, dispose en rĂ©alitĂ© de graphismes fortscomplexes tant du point de vue technique que du point de vuedes dispositifs symboliques qui les mobilisent â quand bienmĂȘme câest une Ă©criture Ă mĂȘme la terre, sur des objets utilitai-res ou rituels (motifs dĂ©coratifs etc.), ou sur la peau (tatouages,incisions dans les rites de passage). Pour bien marquer ces deuxpoints, je prendrai comme contre-exemple un dispositif sĂ©mioti-
que oĂč lâĂ©criture ne peut justement pas venir remplir la fonctionsacerdotale dâinterprĂ©tation, et oĂč corrĂ©lativement lâoralitĂ©,comme signe de pouvoir, ne peut venir occuper la place dugrand signifiant (voix des hauteurs, Ă la fois vide et surabon-dante, Ă©minemment silencieuse et dâautant plus infinimentinterprĂ©table). Lorsque lâethnologue Pierre Clastres analyse lessociĂ©tĂ©s tupi-guarani dâAmazonie, sociĂ©tĂ©s lignagĂšres marquĂ©espar une dissociation stricte entre fonction mystique ou sacrĂ©
(chamane) et fonction politique, il souligne que les institutionsde la chefferie qui rÚglent cette derniÚre fonction soumettent lechef à des conditions à la fois symboliques et économiques qui leprivent de fait de toute autorité coercitive sur le groupe, et qui
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lâempĂȘchent dâen acquĂ©rir aucune, limitant ses attributions aurĂšglement des contentieux et au maintien du consensus social
par le rappel de la loi du groupe et la cĂ©lĂ©bration des ancĂȘtres.Une ferme prescription lui impose en particulier un vĂ©ritable« devoir de parole », parole hautement codifiĂ©e dont il doit faireun usage abondant en contre-prestation du prestige quâon luireconnaĂźt, parole qui est donc pleinement soumise aux prescrip-tions de lâĂ©change qui rĂšglent toutes les autres activitĂ©s, Ă©cono-miques, rituelles et matrimoniales du clan. Mais justement, unetelle parole nâest nullement Ă interprĂ©ter, pas plus quâelle ne se
donne elle-mĂȘme comme lâinterprĂ©tation dâune loi Ă©minente.Câest une parole prodigue, qui se doit dâĂȘtre habile, gĂ©nĂ©reuse,forte, convaincante, que le chef profĂšre « Ă lâaube ou au crĂ©pus-cule », « allongĂ© dans son hamac ou assis prĂšs de son feu »âŠmais que personne nâĂ©coute ! « Nul recueillement, en effet, lors-que parle le chef, pas de silence, chacun tranquillement conti-nue, comme si de rien nâĂ©tait, Ă vaquer Ă ses occupations »(Clastres 1976, 135). Câest dire que lâĂ©criture, quant Ă elle, nâestaucunement destinĂ©e Ă interprĂ©ter ces paroles : elle intervientprincipalement pour initier les jeunes membres du clan, et ellepasse alors par un tout autre personnage social, un homme ini-tiĂ©, souvent le chamane lui-mĂȘme (ainsi chez les Indiens Man-dan, guerriers des Plaines). De sorte quâelle inscrit directement la loi du groupe sur le corps, sans passer par la voix du chef, etsans mobiliser une surface dâinscription sĂ©parĂ©e du corps social â pierres ou livres qui seraient rĂ©servĂ©s Ă un appareil dâĂ©critureautonome. Câest un graphisme en pleine chair qui reste indĂ©-
pendant de toute fonction sacerdotale, et en conjure la cristalli-sation. Comme lâĂ©crit Clastres dans des pages trĂšs nietzschĂ©en-nes, lâĂ©criture nâexprime pas, nâinterprĂšte pas une loi Ă©minente ;elle crĂ©e une mĂ©moire de la loi tout Ă la rendant visible auxyeux de tous, elle inscrit la loi du groupe sur le corps pourintĂ©grer lâindividu dans le groupe ou pour raviver la mĂ©moire dela loi momentanĂ©ment « oubliĂ©e ». Pour le dire a contrario, lafonction de prĂȘtrise ou dâinterprĂ©tation ne trouve Ă se dĂ©velop-
per pour elle-mĂȘme que sous cette condition oĂč la parole depouvoir, lâoralitĂ© comme signe de pouvoir, se creuse dâun Ă©cartentre une pure voix signifiante (dont on ne sait ce quâelle signi-fie) et ce quâon lui fait signifier â cet Ă©cart devenant le lieu
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mĂȘme, simultanĂ©ment, du pouvoir et de lâĂ©criture. DĂšs lors,auront le pouvoir ceux qui contrĂŽleront lâĂ©criture, câest-Ă -dire la
pulsation du signifiant et du signifiĂ©, le cycle de reproduction delâun sans cesse Ă©largi par lâinterprĂ©tation interminable de lâautre.
3. Les deux positions subjectives
du systĂšme interprĂ©tatif de la prĂȘtrise
La fonction gĂ©nĂ©rale de prĂȘtrise ainsi dĂ©finie peutsâincarner et ĂȘtre prise en charge par une caste sacerdotale
comme piĂšce institutionnelle dâune bureaucratie thĂ©ocratique,ou ĂȘtre immĂ©diatement intĂ©grĂ©e Ă lâorganisation symboliquedâun code rituel ou dâun mythe. Plus gĂ©nĂ©ralement, ce ne sontpas ces institutions qui dĂ©finissent la fonction de prĂȘtrise maisla double opĂ©ration que cette fonction remplit dans le systĂšmesĂ©miotique en question. On pourra de la sorte identifier cettefonction de prĂȘtrise dans des contextes trĂšs divers pour autantquâon peut y repĂ©rer une telle organisation sĂ©miotique â parexemple dans une Ă©cole de psychanalyse, en rapport avec legrand signifiant « Freud », ou dans lâavant-garde dâun particommuniste, en rapport avec « Marx » comme signifiant cachĂ©ou loi transcendante8. Le point important Ă tous ces Ă©gards,tient Ă ce que la fonction dâinterprĂ©tation, par sonfonctionnement sĂ©miotique mĂȘme tel quâon vient de le dĂ©crire,distribue deux positions subjectives que lâon peut qualifier de paranoĂŻaque et nĂ©vrotique, deux positions Ă la fois distinctes etĂ©trangement complĂ©mentaires, cette complĂ©mentaritĂ© mĂȘme
empĂȘchant de comprendre ces deux notions issues de la cliniquepsychiatrique et analytique comme deux catĂ©gories extĂ©rieureslâune Ă lâautre ou juxtaposables dans un tableau nosographique.Dâun cĂŽtĂ©, si lâinterprĂ©tation suscite une impression desurabondance dâun signifiant cachĂ©, cette impression que « ça »signifie, que ça nâarrĂȘte pas de signifier sans savoir exactement« ce qui est » signifiĂ© (un contenu de reprĂ©sentation assignableet, partant, connaissable)9, on se retrouve assez sensiblement
dans la situation dĂ©crite prĂ©cĂ©demment des dĂ©liresparanoĂŻaques dâinterprĂ©tation, et dont la phĂ©nomĂ©nologiepsychiatrique a restituĂ© la Stimmung trĂšs spĂ©ciale commecontinuum atmosphĂ©rique dâangoisse et de terreur : Ă partir
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dâun centre insidieux et cachĂ©, signifiant vide ou flottant, sedĂ©ploie un rĂ©seau infini de signifiance Ă la fois homogĂšne (dans
la mesure oĂč, Ă la limite, tout et nâimporte quoi peut y ĂȘtre pris,le moindre incident peut y devenir un signe hautementsignifiant, renvoyant Ă dâautres signes eux-mĂȘmes signifiants,etc.) et discontinu (pour autant que ce rĂ©seau sâorganise encercles concentriques formant comme des rĂ©gionsdâinterprĂ©tation plus ou moins Ă©loignĂ©es du centre cachĂ©).Par exemple lorsque Foucault Ă©tudie la rationalitĂ© despratiques punitives dâAncien RĂ©gime et retrouve dans ce
contexte le thĂšme christologique des « deux corps du roi », dontKantorowitz avait montrĂ© lâimportance dans les reprĂ©sentationsthĂ©ologico-politiques et les institutions juridiques mĂ©diĂ©vales, ilrepĂšre clairement la maniĂšre dont le roi occupe la place dâungrand signifiant central dont lâexpansion dans un rĂ©seau infinide signifiance se confond avec son corps mĂȘme,indissociablement corps physique et corps mystique duroyaume :
« Il faut concevoir le supplice, tel quâil a Ă©tĂ© ritualisĂ© encore auXVIIIe siĂšcle, comme un opĂ©rateur politique. Il sâinscrit logi-quement dans un systĂšme punitif, oĂč le souverain, de maniĂšredirecte ou indirecte, demande, dĂ©cide, et fait exĂ©cuter les chĂą-timents, dans la mesure oĂč câest lui qui, Ă travers la loi, a Ă©tĂ©atteint par le crime. Dans toute infraction, il y a un crimenmajestis, et dans le moindre des criminels, un petit rĂ©gicide enpuissance. Et le rĂ©gicide Ă son tour, nâest ni plus ni moins quele criminel total et absolu, puisquâau lieu dâattaquer, comme
nâimporte quel dĂ©linquant, une dĂ©cision ou une volontĂ© parti-culiĂšre du pouvoir souverain, il en attaque le principe dans lapersonne physique du prince ». (Foucault 1975, 65)
Si lâon peut voir fonctionner ici une position subjectiveparanoĂŻaque, ce nâest bien sĂ»r pas au sens dâun trouble psychi-que, mais au sens dâune organisation sĂ©miotique objective ins-crite dans des institutions juridico-politiques et lâĂ©conomiepunitive oĂč, le rĂ©gicide Ă©tant le plus grand crime, la moindre
infraction porte dĂ©jĂ en elle-mĂȘme une atteinte directe au corpsdu roi, lâĂ©bauche mĂȘme infime dâun crime de lĂšse-majestĂ© â cequi revient Ă dire quâĂ travers le corps du roi, la dĂ©viance laplus insignifiante, vol de bois ou vol de bicyclette, ne lâest
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jamais tout Ă fait, câest-Ă -dire est toujours signifiante, signedâun « petit rĂ©gicide en puissance », Ă©lĂ©ment dâune persĂ©cution
personnelle diffuse, illocalisable Ă force dâomniprĂ©sence, Ă laquelle doit rĂ©pondre lâexpiation du suppliciĂ©.
Mais de lâautre cĂŽtĂ©, du cĂŽtĂ© du second aspect de la fonc-tion dâinterprĂ©tation qui fait correspondre Ă un signifiant sup-posĂ© donnĂ© des signifiĂ©s jugĂ©s conformes, cette opĂ©ration nepeut ĂȘtre effectuĂ©e sans organiser des rĂšgles de circulation dansles chaĂźnes de signes, rĂ©gler les dĂ©placements, les sauts dâunechaĂźne signifiante Ă une autre â ce quâon appelle en somme, du
point de vue dâune sĂ©miotique dâinspiration linguistique, lesprocĂ©dĂ©s rĂ©glĂ©s de mĂ©taphorisation. PiĂšce nĂ©cessaire Ă toutesĂ©miotique sociale mobilisant une fonction dâinterprĂ©tation, ce jeu mĂ©taphorique peut ĂȘtre pris en charge par des rituels qui enprescrivent ou en prohibent le dĂ©roulement, ou encore par unecaste sacerdotale comme composante institutionnelle dâunebureaucratie impĂ©riale. LâhellĂ©niste Jean-Pierre Vernant a bienmontrĂ© par exemple comment, dans lâespace cosmogoniquebabylonien, se dessinait un « monde Ă Ă©tages », organisĂ©s encercles concentriques ou spiraliques, « et oĂč lâon ne peut passer,sauf conditions spĂ©ciales, dâun niveau Ă un autre » (Vernant1974, 174-5). ConsidĂ©rons encore un autre exemple : soit lamaniĂšre dont un Indien Crow (chasseur nomade) et un IndienHopi (sĂ©dentaire appartenant Ă lâensemble culturel Pueblo liĂ©aux vieilles traditions thĂ©ologiques et impĂ©riales mexicaines)rĂ©agissent Ă une infidĂ©litĂ© conjugale. TrompĂ© par sa femme, lechasseur Crow se fait justice en lui tailladant le visage, ni plus
ni moins, lâaffaire Ă©tant ainsi, si lâon ose dire, tranchĂ©e. « UnHopi victime de la mĂȘme infortune », explique lâethnologueRobert Löwie, « sans se dĂ©partir de son calme, [âŠ] fait retraiteet prie, pour obtenir que la sĂ©cheresse et la famine sâabattentsur le village ». Rappelant que lâ « on a souvent parlĂ© de âthĂ©o-cratieâ Ă propos des Pueblo, car nulle part ailleurs dans lemonde, on ne peut voir une organisation sociale et une pensĂ©ereligieuse, lâune et lâautre incroyablement complexes, plus inex-
tricablement mĂȘlĂ©es »10, LĂ©vi-Strauss commente ainsi la rĂ©ac-tion du Hopi cocufiĂ© : « Câest quâen effet, pour un Hopi, tout estliĂ© : un dĂ©sordre social, un incident domestique, mettent encause le systĂšme de lâunivers, dont les niveaux de signifiance
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sont unis par de multiples correspondances », de sorte quâunbouleversement sur un plan, source de dĂ©sordre ou dâinjustice,
nâest moralement tolĂ©rable, socialement acceptable, affective-ment et intellectuellement supportable, que comme projectionou dĂ©placement de bouleversements affectant les autresniveaux (LĂ©vi-Strauss 1982, 9-10, 11). Cela dĂ©finit alors, si lâonsuit les brĂšves suggestions de Deleuze et Guattari sur cettequestion, une nouvelle position subjective Ă lâintĂ©rieur de cesystĂšme de signifiance, et Ă laquelle convient excellemment lemĂ©canisme du dĂ©placement dont Freud a montrĂ© lâimportance
dans les nĂ©vroses hystĂ©riques et plus gĂ©nĂ©ralement dans laformation des symptĂŽmes nĂ©vrotiques de compromis. Dans notreperspective toutefois, on entendra par nĂ©vrose, non simplementun trouble psychique, mais bien un mode de subjectivation desindividus sociaux, correspondant Ă ce systĂšme sĂ©miotique envertu duquel ces individus sont dĂ©terminĂ©s Ă ne pouvoir sevivre corps et Ăąme comme sujets de justice que sous cettemodalitĂ© du dĂ©placement mĂ©taphorique. Au lieu de regrouper laparanoĂŻa dans une catĂ©gorie gĂ©nĂ©rique des psychoses distinctedes nĂ©vroses, position paranoĂŻaque et position nĂ©vrotique dĂ©fi-niraient plutĂŽt deux positions subjectives corrĂ©latives dĂ©termi-nĂ©es par cette organisation sĂ©miotique11. Selon les contextesmatĂ©riels envisagĂ©s, ces deux positions peuvent dâailleurs,tantĂŽt coĂŻncider dans un mĂȘme groupe ou un mĂȘme individu,tantĂŽt se distribuer dans des formations distinctes qui trouve-rons ainsi Ă sâarticuler sous ce rapport sĂ©miotique sous contrĂŽlede la fonction de prĂȘtrise ou dâinterprĂ©tation.
4. Le bouc et le prophĂšte:
transformation des paroles de pouvoir
Nous nâen avons pas encore fini. Un troisiĂšme signe de justice peut ĂȘtre dĂ©terminĂ© dans ce systĂšme, signe distinct tantde la signifiance persĂ©cutoire paranoĂŻaque que du dĂ©placementmĂ©taphorique nĂ©vrotique ou hystĂ©rique. On pourrait mĂȘme dire
que ce troisiĂšme signe est signe de justice par excellence, car ilne porte plus sur un dĂ©sordre ou une injustice locale dans cesystĂšme, mais sur la possibilitĂ© mĂȘme dâun ordre ou dâune jus-tice de ce systĂšme lui-mĂȘme. Appelons-le signe bouc-Ă©missaire
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(kozel otpouchtenia). Il appartient en effet au bouc Ă©missairedâĂȘtre chargĂ© de tout le dĂ©sordre du systĂšme, de prendre sur lui
le mal ou le dĂ©sordre du monde et, Ă son corps dĂ©fendant, de lerĂ©parer par sa propre expiation. Suivant Ă nouveau les sugges-tions de Deleuze et Guattari en ce sens, on peut en dĂ©finir lasignification Ă lâintĂ©rieur du dispositif gĂ©nĂ©ral centrĂ© sur lafonction de prĂȘtrise ou dâinterprĂ©tation. Le signe bouc Ă©missaireest Ă la fois ce qui excĂšde les cercles de signifiance, ce qui nâaurapas Ă©tĂ© ou ce qui nâaura pu ĂȘtre interprĂ©tĂ© sur une pĂ©riode detemps donnĂ©e, ce qui nâaura pas pu ĂȘtre dĂ©placĂ© ou mĂ©tapho-
risĂ©. Ce qui doit surtout prendre ici la plus grande importance,câest que, excĂšs ininterprĂ©table, un tel signe collectif ne peut justement pas ĂȘtre marquĂ© comme une position susceptibledâĂȘtre subjectivement investie : marquĂ© nĂ©gativement, ce signedu bouc ne peut figurer que comme un simple point de fuite dusystĂšme dâinterprĂ©tation de la prĂȘtrise thĂ©ocratique, non commeune place positive dans le systĂšme. Signe barrĂ© ou forclos, quinâapparaĂźt dans ce systĂšme que comme ce qui ne peut y figurer,donc sous la modalitĂ© de lâexclusion.
Pour comprendre plus avant ce point, il faut examinerles conditions dans lesquelles les institutions du bouc et lessymboliques expiatrices qui leur sont associĂ©es peuvent voir le jour. Parmi les sociĂ©tĂ©s lignagĂšres sans Ătat, câest sans doutedans les sociĂ©tĂ©s Ă royautĂ© sacrĂ©e que lâon rencontre les cas lesplus frappants de rituel dâexpiation de cet ordre. Il faut dâabordrappeler que, si variables ces sociĂ©tĂ©s soient-elles, lâun de leurstraits structurants les plus remarquables est la place centrale
dâun roi sacrĂ© auquel est reconnu un pouvoir mystique considĂ©-rable et redoutable sur la nature, et qui cependant ne sâidentifienullement avec un chef dâĂtat. Il peut avoir une autoritĂ© decommandement, mais pas nĂ©cessairement ; il peut ĂȘtre astreintaux activitĂ©s Ă©conomiques comme tout un chacun ; il a rare-ment dâattributions dans les entreprises guerriĂšres ; sa fonctionne remet pas en cause les rĂšgles de lâorganisation lignagĂšre quidĂ©terminent les institutions locales de la chefferie contenant le
pouvoir politique effectif. Comment comprendre lâapparition icidu rituel du bouc expiatoire ? Des africanistes ont tentĂ© de met-tre en Ă©vidence un continuum structural entre celui-ci et cesrituels qui avaient dĂ©jĂ retenu si vivement lâattention de Frazer
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dans ses Ă©tudes sur les royautĂ©s sacrĂ©es : les rituels de rĂ©gi-cide12. Il peut sâagir dâun meurtre rĂ©el du roi qui ne doit en
aucun cas dĂ©cĂ©der dâune mort naturelle (ainsi chez les Shillouk,le roi sacrĂ©, reth, considĂ©rĂ© comme lâincarnation de lâespritNyikang ancĂȘtre fondateur de la dynastie, et comme garant dela fĂ©conditĂ©, est Ă©tranglĂ© dĂšs que sa puissance sexuelle dĂ©cline,cet affaiblissement menaçant toute fertilitĂ©). Il peut sâagir Ă©ga-lement dâun meurtre symbolique rĂ©itĂ©rĂ© pĂ©riodiquement, parexemple au moyen dâun bouc offrant une figure substitutive duroi sacrĂ©, figure dâailleurs souvent double (comme dans le
LĂ©vithique !), la premiĂšre sacrifiĂ©e, la seconde exilĂ©e. Ainsi chezles Rukuba du Nigeria, oĂč le roi est sacrifiĂ© par procuration lorsdu grand rituel pĂ©riodique kugo (tous les quatorze ans thĂ©ori-quement). Avant lâouverture des cĂ©rĂ©monies, on capture un vieilhomme qui fournit une figure symĂ©trique et inverse dunouveau-nĂ© immolĂ© dans le rite dâintronisation du roi ; et voicice qui lui arrive:
« La victime est rendue repoussante et terrifiante. En grand
secret, les officiants tuent un bĂ©lier, dont la viande est mangĂ©epar le vieillard. Celui-ci devient alors âsi impur quâil ne pourraplus vivre dans le village ni avoir de contact avec ses conci-toyensâ. Le rite sert, selon les Rukuba, Ă ârĂ©parer le mondeâ ouĂ le âremettre en placeâ. [âŠ] Il se fonde sur un double dĂ©pla-cement : le bĂ©lier, dont les Rukuba ne consomment jamais laviande, âreprĂ©senteâ le chef ; le vieillard qui enfreint cet inter-dit alimentaire âreproduit ce que le chef a fait lors de sonintronisation. Il a mangĂ© lui aussi le chef, sous la forme du
bĂ©lier, et il va en subir les consĂ©quencesâ. Il est condamnĂ© Ă vivre en exil, dans une hutte situĂ©e Ă lâextĂ©rieur de lâespace so-cial du village, mendiant sa nourriture Ă distance. Il est censĂ©mourir subitement, dans le cours de la septiĂšme annĂ©e. Levieillard devient donc une victime Ă©missaire, en lieu et placedu chef lui-mĂȘme, qui se trouve, au contraire, confortĂ© dans saposition » (Heusch 1987, 47)13.
La signification de ce rite sacrificiel â qui corrobore selonHeusch les hypothĂšses de base de lâanthropologie clastrienne â apparaĂźt clairement si on la replace dans lâensemble de la sym-bolique de la royautĂ© sacrĂ©e, dont toute lâorganisation concou-rent Ă faire du roi un ĂȘtre fonciĂšrement dangereux, transgressif,maĂźtre dâune puissance sur la nature (non sur la culture ou
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lâorganisation sociale elle-mĂȘme) qui le rend simultanĂ©mentnĂ©cessaire et malfaisant. Que des mythes le fassent descendre
dâun chasseur Ă©tranger dotĂ© dâune magie particuliĂšrement puis-sante, que les rites de son intronisation lâobligent Ă contreveniraux prohibitions sexuelles ou alimentaires, quâil soit associĂ© auxesprits de la nature, la place du roi sacrĂ© est Ă tous Ă©gards un point de contrordre au cĆur de lâordre social, un lieu qui trans-cende les principes Ă©thiques fondamentaux de la sociĂ©tĂ©lignagĂšre, non parce quâil les fonde, mais parce quâil les nie14.En somme, le lieu du pouvoir sacrĂ© est le lieu de la transgres-
sion par excellence ; et le bouc expiatoire marque le point oĂč lapuissance du sacrĂ© tend Ă dĂ©finir une nouvelle place de pouvoirexorbitante pour lâorganisation lignagĂšre, et oĂč simultanĂ©mentla sociĂ©tĂ© empĂȘche cette place dâĂȘtre occupĂ©e durablement et deprendre une signification proprement politique : « La royautĂ©sacrĂ©e est une structure symbolique en rupture avec lâordredomestique, familial ou lignager. Elle dĂ©signe un ĂȘtre hors ducommun, hors lieu, potentiellement dangereux, dont le groupesâaccapare la puissance sur la nature, tout en le vouant Ă unemort quasi sacrificielle » (Heusch 1987, 51). On peut alorsconjecturer ici une corrĂ©lation entre 1° la mise en place dâuncorps sacerdotal (articulĂ© sur la fonction dâinterprĂ©tation dĂ©criteprĂ©cĂ©demment), 2° la transformation de la place du roi sacrĂ©equi devient celle dâune souverainetĂ© effectivement thĂ©ologico-politique (supplantant ou se subordonnant la chefferie ligna-gĂšre, et devenant fondement ou principe de lâorganisationsociale et non plus puissance exogĂšne, extĂ©rieure et contradic-
toire avec cette organisation), 3° et une dissociation des deuxfigures du roi sacrĂ© et du bouc, une rupture de cette affinitĂ© quiles liait si intimement, dissociation nĂ©cessaire pour que le malou le dĂ©sordre cesse dâavoir sa source dans le surpouvoir du roisacrĂ© marquĂ© du sceau de lâextĂ©rioritĂ© par rapport Ă la sociĂ©tĂ©(sa transcendance signifie transgression, instauration dâuncontrordre Ă la fois nĂ©cessaire et Ă©minemment dangereux), etdevienne le fruit du corps social lui-mĂȘme quâil appartient jus-
tement au souverain dâextraire et dâexpulser.Mais ce qui ne change pas au sein dâune telle transfor-mation, câest le marquage nĂ©gatif du bouc ; câest lâimpossibilitĂ©pour ce dernier signe de justice dâĂȘtre assumĂ© par une forme de
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subjectivitĂ© sociale spĂ©cifique â puisque ce signe ne peut ĂȘtreportĂ© que dans le mouvement qui exclu son porteur du groupe
social. Pour que le signe de bouc Ă©missaire devienne unenouvelle position subjective, il faudrait donc une inversion devaleur telle quâil puisse gagner une pleine positivitĂ©. Et câestprĂ©cisĂ©ment ce qui se produit dans la thĂ©ocratie judaĂŻque, enmĂȘme temps quây prend place une figure tout Ă fait hĂ©tĂ©rogĂšneaux figures sacerdotales du prĂȘtre ou du devin. Câest quâen effet,la double figure du bouc expiatoire â dâabord le bouc sacrifiĂ©,puis le bouc envoyĂ© Ă Azazel dans le dĂ©sert, « portant sur lui
toutes les fautes vers un pays sĂ©parĂ© »15 â, nâest pas seulementprĂ©sente dans le LĂ©vithique XVI, 20-22, sous les mains dâAaron« grand-prĂȘtre parmi les prĂȘtres » ; on ne peut pas dire davan-tage quâelle ne reparaĂźt que symboliquement avec le Christ,puisque câest bien sĂ»r dâabord le peuple juif lui-mĂȘme, en exil,conduit par MoĂŻse, et encore tous les prophĂštes du Livre qui, unmoment ou un autre, portent le signe du bouc. Jonas, chargĂ©par Dieu dâaller Ă Ninive pour appeler ses habitants qui ont
trahi Dieu Ă sâamender, trahit Ă son tour Dieu et, prenant ladirection opposĂ©e vers Tarsis, fuit « loin de la face dâAdonaĂŻ ».Mais fuyant la face de Dieu, il fait prĂ©cisĂ©ment ce que Dieuvoulait, et devance mĂȘme ce que Dieu voulait, reconstituantlâalliance dans sa fuite mĂȘme, en Ă©tant deux fois le bouc, dâabord jetĂ© Ă la mer par les matelots emportĂ©s par la tempĂȘte, puisprenant sur lui et brĂ»lant du mal de Ninive (Deleuze etGuattari 1980, 155)16. (Jâavais mentionnĂ© pour commencer la
figure hautement quĂ©rulente dâHamlet ; mais ce nâest peut-ĂȘtrepas un hasard si, aprĂšs cette sorte de sacrifice aveugle Ă lui-mĂȘme quâest le meurtre du roi, il faille Ă Hamlet un exil pourcomprendre sa mission justiciĂšre, ou pour transmuer sa malĂ©-diction de justicier en un destin). VoilĂ ce qui paraissait encoreimpossible dans le systĂšme de la prĂȘtrise : cette inversion com-plĂšte du signe du bouc comme signe de justice, qui fait de lacondamnation une Ă©lection, de lâexpiation une maniĂšre de
rĂ©pondre Ă lâappel de Dieu, de lâexpulsion et de lâexil une fuiteactive en fonction de laquelle la voie transcendante â lâoralitĂ©sacrĂ©e comme signe de pouvoir et de justice â prend des valeurssymboliques tout Ă fait impensables dans lâinterprĂ©tation
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sacerdotale. Le prophĂšte fait en effet valoir une voix transcen-dante qui nâest plus seulement un signifiant cachĂ© qui « veut
dire » sans quâon nâen ait jamais fini dâinterprĂ©ter ce quâil dit.Câest dâabord la voix dâun Dieu subjectif qui se nomme, serĂ©vĂšle, entend les plaignants et rĂ©pond aux rĂ©clamations, quidonc interpelle en sujets ceux Ă qui elle sâadresse (cette fonctionsĂ©miotique dâinterpellation Ă©tant complĂštement distincte decelle de lâinterprĂ©tation). DâoĂč encore cette diffĂ©rence par rap-port Ă la thĂ©ocratie sacerdotale : Ă ces nouvelles valeurs symbo-liques de lâoralitĂ© transcendante comme signe de justice et lieu
de pouvoir, correspond, non plus le sujet nĂ©vrotisĂ© qui sautedâune chaĂźne signifiante Ă une autre, mais le quĂ©rulent pas-sionnel, traversĂ© par cette « passion de justice » que Bergsonattribuait au mysticisme agissant des prophĂštes. Et ce sujet necherche plus tant les signifiĂ©s dâun signifiant infiniment en re-trait mais, ce qui est trĂšs diffĂ©rent, des signes de garantie de larĂ©vĂ©lation et de rĂ©itĂ©ration de lâalliance (Spinoza 1997, 297)17.
Tirons de tout ceci, pour conclure, deux séries deremarques.
a) Il est vrai que la figure prophĂ©tique, comme point defuite du systĂšme thĂ©ocratique-sacerdotal, peut Ă son tour cons-tituer le centre dâun nouveau systĂšme thĂ©ocratique ressuscitantune caste de prĂȘtres (et Ă travers elle, les conditions dâune nou-velle dominance de la fonction interprĂ©tative), ce sera inĂ©vita-blement dans des conditions de tension et de contradiction â ce
quâa bien vu Spinoza, non seulement dans son analyse gĂ©nĂ©raledu phĂ©nomĂšne prophĂ©tique dans les trois premiers chapitres duTraitĂ© thĂ©ologico-politique, mais plus encore dans son examen,aux chapitres XVII et XVIII, de la rigoureuse division despouvoirs dans lâorganisation de lâĂtat HĂ©breu dans cette pĂ©riodede transition entre la pĂ©riode nomade du peuple juif etlâinstauration de la royautĂ©, et de lâ« erreur » de MoĂŻse (avoirconfĂ©rĂ© aux LĂ©vites un monopole hĂ©rĂ©ditaire des fonctions
sacerdotales) (Spinoza 1997, 296-9), erreur que toutelâhistoire de lâĂtat hĂ©breu paiera de ses insolubles contradic-tions. Il faudrait dĂ©velopper ce point davantage quâon ne peux lefaire ici ; remarquons simplement que ce sont dĂ©jĂ ces contra-
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dictions que tente dâinhiber (mais sans parvenir Ă les rĂ©soudre)la stricte division instaurĂ©e par MoĂŻse dans les institutions de
lâĂtat hĂ©breu, non seulement entre les attributions thĂ©ologiquesdâune part, et dâautre part « le droit dâadministrer lâĂtat suivantles lois dĂ©jĂ expliquĂ©es et les rĂ©ponses [de Dieu] dĂ©jĂ communi-quĂ©es » (Spinoza 1997, 285), mais en outre, au sein des premiĂš-res, entre ces prĂ©rogatives distinctes : 1° pouvoir de consulter(demande) ; 2° pouvoir de rĂ©pondre, câest-Ă -dire dâentendre les« rĂ©ponses de Dieu » (distinctes des « dĂ©crets » de MoĂŻse)(Spinoza 1997, 286-7) ; 3° pouvoir dâinterprĂ©ter les rĂ©ponses.
b) Reste quâĂ travers tout ceci, la figure du prophĂštesemble nĂ©cessairement ambivalente dans une organisationthĂ©ocratique-sacerdotale. Elle diffĂšre radicalement de la fonc-tion de prĂȘtrise. MĂȘme lorsquâelle se trouve conjuguĂ©e Ă elle ausein dâune mĂȘme organisation, dans des formes de compromis,de dominance et dâĂ©quilibre instables, elle paraĂźt venirdâailleurs. Peut-ĂȘtre faudrait-il finalement trouver un cas plusexemplaire encore pour marquer cette hĂ©tĂ©ronomie du signe
prophĂ©tique par rapport Ă lâorganisation sĂ©miotique centrĂ©e surla fonction interprĂ©tative du pouvoir sacerdotal et le SouverainRoi. Allons plus loin encore, il faudrait trouver un casdâorganisation sociale tĂ©moignant de lâextĂ©rioritĂ© du prophĂštepar rapport Ă la place symbolique de la loi transcendante (quecette place soit qualifiĂ©e comme celle de lâinterprĂ©tation infinie â thĂ©ocratie sacerdotale â, ou comme celle de la rĂ©vĂ©lationrĂ©itĂ©rĂ©e â thĂ©ocratie de MoĂŻse), une sorte de prophĂšte sans
Dieu, un prophĂ©tisme sans messianisme. Or, cela existe ! Celasâest vu, au XVIe, au XVIIIe siĂšcles, au seuil du XIXe siĂšcleencore, quelque part entre la cĂŽte brĂ©silienne et la barriĂšre des Andes, dans ces sociĂ©tĂ©s lignagĂšres sans Ătat que les mission-naires jĂ©suites disaient aussi, Ă tort mais non sans raison, sansreligion parce quâelles nâavaient pas de divinitĂ©s, ni rites nicredo, ni temple ni objets de culte : les sociĂ©tĂ©s tupi-guarani. Oncroit savoir quâentre ces sociĂ©tĂ©s circulaient des personnages
pour le moins Ă©nigmatiques, les karai, grandement respectĂ©s,Ă©trangers Ă lâordre des lignages, tout Ă fait hĂ©tĂ©rogĂšnes auxinstitutions de la chefferie et du chamanisme18, et associĂ©s, nonĂ une mythologie fondatrice, mais Ă des prophĂ©ties ordonnĂ©es
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autour de deux thÚmes centraux : celui, apocalyptique, de ladestruction future de la premiÚre terre (« terre imparfaite »
disent les Guarani) ; celui de la Terre sans Mal, lieu terrestre(« Ă lâouest ») mais indestructible, oĂč la terre produit dâelle-mĂȘme ses fruits, oĂč les flĂšches atteignent dâelles-mĂȘmes legibier, et oĂč lâon ne meurt pas. Voici le fait proprement stupĂ©-fiant, et qui est peut-ĂȘtre de nature Ă faire voir, dans le rapportentre le phĂ©nomĂšne de la fuite ou de lâexil et le prophĂ©tisme (eten corrĂ©lation avec les modes de subjectivation ou le type derapport subjectif-passionnel Ă la justice qui lui correspond, y
compris les soubassements mĂ©lancoliques et maniaques que jâavais tentĂ© de dĂ©gager dans mon intervention de Belgrade), unrapport plus profond que de simple contingence historique.Dans des conditions variables, en effet, ces prophĂštes se mon-traient capables de soulever des tribus entiĂšres et de les lancerpar milliers dans des migrations inouĂŻes, des migrations quipouvaient durer des annĂ©es et des dĂ©cennies vers cette Terresans Mal qui ne serait pas du tout le lieu dâune ultime rĂ©vĂ©la-
tion dâun dieu aux hommes, comme base dâune refondationfinale dâune communautĂ©, mais au contraire la dissolution detoute sociĂ©tĂ© pour des hommes devenus Ă eux-mĂȘmes leurspropres dieux19. Notons quâil y a lĂ une inversion complĂšte parrapport au systĂšme sacerdotal-signifiant dĂ©crit prĂ©cĂ©demment :le dĂ©sordre, la souillure, lâinjustice, nâest plus un Ă©tat momen-tanĂ© ou un effet local de lâorganisation sociale et symboliqueauquel il faudrait remĂ©dier par un rituel dâexpiation permettant
de renforcer le pouvoir souverain, ou le corps spĂ©cial qui enoccupe la place. Le dĂ©sordre et lâinjustice, câest la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme en tout son ĂȘtre, en la totalitĂ© de son organisation institu-tionnelle, politique, Ă©conomique et symbolique comme ordre dela culture, dont lâexpiation ne peut se rĂ©aliser que par la quĂȘtedâune nouvelle terre qui ne fait quâun avec la destruction de lasociĂ©tĂ© elle-mĂȘme, donc aussi avec la mise au ban dĂ©libĂ©rĂ©e dechacun, dans une aspiration extrĂȘme de « nâappartenir plus Ă
une communautĂ©, se mettre littĂ©ralement hors la loi et par lĂ sâĂ©galer dĂ©jĂ Ă un dieu » sur la Terre sans Mal (Clastres H.1975, 120). Le signe de justice devient, pour le dire dans lestermes de lâĂ©conomique freudienne, celui dâun dĂ©sinvestissement
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exaspĂ©rĂ© du corps social, de ses codes, de ses rĂšgles, bref, de laloi du groupe. DĂ©sinvestissement qui passe dâabord par la
parole prophĂ©tique qui, au plus loin de toute interprĂ©tation dela loi, ou mĂȘme dâune rĂ©vĂ©lation dâune autre loi â loi dâune Nou-velle Alliance â, nâest portĂ©e que par son caractĂšre purementnĂ©gateur. (On en trouve la marque dans les deux thĂšmes quisont au cĆur de la parole des karai : un thĂšme apocalyptique,annonçant la destruction prochaine de la sociĂ©tĂ© ; mais aussi unthĂšme Ă©thique, appelant chaque membre social Ă conquĂ©rir le« courage » dâabandonner les siens, de sortir des rapports de
rĂ©ciprocitĂ©). DĂ©sinvestissement qui passe ensuite dans le faitmĂȘme de lâexil ou de la migration. Dans son analyse du prophĂ©-tisme tupi-guarani, HĂ©lĂšne Clastres a remarquablement relevĂ©cette dimension activement destructrice des migrations vers laTerre sans Mal, et mĂȘme le projet autodestructeur qui lâanimeet qui nâest aucunement refoulĂ© par les Indiens eux-mĂȘmes20.
« Car leurs longues pĂ©rĂ©grinations Ă travers lâespace reprĂ©sen-taient aussi le temps dĂ©volu Ă lâaccomplissement de la lente
mutation des esprits et des corps qui pouvait seule les rendredignes dâaccĂ©der au terme de leur quĂȘte. Et cette mutationpassait par lâabandon des normes sociales. LĂ est lâĂ©preuve etle sens du voyage : abandonner un village et un territoire câestdu mĂȘme coup renoncer Ă lâessentiel des activitĂ©s Ă©conomi-ques, sociales et politiques qui sây nouent. On a dĂ©jĂ soulignĂ©le bouleversement de lâĂ©conomie quâentraĂźnait la vie nomade[âŠ]. Et point nâest besoin dâinformations pour dĂ©duire ce quepouvaient devenir rĂšgles de rĂ©sidence, rĂ©fĂ©rences Ă des grou-pes locaux ou gĂ©nĂ©alogiques, dans cet espace hors territoiredestinĂ© seulement Ă ĂȘtre parcouru. Quant Ă la vie politique, onsait que pendant toute la durĂ©e dâune migration le groupe Ă©taitentiĂšrement dirigĂ© par le prophĂšte : lui seul dĂ©cidait duchemin Ă suivre, des travaux et des gestes Ă accomplir. Nulleallusion, dans les rĂ©cits des migrations, Ă un quelconque rĂŽledes chefs, et sans doute ceux-ci nâavaient-ils plus, dĂšs lors, voixau chapitre » (Clastres H. 1975, 82).
Abandon des activitĂ©s Ă©conomiques traditionnelles, dusystĂšme de rĂ©fĂ©rence spatiotemporel qui lie entre eux les grou-pes et situe chaque individu, des rĂšgles dâattribution, de limita-tion et dâexercice des pouvoirs, des prestiges et des charges, et
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mĂȘme, vraisemblablement, des rĂšgles de parentĂ©, des prescrip-tions et prohibitions codifiant les Ă©changes matrimoniaux⊠La
recherche de la Terre sans Mal est en elle-mĂȘme un mouvementde destruction de la sociĂ©tĂ© comme telle. « Câest dire que le mal â travail, loi â câest la sociĂ©tĂ© . Lâabsence de mal â la terre sansmal â câest le contrordre » (Clastres H. 1975, 83). Mais câest direaussi que dans ces conditions, le personnage du prophĂšte neprend lui-mĂȘme un pouvoir exorbitant, capable de supplanterles autoritĂ©s traditionnelles de la chefferie (et pour cause, cesautoritĂ©s sont Ă©troitement tributaires de lâorganisation ligna-
gĂšre et territoriale des clans, toute chose dĂ©truite par la migra-tion vers la Terre sans mal), que dans des conditions oĂč toutepossibilitĂ© dâinstauration dâun nouvel ordre social et politiqueparaĂźt dĂ©finitivement dĂ©truite. Il est clair, dans ces conditions,que lâon ne voit pas du tout en quoi le prophĂ©tisme pourrait ĂȘtreune piĂšce dĂ©cisive dâun nouveau dispositif thĂ©ologico-politiquecapable de concentrer en une seule et mĂȘme organisationsymbolique et institutionnelle une souverainetĂ© sacrĂ©e et une
souverainetĂ© politique. â Sinon dans les conditions historiquesoĂč le prophĂ©tisme ne serait plus simplement, Ă lâinstar duprophĂ©tisme sans messianisme des tupi-guarani, une nĂ©gationcomplĂšte de lâordre social des lignages et des clans, mais aucontraire la prise en charge de la crĂ©ation dâun nouvel ordresocial et politique qui serait viable, qui devrait ĂȘtre viablecomme mise en attente dâune Terre sans Mal, et qui inscriraitlâespace politique lui-mĂȘme comme ce qui doit occuper cette
attente.
NOTES
1 LâhypothĂšse est globalement celle de Deleuze et Guattari Ă partir de Lâanti-Ćdipe (1972) : ce sont ces complexes sĂ©miotiques qui articulent immĂ©-diatement le dĂ©sir inconscient dâune sociĂ©tĂ© dans les institutions, les codes etles configurations symboliques et imaginaires de cette sociĂ©tĂ©, et dont
rĂ©sultent des positions subjectives et des formes de subjectivitĂ© variables.DâoĂč la thĂšse corrĂ©lative dâun investissement direct (« immĂ©diat ») du champsocial par le dĂ©sir (comme rĂ©alitĂ© transindividuelle et non pas individuelle oupersonnelle), dont la constitution de la subjectivitĂ© rĂ©sulte de maniĂšrevariable. Ce qui conduit Deleuze et Guattari Ă mettre Ă distance critique les
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catĂ©gories psychologiques de « substitution », de « projection » ou de« sublimation » dâun dĂ©sir censĂ©ment individuel dans un champ dâextĂ©rioritĂ©
social-historique quâil ne rejoindrait pour ainsi dire quâaprĂšs coup.2. Ce point a Ă©tĂ© parfaitement mis en lumiĂšre par Balibar (1996, 52-54), Ă quinous empruntons les expressions qui suivent.3 On le voit trĂšs bien dans le cas des troubles nĂ©vrotiques articulĂ©s dans lessignifiants gĂ©nĂ©alogiques de la filiation (cf. LĂ©vi-Strauss, 1958, 210, 227 sq.) â et comme contre-exemple, dans les analyses proposĂ©es par Victor Turner descures ndembu. CâĂ©tait dĂ©jĂ chez Freud la thĂšse selon laquelle le mytheindividuel du nĂ©vrosĂ© constitue une sorte de prise de relais, sur le planpsychique, des formations symboliques collectives dont il est exclu ou qui sontdĂ©truites, donc dans des conditions de vulnĂ©rabilitĂ© indissociablement socio-
logique et psychique oĂč, abandonnĂ© Ă lui-mĂȘme, il se crĂ©e, substitutivement,en lieu et place des constructions symboliques collectives, sa propre religion,sa propre mythologie, son propre systĂšme fantasmatique (voir Freud 1998,240).4 « Les dogmes de la religion civile doivent ĂȘtre simples, en petit nombre,Ă©noncĂ©s avec prĂ©cision sans explications ni commentaires⊠» (Rousseau 2001,179). Spinoza insistait dĂ©jĂ sur la simplicitĂ© des quelques prĂ©ceptesindubitables que lâon peut extraire de lâĂcriture, toutes les autresinformations qui sây trouvent devant en revanche ĂȘtre soumises Ă unemĂ©thode dâinterprĂ©tation rigoureuse qui diffĂšre en tout point de lâinterprĂ©-tation des « Docteurs » ou des prĂȘtres. Chez Spinoza comme chez Rousseau, ilsâagit de conjurer les organisations de pouvoir qui ne peuvent manquer de semettre en place dĂšs lors que se dĂ©veloppe cette complĂ©mentaritĂ© de lasignifiance et de lâinterprĂ©tation au dĂ©triment de la transparence toutedĂ©mocratique dâun signifiĂ© immĂ©diatement lisible et intelligible Ă tous.5 « Le prĂȘtre abuse du nom de Dieu : il appelle âroyaume de Dieuâ un Ă©tat dechoses oĂč câest le prĂȘtre qui dĂ©termine la valeur des choses ; il appelle âvolontĂ©de Dieuâ les moyens grĂące auxquels un tel Ă©tat est atteint ou conservĂ© [âŠ].
Voyez-les Ă lâĆuvre : dans les mains des prĂȘtres juifs, la grande Ă©poque delâhistoire dâIsraĂ«l est devenue une Ă©poque de dĂ©clin, lâexil, le long malheur,sâest mĂ©tamorphosĂ© en un chĂątiment Ă©ternel de la grande Ă©poque â Ă©poque oĂč
le prĂȘtre nâĂ©tait encore rien. [âŠ] Ils ont rĂ©duit la psychologie de tout grandĂ©vĂ©nement Ă la formule pour idiots âobĂ©issance ou dĂ©sobĂ©issance Ă Dieuâ. â Mais cela ne sâarrĂȘte pas lĂ : la âvolontĂ© de Dieuâ (câest-Ă -dire les conditions deconservation du pouvoir du prĂȘtre) doit ĂȘtre connue, â dans ce but, il faut uneârĂ©vĂ©lationâ. Traduction : on a besoin dâune Ă©norme falsification littĂ©raire, ondĂ©couvre une âEcriture sainteâ » (Nietzsche 1996, § 26, 73-7).6 Pratiques dont la structure interprĂ©tative serait passĂ©e sans grandsbouleversements dans la pratique toute aurĂ©olĂ©e de positivitĂ© scientifique ducommentaire en analyse littĂ©raire, historique et philosophique. Il estsignificatif Ă cet Ă©gard que Foucault, sâappuyant implicitement sur lâanalyse
menĂ©e par LĂ©vi-Strauss de la fonction symbolique dans son « Introduction Ă lâĆuvre de Marcel Mauss » (1950), identifie comme deux aspects corrĂ©latifs delâexĂ©gĂšse biblique ce que LĂ©vi-Strauss comprenait comme les deux modes depensĂ©e complĂ©mentaires de la fonction symbolique : pensĂ©e magique et pensĂ©e
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scientifique. On retrouve ce geste (portĂ© par une ironie explicite cette fois-ci)dans lâ Anti-Oedipe (Deleuze et Guattari 1980, 141-5).7
Dâun tel signifiant majeur, formellement Ă©minent mais vide, en retrait parrapport Ă toutes les chaĂźnes signifiantes, qui lui-mĂȘme ne signifie rien maisqui rend signifiant tous les signes du systĂšme, Deleuze et Guattari peuventdire Ă juste titre quâ « il y a peu Ă dire, il est pur abstraction non moins queprincipe pur, câest-Ă -dire rien » (Deleuze et Guattari 1980, 144), câest un« rien » absolument nĂ©cessaire au systĂšme, comme place vide. â Ce que LĂ©vi-Strauss appelait un signifiant vide ou « flottant », sur le modĂšle du « phonĂšmezĂ©ro » dans la phonologie de Jakobson, câest-Ă -dire un signifiant qui par lui-mĂȘme ne signifie rien ou qui, nâĂ©tant pas marquĂ© par des rapportsdiffĂ©rentiels dĂ©terminables, ne « veut » rien dire, mais qui dĂ©termine tous les
autres signes avec lesquels il est en rapport Ă prendre une valeur signifiante,à « vouloir dire » â avant mĂȘme quâon sache ce qui est signifiĂ©.8 Ă tous ces Ă©gards, la fonction de prĂȘtrise ou dâinterprĂ©tation est actualisabledans des instances trĂšs diverses selon les contextes matĂ©riels oĂč ce systĂšmesĂ©miotique devient dominant â cf. lâappareil mĂ©diatique en pĂ©riode Ă©lectorale,grand interprĂšte de la vox populi.9 Sur ce point, et sur la neutralisation du signe (quâimplique sa constitution enchaĂźne signifiante) par rapport Ă tout signifiable et Ă tout dĂ©signable : « Votrefemme vous a regardĂ© dâun air Ă©trange, et ce matin la concierge vous a tenduune lettre dâimpĂŽt en croisant les doits, puis vous avez marchĂ© sur une crottede chien, vous avez vu sur le trottoir deux petits morceaux de bois qui se
joignaient comme les aiguilles dâune montre, on a chuchotĂ© derriĂšre vousquand vous arriviez au bureau. Peu importe ce que ça veut dire, câest toujoursdu signifiant » (Deleuze et Guattari 1980, 141-2), pour autant que tout signerenvoie, non Ă un Ă©tat de choses dĂ©signable, ni Ă une reprĂ©sentationsignifiable, mais Ă dâautres signes dans un enchaĂźnement circulaire oĂč chaquesigne ne cesse de repasser dans les autres, de sorte que « ça » nâarrĂȘte pas designifier sans que lâon sache « ce qui » est signifiĂ©.10 Chaque village hopi constitue une unitĂ© politique autonome, dirigĂ©e par unchef-prĂȘtre hĂ©rĂ©ditaire assistĂ© dâun commandant militaire et dâun hĂ©raut, etpar le Conseils des chefs de clans ; cet ensemble de dignitaires respectĂ©s forme
une hiĂ©rarchie religieuse dont lâautoritĂ© est garantie par des sanctionssurnaturelles plutĂŽt que par des pouvoirs de police.11 « Sauter dâun cercle Ă lâautre, toujours dĂ©placer la scĂšne, la jouer ailleurs,câest lâopĂ©ration hystĂ©rique du tricheur comme sujet, qui rĂ©pond Ă lâopĂ©rationparanoĂŻaque du despote installĂ© dans son centre de signifiance » (Deleuze etGuattari 1980, 143).12 Voir par exemple les travaux dâAlfred Adler et de Luc de Heusch, quisâopposent lâun et lâautre Ă lâexplication fonctionnaliste issue de la traditionfrazĂ©rienne faisant du rĂ©gicide rituel, Ă lâinstar dâEvans-Pritchard, lâexpres-sion des conflits internes produits par lâorganisation segmentaire : « Le roi
serait le symbole de lâunitĂ© dâune nation divisĂ©e en segments dispersĂ©s ; samise Ă mort ne serait que le rĂ©sultat dâune compĂ©tition entre des factionsrivales » (Heusch 1987, 45). Heusch souligne que cette interprĂ©tation fonction-naliste qui rĂ©duit le politique Ă une compĂ©tition pour le pouvoir, ne rend pascompte du contenu rituel et symbolique de la royautĂ© sacrĂ©e.
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13 Heusch cite lui-mĂȘme (Muller 1980, 156-161, 172-5).14 Par exemple dans lâensemble bantoue, « le roi Kuba [Nyim] perd toute
attache clanique au moment de son intronisation. Il a des relations sexuellesavec une sĆur et Ă©pouse une petite-niĂšce appartenant Ă son clan. Il estassimilĂ© Ă un sorcier redoutable, il est dĂ©sormais Ă la fois considĂ©rĂ© commeune ordure et un esprit de la nature (ngesh). Sa puissance est dangereuse, etcependant elle est indispensable au bon fonctionnement de lâunivers et de lasociĂ©tĂ© » (Heusch 1987, 49).15 « [Aaron] appuyait les deux mains sur la tĂȘte du bouc vivant, et il confessaitsur lui toutes les fautes des enfants dâIsraĂ«l, et tous les pĂ©chĂ©s et toutes lestransgressions et les donnait sur la tĂȘte du bouc et il lâenvoyait, par la maindâun homme, dans le dĂ©sert. Le bouc portait sur lui toutes les fautes vers un
pays sĂ©parĂ©, et on envoyait le bouc dans le dĂ©sert » (Lindon 1955, 50, pourLĂ©vitique XVI, 20-22).16 Cf. aussi Jonas (Lindon 1955, 27-50, notamment 43-44 ): « VoilĂ ce que tuas fait : le mal, le mal de Ninive, est sur moi, et me brĂ»le. O AdonaĂŻ , nâest-cepas exactement ce que je disais, nâest-ce pas lĂ ma parole tant que jâĂ©tais lesdeux pieds sur terre, son mon sol ? Sur quoi, mâappuyant sur toute ma scienceet toute ma logique, jâai pris les devants en mâenfuyant vers Tarsis, car jesavais que Tu es un Dieu compatissant et bon, lent Ă lâirritation et grand enamour, et qui se ravise sur le mal. Je savais que Tu voulais sauver Ninive etquâil Te fallait quelquâun qui se chargeĂąt de son mal. [âŠ] Je lâai pris, ce mal,sur moi et, quand il mâont jetĂ© Ă lâeau, câĂ©taient en rĂ©alitĂ© leurs frĂšres, lesNinivites, que les matelots sauvaient⊠».17 Dans un contexte argumentatif qui nâest pas si Ă©loignĂ© quâil pourraitparaĂźtre, Louis Althusser avait soulignĂ© lâimportance de ce problĂšme de lagarantie, en rapport avec une fonction idĂ©ologique (et sĂ©miotique) dâ « interpel-lation des individus en sujets », et renvoyait Ă cet Ă©gard Ă Spinoza (Althusser1995). Deleuze dĂ©veloppe cette question dans Mille plateaux et Spinoza
philosophie pratique ; et dĂ©jĂ dans Proust et les signes.18 Sur tous ces aspects des karai tupi-guarani, cf. HĂ©lĂšne Clastres (Clastres H.1975, 48-64).19 Lâethnologue HĂ©lĂšne Clastres parle Ă cet Ă©gard dâ« une religion dâathĂ©e » :
« Car que signifient lâinquiĂ©tude qui poussait les Tupi-Guarani Ă pareillequĂȘte, lâespoir affirmĂ© que lâon peut sans mourir accĂ©der Ă lâimmortalitĂ©, sinonĂ©noncer la question de la possibilitĂ© (ou de lâimpossibilitĂ©) pour les hommesdâĂȘtre Ă eux-mĂȘmes leurs propres dieux. Ă quelle pensĂ©e renvoie une tellepratique, sinon au refus de la thĂ©ologie : hommes et dieux y sont deux pĂŽlesque lâon veut penser autrement que sous les espĂšces de la disjonction. Voirdans cette religion un discours sur les dieux est non seulement la rĂ©duire Ă son expression la moins significative, mais la distordre par lâimposition dâunelogique qui nâest peut-ĂȘtre pas la sienne » (Clastres H. 1975, 39).20 « La quĂȘte de la Terre sans Mal câest donc le refus actif de la sociĂ©tĂ©.
Authentique ascĂšse collective qui, parce que collective, ne peut vouer lesIndiens quâĂ leur perte : si les âmigrationsâ doivent Ă©chouer câest bien parceque le projet qui les anime â la dissolution voulue de la sociĂ©tĂ© â est lui-mĂȘmesuicidaire. La pensĂ©e de la Terre sans Mal ne se rĂ©sout donc pas en celle dâun
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Ailleurs qui ne serait que spatial. Elle est celle dâun Autre de lâhomme,exempt absolument de contrainte : homme-Dieu » (Clastres H. 1975, 84).
REFERENCES
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Guillaume Sibertin-Blanc, ancien élÚve de l'ENS Lettres et SciencesHumaines (Lyon), docteur en philosophie, est actuellement PRAG à l'Université Toulouse II-Le Mirail, chercheur associé au CIEPFC (ENS Paris),et coordinateur du Groupe de Recherches Matérialistes (Toulouse-
ERRAPHIS). DerniĂšre publication : Deleuze et l'Anti-OEdipe, Paris, PUF,2009.
Address:Guillaume Sibertin-BlancUniversité de Toulouse II - Le Mirail5 allées Antonio Machado31058 Toulouse, Cedex 9, FranceE-mail: [email protected]