Universit de Neuchtel Facult des Lettres et Sciences humaines Institut de Sociologie
LA SOCIOLOGIE DABDELMALEK SAYAD
ET LEXPULSION DES ETRANGERS DELINQUANTS EN SUISSE
Mmoire de master en sciences sociales et humaines
Directeur : Prof. Franois Hainard Experte: Prof. Mihaela Nedelcu
Ibrahim Soysren
Dcembre 2010
2
TABLE DES MATIRES
AVANT-PROPOS .................................................................................................................... 4
PROBLEMATIQUE (RSUM) ............................................................................................ 6
PREMIERE PARTIE
LA SOCIOLOGIE DE SAYAD ET LA DOUBLE PEINE .................................................. 8
1.1. Introduction ................................................................................................................ 8
1.2. A. Sayad en personne ................................................................................................. 9
1.3. Quelques concepts pour comprendre la sociologie de Sayad ................................... 13
1.4. Considrations pistmologiques et mthodologiques par rapport la sociologie de Sayad ........................................................................ 20
1.5. Ordre de limmigration ............................................................................................. 29
1.6. Figure de limmigr .................................................................................................. 35
1.7. Pense dEtat ............................................................................................................ 39
1.8. La double peine ........................................................................................................ 44
1.9. Conclusion ................................................................................................................ 51
DEUXIME PARTIE
EXPULSION DES TRANGERS EN SUISSE ................................................................... 57
Introduction gnrale la deuxime partie ...................................................................... 57
PREMIER CHAPITRE
CONTEXTE POUR COMPRENDRE LEXPULSION DES TRANGERS EN SUISSE .............................................................. 59
2.1.1. Introduction ........................................................................................................... 59
2.1.2. Immigration et expulsion des trangers en Suisse ................................................. 60
2.1.3. Criminalit des trangers en Suisse ................................................................. 70
2.1.4. Lexpulsion des trangers et la Suisse ................................................................... 79
2.1.5. Conclusion ............................................................................................................. 88
DEUXIME CHAPITRE
INITIATIVE RENVOI DES TRANGERS CRIMINELS ET LA DISCUSSION SUR LEXPULSION DES TRANGERS DLINQUANTS ............................................. 90
2.2.1. Introduction ........................................................................................................... 90
2.2.2. Considrations mthodologiques ........................................................................... 90
2.2.3. Initiative Renvoi des trangers criminels ........................................................ 92
2.2.4. Analyse de largumentaire de linitiative et du contre-projet ................................ 94
3
2.2.5. Analyse de commentaires du site dinternet lematin.ch .................................. 98
2.2.6. Analyse des commentaires du site dinternet de lmission Les Zbres ....... 104
2.2.7. Analyse de commentaires du forum du site dinternet de lmission Infrarouge .................................................................................... 106
2.2.8. Conclusion ........................................................................................................... 113
TROISIEME CHAPITRE
EXPULSION DUNE PERSONNE DE SUISSE (ETUDE DE CAS) .............................. 116
2.3.1. Introduction ......................................................................................................... 116
2.3.2. Prsentation du cas .............................................................................................. 117
2.3.3. Premire expulsion .............................................................................................. 121
2.3.4. Deuxime expulsion ............................................................................................ 126
2.3.5. Effets de lexpulsion ............................................................................................ 131
2.3.6. Conclusion ........................................................................................................... 136
TROISIEME PARTIE
RETOUR CRITIQUE A LA SOCIOLOGIE DE SAYAD ET A SON APPORT SUR LEXPULSION DES ETRANGERS DELINQUANTS ........................................... 139
3.1. Introduction ............................................................................................................ 139
3.2. De la sociologie de Sayad : quelques remarques gnrales .................................... 140
3.3. De ltude de cas exemplaires ................................................................................ 143
3.4. De la pense dEtat ................................................................................................. 153
3.5. De lexpulsion des trangers dlinquants ............................................................... 162
3.6. Conclusion .............................................................................................................. 176
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 180
4
AVANT-PROPOS
D'abord le dchirement personnel. On ne peut saisir le conflit qu'en vivant dans la contradiction (Touraine, 1974, 17).
Par ailleurs, les terrains d'tude choisis tendent souvent le miroir de la mise en abme du chercheur lui-mme. Et l'on peut dire de ce point de vue que la connaissance intime de la migration pour Abdelmalek Sayad trahissait le fait qu'il a vcu lui-mme sa vie, voire qu'il s'est considr bien des gards comme un immigr []. C'est sans doute pour conjurer cette mauvaise foi qu'il en appelait un indispensable travail rflexif, gage d'une sociologie objectivement honnte ou honntement objective, particulirement lorsque le sujet d'tude parle doublement au chercheur (un intrt professionnel et personnel le choisir) et que cet intrt double, oprant en quelque sorte comme une doublure, risque de le conduire parler de soi son insu selon l'expression de Grard Mauger (Chab, 2010, 398).
La migration, lexil ainsi que lexpulsion ne sont pas des phnomnes trangers la vie
de lauteur du prsent mmoire. N dans un village kurde en Turquie, ses premiers
souvenirs remontent la priode suivant le coup dEtat de 1980. Lexil de jeunes militants
et, plus tard, de familles entires a en quelque sorte t la suite logique de ce putsch et,
par la suite, du conflit kurde. Certaines de ces personnes, les plus malheureuses peut-tre,
ont t dchues de leur nationalit. Ainsi, elles ont t lobjet dexpulsions dguises qui
les transformaient en trangers dans leur propre pays dsormais impntrable.
Lauteur tait parmi les chanceux qui ont pu interrompre leur voyage Istanbul o
il a suivi ses tudes et est devenu avocat. Pendant ce temps, son pre essayait sans cesse de
monter des entreprises dans diffrents secteurs pour nourrir sa famille. Une des celles-ci
employait des Turcs, des Kurdes et des rescaps du rideau de fer. Ces derniers, venant de
pays de lEurope de lEst, travaillaient de manire irrgulire. Il fallait constamment tre
vigilant pour quils ne tombent pas entre les mains de la police. Toutefois cela neffaaient
jamais la peur de lexpulsion lisible dans leurs yeux. Plus tard, en Suisse, lauteur se
souviendra beaucoup de ces travailleurs sans-papiers et de leur peur constante. A ces
souvenirs, se mleront des voix d'exils lui tlphonant depuis diffrents pays europens et
demandant toutes sortes de documents juridiques pour pouvoir appuyer leur demande
dasile. La peur de lexpulsion tait prsente aussi.
5
Les quelques lignes ci-avant ont pour but de suggrer do vient lintrt personnel de
lauteur pour lexpulsion des trangers. En ce qui concerne la sociologie de Sayad, le texte
du mmoire est suffisamment parlant . Cela dit, mme si vers la fin de ce travail
lauteur ose critiquer cet minent sociologue, il nempche quil considre le temps
consacr la comprhension de sa sociologie comme un apprentissage inoubliable dont il a
essay de bnficier le plus possible. Que le texte ci-aprs soit peru comme une
expression de reconnaissance d'un apprenti sociologue envers un matre.
Pour finir, lauteur aimerait remercier plusieurs personnes qui ont rendu possible la
ralisation de ce travail d'une faon ou d'une autre. Il faut commencer par la personne
expulse mentionne dans ltude de cas, les membres de sa famille, son avocat, son
mdecin, ses anciens amis ainsi que toutes les autres personnes qui ont accept de parler de
manire informelle. Malheureusement, il nest pas possible de les remercier nommment
pour des raisons de confidentialit. Naim Laghnimi et Anne-Laure Paroz ont relu plusieurs
parties du texte et ont proposs de nombreuses corrections prcieuses. En outre, lauteur du
mmoire a pu discuter plusieurs reprises surtout avec Naim. Amaranta Cecchini a accept
de relire lavant-projet, den discuter et de suggrer diffrentes rfrences. Le soutien
dIrfan Imrek fut trs important la ralisation dune partie du travail. Mihaela Nedelcu a
bien voulu participer la soutenance du mmoire en tant quexperte et a fait des remarques
prcieuses.
Plus particulirement, lauteur du prsent mmoire aimerait exprimer sa gratitude envers
les trois personnes suivantes. Grce Franois Hainard, il a pu travailler en totale libert et
leurs discussions lui taient une source inestimable de motivation. En outre, Franois
Hainard lui a permis de continuer ses recherches sur lexpulsion des trangers. Hasan
Mutlu, a relu chaque partie du prsent mmoire et, de plus, a gnreusement consacr du
temps pour en discuter. Enfin, sans le soutien et les encouragements de Cemile, il aurait t
impossible de mener bien ce travail.
Que toutes et tous soient chaleureusement remercis.
Il va de soi que seul lauteur est responsable du contenu du texte ci-aprs.
Neuchtel, dcembre 2010
6
PROBLEMATIQUE (RSUM)
Pourquoi les socits d'immigration prouvent-elles le besoin dexpulser les dlinquants
trangers, mme sils y ont vcu toute leur vie? Pourquoi l'expulsion est propose comme
une solution la dlinquance des trangers? Quelle est la part de la stigmatisation et de la
criminalisation des trangers dans ce phnomne ? Comment interprter les arguments
avancs dans la discussion autour de lexpulsion des trangers dlinquants ?
Interpels par ces questions, nous avons essay de concevoir un travail rpondant au moins
une partie dentre elles. En outre, nous avons pris comme base thorique de notre travail
lapproche dAbdelmalek Sayad. Celui-ci est un des premiers sociologues qui a su crer
une approche originale sur la migration dans le monde francophone. Son approche sur
lexpulsion des trangers dlinquants est une des principales rfrences dans le domaine et,
lheure actuelle, mrite dtre considre comme tant la plus aboutie.
Il y a bien sr dautres motifs qui expliquent notre choix, dont le premier est le dsir de
mieux comprendre la sociologie de Sayad. Nous sommes davis que cette dernire mrite
une rflexion critique et que ceci est mme ncessaire pour la comprhension de son apport
sur l'expulsion des trangers dlinquants. Pourtant, il nous faut indiquer aussi les limites de
nos ambitions. Car il est clair quanalyser la sociologie de Sayad dans sa gnralit dpasse
largement le cadre dun mmoire de master. Cest la raison pour laquelle nous essayerons
de le faire en nous limitant sa rflexion concernant notre sujet de recherche. Un autre
point important souligner est que lapproche de Sayad est base sur l'exemple de
l'immigration algrienne. Avec ce travail, outre le dsir d'tre plus clair en ce qui concerne
le cas de la Suisse, nous esprons savoir dans quelle mesure la porte gnrale que cette
approche revendique est mrite, malgr limmigration particulire sur laquelle elle
sappuie.
Notre travail s'carte quelque peu d'un mmoire de master classique qui consiste avancer
des hypothses et essayer par la suite de les confirmer ou infirmer partir de donnes
empiriques. Or, il ne s'en loigne qu'en apparence. Car, les principales ides de Sayad sur
lexpulsion des trangers dlinquants sont envisager comme des hypothses que nous
nous efforcerons de vrifier grce au matriel recueilli.
7
Le travail que nous raliserons peut tre pens comme un mouvement circulaire en trois
temps. Dans un premier temps, nous prsenterons la sociologie de Sayad dans le but de
mieux apprhender son apport dans ltude de lexpulsion des trangers dlinquants. Dans
un deuxime temps, nous tenterons dappliquer certaines ides reprises de la premire
partie lexemple de la Suisse. Cette partie dbutera par un bref aperu de la situation en
Suisse, qui aura surtout recours des statistiques disponibles, des textes juridiques ainsi
qu la littrature spcialise. Dans ce rappel, la dimension historique de la migration en
Suisse sera prise en compte dans la mesure du possible. Le reste de cette deuxime partie
sera consacr lapplication de lapproche de Sayad au cas de la Suisse. Ici, la lgislation
suisse et la discussion mene autour de lexpulsion mritent une attention particulire. Pour
ce faire, entre autres, nous analyserons les interventions dans les forums dinternet. Cette
partie terminera avec une tude de cas montrant le droulement, la complexit et les effets
de lexpulsion sur la base de lexemple dun jeune tranger expuls de Suisse.
Dans un troisime et dernier temps, nous reverrons lapport de Sayad en nous basant sur
lexemple suisse, autrement dit sur les rsultats de la partie prcdente. Ainsi, le
mouvement que nous avons qualifi de circulaire en trois temps touchera sa fin. Ce
faisant, nous esprons pouvoir dire dans quelle mesure la sociologie de Sayad aide mieux
comprendre lexpulsion des trangers en Suisse ainsi que la discussion mene autour de
celle-ci. En outre, il nous sera possible de savoir si le cas suisse permet de montrer ce qui
ncessite plus dinvestissement dans l'approche de Sayad.
8
PREMIERE PARTIE
LA SOCIOLOGIE DE SAYAD ET LA DOUBLE PEINE
Travailler sur les immigrs nest pas innocent
(Sayad, 1990, 21).
1.1. Introduction
Dans ce chapitre, nous nous intresserons de prs la sociologie dAbdelmalek Sayad dont
le rle fondateur, pour la question migratoire en sociologie franaise, est dsormais
reconnu, de manire explicite ou implicite, par la majorit des scientifiques travaillant sur
les phnomnes lis limmigration. Ce sociologue, pour le moins atypique, nous oblige
commencer par son parcours de vie, car sans en tre inform, mme de manire succincte,
il ne serait pas facile de bien comprendre sa sociologie de limmigration. Comme nous le
verrons, cest son pass qui lui a permis de rompre avec ce quil appellera
lethnocentrisme inconscient des travaux mens dans le domaine de limmigration.
Une partie importante de ce parcours est constitue par la relation du sociologue avec un
personnage qui a marqu la sociologie, surtout franaise, Pierre Bourdieu. Celle-ci a une
importance dcisive sur deux plans. D'abord, sur le plan personnel, d'o notre survol du
parcours de vie de Sayad. Ensuite, d'un point de vue thorique, car on ne saurait
comprendre la sociologie de Sayad sans ses fondements bourdieusiens. Cest la raison pour
laquelle nous devrons expliciter certains concepts de la sociologie de Bourdieu. Nous en
ferons de mme pour un concept emprunt Mauss, fait social total.
Aprs ces deux premires tapes, nous arriverons un stade crucial dans notre travail pour
la comprhension de la sociologie de Sayad. Car ce qui donne un caractre trs particulier
celle-ci est le souci pistmologique, autrement dit les rflexions sur la connaissance elle-
mme en tant que rsultat de lactivit scientifique. Nous traiterons ensemble ces
rflexions pistmologiques avec la posture mthodologique du sociologue, dans lespoir
de mieux saisir les liens entre les deux, mais aussi par souci dviter une division arbitraire.
9
Car, chez Sayad, comme cela doit tre le cas pour tout scientifique, les deux sont trs
troitement lis.
Les deux sous-titres suivants traiteront de la sociologie de Sayad des niveaux diffrents.
Bien que cette division soit un peu artificielle, nous procderons de cette manire pour
faciliter la comprhension. Lide est, dabord, de voir comment Abdelmalek Sayad
conoit le monde de limmigration, cest--dire les structures socio-conomiques
faonnant limmigration et les mcanismes la rgissant. Ensuite, nous analyserons le
niveau infrieur, la figure de limmigr qui bouge dans ces structures dune part et qui
les incarne dautre part.
Si nous parcourrons toutes ses tapes cest, principalement, pour parvenir saisir sa
conception de l'expulsion des trangers dlinquants dans sa totalit. Cest aussi pour cela
que nous nous arrterons sur le concept de pense d'tat, sans lequel il serait impossible de
comprendre de manire adquate les rflexions de Sayad sur la double peine applique aux
immigrs auteurs d'actes dviants. Ce premier chapitre s'achevera par une brve
conclusion.
1.2. A. Sayad en personne
Pourquoi sintresser la vie de Sayad dans un travail qui n'a pas pour but de mettre en
lumire diffrents aspects de la vie personnelle de ce sociologue ? Comme il nest pas
facile de comprendre lapport thorique de ce dernier, par rapport aux trangers reconnus
coupables d'infractions, sans se rendre compte de sa sociologie dans sa gnralit, il est
trs important davoir une ide sur Sayad en personne.
La manire la plus pertinente pour commencer est, peut-tre, de citer Sayad. Dans un long
entretien accord Hassan Arfaoui1
Lacte de sociologie, discours sur lautre, est aussi un acte dauto-
sociologie, discours sur soi : dire des autres ou dire des choses sur les autres,
cest bien mais ce qui est dit de la sorte ne prend sa pleine signification qu la
condition que je sache ce qui me fait dire ce que je dis des autres ou propos
, il y a des passages assez clairants, la fois sur sa vie
personnelle et sa manire de faire de la sociologie.
1 Cet entretien publi dans une revue, Le Monde arabe dans la recherche scientifique, (no 6, 1996), a t repris avec un article de Sayad intitul Histoire et recherche identitaire dans un livre posthume. Cest ce livre (Sayad, 2002), portant le titre dudit article, que nous avons pu lire.
10
des autres. Cest l un rflexe de mthode et cest aussi sans doute une
manire silencieuse ou par procuration de parler de soi (Sayad, 2002, 46)2
Ces propos sont tenus vers la fin dune vie, dont une grande partie a t consacre la
recherche. Il est possible de les prendre comme une illustration de la manire de faire de la
sociologie par Sayad. On peut aussi, plus spcifiquement les rattacher sa sociologie de
limmigration :
.
Sil y a un domaine o, par privilge et par ncessit imprieuse, une
ncessit pistmologique, il est indispensable, avant den faire la sociologie
ou pendant quon en fait la sociologie, de faire sa propre sociologie faisant la
sociologie quon fait, cest bien le domaine de limmigration. On ne le dira
jamais assez (Sayad, 2002, 96-97).
Cette manire de faire de la sociologie, plus particulirement de la sociologie de
limmigration, implique un lien entre le sujet de recherche et le sociologue. Ces propos
peuvent mme tre considrs comme une invitation rendre explicites ces liens, car,
comme il l'a crit ailleurs, Travailler sur les immigrs nest pas innocent (Sayad, 1990,
21).
Il est temps de rsumer la vie de Sayad en quelques lignes. On a qualifi Sayad de diverses
manires. Sociologue critique (De Saint Martin, 1999), un des plus grands
sociologues de sa gnration (Bourdieu, 1998a), de Socrate dAlgrie, le corps en exil,
mais lme habite par le destin des Algriennes et des Algriens, par les montagnes de
Kabylie, par la mer (Caloz-Tschopp, 1999, 10), organique ethnologist of Algerian
migration, the witness-analyt of silent drama of mass exodus of the Berber peasants of
Kabylia into the industrial underbelly of their former colonial overlord (Bourdieu et
Wacquant, 2000, 179), intellectuel critique [] dtermin par la position domine quil
2 En continuant de lire cet entretien fort intressant, nous dcouvrons que la source de cette comprhension de la sociologie est Pierre Bourdieu : Cest une des choses principales que jai apprises de la frquentation de Bourdieu qui je dois tout intellectuellement : on ne peut faire de la bonne sociologie sans faire la sociologie de sa sociologie. Il faut savoir en effet, il faut que chacun sache pourquoi et comment se fait sa sociologie, pourquoi et comment se fait de la sociologie. (Sayad, 2002, 89). Dans un texte, qui est la transcription dune intervention un colloque, republi dans l'ouvrage posthume, Pour une sociologie des sociologues, Bourdieu avance lide qu on devait sinterdire de faire de la sociologie, et surtout de la sociologie de la sociologie, sans faire pralablement sa propre socio-analyse (2008, 343-344). Dailleurs lide de faire sa sociologie sera au centre dun petit ouvrage que Pierre Bourdieu a crit peu de temps avant sa mort. Dans ce dernier, il essaie de faire son auto-socioanalyse (2004, 11). Nous reviendrons brivement sur la relation de Sayad avec Bourdieu, sans cela, nos rflexions sur la vie du sociologue de limmigration ne seront sans doute pas compltes.
11
occupe dans ce double espace : algrien et franais (Yacine, 1998, 101), homme de
parole (Temime, 1999, 266), scribe de linconscient individuel et collectif , homme
bless , (Abboub, 1999,43), homme-frontire (Temime, 1997, 28) ou encore
passeur (Laacher, 1999) etc. Il est n en 1933, Sidi-Ach, dans un village de Petite
Kabylie, en Algrie. Il est d'origine rurale et appartient une famille relativement aise.
Aprs une scolarit faite de hasards, daccidents (Sayad, 2002, 48), le futur sociologue
accde au poste dinstituteur, ce qui signifiait pour l'Algrie de lpoque d' avoir son
bton de marchal (Sayad, 2002, 49). Nonobstant cela, il poursuit ses tudes
lUniversit dAlger. A cette poque, il milite en faveur de lindpendance de lAlgrie,
encore colonise par la France. Aprs son indpendance, il vit des moments difficiles.
Dans son entretien avec Arfaoui, il explique que, ce moment-l, il avait un sentiment de
dsordre intgral. ce climat totalement dprimant, dautant plus dprimant que jtais en
retrait, en position dobservateur et non dacteur, sajoutait ma situation personnelle
(Sayad, 2002, 83).
La solution quil trouve est de partir pour la France, en 1963. Il y travaille en tant que
vacataire et devient un des proches collaborateurs de Pierre Bourdieu, au Centre de
Sociologie de l'ducation et de la Culture, ainsi qu' l'cole des Hautes tudes en Sciences
Sociales. Il fait un bref retour en Algrie et commence une thse de doctorat avec R. Aron
intitule les emprunts linguistiques comme rvlateurs des contacts culturels qui
naboutit pas. Il commence publier des articles dans Actes de la Recherche en Sciences
Sociales, la revue fonde par Bourdieu. Il intgre le CNRS en 1977. Il y est nomm, plus
tard, directeur de recherches en sociologie. Bien quil passe le reste de sa vie en France, il
prfre garder sa nationalit algrienne3
3 Cest dans son article sur la naturalisation, publi par la suite dans La Double Absence (1999), quon peut trouver les lments du pourquoi de cette attitude de Sayad. Voici quelques extrais : la naturalisation est une opration dannexion (1999, 324), elle est au fond, savoir, une relation de force (325). Elle est une violence symbolique et, ce titre, violence masque et dnie comme telle (1999, 326). Et aujourdhui encore, pour prolonger ce paralllisme entre, grosso modo, deux moments dune mme histoire ou deux phases dun mme processus ou encore entre les significations de la naturalisation ici et l, se naturaliser pour un immigr revient, l aussi peut-tre un degr moindre que dans le cas de la colonisation -, se dsolidariser de la condition commune aux immigrs puisque, par sa naturalisation, il rejoint le camp des non-immigrs, des nationaux dont il ne faisait pas partie jusquici et dont il ne peut, en dpit de sa naturalisation, faire partie pleinement. II y a de sa part comme une double trahison , la fois sociale et politique (i.e. nationale) de sa condition dimmigr et aussi de sa condition de ressortissant national (i.e. de sa nationalit) (Sayad, 1999, 335-336).
. Son uvre reste inacheve de par la maladie qui
lavait chaque fois retarde, mais surtout par son obstination refuser de publier des
textes quil pensait encore en chantier (Abboub, 1999, 43).
12
Sayad commence sintresser au phnomne migratoire, en particulier limmigration
algrienne vers la France, dans les 1970. A une question dArfaoui : Et comment tes-
vous venu aux tudes sur limmigration ? il rpond que le problme de limmigration
tait dans lair du temps, ctait devenu un objet social avant dtre un objet des sciences
sociales (Sayad, 2002, 86). En ralit, comme on l'a vu plus haut, Sayad tait le
phnomne lui-mme (Bourdieu et Wacquant, 2000, 177).
Ma position, mes origines, mes investigations antrieures me permettent,
peut-tre plus facilement qu un autre, de tenir les deux bouts de la chane.
Jai vu soprer cette conversion quasi-magique de lmigr qui se constitue
plus tard en immigr, du paysan et du rural qui se transforme en ouvrier et
donc en citadin par le seul fait quil franchit une frontire. Il a chang de nom,
on lui a fait changer de nom. (Sayad, 2002, 88) [] Cest peut-tre en cela
que jai bnfici de conditions plus favorables que dautres (Sayad, 2002,
89).
Pour mieux comprendre Sayad en personne, nous sommes obligs de nous arrter un
instant sur son amiti avec Pierre Bourdieu. Les deux se rencontrent pour la premire fois
Alger. Bourdieu est alors un jeune professeur, agrg de philosophie tandis que Sayad est
la fois instituteur et tudiant lUniversit dAlger4. De leur rencontre nat une
fraternit scientifique ayant une dimension politique (Lenoir, 1999, 142). La
rencontre a t dcisive pour Sayad, car c'est grce Bourdieu qu'il dcouvre la sociologie
et mne ses premires recherches de terrain, dans une Algrie alors en pleine guerre
dindpendance. Les deux sociologues publieront des travaux partir de ces recherches,
dont Le Dracinement (Bourdieu et Sayad, 1964) qui traite de la crise de lagriculture
en Algrie sur la base dune enqute mene dans les centres de regroupement des
populations rurales crs par larme franaise. Cette rencontre a galement t importante
pour Bourdieu puisque des concepts comme le champ ou l'habitus ont dabord t labors
pendant ces travaux avec laide de (et grce ) Sayad (Noiriel, 2006, 105). Cette amiti
a dur peu prs quarante ans5
4 Bourdieu, dans son Esquisse pour une auto-analyse explique que Sayad, qui tait son tudiant la facult, tait lui aussi engag dans le mouvement des tudiants libraux . Selon Bourdieu, ce mouvement regroupait des tudiants qui taient en gros, favorables lindpendance de lAlgrie (Bourdieu, 2004, 71).
. Elle perdure au-del de la mort de Sayad, dcd le 13
5 Sayad a particip la ralisation de louvrage La misre du monde, dans lequel Bourdieu cite nommment ses proches collaborateurs dans le texte mthodologique intitul Comprendre (Bourdieu, 1993, 904).
13
mars 1998 l'ge de soixante-cinq ans. Bourdieu donne une confrence, crit en hommage
son ami et publie ce qui sera considr comme tant louvrage principal de Sayad, dans
la collection qu'il dirige (Sayad, 1999). Tout cela correspond la promesse quil a faite
juste aprs la mort de Sayad dans sa confrence-hommage6
Au-del de cette amiti et de la collaboration troite des deux sociologues, luvre de
Sayad est marque par la profonde influence de la sociologie de Bourdieu, mme en terme
de style dcriture (Noiriel, 2006) On a pu lui reprocher davoir utilis un vocabulaire un
peu trop bourdieusien parfois (Petit, 2000, 193). Bien videmment, dans le cas de
Sayad, le vocabulaire nest quun signe dune sociologie dont il a contribu son
laboration en tant que membre du petit groupe resserr autour de Bourdieu
et dans laquelle il le qualifie
d une sorte de frre .
7
1.3. Quelques concepts pour comprendre la sociologie de Sayad
.
Aprs avoir brivement parl de Sayad en personne et avant d'analyser sa sociologie, nous
allons nous arrter sur certains concepts. Ils montrent l'influence de Bourdieu sur sa
sociologie. Car seul un concept, fait social total, appartient Mauss, les autres, habitus,
domination, pense dEtat, sont des concepts de la sociologie bourdieusienne. Nous allons
essayer de les expliquer brivement.
Considrons le concept de Mauss, le fait social total . Nous lavons choisi car pour A.
Sayad, limmigration est un fait social total. Marcel Mauss (1872-1950) est en gnral
prsent en tant que disciple et neveu de Durkheim . En plus du lien de parent et sa
dette au niveau intellectuel, Mauss tait un des collaborateurs de Durkheim et tous les deux
ont produit des textes ensemble. Mais malgr cette double parent, Mauss a su voluer sa
manire et a pu produire une uvre originale. Il est connu surtout pour son Essai sur le
don, dans lequel il explique son concept de fait social total. Lessai est essentiellement un
6 Je ferai tout, avec tous ses amis, pour assurer son uvre, mais aussi la figure exemplaire du chercheur quil a incarne, la seule forme dternit que les hommes puissent donner. (Hommage prononc lInstitut du monde arabe, le 2 avril 1998, loccasion dune runion en la mmoire dAbdelmalek Sayad. Il a t publi dans Annuaire de lAfrique du Nord, vol XXXVII, 1998. Par la suite il a t repris par Yacine dans Esquisses algriennes (Bourdieu, 2008, 362) 7 Lexpression appartient un sociologue franais, Reynaud, qui la utilise pour marquer sa distance avec Bourdieu. Ce dernier parle lui-mme de ce groupe dans son Esquisse pour une auto-analyse (2004) plusieurs reprises : Le groupe que javais constitu, sur la base de laffinit affective autant que ladhsion intellectuelle (91), du groupe de recherche que jai anim, le Centre de sociologie europenne (107), Les membres du centre, sans employer ces grands mots, agissent comme des militants de luniversel ou selon lexpression de Husserl des fonctionnaires de lhumanit conscients de beaucoup recevoir de la collectivit [] et soucieux de le restituer (34).
14
texte ethnographique. Dailleurs, Florence Weber prsente Mauss, dans sa prface, comme
tant sans doute le plus clbre de toute lanthropologie sociale (Mauss, 2007, 7) et
parle de linflexion ethnographique que Mauss donna la sociologie durkheimienne
(Mauss, 2007, 8).
Mauss vient son concept dans la conclusion de lEssai: Il est possible dtendre ces
observations nos propres socits (Mauss, [1925] 2007, 219). Ce faisant, il nous montre
quil ne fait pas de lethnologie pour lethnologie, mais en tant qu'homme engag et
scientifique proccup par les problmes de son temps. La dfinition du concept qui nous
intresse vient vers la fin de la conclusion :
Mais, sil en est ainsi, cest quil y a dans cette faon de traiter un principe
heuristique que nous voudrions dgager. Les faits que nous avons tudis sont
tous, quon nous permette lexpression, des faits sociaux totaux ou, si lon veut
mais nous aimons moins le mot gnraux : cest--dire quils mettent en
branle dans certains cas la totalit de la socit et de ses instituts (potlatch,
clans affronts, tribus se visitant, etc.) et dans dautres cas, seulement un trs
grand nombre dinstitutions, en particulier lorsque ces changes et ces
contrats concernent plutt des individus (Mauss, [1925] 2007, 241).
Donc, les faits que lauteur signale, par leur caractre, permettent de saisir la socit dune
manire plus claire dans sa ralit. Cest ce que Sayad essaie de montrer travers ses crits
et que nous allons voir de prs dans les pages de ce travail. Mais avant de quitter cette
brve explication du concept fait social total, il nous faut souligner que le concept
correspond la sociologie que Mauss prne. Car il pense avoir pu voir, travers son Essai,
les socits dans leur tat dynamique et comme un tout ensemble . Il ajoute cela
cette observation concrte de la vie sociale qui est le moyen de trouver des faits
nouveaux (Mauss, [1925] 2007, 243).
Le deuxime concept est la pense d'tat. Il appartient la sociologie de Bourdieu et se
trouve au cur des rflexions de Sayad concernant les relations entre lEtat et
limmigration. Son importance est encore plus grande quand il sagit de lexpulsion des
trangers qui sont expulss cause des dlits commis dans le pays dimmigration. En guise
dexplication, nous ne pouvons que rappeler le titre de larticle dans lequel lauteur
dveloppe ses rflexions par rapport au sujet de ce travail : Limmigration et la pense
15
dEtat rflexions sur la double peine . Dans cet article et dautres, Sayad se rfre un
travail de Bourdieu. Il sagit dun article qui est la transcription, partielle et corrige
dune confrence. Bourdieu y dveloppe des rflexions par rapport lEtat, plus
particulirement ce quil appelle le champ bureaucratique en utilisant les outils de sa
sociologie et en critiquant dautres thories dveloppes sur la gense de lEtat8
Daprs Bourdieu, On ne doute jamais trop, quand il sagit de lEtat . Car Le danger
que nous courons toujours [est] dtre penss par un Etat que nous croyons penser (1993,
49). Le remde que le sociologue propose est de connatre le pouvoir de lEtat qui est,
notamment par lcole, de produire et dimposer les catgories de pense que nous
appliquons lEtat lui-mme. Donc, il ne faut pas que lEtat se pense encore travers
ceux qui sefforcent de le penser (tels Hegel ou Durkheim par exemple) (1993, 49).
. Mais,
bien que Sayad l'utilise autrement, on y voit une application dun des principaux concepts
de Bourdieu, le champ, un domaine spcifique.
Dans ces rflexions sur lEtat, Bourdieu souligne surtout limportance de la dimension
symbolique. Dailleurs il pense que cest ce qui manque dans dautres thories de la gense
de lEtat. On peut le voir notamment dans la modification quil propose dans la dfinition
de lEtat de Max Weber. Il la modifie en ajoutant et mettant en italique le mot
symbolique : Etat est un X ( dterminer) qui revendique avec succs le monopole de
lusage lgitime de la violence physique et symbolique9
Etat est laboutissement dun processus de concentration des diffrentes
espces de capital, capital de force physique ou dinstruments de coercition
(arme, police), capital conomique, capital culturel ou, mieux,
informationnel, capital symbolique, concentration qui, en tant que telle,
constitue lEtat en dtenteur dune sorte de mta capital, donnant pouvoir sur
les autres espces de capital et sur leurs dtenteurs (Bourdieu, 1993, 52).
sur un territoire dtermin et sur
lensemble de la population correspondante (1993, 51). Un peu plus loin, Bourdieu
donne sa propre dfinition :
8 Si le concept de champ est, comme habitus et capital, compt parmi les concepts importants de la sociologie de Bourdieu, les rflexions de ce dernier par rapport la pense dEtat nont pas eu une influence gale. Au contraire, elles sont restes relativement marginales. Bourdieu (1997) revient au mme sujet quatre ans plus tard, cette fois-ci pour proposer dans un autre article Un modle de le gense du champ bureaucratique . Bien sr, ces deux travaux ne sont pas les seuls en ce qui concerne le champ. 9 Sans indication contraire, dans les pages suivantes de cette partie de notre travail, les mots des extraits sont mis en italique par leur(s) auteur(s).
16
Cette concentration de capitaux a eu lieu en un temps relativement long et cest ce
processus de concentration qui a rendu possible la formation et linculcation dune pense
dEtat. Pour cela, lcole a un rle trs important, car cest surtout travers elle, mais pas
seulement, que les structures objectives de la socit peuvent tre intriorises par ses
membres. Ainsi, lEtat dispose des moyens dimposer et dinculquer des principes
durables de vision et de division conformes ses propres structures (Bourdieu, 1993, 55).
Donc il a le pouvoir de sincarner la fois dans lobjectivit sous forme de structures et
de mcanismes spcifiques et aussi dans la subjectivit ou, si lon veut, dans les
cerveaux, sous forme de structures mentales, de catgories de perception de pense
(Bourdieu, 1993, 51). Mme si on ne trouve pas dans ledit article une dfinition claire de la
pense dEtat, on peut la rsumer brivement comme une forme de pense prsente
jusquau plus intime de notre pense (1993, 49).
Pour rendre plus clair ledit concept, nous allons finir par lexemple de la rforme de
lorthographe en pleine guerre de Golfe que Bourdieu donne au dbut de son article.
Lorthographe la graphie droite est le rsultat du travail de codification et
normalisation de lEtat. Ainsi, ce dernier dsigne une forme dcriture trs
imparfaitement fonde comme normale. Mais quand lEtat veut la modifier cest--dire
de dfaire par dcret ce que lEtat avait fait par dcret , cela cause une rvolte de la part
de ceux qui sont en partie lie avec lcriture (Bourdieu, 1993, 49). Cette rvolte vient
du fait quil existe un accord parfait entre les structures mentales et les structures
objectives, entre la forme mentale socialement institue dans les cerveaux par
lapprentissage de la graphie droite et la ralit mme des choses dsignes par les mots
adroitement graphis (Bourdieu, 1993, 49).
Nous nous arrterons la domination qui est, plus quun concept, mme si nous le
rangeons parmi ces derniers par obligation. Nous avons pens que parler de la domination
chez Bourdieu faciliterait la comprhension des rflexions que Sayad mne dans ses
travaux. Car, dans ces dernires, la domination et des mots lis, comme dominant et
domin, revient souvent.
La question de la domination traverse toute luvre de Bourdieu comme beaucoup de ses
contemporains10
10 Sur ce point, il est peut-tre clairant de lire lextrait suivant repris dun entretien dAlain Touraine : La position hypercritique de P. Bourdieu lgard de la socit vue comme un systme de domination est
. Bourdieu considre la socit comme un univers dopposition
17
antagoniste entre dominants et domins. Dans cet univers, les dominants ne peuvent
possder vraiment le pouvoir sans faire adhrer les domins la rgle prsente comme
lgitime. Donc, il faut que les dominants et les domins croient de diffrentes faons la
mme chose. Cela est indispensable pour que les dominants dtiennent le pouvoir. Ces
remarques nous font comprendre que la relation entre dominants et domins ne se limite
pas au seul domaine conomique. Autrement dit, la domination ne repose pas directement
sur les ressources conomiques, mais plutt sur le rseau de contraintes complexes, cest--
dire le champ social11
Pour ce concept, un des ouvrages de Bourdieu, Le Sens pratique, contient des passages
importants. Dans son huitime chapitre intitul Les modes de domination , le
sociologue fait une comparaison entre les socits prcapitalistes et capitalistes. Ce
chapitre, qui est une version lgrement modifie dun article portant le mme titre et
publi quatre ans avant (en 1976) de la publication du Sens pratique, est particulirement
important pour nous, car Bourdieu prend comme exemple des socits prcapitalistes, la
Kabylie, do viennent les migrs/immigrs de Sayad. La similitude ne sarrte pas l, car
ces derniers arrivent en France qui est l'incarnation des socits capitalistes.
.
Daprs Bourdieu, dans le premier type de socits, dpourvu des mcanismes ncessaires,
les dominants doivent dabord travailler pour avoir le droit dexercer la domination sur
les domins et par la suite pour pouvoir assurer leur domination, car dans cette forme
lmentaire, la domination sexerce de personne personne (Bourdieu 2005 [1980],
217). Cela va continuer aussi longtemps que nest pas constitu le systme des
mcanismes qui assurent de leur propre mouvement la reproduction de lordre tabli
(Bourdieu 2005 [1980], 223)
caractristique des intellectuels de laprs guerre. Auparavant, les intellectuels franais taient progressistes, rformistes. Ctaient les cas dEmile Zola et dEmile Durkheim lors de laffaire Dreyfus. Les intellectuels accompagnaient et pensaient le progrs social. Puis, partir des annes 1950-1960, ils se sont mis critiquer le progrs. Ce fut le cas de lcole de Francfort en Allemagne, de Jean-Paul Sartre puis de Michel Foucault en France. P. Bourdieu sinscrit dans cette perspective dune critique de la modernit, vue sous langle unique de la domination. Ce point de vue a certes un rle important et fcond sur le plan thorique. Il permet de dvoiler certains fondements cachs du systme social. Mais en mme temps, cest une pense dsesprante, incapable de penser le changement, les contradictions, et qui aboutit des impasses sur le plan pratique et thorique (Touraine, 2008). 11 Par rapport au concept de domination, on peut se rapporter louvrage de Sung-Min (1999), surtout son dernier chapitre (205-252), dans lequel lauteur fait une comparaison partir dudit concept entre Bourdieu et le courant marxiste.
18
Dans cette forme de domination, part la violence physique, une autre forme de celle-ci, la
violence symbolique, doit tre exerce. Cette dernire, est dfinie de la manire suivante
dans un autre ouvrage de Bourdieu, La Domination masculine :
la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses
victimes mmes, qui sexerce pour lessentiel par les voies purement
symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus prcisment,
de la mconnaissance, de la reconnaissance ou, la limite, du sentiment
(Bourdieu, 1998a, 7).
Contrairement ce quon pourrait croire, le sociologue pense que lconomie
prcapitaliste est le lieu par excellence de la violence symbolique . Car dans ces socits,
afin dinstaurer, de maintenir et de restaurer les relations de domination, les dominants ont
besoin des stratgies pour se travestir, se transfigurer, en un mot, seuphmiser . Car ils
ne peuvent satisfaire leurs intrts quen les dissimulant (Bourdieu 2005 [1980], 217). A
cause de cela, dans ce genre de socits, la violence symbolique simpose comme le
mode de domination le plus conomique parce que le plus conforme lconomie du
systme. (Bourdieu 2005 [1980], 219). Ainsi, ce nest pas pour rien si, en Kabylie, le
matre endette son khammes (une sorte de mtayer), lui fait des dons sous diffrentes
formes (par exemple en organisant le mariage de son fils). Ces dettes et dons sont des
formes permettant dinstaurer et dexercer la violence symbolique.
Par contre, dans les socits capitalistes, les dominants nont pas besoin de faire ce travail
presque quotidien pour pouvoir assurer leur domination. Car lobjectivation dans les
institutions y garantit la permanence et le cumul des acquis, tant matriels que symboliques
(Bourdieu 2005 [1980]). Ces institutions, qui sont lobjet dune appropriation
diffrentielle, tendent assurer la reproduction de la structure des rapports de domination
et de dpendance.
En rsum, selon Bourdieu, cest dans le degr dobjectivation du capital que rside le
fondement de toutes les diffrences pertinentes entre les modes de domination (Bourdieu
2005 [1980], 224). Dans les socits prcapitalistes, les relations de domination sexercent
entre les personnes. A loppos de celles-ci, il y a des socits capitalistes. Dans ces
19
dernires, les relations de domination sont mdiatises par des mcanismes objectifs et
institutionnaliss comme le systme denseignement ou lappareil juridique12
Le dernier concept bourdieusien sur lequel nous allons nous arrter, plus brivement que
les autres, est lhabitus. Les origines de ce concept demeurent floues, les versions variant
selon les ouvrages. Ainsi, Sapiro (2004) pense que lhabitus permet Bourdieu dintgrer
les acquis de diffrentes traditions de la sociologie. Roger Chartier (2008) explique
quElias la dj utilis quand il parlait des configurations sociales. Mais, daprs lui,
Bourdieu la complexifi, et ce faisant, il sinspirait de luvre de Durkheim et de Mauss.
Enfin, Sung-Min (1999) parle de la philosophie franaise, surtout de Bergson et de
Merleau-Ponty comme inspiration philosophique de ce concept. Si une chose est sre,
cest que ce concept tmoigne du dsir de dpasser lopposition dichotomique entre
diffrentes traditions dont lune peut tre appele le structuralisme et lautre le
subjectivisme
.
13
Bourdieu dveloppe essentiellement lhabitus sur la base des enqutes quil a menes en
Algrie avec Sayad (Noiriel, 2006) et on peut lire les rsultats de cet effort surtout dans Le
Sens pratique. En fait lhabitus est un systme de dispositions, autrement dit cest un
ensemble de schmes de perception, dapprciation et daction. Ces dispositions
tmoignent dune incorporation du monde social par la personne et cette dernire, par la
suite, agit sur ce monde quelle a incorpor. Il y a l une sorte de relation circulaire.
.
Bourdieu dfinit des habitus comme systmes de dispositions durables et transposables,
structures structures prdisposes fonctionner comme structures structurantes, cest--
dire en tant que principes gnrateurs et organisateurs de pratiques et de reprsentations
(Bourdieu 2005 [1980], 88). C'est pourquoi Bourdieu parle d un poids dmesur aux
premires expriences (2005 [1980], 90), et de la prsence active des expriences
passes qui, dposes en chaque organisme sous la forme de schmes de perception, de
pense et daction tendent [] garantir la conformit des pratiques et leur constance
travers le temps (2005 [1980], 90). Donc, comme Accardo (1997) l'a constat, lhabitus
12 Dans La Domination masculine, Bourdieu parle de lcole et de ltat, comme des lieux dlaboration et dimposition de principes de domination qui sexercent au sein mme de lunivers le plus priv (Bourdieu, 1998b, 10), tandis que ni dans son article de 1976, ni dans le huitime chapitre du Sens pratique, il ne parle pas directement de lEtat. 13 Pour un article trs intressent sur les fondements psychologiques dhabitus voir Bronckart et Schurmans (2001).
20
primaire est plus important car il est constitu de dispositions plus anciennement acquises
et, par consquent, plus durables.
Mais, en parlant de lhabitus, il ne faut pas oublier lvolution du concept chez Bourdieu,
comme Accardo et Corcuff l'ont remarqu (1986), des formulations dterministes vers
celles plus ouvertes et reconnaissant lagent la possibilit de linvention. Dans son
ouvrage Questions sociologiques, Bourdieu (1984) reconnat que les ajustements sont sans
cesse imposs lhabitus cause des ncessits de ladaptation des situations nouvelles
et imprvues, mais que ceux-ci restent dans certaines limites. Dans les Mditations
pascaliennes, il parle de lhabitus comme de lnergie potentielle, la force dormante
(1997, 202). Dans cet ouvrage, le sociologue parle aussi des dcalages, des discordances et
des rats de lhabitus. Il constate que lhabitus nest ni ncessairement adapt, ni
ncessairement cohrent (Bourdieu, 1997, 190). Le thoricien de lhabitus fait une
distinction entre les situations de concordance et les situations de crise ou de
changement rapide (191). Dans ces dernires, il existe des positions contradictoires
qui correspondent souvent des habitus dchirs, livrs la contradiction et la division
contre soi-mme, gnratrice de souffrances (Bourdieu, 1997, 190). Dans le paragraphe
qui suit, l'auteur explique que les habitus peuvent se trouver affronts, en nombre de cas,
des conditions dactualisation diffrentes de celles dans lesquelles ils ont t produits .
Cest notamment le cas quand les agents perptuent des dispositions rendues obsoltes
par les transformations des conditions objectives . Le sociologue cite deux types
dexemples dont les premiers correspondent une situation de changement durable et les
seconds une situation conjoncturelle. Les premiers, les parvenus qui occupent des
positions exigeant des dispositions diffrentes de celles quils doivent leur condition
dorigine et, les seconds, les plus dmunis qui saffrontent des situations rgies par
les normes dominantes, comme certains marchs conomiques ou culturels . (Bourdieu,
1997, 191). Cest dans ces lignes que Bourdieu mne des rflexions se rapprochant le plus
des situations vcues par les migrs/immigrs algriens, que Sayad a tudi.
1.4. Considrations pistmologiques et mthodologiques par rapport la sociologie
de Sayad
Dans les quelques pages qui suivent, nous verrons, dans un premier temps, comment le
sociologue pense la sociologie de limmigration, autrement dit, comment il la conoit.
Pour ce faire, nous devrons nous arrter aux rflexions menes sur les discours produits par
21
les socits de limmigration et par les scientifiques de ces socits. Il est possible de
qualifier ces considrations dpistmologiques car le regard de Sayad est port vers les
regards ports sur les phnomnes migratoires. Il s'agit dun mta-regard qui entend
prendre conscience de ces regards et du savoir produit par les scientifiques. Aprs cela,
nous allons nous intresser plus brivement la pratique de la mthodologie chez Sayad.
Il est plus judicieux de commencer par les constats du sociologue sur le discours que la
socit de limmigration produit sur les phnomnes migratoires. Celui-ci a, en gros, deux
principaux objectifs viss qui sont, dune part, de rguler un phnomne qui risque de
perturber lordre public et de masquer le paradoxe essentiel de limmigration (Sayad,
1982, 66)14
Une autre particularit de ce discours est quil est produit sans tenir compte du fait que
limmigr est en mme temps lmigr. Cest--dire quon fait comme si limmigr tait n
au moment o il fait son entre dans le pays. Mais agissant de la sorte, on ignore des
conditions sociales qui lont engendr en tant qumigr et ce que la condition
dimmigr doit la condition dmigr (Sayad, 1982, 62).
. Selon A. Sayad, le discours fait partie de lobjet et doit tre intgr dans son
tude (Sayad, 1999) et cela est vrai aussi pour son sujet de recherche : comme la plupart
des objets sociaux, le discours sur lobjet (ici, limmigration) fait partie de lobjet (Sayad,
1984, 225). Ce constat est complt par un autre, spcifiant le rle du discours dans ce
domaine prcis. Il pense qu une des fonctions objectives (i.e. fonctions qui signorent
comme telles) du discours sur limmigration tant de reflter, [] la fonction miroir
ltat de la socit et du discours sur la socit (Sayad, 1984, 220). A travers cette
fonction dite miroir, on peut connatre la socit de limmigration elle-mme au lieu du
phnomne de limmigration. Car, tout ce discours, quon croit tre le produit sur les
immigrs et pour les immigrs, nest en ralit que le discours de la socit (nationale) face
aux immigrs dont elle a besoin (Sayad, 1999, 178). En indiquant cela, Sayad dvoile
une des fonctions essentielles du discours sur limmigration : on parle objectivement
de soi quand on parle des autres (Sayad, 1991, 20).
14 Si on ne sinterroge pas sur la gense mme de ces problmes et sur ce quils doivent la reprsentation quon se fait des immigrs, cest sans doute parce que le discours abondamment produit sur ces diffrents problmes remplit, par lui-mme, deux fonctions essentielles : en premier lieu, rguler un phnomne qui risque de perturber lordre public (social, politique, moral, etc.) et, en second lieu, paradoxalement, masquer le paradoxe essentiel de limmigration, carter ou neutraliser la question de savoir ce quest limmigr et ce quest limmigration (Sayad, 1999, 259).
22
Sayad reconnat dans ce discours de la socit de limmigration, produit dans divers
domaines (conomique, social, scientifique etc.) une version de lethnocentrisme quil
explique de la manire suivante, dans son Introduction son ouvrage Limmigration ou
paradoxe de laltrit :
on ne connat que ce quon a intrt connatre, on ne comprend que ce
quon a besoin de comprendre, le besoin de savoir cre le savoir ; on ne porte
intellectuellement intrt un objet social qu la condition quil rencontre cet
intrt soit port par dautres intrts, la condition quil rencontre des
intrts dune autre espce (Sayad, 1991, 15-16).
Lethnocentrisme dont Sayad parle produit un point de vue, un discours ou une littrature
sur limmigration qui oublie les conditions dorigine des migrs et se condamne ne
donner du phnomne migratoire quune vue la fois partielle et ethnocentrique . Dans
ce cas-l, le vritable problme ne peut tre que ladaptation la socit daccueil (Sayad,
1999, 56).
Aprs ces constats de Sayad, nous continuerons avec dautres qui sont plus spcifiquement
lis la production scientifique et la sociologie de limmigration. Le premier est que le
phnomne change rapidement. Dans ce domaine, les changements arrivent si vite quon
a limpression quon court toujours derrire (Sayad, 1990). Une autre de ses impressions
dont il nous fait part, cette fois-ci dans son introduction Limmigration ou paradoxes de
laltrit, par rapport cette rapidit est que, dans le domaine de limmigration, les
transformations sont
si rapides quon a limpression que la science court derrire son objet et que
lobservation spuise les suivre, voue tre constamment en retard par
rapport la ralit tudie et non pas seulement en retrait de celle-ci, comme
cela convient lattitude scientifique (Sayad, 1991, 21).
A cette position de la science qui peut tre qualifie dinconfortable, sajoute un autre
facteur qui est le deuxime constat que nous allons signaler. Limmigration a fini, sous
linfluence de diffrents facteurs, par tre constitue en problme social avant de
devenir lobjet de la sociologie (Sayad, 1991, 62). La suite logique de cela est que toute
23
la problmatique de la science de limmigration est une problmatique impose (Sayad,
1991, 63), une problmatique qui est impose de lextrieur (Sayad, 1991, 14).
A ces deux prcdents, sajoute un troisime constat qui est la position de limmigration
parmi les sujets scientifiques. Selon le sociologue, en comparaison avec dautres,
limmigration est un sujet ignoble qui ne vaut que pour les immigrs. Dans son
entretien avec H. Arfaoui, Sayad constate un essai danoblissement du sujet, mais il pense
que cela nest pas possible et que limmigration ne peut pas devenir noble (Sayad, 2002).
Si ce statut infrieur du sujet est vou rester ainsi, cest que la hirarchie des objets
intellectuels reproduit ordinairement la hirarchie sociale de ces mmes objets (Sayad,
1990, 8). Autrement dit la dignit intellectuelle des objets sociaux est la mesure de la
dignit sociale de ces mmes objets quon a convertis en objets intellectuels (Sayad, 1991,
20-21).
Sayad poursuit cette dnonciation de la production scientifique sur les questions
migratoires dans un article, Tendances et courants dans les publications en sciences
sociales sur limmigration en France depuis 1960. Il y constate qu' outre les multiples
surdterminations , la sociologie de limmigration souffre de difficults qui tiennent
lobjet lui-mme (Sayad, 1984, 239). Mais il y a aussi la pauvret scientifique qui
sattache aux pauvres (Sayad, 1984, 249-250).
Dans ledit article, nous reprerons deux exemples de cette pauvret scientifique. Le
premier est qu on accouple une catgorie sociale particulire, les immigrs en
loccurrence, aux diverses institutions (Sayad, 1984, 239) tel que les immigrs et le
march de lemploi. Cette pense constitue en fait, de vritables obstacles lmergence
dune vraie sociologie de limmigration (Sayad, 1984, 247). Cette manire d'apprhender
le phnomne migratoire contribue [] une plus grande stigmatisation de la population
concerne (Sayad, 1984, 248).
Le second exemple est lengouement par rapport aux rcits de vie des immigrs.
Puisque la population immigre est ignore par les sciences sociales et, par consquent, il
nexiste pas de travaux utiles comme les enqutes, on se rabat sur le tmoignage et sur le
matriel bibliographique. Pourtant, ncessit faisant vertu , les auteurs qui recourent
ces rcits de vie ne veulent pas savouer les dterminations pistmologiques qui psent
24
sur leurs travaux (Sayad, 1984, 249-250). Tandis que limmigr est mieux dcrit par la
littrature que les spculations des sciences sociales (Sayad, 2002, 12).
Totalement dtermine par la pression sociale qui sexerce sur leur objet, la
littrature et la production scientifique traitant de limmigration apportent
lillustration de la difficult quil y a peser dun objet constitu en objet
social (les problmes sociaux des immigrs) un objet constituer en objet de
science (la sociologie de limmigration) (Sayad, 1984, 250).
Ce regard trs critique sur diffrents points ne va pas sans rflexions par rapport aux
lments de rponses aux questions qui viennent lesprit en les lisant. Sayad qui pense
qu on ne peut pas crire innocemment sur limmigration et sur les immigrs , demande
sinterroger sur ce que cest qucrire sur cet objet qui est socialement et
politiquement (ou nationalement) surdtermin, et surdtermin doublement, dans la
mesure o il concerne une population socialement et politiquement domine (Sayad,
1991, 20). Il est possible de considrer cette demande comme un des pas vers des lments
de rponses. Un autre pas peut tre le constat quil y a un partage de lmigration et de
limmigration entre les deux socits et ce partage participe, somme toute, de la relation
de domination, de la mme dissymtrie ou ingalit dans les rapports de force qui sont
lorigine et sont constitutives du phnomne migratoire (Sayad, 1991, 16).
Quant au pas dcisif, il ne peut tre que de rompre avec la perception commune de
lobjet . Cela est ncessaire pour pouvoir procder la constitution objective de
limmigration comme objet dtude . Car lapproche scientifique de la vrit de
limmigration et de la condition de limmigr exige bien pareille rupture pistmologique15
Donc, il faut cesser dignorer la vie de limmigr avant quil ne mette le pied sur le sol de
la socit de limmigration. Cela permet de comprendre le systme complet des
dterminations qui, ayant agit avant lmigration et continu dagir, sous une forme
modifie, durant limmigration . Pour ce faire, il faut intgralement reconstituer des
trajectoires dimmigrs . (Sayad, 1999). Car daprs Sayad, tout itinraire migratoire est
un itinraire pistmologique (Sayad, 1982 et 1984). Cela impose ce quil appelle la
et pareil travail dobjectivation comme conditions de possibilit (Sayad, 1984, 238).
15 Ce concept et bien dautres ides pistmologiques de Sayad montrent linfluence de Bachelard. Pour une longue dveloppement de la rupture pistmologique voir Bachelard (1975) et pour un travail sur lide de rupture chez Bachelard voir Dagognet (2003).
25
ncessit de lordre chronologique , toujours afin de saisir dune manire adquate les
deux faces dune mme ralit (Sayad, 1991, 14). Sayad qualifie cette ncessite de
vritable rvolution copernicienne : le changement radical de perspective (Sayad, 1973,
52).
Le sociologue, qui considre le phnomne migratoire comme un fait social total et qui
pense que parler de limmigration, cest parler de la socit en son entier (Sayad, 1991,
15), constate que litinraire (pistmologique) de limmigr est au carrefour des
sciences sociales (Sayad, 1991, 15 et 1982, 1). Selon le sociologue, linstar de la
science du corps ou du colloque, la science de limmigration apparat comme un lieu de
rencontre fictif et abstrait, o se retrouvent des disciplines diffrentes, mme si certaines
dentre elles, comme la gographie, peuvent tre plus utiles que dautres (Sayad, 1984,
225).
Laboutissement de toutes ces rflexions est la demande, ou, ventuellement, le dsir de
construire une science de limmigration qui emprunterait toutes les autres
sciences (Sayad, 1984, 227). Sayad lappelle aussi la science globale du phnomne
migratoire en sa double composante dmigration et dimmigration (Sayad, 1999, 16).
Aprs ces considrations d'ordre pistmologique, nous allons nous arrter au niveau
mthodologie, cest--dire, dans le sens concret qu'il prend ici, comment Sayad pratiquait
la sociologie. Il faut peut-tre commencer par un point que nous avons prcdemment,
signal : limportance de l'origine et de la trajectoire personnelle de Sayad. Bourdieu le
souligne dans sa prface un ouvrage de Sayad :
Toutes ces vertus, dont ne traitent jamais les manuels de mthodologie, et
aussi une incomparable matrise thorique et technique, associe une
connaissance intime de la langue et de la tradition berbres, taient
indispensables []. Les principes de lpistmologie et les prceptes de la
mthode sont peu de secours, en ce cas, sils ne peuvent sappuyer sur des
dispositions plus profondes, lies, pour une part, une exprience et une
trajectoire sociale (Sayad, 1991, 8-9).
26
En plus de la matrise thorique et technique, Sayad a su trouver dans sa trajectoire
personnelle et ses origines des aptitudes qui lui ont permis darriver une manire tout
fait particulire de pratiquer la sociologie.
Luvre qui prend naissance de cette pratique particulire peut tre associe la tradition
de la mthodologie qualitative. Car, comme cela a t trs justement remarqu par peu
prs toutes les personnes sintressant son uvre, ce quon peut apprendre des analyses
de Sayad nest presque jamais appuy, du moins en apparence, sur des donnes statistiques
ou des questionnaires16. Comme principale mthode de recueil des donnes, on trouve les
entretiens semi-structurs quon a aussi qualifi, notre avis trs justement, d entretiens
cliniques (Abboub, 1999, 41). Ils taient, pour le sociologue, le moyen de sintresser
de prs aux dtails les plus infimes et les plus intimes de la condition des immigrs
(Sayad, 1991, 9 ; prface de Bourdieu). Cette manire de pratiquer les entretiens semi-
directifs et cet intrt rsultent de sa perspective thorique, qui consiste vouloir donner la
parole aux migrs/immigrs pour les comprendre, mais aussi pour remdier aux formes de
domination. Cest la raison pour laquelle Bourdieu constate qu' avec Abdelmalek Sayad,
le sociologue se fait crivain public. Il donne la parole ceux qui en sont cruellement
dpossds [] Cela sans jamais s'instituer en porte-parole (Sayad, 1991, 7, prface de
Bourdieu)17
Une autre particularit mthodologique chez Sayad, cest de se baser sur une tude de cas
pour arriver des rsultats de porte gnrale. Pour lui, raisonner sur ces cas
exemplaires (Sayad, 1982, II) pourrait avoir une valeur heuristique au-del de la
comprhension de ces cas proprement dits (Sayad, 1982, III). Cest la raison pour
laquelle, il faut prendre en compte du fait quil pense, dans toute son uvre, partir de
limmigration algrienne vers la France. Dans cette immigration, dun ct, il se trouve
lAlgrie, un pays colonis devenu indpendant par la suite, prcapitaliste
conomiquement, entr dans lunivers capitaliste comme tant sous-dvelopp par la
.
16 Dans un entretien, son ami proche et son collgue R. Lenoir, en rpondant la question Quel tait le rapport de Sayad aux sources ? , nous apprend que, mme si on trouve trs rarement des statistiques dans son uvre, ce dernier sintressait de prs ce type de donnes. Il nen parlait pas directement, mais ctait quelque chose de connu : il accumulait toute la documentation possible concernant ses objets de recherche, notamment tout ce qui concernait les statistiques. Sayad tait trs fru de statistiques ; il passait son temps les lire, les tablir, les commenter, et pourtant cela napparat pas dans ses travaux (Lenoir, 2009, 140). 17 A part cette ambition de donner la parole ceux qui en sont dpossds, pour Sayad, faire des entretiens avec les immigrs, autrement dit enquter sur eux, va avec un effort constant dauto-analyse. Cest peut-tre pour cela quil enqute en se questionnant constamment; sur ce point voir Prez (2009).
27
suite, mais restant pauvre pour toujours. De lautre ct se trouve la France, un pays
(empire, mtropole) colonisateur, oppresseur, capitaliste et riche. Cest cette dernire, la
France, qui provoque dabord limmigration algrienne pour ses propres besoins
conjoncturels, dans une relation restant toujours asymtrique, malgr les changements de
statut, au moins au niveau juridique18
Sayad pense quavec ces caractristiques, les rsultats auxquels il est arriv partir de ce
cas exemplaire, pourraient tre gnraliss tous les autres cas similaires. Cest la raison
pour laquelle il crit, au dbut de son ouvrage, quil a rdig, aprs une anne
d'enseignement lUniversit de Lausanne, Elments pour une sociologie de
limmigration, qui, mme si elle se base sur limmigration algrienne en France est
grosso modo valable pour comprendre limmigration en Suisse ; bien sr il faudra encore
sinterroger sur lhistoire sociale et institutionnelle de limmigration en Suisse (Sayad,
1982, III-IV). Donc, pour lui, sa sociologie est, dans une certaine mesure, valable dans un
pays comme Suisse
.
19
Toutefois, par rapport au raisonnement partir dun cas exemplaire, sil sagit de la
sociologie de Sayad, il faut peut-tre ne pas sarrter au niveau des pays. Car une grande
partie des travaux du sociologue sappuient sur des entretiens raliss avec une seule
personne, pour arriver des rsultats de porte gnrale au niveau de limmigration
algrienne. Par exemple, dans un article dAnthropologica medica, intitul La faute de
.
18 Il va de soi que sarrter longuement sur cette immigration dpasse largement les limites de ce travail. Nanmoins quelques brves remarques sont ncessaires pour saisir sa position exemplaire chez Sayad. Sayad constate que son cas exemplaire, limmigration algrienne, a eu trois ges. Pendant le premier, limmigration a eu lieu sur ordre et, ce, jusquau lendemain de la Deuxime guerre mondiale. Elle tait compose de paysans qui luttaient pour la survie de leur socit paysanne. Le deuxime ge, pendant lequel il est arriv une perte de contrle de la socit paysanne dorigine sur les migrs qui tait des paysans frachement proltariss. Enfin le troisime, surtout depuis lindpendance de lAlgerie (1962), pendant lequel il y a eu limplantation dune colonie migrante relativement indpendante implante en France. Bien que, comme nous l'avons dj signal, luvre du sociologue est construite sur la base du cas de limmigration algrienne, sil ne fallait indiquer quun article de Sayad concernant ce cas, il serait sans doute Les trois ges de limmigration algrienne (Sayad, 1977, 59-79 ; repris dans Sayad, 1999, 53-98), non pas le livre quil a crit avec A. Gilette (1984 [1976]). Ce texte est devenu classique surtout en sociologie et en histoire de limmigration. Dans son entretien avec H. Arfaoui, Sayad constate quil ntait pas le rsultat dun travail de terrain proprement parler, ctait seulement un texte plutt programmatique qui indiquait ce quil fallait faire en cette matire (Sayad, 2002, 86). 19 Comme nous essayons de comprendre lexpulsion des trangers condamns par un tribunal, ce point est particulirement important pour nous. Dailleurs, dans Elments pour une sociologie de limmigration nous pouvons lire que, mme pour la Suisse qui na pas de traces coloniales dans son immigration, il semble utile de rflchir sur les cas les plus exemplaires, savoir sur les migrations originaires du Tiers-monde . Car, Ces situations [] font paratre de manire plus vidente les mcanismes rgissant lmigration et limmigration (Sayad, 1982, II).
28
labsence ou les effets de lmigration, (No : 4, Trieste, juillet 1988, 50-69), republi dans
une version lgrement modifie dans Limmigration ou les paradoxes de laltrit (1991,
109-145) et dans La double absence (1999, 199-232 ; chapitre 7), Sayad dcrit le cas dun
immigr algrien. Au dbut, il dit que le cas rapport ici illustre de manire paroxystique
le cot social de lmigration et que son immigration apparat rtrospectivement
comme un condens particulirement saisissant de toute lhistoire de limmigration
algrienne en France dans les annes postrieures la Seconde Guerre mondiale (Sayad,
1999, 201-202)20
Avant de clore, il faut ajouter deux autres caractristiques mthodologiques, sans les
dvelopper, dont la premire est l'ambition comparatiste , aussi bien au niveau des
socits qu'au niveau des parcours personnels des immigrs, de leurs statuts juridiques ou
de leur provenance
. Donc, ce que certains ont appel le lien indispensable entre des
histoires singulires et lhistoire universelle (pour dire les choses rapidement) qui na cess
doccuper et de proccuper la sociologie de Sayad (Laacher, 1999, 7) ou encore la
volont dassocier la rflexion thorique la plus dense la restitution la plus fidle de la vie
des migrs (Cardon, 1999, 16) peut tre compris comme la continuit de la volont de
travailler partir des tudes de cas.
21
20 Les propos de migrants sont sans cesse rapports environ 20 pages dans cet article qui occupe 33 pages de La double absence, cest--dire un tiers peu prs. En fait, ce genre darticle nest pas rare chez Sayad. Un autre exemple, encore plus frappant, cest larticle intitul Les enfants illgitimes. Publi pour la premire fois dans Actes de la recherche en sciences sociales en deux parties (n 25, janvier 1979, pp. 61-82 -1re partie-, et n 26-27, mars-avril 1979, pp. 117-132 -2me partie-). Repris dans Limmigration paradoxe daltrit (1991), ce long article de 73 pages dont 57 pages sont la transcription dune srie dentretiens raliss avec Zahoua, jeune tudiante appartenant une famille algrienne immigre en France et rsidant dans la banlieue parisienne (Sayad, 1991, p. 185). Juste en passant, il nous faut signaler une erreur que ce genre darticles peut provoquer. En effet, mme sils donnent limpression que lauteur ne fait que rapporter les entretiens, ils demandent un travail consquent tant au niveau de choix de linterview que la restitution de ses paroles, comme tmoignent les propos de Lenoir : En ralit, les entretiens quil a raliss se basaient aussi sur le travail minutieux quil a accompli partir des recensements algriens par exemple, dont on voit la trace dans le fonds, mais aussi sur des documents de toutes sortes (Lenoir, 2009, 140).
. Quant la seconde, on peut appeler le recours la dmarche
historique (De Saint Martin, 1999, 39) qui peut prendre une forme tout--fait particulire
qui est de rapporter les propos des immigrs.
21 Cette ambition comparatiste, entre socit dimmigration et socit dmigration, entre diffrentes socits dimmigration, ou entre diffrentes socits dmigration, ou encore entre diffrents parcours biographiques de travailleurs immigrs, cette exploration des zones-frontires, provisoires, intermdiaires entre le lgal et lillgal, entre lofficiel et lofficieux, entre le national et le non-national, entre le monde rural et le monde urbain sont au cur de son projet sociologique (De Saint Martin, 1999, 38).
29
1.5. Ordre de limmigration
Sous ce titre, nous essayerons de comprendre comment A. Sayad voit limmigration dune
manire gnrale. Nous serons bref, mais il nous faut expliquer, mme succinctement, les
principaux points, ce qui facilitera largement la suite de cet expos de la sociologie de
Sayad. Nous partirons du niveau mondial, qui est plus gnral et plus facile saisir.
Selon le sociologue, les dplacements se font, pour lessentiel et pour ce qui nous
concerne, des pays du Tiers-monde vers les pays dvelopps (Sayad, 1994, 195). Et, par
consquent, la migration lui apparat comme cette partie du Sud qui se trouve
installe dans ce nord de la libert (Sayad, 1994, 235). Sayad lit la ralit migratoire
de manire dichotomique. Daprs lui, il y a une division au niveau mondial. D'un ct, un
monde producteur dmigrs et de lautre ct, le monde recevant ceux-ci, transforms en
immigrants. Toutefois les appellations quil utilise changent selon les circonstances : riche-
pauvre, dvelopp-sous dvelopp/tiers-monde, Nord-Sud, dominant-domin, etc..
Le sociologue voit la pauvret comme la cause principale des mouvements migratoires
modernes. Ce, tel point que, cest tout le phnomne migratoire qui est, non sans
raison, synonyme de pauvret ; il est le produit de la pauvret : on migre et on immigre
par pauvret (Sayad, 2004, 125). Car, on migre partir des pays pauvres vers les pays
riches. Il en tait de mme pour les mouvements migratoires des Europens vers les
Amriques. Ce qui est diffrent de nos jours, cest que lmigration des pauvres des pays
pauvres vers les pays riches pour trouver un remde leur pauvret se fait une chelle
beaucoup plus vaste. Maintenant, presque lentier du monde (celui des pauvres/de
lmigration et celui des riches /de limmigration) est concern par les mouvements
migratoires (Sayad, 2004). Cest le monde pauvre qui est devenu, en quelque sorte, migr
virtuel (Sayad, 1982). Les deux moitis du monde ont des produits qui leur correspondent :
la partie dominante produit des touristes tandis que lautre, domine, des immigrs (Sayad,
1991). Par consquent, toute vritable immigration se dirige dun pays pauvre vers un pays
riche ; mme celles qui ont lieu pour des raisons politiques (Sayad, 2004). Pourtant le
sociologue ne reste pas au niveau de constat, pour lui, ici, nous sommes en face dune
forme de domination, mais pas nimporte laquelle :
La forme la plus acheve, mais aussi la plus violente et la plus excessive, de
cette domination excessive, de cette domination gnralise, plus masque
30
politiquement est sans doute le partage du monde en deux ples
dissymtriques : un monde dominant et un monde domin un monde dvelopp
et un monde sous-dvelopp et un monde dans lequel on immigre et un
monde partir duquel on migre (Sayad, 1993, 278).
Si Sayad voit dans cette division une forme de domination, c'est qu'il estime que le
monde dvelopp a la matrise de la structure conomique quil a invente pour lui. Il
peut simposer au reste du monde , plus prcisment celui dit sous-dvelopp ,
tranger cette structure et tranger son invention et qui il appartient de la subir
(Sayad, 1994, 193). Il constate mme un double processus duniversalisation dun
systme conomique et social et du systme politique qui lui est associ (Sayad, 1994,
195), ce qui, sans doute, renforce la domination.
A partir de cette analyse, il est dduit que les tats sont situs dans une relation
fondamentalement dissymtrique (Sayad, 1999, 15). Car tout le poids de la relation de
domination pse sur les relations de ces derniers et oppose des partenaires aussi
ingaux que les pays dimmigration et les pays dmigration (Sayad, 1991, 263). Les
rgles en matire d'immigration sont essentiellement dcides par les pays de
limmigration. Quand elles ont lieu, les ngociations internationales concernant les
questions migratoires, comme cela a t le cas entre la France et lAlgrie indpendante,
sont une fiction que chacun des partenaires a intrt entretenir ( la partie en position
domine nayant qu ngocier pour la forme ) (Sayad, 1991, 259). Pour Sayad, ces
accords/relations rciproques affirment la domination de lun sur lautre, sous couvert
dgalit. Daprs lui, les ngociations de main-duvre sont peut-tre celles qui
trahissent le plus clairement leur nature dissymtrique (Sayad, 1991, 270). Cela ne peut
pas se passer autrement car les pays de lmigration sont dpendants des pays de
limmigration, mme par rapport la production de linformation lgard de leurs
absents/migrs (Sayad, 1991).
Ce constat de division au niveau mondial s'inscrit dans sa conception postulant que
limmigration constitue un systme (Sayad, 1999, 235) en fonction duquel
sorganisent toutes les conduites, toutes les relations ainsi que toutes les reprsentations du
monde social (Sayad, 1999, 236). A partir de cela, Sayad constate qu au nombre des
caractristiques de la nature constituer limmigration en systme figurent, et en premire
place, les rapports de domination (Sayad, 1999, 236) : dun ct les pays riches,
31
dvelopps, dun autre ct les pays de tiers monde, sous-dvelopp do vient la seule
vraie immigration (Sayad, 1999, 236). Dans les relations des socits appartenant aux
camps domin et dominant, il y a d'un ct, une socit dmigration : socit qui
exporte des ressortissants nationaux et de lautre ct une socit dimmigration :
socit qui, en ralit, importe des citoyens ou tout au moins, ses citoyens de
demain (Sayad, 2002, 18) mme si elle ne veut pas se lavouer.
Si on cherche la gense de ces mouvements migratoires, dabord conus comme
complmentaires mais par la suite devenu[s], au contraire, une solution indispensable,
une solution combien ncessaire, constante et irremplaable (Sayad, 1982, 92), on trouve
la colonisation et le capitalisme qui a t impos travers cette dernire. Sil pense que
limmigration est la conscration ultime de la colonisation et du sous-dveloppement
(Sayad, 1982, 1), Sayad arrive cette conclusion sur la base dune analyse historique de la
colonisation franaise en Algrie, mais de nouveau gnralisable.
Le sociologue sintresse ce pass plus longuement dans Elments pour une sociologie
de limmigration. Il y constate que la colonisation franaise de lAlgrie a donn lieu une
confrontation violente de deux types dconomies ayant des rationalits totalement
diffrentes. D'un ct, une conomie prcapitaliste, qui nest pas du tout prpare cette
confrontation froce et de lautre, l'une des plus importantes reprsentantes du
capitalisme triomphant qui se propose et simpose (Sayad, 1982, 12). La confrontation
est violente et lautre conomie est dominante, lmigration ntant quun des effets et
une des manifestations de cette confrontation (Sayad, 1982, 9), autrement dit, la
perturbation suprme que celle-ci engendre est lmigration (Sayad, 1982, 10).
Cest la raison pour laquelle lhistoire de limmigration, depuis le milieu du XIXe sicle,
se confond avec lhistoire des rapports de force entre le monde industrialis et le
monde dit sous-dvelopp (Sayad, 1982, 86-92) qui a t inclus/associ lconomie
de type capitaliste. Le mouvement migratoire tel que nous le connaissons est donc
troitement li lavnement et lexpansion lchelle universelle de lconomie
capitaliste au point den paratre comme une composante structurelle (Sayad, 1982, 1).
Car limmigration est le rsultat de la domination de la premire [conomie
capitaliste/dveloppe/dominante] sur la seconde [conomie prcapitaliste/sous-
dveloppe/domine] (Sayad, 1991, 292) et cette relation de domination a produit une
immigration qui est une relation de dominant domin (Sayad, 1991, 66).
32
Si Sayad peroit lhistoire de limmigration travers limposition du capitalisme par la
colonisation, il analyse son tat actuel partir de lordre mondial que cette histoire a
instaur. Cet ordre est national. A peu prs partout dans le monde, lEtat prend la forme
d'tats-nations, tat dune seule nation. Dans ce monde, les mmes structures nationales
sont imposes partout et, par consquent, on ne peut exister que nationalement, cest--
dire dans un cadre national en tant que sujet ou ressortissant national (Sayad, 1993, 279).
Quant ce quil appelle lordre de limmigration, Sayad pense quil est
fondamentalement li lordre national (Sayad, 1991, 291) car, de nos jours,
limmigration se fait, part quelques rares exceptions, entre Etats indpendants. Limmigr
reprsente donc la prsence au sein de lordre national [] de non nationaux.
L'migration apparat, par symtrie, comme absence de lordre national (Sayad, 1991,
292). Ainsi deux ordres sont consubstantiellement lis lun lautre (Sayad, 1991,
292)22
Ce qui apparat de la sorte lvidence, cest la relation consubstantielle qui lie
les deux ordres, lordre de limmigration et lordre national : parler de lun, cest
aussi et ncessairement parler simultanment de lautre on ne peut parler de lun
sans parler, du mme coup, de lautre (Sayad, 1984, 222).
.
Aussi limmigration fait-elle exister au sein de lespace national une relation
fondamentalement dissymtrique. Car, d'un ct, se trouve une socit dominante,
compose de la population nationale, analogue des colonisateurs et, de lautre, une
socit domine, cest--dire une population non-nationale qui peut tre considre comme
semblable celle des coloniss (Sayad, 1982)23
Cette relation de domination ne peut exister sans illusion. Limmigration, comprise comme
prsence illgitime des non-nationaux dans la nation, repose sur une srie dillusions
fondamentales (Sayad, 1982). Ces dernires sont la condition mme de lavnement et de
.
22 A propos de la politique de limmigration, Sayad constate lexistence dun paradoxe, car il faut grer du non-national dans du national (Sayad 1983, 101). Il pense que labsence de politique est une politique et cest sans doute la seule politique conforme la nature contradictoire du phnomne migratoire (Sayad, 1990, 13). 23 Pour analyser la prsence de la population immigre par rapport aux autochtones, Sayad recourt au concept de caste, car, daprs lui, limmigration en est proche. Dans le systme de caste, lappartenance la caste infrieure ou suprieure est dfinie par la naissance, et elle engendre des privilges aux membres de la caste dominante. Pour ces derniers, les diffrences de statut apparaissent comme fondes dans des diffrences de nature (Sayad, 1982).
33
la perptuation, ici, de limmigration et, l, de lmigration (Sayad, 1991, 18). La
premire de ces illusions est de penser, ventuellement faire penser, la prsence
illgitime de limmigr comme quelque chose de provisoire. Car limmigr doit retourner
dans son pays ds quil a accompli la mission, la tche, le travail, en bref, ce pour lequel il
est entr dans lespace national du pays dimmigration. Il est lhomme venu dailleurs et il
na pas sa place ici. Cest la raison pour laquelle, mme sil reste pendant une grande partie
de sa vie dans le pays dimmigration, sa prsence est naturellement provisoire et, un
jour, il est cens mettre fin cet tat qui dure (peut-tre pendant toute sa vie). Cest la
raison pour laquelle, limmigration est condamne un tat qui la voue une double
contradiction : provisoire et durable (Sayad, 1982, 12).
La deuxime illusion est de lier la prsence de limmigr au travail. Autrement dit, sil est
l, ce nest que pour travailler. Limmigration est essentiellement motive pour des raisons
de travail. Aussi, quand il est dautres raisons plus vraies que le trav