Tobie Lolness
I. La vie suspendue
II. Les yeux dâElisha
Timothée de Fombelle
Livre ILa vie suspendue
Illustrations de François Place
Gallimard Jeunesse
Pour Elisha, pour sa mĂšre
Vues des Anges, les cimesdes arbres peut-ĂȘtre sontdes racines buvant lescieuxRainer Maria Rilke
SommaireCouverture
Tobie Lolness
Titre
DĂ©dicace
Exergue
PremiĂšre partie1. TraquĂ©2. Adieu aux Cimes3. La course contre lâhiver4. Elisha5. Papillon de nuit6. Le secret de BalaĂŻna7. La haine8. Nils Amen
9. Le cratĂšre10. Un messager11. W. C. Rolok12. TĂȘte de Truc13. La veuve noire14. Seldor15. Le moulin
Seconde partie16. Clandestin17. EnterrĂ© vivant18. Ce bon Zef19. La pierre de lâarbre20. La branche creuse21. Lâenfer de Tomble22. LâĂ©ducation des petites filles23. La momie24. EnvolĂ©25. Ailleurs26. La derniĂšre marche27. Une autre vie28. La fiancĂ©e du tyran
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PremiĂšre partie
1
Traqué
Tobie mesurait un millimĂštre et demi, ce qui nâĂ©tait pas grand pour sonĂąge. Seul le bout de ses pieds dĂ©passait du trou dâĂ©corce. Il ne bougeaitpas. La nuit lâavait recouvert comme un seau dâeau.
Tobie regardait le ciel percĂ© dâĂ©toiles. Pas de nuit plus noire ou plusĂ©clatante que celle qui sâĂ©talait par flaques entre les Ă©normes feuillesrousses.
Quand la lune nâest pas lĂ , les Ă©toiles dansent. VoilĂ ce quâil se disait. Ilse rĂ©pĂ©tait aussi : « Sâil y a un ciel au paradis, il est moins profond, moinsĂ©mouvant, oui, moins Ă©mouvant⊠»
Tobie se laissait apaiser par tout cela. AllongĂ©, il avait la tĂȘte posĂ©e surla mousse. Il sentait le froid des larmes sur ses cheveux, prĂšs des oreilles.
Tobie Ă©tait dans un trou dâĂ©corce noire, une jambe abĂźmĂ©e, des coupuresĂ chaque Ă©paule et les cheveux trempĂ©s de sang. Il avait les mainsbouillies par le feu des Ă©pines, et ne sentait plus le reste de son petit corpsendormi de douleur et de fatigue.
Sa vie sâĂ©tait arrĂȘtĂ©e quelques heures plus tĂŽt, et il se demandait ce quâilfaisait encore lĂ . Il se rappelait quâon lui disait toujours cela quand ilfourrait son nez partout : « Encore lĂ , Tobie ! » Et aujourdâhui, il se lerĂ©pĂ©tait Ă lui-mĂȘme, tout bas : « Encore lĂ ? »
Mais il Ă©tait bien vivant, conscient de son malheur plus grand que leciel.
Il fixait ce ciel comme on tient la main de ses parents dans la foule, Ă lafĂȘte des fleurs. Il se disait : « Si je ferme les yeux, je meurs. » Mais sesyeux restaient Ă©carquillĂ©s au fond de deux lacs de larmes boueuses.
Il les entendit Ă ce moment-lĂ . Et la peur lui retomba dessus, dâun coup.Ils Ă©taient quatre. Trois adultes et un enfant. Lâenfant tenait la torche quiles Ă©clairait.
â Il est pas loin, je sais quâil est pas loin.â Il faut lâattraper. Il doit payer aussi. Comme ses parents.Les yeux du troisiĂšme homme brillaient dâun Ă©clat jaune dans la nuit. Il
cracha et dit :â On va lâavoir, tu vas voir quâil va payer.Tobie aurait voulu pouvoir se rĂ©veiller, sortir de ce cauchemar, courir
vers le lit de ses parents, et pleurer, pleurer⊠Tobie aurait aimĂ© quâonlâaccompagne en pyjama dans une cuisine illuminĂ©e, quâon lui prĂ©pare uneeau de miel bien chaude, avec des petits gĂąteaux, en lui disant : « Câestfini, mon Tobie, câest fini. »
Mais Tobie Ă©tait tout tremblant, au fond de son trou, cherchant Ă rentrerses jambes trop longues, pour les cacher. Tobie, treize ans, poursuivi partout un peuple, par son peuple.
Ce quâil entendit alors Ă©tait pire que cette nuit de peur et de froid.Il entendit une voix quâil aimait, la voix de son ami de toujours, LĂ©o
Blue.LĂ©o Ă©tait venu vers lui Ă lâĂąge de quatre ans et demi, pour lui voler son
goĂ»ter, et, depuis ce jour, ils avaient tout partagĂ©. Les bonnes choses et lesmoins drĂŽles. LĂ©o vivait chez sa tante. Il avait perdu ses deux parents. Ilne gardait de son pĂšre, El Blue, le cĂ©lĂšbre aventurier, quâun boomerang debois clair. Ă la suite de ces malheurs, LĂ©o Blue avait dĂ©veloppĂ© au fond delui une trĂšs grande force. Il semblait capable du meilleur et du pire. TobieprĂ©fĂ©rait le meilleur : lâintelligence et le courage de LĂ©o.
Tobie et LĂ©o devinrent bientĂŽt insĂ©parables. Ă un moment, on lesappelait mĂȘme « TobĂ©lĂ©o », comme un seul nom.
Un jour, alors que Tobie et ses parents allaient dĂ©mĂ©nager vers lesBasses-Branches, ils Ă©taient restĂ©s cachĂ©s tous les deux, TobĂ©lĂ©o, dans unbourgeon sec pour ne pas ĂȘtre sĂ©parĂ©s. On les avait retrouvĂ©s aprĂšs deuxjours et trois nuits.
Tobie se souvenait que câĂ©tait une des rares fois oĂč il avait vu son pĂšrepleurer.
Mais cette nuit-lĂ , alors que Tobie Ă©tait blotti tout seul dans son troudâĂ©corce, ce ne pouvait pas ĂȘtre le mĂȘme LĂ©o Blue qui se trouvait debout Ă quelques mĂštres de lui, brandissant sa torche dans le noir. Tobie sentit soncĆur Ă©clater quand il entendit son meilleur ami hurler :
â On tâaura ! On tâaura, Tobie !La voix rebondissait de branche en branche.Alors, Tobie eut un souvenir trĂšs prĂ©cis.Quand il Ă©tait tout petit, il avait un puceron apprivoisĂ© qui sâappelait
Lima. Tobie montait sur son dos avant de savoir marcher. Un jour, lepuceron sâarrĂȘta brutalement de jouer, il mordit Tobie trĂšs profondĂ©mentet le secoua comme un chiffon. Maintenant, Tobie se souvenait de ce coupde folie qui avait obligĂ© ses parents Ă se sĂ©parer de lâanimal. Il gardaitdans sa mĂ©moire les yeux de Lima quand il Ă©tait devenu fou : le centre deses yeux avait grandi comme une petite mare sous la pluie. Sa mĂšre luiavait dit : « Aujourdâhui, ça arrive Ă Lima, mais tout le monde un jour peutdevenir fou. »
â On tâaura, Tobie !Quand il entendit une nouvelle fois ce cri sauvage, Tobie devina que les
yeux de LĂ©o devaient ĂȘtre aussi terrifiants que ceux dâun animal fou. Oui,comme des petites mares gonflĂ©es par la pluie.
La petite troupe approchait en tapant sur lâĂ©corce avec des bĂątons Ă pointe pour sentir les creux et les fissures. Ils cherchaient Tobie. Celarappelait lâambiance des chasses aux termites, quand les pĂšres et les filspartaient une fois par an, au printemps, chasser les bĂȘtes nuisiblesjusquâaux branches lointaines.
â Je vais le sortir de son trou.La voix qui prononça cette phrase Ă©tait si proche, que Tobie croyait
sentir la chaleur dâun souffle sur lui. Il ne bougea plus, nâosa pas mĂȘmefermer les yeux. Les coups de bĂąton venaient vers lui dans lâobscuritĂ©balayĂ©e de reflets de feu.
Le bois pointu sâabattit violemment Ă un doigt de son visage. Le petitcorps de Tobie Ă©tait tĂ©tanisĂ© par la peur. Il gardait pourtant les yeux
accrochĂ©s au ciel qui rĂ©apparaissait parfois entre les ombres des chasseurs.Cette fois, il Ă©tait pris. CâĂ©tait fini.
Dâun coup, la nuit retomba sur lui. Un cri de colĂšre retentit :â Eh ! LĂ©o ! Tu as Ă©teint cette flamme ?â Elle est tombĂ©e. Pardon, la torche est tombĂ©eâŠâ ImbĂ©cile !La seule torche du groupe sâĂ©tait Ă©teinte, et la recherche devait se
poursuivre dans la nuit noire.â Câest pas ça qui nous fera abandonner. On va le trouver.Un autre homme sâĂ©tait joint au premier et fouillait avec les mains les
fentes de lâĂ©corce. Tobie sentait mĂȘme lâair remuĂ© par le mouvement deces mains si prĂšs de lui. Le deuxiĂšme homme avait sĂ»rement bu parcequâil empestait lâalcool fort et que ses gestes Ă©taient violents etdĂ©sordonnĂ©s.
â Je vais lâattraper moi-mĂȘme. Câest moi qui vais le mettre enmorceaux. Et on fera croire aux autres quâon lâa pas trouvĂ©.
Lâautre riait, en disant de son compagnon de chasse :â Celui-lĂ , il changera pas. Il a tuĂ© quarante termites au printemps
dernier !
Oui, Tobie Ă©tait pour eux pire quâun termite, et ils le feraient sĂ»rementpasser par le bĂąton Ă pointe et par les flammes.
Les deux ombres Ă©taient au-dessus de lui. Plus rien ne pouvait le sauver.Tobie faillit lĂącher du regard ce ciel qui nâavait pas cessĂ© de le faire tenir.Il vit le bĂąton descendre vers lui, il se plaqua brusquement sur le cĂŽtĂ©, et lechasseur ne sentit sous son arme que le bois dur de lâarbre.
Mais lâautre homme avait dĂ©jĂ plongĂ© son bras dans le trou.Les yeux de Tobie dĂ©bordaient de larmes. Il vit lâhomme poser sa grosse
main tout contre lui, sâarrĂȘter, la dĂ©placer un peu plus haut, prĂšs de sonvisage.
Alors, Ă©trangement, Tobie sentit la peur le quitter. Une grande paix Ă©taitremontĂ©e le long de son corps. Il y avait mĂȘme un sourire pĂąle sur seslĂšvres quand il entendit la terrible voix dire dans un chuchotement deplaisir :
â Je lâai. Je le tiens.Le silence se fit tout autour.Les autres chasseurs approchĂšrent. MĂȘme LĂ©o Blue ne parlait plus,
craignant peut-ĂȘtre de devoir regarder son ancien ami dans les yeux.Ils Ă©taient lĂ , Ă quatre ou cinq autour dâun enfant blessĂ©. Tobie, pourtant,
nâavait plus peur de rien. Il ne frissonna mĂȘme pas quand lâhomme passale bras dans le trou, arracha quelque chose en hurlant de rire, et le prĂ©sentaaux autres.
Il y eut un silence, plus long quâun hiver de neige.Tobie avait cru sentir quâon venait de dĂ©chirer un bout de son vĂȘtement.
AprĂšs un moment, quelques mots rĂ©sonnĂšrent dans ce silence de glace :â De lâĂ©corce, câest un morceau dâĂ©corce.Oui, lâhomme tendait aux autres chasseurs un morceau dâĂ©corce.â Je vous ai bien eus ! Ăvidemment quâil nâest pas lĂ . Il doit galoper
vers les Basses-Branches. On lâaura demain.Le petit groupe laissa Ă©chapper un grondement de dĂ©ception. On envoya
quelques insultes Ă celui qui avait fait semblant de trouver Tobie. Lesombres sâĂ©loignĂšrent trĂšs vite comme un nuage triste. LâĂ©cho des voix sedispersa.
Et le silence revint autour de lui.
Tobie mit longtemps avant dâentendre Ă nouveau sa propre respiration.Avant de sentir peser son corps contre la paroi de lâarbre.
Que sâĂ©tait-il passĂ© ? Les idĂ©es revenaient Ă lui trĂšs lentement.Il revoyait chaque instant de cette mystĂ©rieuse minute. Lâhomme avait
posĂ© sa main sur lui et nâavait senti que le bois. Il avait arrachĂ© un bout deson gilet, en le prenant pour de lâĂ©corce. Et tous avaient reconnu quecâĂ©tait de lâĂ©corce. Comme si Tobie Ă©tait rentrĂ© dans le bois de lâarbre. Ilavait eu exactement cette impression. Lâarbre lâavait cachĂ© sous sonmanteau dâĂ©corce.
Tobie se figea soudainement.Et si câĂ©tait un piĂšge ?CâĂ©tait ça. Lâhomme avait senti lâenfant sous sa main, et lâattendait dans
le noir, Ă quelques mĂštres. Tobie en Ă©tait sĂ»r. Ce chasseur avait bien ditquâil le voulait pour lui tout seul, quâil lâĂ©craserait comme un termite ! Ildevait ĂȘtre dans lâombre Ă surveiller sa sortie, il se jetterait sur lui avecson bĂąton Ă pointe. La terreur revint se mettre en boule au fond de sagorge.
Tobie ne bougeait pas. Il guettait le moindre son.Rien.Alors, lentement, il reprit conscience du ciel au-dessus de lui. Ce
compagnon Ă©toilĂ© qui avait lâair de le regarder de ses yeux si nombreux.Et, sous lui, il sentit la tiĂ©deur de lâarbre. CâĂ©tait la fin de lâĂ©tĂ©. Les
branches avaient engrangé une douce chaleur. Tobie était encore dans leshautes branches, ces régions sur lesquelles le soleil se pose du matin au
soir et met partout une odeur de pain chaud, lâodeur du pain de feuille desa mĂšre, quâelle frottait au pollen.
Tobie se laissa porter par ce parfum rassurant qui lâentourait.Alors ses yeux se fermĂšrent. Il oublia la peur, la folie de LĂ©o, il oublia
quâil servait de gibier aux chasseurs et quâils Ă©taient des milliers contrelui. Il se laissa gagner par une vague tendre, cette brume de douceur quâonappelle le sommeil. Il oublia tout. Les tremblements, la solitude,lâinjustice, et ce grand POURQUOI qui battait en lui depuis plusieurs jours.
Il oublia tout. Mais il y avait dans sa nuit une petite place quâil avaitgardĂ©e libre. Le seul rĂȘve quâil laisserait venir jouer dans son sommeil.
Ce rĂȘve avait un visage. Elisha.
2
Adieu aux Cimes
Toute la journĂ©e, fuyant ses ennemis, il sâĂ©tait dit quâil ne fallait pasquâil pense Ă elle.
CâĂ©tait la seule chose. Il ne fallait pas. Ce serait trop dur.Il avait mis autour de son cĆur une sorte de forteresse, avec des
miradors et des fossés profonds. Il avait lùché des fourmis de combat dansles allées de ronde. Il ne devait pas penser à elle.
Pourtant, à chaque instant, elle était là , à se rouler dans ses souvenirs,avec sa robe verte. Elle était là au milieu de ses pensées, plus présente quele ciel.
Il avait connu Elisha en quittant les hauteurs avec sa famille, pour partirvivre dans les Basses-Branches.
Il faut raconter cette rencontre. Oublier un peu Tobie endormi dans sontrou, pour revenir cinq années plus tÎt.
CâĂ©tait au moment du grand dĂ©mĂ©nagement.
Cette année-là , un matin de septembre, alors que les habitants desCimes dormaient encore, Tobie partit avec ses parents.
Ils voyagĂšrent pendant sept jours, accompagnĂ©s de deux porteursgrincheux chargĂ©s dâobjets indispensables. Ils nâavaient pas besoin de ces
deux hommes pour transporter deux petites valises, des vĂȘtements,quelques livres, et la caisse de dossiers de Sim Lolness, le pĂšre de Tobie.
Les porteurs Ă©taient lĂ pour sâassurer que la famille ne ferait pas demi-tour en chemin.
M. Lolness Ă©tait certainement le plus grand savant du moment.Il connaissait les secrets de lâarbre comme personne. AdmirĂ© de tous, il
avait signĂ© les plus belles dĂ©couvertes du siĂšcle. Mais son incroyablesavoir nâĂ©tait quâune toute petite partie de son ĂȘtre. Le reste Ă©tait occupĂ©par une Ăąme large et lumineuse comme une constellation.
Sim Lolness Ă©tait bon, gĂ©nĂ©reux et drĂŽle. Il aurait facilement fait unecarriĂšre dans le spectacle sâil y avait pensĂ©. Pourtant, le professeur Lolnessne cherchait jamais vraiment Ă faire rire. Il Ă©tait simplement dâunefantaisie et dâune originalitĂ© rayonnantes.
Parfois, pendant le Grand Conseil de lâarbre, au milieu dâune foule devieux sages, il se dĂ©shabillait complĂštement, sortait de sa mallette unpyjama bleu, et se prĂ©parait pour une sieste. Il disait que le sommeil Ă©taitsa potion secrĂšte. LâassemblĂ©e baissait la voix pour le laisser dormir.
Tobie et ses parents avaient donc cheminĂ© plusieurs jours durant endirection des Basses-Branches. Dans lâarbre, les voyages se vivaienttoujours comme des aventures. On circulait de branche en branche, Ă pied,sur des chemins trĂšs peu tracĂ©s, au risque de sâĂ©garer sur des voies enimpasse ou de glisser dans les pentes. Ă lâautomne, il fallait Ă©viter detraverser les feuilles, ces grands plateaux bruns, qui, en tombant,risquaient dâemporter les voyageurs vers lâinconnu.
De toute façon, les candidats au voyage Ă©taient rares. Les gens restaientsouvent leur vie entiĂšre sur la branche oĂč ils Ă©taient nĂ©s. Ils y trouvaientun mĂ©tier, des amis⊠De lĂ venait lâexpression « vieille branche » pour unami de longue date. On se mariait avec quelquâun dâune branche voisine,ou de la rĂ©gion. Si bien que le mariage dâune fille des Cimes avec ungarçon des Rameaux, par exemple, reprĂ©sentait un Ă©vĂ©nement trĂšs rare,assez mal vu par les familles. CâĂ©tait exactement ce qui Ă©tait arrivĂ© auxparents de Tobie. Personne nâavait encouragĂ© leur histoire dâamour. Ilvalait mieux Ă©pouser dans son coin.
Sim Lolness au contraire aimait lâidĂ©e dâun « arbre gĂ©nĂ©alogique »,comme si chaque gĂ©nĂ©ration devait inventer sa propre branche, un brinplus prĂšs du ciel. Pour ses contemporains, câĂ©tait une idĂ©e dangereuse.
Bien sĂ»r, lâaugmentation de la population de lâarbre obligeait certainesfamilles Ă Ă©migrer vers des rĂ©gions lointaines, mais câĂ©tait une dĂ©cisioncollective, un mouvement familial. Un clan choisissait de sâapproprier desbranches nouvelles, et partait pour les Colonies infĂ©rieures. Elles setrouvaient plus Ă lâintĂ©rieur de lâarbre, dans des rameaux ombragĂ©s.
Cependant, personne nâallait jusquâaux Basses-Branches, cette contrĂ©eplus lointaine encore, tout en bas.
Personne, du moins, ne sây rendait volontairement.Pas mĂȘme la famille Lolness, qui arriva ce soir-lĂ avec ses porteurs
dans le territoire sauvage dâOnessa, au fin fond des Basses-Branches.Depuis deux jours, ils savaient Ă quoi ressemblait cette rĂ©gion. Elle
dĂ©filait devant leurs yeux tandis quâils marchaient.CâĂ©tait un immense labyrinthe de branches humides et tortueuses.
Personne ou presque. Juste quelques moucheurs de larves qui détalaient enles voyant.
Le spectacle de ce pays Ă©tait saisissant. Des Ă©tendues dâĂ©corcedĂ©trempĂ©e, des fourches mystĂ©rieuses oĂč nul nâavait jamais posĂ© le pied,des petits lacs qui sâĂ©taient formĂ©s Ă la croisĂ©e de branches, des forĂȘts demousse verte, une Ă©corce profonde traversĂ©e de chemins creux et deruisseaux, des insectes bizarres, des fagots morts coincĂ©s depuis desannĂ©es et que le vent ne parvenait pas Ă faire tomber⊠Une junglesuspendue, pleine de bruits Ă©tranges.
Tobie avait pleurĂ© jusque-lĂ , traĂźnant sa peine dâavoir quittĂ© son amiLĂ©o Blue. Mais, arrivant aux portes des Basses-Branches, quâon lui avaitdĂ©crites comme un enfer, ses larmes sâĂ©taient sĂ©chĂ©es. HypnotisĂ© par lepaysage, il comprit tout de suite quâil serait chez lui, ici. La rĂ©gion Ă©taitmagique : un gigantesque terrain de jeu et de rĂȘverie.
Plus il avançait et retrouvait sa mine joyeuse des beaux jours, plus ilvoyait sa mĂšre, MaĂŻa, sâeffondrer.
MaĂŻa Lolness Ă©tait nĂ©e de la famille Alnorell qui possĂ©dait presque untiers des Cimes, et qui avait des plantations de lichen sur le troncprincipal. Une famille riche qui organisait des grandes chasses dans sespropriĂ©tĂ©s, cĂŽtĂ© soleil, et des bals qui faisaient tourner la tĂȘte des plusjolies personnes jusquâĂ lâaube. Les nuits de fĂȘte, des chemins de torchesdessinaient des guirlandes dans les Cimes. Le pĂšre de MaĂŻa sâinstallait aupiano. On dansait autour. Des couples sâĂ©garaient sous les Ă©toiles.
MaĂŻa, petite fille, avait grandi dans cette ambiance de fĂȘte, seuledescendante Alnorell, fille chĂ©rie de son pĂšre quâelle adorait. M. AlnorellĂ©tait un ĂȘtre dĂ©licat comme sa fille, un bel homme gĂ©nĂ©reux et curieux detout.
Il Ă©tait mort jeune, quand MaĂŻa avait quinze ans. Et sa femme avait prisle pouvoir, interrompant Ă jamais les valses et les dĂźners de banquet sousla lune.
Car Mme Alnorell, la grand-mĂšre de Tobie, Ă©tait triste et mauvaisecomme une araignĂ©e du matin. Nâayant pas fait le bonheur de son mari nide sa fille, elle fit celui de son argentier, M. Peloux, puisquâelle cessa dâunseul coup les dĂ©penses de sa maison et quâune fortune immense commençaĂ sâentasser autour dâelle. M. Peloux voyait arriver tous les jours lesrevenus des plantations de la famille et des autres affaires Alnorell, sansque jamais un sou sorte de ses caisses.
Mme Alnorell aimait tant lâargent quâelle avait oubliĂ© Ă quoi il servait.Comme un enfant qui collectionne sous son lit des bonbons Ă la sĂšve. Saufque lâenfant se rĂ©veille un matin sur un tas de sĂšve moisie, alors quelâargent de Mme Alnorell ne moisissait pas. Celle qui moisissait, câĂ©taitMme Alnorell elle-mĂȘme. Elle Ă©tait devenue presque verte, et sessentiments ne paraissaient plus trĂšs frais non plus.
Tobie savait quâen apprenant les fiançailles de MaĂŻa avec un homme desRameaux, la grand-mĂšre avait dit :
â Tu veux donc donner naissance Ă des limaces !
La phrase Ă©tait devenue fameuse entre Sim et MaĂŻa. Ils en plaisantaient.Les Rameaux dâoĂč venait Sim Ă©taient connus pour leurs limaces, Ă©normesanimaux complĂštement inoffensifs, et qui produisaient une graisse idĂ©alepour les lampes Ă huile. Les gens des Rameaux adoraient leurs limaces, sibien que le pĂšre de Tobie, avec tendresse, lâappelait souvent « monlimaçon » en souvenir de la phrase de sa belle-mĂšre.
MaĂŻa Alnorell Ă©pousa donc Sim Lolness. Ils sâaimaient. Ils Ă©taientrestĂ©s aussi amoureux quâĂ leur rencontre, Ă dix-neuf ans, dans un cours detricot.
Le tricot de soie Ă©tait le passage obligĂ© des jeunes filles de bonnefamille. Et comme Sim Lolness travaillait dĂ©jĂ Ă©normĂ©ment, passant savie entre bibliothĂšque, laboratoire et jardin botanique, et quâil nâavait pasle temps de « faire des rencontres », comme disait sa mĂšre, il Ă©tait allĂ©sâinscrire Ă un cours de tricot. Il Ă©tait bien sĂ»r le seul garçon du cours. Enune heure par semaine, il avait lâassurance de rencontrer trente filles dâuncoup, et de se faire une idĂ©e dans les meilleurs dĂ©lais sur cette espĂšceinconnue de lui.
La premiĂšre semaine, il observa.La deuxiĂšme semaine, il inventa la machine Ă tricoter.La troisiĂšme semaine, le cours ferma.Ce fut la fin du tricot de soie Ă la main.Mais la jolie MaĂŻa avait tout de suite compris ce qui se cachait sous le
béret de ce jeune homme, venu de ses Rameaux éloignés pour étudier dansles Cimes. Elle en tomba amoureuse.
Elle alla, un matin de printemps, toquer Ă sa petite chambre dâĂ©tudiant.â Bonjour.â Mademoiselle⊠Euh⊠Oui ?â Vous avez oubliĂ© votre bĂ©ret au dernier cours.â Oh ! Je⊠Mon DieuâŠ
Elle fit un pas dans la chambre. Sim recula. En fait, câĂ©tait la premiĂšrefois quâil regardait vraiment une fille, et il avait lâimpression quâildĂ©couvrait une nouvelle planĂšte. Il avait envie de prendre des notes, maisil se dit que ce nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas correct.
Ă vrai dire, Ă sa grande surprise, il ne ressentait pas seulement le besoindâĂ©crire deux ou trois livres sur le sujet : il voulait rester lĂ , Ă ne rien faire,Ă la regarder.
Elle finit par demander :â Je ne vous dĂ©range pas ?â Si⊠Vous⊠Vous mettez⊠toute ma vie en lâair, si je peux me
permettre, avec respect, mademoiselle.â Oh ! PardonâŠElle se dirigeait vers la porte. Sim se prĂ©cipita pour lui barrer le
passage. Il rajusta ses lunettes.â Non ! Je⊠Vous pouvez resterâŠIl lui offrit donc de lâeau froide et une boule de gomme. Elle tenait sa
tasse dâeau froide dâune telle maniĂšre que Sim voulut encore faire uncroquis. Il rĂ©sista Ă la tentation. Il avait partagĂ© la boule de gomme avec
ses mains, si bien quâil avait tendance Ă coller aux objets quand il lesprenait.
MaĂŻa riait en secret.Sim sâappuyait sur les murs pour se donner une contenance, mais il Ă©tait
en train de tendre un fil de gomme aux quatre coins de la chambre.Au bout dâun temps, MaĂŻa sâexcusa de devoir partir. Elle enjamba un fil,
passa sous un autre et sortit.â Merci pour le bĂ©ret, dit Sim en la regardant sâĂ©loigner.Il rĂ©alisa alors quâil avait son bĂ©ret sur la tĂȘte, quâil lâavait aussi quand
elle Ă©tait arrivĂ©e, bref, quâil ne lâavait jamais oubliĂ© nulle part.Alors, il retira ses Ă©paisses lunettes, les posa sur la table et tomba par
terre, inanimé.
Il comprit plus tard pourquoi il sâĂ©tait Ă©vanoui ce jour-lĂ . CâĂ©tait toutsimplement parce que, dans la logique des choses, si elle lui avait rapportĂ©un bĂ©ret quâil nâavait jamais oubliĂ©, ce devait ĂȘtre pour le revoir.
Lui.Et cela suffisait bien pour sâĂ©vanouir.Un an aprĂšs, ils se mariĂšrent. Un beau mariage dans les Cimes. La
grand-mĂšre Alnorell avait acceptĂ© de dĂ©penser quelques miettes de safortune. M. Peloux, lâargentier, sortit en pleurnichant deux piĂšces dâordâune baignoire pleine Ă ras bord.
Il disait :â Madame, nous sommes presque ruinĂ©sâŠEt il regardait la baignoire dĂ©bordante et le couloir qui menait aux
quatorze salles des coffres oĂč sâentassaient des montagnes de piĂšces et debillets.
Pendant le mariage, Mme Alnorell sâĂ©tait tenue correctement, semoquant seulement du pĂšre de Sim et de sa maladresse.
Comme il ne connaissait pas les habitudes du beau monde, le pĂšre deSim Lolness sâappliquait un peu trop. Il grignotait les pĂ©tales de fleur quidĂ©coraient le buffet. Il soulevait les robes Ă traĂźne des femmes pourquâelles ne prennent pas la poussiĂšre. AprĂšs quelques verres, il avaittendance Ă faire des baisemains mĂȘme aux hommes, tout en tortillant sacravate comme une papillote.
Pendant vingt ans, les heureux Ă©poux nâeurent pas dâenfant, ce quimettait la grand-mĂšre Alnorell dans un Ă©tat de fureur.
Et puis un jourâŠTobie.Il apparut tout dâun coup dans la vie de Sim et MaĂŻa, et fit leur joie.La grand-mĂšre le trouva trĂšs vite trop Lolness, et pas assez Alnorell.Tobie passait les Ă©tĂ©s dans les propriĂ©tĂ©s de sa grand-mĂšre. Elle le
confiait Ă des gouvernantes et faisait tout pour ne jamais le croiser. Unenfant⊠CâĂ©tait sale et plein de maladies. Elle fuyait dĂšs quâellelâapercevait. Si bien que finalement en sept ou huit Ă©tĂ©s, elle ne rencontraque rarement son petit-fils.
Et chaque fois, ce fut des crises de nerfs, et des glapissements :â Ăloignez-le ! Jâai mes vapeurs !On emportait Tobie comme un pestifĂ©rĂ©.VoilĂ pourquoi en sâenfonçant dans les Basses-Branches, vers le lieu oĂč
elle allait vivre dĂ©sormais avec son mari et son fils, MaĂŻa Lolness Ă©touffaitdes sanglots. Parce que, ces dĂ©fauts de la haute sociĂ©tĂ©, quâelle avait tantcombattus chez sa mĂšre et chez elle-mĂȘme, elle les sentait remonter ensurface dans son dĂ©goĂ»t pour ces territoires noirs et spongieux des Basses-Branches.
Son mari voyait bien quâelle pleurait. Il lui disait parfois :â Ăa ne va pas, MaĂŻa ?â Je suis tellement heureuse dâĂȘtre avec vous deux, essayait-elle de dire
avec un impossible sourire.Et elle reprenait la marche en sâenveloppant dans son chĂąle.Tobie regardait son pĂšre. Il savait quâil souffrait. Non pas quâil
sâapitoyĂąt sur lui-mĂȘme, car Sim Lolness aurait trouvĂ© de quoisâĂ©merveiller dans nâimporte quoi, y compris dans lâintestin dâunemouche. Mais il souffrait pour sa femme et son fils, quâil entraĂźnait danssa propre punition.
Car cette famille Ă©tait en exil.Ces trois ĂȘtres que les deux porteurs abandonnĂšrent au milieu de nulle
part, dans le territoire dâOnessa, Ă lâextrĂ©mitĂ© dâune branche sous laquellependaient deux immenses feuilles couleur feu, ces trois ĂȘtres avaient Ă©tĂ©bannis du reste de lâarbre, condamnĂ©s Ă la dĂ©chĂ©ance et Ă lâexil.
â Câest lĂ , murmura le pĂšre de Tobie.
La branche Ă©tait tellement humide quâon croyait marcher sur un fond desoupe froide. Tobie, assis sur sa valise, Ă©pongeait ses chaussettes.
â Câest lĂ , rĂ©pĂ©ta Sim dâune voix Ă©tranglĂ©e.MaĂŻa Lolness cachait ses larmes dans son chĂąle.AprĂšs la gloire, les honneurs, tous les succĂšs, Sim Lolness et les siens
repartaient de zéro.De bien en dessous de zéro.
3
La course contre lâhiver
ArrivĂ©s Ă Onessa en septembre, Tobie et ses parents comprirent trĂšs viteque le compte Ă rebours avant lâhiver avait commencĂ©. Lâautomne Ă©taitdĂ©jĂ glacial et les Basses-Branches promettaient de terribles hivers. LapremiĂšre nuit passĂ©e dehors fut douloureuse. Une brise chargĂ©e dâhumiditĂ©parvenait Ă se glisser sous la couverture oĂč grelottait la petite famille.
â Viens, mon fils. Au travail.Ă lâaube, le lendemain, Sim Lolness commença Ă creuser sa maison.Dans les Cimes, il fallait compter six mois pour quâune maison de taille
modeste soit creusée, par un groupe de cinq ou six ouvriers, et un attelagede charançons dressés.
On commençait par dĂ©gager lâĂ©corce pour mĂ©nager les ouvertures, uneporte et quelques fenĂȘtres. On taillait ensuite dans la masse du bois troisou quatre piĂšces principales, Ă©tudiĂ©es pour ne pas blesser lâarbre, etrespecter la circulation de la sĂšve.
Les plus belles maisons Ă©taient Ă©quipĂ©es de balcons, dâun mobilierconfortable, de cheminĂ©es Ă double foyer. Certaines possĂ©daient unrĂ©servoir de pluie qui les alimentait en eau courante.
Les Lolness nâespĂ©raient pour ce premier hiver quâune petite piĂšcecommune avec un conduit de cheminĂ©e. CâĂ©tait dĂ©jĂ un travail dĂ©mesurĂ©.
Sim Lolness Ă©tait un homme de grande taille, presque deux millimĂštresde haut. Il pesait huit bons centigrammes. Mais cet homme solide dâunecinquantaine dâannĂ©es avait trĂšs peu dâexpĂ©rience du travail manuel. Luiqui pouvait rĂ©citer les tables de multiplication jusquâĂ mille dans lâordreet dans le dĂ©sordre, lui qui avait Ă©crit des livres de cinq cents pages sur LaLongĂ©vitĂ© des mĂ©galoptĂšres, ou Pourquoi la coccinelle nâa-t-elle jamaiscinq points sur le dos ?, ou encore LâOptique de la goutte dâeau, lui quirepĂ©rait dâun coup dâĆil une Ă©toile nouvelle, ignorait en revanche dansquel sens on tenait un marteau, et aurait plantĂ© son doigt en entier avant detoucher une seule fois un clou.
Il lui fallut tout apprendre seul, aux cĂŽtĂ©s de sa femme et de son fils.Tobie progressa en mĂȘme temps, et beaucoup plus vite que quiconque. Il
avait sept ans Ă lâĂ©poque. Il se chargeait de tous les travaux dĂ©licats. Sapetite taille lui permit de creuser le conduit de la cheminĂ©e. CâĂ©tait le typede tĂąche quâon nâaurait jamais pu confier Ă des charançons creuseurs.
Avec leurs mandibules aiguisées comme des machettes, ces coléoptÚresne faisaient pas dans la dentelle.
LâĂ©levage des charançons pour creuser les maisons posait dâailleurs unproblĂšme trĂšs dĂ©licat puisque, mal maĂźtrisĂ©e, cette bestiole Ă©tait capablede rĂ©duire lâarbre en poussiĂšre. Le pĂšre de Tobie sâopposait aux gros
Ă©levages de charançons qui commençaient Ă se dĂ©velopper dans lâarbre, enlien avec les industries de la construction.
Mais les Lolness nâavaient ni charançon, ni ouvrier, ni le moindre outil.Tobie travaillait Ă la lime Ă ongles, son pĂšre au couteau Ă pain.Mme Lolness moulait des carreaux de rĂ©sine pour les fenĂȘtres, rapiéçaitdes bouts de tissu pour faire des couvertures et des tapis.
Lâautomne se rĂ©suma en un mot : creuser. Deux fois par jour une maigresoupe leur redonnait des forces. La nuit, ils dormaient quelques heures,mais nâattendaient pas que le jour se lĂšve pour se remettre au travail, sousla pluie.
Le matin de NoĂ«l, ils fermĂšrent sur eux une porte de bois etcontemplĂšrent leur travail. Ce nâĂ©tait pas exactement le genre de maisonquâon achĂšte sur catalogue. Le sol suivait un vallonnement doux, les mursĂ©taient irrĂ©guliers, les fenĂȘtres avaient la forme de la Grande Ourse. LacheminĂ©e ressemblait Ă une niche triangulaire et la fumĂ©e sâĂ©chappait parun conduit en tire-bouchon.
Tobie avait son lit le long de la cheminĂ©e, et pouvait tirer un rideau lesoir, pour sâisoler. Parmi les bouts de tissu cousus dans le rideau, onreconnaissait : un caleçon, deux chemises, et un jupon violet.
Combien de temps Tobie passa-t-il, pendant ces années, allongé sur sonlit, à écouter le bruit du feu et à regarder le reflet des flammes à travers letissu blanc du caleçon ? Les ombres et les lueurs projetaient une histoiresans fin que Tobie réinventait chaque fois.
Mais le premier soir oĂč les Lolness entrĂšrent chez eux, Tobie ne secoucha pas.
Ils sâassirent tous les trois sur le lit des parents, face Ă un feu crĂ©pitant.Ils se tenaient par la main. Au moment exact oĂč ils avaient baissĂ© le loquetde la porte, le vent sâĂ©tait mis Ă souffler dehors et quelques flocons deneige fondue sâĂ©taient Ă©crasĂ©s sur les vitres. Lâhiver frappait au carreau.
La maison Ă©tait boiteuse et minuscule, mais il nây a pas de plus grandejoie que dâentendre le sifflement de la tempĂȘte Ă lâabri dâune maison quelâon a construite de ses mains. Tobie vit refleurir quelques instants lesourire de sa mĂšre, et il se mit Ă pleurer. Voyant lâĂ©motion de sa femme etde son fils, Sim plaisanta :
â Mettez-vous dâaccord⊠On est bien, ou pas ?Tobie renifla et dit :â Mais je pleure dâĂȘtre trop content, et il se mit Ă rire.
Alors une larme coula sur la joue de MaĂŻa, et, cette fois, ils seregardĂšrent tous les trois en riant.
Bizarrement, cet hiver-là resta dans la mémoire de Tobie comme un bonsouvenir. Ils ne quittÚrent presque pas la maison.
Le matin, ils sortaient pour quelques travaux. MaĂŻa allait prendre unpaquet de poudre de feuilles dans le garde-manger creusĂ© dans lâĂ©corce, Ă quelques pas de la maison. Sim et son fils ramassaient un peu de bois etfaisaient les rĂ©parations indispensables. Ils retournaient aussitĂŽt tous lestrois dans leur piĂšce commune. Le feu les attendait, tapi dans sa niche.
Tobie avait appelé le feu Flam, et le traitait comme un petit animal. Enrentrant dans la piÚce, il lui jetait un morceau de bois sur lequel Flam seprécipitait gaiement.
MaĂŻa souriait. Un enfant solitaire parviendra toujours Ă sâinventer de lacompagnie.
Sim Lolness sortait alors des Ă©tagĂšres un gros dossier bleu et le posaitsur la table. Il brandissait une liasse de feuilles quâil mettait sous le nez deTobie, et il croisait les bras.
Tobie commençait à lire à haute voix.Pendant quatre mois, les journées passÚrent ainsi. Au début, Tobie ne
comprenait pas un seul mot de ce quâil lisait Ă son pĂšre. Les troispremiĂšres semaines, le dossier sur la « Tectonique des Ă©corces » resta pourlui totalement incomprĂ©hensible, mĂȘme si son pĂšre laissait parfoisentendre un soupir de satisfaction ou un petit grondement qui prouvaientque le professeur Lolness Ă©coutait ces lectures savantes comme des rĂ©citsdâaventures.
Tobie se concentra donc de plus en plus. Il Ă©tait tout joyeux quand ilreconnaissait un terme comme « lumiĂšre » ou « glissement ». Et peu Ă peu,le sens commença Ă se montrer par petits Ă©clats. Le deuxiĂšme dossiersâappelait « Psychosociologie des hymĂ©noptĂšres », et Tobie comprit trĂšsvite que cela parlait des fourmis. Sa voix devenait plus assurĂ©e. Parinstants, MaĂŻa, qui sâĂ©tait remise au tricot, levait les yeux de son ouvrage,trĂšs attentive aussi.
Tous ces dossiers contenaient les principales recherches du professeurLolness, et sa femme se souvenait parfaitement du moment oĂč chacunavait Ă©tĂ© Ă©crit. Le travail sur « La Chrysalide des cuculies » par exemplelui rappelait leurs premiĂšres annĂ©es de jeune couple, lorsque Sim revenait
le soir, le bĂ©ret en bataille, rĂ©joui par une dĂ©couverte quâil sâempressait deraconter Ă sa femme.
Jusquâau mois dâavril, ils ne virent absolument personne et nesâĂ©loignĂšrent pas Ă plus de dix minutes de leur maison. Mais dans lapremiĂšre semaine dâavril, alors quâautour dâeux les Ă©normes bourgeonscommençaient Ă gonfler et Ă craquer sous la poussĂ©e de la sĂšve, ilsentendirent du bruit.
Tobie pensa dâabord quâil avait rĂȘvĂ©. On toquait Ă la vitre. Il crut Ă unederniĂšre pluie avant les beaux jours. Mais le toc-toc recommença. Il setourna vers la fenĂȘtre et dĂ©couvrit un visage barbu qui le contemplait. Il fitsigne Ă son pĂšre qui marqua un temps dâarrĂȘt, surpris, et alla ouvrir laporte.
Un vieil homme se tenait devant la maison.â Je suis votre voisin, Vigo Tornett.â Sim Lolness, enchantĂ©.Le nom de Tornett lui disait quelque chose. Il ajouta :â Pardonnez-moi, je crois vous connaĂźtreâŠâ Câest moi qui vous connais, professeur. Jâai une grande admiration
pour votre travail. Jâai lu votre livre sur les origines. Je venais vous faireun petit bonjour, en voisin.
â En voisin ?Sim jeta un coup dâĆil derriĂšre lâĂ©paule de Tornett. Il ne voyait pas
comment il pouvait exister des voisins dans un trou perdu comme Onessa.Le vieux Tornett expliqua :
â Jâhabite la premiĂšre maison, Ă trois heures de marche vers lecouchant.
Il fit un pas Ă lâintĂ©rieur de la piĂšce et sortit de son baluchon un paquetde papier brun.
â Je vis avec mon neveu qui est moucheur de larves. Je vous ai apportĂ©du boudin.
MaĂŻa sâavança vers lui et prit le paquet.Le boudin de larve Ă©tait un plat de fĂȘte, qui, dans les Cimes, coĂ»tait
affreusement cher. Mais il Ă©tait produit dans les Basses-Branches, larĂ©gion la plus pauvre et la moins dĂ©veloppĂ©e de lâarbre. MaĂŻa ouvrit lepaquet oĂč luisaient huit gros boudins.
â Voyons, monsieur Tornett, comment accepter⊠?
â Je vous en prie, madame, entre voisins, on peut sâaider un peu.â Restez au moins dĂ©jeuner avec nous.â Je suis dĂ©solĂ©, chĂšre madame, je dois rentrer chez moi. Mais je ne
voulais pas laisser passer un jour de plus sans venir vous voir. Mesrhumatismes me paralysent tout lâhiver, je supporte malheureusement trĂšsmal ce climat. Pardonnez-moi. Je nâai pas Ă©tĂ© jusquâici un voisin bienaccueillant.
Il serra la main de chacun et sâen alla.
Câest par cette visite que commença la belle saison.Ce quâon appelle la belle saison dans les Basses-Branches est
simplement une saison un peu moins humide, un peu moins glaciale, unpeu moins sombre que le reste de lâannĂ©e. Mais les vĂȘtements nâendemeurent pas moins toujours mouillĂ©s, les pieds et les mainssâengourdissent dĂšs quâon sortâŠ
Tobie arrĂȘta alors ses lectures savantes et commença son exploration dela rĂ©gion. Il partait le matin aprĂšs avoir avalĂ© un bol bien noir de jusdâĂ©corce, et revenait le soir, sale et trempĂ©, les cheveux Ă©bouriffĂ©s, lâĆilĂ©puisĂ© mais brillant.
Il fit bientÎt une expédition vers la maison Tornett.
Il se perdit cinq fois avant de se retrouver nez Ă nez avec trois Ă©normeslarves qui ronflaient dans leurs niches. Vigo Tornett avait parlĂ© de sonneveu qui mouchait les larves, Tobie devina donc quâil nâĂ©tait pas loin dubut. Il dĂ©couvrit finalement la maison. Deux simples piĂšces sans fenĂȘtre,avec une large porte. Un petit bonhomme curieux Ă©tait assis sur le seuil.En voyant Tobie, le bonhomme se leva et disparut. Le vieux Tornett sortitde la maison et sourit Ă Tobie.
â Quel plaisir de te voir, mon garçon. Comment as-tu trouvĂ© ton cheminjusquâici ?
Lâautre personnage rĂ©apparut derriĂšre Vigo Tornett. Tobie nâavait pasrĂȘvĂ©. Tornett expliqua :
â Câest mon neveu, Plum. Nous sommes chez lui, ici. Il a la gentillessedâhĂ©berger son vieil oncle depuis quelques annĂ©es. Plum, je te prĂ©senteâŠ
â Tobie, dit Tobie en lui tendant la main.â Oui, Tobie Lolness, reprit Tornett⊠Je tâen ai parlĂ©. Tobie est le fils
dâun grand homme, dâun merveilleux savant : Sim LolnessâŠPlum fit un petit grognement rassurĂ© et rentra dans la maison.â Plum est muet. Il est moucheur depuis vingt ans. Il a trente-cinq ans
maintenant.Tobie lui aurait donné douze ans et demi.
Ouvrant sa besace, il partagea des biscuits avec M. Tornett. Il Ă©taitĂ©tonnĂ© dâĂȘtre reçu dâhomme Ă homme, comme un ami. Vigo Tornett Ă©taitextrĂȘmement sympathique. Il parlait de la rĂ©gion avec une certainetendresse, il disait quâil commençait Ă sây attacher. Seules ses jambes seplaignaient dâĂȘtre lĂ et le faisaient souffrir Ă cause de lâhumiditĂ©.
â Jâai eu une jeunesse dâĂ©cervelĂ©. Jâai fait des bĂȘtises. Maintenant, jesuis vieux, mal fichu, mais jâai les yeux bien ouverts. Il me semble quejâai enfin grandi.
Plum passait parfois la tĂȘte par la porte, il dĂ©visageait le jeune visiteur.Tobie lui faisait alors un geste amical et Plum disparaissait comme uncourant dâair.
â Tu as quel Ăąge, jeune homme ? demanda Tornett pour finir.â Sept ans, rĂ©pondit Tobie.Tornett mordit dans son biscuit et hocha la tĂȘte.â Câest lâĂąge de la petite LeeâŠâ La petite quoi ?â La petite Lee, Ă la frontiĂšre.â Quelle frontiĂšre ?â La frontiĂšre PelĂ©e, Ă quatre ou cinq heures de chez toi.Tobie connaissait trĂšs bien lâexistence des PelĂ©s, mais câĂ©tait la
premiĂšre fois quâon en parlait ouvertement devant lui. Le mot « PelĂ© Ȏtait comme un gros mot quâon ne dit pas devant les enfants.
La conversation sâarrĂȘta lĂ parce que Vigo Tornett, prenant consciencede lâheure tardive, pressa Tobie de rentrer chez lui avant la nuit.
Quand Tobie sâallongea sur son lit ce jour-lĂ , Ă lâĂ©coute du crĂ©pitementdes braises et du cliquetis des aiguilles Ă tricoter de sa mĂšre, il crut voir sedessiner sur le caleçon blanc du rideau les silhouettes mystĂ©rieuses desPelĂ©s, tandis que revenait Ă sa mĂ©moire le nom de la petite Lee.
Lorsquâun garçon de sept ans, isolĂ©, solitaire, apprend quâĂ moins dâunejournĂ©e de marche existe un autre enfant de son Ăąge, il est capable de toutpour le trouver. Câest la magie de lâaimant, que connaissent bien lesenfants.
Et les amoureux.
Il se passa pourtant un mois entier avant que ce grand jour nâarrive.
4
Elisha
Ce jour-lĂ , pour ĂȘtre franc, Tobie sâĂ©tait vraiment perdu. Ce nâĂ©tait pasun petit Ă©garement comme il en vivait tous les jours, du genre : lĂ©gerdĂ©tour, boucle inutile, trois pas en avant, trois pas en arriĂšreâŠ
â Tes Basses-Branches, mon fils, câest cul-de-sac et sacs de nĆuds !disait son pĂšre qui ne sâaventurait mĂȘme pas au bout du jardin.
Tobie se perdait dix fois par jour dans le labyrinthe des lianes, desmontagnes dâĂ©corce et des forĂȘts de mousse grise, mais il commençait Ă avoir un sacrĂ© sens de lâorientation. Si bien que ce jour-lĂ , il lui fallutplusieurs heures pour reconnaĂźtre quâil Ă©tait dans une situation beaucoupplus inquiĂ©tante.
Il y a la triste rĂšgle du promeneur Ă©garĂ© :1) Quand on est perdu, on marche plus vite.2) Or chaque pas que lâon fait nous Ă©loigne de chez nous.3) Donc on se perd encore plus.Au bout de quatre ou cinq heures, Tobie sâarrĂȘta, essoufflĂ©, en sueur,
presque incapable de reconnaĂźtre le haut et le bas.Il fit le bilan quâil aurait dĂ» faire des heures plus tĂŽt. SincĂšrement, il
Ă©tait en trĂšs mauvaise posture. La nuit allait tomber. Ses parents nesavaient pas oĂč il Ă©tait, et de toute façon son pĂšre nâaurait pas fait dix
centimĂštres hors de chez lui sans glisser sur une flaque ou tomber dans untrou. Le vieux Tornett Ă©tait plus ou moins paralysĂ© par ses rhumatismes.Le petit Plum ne sâĂ©loignait jamais de ses larves. Bref, les circonstancesnâĂ©taient pas joyeuses. Il nâavait pas grand-chose Ă attendre de personne.
Seul au monde, il se dit Ă lui-mĂȘme : « Je suis perdu⊠»
Tobie sâassit sur la grosse branche, lĂ oĂč il venait de sâarrĂȘter. Ilcommença par essorer ses chaussettes, ce qui Ă©tait toujours sa maniĂšre dese poser, et de faire le point. La chaussette mouillĂ©e brouille les idĂ©es etnoie le moral.
Ătranglant la chaussette dans ses petites mains, il regarda sâĂ©couler unruisselet pas vraiment clair. Il le suivit des yeux, remarqua que lâeautombait dans une fente de lâĂ©corce et coulait un peu plus loin. Il remit seschaussures, toujours bien concentrĂ© sur la trajectoire de son filet dâeau.
Il ne pensait plus Ă rien. Il se leva et, pas Ă pas, rĂȘveur, suivit le petitcourant qui sâĂ©tait formĂ©.
Un brin de mousse grise naviguait maintenant sur la vaguelette. Tobie lefixait de son regard perdu.
Dâautres infiltrations sâĂ©taient jointes Ă lâeau des chaussettes, si bienque Tobie devait marcher plus vite pour suivre son petit navire de moussegrise qui dĂ©goulinait le long de la gigantesque branche. Dans ce momentde peur, lâenfance lui Ă©tait retombĂ©e dessus sans prĂ©venir. Il nâĂ©tait plus lejeune dĂ©brouillard quâon traite comme un grand. Il avait Ă nouveauvraiment sept ans. Son Ăąge devenait son refuge, avec les jeux etlâinsoucianceâŠ
La gouttiĂšre formait dĂ©jĂ un vrai ruisseau que Tobie suivait en courant.Il grimpait les Ă©chardes de bois qui lui barraient la route, contournait lespĂ©tioles de feuilles mortes, le cĆur palpitant. Toujours plus attentif Ă sonpetit bateau, il ne remarqua pas quâun peu plus loin, lâeau plongeait dansle vide. Il dĂ©valait la pente dâĂ©corce et se serait jetĂ© avec le brin demousse, si un petit bourgeon ne lâavait fait trĂ©bucher juste Ă tempsâŠ
Il tomba du haut de son millimĂštre et demi, la tĂȘte en avant, les troisquarts du corps suspendus dans le vide.
Il demeura ainsi quelque temps, et quand il murmura : « Je suisperdu ! », ces mots avaient un autre sens quâauparavant.
Sa vie tenait à un fil. Son pied était resté accroché au bourgeon gluantde printemps qui le retenait.
Bien vite, une sensation terrible sâempara de lui. Il commençait Ă sesentir glisser dans ses chaussettes. Toujours ce point sensible : lachaussette⊠Tandis que ses chaussures restaient agrippĂ©es au bourgeon,Tobie dĂ©rivait lentement vers le vide.
Le vide ? Tobie osa regarder en face le prĂ©cipice qui Ă©tait sous lui.Quelque chose lui paraissait Ă©trange dans cette grande masse sombre. Ilvoyait par endroits des reflets bleutĂ©s qui lâintriguaient. Il eut besoindâune minute entiĂšre, aveuglĂ© par lâĂ©puisement et le vertige, pourcomprendre Ă quoi ressemblait ce vide.
Ă cent pieds sous lui, au milieu dâune Ă©norme branche cabossĂ©e,sâĂ©tendait un vaste lac.
Un lac suspendu au milieu de lâarbre. Une merveille.Une branche avait dĂ» sâarracher et laisser un grand trou dans lâĂ©corce oĂč
luisait maintenant un lac dâeau claire. Des taillis de haute mousse venaientjusque sur la rive et Tobie voyait mĂȘme des plages dâĂ©corce blanche, descriques dĂ©licieuses oĂč il aurait pu planter sa tente.
Le ruisseau quâil avait suivi se jetait dans ce lac. Il formait une chutedâeau vertigineuse qui faisait mousser lâeau transparente du lac. Joli destinpour son jus de chaussette.
Tobie avait repris sa respiration, son cĆur battait un air plus lent, etsurtout, curieusement, il avait arrĂȘtĂ© de glisser. Il Ă©tait immobile, pendupar les pieds Ă la falaise.
Il pensa Ă une formule de son grand-pĂšre Alnorell : « Câest la peur quifait tomber. » Tobie nâavait jamais compris cette phrase que lui rĂ©pĂ©tait samĂšre. Il pensait que cela voulait dire que quand on fait sursauterquelquâun, il risque de se retrouver par terre.
DĂ©sormais, il comprenait parfaitement.Quand on vit dans la peur, on tombe Ă chaque pas. Câest la peur qui fait
tomber. Maintenant quâil se savait au-dessus dâun lac, il ne craignait plusde glisser : lâeau amortirait sa chute. Et comme il nâavait plus peur, il neglissait plus.
Tobie remonta ses mains le long de son corps, agrippa un morceaudâĂ©corce rugueuse et tira sur ses bras. En quelques secondes, sa tĂȘte Ă©tait Ă la hauteur de ses pieds. Encore un petit effort et il se rĂ©tablit en sâappuyantsur ses avant-bras. Un mois de va-et-vient dans les Basses-Branches avaitfait de lui un petit acrobate.
Tobie Ă©tait maintenant debout, dressĂ© au-dessus de ce paysage de rĂȘve,bien dĂ©cidĂ© Ă aller lâexplorer. Il commença Ă sâaventurer par la droite oĂčun passage escarpĂ© descendait jusquâau lac.
Dâen bas, câĂ©tait encore plus beau. Les hautes forĂȘts de mousse sereflĂ©taient Ă la surface oĂč sautaient parfois de grosses puces dâeau. Le lacĂ©tait immense, suspendu entre les branches de lâarbre, il aurait fallu uneheure pour le traverser Ă la nage. Tobie nâavait jamais vu cela dans leshauteurs, encore moins dans les Cimes qui lui paraissaient maintenant uneprison Ă ciel ouvert. Tobie nâhĂ©sita pas longtemps. En quelques secondes ilavait enlevĂ© tous ses habits. Et lâinstant dâaprĂšs, il plongeait.
Un dernier rayon de lumiĂšre avait mĂȘme rĂ©ussi Ă sâinfiltrer jusque-lĂ .Tobie faisait une brasse maladroite qui Ă©claboussait autour de lui. LâeauĂ©tait fraĂźche et il respirait vite. Il retourna rapidement lĂ oĂč il avait pied. IlsâarrĂȘta ainsi avec de lâeau jusquâau cou Ă regarder ce grand miroir bleunuit.
Il resta lĂ un bon moment.
â Câest beau.â Oui, rĂ©pondit Tobie, câest beau.â Câest beauâŠâ Oui, je ne connais rien comme ça.Tobie resta immobile encore une brĂšve seconde. Avec qui parlait-il ?
TrĂšs lentement il se retourna. Il venait de parler avec quelquâun. Oui, il
venait de rĂ©pondre Ă quelquâun.
Ce quelquâun avait des nattes brunes, et le contemplait attentivement.Elle Ă©tait assise Ă cĂŽtĂ© des vĂȘtements de Tobie, sur un copeau de bois. EllenâĂ©tait sĂ»rement pas plus vieille que lui, mais son regard paraissait plussombre et plus assurĂ©. Tobie nâavait que la tĂȘte hors de lâeau, il fut trĂšssurpris et un peu gĂȘnĂ©. Immobile, les yeux Ă©carquillĂ©s, il rĂ©flĂ©chissait justeĂ une maniĂšre habile de rĂ©cupĂ©rer ses habits. Mais elle ne bougeait pas.
Elle dit :â Il nây a quâun seul autre endroit qui est aussi beau.â Câest loin ? demanda Tobie.La fille ne rĂ©pondit pas. On ne voyait pas ses mains, cachĂ©es sous une
cape marron. Tobie tenta une autre question.â Tu es la petite Lee ?Elle sourit et câĂ©tait quelque chose de nouveau que Tobie aima
beaucoup. Elle souriait extraordinairement bien pour son Ăąge. En principe,Ă partir de quatre ou cinq ans, on sourit moins bien. Et ça nâarrĂȘte pas dese dĂ©grader. Mais elle paraissait sourire pour la premiĂšre fois.
â Je mâappelle Elisha.Tobie commençait Ă se refroidir dans son eau, il continua quand mĂȘme :â Je cherche la petite Lee.Elle sourit encore, et avec le mĂȘme talent.
â Qui tâen a parlĂ© ?â Le vieux Tornett.â Tu vas avoir froid.
â Oui, dit Tobie en grelottant.â Tu devrais sortir.â Oui.â Tu vas ĂȘtre malade.â Oui, rĂ©pĂ©ta Tobie.â Alors sors ! lança-t-elle en criant et en riant Ă la fois.Tobie Ă©tait extrĂȘmement ennuyĂ©, mais il fit un pas vers le bord, puis un
autre, puis encore un autre. Maladroitement, il marcha sur la plagedâĂ©corce blanche, tout nu, jusquâĂ ses affaires quâil commença Ă enfilerune Ă une.
Elisha ne paraissait ni gĂȘnĂ©e, ni moqueuse, ni rien de ce genre. Ellesemblait juste contente quâil mette des habits chauds. Tobie resta debout Ă cĂŽtĂ© dâelle. Ils regardaient tous les deux un reflet lointain sur le lac.
â Je ne sais pas comment rentrer chez moi, dit Tobie tout simplement.Elle tourna la tĂȘte vers lui et il la dĂ©visagea. Elle avait une figure trĂšs
particuliĂšre. Un visage plat, assez pĂąle, avec des yeux un peu trop grandspour elle. Ses cheveux bruns tombaient sur ses genoux quand elle Ă©taitassise.
â Je te montrerai demain, rĂ©pondit Elisha.â Demain ?â On partira tĂŽt.â Tu sais oĂč jâhabite ? demanda Tobie.â Bien sĂ»r.â Je dois partir ce soir.â La nuit tombe. Il ne faut pas marcher la nuit. Viens.Elle se leva et ses mains apparurent, qui, elles, Ă©taient tout Ă fait de son
Ăąge. Des petites mains de petite fille. Tobie la suivait le long du lac.â On va oĂč ?â Chez moi.Ils marchĂšrent silencieusement pendant un long moment, longeant
dâabord la plage, puis grimpant dans un bois. Tobie remarqua quâelle Ă©taitplus petite que lui en taille, et quâelle avançait pieds nus dans lesbroussailles. Dans la pĂ©nombre, on voyait sous ses pieds comme une lueurbleue.
Parvenue en haut de la cĂŽte, Elisha sâarrĂȘta. Tobie Ă©tait content de cettepause, parce quâelle escaladait Ă la vitesse dâune fourmi guerriĂšre et quâilavait du mal Ă suivre. Il reprit son souffle. Le lac commençait Ă se perdre
dans une brume noire. La nuit tombante gommait les ombres. Elisharegardait au loin. Elle ne semblait pas lassĂ©e par la beautĂ©. Ils reprirentleur chemin. Au bout dâun quart dâheure, une bonne odeur commença Ă danser autour dâeux. Tobie, qui nâavait rien mangĂ© depuis le matin, sentitson ventre gargouiller. Il nâosa pas dire un mot, mais la faim Ă©tait lĂ .
â On est arrivĂ©, dit Elisha. Attends-moi ici.Tobie nâavait pas remarquĂ© une ouverture ronde amĂ©nagĂ©e dans lâĂ©corce
et dâoĂč sâĂ©chappait ce divin fumet. Il resta sur place tandis quâElisha filaitvers la porte et disparaissait Ă lâintĂ©rieur. AprĂšs quelques instants, elle semontra dans lâencadrement et cria :
â Alors ? Tu viens ?Il grimpa la petite cĂŽte. CâĂ©tait une piĂšce entiĂšrement ronde sans fenĂȘtre
et sans cheminĂ©e, avec juste un petit feu au milieu, et des grands carrĂ©s detissu tendus Ă certains endroits. Ces tissus de couleur vive attirĂšrentdâabord le regard de Tobie, si bien quâil mit un peu de temps pourremarquer une dame trĂšs jeune qui Ă©tait accroupie prĂšs du feu et leregardait en souriant.
â Bonjour.â Bonjour, rĂ©pondit Tobie.â Tu as faim ?â Un peu, mentit Tobie qui avait une faim monstrueuse.
Il imita Elisha qui sâasseyait prĂšs du feu. La dame leur tendit uneassiette recouverte dâune serviette. Elisha souleva un coin de la servietteet, dans un nuage de vapeur, Tobie vit apparaĂźtre de grosses crĂȘpesruisselantes de beurre et de miel.
Tobie ne mangea peut-ĂȘtre pas trĂšs proprement mais en tout cas avecappĂ©tit, et ses deux spectatrices avaient lâair de trouver cela assez drĂŽle Ă voir. Finalement, il posa lâassiette, but dâun seul coup un bol dâeauquâElisha lui tendait et dit :
â Je mâappelle Tobie.Cette nouvelle ne semblait pas ĂȘtre une rĂ©volution pour elles. Elles
paraissaient trĂšs bien le connaĂźtre, alors il ajouta :â Je cherche la petite Lee.Cette phrase-lĂ eut beaucoup plus dâeffet : Elisha et la jeune fille
éclatÚrent de rire. Il préféra rire un peu avec elles sans savoir exactementpourquoi.
â Vous la connaissez ?Cette fois, Elisha rĂ©pondit :â Câest moi.Tobie sursauta. Elle continua :â Je suis Elisha Lee, et voilĂ ma mĂšre.Tobie faillit tomber Ă la renverse. Cette dame de vingt-cinq ans Ă©tait la
mĂšre dâElisha⊠Elle avait lâair si jeune. Avec le mĂȘme visage plat, lestresses remontĂ©es en macarons sur la tĂȘte, on aurait dit sa sĆur.
La soirĂ©e passa dans la douceur dâun songe. Ils restĂšrent longtemps aucoin du feu, et Tobie continua Ă les faire rire.
Dans la nuit, avec des grosses bougies dĂ©goulinantes, Elisha lâemmenavoir les cochenilles quâelles Ă©levaient. Sa mĂšre vendait des Ćufs et de lacire de cochenille. Il fallait prendre grand soin de ces Ă©normes animauximmobiles, blancs comme neige, qui faisaient deux fois la taille de Tobie.
â Elles nâont pas lâair mĂ©chantes, dit Tobie en tapotant le flanc de lâunedâelles.
â Non. Celle-lĂ sâappelle Line. Lâautre, câest Gary.â Vous nâhabitez pas loin de la grande frontiĂšre, dit Tobie, vous nâavez
pas peur des PelĂ©s qui capturent les troupeaux ?Tobie avait entendu cela du temps oĂč il vivait dans les hauteurs. Il avait
surpris la conversation de deux éleveurs qui parlaient des Pelés. Il ne le
rĂ©pĂ©tait que pour se rendre intĂ©ressant.Elisha et sa mĂšre nây firent mĂȘme pas attention.â Il faut juste se mĂ©fier des coccinelles, expliqua Elisha Lee.â Des coccinelles ?â Les cochenilles se font bouffer par les coccinelles, leurs seules
ennemies.
De retour prÚs du feu, Tobie leur raconta des histoires de coccinelles.Son pÚre était un grand spécialiste du sujet. Tobie parla longtemps de lacoccinelle à treize points, trÚs rare. Il leur fit répéter, par jeu, le nomsavant de la coccinelle à quatorze points.
â Quatuordecim-pustulata !La mĂšre dâElisha essaya en bredouillant :â Quaduorte⊠tis⊠Quatuomdecir⊠putsulanaâŠMais Elisha le prononça du premier coup, alors que Tobie se perdait
dans des explications sur les libellules, ce qui nâavait rigoureusementaucun rapport. Quand ils sâĂ©croulĂšrent de fatigue, ils rampĂšrent jusquâĂ des matelas cachĂ©s derriĂšre les carrĂ©s de couleur. Elisha choisit le jaune, etTobie le rouge. Au moment de fermer les yeux, il avait complĂštementoubliĂ© ses parents qui devaient lâattendre depuis des heures. Il entenditseulement la petite Lee qui chantonnait dans son sommeil :
â Qua-tuor-de-cim-pus-tu-la-taâŠ
Le lendemain, Elisha le reconduisit jusquâĂ chez lui et se volatilisa dansles buissons avant mĂȘme que Sim et MaĂŻa aient pu la voir.
Ainsi commença une amitiĂ© unique, qui, dans le cĆur de Tobie, fitfleurir les Basses-Branches pendant ces longues annĂ©es dâexil.
5
Papillon de nuit
Lorsque Tobie se rĂ©veilla dans son trou dâĂ©corce, il lui fallut pas mal detemps pour savoir oĂč il reposait. Il sâĂ©tait Ă©chappĂ© de longues heures dansses rĂȘves, revivant ses souvenirs des Basses-Branches et sa rencontre avecElisha.
Lâaube projetait maintenant ses premiĂšres lueurs sur lâarbre. Tobieessaya de bouger un peu. Sa jambe gauche Ă©tait douloureuse, mais luiobĂ©issait toujours. Le reste de son corps paraissait rouĂ© de coups.
Souvent, quand on se rĂ©veille dâun cauchemar, on se rĂ©jouit de voirautour de soi une rĂ©alitĂ© douce et sans danger, un rai de lumiĂšre sous laporte.
Mais Tobie, ouvrant les yeux aprĂšs une nuit inconsciente, fut aucontraire assailli par le cauchemar de sa vie. Il se rappela dâun coup lachasse Ă lâhomme quâon avait lancĂ©e contre lui. Il se rappela quâil avaittout perdu. Il revĂ©cut aussi la visite des chasseurs qui avaient failli ledĂ©busquer de son trou.
Il aurait pu retomber dans ce sentiment de chagrin et dâangoisse, mais ilsentit un appel plus fort : la faim.
Son pÚre lui répétait toujours :
â Chaque cerveau a son secret. Moi, câest mon lit. Toi, câest ton assiette.Mange avant de penser, ou tu penseras mal.
Il avait dit un jour oĂč Tobie manquait dâĂ©nergie : « Il nâest pas dans sonassiette. »
Et, comme tout ce que disait le professeur Lolness, lâexpression avaitĂ©tĂ© reprise dans le langage courant, sans que personne ne sache dâoĂč ellevenait.
Tobie avança la tĂȘte en sâappuyant un peu sur les coudes et parvint Ă lâouverture de la fente du bois. Il observait attentivement.
Il pensa brusquement au chasseur qui Ă©tait peut-ĂȘtre tapi un peu plusloin. Tobie demeura un instant Ă lâarrĂȘt.
MĂȘme affamĂ©, le cerveau de Tobie parvint Ă se raisonner : si le chasseuravait Ă©tĂ© lĂ , il aurait dĂ©jĂ sautĂ© sur lui. Sans crainte, il sortit donc la tĂȘtetout entiĂšre, sâaccrocha Ă un petit relief du bois et tenta de redresser lereste de son corps.
Il croyait ĂȘtre un pantin de bois. Ses bras et ses jambes Ă©taient tenduscomme des bĂątons accrochĂ©s Ă un rondin.
Et puisque son nez avait un peu gonflĂ© Ă cause de ses chutes, il pensa Ă un pantin cĂ©lĂšbre dont on racontait lâhistoire aux enfants de lâarbre.
Les blessures tiraient sur sa peau comme des agrafes. Il avait couru dixheures de suite, le jour prĂ©cĂ©dent, il avait pris des coups, chutĂ© vingt fois,sâĂ©tait relevĂ© autant jusquâĂ tomber dans cette fente oĂč il avait passĂ© lanuit.
La premiĂšre grande nouvelle du jour, câĂ©tait malgrĂ© tout quâil pouvaitmarcher. Son premier pas fut accompagnĂ© dâun petit gĂ©missement quiressemblait Ă de la douleur, mais qui Ă©tait un cri de joie. Il pouvait encoremarcher, il en avait mĂȘme envie aprĂšs une nuit dâimmobilitĂ©.
Il fit sa seconde belle dĂ©couverte en dĂ©nichant, Ă quelques pas, unegrosse gale brune qui allait lui servir de petit dĂ©jeuner. Tobie nâaimait pasparticuliĂšrement ces sortes de champignons plats oĂč vivaient parfois desnymphes dâinsectes. Il fallait normalement les cuire longtemps avant dâenfaire un gratin ou une friture.
Mais Tobie en dĂ©tacha un Ă©pais morceau et le dĂ©vora tout cru. Il avaitaussi trouvĂ© une minuscule mare dans un creux de lâĂ©corce quâil lapacomme une fourmi avant de rejoindre son trou. LĂ , aprĂšs ce repasimprovisĂ©, il sentit la mĂ©canique de son cerveau se remettre en marche.
Il réfléchit à son plan.
Depuis le dĂ©but de sa fuite, il avait suivi dâinstinct une mĂȘme direction.En quittant les Cimes par des chemins secondaires, en parvenant dans leshauteurs oĂč il se trouvait maintenant, il croyait ne pas savoir oĂč il allait.Mais son corps entier lui indiquait ce cap, et il comprit bientĂŽt que son butĂ©tait les Basses-Branches. Tous ses rĂ©flexes de survie lâattiraient vers lĂ -bas. Il connaissait les Basses-Branches comme les lignes de sa main.Nâimporte quel poursuivant ne pourrait filer sa trace une fois dans cemonde qui lui appartenait.
Son pĂšre avait tentĂ© de lui dire :â Pars. Ne tâarrĂȘte jamais.Mais Tobie voulait croire que quelque part dans lâarbre existait malgrĂ©
tout un refuge.Et puis, il y avait Elisha. Le seul ĂȘtre qui lui restait, la seule qui ne le
trahirait pas. Elisha allait lâaider. Lâenfer sâarrĂȘtait aux portes des Basses-Branches. Il suffisait dây arriver.
Il suffisait⊠Mais les territoires dâOnessa commençaient Ă cinq joursde marche au moins, et des centaines dâhommes en armes sâĂ©taient lancĂ©sĂ sa recherche. Il devrait donc voyager la nuit tombĂ©e, sans lumiĂšre, Ă lâheure oĂč dâautres prĂ©dateurs, insectes ou oiseaux de nuit, Ă©taient enchasse.
Tobie passa donc la journée dans son refuge à dormir et à soigner sesplaies avec des rubans de feuille fraßche. Trois fois, il fut réveillé par lavibration de troupes bruyantes qui passaient en désordre. Trois fois il restalà , pétrifié, le souffle court, longtemps aprÚs le passage des chasseurs.
On le cherchait toujours. Plus intensĂ©ment quâavant.Jamais combat plus inĂ©gal ne sâĂ©tait dĂ©roulĂ© dans lâarbre : un enfant
contre le reste du monde.
Ă neuf heures du soir, en septembre, lâarbre est dĂ©jĂ revĂȘtu de nuit.Tobie sortit dĂ©finitivement de sa cachette. Il connaissait la direction. Il laressentait mĂȘme au fond de lui comme sâil avait avalĂ© une boussole. Il semit en marche, et, aprĂšs quelques pas, lâesprit de survie avait endormi sesdouleurs et il courait sur les branches comme autrefois.
Il fallait voir courir Tobie dans les branches. CâĂ©tait un papillon.Silencieux, prĂ©cis, imprĂ©visible. Il avait tout appris dans les Basses-Branches. Lâarbre Ă©tait son jardin.
Tobie connaissait les lieux habitĂ©s et les fuyait. Il contournait surtout lesgrosses citĂ©s de bois moulu qui se multipliaient dans lâarbre.
Mais les diffĂ©rents groupes de ses poursuivants, qui avaient pris delâavance sur lui, sâinstallaient parfois pour la nuit en zone sauvage. Tobiesurveillait donc aussi les lueurs des feux de camp.
Soudain, avant quâil nâait rien vu venir, il entendit des voix.CâĂ©tait Ă un croisement quâil ne pouvait contourner sans perdre un
temps précieux. Il devait tenter de passer.Rampant sur ses coudes, il commença son approche. Une dizaine
dâhommes Ă©taient affalĂ©s autour dâun brasier presque Ă©teint oĂč cuisaientsur une broche quelques belles tranches de grillon. Il devait bien y avoirun demi-grillon pour Ă peine dix chasseurs, et lâalcool coulait Ă flots.
Tobie avait faim. Il Ă©couta leurs chansons. Elles Ă©taient belles. De vraisairs de chasse. La beautĂ© vient parfois se glisser dans les cĆurs endurcis.Tobie reconnaissait ces chansons qui avaient marquĂ© sa petite enfance.
Dans les propriĂ©tĂ©s des Cimes oĂč il passait ses Ă©tĂ©s, il nây avait plus lesimmenses chasses qui avaient fait le bonheur de son grand-pĂšre. Mais sesnourrices lâaccompagnaient parfois aux battues paysannes quâon
organisait encore dans les branches voisines. Tobie, accrochĂ© au dos deschasseurs, dĂ©viait leurs flĂšches. Il chatouillait les meilleurs archers. Sonjeune Ăąge faisait quâon lui pardonnait tout. Une fois, il garda mĂȘme touteune journĂ©e un puceron cachĂ© sous sa chemise, pour le libĂ©rer, le soirvenu, loin des chasseurs.
Cependant, il aimait se retrouver au crĂ©puscule, allongĂ© sous la table durelais. LĂ , Ă©coutant les chants et les ballades, alors ĂągĂ© de cinq ou six ans,il se sentait plus chasseur que nâimporte qui. Il adorait les chansons, lesvieilles histoires, et ces odeurs de grillades et de bottes qui le rejoignaientsous la table.
Mais cette nuit-lĂ , venant imprudemment Ă©couter les chants de sespoursuivants, il nâĂ©tait plus le petit Tobie quâon passe de main en mainautour de la table et qui fait rire tout le monde. Il Ă©tait dans la peau dâungibier Ă bout de souffle qui sâapproche du campement des chasseurs.
Il resta un bon moment allongĂ© sur le sol. Un crissement attira tout Ă coup son attention. Le bruit venait de la droite, tout prĂšs de lui. Il tourna latĂȘte et Ă©touffa un cri. Son sang se glaça.
Deux yeux rouges le fixaient dans la nuit.Il se laissa rouler sur le cÎté. Les chasseurs continuaient leurs
berceuses. Tobie, sortant la tĂȘte quâil avait enfouie dans ses bras, osaregarder Ă nouveau les yeux. Le grondement devenait plus agressif.
CâĂ©tait une fourmi de combat.Un enclos la retenait. Mais elle commençait Ă sâagiter et Ă faire battre la
barriĂšre. Tobie remarqua une autre paire dâyeux qui se braqua, elle aussi,dans sa direction. Et il y avait encore une troisiĂšme fourmi dans lâombre.Trois Ă©normes molosses, dâun rouge de braise, que lâodeur de Tobie avaitdĂ» rĂ©veiller.
Les chasseurs nâĂ©taient donc pas seuls. On leur avait confiĂ© ces terriblesbestioles. Tobie se prĂ©parait Ă filer mais le bruit de la veillĂ©e sâĂ©taitsoudainement interrompu. La nervositĂ© des fourmis avait attirĂ© lâattentiondes chasseurs. Un gĂ©ant hirsute dâau moins deux millimĂštres et demisâĂ©tait levĂ© et sâapprochait dĂ©jĂ de lâenclos.
â On se calme lĂ -dedans !Tobie fit une roulade de plus vers lâobscuritĂ©. Les fourmis Ă©taient toutes
regroupĂ©es de son cĂŽtĂ©, et lâhomme cherchait la raison de cette agitation.â Falco ! Enok ! Vous allez vous calmer ?
Lâhomme commença Ă contourner lâenclos. Il parlait aux bĂȘtes. Tobiecherchait une solution. Il fallait quâil se passe quelque chose. Nâimportequoi. Il fouilla ses poches Ă la recherche dâun objet qui ferait diversion.Rien. Pas un bout de bois Ă jeter dans une autre direction. Le chasseurcontinuait Ă longer lâenclos. DerriĂšre lui, dâautres sâapprĂȘtaient Ă le suivre.Quâest-ce qui pouvait attirer les bĂȘtes vers ce coin sombre ?
Tobie regarda ses pansements. Le geste qui le sauva ne dura pas uneseconde. Arrachant ses bandages noircis de sang, il en fit une boule quâiljeta derriĂšre la barriĂšre. Lâinstant dâaprĂšs, les fourmis Ă©taient dessus. Lesang les mettait en transe. Elles se battaient dĂ©jĂ .
â Un morceau de feuille ! Elles se disputent une feuille !Lâhomme donna un coup sur la barriĂšre et sâen retourna vers le feu pour
rassurer ses compagnons.
Une minute plus tard, Tobie Ă©tait dĂ©jĂ loin.Il Ă©tait passĂ©. Il ne sâarrĂȘtait plus. CâĂ©tait une course effrĂ©nĂ©e, comme
sâil avait encore les fourmis Ă ses trousses.Se confiant entiĂšrement Ă lâappel des Basses-Branches, il laissait ses
idĂ©es vagabonder. Lâaction libĂšre lâesprit. Il avait connu des courses de cegenre du temps de lâexil dâOnessa. Des journĂ©es dans les branches oĂč lesdistances ne comptaient plus.
Il se rappelait par exemple le matin oĂč le petit Plum Tornett Ă©tait arrivĂ©chez les Lolness, mĂ©connaissable. Le visage couvert de boue, il gĂ©missait,montrant la direction dâoĂč il avait surgi. Sim Lolness tenta de le calmer,mais Plum poussait des hurlements de plus en plus forts. DĂ©signanttoujours la direction du couchant, il sâagrippait au menton du professeur.Tobie comprit trĂšs vite. Pour le garçon muet, le geste vers le mentonrappelait la barbe de son oncle.
Il Ă©tait arrivĂ© quelque chose Ă Vigo Tornett.Tobie choisit de partir seul pour savoir rapidement ce qui sâĂ©tait passĂ©.
Trop tard pour demander lâaide de la famille Asseldor, ou des Olmech, quihabitaient plus haut. Ses parents le laissĂšrent filer Ă contrecĆur et firentrentrer le pauvre Plum dans la maison.
CâĂ©tait la troisiĂšme annĂ©e de Tobie dans les Basses-Branches. Il serendit chez Tornett en moitiĂ© moins de temps quâil ne lui avait fallu lespremiĂšres fois. Il connaissait de dangereux passe-branches, ces raccourcisde brindilles jetĂ©s entre des rameaux, qui lui Ă©vitaient bien des dĂ©tours, etil filait de branche en branche, bondissant dâune feuille Ă lâautre.
Quand il arriva à la maison Tornett, il ne remarqua rien de particulier.Le feu était éteint dans la cheminée et le couvert était dressé pour deux.
Câest en contournant la branche, et en se dirigeant vers les niches deslarves quâil dĂ©couvrit le vieil homme.
Il faisait peine Ă voir.Tornett gisait sur lâĂ©corce, inanimĂ©, les vĂȘtements arrachĂ©s.Tobie avait alors dix ans, il avait traversĂ© bien des Ă©preuves, mais il ne
sâĂ©tait jamais retrouvĂ© face Ă un homme dans cet Ă©tat. Il se jeta sur lui.â Tornett ! Monsieur Tornett !Il prenait la tĂȘte barbue dans ses mains.â RĂ©pondez-moi, je vous en supplie.Lâhomme ne bougeait pas. Il Ă©tait trop tard. Il reposa le visage de son
vieil ami. Un courant dâair froid le fit frissonner.â Adieu Tornett, dĂ©clara-t-il comme au thĂ©Ăątre.Câest alors quâil sentit la pression des doigts du blessĂ© sur ses bras.
CâĂ©tait mĂȘme plus quâune pression. Tornett enfonçait ses ongles dans lachair de Tobie. Un peu plus et ils ressortiraient de lâautre cĂŽtĂ©. Lâenfant nepouvait imaginer une telle force chez un si vieil homme. Tobie finit parhurler de douleur ce qui rĂ©veilla tout Ă fait Tornett, qui lĂącha prise.
Une heure plus tard, Tobie passait une Ă©ponge dâeau sur le corps meurtridu brave Tornett. Bien vivant, il ne semblait pas avoir de blessures graves,seulement un fin quadrillage dâĂ©corchures qui le recouvrait entiĂšrement destriures rouges. En caleçon long sur son lit, le vieux Vigo Tornettressemblait Ă lâhomme-araignĂ©e. Tobie essayait de sâinterdire de rire, maisle tableau avait quelque chose de comique.
Quand il put parler, Vigo Tornett commença par dire :â Ă Tomble⊠Ils me mettaient dans cet Ă©tat pour un rien⊠à TombleâŠ
ils frappaient tellementâŠTobie ne comprenait pas vraiment. Tornett ne paraissait quâĂ moitiĂ©
conscient. Le choc devait faire ressurgir des souvenirs plus anciens. Dessouvenirs de cette autre vie de Tornett, du temps oĂč il Ă©tait mauvaisgarçon. Il en avait parlĂ© Ă Tobie. Il avait passĂ© dix ans dans la prison deTomble. Et ces terribles annĂ©es ne pouvaient sâoublier.
Vigo Tornett ouvrit les yeux complĂštement. Au bout de quelque temps,il raconta ce qui venait de lui arriver.
Le mĂ©tier de moucheur de larves exigeait une grande prĂ©cision.Le mouchage lui-mĂȘme nâĂ©tait quâune question de savoir-faire. Un drap
blanc servait de mouchoir. On essorait ensuite le drap dans une bassinepour recueillir le lait. Mais la tùche la plus délicate du moucheur était lasurveillance de la larve.
Chacun sait quâune larve est appelĂ©e Ă devenir un insecte. Cependant,mĂȘme le meilleur moucheur ne distingue pas forcĂ©ment une larve dâuneautre. Il fallait donc suivre attentivement la maturation de la larve pourpouvoir sâen dĂ©barrasser Ă temps. Le gentil Plum au cĆur pur sâattachaitparfois tellement Ă ses larves quâil les gardait au-delĂ dâun tempsraisonnable. Plus dâune fois, son oncle lâavait aidĂ© prĂ©cipitamment Ă pousser dans le vide une larve qui dĂ©jĂ se craquelait et laissait paraĂźtre desantennes agitĂ©es ou des mandibules.
Mais cette fois-lĂ , câest avec un scarabĂ©e-rhinocĂ©ros que Vigo Tornett setrouva nez Ă nez en pleine nuit. Le scarabĂ©e avait encore des lambeauxblancs gluants sur la carapace. Surpris par cette premiĂšre rencontre, Ă peine sorti de sa larve, lâinsecte ne semblait pas dâhumeur pacifique. Ilaurait pu facilement dĂ©chiqueter Tornett. Lâhomme se jeta courageusementĂ la tĂȘte du scarabĂ©e. Bien accrochĂ© Ă son unique corne, il fut secouĂ© dans
tous les sens, fouettĂ© contre des branchages, et laissĂ© pour mort, lĂ oĂčTobie finit par le trouver.
Ă partir de ce jour, Tornett nâautorisa son neveu quâĂ moucher despetites larves de nosodendrons.
Tobie repensait Ă ce qui lui avait semblĂ© Ă lâĂ©poque une terribleaventure. Il lâavait racontĂ©e Ă Elisha le lendemain, lui laissant croire quâilavait lui-mĂȘme mis en fuite le scarabĂ©e-rhinocĂ©ros « qui faisait cinquantefois ma taille ». Elisha lâĂ©couta et chuchota :
â Et Plum ?Elisha Ă©tait trĂšs touchĂ©e par Plum, le neveu muet de Tornett. Parfois,
Tobie se demandait si Elisha aurait préféré un Tobie muet⊠Elle avaitdevant elle le héros sauveur de Vigo Tornett et elle lui demandait desnouvelles de Plum !
â Et ton Plum ? Il sâest dĂ©jĂ battu avec un scarabĂ©e-rhinocĂ©ros ?demanda-t-il.
â Non, mais toi non plus.Ă partir de ce jour, Tobie comprit quâil ne mentirait plus Ă Elisha.
Maintenant, dans cette nuit quâil traversait en bondissant, il aurait Ă©tĂ©
prĂȘt Ă se battre Ă mains nues avec nâimporte quelle mante religieuse
assoiffée de sang, plutÎt que de fuir ainsi la haine de son peuple.Il termina sa deuxiÚme nuit de fugitif dans un trou étroit dont il chassa
une vrillette engourdie. Il se mit en boule pour dormir. Le jourcommençait Ă poindre. Il Ă©tait temps quâil disparaisse comme ces animauxnocturnes, anonymes, invisibles, dont il avait rejoint le clan.
6
Le secret de BalaĂŻna
â Quâest-ce que tu fais ?Elisha sâĂ©tait jetĂ©e dans le lac, et Tobie avait dĂ©tournĂ© la tĂȘte,
pudiquement, le temps quâelle disparaisse sous lâeau.â Quâest-ce que tu fais, Tobie ? Tu viens pas ?â NonâŠElle avait fait quelques mouvements vers la cascade qui lui tombait
maintenant dessus. On entendait Ă peine sa voix sous le claquement de lachute dâeau.
â Viens, Tobie !Mais Tobie restait sur la plage.Parfois Elisha plongeait sous le miroir bleutĂ© pour aller toucher le fond.
Ses pieds disparaissaient les derniers. Elle rĂ©apparaissait, haletante, lescils brillants de gouttes dâeau, lumineuse.
Ce matin-là , exceptionnellement, Tobie la regardait à peine. Le visagefermé, il était perdu dans ses pensées.
CâĂ©tait la quatriĂšme annĂ©e du long sĂ©jour dans les Basses-Branches. Lavie y avait pris un rythme rĂ©gulier.
Par les grands froids, chacun hibernait chez lui. Tobie oubliaitlâexistence de la lumiĂšre et sâenfermait au travail avec son pĂšre. Son corpsdevenait comme une branche endormie, tandis que son cerveaubourgeonnait.
Il apprenait avec gourmandise, et les gros dossiers de Sim LolnessĂ©taient dĂ©vorĂ©s en un temps record. On obligeait mĂȘme Tobie Ă retravaillerplusieurs fois sur un sujet, pour que la rĂ©serve de savoir ne sâĂ©puise pastrop vite. Mais le professeur Lolness savait que la connaissance est unmonde qui repousse sans cesse ses limites. Parfois, il comparait laconnaissance Ă lâarbre lui-mĂȘme.
Car le pĂšre de Tobie dĂ©fendait lâidĂ©e folle que lâarbre grandissait.CâĂ©tait un des thĂšmes les plus mĂ©connus, la vraie passion du professeur.
Tous les savants se disputaient Ă ce sujet. Lâarbre change-t-il ? Est-ilĂ©ternel ? Quelle est son origine ? Y aura-t-il une fin du monde ? Etsurtout : existe-t-il une vie en dehors de lâarbre ? Ces questionsprovoquaient un grand dĂ©bat, sur lequel Sim Lolness ne partageait pas lesidĂ©es Ă la mode.
Son livre sur les origines avait Ă©tĂ© plutĂŽt mal accueilli. Il y racontaitlâhistoire de lâarbre comme celle dâun ĂȘtre vivant. Il disait que les feuillesnâĂ©taient pas des plantes indĂ©pendantes, mais quâelles reprĂ©sentaient lesextrĂ©mitĂ©s dâune immense force de vie.
Ce qui avait choquĂ© les lecteurs, câĂ©tait que ce livre sur les originesparlait en fait de lâavenir. Si lâarbre Ă©tait vivant comme une forĂȘt demousse, il Ă©tait terriblement fragile. Il fallait prendre soin de cet ĂȘtre quileur ouvrait ses bras.
DÚs que le printemps montrait son nez, Tobie mettait le sien dehors.Il ne pensait plus, il sentait.Il ne réfléchissait plus, il respirait.Il abandonnait ses lourds dossiers et tentait de suivre Elisha qui
sâengouffrait dans un tourbillon de projets et de dĂ©couvertes. Ensemble, ilsexploraient les Basses-Branches, allaient toucher le tronc principal etcamper dans ces rĂ©gions obscures. Ils sâaventuraient jusquâĂ la grandefrontiĂšre qui attirait tant Elisha. Ils sâenfonçaient dans des marĂ©cages, oudans les grottes lumineuses de nids de guĂȘpes abandonnĂ©s.
â Viens te baigner, dit Elisha Ă Tobie.
Cette fois, cela ressemblait Ă un ordre, mais Tobie ne bougea toujourspas de la plage. Il avait sur le cĆur un voile de tristesse quâil necomprenait pas. Il fixait de lâĆil une brindille Ă moitiĂ© tombĂ©e dans lâeau.Pour la premiĂšre fois, Tobie pensait Ă sa vie dâavant. Les Basses-Brancheslui avaient tout appris, mais brusquement, Ă onze ans moins le quart, lanostalgie de son enfance reprenait le dessus.
Il pensait Ă LĂ©o. Il nâavait aucune nouvelle de lui.Que devient une amitiĂ© Ă©cartelĂ©e aux deux bouts du monde ? Tobie ne
sâĂ©tait jamais posĂ© la question. Pour lui, LĂ©o Blue Ă©tait comme une partiede son ĂȘtre. TobĂ©lĂ©o. Rien ne pouvait les sĂ©parer. Ils avaient fait un pacte,front contre front, un soir dâautomne dans les Cimes. Tobie savait que sonpĂšre et celui de LĂ©o avaient signĂ© le mĂȘme pacte dâamitiĂ© quarante ansplus tĂŽt. MĂȘme la mort dâEl Blue ne lâavait pas brisĂ©.
Blue & Lolness, amis de pĂšre en fils, Ă jamais.Quatre ans venaient de sâĂ©couler sans que LĂ©o et Tobie puissent
Ă©changer un seul message. Mais Tobie nâoubliait rien. Il se rĂ©veillaitparfois violemment la nuit quand il avait rĂȘvĂ© de son ami.
Dans son rĂȘve, retrouvant LĂ©o, il ne le reconnaissait mĂȘme pas. CâĂ©taitdevenu un petit vieillard habillĂ© avec le pantalon court de LĂ©o, le bonnetde LĂ©o, et cette dent cassĂ©e qui lui avait toujours donnĂ© un sourire quiressemblait Ă un clin dâĆil. Tobie nâaimait pas ce cauchemar.
Assis au bord du lac, il replongeait dans la vie dâautrefois. Il auraittellement voulu faire le tour de son ancienne maison des hauteurs. Ellesâappelait Les Houppiers. Il nây avait quâun petit jardin mais il Ă©tait dansun ordre parfait, avec deux allĂ©es bien ratissĂ©es. Au fond du jardin pendaitune petite branche creuse oĂč il nâavait pas le droit dâaller. Une branchecreuse au-dessus du vide. Le passage Ă©tait trop Ă©troit pour un adulte, maisTobie pouvait sây glisser facilement. Son pĂšre lâavait rattrapĂ© par le piedun jour oĂč il voulait sây aventurer. Tobie sâĂ©tait blessĂ© au visage. Câest dece jour que datait la cicatrice horizontale quâil avait sur la joue, dans leprolongement des lĂšvres.
Tobie sâĂ©tait beaucoup ennuyĂ© dans le jardin et dans la maison desHouppiers, mais, quatre ans plus tard, ce temps disparu le faisaitmaintenant rĂȘver. MĂȘme sa grand-mĂšre Alnorell, quâil connaissait peu etnâaimait pas du tout, rejoignait le grand panier des bons souvenirs, avecles goĂ»ters dans les Cimes, les jeux dâenfants et les cabanes.
Elisha sortit de lâeau, et Tobie se jeta la tĂȘte la premiĂšre sur le cĂŽtĂ© pourne pas la voir. Quand comprendrait-elle quâil ne voulait pas la voir endehors de lâeau ? Elle se fichait complĂštement de cela et traĂźnait avant deremettre ses habits. Elle sâĂ©tait mĂȘme montrĂ©e trĂšs Ă©tonnĂ©e quand il avaitdonnĂ© des explications Ă cette pudeur. Il avait simplement pu dire :
â Ăa ne se fait pas.Elle nâavait pas compris un mot de cette phrase curieuse. « Ăa ne se fait
pas. » VoilĂ le genre de raison qui ne correspondait Ă rien chez Elisha. Elleen riait, maintenant, quand elle le faisait rester des heures les yeux fermĂ©salors quâelle Ă©tait dĂ©jĂ depuis longtemps emmitouflĂ©e dans sa cape.
Mais cet aprĂšs-midi-lĂ , elle comprit que Tobie nâĂ©tait pas dâhumeur Ă entrer dans son jeu. VĂȘtue des pieds Ă la tĂȘte, les cheveux encore mouillĂ©stombant dans son dos, elle sâassit Ă cĂŽtĂ© de lui.
â Ăa va pas ?â NonâŠâ Tu boudes ?â NonâŠâ Tâes triste ?Tobie ne rĂ©pondit pas. Il pensait trĂšs fort « OUI », mais il nâosait pas le
dire. Il resta silencieux.
â Jâai bien entendu, murmura-t-elle.Tobie la regarda, il croyait vraiment quâil nâavait pas rĂ©pondu Ă voix
haute. AprĂšs un nouveau silence, il dit :â Je ne tâai jamais racontĂ© pourquoi on est venu dans les Basses-
Branches.â Tu nâĂ©tais pas obligĂ© de me raconter.Non, il nâĂ©tait pas obligĂ©. On nâest jamais obligĂ© de dire les choses
importantes Ă ses amis, mais le jour oĂč on le fait, la vie devient plusdouce. Tobie se lança donc.
Tu nâas jamais vu mes parents, Elisha⊠Tu tâen vas toujours dĂšs quâonsâapproche de la maison. Mais je sais que tu les aimerais. Ma mĂšre raconteles histoires comme un livre bourrĂ© dâimages. Elle fait des petits pains aupollen.
Mon pĂšre a de trĂšs larges mains. Il mâappelle « mon limaçon ». Ma tĂȘtepeut tenir dans ses deux mains.
Il y a autre chose : câest un trĂšs grand savant.Je ne dis pas ça parce que câest mon pĂšre. Je dis ça parce que câest vrai.Mon pĂšre a fait des dĂ©couvertes que personne nâavait imaginĂ©es avant
lui. Le papier, par exemple, il a presque inventĂ© le papier. Jusque-lĂ , on seservait de la pĂąte Ă bois et le papier Ă©tait cassant. Mais en prenantseulement la cellulose du bois de lâarbre, on fait du bon papier⊠Je teparle de cette invention, mais je pourrais te dire quâil a dĂ©couvert que lelichen qui pousse sur lâĂ©corce est en fait le mariage dâune algue et dâunchampignon : deux plantes qui ont dĂ©cidĂ© de ne plus se quitter. Il sâestaussi rendu compte que lâarbre transpirait : cinquante litres par jour ! Lessecrets des bourgeons, des mouches, du ciel, de la pluie, des Ă©toiles⊠Ilmâa mĂȘme donnĂ© une Ă©toile qui sâappelle AltaĂŻrâŠ
â DonnĂ© ?Devant lâair incrĂ©dule dâElisha, Tobie expliqua :â Oui. Il me lâa montrĂ©e et il mâa dit quâelle Ă©tait Ă moi. Ăa suffit⊠Si
tu veux, je te prĂȘterai AltaĂŻr, un soirâŠElisha voulut poser une question, mais Tobie avait dĂ©jĂ repris :â Mon pĂšre a cherchĂ© sur tout, et trouvĂ© sur presque tout. Les gens
lâadmiraient pour ça. Mais il y a une dĂ©couverte quâil aurait prĂ©fĂ©rĂ© ne pasfaire. Celle qui a changĂ© notre vieâŠ
Ils regardaient tous les deux vers le bout du lac oĂč les falaises dâĂ©corcese dressaient. Tobie inspira un grand coup et commença son histoire.
Ce jour-lĂ , mon pĂšre aurait mieux fait de ne pas se lever et de laisserdormir ses neurones. Au contraire, il sâest levĂ© de bonne heure, il est allĂ©dans son atelier et a commencĂ© Ă faire des expĂ©riences.
Je me souviens, câĂ©tait le jour de mon anniversaire, et pour la premiĂšrefois, il lâavait oublié⊠Il est restĂ© enfermĂ© un jour et une nuit. MĂȘme sonassistant Toni Sireno nâavait pas le droit dâentrer.
Avec ma mĂšre, on plaisantait : « Il fait des confitures ? » Câest vrai queça sentait le caramel brĂ»lé⊠Mais Sireno nâavait pas lâair de trouver çadrĂŽle du tout. Il nâaimait pas ĂȘtre mis Ă lâĂ©cart des travaux du patron.
Le lendemain matin, mon pĂšre est sorti de lâatelier. Sireno nâĂ©tait pasencore arrivĂ©. Mon pĂšre avait un grand sourire. Il sâest assis Ă la table, abu une tasse de jus dâĂ©corce bien noir. Il tapotait le plateau avec sesongles. Il avait lâair trĂšs content mĂȘme si ses paupiĂšres tombaient defatigue comme deux polochons sur le haut de ses joues. Il a retirĂ© sonbĂ©ret et ses lunettes, il sâest grattĂ© la tĂȘte et a dit :
â Vous nâentendez pas un bruit bizarre ?Ma mĂšre et moi, on a tendu lâoreille. Oui, on entendait un petit bruit
inhabituel qui sortait de son atelier. On est entrĂ© : il y avait quelque chosequi bougeait sur le parquet de son bureau. Je connaissais trĂšs bien cequelque chose. CâĂ©tait BalaĂŻna.
Avec ma mĂšre, quand on a vu BalaĂŻna qui marchait tout seul, on a faillitomber sur la tĂȘteâŠ
Elisha Ă©carquillait les yeux.
Je ne tâai jamais parlĂ© de BalaĂŻna, continua Tobie⊠Câest un modĂšlerĂ©duit de cloporte que jâai fabriquĂ© quand jâĂ©tais petit. Un morceau de boisavec quelques pattes. Câest tout.
Ce matin-lĂ , BalaĂŻna sâĂ©tait mis Ă marcher Ă travers la piĂšce. Il portaitsur le dos une boĂźte noire et une petite bouteille. Je nâen revenais pas. Ăa,câĂ©tait un cadeau dâanniversaireâŠ
Toni Sireno est arrivĂ©. Mon pĂšre lâa rattrapĂ© au moment oĂč ilsâeffondrait de stupeur. Sireno connaissait parfaitement BalaĂŻna, il luiavait rĂ©parĂ© une patte lâannĂ©e dâavant. Et ce matin-lĂ , il le voyait marchersans lâaide de personne.
Quand Sireno a repris connaissance, il a entendu le bruit des pas deBalaĂŻna et il sâest encore Ă©vanoui. Ma mĂšre lui a finalement renversĂ© unseau dâeau sur la tĂȘte.
Je nâai pas tout de suite compris lâimportance de la dĂ©couverte.Si mon pĂšre pouvait faire marcher BalaĂŻna pour mon anniversaire, il
pourrait aussi faire voler mon abeille en mousse lâannĂ©e prochaine, ça meparaissait dĂ©jĂ extraordinaire. Mais le professeur et son assistant seregardaient maintenant avec un air Ă©trange. Mon pĂšre a pris BalaĂŻna danssa main, lâa mis dans un placard quâil a fermĂ© Ă clef. Je nâai pas osĂ© luirappeler que câĂ©tait mon cadeau⊠Je crois que Sireno est rentrĂ© chez luiaussi excitĂ© que déçu, il ne savait pas par quel miracle BalaĂŻna sâĂ©tait misĂ marcher.
Toni Sireno nâaimait vraiment pas ĂȘtre tenu Ă lâĂ©cart.
Ensuite, tout est allĂ© trĂšs vite.La semaine suivante, BalaĂŻna a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© au Conseil de lâarbre. La
salle Ă©tait pleine Ă craquer. JâĂ©tais venu avec ma mĂšre et on avait prisplace dans la derniĂšre galerie tout en haut. Ma mĂšre Ă©tait trĂšs fiĂšre dâĂȘtrelĂ . Elle serrait ma main dans la sienne. Elle avait mis son petit chapeaurouge avec la voilette. Moi, je portais une cravate en tricot, parce quejâavais quand mĂȘme eu sept ans la semaine dâavant. Jâavais un chapeaunoir que je devais garder Ă la main. Je ne comprends toujours pas Ă quoiservent les chapeaux quâon ne peut pas mettre sur la tĂȘte.
Les gens attendaient en bavardant.Jâai vu entrer Sireno. Il Ă©tait tout en haut, comme nous, au dernier
balcon de la salle, mais de lâautre cĂŽtĂ©. Il poussait les gens pour atteindrele premier rang. Il Ă©tait tout rouge et suant. Il nâavait pas lâair contentdâĂȘtre lĂ .
En bas, on a vu mon pĂšre se diriger vers lâestrade et demander lesilence. Il tenait une petite caisse dans les mains. Plus personne nâa dit unmot. Il a commencĂ© Ă parler, et ma mĂšre a serrĂ© ma main encore plus fort.
â Quand je viens ici, mes chers amis, je vous parle toujours de lâarbre.Je vous parle de la force de notre arbre. Si je vous dĂ©cris la punaise, câestquâelle tĂšte sa sĂšve. Si je vous parle de lâeau de pluie câest quâelle luidonne la vie. Aujourdâhui, je vais vous prĂ©senter BalaĂŻna. Mais lâarbrereste au cĆur de cette dĂ©couverte. La semaine prochaine seulement je vousdirai son secretâŠ
Il a levĂ© les yeux vers le ciel. La salle du Conseil Ă©tait amĂ©nagĂ©e dansun trou de pic-vert au milieu dâune branche horizontale. Le plafond restaittoujours ouvert laissant apparaĂźtre lâentrecroisement des branches et leciel au-dessus, parce quâon Ă©tait trĂšs prĂšs des Cimes. Un rayon de soleiltraversait la salle, Ă©clairant au passage une fine poussiĂšre en suspension.En levant les yeux dans la lumiĂšre, mon pĂšre nous a aperçus, tout en haut,ma mĂšre et moi. Il nous a fait un petit froncement des narines quepersonne ne pouvait remarquer mais qui Ă©tait notre signe dereconnaissance. La foule Ă©tait silencieuse.
Il a posĂ© la caisse minuscule, retirĂ© lâune des faces, et tout le monde avu BalaĂŻna sortir. Mon cadeau se promenait sur le sol de son pas rĂ©gulier,toujours avec sa petite boĂźte noire et sa bouteille fixĂ©es sur le dos. Unfrisson passa comme une vague sur lâassemblĂ©e. Les gens Ă©taient
Ă©merveillĂ©s⊠Jâai mĂȘme vu un vieux sage du Conseil se mettre Ă pleurer.Comment mon brave BalaĂŻna pouvait-il faire cet effet ? BalaĂŻna Ă©tait entrain de bouleverser lâhistoire de lâarbre.
Alors, une ovation sâest Ă©levĂ©e de la salle du Conseil, un grand hourraqui est venu caresser la tĂȘte de ma mĂšre, faire rougir dâagacement ToniSireno, et onduler les feuilles de lâarbre jusquâĂ la derniĂšre branche.
La semaine dâaprĂšs a Ă©tĂ© un enfer.Chaque jour, Ă la maison, vingt, trente ou cinquante personnes faisaient
la queue pour parler Ă mon pĂšre. On les laissait patienter dans la cuisine,en leur servant des boissons chaudes. Ma mĂšre restait souriante avecchacun, mais elle sâinquiĂ©tait de son mari qui changeait peu Ă peu devisage.
Sim ne parlait plus. Il ne mangeait plus. Il ne dormait plus.En cinq jours, il avait pris trente ans. Et le sixiĂšme jour, tous ceux qui
lâattendaient ne virent jamais sâouvrir la porte du bureau de mon pĂšre. MamĂšre prĂ©senta les excuses de son mari et leur demanda de rentrer chez eux.Ils se laissĂšrent convaincre en traĂźnant les pieds.
Je vis ma mĂšre disparaĂźtre dans lâatelier. JâĂ©tais occupĂ© Ă fabriquer unemouche en pĂąte de chlorophylle, pour quâun jour mon pĂšre la fasse voler.Jâen avais plein les doigts.
Quelques heures plus tard, ma mÚre est sortie. Elle avait le visageapaisé. Elle me dit simplement :
â Demain, ton pĂšre parlera au Grand Conseil.
Le lendemain, la salle du Conseil Ă©tait encore plus pleine et vibranteque la semaine prĂ©cĂ©dente. Cette fois, mon pĂšre nous avait permis dedescendre Ă cĂŽtĂ© de lui, tout prĂšs de lâestrade. De lĂ on pouvait voir unparterre de beaux personnages en grande tenue et, aux diffĂ©rents balconsqui sâĂ©tageaient tout autour de la salle, une foule populaire, joyeuse, quiĂ©tait venue comme au spectacle.
Tout le monde savait que mon pĂšre allait expliquer la mĂ©thode BalaĂŻna.Personne nâespĂ©rait vraiment comprendre cette dĂ©monstration scientifiquecompliquĂ©e, mais chacun voulait ĂȘtre lĂ . Je sais que des centaines de gensnâavaient pas pu rentrer et devaient maintenant sâentasser autour de cettebranche. On voyait des tĂȘtes se pencher au grand trou du plafond. Et lâundâentre eux sâĂ©tait mĂȘme laissĂ© pendre au-dessus de la foule, accrochĂ© Ă un
trapĂšze en bois. Des spectateurs lui lançaient en riant des friandises surson perchoir. Il Ă©tait ravi dâattirer lâattention.
Jâai vu que mon pĂšre avait fait venir son assistant, Toni Sireno, Ă cĂŽtĂ© denous. Le petit homme paraissait un peu moins furieux que la semaineprĂ©cĂ©dente, il portait une chemise ridiculement serrĂ©e, et se tenait biendroit, au premier rang. Il Ă©tait content : pour une fois, on ne lâoubliait pastrop.
On annonça que mon pĂšre allait parler. Je me souviens de ce moment.Les gens nous souriaient, Ă ma mĂšre et moi. Ce sont les derniers souriresquâon nous a faits dans les hauteurs. Les derniers.
Tobie regarda Elisha. Elle lui sourit. Il y avait heureusement dans lesBasses-Branches des sourires qui valaient bien tous ceux des hauteurs. IlhĂ©sita quelques secondesâŠ
Quand il reprit le rĂ©cit, sa voix ne tremblait mĂȘme pas.
7
La haine
Mon pĂšre sâest placĂ© au milieu de cette foule silencieuse, recueillie. MamĂšre avait la main froide. Elle regardait le professeur Lolness, son mari,et quelque chose Ă©tait comme tissĂ© dans lâair entre eux. Quelque chose quejâĂ©tais le seul Ă voir. Comme un arc-en-ciel transparent.
Je me souviens de chacun de ses mots. On sâattendait Ă une explicationtechnique un peu aride. Je crois que tout le public a Ă©tĂ© surpris dâentendreque, comme dâhabitude, les paroles de mon pĂšre Ă©taient simples.
â Vous connaissez tous la sĂšve. Elle est au cĆur de votre viequotidienne. Vous lâentendez mĂȘme parfois bruire sous vos pieds. Vous enfaites des tasses, des assiettes, des meubles, vous en tirez du sucre pour lesbonbons, vous en faites de la colle, des carreaux, des jouets, du cimentpour vos maisons⊠Elle est lĂ , Ă tout moment derriĂšre lâĂ©corce. Il suffitde faire un petit trou, comme le puceron qui sâen nourrit. Oui, comme lepuceron. Moi, jâadore les pucerons. Je vais vous dire un secret. Jâauraisvoulu ĂȘtre un puceron. Parfois la nuit, je me dĂ©guise en puceron, et jesauteâŠ
Le rire timide qui commençait à naßtre à certains niveaux du public finitpar se répandre partout dans la salle. Seul le gros Jo Mitch, qui était assissur deux chaises dans les premiers rangs, continuait à ronfler. De chaque
cĂŽtĂ© de lui, ses compĂšres, Limeur et Torn, sâappliquaient Ă ne mĂȘme passourire. Mon pĂšre, dâun geste ferme, rĂ©tablit le silence.
â Laissez-moi revenir Ă mes histoires⊠Mes histoires de sĂšveâŠComme je suis un puceron ratĂ©, jâai fait ce petit trou dans lâĂ©corce, moiaussi, et jâai regardĂ©. Alors jâai vu quelque chose auquel je ne mâĂ©taisjamais intĂ©ressĂ©. Jâai vu que la sĂšve descendait⊠Rien dâextraordinaireâŠLa veille, la sĂšve descendait dĂ©jĂ , il y a cent ans la sĂšve descendait, etlâannĂ©e prochaine, si tout va bien, elle descendra. Mais en bon puceronmyope, je nây avais pas vraiment rĂ©flĂ©chiâŠ
Il a levé les yeux et regardé le spectateur accroché à son trapÚze.
â Ăcoutez bien ce que je vais dire. Ăcoutez mon raisonnement⊠Si M.le clown, lĂ -haut, tombe de son perchoir. Si les gens qui se penchent auplafond tombent aussi. Si tout le monde saute des balcons. Ăa va faire unmouvement qui descend. Un mouvement du haut vers le bas, comme celuide la sĂšve. Je dirais mĂȘme un joli mouvement, si la petite demoiselle aveclâombrelle saute aussiâŠ
Une fille de la troisiĂšme galerie sâest mise Ă rougir. On a entenduquelques garçons siffler. Mon pĂšre a fait un sourire vers ma mĂšre.
â Donc, pendant un temps, tout ça va descendre. Mais au bout dâuneheure ou deux, quand tout le monde sera entassĂ© dans le fond de cette salledu Conseil, il nây aura plus personne pour tomber. Le mouvementsâarrĂȘtera. Pendant ce temps, la sĂšve, elle, continue de descendre. SansarrĂȘt, elle descend le long de lâarbre. Alors je me suis posĂ© la question que
vous vous posez tous maintenant : dâoĂč vient-elle ? Elle ne peut pas secrĂ©er Ă partir de rien dans les Cimes. DâoĂč vient la sĂšve qui descend ?
Un silence perplexe rĂ©pondit Ă la question.â Comme vous, je nâai pas tout de suite trouvĂ© la rĂ©ponse. Au dĂ©but, jâai
pensĂ© que les feuilles des Cimes buvaient la pluie qui ensuite redescendaitsous forme de sĂšve, mais jâai dĂ©couvert quâau contraire les feuillesrejetaient de lâhumidité⊠Vous vous souvenez peut-ĂȘtre de mon discourssur la transpiration de lâarbreâŠ
Un sourire vint Ă©clairer certains visages. Je crois que tout le monde sesouvenait de cette prĂ©sentation oĂč mon pĂšre, dans un bruit de marmitemijotante, avait imitĂ© la feuille qui transpire.
â Jâen suis arrivĂ© Ă cette conclusion : puisquâelle ne tombe pas du ciel,la sĂšve monte quelque part pour redescendre sous lâĂ©corce. Mais oĂčmonte-t-elle ? Jâai eu lâidĂ©e dâaller voir dans la profondeur de la brancheet du tronc.
Il fit une courte pause.â Vous savez que je mâoppose depuis le dĂ©but au grand tunnel qui est en
train dâĂȘtre creusĂ© dans le tronc principal. Je trouve ce projet ridicule etirresponsable. Mais puisque ce tunnel existe, je suis allĂ© le voir. Quand jesuis arrivĂ©, on mâa dit que les travaux Ă©taient interrompus. Surprise ! Pluspersonne ne pouvait travailler. Ă une certaine profondeur, dâĂ©normesquantitĂ©s de liquide surgissaient du sol. Impossible de continuer Ă creuser.Il devait y avoir cinquante charançons qui travaillaient sur ce chantier,cinquante charançons Ă©levĂ©s spĂ©cialement pour ce projet. Ce sont desgrosses bĂȘtes extrĂȘmement gourmandes. Depuis lâarrĂȘt du chantier,comme elles ne mangeaient plus le bois du tunnel, on ne savait pas quoileur donner. On avait fait naĂźtre ces cinquante bestioles et on ne pouvaitplus les nourrir ! Jâai rarement vu un spectacle aussi Ă©pouvantable que cescharançons affamĂ©s dans leur cage. Je ferme cette parenthĂšse, mais je vousrĂ©pĂšte que notre monde marche sur la tĂȘte.
On entendait quelques chuchotements. Personne nâavait imaginĂ© quâonpouvait critiquer ce tunnel. La preuve, il sâappelait « lâĂ©cotunnel duprogrĂšs »âŠ
Mais tout le monde avait surtout les yeux fixĂ©s sur Jo Mitch. Le gros JoMitch sâĂ©tait rĂ©veillĂ© en sursaut et roulait ses yeux humides en montrantles dents. Ă cĂŽtĂ© de lui, Limeur et Torn, les deux maigrichons acĂ©rĂ©scomme la tranche dâune feuille, ne savaient pas comment rĂ©agir. Jo Mitch
est un Ă©norme Ă©leveur de charançons, qui est Ă lâorigine de tous les travauxde creusage des derniĂšres annĂ©es. Critiquer le tunnel, câest critiquer JoMitch, et cela peut le rendre trĂšs dangereux.
Mon pÚre lui a adressé une petite révérence et un sourire poli. Il a reprisson discours :
â Jâai mis un casque et je suis rentrĂ© dans le tunnel. ArrivĂ© Ă lâendroitinondĂ©, jâai vu exactement ce que jâespĂ©rais. Le liquide sortait Ă grosbouillons du sol. Oui, il allait du bas vers le haut. Ce nâĂ©tait pas vraimentde lâeau, ni la sĂšve quâon connaĂźt. Jâai bien regardĂ© dans les parois dutunnel, le liquide montait Ă grande vitesse dans la fibre du bois. DâaprĂšsmes calculs, il sâĂ©levait dâenviron la taille de mon fils Ă chaque seconde.Cinq mĂštres par heure Ă peu prĂšs. Jâen ai mis un peu dans une bouteille etje suis rentrĂ© chez moi.
Cette fois, mon pĂšre sâest arrĂȘtĂ© un assez long moment. Tout le mondeĂ©tait suspendu Ă ses lĂšvres. Ils avaient presque oubliĂ© les aventures deBalaĂŻna. On Ă©tait en plein dans le mystĂšre de lâarbre.
â Je suis rentrĂ© chez moi, et je me suis lavĂ© les mains.Le public protesta, on voulait la suite.â Jâai embrassĂ© ma femme et mon fils, Tobie.Nouvelle protestation. Mon pĂšre parut agacĂ© de cette impatience.â Câest trĂšs important dâembrasser sa femme et son fils. Ce nâest pas
une parenthĂšse, câest le cĆur de tout.Le silence revint. Je bombais le torse sous ma cravate, en faisant tourner
mon chapeau dans mes mains. La voix de mon pĂšre remplissait Ă nouveaula salle.
â Je me suis donc remis au travail. Jâai trĂšs vite compris que je venaisde trouver Ă quel endroit ça monte avant de redescendre. Dans le bois delâarbre, dans ce quâon appelle lâaubier, monte la sĂšve brute. ToutelâĂ©nergie de lâarbre est lĂ . La vie de lâarbre. Elle va ĂȘtre transformĂ©e parles feuilles, lâair, la lumiĂšre, et redescendre sous la forme de cette sĂšvediffĂ©rente qui coule sous lâĂ©corce. Mais lâorigine est dans la sĂšvemontante, cette sĂšve brute que je venais de dĂ©couvrir dans le cĆur delâarbre.
Le public commençait Ă comprendre un peu mieux oĂč il voulait envenir. Mon pĂšre reprit, en mĂ©nageant des silences entre ses phrases.
â Mon seul but est de prouver que lâarbre est vivant. Que la sĂšve est sonsang. Que nous sommes les passagers de ce monde vivant. Vous savez que
toutes mes recherches ont cet objectif. En montrant lâĂ©nergie contenuedans la sĂšve, je pouvais parvenir Ă mon but⊠Jâai donc inventĂ© une petitemĂ©canique qui utilise la sĂšve brute pour produire de lâĂ©nergie, comme lafeuille de lâarbre. Câest quelque chose de trĂšs simple qui tient dans unepetite boĂźte noire. Pour la fabriquer jâai seulement regardĂ© un bourgeon,une feuille⊠Jâai mis ma jolie boĂźte magique sur le dos de BalaĂŻna, avecun petit baril de sĂšve brute, et je lâai reliĂ©e Ă ses pattes. Câest tout. BalaĂŻnasâest mis Ă marcher.
Moi, sur mon banc, jâai senti que le public Ă©tait un peu déçu. Leprofesseur nâavait pas encore expliquĂ© le vrai secret de son invention. Lamain de ma mĂšre, dans la mienne, devenait nerveuse, froide et humide. Jecrois maintenant quâelle savait ce qui allait arriver. Mon pĂšre a repris laparole pour dire :
â Cette semaine, des centaines de personnes sont venues chez moi. Tousvoulaient me prĂ©senter une utilisation possible de mon invention. TousĂ©taient trĂšs malins, parfois trĂšs sincĂšres. On me parlait de systĂšmes pourfaire le pain plus vite, pour voyager plus vite, pour faire le chaud, pourfaire le froid, pour couper, creuser, transporter, communiquer, mĂ©langer,et mĂȘme des systĂšmes pour rĂ©flĂ©chir. La mĂ©thode BalaĂŻna allait changer lavie.
La foule a applaudi. Oui, la mĂ©thode BalaĂŻna allait changer leur vie. IlsĂ©taient prĂȘts Ă porter mon pĂšre en triomphe.
Mais il continuait :â Le seul ennui, câest que jâaime bien cette vie, et que je nâai pas
spécialement envie de la changer. Le seul ennui est que je veux juste
prouver que lâarbre est vivant. Est-ce que je peux livrer la sĂšve brute Ă toutle monde pour quâils fassent des machines Ă plier le journal en quatre, oudes machines Ă penser sans se fatiguer ?
Les gens nâont pas bronchĂ©. LâatmosphĂšre Ă©tait lourde. Mon pĂšre estdevenu trĂšs pĂąle. On sentait quâil allait dire lâessentiel.
â Hier, jâai parlĂ© avec ma femme. Jâai dĂ©cidĂ© de ne pas dĂ©voilercomment marche ma petite boĂźte noire. Je pense que la sĂšve bruteappartient Ă notre arbre. Je pense que lâarbre vit grĂące Ă elle. Utiliser sonsang, câest mettre le monde en danger. Chacun est libre de chercher pourtrouver ce que jâai trouvĂ©. Je nâempĂȘcherai personne de chercher le secretde BalaĂŻna. Je vous redis quâil suffit de bien regarder une fleur ou unbourgeon pour comprendre comment ça marche. Mais moi, je prĂ©fĂšre nerien dire de plus, pour que le fils de mon fils puisse encore un jour sepencher sur une fleur ou un bourgeon.
Je suis restĂ© clouĂ© sur mon banc. Je nâavais pas bien compris pourquoi ilparlait de mon fils, alors que je venais dâavoir sept ans. Je ne voyais pas dequel fils il parlait, mais jâai pensĂ© que ce petit mensonge, de faire croireque jâavais un fils, lui Ă©tait utile pour son explication. Comme quand ildisait devant tout le monde quâil se dĂ©guisait en puceron sans que je nelâaie jamais vu une seule fois se dĂ©guiser en aucun insecte.
Pour le reste, je crois que jâavais tout compris et je trouvais çamagnifique. Comme il y avait un grand silence, jâai eu lâidĂ©e decommencer Ă applaudir pour lancer le mouvement. Mais je me suisretrouvĂ© tout seul Ă taper des mains dans le silence. Finalement je les aireposĂ©es sur mes genoux.
Câest venu de tout en haut, presque au ralenti. Ăa sâest Ă©crasĂ© sur levisage de mon pĂšre.
CâĂ©tait un beignet Ă la compote.
Ensuite je ne me souviens plus de grand-chose. Une sorte de folie quisâest emparĂ©e de tout le monde. Les gens hurlaient, jetaient des objets versla scĂšne, insultaient mon pĂšre, me poussaient vers lâavant, criaient dansles oreilles de ma mĂšre. Je me rappelle que Toni Sireno, lâassistant de monpĂšre, sâĂ©tait discrĂštement Ă©loignĂ© de nous.
Mon pĂšre, au contraire, sâest prĂ©cipitĂ© vers notre banc. Il nous aprotĂ©gĂ©s avec ses longs bras, et on sâest dirigĂ© vers la sortie. MĂȘme lesvieux barbus du parterre, entraĂźnĂ©s par les hommes de Jo Mitch, criaient
des mots que je nâaurais pas pu dire sans recevoir une claque, tellement ilsĂ©taient mal Ă©levĂ©s. Les injures montaient, et les premiers coups pleuvaientsur nous.
Je commençais Ă me dire que mon pĂšre nâaurait pas dĂ» faire croire quejâavais un fils, si ça les mettait tous dans cet Ă©tat.
Quand ma mĂšre a reçu un coup sur lâĂ©paule, mon pĂšre a rangĂ© seslunettes quâil a roulĂ©es dans son bĂ©ret, et il sâest mis dans une colĂšre queje nâavais jamais vue. Il rugissait, envoyait ses mains et ses pieds danstous les sens. La foule avait reculĂ© devant les vocifĂ©rations du professeurLolness. Nous avons rĂ©ussi Ă sortir et Ă rentrer chez nous, dans la maisondes Houppiers. On a fermĂ© la porte Ă clef. Des gens avaient fouillĂ© toute lamaison. Les meubles Ă©taient renversĂ©s, la vaisselle gisait en morceaux surle parquet. Mon pĂšre nous a serrĂ©s contre lui.
Jâai dit :â Je pense quâils ont dĂ©couvert que je nâai jamais eu de fils.Mon pĂšre a ri Ă travers ses larmes.
â Tu en auras peut-ĂȘtre un jour. Câest ça que je voulais dire, Tobie.JâespĂšre que tu auras un fils ou une fille quand tu seras grand.
Comme il avait lâair trĂšs triste, jâai prĂ©fĂ©rĂ© ne pas lui enlever cette idĂ©ede la tĂȘte.
On est resté enfermé chez nous plusieurs jours. Ma mÚre avait demandéà ma grand-mÚre, Mme Alnorell, de nous héberger quelques semaines dansune de ses propriétés des Cimes.
La grand-mÚre avait répondu par un petit mot, sur un joli carton :
Ăvidemment, ma chĂšre enfant,dans votre situation,soyez assurĂ©equâil nâen est pas question.
La carte était signée : Radegonde Alnorell.Mon pÚre a beaucoup plaisanté avec ce prénom. Mais ma mÚre pleurait.
En pensant Ă ce qui nous arrivait, elle nâarrĂȘtait pas de rĂ©pĂ©ter :â Ăa va passer.Mais ça nâest pas passĂ©.
Impossible de sortir sans recevoir des objets ou des insultes. Jâavais
commencĂ© une petite collection de champignons pourris et de projectilesen tout genre qui tombaient devant notre porte dĂšs quâelle sâouvrait.
Un jour, mon pÚre a été convoqué par le Grand Conseil. Il y est allé. MamÚre et moi, on était resté à la maison. Quand il est rentré, il marchait enchaussettes, le visage blanc, décomposé comme un nuage de printemps. Ilavait des épluchures sur les épaules de sa belle veste grise.
Jâai compris que le Grand Conseil de lâarbre lui avait retirĂ© seschaussures. CâĂ©tait le plus grand blĂąme qui existait. On retirait leurschaussures aux criminels et aux voleurs dâenfants. Mon pĂšre avait Ă©tĂ© punipour « dissimulation dâinformation capitale ». Je ne comprenais rien Ă cesmots.
Il a dit Ă ma mĂšre quâon allait partir trĂšs loin. On nous confisquait notremaison des Houppiers. On allait nous donner en Ă©change un petit terrain Ă Onessa, dans les Basses-Branches. Câest ce soir-lĂ que je suis allĂ©retrouver mon ami LĂ©o Blue. Depuis le dĂ©but de lâaffaire BalaĂŻna, on sedonnait un rendez-vous secret, tous les jours, dans un bourgeon sec. Cettefois-ci, on y a passĂ© deux jours et trois nuits. LĂ©o Blue Ă©tait mon ami, onavait fait un pacte ensemble. Je ne voulais pas partir. Mon pĂšre a fini parnous trouver. LĂ©o sâaccrochait Ă mes habits.
Tout sâest passĂ© tellement vite. Le monde sâĂ©croulaitâŠ
Elisha avait si bien Ă©coutĂ© quâon aurait pu suivre tous les Ă©pisodes delâhistoire dans la chambre noire de ses yeux. Elle ignorait tout de cetteaventure. Vigo Tornett lui avait juste expliquĂ© que les Lolness nâavaientpas choisi de vivre lĂ . Et la famille Asseldor qui habitait tout en haut desBasses-Branches nâarrĂȘtait pas de dire « ces pauvres Lolness ! » avec desairs tragiques.
â Si tu veux dormir chez nous, ce soir, ma mĂšre a un Ă©norme pilon decriquet que lui ont donnĂ© les Olmech. On va le griller. Ă la sauce au miel.
Cette phrase qui pourrait sembler bien maladroite, adressĂ©e Ă un petitgarçon dans la peine, Ă©tait exactement ce qui pouvait faire du bien Ă Tobie.Elisha le connaissait, son Tobie. Elle le connaissait si bien quâelle ajouta :
â Je vais aider ma mĂšre Ă prĂ©parer. Tu peux te baigner avant de venir.Et elle lui posa la main sur les cheveux, ce quâelle ne faisait jamais.Elle disparut dans les bois. Tobie demeura tout seul. Devant lui
sâĂ©tendait le lac de leur rencontre.Quelques instants plus tard, il faisait la planche, regardant la voĂ»te des
branches au-dessus de lui. Les feuilles Ă©taient vert tendre, immenses. Uneseule aurait pu abriter de la pluie cent personnes. Tobie sentait le clapotisdes vagues contre ses jambes. Lâeau lui paraissait un peu salĂ©e. Pourtant, ilne pleurait plus.
8
Nils Amen
Il faut maintenant sâĂ©carter des souvenirs, heureux ou malheureux, pourrevenir au prĂ©sent, Ă ces longues nuits que Tobie passa, comme un fugitif,Ă traverser lâarbre vers les Basses-Branches.
Pour la seconde fois, il partait vers les branches dâen bas, empruntant lechemin quâil avait pris dans le mĂȘme sens, des annĂ©es plus tĂŽt, avec sesparents et les deux porteurs grincheux. Mais, cette fois, il Ă©tait tout seul,poursuivi par des centaines dâhommes et par quelques redoutables fourmisde combat. Il lui fallait compter cinq ou six nuits depuis les Cimes pourrejoindre cette rĂ©gion sauvage, se sentir enfin en sĂ©curitĂ© et retrouver desamis qui lâaideraient.
Tobie avait dĂ©jĂ marchĂ© deux nuits entiĂšres, et la troisiĂšme aurait dĂ»ĂȘtre la plus calme. Il avait pu rejoindre le tronc principal et il descendaitdans les forĂȘts de lichen dont chaque pousse faisait trois fois sa taille.LâĂ©corce devenait montagneuse, moins habitĂ©e, avec des gorges et descanyons profonds. Des forĂȘts de lichen dĂ©gringolaient de ces reliefsvertigineux.
La troupe des poursuivants avait voulu Ă©viter la rĂ©gion. Ils Ă©taientpassĂ©s par dâautres branches moins accidentĂ©es. Tobie ne croisait donc quedes hameaux de bĂ»cherons, et quelques huttes de trappeurs.
Il lui arriva de passer trĂšs prĂšs dâune plantation qui appartenait Ă sa
grand-mĂšre. MĂȘme si la vieille vivait dans les Cimes, les propriĂ©tĂ©s deMme Alnorell allaient jusque dans des branches assez basses. Celle-cisâappelait les bois dâAmen, Ă cause du nom des planteurs qui sâenoccupaient. Tobie connaissait le fils du bĂ»cheron. Il avait jouĂ© avec luiquand il Ă©tait petit.
Un long moment, Tobie hĂ©sita Ă toquer Ă la porte de cette cabane. Il sedemandait sâils Ă©taient au courant de la grande chasse lancĂ©e contre lui. Yavait-il dans cet arbre une personne encore pour lâaider ?
Comme il avait faim, Tobie finit par frapper trois coups légers.Personne ne vint ouvrir. Il insista, mais la cabane était silencieuse.Pouvait-il faire confiance à cet ami qui avait partagé un été de vacancesavec lui, il y a longtemps ?
Tobie poussa la porte. La maison Ă©tait dans le noir, mais un reste de feu,au fond de la cheminĂ©e, permit Ă Tobie de distinguer les limites de lapiĂšce. CâĂ©tait une cabane modeste oĂč vivaient le bĂ»cheron et son fils, NilsAmen.
Tobie nâĂ©tait jamais venu dans ces lieux reculĂ©s, mais, cinq ansauparavant, durant lâĂ©tĂ© qui avait prĂ©cĂ©dĂ© lâaffaire BalaĂŻna, le pĂšre et lefils Amen Ă©taient montĂ©s travailler dans une propriĂ©tĂ© des Cimes oĂč Tobie
passait le mois de juillet. Il y avait un chantier de coupe dans une forĂȘt demousse. Les deux enfants sympathisĂšrent immĂ©diatement. Et ils seseraient sĂ»rement revus sâil nây avait eu ces cinq annĂ©es dâexil de lafamille Lolness.
Tobie fit un pas vers la table et appela :â NilsâŠHabituĂ© Ă lâobscuritĂ©, Tobie parvenait maintenant Ă voir que la piĂšce
Ă©tait vide. Sur la chaise, Ă gauche de la table, Ă©tait pendu un baluchon detoile bleue. Tobie sâapprocha. Dans le sac, il y avait un gros morceau depain, quelques tranches de viande sĂ©chĂ©e et des biscuits. Tobie nâhĂ©sita pastrĂšs longtemps. Il prit le sac en bandouliĂšre et, avant de disparaĂźtre dans lanuit, il Ă©crivit deux mots sur une feuille de comptes qui traĂźnait sur latable.
Merci.Tobie.
Ces deux mots allaient suffire Ă resserrer une fois de plus le piĂšge
autour de Tobie.
Quelques minutes aprÚs son départ, quatre hommes et deux garçons detreize ou quatorze ans entrÚrent à leur tour dans la cabane.
â Je veux juste prendre de quoi manger.â DĂ©pĂȘche-toi, Nils, espĂšce dâidiot.â Le sac est prĂȘt, papaâŠLe garçon qui venait de parler Ă©tait prĂšs de la table. Il alluma une
bougie avec un tison. Nils, parce que câĂ©tait lui, resta stupĂ©fait.â Le sac nâest plus lĂ .â Tu es sĂ»r que tu lâavais prĂ©parĂ© ?â Je lâavais laissĂ© sur la chaise.Un autre homme les pressait :â Jâai ce quâil faut, je partagerai avec vous. DĂ©pĂȘchez-vous, on nous
attend.â Mais⊠je sais que je lâavais posĂ© lĂ , rĂ©pĂ©ta Nils.â Laisse tomber, imbĂ©cile. Il faut surveiller les bois, mĂȘme si on est
presque sûr que le petit Lolness ne passera pas par ici.
Tous Ă©taient dĂ©jĂ sortis. Nils restait Ă cĂŽtĂ© de la chaise, songeur.Finalement, il fit mine de suivre le reste du groupe. ArrivĂ© Ă la porte, ilrĂ©alisa quâil nâavait pas Ă©teint la bougie. Nils revint vers la table, prit sarespiration pour souffler⊠Il sâarrĂȘta net.
Devant lui brillait le petit mot de Tobie.Il se passa quelques instants oĂč son cĆur balança. Oui, Tobie venait de
passer par lĂ . Fallait-il donner lâalerte ? Nils revit en une seconde dans sonsouvenir le visage de son ami et tout ce qui les avait rapprochĂ©s pendantquelques jours passĂ©s ensemble dans les Cimes.
CâĂ©tait certainement les meilleurs souvenirs de Nils. Le plaisir nouveaude parler avec quelquâun. Parler, tout simplement.
Mais aussitĂŽt, il repensa Ă son pĂšre qui lâappelait « fillette » devant lesautres, parce quâil le trouvait mou et rĂȘveur pour un fils de bĂ»cheron. Ilimagina aussitĂŽt sa fiertĂ© sâil retrouvait la trace du fugitif. Lui, Nils, enqui son pĂšre croyait si peu, il serait le hĂ©ros dans lâarbre.
Alors Nils poussa un cri. La silhouette colossale de son pĂšre apparutimmĂ©diatement. Celui-ci vit le message de Tobie, bouscula Nils dâungrand coup de coude, et hurla :
â Tâaurais pas pu le dire plus tĂŽt, fillette !Le pĂšre bondit vers lâextĂ©rieur brandissant le mot et criant :â Il est pas loin ! On va lâavoir !RecroquevillĂ© dans lâangle de la piĂšce, Nils pleurait Ă gros bouillons.
CâĂ©tait un gĂ©missement faible et douloureux, il se frappait le front avec samain :
â Pardon⊠Pardon⊠Oh⊠TobieâŠUn courant dâair souffla la bougie.
Tobie avait pris une petite heure dâavance, mais tout le monde savait
maintenant quâil suivait lâaxe du tronc principal. Le petit fugitif ignoraitquâil Ă©tait repĂ©rĂ©.
Il dĂ©cida de couper lĂ©gĂšrement vers le versant nord, trĂšs humide, oĂč sonexpĂ©rience des Basses-Branches lui donnait un avantage. Il nâavait paspeur des zones glissantes quâil attaquait pieds nus, les chaussures nouĂ©es Ă la ceinture, Ă la façon dâElisha.
Il avait mangĂ© une partie de ses rĂ©serves et retrouvĂ© une vraie Ă©nergie.Tobie remerciait Nils intĂ©rieurement pour ce repas quâil lui avait offertsans le vouloir.
Un peu plus haut dans la ramure, Nils, désespéré, venait de se relever, levisage blafard.
Les nouveaux poursuivants se rassemblĂšrent dans une clairiĂšre oĂč onleur donna les consignes. Limeur, le bras droit de Jo Mitch, prit la parole.Le fugitif mesurait un millimĂštre et demi, Ă©tait ĂągĂ© de treize ans et portaitune petite cicatrice horizontale sur la joue. Il devait ĂȘtre attrapĂ© vivant.Une prime dâun million venait dâĂȘtre promise Ă celui qui le capturerait.
DĂ©couvrant le montant de cette prime, les bĂ»cherons se regardaient. Ilaurait fallu travailler cent ans dans les forĂȘts de lichen pour gagner lamoitiĂ© de cette somme.
â Et quâest-ce quâil a fait, ce Tobie ? osa demander un bĂ»cheron auxcheveux blancs trĂšs courts.
â Crime contre lâarbre, dit simplement Limeur.Un murmure accueillit cette rĂ©ponse. Personne ne savait ce quâelle
voulait dire, mais cela devait ĂȘtre grave pour que tant dâefforts et dâargentsoient mis en jeu pour cette cause.
Les bĂ»cherons partirent par groupes de deux dans toutes les directions.Ces hommes des bois pacifiques se retrouvaient tout dâun coup dans unĂ©tat de grande violence, comme excitĂ©s par la rĂ©compense promise.Certains avaient leur hache de travail, dâautres le bĂąton Ă pointe deschasseurs.
Les autres poursuivants, ceux qui Ă©taient venus des Cimes, se reposaientdans une autre clairiĂšre, un peu plus haut dans les bois de lichen. Tousdormaient, et on entendait un sourd ronflement qui sâĂ©levait au-dessus descentaines de corps allongĂ©s.
Câest lâhorrible Torn, le bras gauche de Jo Mitch, quâon avait chargĂ© deles remettre en chasse. Il sâapprocha dâun petit groupe qui montait la gardeautour dâun feu.
â Les bĂ»cherons viennent de partirâŠâ Câest vrai ?â Oui, on me lâa dit, assura Torn.â Ils cherchent le petit ?â Ils vont lâattraper alors que câest vous qui lâavez Ă©puisĂ© depuis tout lĂ -
haut. Il faut y aller avant quâils le trouvent. Un million ! Vous vous rendezcompte ? Bougez-vous, les gars.
Un homme acquiesça. Puis un deuxiÚme. Tout cet or brillait déjà dansleurs yeux fatigués.
Les poursuivants des hauteurs commençaient à se passer le message. Ilsse levaient les uns aprÚs les autres malgré la lassitude et se remettaient enmarche. Torn avait gagné.
La compĂ©tition entre les deux groupes de chasseurs commença.Les poursuivants arrivĂ©s des hauteurs nâhĂ©sitaient pas Ă lancer leurs
fourmis contre les bĂ»cherons qui leur coupaient la route. Ces derniersprofitaient de leur connaissance de la forĂȘt pour tendre des piĂšges ousaboter des passe-branches. La guerre Ă©tait dĂ©clarĂ©e.
Cette rivalitĂ© et la grande agilitĂ© de Tobie auraient dĂ» lui permettredâatteindre les Basses-Branches avant tous ses poursuivants.
Mais il ne pouvait se dĂ©placer que la nuit, tandis que les autres nesâarrĂȘtaient presque jamais.
Les bĂ»cherons avaient une rĂ©sistance exceptionnelle, ils Ă©taient habituĂ©sĂ parcourir leur forĂȘt, Ă grimper dans ces montagnes dâĂ©corce qui sont lepaysage habituel du tronc principal. Ils Ă©taient aussi plus frais parce quâilsne suivaient la chasse que depuis une nuit et un jour. Les bĂ»cheronsavaient donc la certitude quâils seraient les premiers Ă trouver Tobie.
Alors, comment dire leur colĂšre et leur surprise quand ils apprirent lanouvelle au milieu de la seconde nuit ?
â La chasse est finie !â Quoi ?â Ils lâont capturĂ©.Lâhomme qui annonçait cela Ă©tait un bĂ»cheron aux yeux gris. Les deux
autres lui demandĂšrent :â Qui lâa capturĂ© ?â Ceux des hauteurs, ils lâont attrapĂ© aprĂšs une poursuite de trois heures.
Il est dans un pauvre Ă©tatâŠâ Comment ils lâont trouvĂ© ?â CâĂ©tait Ă la tombĂ©e de la nuit. Il marchait au fond dâune vallĂ©e
dâĂ©corce. Il avait quittĂ© les buissons de lichen, cet inconscient. Il faisaitencore un peu jour. Un commando de quatre hommes marchait sur la crĂȘte.Le petit a Ă©tĂ© vu Ă huit heures du soir.
â Et nous ? Comment il nous a Ă©chappĂ© ?â En tout cas, il les a fait courir, dit lâhomme en souriant. Moi, jâaurais
pas trop aimĂ© ĂȘtre Ă leur place. Ils ont montĂ© et descendu des sommetspendant trois heures. Quand ils lâont enfin coincĂ©, ils lâont ramenĂ© dans la
grande clairiĂšre. Ils Ă©taient tellement Ă©nervĂ©s quâils lâavaient traĂźnĂ© aubout dâune corde pendant des heures pour arriver lĂ . Le petit est trĂšs malen point. On dit quâil est comme une grande Ă©corchure.
â On avait la consigne de le trouver vivant, mais pas forcĂ©ment enpleine forme !
Le pĂšre de Nils avait dit cette phrase en riant. Il sâappelait Norz Amen.Il avait perdu sa femme Ă la naissance de Nils et nâavait jamais sucomment sây prendre avec son fils. On croyait Norz mĂ©chant. En faitcâĂ©tait un grand bĂ»cheron maladroit et, surtout, malheureux. Mais ça nelâempĂȘchait pas de jouer Ă la brute en rĂ©pĂ©tant avec de gros rires :
â Ah ! Le petit Lolness, ils en ont fait du boudin !Norz Amen mit sa hache sur son Ă©paule et repartit vers la grande
clairiĂšre avec ses deux collĂšgues. Ils avaient plusieurs heures de marchedevant eux. DâaprĂšs les informations qui couraient, Jo Mitch, le gros JoMitch, allait remettre la prime aux quatre chasseurs qui avaient trouvĂ©Tobie. La cĂ©rĂ©monie aurait lieu dans la clairiĂšre, tout prĂšs de la maison deNorz et Nils.
Norz pensait Ă Nils, dâailleurs.Il avait dâĂ©tranges regrets.Il se disait quâil nâaurait pas dĂ» se mettre dans cette colĂšre au moment
oĂč Nils avait trouvĂ© le message de Tobie. Norz nâarrivait pas Ă ĂȘtre gentilavec son fils. Il rĂ©alisait cela en marchant, et il dĂ©tournait la tĂȘte pour queses deux amis ne voient pas quâil avait les yeux embuĂ©s.
Il pensait Ă sa femme. Une fille plus lĂ©gĂšre que sa hache quand il laprenait sur son Ă©paule. Il ne savait pas comment elle Ă©tait tombĂ©eamoureuse de lui, un grand bĂ»cheron rugueux qui sâexprimait mal.
Par-dessus tout, il ne savait pas comment il avait survécu à sa mort.Pour la premiÚre fois, il se disait que Nils ressemblait à sa mÚre, avec
son amour des mots. Norz prĂ©fĂ©rait le langage des gestes un peu rudes.Une claque dans le dos pour dire « je tâaime bien », une autre dans lafigure pour dire « je ne suis pas dâaccord ».
Pour la premiĂšre fois aussi, Norz se rendit compte quâil en voulait Ă sonfils. Il lui reprochait secrĂštement dâavoir fait mourir sa mĂšre en naissant.
Pourquoi, cette nuit-lĂ , en marchant vers la grande clairiĂšre, Norzcomprit-il enfin que Nils nâĂ©tait pour rien dans ce drame ? Comment luivint la certitude que Nils Ă©tait comme une partie dâelle qui survivait ?
Tout ce que lâon sait, câest que lâimmense Norz Amen se mit tout Ă coupĂ aimer son fils. Comme si un pont de soie fine avait Ă©tĂ© jetĂ© entre eux parune araignĂ©e cĂ©leste.
CâĂ©tait trĂšs Ă©trange, ce quâil ressentait : un battement inconnu en lui. Ilavait mĂȘme hĂąte de revoir le visage de Nils, aprĂšs ces longues heures dechasse.
Si les deux autres bĂ»cherons avaient entendu les pensĂ©es du gĂ©ant NorzAmen, sur le chemin de la grande clairiĂšre, ils se seraient moquĂ©s de lui etils lâauraient sĂ»rement appelĂ© « fillette » Ă leur tour.
Dans le langage des bĂ»cherons, quand une forĂȘt a Ă©tĂ© coupĂ©esĂ©vĂšrement, on parle de « coupe claire » parce que lâĂ©corce apparaĂźtcomme une tache claire entre lâĂ©tendue sombre des bois. Mais Ă lâaube dece jour, en plein cĆur des branches de lâarbre, la grande clairiĂšre de laforĂȘt de mousse Ă©tait noire de monde. Les bĂ»cherons se mĂȘlaient auxpoursuivants venus des hauteurs. Ils voulaient tous voir celui qui les avaitfait courir, cet ennemi numĂ©ro un, ce criminel de treize ans, Tobie Lolness.
Le grand Norz Amen Ă©tait appuyĂ© Ă une souche de lichen Ă lâorĂ©e de laclairiĂšre. Il essayait de distinguer Nils dans la foule. Il avait dĂ©cidĂ© de luiparler, de lui parler comme Ă un fils. Il nâarrivait pas encore Ă le voir. Ilcherchait les mots quâil voulait lui dire. Ăa commencerait par : « Tu sais,Nils⊠» Le reste Ă©tait trop intime pour quâil ose y penser Ă lâavance.
On vit apparaĂźtre Jo Mitch, encadrĂ© comme dâhabitude par Limeur etTorn. Torn portait une valise qui devait ĂȘtre pleine des billets de la prime.Jo Mitch avait les mains posĂ©es sur la naissance du ventre. Il ne parvenaitpas Ă les joindre devant lui. CâĂ©tait une des rares personnes qui nâavait
jamais vu ni touché son propre nombril tellement il était éloigné de sesyeux par la montagne de son ventre.
Jo Mitch fixait mollement un petit groupe qui avançait vers lui.Ils étaient donc quatre. Ils avaient maintenant mis Tobie dans un sac
quâils traĂźnaient. Les quatre chasseurs avaient essayĂ© de se faire beauxpour recevoir lâargent. Ils sâĂ©taient plaquĂ© les cheveux avec de lâeau etcela faisait Ă chacun une raie ridicule qui leur cachait un Ćil.
Lâun dâeux se mit Ă parler Ă Jo Mitch, trĂšs fort, pour que toute laclairiĂšre entende. Sa voix tremblait dâĂ©motion.
â Grand VoisinâŠIl toussa. Jo Mitch exigeait quâon lâappelle « Grand Voisin »âŠâ Grand Voisin, voilĂ le gibier que nous traquons depuis des jours. Je
veux juste mâexcuser pour lâĂ©tat de la marchandise qui nâest plus trĂšsfraĂźche⊠Nous lâavons un peu abĂźmĂ©e sur le chemin du retourâŠ
Le public riait et Norz se crut obligé de faire comme les autres.Jo Mitch qui avait un petit bout de cigarette éteinte aux lÚvres
commença Ă le mĂącher comme une boule de gomme.Il faisait toujours ça, Jo Mitch. Jâallume mon mĂ©got, je le mĂąchouille, je
lâavale, puis, dans un hoquet, je le recrache, je le rallume, je leremĂąchouille, je le ravale. Le genre de choses Ă la fois appĂ©tissantes etĂ©lĂ©gantes.
Cette fois-ci, il le fit rĂ©apparaĂźtre entre ses lĂšvres, le prit dans ses grosdoigts boudinĂ©s et sâen servit pour se gratter lâoreille. Il le remit dans sa
bouche et le mĂ©got disparut pour un long moment.Lâun des quatre chasseurs voulut lui serrer la main, mais Mitch ne le
regardait mĂȘme pas. Il Ă©tait assis sur un tout petit tabouret quâon nedistinguait plus sous son postĂ©rieur astronomique. Limeur sâĂ©tait mĂȘme unpeu Ă©cartĂ© pour que son patron ne lâĂ©touffe pas si le tabouret cĂ©dait sousson poids.
â Quâest-ce quâon fait, Grand Voisin ? interrogea le chasseur.Jo Mitch lança un regard Ă Torn et sa valise. Ces petits coups dâĆil
gluants, câĂ©tait sa maniĂšre Ă lui de donner des ordres. Torn dit dâune voixgrinçante :
â Ouvrez le sac.
Les quatre chasseurs se penchĂšrent sur le sac en tremblant. IlssâarrĂȘtĂšrent avant dâouvrir. Lâun dâeux reprit la parole pour dire :
â On vous a prĂ©venus quâil nâest plus trĂšs frais. Mais il respireâŠMĂȘme de trĂšs loin, Norz Amen reconnut le petit corps quâils sortirent du
sac.CâĂ©tait Nils.
9
Le cratĂšre
Le hurlement de Norz Amen fit une dĂ©chirure au beau milieu de ce petitmatin dâautomne.
La foule se dressa brutalement.Norz se prĂ©cipita vers le cĆur de la clairiĂšre, il faisait rouler sur le cĂŽtĂ©
tous ceux qui Ă©taient sur son chemin. Il ne pouvait rien exprimer dâautreque ce cri de douleur et cette violence qui Ă©crasait tout.
â Niiiiiiiiiiiiiiiilllls !âŠLa plupart des bĂ»cherons avaient aussi reconnu le petit Amen, le fils de
lâun des leurs. Mais tous les autres ne saisissaient pas la tragĂ©die qui Ă©taiten train de se jouer. Ils regardaient ce grand bonhomme devenu fou quicourait vers un enfant couvert de sang.
Les quatre chasseurs, eux, ne comprenaient rien. Cela valait mieux poureux. Quand on va ĂȘtre rĂ©duit en bouillie, il nâest pas indispensable de lesavoir Ă lâavance.
Quant Ă Jo Mitch, Limeur et Torn, ils Ă©taient totalement immobiles, labouche ouverte, fixant simplement le sac et lâenfant. Ils rĂ©alisaient justeque ce nâĂ©tait pas Tobie.
Norz se jeta au sol et prit Nils dans ses bras. Le garçon avait les yeuxouverts. Il regardait son pĂšre. Norz nâavait plus honte de ses propres
larmes qui recouvraient les plaies de son fils.â Nils, mon NilsâŠ
Nils avait un trait horizontal dans le prolongement des lÚvres. Non pasune cicatrice comme Tobie, mais un trait dessiné à la peinture. Un traitmarron. Norz repensa à la description : treize ans, une cicatrice sur la joue.Oui, avec ce trait marron, on aurait pu prendre Nils pour Tobie.
â Pourquoi ? gĂ©missait Norz Amen. Pourquoi ?Il sâĂ©tait levĂ© et portait lâenfant dans ses bras.â Pourquoi ?âŠAlors il pencha son oreille vers le visage de son fils. Nils essayait de
dire quelque chose. Sa bouche bougeait un tout petit peu. On entendit Ă peine un murmure, un souffle qui sâĂ©chappa de ces lĂšvres bleues :
â Pour⊠TobieâŠ
Norz comprit dâun coup. Nils avait voulu sauver Tobie. Il avait dessinĂ©cette cicatrice sur son visage. Il sâĂ©tait fait passer pour lui. Il avaitinterrompu la chasse de milliers dâhommes. Il sâĂ©tait fait traĂźner troisheures durant sur lâĂ©corce rugueuse pour faire gagner du temps Ă Tobie. Ilavait livrĂ© sa peau pour celle de son ami.
Ce que ressentit Norz Ă©tait quelque chose de nouveau encore. Quelquechose qui fit cesser ses hurlements et ses larmes.
Norz prit conscience du courage de son fils.
Cet enfant quâil nâavait jamais regardĂ© vraiment, quâil nâavait jamaisĂ©coutĂ©, son propre fils, Ă©tait tout simplement un hĂ©ros.
Un héros.Norz Amen était resté debout, immense au milieu de la clairiÚre. La
foule demeurait dans le plus impeccable silence.Seul un petit cliquetis attira lâattention de Norz. Il tourna la tĂȘte.
CâĂ©taient les dents des quatre chasseurs. Un bruit plus mou accompagnaitce claquement. Les genoux des quatre malheureux battaient le rythme entremblant de terreur.
Si Norz Amen avait aussi Ă©tĂ© un hĂ©ros, il serait passĂ© Ă cĂŽtĂ© dâeux. Illeur aurait dit : « Câest mon fils » avec un regard noir, et il serait rentrĂ©chez lui, emportant Nils dans ses bras.
Mais Norz nâĂ©tait que le pĂšre du hĂ©ros, alors il sâautorisa juste unepetite chose. Il confia Nils quelques instants aux bras dâun ami. Ilsâapprocha du chef des quatre joueurs de castagnettes. Il le regarda assezlonguement. Lâhomme tremblait toujours et commença mĂȘme Ă baver unpeu mais il parvint Ă dire :
â Je⊠crois quâon sâest trompĂ©.â Je crois, oui, rĂ©pondit Norz.On raconte plusieurs versions de la minute qui suivit.Soit Norz prit le chef par le cou pour assommer les trois autres. Soit il
les frappa deux par deux comme des cymbales. Soit il les prit tous lesquatre en bouquet dans son poing, et les frappa avec sa main libre. Soit ilssâĂ©crasĂšrent sur le sol comme un petit tas de bouse de limace avant mĂȘmequâil ait eu le temps de lever la main sur eux.
Norz jura longtemps que la derniĂšre version Ă©tait la bonne. Mais lapremiĂšre est certainement la plus vraisemblable.
Norz Amen reprit son fils dans ses bras et disparut dans la foule.
Le mĂ©got de Jo Mitch mit trĂšs longtemps Ă rĂ©apparaĂźtre entre ses lĂšvres.On le vit mĂȘme surgir un instant par une narine. Mitch semblait dans unecolĂšre pĂąteuse. Torn avait pris la valise sous son bras. Limeur ne putsâempĂȘcher dâaller lĂąchement donner un coup de pied dans le corps dâundes chasseurs Ă©crasĂ©s sur le sol.
On entendit juste trois mots Ă propos de Tobie, trois mots que Jo MitchlĂącha comme un crachat qui rebondit sur son triple menton :
â Je le veux.
Mais ce matin-là les bûcherons décidÚrent de ne plus poursuivre Tobie,
car le fils Amen avait Ă©tĂ© victime de cette chasse.Ce jour est restĂ© dans lâhistoire sous le nom du « matin de Nils Amen ».
Pour la premiÚre fois les bûcherons choisirent de ne plus obéir à Jo Mitch,le Grand Voisin. Ils rentrÚrent chez eux.
Quâil survĂ©cĂ»t ou non Ă ses blessures, Nils avait changĂ© quelque chosedans lâhistoire de lâarbre et dans celle de Tobie.
Il se trouve que Nils Amen allait vivre. Sa mission nâĂ©tait pas terminĂ©e.Les bĂ»cherons repartirent donc dans leurs forĂȘts. Les autres, ceux qui
poursuivaient Tobie depuis les hauteurs, se remirent en chasse du petitcriminel. En quittant la clairiĂšre, ils contemplaient la valise de billets sousle bras de Torn. Lâargent. Ils voulaient cet argent.
Aucun dâeux ne pouvait imaginer quâil nây avait pas le moindre billetdans la valise. Jo Mitch, aussi menteur que cruel, nâavait jamais eulâintention de donner un sou Ă personne. On nâaurait pu trouver dans cettevalise que quelques instruments terribles qui devaient forcer Tobie Ă parlerquand il serait capturĂ©.Jo Mitch ignorait que Tobie, au matin de cettequatriĂšme nuit, Ă©tait arrivĂ© dans la rĂ©gion mouillĂ©e des ColoniesinfĂ©rieures, câest-Ă -dire dans un grand ensemble de branches quiappartenaient entiĂšrement au Grand Voisin. Tobie Ă©tait entrĂ© sans sâenrendre compte dans ce territoire interdit. Il Ă©tait chez Jo Mitch.
Jo Mitch avait une bande de cent cinquante hommes Ă son service, enplus des milliers de gens qui le suivaient parce quâils nâavaient pas lechoix. Ces cent cinquante hommes Ă©taient les pires crapules que lâarbre aitjamais portĂ©es. Cent cinquante brigands qui en valaient cent mille encruautĂ© et en bĂȘtise. La plupart travaillaient dans lâĂ©norme propriĂ©tĂ© de JoMitch.
Tobie risquait Ă chaque instant dâen croiser et dâĂȘtre transformĂ© enviande Ă charançon. Mais il ne savait rien de cela et marchaittranquillement dans ce paysage morne oĂč lâĂ©corce pendait en lambeauxmaladifs. Tobie nâĂ©tait jamais passĂ© par ce coin en allant vers les Basses-Branches. Mais il dĂ©couvrait que les Basses-Branches ressemblaientdĂ©cidĂ©ment au paradis Ă cĂŽtĂ© de ces rĂ©gions intermĂ©diaires, grises etlĂ©preuses.
Tobie bondit sur le cĂŽtĂ© et se cacha derriĂšre une pelure dâĂ©corce.
Il avait entendu du bruit derriĂšre lui. CâĂ©tait la premiĂšre fois quâilcontinuait Ă marcher aprĂšs six heures du matin, mais lâimpatiencecommençait Ă lui faire prendre des risques. Le lendemain, il serait Ă Onessa, chez lui. Cette idĂ©e lui faisait oublier le danger.
Bien cachĂ©, il regarda passer un lugubre cortĂšge.Il vit dâabord le charançon. CâĂ©tait un des plus gros charançons quâil ait
jamais croisĂ©. On lâavait entravĂ© dans des cordes que tendaient tout autourde lui une dizaine dâhommes Ă chapeaux. Ces hommes avaient dans le dosles lettres JMA gravĂ©es sur leur manteau de peau.
Tobie rĂ©alisa trĂšs vite oĂč il Ă©tait. MĂȘme aprĂšs cinq ans dâexil, on connaĂźtJo Mitch Arbor, lâentreprise grignoteuse qui appartenait au Grand Voisin.
Les hommes sâinterpellaient, en tirant sur les cordes de chaque cĂŽtĂ©.â Ne le lĂąchez pas, cria lâun dâeux.â Chaque nuit, il y en a qui sâĂ©chappent⊠Ăa nâen ferait quâun de plus
dans la natureâŠâ Si on les compte, on verra quâil manque un charançon.Un autre bougonna :â Le patron en a tellement quâil ne sait plus combien !
Tobie se trouvait donc trĂšs prĂšs des Ă©levages de Jo Mitch. Il dĂ©cida desuivre le petit groupe qui raccompagnait cette bestiole Ă©vadĂ©e vers laclĂŽture. Il savait que les Ă©vasions de charançons faisaient planer un granddanger sur lâarbre. Un charançon creuse dix fois son volume en unejournĂ©e. Ă ce rythme, en peu de temps, lâarbre pouvait ĂȘtre rĂ©duit ensciure.
Le petit groupe parvint Ă une barriĂšre qui faisait tout le tour de labranche. Ils sâarrĂȘtĂšrent pour ouvrir lâimmense portail et laisser passer lecharançon saucissonnĂ© dans ses cordes.
Tobie, qui suivait de loin, pensa quâil en avait assez vu. Aplati au sol, ilallait faire demi-tour quand un autre homme, coiffĂ© du chapeau et dumanteau Jo Mitch Arbor, surgit derriĂšre lui. Heureusement, le bonhommeĂ©tait nerveux et ne remarqua pas Tobie. Il cria Ă ses collĂšgues :
â Une centaine de chasseurs arrivent. Ils viennent des hauteurs. Ilscherchent le petit. Il ne faut pas quâils voient le charançon Ă©chappĂ©.
Lâun des hommes qui tiraient la bĂȘte releva son chapeau avec le pouce.Tobie le reconnut immĂ©diatement.
Cet homme, il lâavait vu dans les Basses-Branches quelques semainesplus tĂŽt. Ce souvenir fit frĂ©mir Tobie.
Il nâĂ©tait pas plus grand que Tobie, mais il avait un visage ridĂ©, jaunĂątrequâon ne peut pas oublier. Il avait surtout une toute petite tĂȘte et sonchapeau lui tombait sur les yeux. Il dit aux autres :
â Ouvrez la barriĂšre, bande dâincapables !Tobie nâavait pas le temps de rĂ©flĂ©chir. Il Ă©tait piĂ©gĂ© entre la clĂŽture et
les chasseurs qui allaient arriver. Le seul espoir se trouvait derriĂšre cetteclĂŽture. Il fallait la franchir. Lâhomme Ă la petite tĂȘte donnait dâautresordres en vocifĂ©rant.
Ă cet endroit des Colonies infĂ©rieures, lâĂ©corce est dĂ©trempĂ©e, pourrie,et on sâenfonce parfois jusquâaux genoux. Tobie, en rampant, pouvait donclaisser sa tĂȘte dĂ©passer de la boue de bois dĂ©composĂ©. Il profita delâagitation des hommes qui se pressaient autour de la barriĂšre et tentaientde lâouvrir en pataugeant.
Sous les hurlements du chef Ă la petite tĂȘte jaune, Tobie avança commeun asticot Ă travers la boue.
Il glissait droit vers lâĂ©norme charançon qui Ă©tait dix fois gros commelui. Seuls les yeux et le front de Tobie sortaient de la matiĂšre visqueuse. Ilpassa Ă un millimĂštre de Petite-TĂȘte qui continuait Ă insulter ses hommes.Tobie rampa entre les pattes du charançon. Se redressant un peu, il agrippaune corde qui sanglait le ventre de la bĂȘte. Il tira sur ses bras et passa lespieds dans une autre corde Ă lâarriĂšre. Ă ce moment exact, la barriĂšresâouvrit en grinçant et le cortĂšge se remit en marche.
Tobie Ă©tait accrochĂ© sous le charançon qui commençait Ă sâagiter unpeu.
Ils entrĂšrent ainsi dans lâenclos. Tobie, couvert de boue, se confondaitavec le corps de lâanimal. Petite-TĂȘte donnait toujours ses ordres enrelevant son chapeau qui lui tombait sur la moitiĂ© du visage.
Ils refermĂšrent le portail derriĂšre eux.Les chapeaux et le charançon avaient marchĂ© ainsi un quart dâheure
quand Petite-TĂȘte hurla :â Halte !Lentement, il sâavança vers lâanimal, fit reculer ses hommes, et passa la
main sous le ventre du charançon.Il prit la corde dans sa main et la tira dâun coup.La bĂȘte se retrouvait libre de ses mouvements.Tobie sâĂ©tait laissĂ© tomber une minute plus tĂŽt dans la boue. Il Ă©tait
temps. Il vit au loin lâanimal partir en pataugeant dans le sens de la pente.Les hommes avaient grimpĂ© la cĂŽte dans lâautre sens.
Tobie resta quelque temps immobile dans le marécage. Il était presquemidi. Une odeur insoutenable flottait à la hauteur des narines de Tobie.
Le jeune fugitif commença Ă regretter dâĂȘtre entrĂ© dans ce lieu.Quelques heures plus tĂŽt, il se croyait tout prĂšs du but. Mais il se
retrouvait maintenant dans un enclos, prisonnier de barricades et debarbelés. Comment en sortir ?
Deux voies sâoffraient Ă lui. Dâun cĂŽtĂ©, la direction prise par leshommes. De lâautre, celle du charançon. Il fit le choix de lâinsecte et nefut pas déçu de ce quâil dĂ©couvrit aprĂšs sâĂȘtre traĂźnĂ© dans la boue pendantune heure.
Il y a des images qui ne sâoublient pas. Il y a aussi des images qui sontcomme des prĂ©sages de lâavenir. Ce que Tobie avait devant les yeux faisaitce double effet. Une vision monstrueuse qui se grave Ă jamais en vous.
Tobie sâĂ©tait arrĂȘtĂ© au bord dâun trou dĂ©mesurĂ©, un gigantesque cratĂšre Ă ciel ouvert dans la branche. Mais ce cratĂšre semblait vivant, il grouillait, ilondulait. On avait lâimpression dâun bouillonnement puant. Une armĂ©e decharançons fouissait et fourrageait le bois tendre, les pattes engluĂ©es dansla boue. Sur leur carapace, marquĂ©e au fer rouge, on lisait le sigle de JoMitch Arbor.
De cet Ă©levage venaient les centaines dâanimaux qui minaient lesbranches depuis des annĂ©es en creusant ces sordides citĂ©s JMA quiprĂ©tendaient sauver lâarbre de toute surpopulation.
Ce qui Ă©tait impressionnant, câest que Tobie avait lu dans les dossiers deson pĂšre une description qui ressemblait extraordinairement Ă cespectacle.
Sim Lolness avait prĂ©dit cette dĂ©gradation dans ses moindres dĂ©tails.MĂȘme le cratĂšre Ă©tait dĂ©crit dans un livre sorti huit ans plus tĂŽt et quisâappelait Le Grignotement du monde, puis dans un article Splendeur etgrignotement. Ă la suite de ces deux textes, Jo Mitch avait proposĂ© auGrand Conseil une loi pour interdire le papier, les livres et les journaux.CâĂ©tait soi-disant une loi Ă©cologique pour le respect de lâarbre. CâĂ©taitsurtout pour faire taire une fois pour toutes le professeur Lolness.Heureusement, la loi nâavait pas Ă©tĂ© votĂ©e cette fois-lĂ .
Tobie resta un long moment devant ce terrible panorama. Il comprenaitles raisons du grand affaiblissement de lâarbre que son pĂšre avaitremarquĂ© pendant ses cinq annĂ©es dans les Basses-Branches. En Ă©tudiantsimplement la courbe des tempĂ©ratures, le professeur Lolness avaitdĂ©couvert un rĂ©chauffement des Ă©tĂ©s. Tobie se rĂ©jouissait de ces Ă©tĂ©s pluslongs et lumineux, mais son pĂšre paraissait prĂ©occupĂ©.
â Les choses ne changent pas pour rien, rĂ©pĂ©tait-il.Cette phrase Ă©tait sa rĂšgle dâor.Il expliquait ce changement par des trous dans la couche de feuilles au
sommet de lâarbre.MĂȘme Ă des dizaines de mĂštres sous les Cimes, Sim Lolness Ă©tait
capable de deviner par raisonnement les changements qui se produisaientau sommet.
Tobie, Ă plat ventre dans la boue, sortit de sa rĂȘverie. Il voulut seremettre Ă ramper pour contourner le cratĂšre, mais il se sentait commeplaquĂ© au sol, incapable de faire un mouvement. Il insista, se croyantvictime dâune crampe qui lâimmobilisait. Toujours sur le ventre, il passa lamain derriĂšre ses jambes pour les masser et les remettre en marche.
Il toucha alors quelque chose de dur qui pesait directement sur lui.Quelque chose de dur, de doux, dâarrondiâŠ
Il tourna pĂ©niblement la tĂȘte pour comprendre et dĂ©couvrit une botte.Une botte le maintenait Ă©crasĂ© dans la boue. Dâun geste du bras, Tobieessaya de balayer cette botte, mais elle nâĂ©tait pas toute seule. Il y avaitune autre botte. Tobie retomba en avant, le visage dans la vase.
Quand on se trouve face Ă deux bottes dans la bouillasse, et quand, parailleurs, commence Ă grincer un ricanement stupide, on peut ĂȘtre Ă peuprĂšs sĂ»r quâil y a quelquâun dans les bottes.
AprĂšs les bottes, aprĂšs le rire, il entendit une voix. Cette voix, il lareconnaissait. CâĂ©tait celle de Petite-TĂȘte, le dĂ©goĂ»tant personnage qui
avait dirigĂ© le retour du charançon dans lâenclos.â Alors, mon morpion ? On visite ?Cette fois, Tobie comprit que câĂ©tait la fin.Il pensa un instant se laisser Ă©touffer dans la boue pour Ă©chapper aux
hommes de Jo Mitch.
10
Un messager
Le grand pouvoir de Jo Mitch et de ses hommes nâavait cessĂ©dâaugmenter pendant les cinq annĂ©es dâexil de la famille Lolness. MaisTobie et ses parents nâen avaient jamais rien su. Dans les Basses-Branches,il Ă©tait impossible de se tenir informĂ© de lâĂ©volution du reste de lâarbre.
Pendant ces annĂ©es, pas une seule lettre nâĂ©tait arrivĂ©e pour eux, pas unseul journal. Les nouvelles quâils pouvaient obtenir venaient toutes de lafamille Asseldor.
Cette famille habitait les Basses-Branches depuis trĂšs longtemps. Lesrares personnes qui peuplaient la rĂ©gion Ă©taient arrivĂ©es dans les annĂ©esrĂ©centes, mais les Asseldor y vivaient depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations. LepĂšre Asseldor Ă©tait mĂȘme nĂ© dans les Basses-Branches. Sa femme venaitde plus haut, mais leurs trois fils et leurs deux filles avaient grandi dans laferme de Seldor qui fascinait Tobie.
La ferme marquait le dĂ©but des Basses-Branches. CâĂ©tait une vieillemaison creusĂ©e Ă lâancienne, avec de grandes piĂšces au plafond voĂ»tĂ©. Legrand-pĂšre Asseldor avait tout bĂąti de ses mains. Il Ă©tait arrivĂ© avec unrĂȘve de Branche-Nouvelle. Vivre unis, ensemble, pour ĂȘtre mieux. Il avaitcrĂ©Ă© Seldor, un petit paradis dans un monde quâil trouvait hostile.
Le grand-pĂšre Ă©tait mort depuis longtemps, mais le pĂšre, la mĂšre, et lescinq enfants faisaient durer le rĂȘve dâune Branche-Nouvelle.
La ferme Ă©tait magnifique. La famille parvenait Ă produire tout ce quilui Ă©tait nĂ©cessaire. Jamais davantage. Le but des Asseldor Ă©tait de nedĂ©pendre de personne. Ils ne vendaient rien, nâachetaient rien Ă personne.Mais, heureusement, ils savaient partager.
Tobie pouvait arriver sans prĂ©venir, aprĂšs cinq ou six heures de marche,il avait toujours lâimpression dâĂȘtre attendu. Son couvert Ă©tait mis sur lagrande table avec les sept autres. Il y avait au cours de ces repas uneatmosphĂšre extraordinaire. On chantait, on plaisantait, on buvait sansmesure. Les garçons, ĂągĂ©s dâune vingtaine dâannĂ©es, avaient un puissantappĂ©tit. Les deux filles, un peu plus jeunes, dĂ©voraient presque autant.Elles sâhabillaient pour chaque repas comme pour une fĂȘte ou un mariage.Elles avaient dix ans de plus que Tobie, mais il les trouvait sublimementbelles, intelligentes et drĂŽles. Il en parlait Ă Elisha qui nâaimait pas trop cesujet de conversation.
Les Asseldor reprĂ©sentaient une famille dâadoption pour Tobie qui Ă©taitnĂ© enfant unique. Il eut donc lâimpression de voir partir un frĂšre quand letroisiĂšme fils, Mano, dĂ©cida de sâen aller.
Mano avait toujours Ă©tĂ© diffĂ©rent des autres enfants Asseldor. MĂȘmephysiquement il paraissait plus frĂȘle que ses deux frĂšres, moins rose etvigoureux que ses sĆurs. Ă table, il Ă©tait moins bavard, il riait moins,mangeait sans passion.
Ce qui Ă©tait plus grave : il ne jouait pas de musique.Cela faisait le mĂȘme effet que si un ĂȘtre sans coquille Ă©tait nĂ© dans une
famille dâescargots. La musique reprĂ©sentait la moitiĂ© de la vie desAsseldor. Ils chantaient et jouaient tous merveilleusement. Sauf Mano, quisavait Ă peine battre le rythme en tapant sur ses genoux.
On avait tout tentĂ© avec lui, du balando Ă lâordonĂ©on, mais il avait finipar se buter et refusait dâessayer Ă nouveau.
Ă la veillĂ©e, Tobie le voyait souvent quitter discrĂštement la salle, tandisque ses sĆurs chantaient des chĆurs dâange, et que les autres faisaientnaĂźtre un orchestre entier avec leurs bouches. MĂȘme Tobie Ă©taitrĂ©quisitionnĂ© pour jouer de la bille. Il avait Ă©tĂ© sacrĂ© meilleur joueur debille de Seldor. Il suffisait de frotter deux billes lâune contre lâautre pouren sortir des sons. Mais Mano nâĂ©tait mĂȘme pas capable de jouercorrectement de la bille.
Un soir, Tobie avait vu le pĂšre Asseldor suivre Mano devant la maison.â OĂč tu vas ? dit le pĂšre.â Je sais pas, rĂ©pondit Mano.â Quâest-ce que tu as ? Tu veux pas essayer de faire comme les autres ?â Non, dit Mano.â Quâest-ce que tu as, Mano ? Regarde tes frĂšres, tes sĆurs⊠Ils nâont
pas lâair heureux ?â Si.â Mais, fais comme eux !Mano sâĂ©tait mis en colĂšre :
â On est lĂ parce que notre grand-pĂšre a dĂ©cidĂ© de ne pas faire commeles autres et de venir crĂ©er Seldor⊠Et maintenant tu me demandes defaire comme les autres ?
Tobie Ă©tait restĂ© cachĂ© Ă Ă©couter. Le pĂšre dit Ă son fils :â Tu ne parles pas comme un Asseldor, Mano. Tu ne fais rien comme un
Asseldor.â Je sais. Alors, je mâen vais, papa.Le pĂšre Ă©tait demeurĂ© muet. Il croyait seulement que son fils voulait
aller respirer quelques minutes dehors. Il lui dit :â Ne tarde pas, il y aura le miel Ă rĂ©colter demain matin.Mano ne se retourna pas. Le pĂšre Asseldor aperçut Tobie :â Il a besoin dâair, expliqua-t-il.â Oui, dit Tobie.
Quand Tobie revint un mois plus tard chez les Asseldor, il y avait une
ambiance diffĂ©rente autour de la table. Tobie surgit au beau milieu dusouper, un soir de juin. Mia, la seconde des filles, se leva pour lui donnerune assiette. Elle avait une gaietĂ© un peu plus forcĂ©e que dâhabitude.
â Monsieur Lolness, je nâavais pas mis votre assiette.Mia appelait Tobie « monsieur Lolness » alors quâil avait Ă peine neuf
ans Ă cette Ă©poque. Rien ne pouvait autant faire gonfler le cĆur du petitgarçon. Il dit :
â Mademoiselle Mia, je vous pardonne parce que vous vous ĂȘtes fait lacoiffure que jâaime, avec les nĆuds.
Les hommes lançaient des petits sifflements moqueurs, mais avec assezpeu de conviction.
Normalement, il y avait toujours un garçon prĂȘt Ă sauter sur la table et Ă provoquer Tobie en duel pour avoir fait des avances Ă sa sĆur. Tobiesaisissait alors un bĂąton, commençait Ă se battre, et tout se terminait dansdes rires.
Mais ce soir-lĂ ni duel, ni scĂšne de jalousie de lâautre sĆur, MaĂŻ, quiĂ©tait pourtant capable de faire semblant dâĂ©clater en sanglots.
La premiĂšre fois, Tobie y crut tellement quâil souffla Ă lâoreille de cettejeune fille qui avait presque le double de son Ăąge :
â Je vous aime bien aussi, mademoiselle MaĂŻ.Un fou rire gĂ©nĂ©ral avait suivi. CâĂ©tait la seule fois oĂč Tobie sâĂ©tait senti
un peu mal Ă lâaise dans cette maison de Seldor.
Ce soir de juin, ce nâĂ©tait pas chez Tobie que planait le malaise, maischez tous les autres. Quelque chose sonnait creux dans cette tablĂ©esilencieuse des Asseldor.
Tobie comprit trĂšs vite. Il jeta un regard sur la famille rassemblĂ©e.Le creux, câĂ©tait Mano.Il nâĂ©tait plus lĂ .VoilĂ donc pourquoi on nâavait pas mis, comme dâhabitude, une assiette
de plus pour un invitĂ© de passage. Parce que cette assiette vide auraitamĂšrement rappelĂ© lâabsence de Mano. Le pĂšre Asseldor observa Tobiequi ne bougeait pas devant sa soupe.
â Mano est parti. Il est allĂ© dans les hauteurs. Il dit quâil veut tenter sachance. VoilĂ .
Mme Asseldor ajouta :â Je pense quâil peut rĂ©ussir lĂ -haut. Il nâĂ©tait pas fait pour Seldor.
JâespĂšre juste quâil Ă©crira.MaĂŻ et Mia avaient les yeux rouges, et elles ne faisaient pas semblant.
Les deux frĂšres, eux, baissaient le regard vers leur soupe. Tobie compritquâils pardonneraient difficilement le dĂ©part de Mano.
Le vĆu de Mme Asseldor se rĂ©alisa. Au bout de deux mois, ils reçurentune lettre. CâĂ©tait une lettre pleine dâespoir. Mano disait quâil avait trouvĂ©un travail dans la vente, quâil Ă©tait lâemployĂ© prĂ©fĂ©rĂ© de son patron, etquâil espĂ©rait trĂšs vite progresser.
Toute la famille lut et relut cette lettre des Cimes comme un message duciel. Les hommes ne voulaient pas sâattendrir trop vite, mais les femmesse rĂ©jouirent immĂ©diatement. Mme Asseldor rĂ©pĂ©tait :
â Je vous le disais⊠Chacun son cheminâŠ
Les lettres de Mano devinrent donc des moments Ă part dans la vie de laferme de Seldor. La famille se rassemblait autour de la table.Mme Asseldor posait ses petites lunettes sur son nez. Ă chaque lettre, sesmains tremblaient moins, sa voix Ă©tait plus claire.
Car ces lettres racontaient une progression fulgurante. Le patron, tropĂągĂ©, avait confiĂ© Ă Mano la conduite de son entreprise. Mano en avait crĂ©Ă©une autre qui allait dĂ©passer la premiĂšre. Il dirigeait donc deux entreprisesde vente. Mano disait quâil reviendrait bientĂŽt les voir, quâil attendait lebon moment, quâil possĂ©dait une armoire avec cinquante-sept cravates. Lafamille Asseldor ne voyait pas vraiment ce quâĂ©tait la vente, ni Ă quoi la
moindre cravate pouvait servir, mais ils apprirent tous à se répéter« chacun son chemin ».
Tobie racontait souvent Ă ses parents les aventures de Mano. CâĂ©taientles seules nouvelles qui arrivaient des hauteurs. MaĂŻa Lolness Ă©tait trĂšsimpressionnĂ©e, comme tout le monde, par la rĂ©ussite du fils Asseldor.
Mais le pĂšre de Tobie prenait toujours un air grave pour dire :â Câest curieux, ce que tu me racontes⊠Mais ton ami Mano ne parle
pas du reste ? De la vie dans les hauteurs, de la situation des gens qui yvivent ?
â Il dit que ceux qui veulent rĂ©ussir y trouvent toutes les chances. Il ditque tout va trĂšs vite.
Le professeur Lolness nâaimait pas ce qui va vite, alors il gardait sonvisage un peu ronchon. Il rĂ©pĂ©tait Ă Tobie en marmonnant :
â Moi, je continue Ă penser quâĂ part le petit Asseldor et quelquesautres, il y a de moins en moins de gens heureux par lĂ -haut. Je nâaiaucune information, mais jâai cette impression.
â Sim ! criait MaĂŻa, ton fils vient te donner des bonnes nouvelles deshauteurs et tu continues Ă faire ta mauvaise tĂȘte. Est-ce que tu ne vasjamais te rĂ©jouir un peu ?
â Jâaimerais vraiment, concluait Sim en regagnant son petit bureau.
Les nouvelles de Mano Ă©taient donc les seules informations qui
parvenaient aux Basses-Branches.On peut imaginer la surprise quand arriva la lettre du Conseil de lâarbre.Cette lettre parvint au dĂ©but du mois dâaoĂ»t Ă Onessa, chez les Lolness.
Le porteur avait un sourire Ă©dentĂ©, une face jaune comme le pollen, et unetoute petite tĂȘte. CâĂ©tait la premiĂšre fois que Tobie et ses parents voyaientle chapeau, le manteau et les bottes dâun homme de Jo Mitch. Petite-TĂȘtetendit la lettre.
â Je vais attendre la rĂ©ponse lĂ -bas, papy.Lâhomme parlait Ă Sim Lolness. Il venait de lâappeler papy. Il attrapa
sur la table la petite bouteille dâalcool de noix du professeur.Le pĂšre de Tobie Ă©tait arrivĂ© avec cette bouteille cinq ans plus tĂŽt. Il en
prenait une goutte aprĂšs chaque dĂźner, en regardant le feu.Lâalcool de noix Ă©tait trĂšs rare. On le tirait des quelques noix oubliĂ©es
par les Ă©cureuils dans les trous de lâarbre. Sim avait bien sĂ»r Ă©crit un petitlivre qui sâappelait : DâoĂč viennent les noix ?, un essai poĂ©tique sur unevie possible en dehors de lâarbre. Il imaginait quâil y avait quelque part unautre arbre qui donnait des noix. Des collĂšgues agacĂ©s avaient demandĂ© Ă Sim de choisir entre la poĂ©sie et la science.
Le professeur nâavait pas osĂ© dire que son choix Ă©tait fait.Les trois Lolness virent donc sâĂ©loigner Petite-TĂȘte avec lâalcool de
noix. Il sâassit un peu plus loin et commença Ă siroter.â Câest ta bouteille, papa, dit Tobie.â Laisse-le, mon fils. Ce nâest pas grave. Il a beaucoup marchĂ©âŠ
Cela faisait des annĂ©es que les Lolness nâavaient pas ouvert une lettre,
et le professeur la retourna longuement dans ses mains comme sâilcherchait par quel cĂŽtĂ© lâattaquer.
â Viens Tobie, dit MaĂŻa en entraĂźnant son fils vers lâextĂ©rieur.â Non, vous pouvez rester tous les deux.Sim sâinstalla, dos Ă la fenĂȘtre, et commença Ă lire Ă haute voix :
Excellence, monsieur le professeur,Dans le cadre du renouveau scientifique, nous serions trÚs honorés de
vous voir rĂ©intĂ©grer notre Conseil. Le temps est passĂ© sur vos erreursdâautrefois, le moment est venu pour que la science de lâarbre retrouve
son esprit. Votre maison des Houppiers vous attend, ainsi que notre digneassemblée.
Sim Lolness sâarrĂȘta. Sa femme et son fils le dĂ©visageaient. Ilsessayaient de lire une impression sur ses traits, mais, Ă ce moment prĂ©cis,le visage de Sim Ă©tait illisible. Il y passait tellement dâidĂ©es et desentiments contraires quâon aurait dit un livre entier oubliĂ© sous la pluie etdont toutes les pages mĂ©langent leur encre. Les scĂšnes de joie, de colĂšre,de tristesse, dâangoisse, dâespĂ©rance, de rĂ©volte, de honte, dâamour et dehaine se superposent dans une flaque sombre.
Pour Tobie et MaĂŻa, câest la fiertĂ© qui vint la premiĂšre. Ils allaient sauterdans les bras de Sim.
Mais Sim continua sa lecture :
Pour consolider les bases de votre nouveau départ, vous rejoindrez,pour un an seulement, en observation, les services des Comités devoisinage, sous la haute direction de M. le Grand Voisin Jo Mitch.
Cette derniĂšre phrase envoya une averse de plus sur le paquet demessages contraires quâon lisait sur le visage du professeur. Une douchede plus qui balaya tout et ne laissa quâune expression, Ă©tincelante dans lesyeux de Sim : la fureur.
Il commença Ă bouillonner, tempĂȘter, maudire⊠Ni Tobie, ni sesparents ne savaient ce quâĂ©taient ces ComitĂ©s de voisinage, mais Tobie vitson pĂšre se lever dâun bond.
Jo Mitch. Ce seul nom rendait fou le professeur.Sim fit de la lettre une grosse boulette entre ses mains. Il fila vers la
porte quâil ouvrit dâun coup de pied et marcha Ă grands pas vers lemessager de Jo Mitch qui Ă©tait debout, Ă moitiĂ© ivre, devant la maison.Petite-TĂȘte, les yeux troubles, regardait approcher Sim. Il avait enlevĂ© sonchapeau et sa tĂȘte avait lâair vraiment minuscule. Il tenait la bouteille Ă lamain. Il souriait en vacillant dâun pied sur lâautre.
â Alors papy, on part avec bobonne et son morpion ? Câest dĂ©cidĂ© ?
Petite-TĂȘte avait la bouche grande ouverte et gloussait dâun rire niais.Tobie vit alors son pĂšre lancer dâun geste habile la boule de papier
froissĂ© qui atterrit dans la bouche de lâhorrible bonhomme. Le temps quePetite-TĂȘte rĂ©alise, sa bouche sâĂ©tait refermĂ©e.
Les yeux exorbitĂ©s, il fut traversĂ© de secousses et de hoquets. Du jaunepollen, lâhomme de Jo Mitch passa au vert pĂąle, puis par bien des couleursinconnues dans lâarbre. Il finit blanc comme un cumulo-nimbus quand ilcomprit quâil venait dâavaler son message.
Sim Lolness le regarda ramasser son chapeau. Sim Ă©tait beaucoup plusgrand que lui. Lâhomme nâosa pas riposter, dâautant plus que la boulettecommençait Ă lui retourner lâestomac.
â Il y a bien longtemps, dit le professeur, il y avait une pratique barbare.On ouvrait lâestomac des bestioles pour connaĂźtre les rĂ©ponses Ă sesquestions. On appelait ça les augures. Vous pourrez le raconter Ă votrechef. Vous avez la rĂ©ponse dans le bideâŠ
Petite-TĂȘte parvint Ă dire en Ă©ructant :â Je me vengerai.Il disparut en claudiquant.
Tobie et ses parents restĂšrent un long moment devant la maison. Sim
retira ses lunettes et sâessuya le visage. Tobie alla ramasser la bouteille. Illa tendit Ă son pĂšre.
â Elle est vide.â Tant mieux, dit Sim, câĂ©tait mauvais pour mon cĆur.
Il sâassit devant la porte. On entendit un craquement. Il sâĂ©tait assis surses lunettes.
Tobie se disait pour la premiĂšre fois que son pĂšre allait vieillir, un jour.Il nâavait que cinquante-cinq ans, mais le type lâavait appelĂ© « papy », etmaintenant, assis sur le seuil, il paraissait Ă©puisĂ©. MaĂŻa Lolness se serracontre son mari et lâembrassa sur la joue :
â Sim, mon chĂ©ri, je tâai dit de ne pas te bagarrer avec tes camarades,dit-elle en prenant une voix tendre.
Sim Lolness enfouit son visage dans le cou de sa femme et marmonna,comme un enfant :
â Câest lui qui a commencĂ©.Tobie sâĂ©loigna pour les laisser tous les deux. En marchant dans une
dĂ©chirure de lâĂ©corce, un peu plus loin sur la branche, il repensa auxderniers mots du porteur de lettre : « Je me vengerai. »
VoilĂ pourquoi Tobie, quelques semaines plus tard, aurait prĂ©fĂ©rĂ© ĂȘtrenâimporte oĂč plutĂŽt que sous la botte dure et glacĂ©e de Petite-TĂȘte. La vasecommençait Ă lui rentrer dans la bouche et les narines.
11
W. C. Rolok
Lâhomme desserra lĂ©gĂšrement la pression de son pied, et Tobie putsortir la tĂȘte une seconde. Mais, aussitĂŽt, Petite-TĂȘte recommença Ă leplaquer au fond du marais.
Quand il le relĂącha une nouvelle fois, Tobie sentit que lâhomme voulaitlui dire quelque chose.
â Ce que ton pĂšre mâa fait⊠Jâai pas trop avalĂ©âŠâ ⊠avalé⊠la boulette ? demanda Tobie avec impertinence.Et Petite-TĂȘte lui enfonça brutalement la face dans la vase.Cette fois il le laissa presque une minute entiĂšre sans respirer. Mais
Tobie devinait quâil ne le ferait pas mourir avant quelques punitionssupplĂ©mentaires. Bizarrement, ces punitions, câĂ©tait la chance de Tobiepour gagner du temps. Il nâavait quâun seul espoir : que Petite-TĂȘte veuilleĂȘtre encore plus mĂ©chant.
Câest exactement ce qui arriva.Petite-TĂȘte tira Tobie jusquâĂ une butte dâĂ©corce qui dominait le cratĂšre.
Il le ficela bien serrĂ©, les pieds et les mains complĂštement immobilisĂ©s.Les charançons commençaient Ă approcher par groupes de deux ou trois.Petite-TĂȘte avait sorti un long fouet quâil faisait claquer pour les maintenir
Ă distance. Tobie regardait ce visage hilare encore enlaidi par la joie defaire du mal.
DerriĂšre la couche de boue qui lui couvrait le visage, Tobie gardait uncertain calme. Il se rassura dâabord en pensant que la mĂ©chancetĂ© peutrendre riche et puissant, mais quâelle rend toujours laid. Il se demandaensuite ce que le bonhomme allait inventer dâhorriblissime, demonstrueux. Pensait-il lâabandonner au milieu des insectes ? Voulait-illâĂ©liminer dans ce marĂ©cage ?
LâidĂ©e de Petite-TĂȘte Ă©tait pire encore. CâĂ©tait une idĂ©e rĂ©pugnante, uneidĂ©e qui lui ressemblait.
Il sortit de la poche de son manteau deux petites capsules blanches, ettous les charançons tournĂšrent la tĂȘte vers lui.
â Ils adorent ça, regarde, mon morpion. On donne ces boules de sĂšveconcentrĂ©e Ă ceux qui travaillent le mieux. Ils les sentent Ă des kilomĂštres.Des fois, on en met une dans les nĆuds de bois durci. Les charançons fontexploser le bloc pour arriver Ă la capsule.
Il en jeta une au fond du cratĂšre. Une vingtaine de bĂȘtes se prĂ©cipitĂšrenten mĂȘme temps. Un petit et deux femelles furent pratiquement Ă©crasĂ©sdans la bataille. Tobie regardait Petite-TĂȘte qui faisait tournoyer son foueten disant :
â Il mâen reste une. Quâest-ce que je peux en faire⊠?Tobie pouvait tout imaginer, mais pas ce qui suivit. Le type continua :â Câest simple. Jâinvente rien. Je fais comme ton pĂšre avec le
message⊠La capsule, je te la fais avaler et je mâĂ©loigne. Si ces bestiolesvont chercher Ă dix centimĂštres sous lâĂ©corce, elles sont bien capables dela trouver dans tes tripes, mĂȘme en remuant un peu de chair fraĂźche. Jecompte jusquâĂ cent, en laissant les charançons travailler. Je te rĂ©cupĂšretrĂšs amochĂ©, mais avec encore un petit souffle de vie, comme tous lesmorpions qui nâarrivent pas Ă crever. Je tâapporte Ă Jo Mitch, et jâempochele million. VoilĂ le programme !
Il riait trĂšs fort. Tobie le regardait. Ă un certain niveau dâhorreur, lemĂ©canisme de la peur sâarrĂȘte. CâĂ©tait dĂ©jĂ arrivĂ© Ă Tobie. Petite-TĂȘte luiinspirait surtout de la pitiĂ©. Il se disait exactement ceci : « La cruautĂ©,câest ton problĂšme, Petite-TĂȘte. Mon problĂšme Ă moi, câest survivre. »
Il respirait donc assez tranquillement. Ses idĂ©es revenaient. IldĂ©couvrait quâon avait offert une rĂ©compense pour lui. Il coĂ»tait un
million. Tobie nâen Ă©tait pas mĂ©content. Il pensa quâun million valait lapeine dâĂȘtre dĂ©fendu.
Mais le million Ă©tait ficelĂ© comme un paquet sur un bout dâĂ©corce quilui sciait le dos.
Lui sciait le dos.Pourquoi lâesprit de Tobie sâarrĂȘtait-il Ă ces mots ?Lui sciait le dos.Sa mĂšre, qui lui avait appris Ă lire Ă lâĂąge de trois ans, lui disait que les
mots sont des combattants de lâombre. Si on choisit de devenir leurs amis,ils nous aident toute la vie. Sinon, ils se mettent en travers de notrechemin. MaĂŻa lui expliquait que câĂ©tait Ă cause de cela quâon disait« connaĂźtre » un mot ou un langage, comme « connaĂźtre quelquâun ».
Tobie, aprĂšs pas mal dâefforts, Ă©tait devenu lâami des mots. Tous lesjours, il voyait les miracles quâils font. Ils lâavaient sauvĂ© de la solitude etde lâennui. Ils avaient Ă©tĂ© Ă ses cĂŽtĂ©s pour Ă©tudier avec son pĂšre. Etsurtout, ils ne lâavaient pas lĂąchĂ© pendant les conversations avec Elisha.
Elisha connaissait trĂšs peu de mots, mais elle les habillait dâune tellemaniĂšre que Tobie risquait de tomber Ă chaque phrase. Il avait donc appris,en lâĂ©coutant, Ă faire vivre les mots grĂące Ă la voix et au silence.
Les mots pourtant nous soufflent souvent bien des conseils quâon nesaisit pas. Tobie, cette fois-ci, entendit leur message : «⊠un boutdâĂ©corce qui me scie le dos⊠»
Un masque de boue cachait le sourire de Tobie. Une Ă©corce qui scie ledos peut aussi scier autre choseâŠ
Quelques instants suffirent pour que, par un lĂ©ger mouvement surlâarĂȘte de lâĂ©corce, la cordelette qui paralysait les mains de Tobie soitcoupĂ©e en deux.
Petite-TĂȘte nâavait rien vu. Tobie nâĂ©tait pas beaucoup plus avancĂ©, maiscela reprĂ©sentait malgrĂ© tout un progrĂšs. Il gardait soigneusement lesmains dans le dos. Les charançons avaient Ă©tĂ© repoussĂ©s par quelquesclaquements de fouet. Petite-TĂȘte venait maintenant vers Tobie, le visagelĂ©zardĂ© dâun sourire aux dents rares. Il se pencha vers sa victime. Il tenaitla capsule dans la main.
Tobie savait que, sâil avalait la capsule, il aurait un demi-millier decharançons prĂȘts Ă lui ouvrir le ventre pour la rĂ©cupĂ©rer.
Cette perspective faisait rire Petite-TĂȘte Ă gorge dĂ©ployĂ©e. Vue de plusprĂšs, la bouche de son agresseur Ă©tait dans un Ă©tat pire encore que ce queTobie imaginait. Une douce odeur dâĆuf pourri sâajoutait Ă cette visiondâenfer. Petite-TĂȘte agrippa la mĂąchoire de Tobie, le força Ă ouvrir leslĂšvres. Il lui glissa la capsule entre les dents.
Prudemment, les charançons commençaient dĂ©jĂ Ă sâapprocher. Leurspattes et leurs cisailles brillaient Ă la lumiĂšre de midi.
Petite-TĂȘte avait maintenu la bouche de Tobie fermĂ©e, le temps quâilavale la capsule. Il allait maintenant pouvoir lâabandonner mais il ne putsâempĂȘcher de dire :
â Bon appĂ©tit.Tobie, Ă©puisĂ©, rĂ©ussit Ă dire :â Merci, mais câest dĂ©goĂ»tant votre capsuleâŠâ Non, non⊠Je disais bon appĂ©tit Ă ces petites bĂȘtes, dit lâhomme en
faisant un geste vers six ou sept charançons, juste derriĂšre son Ă©paule.Petite-TĂȘte trouva sa propre blague irrĂ©sistible, et il Ă©clata dâun rire
infĂąme, qui dĂ©voila aux yeux de Tobie le fond de sa gorge. En comparaisonde lâĂ©tat rĂ©pugnant du palais et des amygdales, la dentition de Petite-TĂȘteparaissait maintenant une vĂ©ritable cour dâhonneur.
Tobie choisit ce moment pour cracher de toutes ses forces la capsulequâil avait rĂ©ussi Ă garder dans sa joue. Le projectile entra Ă grande vitessedans la bouche rigolarde du petit homme. Et lâon vit passer dans ses yeuxlâĂ©tonnement, la stupĂ©faction, puis la terreur quand il rĂ©alisa quâil lâavaitavalĂ©e.
La rĂ©action de Petite-TĂȘte fut pitoyable. CâĂ©tait la deuxiĂšme fois quâunLolness lui faisait le coup⊠Il sâeffondra. Il gigotait par terre en essayantde cracher, martelait le sol avec ses poings, gĂ©missait dans la boue commeun enfant qui fait un caprice.
Tobie nâeut pas de mal Ă profiter de la crise, pour se dĂ©faire de sesautres liens avec ses mains libres. Il rĂ©ussit mĂȘme Ă dĂ©shabillerentiĂšrement son ennemi sans quâil sâen rende compte. Les charançonsdevenaient menaçants, ils ne se trouvaient maintenant quâĂ quelques pas.Tobie fit siffler une seule fois le fouet, et les bĂȘtes sâarrĂȘtĂšrent pour unmoment. Il accrocha ensuite son tortionnaire avec la laniĂšre du fouet.
Quand Petite-TĂȘte releva la tĂȘte, sortant peu Ă peu de sa crise de nerfs, ilrĂ©alisa dâabord quâil Ă©tait entiĂšrement clouĂ© au sol. Ensuite, il vit lescharançons qui sâavançaient en se poussant les uns les autres. CettedeuxiĂšme image lui secoua la mĂąchoire de tristes tremblements quirisquaient fort de faire tomber ses derniĂšres dents.
Enfin, Petite-TĂȘte dĂ©couvrit juste Ă cĂŽtĂ© de lui une paire de bottes. Au-dessus sâĂ©levait une silhouette qui lui rappelait quelque chose. Lasilhouette dâun petit bonhomme avec un manteau, et un chapeau qui luitombait sur les yeux et lui cachait la moitiĂ© du visage. Il poussa unhurlement qui fit piaffer les charançons.
Ce bonhomme, câĂ©tait lui.Lui, Petite-TĂȘte.Il crut Ă un cauchemar. Ce devait ĂȘtre lâeffet de la capsule de sĂšve. Une
hallucination. Il y avait deux Petite-TĂȘte au bord du cratĂšre.Mais quand Petite-TĂȘte-en-manteau souleva son chapeau avec le doigt,
Petite-TĂȘte-tout-nu-comme-un-saucisson reconnut deux yeux pĂ©tillantsquâil haĂŻssait.
VĂȘtu ainsi, Tobie Ă©tait le portrait exact de lâhomme de Jo Mitch.Tobie en avait lui-mĂȘme des frissons. Mais il venait de transformer sa
pire Ă©preuve en une chance dâĂ©vasion, et câĂ©tait assez pour lui donner unegrande confiance.
â Je vous laisse le fouet, dit Tobie, le nĆud nâest pas trĂšs serrĂ©. Vousallez vous en sortir. Mais je ne sais pas ce que vous prĂ©fĂ©rerez entre lescisailles des charançons, ou les ricanements de vos hommes quand vousleur expliquerez, tout nu, que vous ĂȘtes un incapable.
Tobie abandonna Petite-TĂȘte Ă son cauchemar. Une Ă©tiquette dans ladoublure du manteau lui rĂ©vĂ©la que le type sâappelait W. C. Rolok. Poursortir de lâenclos, Tobie devait porter ce nom.
Il sâĂ©loigna sans regret du cratĂšre des charançons et grimpa vers ledessus de la branche. Tobie avait bien enfoncĂ© son chapeau sur sa tĂȘte. Ilse forçait Ă ne pas marcher trop vite, imitant les petits pas raides de Rolok-Petite-TĂȘte, et sa maniĂšre de rentrer le cou dans les Ă©paules.
Tobie savait imiter les postures et les attitudes. Un jour, ses parentsavaient dĂ©couvert la grand-mĂšre Alnorell en train de jouer Ă la marondederriĂšre leur maison des Basses-Branches. La maronde Ă©tait un jeudâenfant, stupide mais difficile, qui consistait Ă jouer au ballon avec lesmains posĂ©es sur les pieds.
Les parents de Tobie, dĂ©jĂ sous le choc de dĂ©couvrir Mme Alnorell chezeux, Ă Onessa, alors quâils nâavaient pas eu un seul signe dâelle en quatreans et demi dâexil, furent encore plus surpris quand ils la virent galoper lesmains sur les pieds en poussant un ballon de bois creux. CâĂ©tait quelquechose dâinimaginable. La grand-mĂšre ne savait mĂȘme pas ce que voulaitdire le verbe jouer.
Ils ne purent sâempĂȘcher de pouffer dâabord, puis de rire aux Ă©clats, puisde sâĂ©trangler de rire, tellement le spectacle Ă©tait prodigieux. QuandMme Alnorell les remarqua, ils redevinrent sĂ©rieux, comme ils pouvaient.Mais les pommettes de MaĂŻa faisaient encore des petits bondsirrĂ©pressibles, et ses yeux se mouillaient dâun fou rire Ă©touffĂ©.
En sâapprochant Ă quelques millimĂštres de la grand-mĂšre, ils eurent unchoc. Ils avaient devant eux Tobie Lolness, leur fils, ravi de saplaisanterie.
AprĂšs cet Ă©pisode, Tobie passa des soirĂ©es entiĂšres Ă faire rire sesparents. Il pouvait imiter nâimporte qui, simplement en se penchant enavant, ou en haussant les Ă©paules. Son meilleur numĂ©ro sâappelait « JoMitch dans son bain ». Ses parents Ă©taient sidĂ©rĂ©s par la mĂ©moire deTobie, qui nâavait pas vu tous ces gens depuis lâĂąge de sept ans.
Il faisait aussi « M. Peloux et lâargent de poche ». Lâargentier de lagrand-mĂšre Ă©tait chargĂ© de donner lâargent de poche de Tobie pendant sesvacances dans les Cimes. Sim lui avait confiĂ© quelques piĂšces quâil devaitverser au petit garçon chaque semaine. Cela donnait des scĂšnes trĂšs drĂŽlesoĂč M. Peloux prĂ©sentait une petite piĂšce dâor Ă Tobie, la reprenait
prĂ©cipitamment, lui rendait un grain dâor quâil se dĂ©pĂȘchait de rĂ©cupĂ©rer,comme sâil sâĂ©tait trompĂ©. Il lui tendait un demi-grain, mais il nâarrivaitpas Ă le lĂącher et le remettait dans sa poche. Finalement, M. Peloux disaitquâil nâavait pas la monnaie et quâil lui donnerait le lendemain.
Lâimitation faisait beaucoup rire Sim et MaĂŻa, mais le pĂšre de TobiedĂ©couvrit Ă cette occasion que les petites piĂšces dâor quâil donnait chaqueĂ©tĂ© pour les dĂ©penses de son fils allaient toutes dans la poche deRadegonde Alnorell et de son argentier.
Quand Tobie-Rolok surgit au milieu de quatre hommes tranquillementallongés sur le sol humide, il était trop tard pour reculer. Tobie enfonçasimplement ses mains dans ses poches et rentra le menton dans son col.
Les quatre hommes avaient Ă©talĂ© leurs manteaux et terminaient unesieste. Ă lâinstant oĂč ils virent la silhouette de Rolok, ils sautĂšrent surleurs pieds, terriblement gĂȘnĂ©s.
â Chef, pardon⊠On prenait juste notre pauseâŠâ Cinq minutes de pause⊠Pardon, chefâŠâ Chef⊠PardonâŠ, rĂ©pĂ©ta un troisiĂšme.Tobie ne pouvait pas dire un mot. Sa voix lâaurait trahi. Mais son
silence rendait chaque seconde encore plus inquiĂ©tante pour les autres.Dans le fond de sa poche Tobie sentit la forme dâun carnet et dâun crayon.
Pour corser la menace, il sortit le carnet, nota un ou deux mots enregardant chaque homme, puis il tourna les talons.
Il respirait. En marchant il jeta un coup dâĆil au carnet. Il avait Ă©critquatre fois « courage Tobie », pour se donner de la force. Il feuilleta lesautres pages. Elles Ă©taient couvertes dâune Ă©criture bien appliquĂ©e dâenfantde cinq ans, lâĂ©criture de Rolok sĂ»rement. Rolok avait notĂ© en premiĂšrepage :
Cahié de dénonciassion de W. C. Rolok
Plus loin, on pouvait lire des phrases comme :Piéro Salag a manjé deux sandouich au lieu din, il serat pandu deux
heure par le piĂ© goche.Ou bien :Geralt Binou nâa pas bien fraper les charansson, il sera lui maime
fraper.Tobie comprit que les hommes de Jo Mitch nâĂ©taient animĂ©s que par une
seule Ă©nergie : la peur.Peur dâĂȘtre dĂ©noncĂ©s, dâĂȘtre punis. DĂ©noncer avant dâĂȘtre dĂ©noncĂ©.
Frapper fort pour ne pas ĂȘtre frappĂ©.
Au bout de quelques minutes, Tobie eut la dĂ©sagrĂ©able sensation quâilĂ©tait suivi. Il jeta un Ćil par-dessus son Ă©paule. Les quatre hommes luiavaient emboĂźtĂ© le pas. Tobie essaya de marcher plus vite, les hommesaccĂ©lĂ©rĂšrent derriĂšre lui. Il fit quelques dĂ©tours, mais ils le suivaienttoujours. Finalement il sâarrĂȘta net, droit dans ses bottes, et les regardavenir vers lui. Ils avaient lâair dâĂ©coliers pris en faute et tenaient leurchapeau sous le bras. Lâun dâeux voulait parler :
â Chef, on prenait juste notre pause. On veut sâexcuser.â On voulait pas, continua un deuxiĂšme.â On veut bien dĂ©noncer les autres si ça peut aiderâŠ
â Pouzzi, il arrĂȘte pas de jouer aux flĂ©chettes sur les fesses de TrucâŠâ Et Truc il ose pas le dire, parce quâil a perdu son fouet dans le
cratĂšreâŠâ Il y a le grand Rosebond qui a crevĂ© lâĆil dâun charançon quâil devait
garderâŠ
Tobie avait repris sa marche : ces dénonciations le dégoûtaient. à sasuite, ils trottinaient tous les quatre en continuant leur triste fayotage :
â On peut vous dire des choses plus graves, chefâŠâ Pilou et Magne, ils jouent au ballon avec TrucâŠâ Ils lui disent : « Mets-toi en boule, ça roule mieux. »â Truc, il doit donner toute sa soupe aux cousins BlettâŠâ Il fait la garde de nuit Ă leur place, alors quâil a peur des charançonsâŠTobie suffoquait de devoir Ă©couter ces petites atrocitĂ©s, mais il
commençait Ă ressentir un certain malaise. Au milieu de tout ce quâilsracontaient, un personnage se dessinait lentement : Truc. Truc martyrisĂ©par ses collĂšgues, effrayĂ© par les insectes quâil devait surveiller toute lajournĂ©e, Truc le malheureux. Le sort de ce Truc lui paraissait tout Ă coupbien pire que le sien.
En quelques confidences, un lien sâĂ©tait crĂ©Ă© avec cet ĂȘtre que Tobienâavait jamais vu.
Les quatre pauvres types avaient continuĂ© Ă dĂ©noncer tout ce quâilspouvaient, mais Tobie nâĂ©coutait plus, jusquâĂ une phrase qui sâimprimaprofondĂ©ment dans son esprit :
â Mais le pire, câest Marlou. La nuit, il va faire peur aux fermiers ducoin. Pour ça, il a fait un trou dans la clĂŽture derriĂšre les bidons.
Tobie se figea. Lentement, il se retourna. Les trois mots, « trou »,« clĂŽture », « bidons », lâintĂ©ressaient beaucoup plus que les autres. Un deshommes posa exactement la question quâil attendait :
â Les bidons ? Quels bidons ?Le gars rĂ©pondit :â Les bidons, juste par lĂ -bas⊠Je peux vous montrer si vous dites pas Ă
Marlou que je vous ai dit de pas dire que câest moi qui vous ai dit de pasdire que câest moiâŠ
Tobie lâinterrompit dâune bourrade dans le dos, il le poussa devant lui.Ils se mirent en marche vers les bidons. Les trois autres suivaient enbourdonnant :
â Nous aussi, on vous aura aidĂ©, hein ? Nous aussi ?Ces abrutis venaient encore de perdre deux ou trois ans dâĂąge mental. Ils
rĂ©gressaient Ă vue dâĆil. Encore un effort et ils se retrouveraient dans leventre de leur mĂšre, ce qui correspondait sĂ»rement Ă la pĂ©riode la moinsnuisible de leur pauvre vie.
Ils arrivĂšrent Ă la clĂŽture. En effet, des dizaines de barils pleinssâentassaient lĂ . Tobie ne fut pas Ă©tonnĂ© de constater quâil y avait Ă©crit« sĂšve brute » sur chacun. Comme il le craignait, Jo Mitch avait dĂ©jĂ faitdes rĂ©serves.
Il ne lui manquait plus que la fameuse boĂźte noire de BalaĂŻna pourchanger ce carburant en Ă©nergie destructrice.
Tobie frappa une fois dans ses mains. Les quatre hommes se mirent augarde-Ă -vous. Il passa devant chacun en leur tirant affectueusementlâoreille pour les fĂ©liciter. Ă vrai dire, le visage couvert de son chapeau, ilne voyait rien de ce quâil faisait, et il nâa jamais su sâil leur avait tirĂ©lâoreille, la narine ou nâimporte quoi dâautre.
De la main, il balaya lâair devant lui pour leur faire signe de sedisperser. Par chance, ils comprirent et se volatilisĂšrent dans la nature,soulagĂ©s.
En poussant quelques bidons, Tobie dĂ©couvrit le trou dans la clĂŽture, ilpassa de lâautre cĂŽtĂ©.
Comme il aurait aimĂ© quitter son dĂ©guisement de Rolok, et fuir cemonde ignoble ! Comme il aurait aimĂ© sâĂ©loigner en gambadant pour
sauver sa peau !Mais en passant le grillage, Tobie pensa Ă Truc. Le souffre-douleur de la
bande de Jo Mitch.Cette pensée se ficha en lui comme une flÚche empoisonnée.Et il fit demi-tour.
12
TĂȘte de Truc
Truc Ă©tait assis sur une boĂźte. Le grand Marlou lui avait dit de lasurveiller, et quâil serait Ă©crabouillĂ© si quelquâun la prenait.
CâĂ©tait une boĂźte en forme de cube. Truc la gardait depuis une heure etdemie. Il commençait Ă ĂȘtre inquiet parce que, dans peu de temps, il allaitdevoir assurer la surveillance des charançons, et quâil ne saurait pas quoifaire de cette boĂźte impossible Ă porter.
Truc avait une feuille sur les genoux et il Ă©crivait. Il Ă©crivait Ă sa mĂšre.CâĂ©tait la seule chose qui lâaidait Ă vivre. Ăcrire des grandes lettres, Ă condition que les autres ne les dĂ©chirent pas, et surtout, ne les lisent pas.
La garde de la boĂźte lui donnait une raison de rester lĂ .Câest ce quâil avait dit aux collĂšgues qui Ă©taient passĂ©s en courant. Tous
criaient des histoires pas possibles. Ils hurlaient quâil fallait aller aucratĂšre, quâil sây passait des choses incroyables.
Truc Ă©tait sĂ»r que câĂ©tait un piĂšge pour lâattirer lĂ -bas. Il ne bougeadonc pas de sa boĂźte. Il avait la certitude quâon voulait lui faire unemauvaise farce. Un homme avait mĂȘme criĂ© :
â Câest le chef Rolok ! Il paraĂźt quâil est tout nu dans le cratĂšre, en trainde jouer du fouet avec les charançons. HĂ©, Truc, tu viens ? Tout le monde yvaâŠ
LĂ , câĂ©tait un peu gros⊠Il ne fallait pas le prendre pour un imbĂ©cile.Il resta donc tout seul devant la grande galerie qui servait de dortoir. Le
temps Ă©tait doux. CâĂ©tait comme une petite Ă©claircie dans sa terrible vie.Truc avait tout de suite Ă©tĂ© repĂ©rĂ© par les hommes de Jo Mitch. Un
garçon sensible, gentil et triste : lâasticot idĂ©al Ă jeter Ă un rĂ©giment defourmis. Et les fourmis en question sâappelaient Blett, Marlou, Rosebondou Pilou⊠CâĂ©taient dâirrĂ©prochables sauvages que le gros Mitch avaitrecrutĂ©s sans hĂ©siter.
Lâaffreux bonhomme se dĂ©brouillait aussi toujours pour embaucher dansses troupes ce quâil appelait une « TĂȘte de Truc ». Celui sur lequel tout lemonde peut se dĂ©fouler en lui disant : « Truc, cire-moi mes bottes⊠Truc,donne-moi ton pain⊠»
LâĂ©lu devait alors oublier son vrai nom, il sâappelait Truc pour tous etpour toujours.
Truc avait donc Ă©tĂ© choisi pour ce rĂŽle tragique dont personne nâavaitrĂ©chappĂ© jusque-lĂ . Lâhistoire des autres Truc Ă©tait une longue litanie demalheurs.
Le dernier Truc avait Ă©tĂ© rattrapĂ© alors quâil voulait fuir lâenclos. On nesait pas exactement ce qui lui arriva aprĂšs, mais la seule famille qui luirestait, sa petite sĆur Lala, avait reçu un mot annonçant sa disparition.
Pour unique explication, on pouvait lire deux mots : « promenadeinterrompue ».
Le Truc dâavant, lui, avait pĂ©ri dans un jeu au cours duquel on lui avaitfait manger entiĂšrement ses deux chaussures. Il nâavait pas bien supportĂ©le dernier lacet. La cause officielle Ă©tait : « indigestion ».
Truc vivait dans lâangoisse de terminer de la mĂȘme maniĂšre. Le seulmoyen pour en rĂ©chapper Ă©tait de tout faire le mieux possible. Il obĂ©issaitĂ chacun, courait dâune mission Ă lâautre, faisait la vaisselle pourcinquante, mangeait son bonnet Ă la demande. Mais ses collĂšgues sâĂ©taientjurĂ© dâavoir sa peau comme les autres et les corvĂ©es Ă©taient de plus en pluslourdes.
CâĂ©tait un vrai sport dans la clĂŽture. Ăa sâappelait « finir un Truc ». Ilsâagissait de pousser le Truc jusquâĂ sa derniĂšre limite. Le faire craquer.Câest Rolok lui-mĂȘme qui avait fini les deux derniĂšres TĂȘtes de Truc. Ilsâen vantait et gravait une croix dans son chapeau Ă chaque victime.
Truc avait fait une erreur, une seule erreur. Il avait perdu son fouet dansla boue quelque part. Si quelquâun le disait au chef, il Ă©tait fichu. Il fuyaitdonc Rolok le terrible.
Quand il lâaperçut au loin, une sueur glacĂ©e commença Ă couler dansson cou. Rolok errait devant la galerie dĂ©serte. Il nâavait pas encoreremarquĂ© Truc qui se retourna et se pencha sur sa boĂźte pour ne pas ĂȘtrereconnu.
Truc avait bien fait de ne pas croire les autres. Lâhistoire de Rolok toutnu dans le cratĂšre Ă©tait une invention complĂšte puisquâil Ă©tait lĂ , justederriĂšre lui, avec son chapeau enfoncĂ© sur la tĂȘte. Pourtant ils Ă©taient touspartis vers ce fichu cratĂšre. Est-ce quâils lui prĂ©paraient encore un mauvaiscoup ?
Truc restait accroupi derriĂšre sa boĂźte, la tĂȘte rentrĂ©e dans les Ă©paules. Ilentendit alors une voix, sĂ»rement celle de Rolok, qui disait dans son dos :
â Je cherche un certain Truc.Truc rĂ©pondit dâune voix cotonneuse :â Câest moi.Il prit le temps avant de se retourner.
La minute suivante se passa comme au ralenti. Sâil y avait eu un tĂ©moin
habituĂ© Ă la vie dans lâenclos, il nâaurait pas pu en croire ses yeux.
Jamais une pareille scĂšne ne sâĂ©tait dĂ©roulĂ©e dans ces lieux.Truc tourna lentement la tĂȘte.Il dĂ©couvrit Rolok, dressĂ© devant lui, le chapeau enfoncĂ© presque
jusquâau menton. Truc se recroquevilla. Mais la silhouette de Rolokcommençait Ă reculer pas Ă pas, comme prise de tournis. Truc Ă©carquillaitles yeux. Quâest-ce que ce diable de Rolok allait encore inventer ?
Truc vit alors le petit bonhomme sâimmobiliser, et, dâun geste brutal,enlever son chapeau. Stupeur ! LĂ , sous le chapeau, il nây avait pas la facejaune de Rolok. Il y avait un visage aimable et familier. Le visage dâunenfant de treize ans : Tobie Lolness, le garçon des Basses-Branches, lefugitif le plus recherchĂ© de lâarbre. Tobie !
Truc se redressa. Son corps semblait se dĂ©plier pour la premiĂšre foisdepuis quâil Ă©tait entrĂ© dans ce terrible enclos. Il ouvrit mĂȘme les bras engrand.
Le plus extraordinaire nâĂ©tait pas encore arrivĂ©. Tobie Ă©tait restĂ© dâabordfigĂ© de stupeur, mais progressivement ses traits sâanimĂšrent. Un sourirebouleversĂ© trempa ses yeux puis ses joues.
Dans un Ă©lan, Tobie sauta dans les bras ouverts, en criant :â Mano, câest toi, Mano ?Truc le serra trĂšs fort contre lui.â Non, Tobie⊠Ce nâest plus moi.Ils restĂšrent un moment Ă sâĂ©treindre. Aucun des deux nâavait tenu un
ami dans ses bras depuis longtemps. Ce simple geste gonflait autour dâeuxune bulle dâair bleutĂ©e.
Le temps passa dangereusement. Quelquâun pouvait surgir Ă toutmoment, mais ils se sentaient protĂ©gĂ©s. Tobie finit par murmurer :
â Quâest-ce que tu fais lĂ , Mano Asseldor ? Tes lettres⊠Tes lettresparlaient deâŠ
â Oui, fit Mano, dâune voix Ă©tranglĂ©e⊠Est-ce que ces lettres nâont pasfait plaisir Ă ma famille ?
â Mais câĂ©tait faux ! cria Tobie. Tu es lâesclave des pires esclaves de JoMitch⊠Tu as menti.
â Tobie ! Est-ce quâils nâĂ©taient pas heureux de ces lettres ?Tobie ne put dire un mot de plus. Mano avait tout inventĂ© pour faire
rĂȘver sa famille. Il avait Ă©chouĂ© partout, errĂ© des semaines entiĂšres,mendiĂ© pour un bol de semoule dâaubier. Et puis, il sâĂ©tait engagĂ© chez JoMitch. Le dernier recours des hors-la-loi et des paumĂ©s.
Au fil de ses lettres, il sâĂ©tait inventĂ© une autre vie, dans la vente⊠Unevie pleine de gloire. Celle quâil aurait tant aimĂ© vivre, celle qui inspire lafiertĂ© Ă des parents, Ă des frĂšres, Ă deux sĆurs adorĂ©es.
â Je tâemmĂšne, Mano, dit Tobie.Mano demeura silencieux.â Je tâemmĂšne. Je retourne dans les Basses-Branches. Tout le monde
sera heureux de te voir.â Câest trop tard, rĂ©pondit Mano. Laisse-moi⊠Ne dis rien Ă personne.
Oublie-moi.Tobie sâĂ©carta brusquement du fils Asseldor.â Jamais ! Je ne te laisserai jamais. DĂ©pĂȘche-toi, ils vont revenir. Rolok
va donner lâalerte.â Non.â Vite, Mano. Ils arrivent. Je sais comment sortir. Nous serons demain Ă
Seldor.â Tu ne connais pas la honte, Tobie. Câest pire que la mort.â Non, câest faux ! Rien nâest pire quâici.Tobie tira le bras de Mano. Des clameurs commençaient Ă sâĂ©lever du
cratĂšre. Ils ne pouvaient pas rester lĂ . Tobie attrapa un gourdin en bois quitraĂźnait devant le dortoir. Il le prit Ă deux mains, le souleva trĂšs haut etlâabattit sur la grosse boĂźte de Marlou. Elle se brisa en morceaux. Mano leregarda, stupĂ©fait, il cria :
â La boĂźte !â Puisquâil nây a que la peur qui te fait bougerâŠâ Quâest-ce que je vais dire Ă Marlou ?â Ă toi de voir. Je mâen vais⊠Adieu, Mano.Il commença Ă courir, mais Mano le rappela :â Tobie ! Attends.Tobie sâarrĂȘta. Il vit Mano se baisser, ramasser le gourdin, et frapper Ă
son tour avec une immense violence sur les derniers restes de la boĂźte deMarlou. Mano enchaĂźnait les coups, sans sâarrĂȘter, il ne restait que desmiettes sur le sol, mais il continuait Ă sâacharner en tapant avec lemorceau de bois. Tobie lui arrĂȘta le bras.
â Ăa suffit, maintenant. Viens.Ils partirent tous les deux. Les cris se rapprochaient derriĂšre eux. Mais
quand ils franchirent le trou dans le grillage, ils sâarrĂȘtĂšrent un instant.
â Merci, Tobie, chuchota Mano.Tobie avait retirĂ© son manteau quâil avait jetĂ© sur le sol, Mano fit
comme lui. Ils lancĂšrent leur chapeau en lâair.â On rentre Ă la maison, dit simplement Tobie.Et ils sâĂ©lancĂšrent vers la libertĂ©.
Quand les poursuivants de Mano Asseldor et Tobie Lolness arrivĂšrent au
trou dans la clĂŽture, ils reçurent lâordre dâinterrompre les recherches.Rolok rassembla les troupes.
Dix rangs de quatre ou cinq hommes sâĂ©taient formĂ©s. Rolok apparutdevant eux, habillĂ© dâun peignoir qui lui arrivait aux chevilles et danslequel il se prenait les pieds. Rolok nâĂ©tait plus jaune, il Ă©tait transparent.Ses lĂšvres violettes Ă©taient pincĂ©es en cul de mouche.
Il passa devant les troupes qui avaient beaucoup de mal à garder leursérieux devant lui.
Rolok avait absolument refusĂ© de dire comment il sâĂ©tait retrouvĂ© toutnu dans le cratĂšre au milieu du troupeau. Il avait juste dĂ» reconnaĂźtre queTobie nây Ă©tait pas pour rien. On lâavait sorti de lĂ , choquĂ©, sur unbrancard, et une troupe joyeuse avait accompagnĂ© le chef jusquâauxdortoirs.
Maintenant il tentait de ne pas sâĂ©vanouir de honte devant ses hommesrassemblĂ©s.
Et surtout devant Jo Mitch qui apparut dans lâencadrement de la galerie,accompagnĂ© de ses deux ombres, Torn et Limeur.
Jo Mitch venait dâarriver de la clairiĂšre des bĂ»cherons et avait retrouvĂ©son enclos dans un Ă©tat proche du chaos. AsphyxiĂ© de fureur, il avait dumal Ă respirer et aurait bien voulu Ă©trangler quelquâunâŠ
Limeur lui annonça que Truc avait aussi disparu. Tout le monde setourna vers Marlou en souriant. Il était tout rouge et se tortillait dans sonrang.
On venait de retrouver sa boĂźte Ă©crasĂ©e. Il avait toujours laissĂ© croirequâelle Ă©tait pleine dâarmes et de couteaux, mais les morceaux retrouvĂ©sne montraient la trace que de petits jouets pour enfants, une toupie, desdominos, deux poupĂ©es de mousse, et une carte signĂ©e « Maman », avecĂ©crit en grosses lettres fleuries : « pour mon Marlounet qui aime toujoursles joujoux ».
Le grand Marlou ne faisait plus le mĂȘme effet Ă ses collĂšgues. Il avaitdâailleurs lâair beaucoup moins grand, tout aplati par le ridicule.
Un autre homme sâavança, il tenait un manteau Ă la main. Il le tendit Ă Jo Mitch.
â On a aussi trouvĂ© ça derriĂšre la clĂŽture. Tobie Lolness a dĂ» sâen servirpour sâĂ©chapper. Il y a une Ă©tiquette avec un nom : W. C. Rolok.
Jo Mitch fit un signe à Torn qui prit le manteau. Tous les yeux étaientfixés sur Rolok qui ressemblait à un vieux caramel mùché, collé dans unpeignoir.
Torn interrogea Rolok :â Ăa te dit quelque chose ?â Je⊠Je⊠Oui, câest mon nom⊠Je croisâŠâ Non, bafouilla Mitch.Il sâavança en secouant la tĂȘte, attrapa le manteau et regarda lâĂ©tiquette
en disant toujours non. Ses grosses bajoues claquaient quand il bougeait degauche Ă droite.
â Mais si ! gĂ©mit Rolok. Je vous jure que câest mon nom.â Non, glapit encore Jo Mitch.â Mais, Grand Voisin, vous savez bien, je suis Rolok⊠W. C. Rolok,
votre chef dâĂ©levage.Jo Mitch sâĂ©loignait dĂ©jĂ . Torn et Limeur tenaient Rolok Ă distance.â Mais enfin, gĂ©mit Rolok, je vous en supplie ! Je suis qui moi, alors ?
Je suis qui ? Câest quoi mon nom ?
Jo Mitch se retourna une derniÚre fois. Dans un de ces hoquets dont ilavait le secret, il répondit :
â Truc.Un seul mot avait suffi. Rolok Ă©tait cuit.
13
La veuve noire
LâĂ©levage de Jo Mitch Arbor ne se situait quâĂ quelques heures demarche des Basses-Branches. Mano venait donc de passer des mois toutprĂšs du petit paradis de Seldor, et de sa famille. Mais il en Ă©tait sĂ©parĂ© parle plus haut des remparts : la honte.
Maintenant, progressant vers les Basses-Branches, mettant ses pas dansceux de Tobie, Mano retrouvait un peu dâespoir. Il prenait mĂȘme auprĂšs deson jeune guide une vraie leçon de confiance et de courage.
Pourtant, par moments, Mano regardait autrement ce garçon quivirevoltait entre les branches devant lui. Qui était-il exactement ?
Mano avait connu le Tobie venu des Cimes, ce Tobie arrivĂ© dans lesBasses-Branches Ă sept ans Ă peine, avec ses parents et rien dâautre. Ilavait vu ensuite grandir le Tobie des Basses-Branches, lâenfant malin,agile, feu follet de lâarbre, curieux de tout, qui dĂ©barquait Ă Seldor lesyeux brillants.
Mais il y avait un troisiĂšme Tobie, celui dont tout le monde parlaitdepuis quelques semaines.
Mano avait suivi par la rumeur les derniers Ă©pisodes de la vie desLolness. Il avait appris quâils Ă©taient remontĂ©s vers les Cimes, mais il nesavait pas pourquoi. Il avait ensuite entendu parler du drame : ce quâon
avait appelĂ© « la trahison des Lolness ». On parlait de « complot contrelâarbre », de « crime irrĂ©parable ». Une simple famille, les Lolness, avaittrahi le reste de lâarbre. Ils avaient Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă mort, mais un petitgroupe du Conseil de lâarbre Ă©tait parvenu Ă changer la peine des troiscoupables en prison Ă vie. Sâil Ă©tait retrouvĂ©, Tobie rejoindrait ses parentsen captivitĂ©. Chacun sâattendait mĂȘme Ă ce que la condamnation sedurcisse Ă nouveau. En effet, le Conseil de lâarbre perdait peu Ă peu tousses pouvoirs au profit des ComitĂ©s de voisinage.
Un jour, câĂ©tait certain, les Lolness seraient exĂ©cutĂ©s.Quand il sâarrĂȘtait pour souffler, Mano se disait quâil suivait peut-ĂȘtre
un dangereux terroriste. Mais quand il voyait Tobie tourner la tĂȘte vers lui,il retrouvait ces mĂȘmes yeux clairs du Tobie de toujours. Un garçon detreize ans qui bondissait, pieds nus, attentif Ă chaque hĂ©sitation de soncoĂ©quipier, lui indiquant les pĂ©rilleux passe-branches, le faisant boireavant lui dans les flaques.
Mano devait surtout sâavouer quâil accordait plus de confiance Ă TobiequâĂ Jo Mitch et Ă ses fameux ComitĂ©s de voisinage.
à son arrivée dans les hauteurs, trois ans plus tÎt, complÚtement perduet sans un sou, Mano avait pu assister à la montée en puissance desComités de voisinage.
Ce nâĂ©tait Ă cette Ă©poque que quelques associations de voisins qui,voyant augmenter la population de lâarbre, sâĂ©taient rapprochĂ©s pourdĂ©fendre leurs coins de branche.
Jo Mitch les avait trĂšs vite soutenus. Il nâĂ©tait quâun gros Ă©leveur decharançons, incapable de prononcer un mot de plus dâune syllabe. Mais,aprĂšs six mois de leçons, il en avait appris un de cinq syllabes : « so-li-da-ri-tĂ© », un mot long mais magique. Jo Mitch se traĂźnait dans les branchesen rĂ©pĂ©tant le mot « solidaritĂ© » et en serrant des mains.
Tout le monde Ă©tait Ă©bloui quâun homme qui avait aussi bien rĂ©ussipuisse passer ses journĂ©es Ă dire « solidaritĂ© » dans les branches. En fait,Mitch disait le plus souvent « sodilaritĂ© », ou « sotilaridĂ© », ou encore« soriladitĂ© », mais, pour la foule, lâimpression Ă©tait la mĂȘme.
Mano, alors quâil venait dâarriver dans les hauteurs, avait un jour rĂ©ussiĂ serrer la main de Jo Mitch. Cela faisait beaucoup dâeffet, câest vrai.Mano, fraĂźchement immigrĂ©, affamĂ©, avait serrĂ© cette grosse main molle
et moite qui incarnait la réussite. Oui, ce Mitch avait quelque chose. Ilétait proche des gens.
Jo Mitch avait ensuite proposé aux Comités de voisinage son Planpopulaire de bon voisinage.
Il proposait de creuser gratuitement, au dĂ©but de chaque branche, degrandes citĂ©s de bienvenue. CâĂ©tait en fait des trous en sĂ©rie, façon boisvermoulu, oĂč lâon parquait tous les candidats Ă lâinstallation. Celapermettait de prĂ©server la vie des quartiers traditionnels. Les ComitĂ©s devoisinage recueilleraient la moitiĂ© du prix des loyers, lâautre moitiĂ© Ă©tantversĂ©e au constructeur, Jo Mitch Arbor.
Ă regarder le rĂ©sultat du vote, tout le monde Ă©tait enthousiasmĂ© parcette gĂ©nĂ©reuse proposition. Ceux qui ne lâĂ©taient pas nâavaient dâailleurspas Ă©tĂ© invitĂ©s Ă voter.
Les charançons de Jo Mitch affluĂšrent dans les branches pour creuserles citĂ©s de bienvenue. Mano eut pendant cette pĂ©riode un peu de travaildans ces chantiers. Il pouvait manger un repas de temps en temps etdormir au sec. CâĂ©tait lâĂ©poque oĂč, dans ses lettres, il crĂ©ait sa deuxiĂšmeentreprise de vente et achetait sa quarante-troisiĂšme cravate. CâĂ©taitlâĂ©poque oĂč il glissait dans ses lettres des phrases comme « Mon assistantmâappelle, je dois vous laisser » ou « JâhĂ©berge en ce moment une jeunechercheuse en Ă©conomie qui ne me dĂ©plaĂźt pas ». Tout Ă©tait faux. Sâil avaitĂ©tĂ© sincĂšre, il aurait Ă©crit : « Aujourdâhui, jâai fait cuire un bout de maceinture. Ce nâest pas si mauvais. Vous me manquez. Je veux revenir Ă lamaison. »
La derniĂšre Ă©tape du plan Mitch visait le Conseil de lâarbre. Petit Ă petitil se dĂ©brouilla pour affaiblir le Conseil et le ridiculiser. Il suffisait desaupoudrer des petits jeux de mots ou dâinsister sur la premiĂšre syllabe deConseil. On disait le « con-con-seil ». On commençait Ă dire « cesmessieurs du con-con-seil », puis « le vieux Rolden qui nâa plus toute satĂȘte », enfin « les vieux » ou « les vieux croĂ»tons ».
Comme Jo Mitch faisait lui-mĂȘme partie du Conseil, on trouvait trĂšscourageuses ses critiques. On disait : « Jo Mitch parle pour le peuple. Ilprend des risques. »
Il avait fini par dĂ©missionner du Conseil. En partant, il cracha sur leconseiller Rolden. Et il y eut quelques idiots pour rĂ©pĂ©ter que câĂ©tait
vraiment courageux de cracher sur un homme de quatre-vingt-dix-huit ansqui reprĂ©sentait lâancien pouvoir.
AussitĂŽt, le Conseil de lâarbre cessa dâĂȘtre Ă©coutĂ©. Tous les regards setournĂšrent vers les ComitĂ©s de voisinage qui dĂ©cidaient chaque jour denouvelles lois. Câest Ă ce moment-lĂ que Jo Mitch fut nommĂ© GrandVoisin. Il prĂ©sidait lâensemble des ComitĂ©s de voisinage. Lâinterdictiondes livres et des journaux fut enfin votĂ©e.
Mano comprit trĂšs vite la mĂ©thode Mitch. CâĂ©tait tout le contraire de cequâil avait appris Ă Seldor, dans sa famille. Mais la faim et la peur Ă©taientplus fortes que tout. Il sâengagea comme volontaire chez Jo Mitch Arbor.
Câest ainsi que Mano devint lâesclave de la peur.Ă cĂŽtĂ© de lui, le jeune Tobie, traquĂ©, mis Ă prix, pourchassĂ©, paraissait
plus libre quâun papillon.
La nuit tombait. Si bas, dans les branches, les changements de lune sonttrĂšs peu sensibles. Mais Tobie devinait Ă la pĂąle lueur qui Ă©clairait sonchemin, quâil devait y avoir un premier croissant de lune. Les derniĂšresnuits avaient Ă©tĂ© complĂštement noires et la lune nâallait cesser de grandirtout au long du mois. Pourtant, un lointain grondement annonçait un orage.Un Ă©clair dessina des ombres autour dâeux. DĂ©jĂ , la lune disparaissait.
Tobie remonta son col. Il entendit derriĂšre lui :â TobieâŠâ Oui, Mano ?â Tu nâas pas une cravate Ă me prĂȘter ?Tobie croyait rĂȘver.â Une cravate, Mano ?â Quand on fait de la vente, on doit avoir une cravate. Il faut que jâaie
une cravate pour arriver chez mes parents.Tobie sâarrĂȘta.â ManoâŠâ Je vais dire Ă ma famille que jâai pris quelques jours pour venir les
voir, je ne veux pas leur avouer tout de suite la vĂ©ritĂ©.Tobie rĂ©alisa calmement :â Tu ne vas pas recommencer Ă leur mentir ?â Je⊠Euh⊠Un jour, je leur dirai tout.Un retentissant coup de tonnerre lâinterrompit. Lâorage venait. Tobie
sâĂ©tait tournĂ© vers Mano.â Tu veux dire que jâai risquĂ© ma vie pour un menteur, que je suis en
train dâaider un menteur Ă rentrer chez lui ? Câest ça ?â Je ne fais pas ça pour moi, expliqua Mano. Je veux juste ne pas les
choquer.â TrĂšs bien, Mano. Tu as sĂ»rement raison. Bonne chance !Mano avait baissĂ© la tĂȘte pour voir oĂč il posait son pied. Quand il releva
les yeux, il Ă©tait seul.
â Tobie⊠? Tu es lĂ ?Non. Tobie nâĂ©tait plus lĂ . Lâombre dâune gigantesque feuille morte
passa sur Mano. Il Ă©tait seul au milieu de nulle part. Il ne savait ni oĂč ilĂ©tait, ni oĂč il devait aller. En un dixiĂšme de seconde, Tobie sâĂ©taitvolatilisĂ© dans lâair.
â Je tâen supplie, Tobie, cria-t-il. Je tâen supplie, reviensâŠSa voix rĂ©sonna dans lâobscuritĂ© :â Tobiiiiiiiiiie !Il nây eut que le sifflement du vent pour lui rĂ©pondre. Mano sâeffondra
contre lâĂ©corce. Il sentit une goutte de pluie qui lui tombait dessus. Puisune autre, Ă cĂŽtĂ©. Mano resta lĂ , incapable de se relever et de faire un pas.La pluie tombait plus fort. Lâorage grondait.
On nâimagine pas ce que reprĂ©sente une goutte de pluie quand onmesure moins de deux millimĂštres. En quelques instants, Mano Ă©tait Ă essorer. Il sanglotait Ă lâendroit exact oĂč Tobie lâavait abandonnĂ©.
â Je dirai toute la vĂ©ritĂ©, Tobie⊠Je ne mentirai plus jamaisâŠAu dĂ©but, il nâentendit pas le vrombissement qui approchait.En une demi-minute, ils Ă©taient lĂ , dans un vacarme bourdonnant. Un
nuage de moustiques qui cherchaient un refuge sous lâorage. ApercevantMano, dĂ©sarmĂ© sur la branche, ils filĂšrent en grappe vers lui. Avecquelques oiseaux et dâautres insectes, les moustiques Ă©taient parmi lesplus dangereux prĂ©dateurs de lâarbre. Une seule piqĂ»re suffisait Ă vider deson sang un homme vigoureux.
Cette fois-ci, ils étaient bien quinze à tournoyer autour de Mano. Desmoustiques à la trompe aiguisée comme une lame, qui avaient oublié lapluie et le vent, surexcités par le sang chaud qui coulait dans les veines deMano.
Perdu sur sa branche, sans dĂ©fense, au milieu des Ă©clairs qui dĂ©chiraientlâair, le pauvre garçon vit venir son dernier instant. Les battements desailes des moustiques faisaient voler en Ă©clats les gouttes de pluie. Unebrume dâeau enveloppait cette armĂ©e sanguinaire.
OĂč Ă©tait passĂ© Tobie ?Lâorage qui dĂ©versait des flots de pluie ne suffisait pas Ă disperser les
moustiques. Mano parvenait encore Ă les repousser en agitant bras etjambes et en poussant des cris dâhorreur. Lâun des moustiques avait rĂ©ussiĂ lâatteindre au ventre, lacĂ©rant son vĂȘtement, Ă©raflant Ă peine la peau.
Mano vit alors rouler vers lui, le long de lâĂ©corce, une vague dâeau danslaquelle apparaissait parfois le pantalon rouge de Tobie. Les moustiquesreprirent un peu dâaltitude pour laisser passer ce torrent.
â Accroche-toi, Mano !Mano nâeut que le temps de voir sortir de lâeau une main qui lâagrippa
en passant et lâattira dans sa dĂ©gringolade. Tobie et Mano roulĂšrent ainsiplusieurs secondes, sur la pente de la branche, sans pouvoir respirer.
Puis ils ne sentirent plus rien sous eux. Ils se retrouvĂšrent en suspensiondans lâair.
Tobie passa ce temps Ă revoir sa courte vie qui sâachevait dans cettechute. Il se disait que cela avait Ă©tĂ© une belle vie malgrĂ© tout. Ă treize ans,il avait vĂ©cu bien des choses. Il pensa Ă ses parents qui nâentendraient plusparler de lui. Ă la famille Asseldor.
Il pensa Ă Elisha.
Elle lui avait dit au revoir au bord de leur lac, un mois plus tĂŽt.Elle nâaimait pas les adieux. Elle portait sa robe verte. Les pieds dans
lâeau jusquâaux chevilles, elle soulevait un peu le bas de sa robe. Tobieavait roulĂ© son pantalon aux genoux. Aucun des deux ne pouvait regarderlâautre. Ils contemplaient lâeau qui dessinait des ronds autour de leursjambes. Elle nâavait pas fait de grandes phrases.
â Tu pars ?â Oui, mais je vais revenir, rĂ©pondit Tobie.â Tu dis çaâŠâ Câest vrai, je vais revenir, rĂ©pĂ©ta Tobie. Je remonte juste dans les
Cimes, pour ma grand-mĂšre, et je reviens.â On verra.â Non, on verra pas, Elisha. Tu me crois pas ?Elisha lĂącha sa robe, comme si elle nâavait plus rien Ă faire quâelle soit
mouillĂ©e. Elle avança mĂȘme dâun pas dans lâeau. Tobie Ă©tait un peu enretrait. Il imita le bruit de la cigale. CâĂ©tait leur signe de reconnaissance.
â Quand je reviendrai, je ferai la mĂȘme chose. Il y aura encore unecigale pour chanter Ă lâautomne. Ce sera moi.
Elisha avait rĂ©pondu par une phrase trĂšs dure :â Tu sais, des cigales, dĂšs lâĂ©tĂ© prochain, il y en aura plein les Basses-
Branches⊠Alors⊠On va pas arrĂȘter de vivreâŠ
Elle faisait ça, Elisha, parfois. Des petits coups de poignard avec lesmots. CâĂ©tait toujours quand elle Ă©tait triste.
Tobie ne dit plus rien. Il posa sur lâeau une petite coquille rouge vifquâil avait trouvĂ©e, et il sâen alla. La coquille dĂ©riva trĂšs lentement versElisha. Elle la cueillit quand elle vint sâĂ©chouer sur les plis de sa robe quiflottait, formant de longues plages de soie verte.
Elisha ne rentra chez elle que trĂšs tard, la coquille rouge dans le creuxde la main.
Tobie repensa aux derniĂšres paroles dâElisha : « On va pas arrĂȘter devivre. » Il se les rĂ©pĂ©tait alors quâil ne cessait de chuter dans le vide.
Lâaverse avait cessĂ©. Un lointain Ă©cho dâorage parcourait encore lâarbre.Au bout de plusieurs minutes, il commença Ă se poser des questions. Il
se sentait comme sur un matelas dâair. Il trouvait cette chute bienconfortable. Et si câĂ©tait ça, arrĂȘter de vivre ?
Il se disait que ce nâĂ©tait pas si terrible. Il entendit une voix :â TobieâŠEt en plus, il y avait de la compagnie ! Bonne surpriseâŠâ Tobie⊠Câest moi, Mano. Tu mâentends ?â Oui, rĂ©pondit Tobie. Tu tombes aussi ?â Non, je crois quâon sâest arrĂȘtĂ©. Mais je vois rien.Tobie bougea la main. Ses gestes semblaient freinĂ©s par quelque chose.
Un peu plus loin, Mano commençait Ă sâagiter. Il marmonnait :â Mais quâest-ce que câest que cette histoire ?Alors Tobie hurla :â Ne bouge pas, Mano ! Surtout ne bouge pas !Mano se figea :â Quâest-ce quâil y a ?â Ne fais pas un seul geste.Mano nâosa plus dire un mot.â On est dans une toile dâaraignĂ©e. On est tombĂ© dans une toile.Mano et Tobie avaient Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s par cette toile qui leur avait sauvĂ© la
vie. Elle deviendrait maintenant leur tombe sâils ne sâen dĂ©gageaient pasavant lâarrivĂ©e de lâaraignĂ©e.
Chaque mouvement risquait de les emmĂȘler davantage dans la toile.Chaque vibration pouvait avertir lâaraignĂ©e veuve noire quâil y avait deuxbiftecks dans le filet Ă provisions.
Tobie considéra la situation le plus calmement possible. Il connaissaitbien les araignées. Il savait repérer la toile en chausse-trappe de la veuvenoire. Son pÚre, Sim Lolness, avait passé son doctorat en écrivant unethÚse sur les arthropodes, consacrant trois chapitres à la veuve noire,mortellement dangereuse.
Par ses travaux, Sim avait encouragĂ© dans lâarbre lâutilisation de la soiedâaraignĂ©e, beaucoup plus fine et rĂ©sistante que nâimporte quel fil vĂ©gĂ©tal.
Mais Tobie avait surtout appris quâune proie prise au piĂšge de la toiledisposait de quelques minutes au maximum avant que lâaraignĂ©e ne dĂ©cĂšlesa prĂ©sence.
Tobie tira sur un fil de la toile. Il lâembobina autour de son poignet. Ildevait accumuler assez de fil sans affaiblir la structure qui les portait. EnmĂȘme temps quâil travaillait, il donnait ses instructions Ă Mano :
â DĂ©coupe la toile autour de toi. En cassant fil aprĂšs fil⊠Tu ne laissesque ceux qui te soutiennent.
Mano obĂ©issait. Il avait encore son petit couteau Jo Mitch Arbor.Tobie rĂ©ussit Ă rassembler une grosse bobine de filin de soie. Il nây avait
maintenant autour de lui que des mailles trĂšs larges. Il fixa le bout du filsur une de ces mailles, et lĂącha la bobine.
En quelques secondes, il avait réussi à traverser la toile et se laissaitglisser le long du fil. Il entendit la voix de Mano au-dessus de lui :
â Tobie, jâai presque tout coupĂ©.Tobie rĂ©pondit :â Je suis en dessous. Quand je te le dirai, tu te laisseras tomber sous la
toile. Ne perds pas une seconde. Quand je crie, tu lĂąches.â Je vais tomber dans le vide !â Fais ce que je te dis. Je tâattraperai. Saute Ă mon signal.â Je ne peux pas.â Tu peux, Mano.â Jâai peur.â Oui, Mano. Enfin une vraie raison dâavoir peur. Profites-en. Tu vas
sauter.Et Tobie commença à se balancer au bout de son fil. Toutes les deux
secondes, il passait exactement sous Mano, comme le balancier dâunehorloge. Il calcula quâil devait donner le signal juste avant, pour pouvoirrĂ©cupĂ©rer Mano dans sa chute.
Mano Ă©tait au-dessus du vide. Il savait quâil ne pourrait jamais sauter. Ilfallait quâil le dise Ă Tobie. Il devait trouver une phrase comme : « Pars,Tobie. Je prĂ©fĂšre rester. Dis toute la vĂ©ritĂ© Ă ma famille. »
Il gĂ©mit :â TobieâŠMano sentit la prĂ©sence dâune ombre juste derriĂšre lui. CâĂ©tait bizarre
parce quâil savait que personne nâaurait pu sâapprocher sans faire vibrer latoile et se signaler. Personne nâavait lâhabiletĂ© aĂ©rienne de faire cela.Personne.
Ă part peut-ĂȘtreâŠLa veuve noire ! Elle se dressait Ă cĂŽtĂ© de lui.Mano entendit le signal de Tobie.Il se prĂ©cipita dans le vide.
14
Seldor
CâĂ©tait un petit matin comme les autres dans la ferme de Seldor.Mia et MaĂŻ avaient entendu gronder lâorage pendant leur sommeil. Elles
sâĂ©taient levĂ©es de bonne heure sans faire de bruit pour leurs deux frĂšres.Les garçons avaient travaillĂ© une partie de la nuit avec leur pĂšre, prĂ©parantune centaine de conserves pour lâhiver avec un champignon dĂ©couvert auxconfins de la propriĂ©tĂ©.
AprĂšs la pluie, les filles allaient toujours vers la mare aux Dames. Legrand-pĂšre Asseldor avait baptisĂ© ainsi un fossĂ© dâĂ©corce polie qui seremplissait Ă chaque pluie dâune eau transparente. CâĂ©tait le repĂšre desdames Asseldor qui y prenaient des bains.
Mia se frottait dans lâeau avec une Ă©ponge.â Dans un mois, il fera trop froid. Jâen profite.â Je pense que Mano a une baignoire couverte, dans sa maison des
Cimes, continua MaĂŻ.â Il a des servantes qui lui brossent le dos, des gens qui lui versent
dessus des bassines dâeau tiĂšde.CâĂ©tait leur jeu prĂ©fĂ©rĂ©. Imaginer la vie de leur frĂšre, Mano.Dans la famille, on ne se vantait pas. Alors si les lettres de Mano Ă©taient
aussi enthousiastes, câĂ©tait que la rĂ©alitĂ© Ă©tait plus merveilleuse encore. Il
disait quâil avait deux maisons, il en possĂ©dait donc probablement quatre.Il Ă©crivait quâil avait cent sept paires de chaussures, câest quâil en avait aumoins mille.
â Câest triste quâon ne puisse pas lui Ă©crire. Il ne met jamais sonadresse, dit lâaĂźnĂ©e.
â Moi, je voudrais lui parler de Lex, rĂ©pondit Mia.Lex Ă©tait le seul fils des Olmech, une famille voisine, dans les Basses-
Branches.Lex avait suivi toute lâhistoire de Mano. Il rĂȘvait maintenant dâaller
faire de la vente lĂ -haut, comme Mano. Il rĂȘvait aussi dâemmener Mia, lacadette des Asseldor.
Mia et Lex sâaimaient depuis un an et demi. Ăa nâallait pas plus loinque des promenades main dans la main, mais câĂ©tait dĂ©jĂ vertigineux pourtous les deux. Il faut reconnaĂźtre quâil Ă©tait facile de tomber amoureuse deLex, si beau avec ses yeux veloutĂ©s, et quâon nâavait pas de mal non plus Ă ĂȘtre sĂ©duit par Mia, presque rousse, un teint de lune, les mains comme desnuages effilochĂ©s. CâĂ©tait un couple sauvage et beau, dâune autre Ă©poque.
Lex nâavait pas parlĂ© Ă ses parents de ses projets dâamour et de voyage.Les Olmech comptaient dâailleurs sur leur fils pour reprendre la petiteentreprise familiale : un moulin Ă feuilles qui donnait une farine blanchetrĂšs rĂ©putĂ©e.
â Mano pourra parler aux parents.â Oui, dit MaĂŻ.Mia regardait sa grande sĆur, aussi resplendissante quâelle.â Câest bizarre lâamour. Pourquoi câest moi qui suis tombĂ©e amoureuse
de Lex, et pas toi ? Tout dâun coup entre deux personnes, il se passequelque chose. Lex et Mia. Mia et Lex. Et le reste du monde nâexiste plus.
â Oui, dit MaĂŻ.MaĂŻ comprenait trĂšs bien ce que disait sa sĆur. Tout dâun coup, entre
deux personnes⊠Et le reste du monde nâexiste plus.Car MaĂŻ aussi, depuis cinq ans, Ă©tait folle amoureuse de Lex.Elle nâavait jamais osĂ© le dire Ă personne. Surtout pas Ă Mia. Surtout
pas à Lex. Elle ne savait pas comment prononcer la premiÚre phrase : « Tusais, Lex, je crois que⊠» ou « Lex, je veux te dire⊠» ou « Si je te disais,Lex, que⊠»
Et, en quelques heures, un an auparavant, sa petite sĆur sâĂ©tait emparĂ©edu beau Lex. Simplement, sans rĂ©flĂ©chir, en laissant son cĆur en libertĂ©.
Elle nâavait peut-ĂȘtre pas prononcĂ© un mot. Elle avait peut-ĂȘtre justetouchĂ© la main de Lex.
MaĂŻ nâen voulait pas Ă Mia. Elle nâen voulait pas Ă Lex. Elle sâenvoulait Ă elle-mĂȘme. Mais câĂ©tait trop tard.
Maintenant, dans la mare aux Dames, Mia allait sĂ»rement se mettre Ă parler de Lex. Comme si MaĂŻ restait Ă convaincre quâil Ă©tait doux, quâilĂ©tait bon, quâil Ă©tait fort, et tout le reste⊠MaĂŻ savait tout cela mieux quenâimporte qui, puisquâelle nâen dormait plus depuis cinq ans.
Elle sâĂ©cria pour changer de sujet :â Quand Mano va revenir, je pense quâon ne le reconnaĂźtra pas.â Peut-ĂȘtre, dit Mia, rĂȘveuse.Elles se drapĂšrent dans des serviettes bleues, et coururent vers la
maison. CâĂ©tait le premier jour dâoctobre, il faisait presque froid. Ellesgrelottaient. Elles entrĂšrent en mĂȘme temps dans la grande piĂšce voĂ»tĂ©e oĂčbrĂ»lait dĂ©jĂ un feu. Elles sâarrĂȘtĂšrent, stupĂ©faites.
Tout le monde était levé, immobile, comme dans un tableau vivant.Leur mÚre se tenait debout portant une bouilloire fumante. Leurs deux
frĂšres Ă©taient un peu derriĂšre, appuyĂ©s contre le mur. Le pĂšre Asseldorprojetait sa haute stature en contre-jour devant la fenĂȘtre.
Il y avait, assis sur la dalle de la cheminĂ©e, un autre personnage blottidans une couverture. La fumĂ©e du bol de tisane quâil serrait dans ses mainsvoilait son visage.
â Câest moi. Câest Mano.Les deux jeunes filles reculĂšrent dâabord. Un silence coula doucement
le long des voĂ»tes sombres. Mia sâapprocha la premiĂšre.â Mano⊠?â Je veux vous demander pardon.Sur une planche, Ă cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre, il y avait le gros album oĂč
Mme Asseldor collait soigneusement les lettres de son fils. On pouvait liredessus Mano dans les Cimes. Comme un titre de roman.
Lâauteur se trouvait lĂ , pauvre et dĂ©pouillĂ©, recroquevillĂ© dans unecouverture. Il avait tout inventĂ©. Il Ă©tait comme ces Ă©crivains un peu ternesqui nâont rien du rayonnement de leurs hĂ©ros.
Le pĂšre dit :â Mano nous a menti. Depuis des annĂ©es, il nâa pas arrĂȘtĂ© de se tromper
et de nous tromper. Il nâa pas fait un seul bon choix. Ou plutĂŽt il nâen a fait
quâun seul : il a dĂ©cidĂ© de revenir vers nous. Ce dernier choix, il nâeffacerien, mais il rĂ©parera tout.
Mano avait posĂ© son bol et tenait sa tĂȘte dans ses mains. Oui, il Ă©taitrevenu. VoilĂ le plus important. La vie pouvait reprendre. Mais son pĂšrecontinuait de sa belle voix grave :
â Je veux quâun jour Mano reparte.Stupeur dans la salle. La famille Asseldor au complet se tourna vers le
patriarche.â Je veux que Mano rĂ©alise son rĂȘve. Et son rĂȘve nâest pas avec nous.â Si, papaâŠ, sanglota Mano.â Non. Tu dis ça parce que tu as peur. Toujours la peurâŠLe pĂšre Asseldor attrapa lâalbum et le jeta dans le feu. Puis, il chercha Ă
retrouver son calme. Les flammes montaient trÚs haut. Maï et MiaremarquÚrent enfin Tobie, assis dans un angle sombre de la piÚce, à cÎté dela huche à pain.
â Tobie ! dit MaĂŻ. Tu es lĂ ?â Il nous a ramenĂ© Mano, dit la mĂšre.
Le pĂšre Asseldor reprit la parole :â Pour le moment, Mano et Tobie sont en danger. Ils sont recherchĂ©s. Il
faut les cacher. Mano repartira quand tout sera fini.â Cachez dâabord votre fils, dit Tobie. Je me dĂ©brouillerai. Vous ne
pouvez pas avoir deux fugitifs Ă Seldor. Ce serait dangereux pour toutevotre famille.
MaĂŻ sâexclama :â On ne peut pas laisser tomber TobieâŠMia nâĂ©tait pas capable de dire un mot. Elle regardait Mano. Puis les
flammes qui dansaient. Elle voyait dans quel Ă©tat avait fini son rĂȘve. Etcelui de Lex, son amoureux, qui se brisait en mĂȘme temps.
Milo, le frĂšre aĂźnĂ©, continua :â Tobie, au moins, ne nous a jamais menti, lui.Tobie laissa passer un instant, et il dit :â Votre frĂšre a dĂ©sertĂ© lâarmĂ©e de Jo Mitch. Il va ĂȘtre massacrĂ© sâil est
retrouvĂ©. Câest moi qui lui ai fait quitter son poste. Je veux que vous vousoccupiez de Mano.
Le silence revint. Lâalbum avait presque fini de brĂ»ler. Mano entendit lavoix de son pĂšre qui disait :
â DerriĂšre les flammes de la cheminĂ©e, il y a une plaque carrĂ©e.DerriĂšre cette plaque, il y a une toute petite piĂšce avec une aĂ©ration. Uneseule personne peut sây cacher. On va sĂ»rement vous chercher pendantplusieurs semaines, vous ne pouvez pas rester Ă deux dans ce trou.
â Cachez Tobie, dit Mano, la gorge serrĂ©e.â Non, murmura Tobie, je vais juste me reposer une nuit et je descendrai
vers Onessa, chez moi.Un des deux frĂšres, Milo, sortit de lâombre.â Je vais te conduire chez les Olmech. Câest Ă une heure dâici, Ă peine.
Tu pourras y passer le reste de la journĂ©e, et la nuit. Personne nâira chezeux pour te trouver.
Mia frissonna en entendant le nom des Olmech. Le pÚre semblaithésitant.
â Je ne sais pas sâil faut mettre les Olmech dans cette histoire. Je lesaime beaucoup, maisâŠ
â Papa, interrompit Milo, si Tobie et Mano sont recherchĂ©s, on aura unevisite dĂšs aujourdâhui. Il faut se dĂ©pĂȘcher. Les Olmech ont une cave oĂč ils
mettent la farine de feuilles, sous le plancher. Tobie pourra dormir lĂ unenuit.
Tobie se leva.â Jây vais, je ne connais pas bien les Olmech, mais si vous pensez quâon
peut leur faire confiance⊠Je nâai pas besoin de toi, merci, Milo, dit-il aufrĂšre Asseldor. Je prĂ©fĂšre ne pas leur parler du retour de Mano.
Mia sâassit sur une chaise, soulagĂ©e : Tobie nâallait pas parler de ManoĂ Lex Olmech. Elle lui raconterait tout plus tard.
Dans un torchon, Mia rassembla du pain, des rouleaux de viande desauterelle, et dâautres friandises. Tobie jeta le baluchon sur son Ă©paule. Ilserra dans ses bras chaque membre de la famille. Quand il arriva devantMano, il lui dit tout bas :
â Rappelle-toi ta promesse.Et il prit les deux mains de son ami dans les siennes.Puis, Tobie passa la porte.La famille Asseldor, regroupĂ©e autour de la fenĂȘtre, le vit sâĂ©loigner et
disparaĂźtre au bout du chemin dâĂ©corce.
Mano avait fait une promesse Ă Tobie. Il avait jurĂ© en collant son frontcontre celui de Tobie, comme on fait dans les branches de lâarbre.
Cela se passait juste aprĂšs le grand saut de Mano, dans la toiledâaraignĂ©e. Il avait Ă©tĂ© rattrapĂ© Ă la derniĂšre seconde par Tobie, pendu Ă son fil.
Lâun au-dessus de lâautre, ils descendaient le long du cĂąble de soie.AprĂšs quelques minutes, Mano dit :
â On est au bout.â Parfait, dit Tobie, monte sur la branche.â MaisâŠâ Vite !â ⊠Il nây a pas de brancheâŠLe fil Ă©tait beaucoup trop court. La branche devait ĂȘtre plus bas, Ă une
trĂšs grande distance. Que faire ? Sâils lĂąchaient le fil, ils se briseraient enmorceaux Ă lâarrivĂ©e. Sâils remontaient, ils se retrouveraient bientĂŽt nez Ă nez avec lâaraignĂ©e.
Le temps passa. Ils Ă©taient suspendus dans lâair et leurs forcescommençaient Ă faiblir. Tobie parla le premier :
â Quand on est comme ça, en grand danger, il faut faire des promesses.On a si peu de chances de sâen sortir, quâon peut faire des promessessĂ©rieusesâŠ
â Moi, dit Mano, si on survitâŠMano hĂ©sita, il cherchait ce qui avait changĂ© en lui. Il reprit :â Si on survit, je ne serai plus jamais le mĂȘme.Il Ă©tait remontĂ© Ă la hauteur de Tobie, et leurs fronts se touchaient.
Mano ajouta en rouvrant les yeux :â Si on survit, je nâaurai plus peur de rien⊠Je serai un homme
couraaa⊠Aaaaaaaaaaahhhhh !Il hurla dâĂ©pouvante. Juste en face de lui se creusait le grand suçoir de
lâaraignĂ©e veuve noire, prĂȘte Ă lâavaler. Ses yeux durs perçaientlâobscuritĂ©.
AffamĂ©e, elle sâĂ©tait jetĂ©e dans le vide Ă leur poursuite et descendait Ă cĂŽtĂ© dâeux au bout dâun fil quâelle tissait au fur et Ă mesure. Ses pattesfaisaient cinquante fois la taille des jambes de Tobie.
Câest Mano qui rĂ©agit le premier.â Remonte, Tobie, je mâoccupe dâelle.Il avait sorti son couteau et lâagitait en rond comme les ailes dâun
moulin.Tobie cria :â Je reste avec toi.Il fit un mouvement de balançoire et la veuve noire dut comprendre que
son casse-croĂ»te nâallait pas se laisser avaler comme un biscuit sansdĂ©fense. Elle rabattait ses pattes quand le couteau de Mano passait tropprĂšs dâelle, mais les renvoyait aussitĂŽt comme des flĂ©chettes.
CâĂ©tait un monstre dâaraignĂ©e un peu poilue, de plus en plus agitĂ©e.Tobie eut quand mĂȘme envie de crier :
â Elle ressemble Ă ma grand-mĂšre !
Le combat Ă©tait trop inĂ©gal. LâaraignĂ©e nâavait pas dĂ» ĂȘtre flattĂ©e par lacomparaison de Tobie, elle donnait des coups de pattes sans pitiĂ©. Elleallait les assommer, les tuer, et les aspirer goutte aprĂšs goutte avec sonsuçoir gluant.
â Alors ? CâĂ©tait quoi, ta promesse ? hurla Tobie.â Ătre courageux !Tobie croisa le regard de Mano qui faisait tournoyer son couteau, et lui
dit :â Pour le moment tu tiens ta promesse, Mano !
Lâune des pattes dĂ©sarticulĂ©es de lâaraignĂ©e vint fouetter le fil de soie
des deux compagnons. Il y eut une secousse. Tobie et Mano descendirentdâun millimĂštre au moins. La seconde dâaprĂšs, leur fil chutait encore dâunniveau. La veuve noire se mit sur ses gardes.
â Bouge, Mano, fais des mouvements ! Il faut tirer sur notre fil !Le fil commença Ă descendre par violentes secousses. Tobie avait
compris que la toile oĂč Ă©tait fixĂ© leur cĂąble se dĂ©faisait comme une maillede laine sur laquelle on tire. LâaraignĂ©e, elle, ne comprenait rien du tout.Elle restait prostrĂ©e, regardant sâĂ©loigner vers le bas ces appĂ©tissants boutsde viande.
Finalement, le fil se dĂ©vida en tournoyant comme une pelote. Tobie etMano chutĂšrent Ă grande vitesse. LâaraignĂ©e, elle, tentait de remonteravant que sa toile soit un trou bĂ©ant.
Par miracle, les deux compagnons rebondirent sur une feuille etsâimmobilisĂšrent.
Mano regarda Tobie dans lâombre.â On est oĂč ?Tobie plissa les yeux pour mieux voir, mais câest la douce odeur
dâhumiditĂ© et de champignon qui lui permit de dire dâune voix forte :â On est arrivĂ©. VoilĂ les Basses-Branches.Une heure plus tard, ils arrivaient Ă Seldor.
Quand, un peu plus tard, Tobie quitta Seldor, en route vers le moulin des
Olmech, il prit son temps. Les paysages des Basses-Branches lui faisaientoublier sa fatigue. Des pucerons dĂ©talaient Ă son passage. Il dĂ©logea unegrosse mouche qui pondait. Il marchait les bras Ă©cartĂ©s pour se remplir delâair de son pays. Souvent, ces derniĂšres semaines, il avait cru quâil nereviendrait pas. Maintenant il se glissait entre les lianes, reconnaissait lescollines dâĂ©corce verte et les grottes ruisselantes.
Enfin, il se permit de penser Ă ses parents. Cette pensĂ©e lui souleva lecĆur. Il gonfla ses poumons.
Sim et Maïa Lolness étaient captifs, enchaßnés quelque part dans leshauteurs. Reverraient-ils aussi les Basses-Branches, un jour ? Tobievoulait le croire.
Par-delĂ les distances, il chuchotait Ă ses parents :â Je vais bien. Je vous attends.CâĂ©tait une carte postale Ă©crite dans lâair. Tobie imaginait quâune brise
tiĂšde ascendante, ou bien le flux secret de la sĂšve brute, Ă©lĂšverait ces motsvers lĂ -haut.
Et lĂ -haut, en effet, dans un cachot puant, un homme se tourna vers safemme. Il semblait trĂšs amaigri. Sa chemise dĂ©chirĂ©e Ă©tait bien boutonnĂ©ejusquâau col. Il se tenait droit sur une bĂ»chette moisie. Ă travers lesbarreaux, il voyait un gardien Ă chapeau, ronflant devant sa biĂšre demousse.
La femme avait posĂ© ses deux mains, lâune dans lâautre, sur sa robesale. Ses yeux Ă©taient secs, parce quâelle nâavait plus de larmes pour
pleurer.Lâhomme dit :â Ma jolie MaĂŻaâŠLa femme ne rĂ©pondit pas, mais ces mots lui avaient fait lâeffet dâune
Ă©charpe chaude sur les Ă©paules.â Ma MaĂŻa, je crois que notre fils va bien.Il passa son bras autour de la taille de sa femme.Sim Lolness souriait.
15
Le moulin
Quand elle vit Tobie, Mme Olmech grimpa sur une chaise en poussantdes petits cris.
DrĂŽle dâaccueil pour un jeune ami de treize ans, Ă bout de forces.Tobie Ă©tait arrivĂ© vers dix heures du matin. Il pensait trouver tout le
monde Ă la maison. Quand il a plu, les meuniers ne peuvent pas ramasserles feuilles pour les moudre. Elles sont mouillĂ©es et donnent une bouilliequi nâa rien Ă voir avec la bonne farine de feuille dont on fait le pain blondet les pĂątisseries.
Il nây avait que Mme Olmech dans sa cuisine. Elle Ă©tait en train denettoyer le chariot Ă feuilles avec une Ă©ponge. CâĂ©tait un chariot gris,comme un cube Ă roulettes, avec une ouverture au-dessus, et une autre endessous pour dĂ©charger les morceaux de feuille dans la cave.
Elle arrĂȘta enfin de couiner.â Mais⊠Quâest-ce que⊠Quâest-ce que tu fais lĂ ?Tobie se passa la main sur le visage.â Je suis dĂ©solĂ© de vous dĂ©ranger, madame Olmech. Jâai besoin dâaide.â Je⊠Mon mari nâest pas lĂ . Je ne sais pas⊠Tu veux quoi, mon petit ?â Et votre fils ? Il nâest pas lĂ non plus ?Mme Olmech descendit de sa chaise.
â Lex est parti ce matin, il reviendra demain. Il est allĂ© chercher desrĂ©serves dâĆufs tout en bas.
Tobie tressaillit.â En bas ?â PrĂšs de la frontiĂšreâŠâ AhâŠâ Chez les Lee. Elisha Lee et sa mĂšre.â AhâŠ, rĂ©pĂ©ta Tobie.â On fait des stocks pour lâhiver. Les cochenilles ont bien pondu. Mais,
dis-moi, toiâŠâ Et elles vont bien ?â Qui ça ? Les cochenilles ?â Elisha et sa mĂšreâŠâ Je crois bien. Je ne sais pas.Tobie laissa Ă©chapper un long soupir.â Quâest-ce que tu veux, toi, petit ? demanda la mĂšre Olmech en se
penchant sur lui.Dâun coup, Tobie avait envie de prendre ses jambes Ă son cou et de filer
vers Elisha. Il resta silencieux un instant. Ses yeux sâalourdirent et ilchancela.
La femme poussa la chaise vers lui. Il resta debout, accroché au dossier.La fatigue se faisait soudainement sentir. La mÚre Olmech dit :
â Je croyais que tu Ă©tais dans les hauteurs. On parle de vous, lesLolness⊠On dit que vous avez eu des problĂšmes.
â Jâai besoin de me reposer jusquâĂ demain, balbutia Tobie.â Bah⊠Câest pas pratique, pour nous⊠Tu vois, on a deux lits
seulement.Sâil nâavait pas Ă©tĂ© aussi Ă©puisĂ©, Tobie se serait rappelĂ© que le lit de Lex
Ă©tait libre, et que la mĂšre avait sĂ»rement dâautres raisons de ne paslâaccueillir, mais il dit :
â Je ne veux pas de lit⊠Je veux me coucher dans votre caveâŠâ MaisâŠâ Je vous le demande⊠Sâil vous plaĂźt. Je suisâŠLa chaise trembla sous sa main.â ⊠fatiguĂ©âŠ
Mme Olmech poussa le chariot Ă feuilles sur ses roues. On vitapparaĂźtre une trappe amĂ©nagĂ©e dans le sol. Elle lâouvrit sans rien dire.Tobie se laissa glisser Ă moitiĂ©. Avant de disparaĂźtre, il demanda :
â Remettez le chariot au-dessus de la trappe. Ne dites Ă personne que jesuis lĂ . Je vous en supplie.
Elle regarda ce petit garçon au regard dĂ©lavĂ© qui lui murmura :â Merci.La trappe se ferma au-dessus de Tobie. Il entendit le chariot qui revenait
à sa place. Une bonne odeur de farine lui caressait les narines. Il repensa à sa mÚre et à son pain chaud. Des tranches épaisses tartinées de beurre.
Une miette plus tard, il dormait.
Quand il se rĂ©veilla, il nâavait aucune idĂ©e de lâheure. Il avait cruentendre dans son sommeil des pas et des Ă©clats de voix au-dessus de lui.Il se souvenait dâune sorte de grosse colĂšre. Comme si le pĂšre Olmech, Ă son retour, sâĂ©tait Ă©nervĂ© contre sa femme⊠Mais Tobie mit cela sur lecompte dâun mauvais rĂȘve, parce que la maison semblait maintenant trĂšscalme.
Tobie sâĂ©tira. Dans le noir, il fit glisser vers lui le baluchon quâil avaitapportĂ© de Seldor. Il dĂ©vora tout avec dĂ©lices. Il reconnut les bons produitsAsseldor, ces pique-niques quâon lui donnait autrefois pour la route : des
chaussons croustillants, des chips de poux, des pĂątĂ©s Ă faire pleurerdâĂ©motion les sauterelles qui avaient servi Ă les fabriquer.
Tobie se rappela quâil nâavait pas fait de promesse au moment delâaraignĂ©e. Le rĂ©confort que lui donna son repas lui fit jurer dâapprendreun jour Ă cuisiner.
Il entendit rouler le chariot. La trappe grinça et sâouvrit. Tobie vitapparaĂźtre la tĂȘte de M. Olmech. Il affichait un grand sourire, et prenaitune voix douce :
â Ăa va bien, mon petit ? Lucelle mâa expliquĂ© que tu veux te reposerici. Reste autant que tu veux, mon petit. Tu veux manger quelque chose ?
â Merci, monsieur. Jâai ce quâil faut.â Bon, dit le pĂšre Olmech. Alors, câest parfait.Il ferma la trappe, mais la rouvrit pour ajouter :â Dans une petite heure, on partira avec Lucelle, ramasser des feuilles,
avant la nuit. En revenant, on te donnera quelque chose de chaud.Il referma Ă nouveau la trappe. Le chariot revint Ă sa place. Tobie
demeura immobile dans le noir de la cave.
Moins dâune heure plus tard, les Olmech passĂšrent leurs vestes detravail et glissĂšrent leur faucille Ă la ceinture. Ils firent avancer le chariot,donnĂšrent sur la trappe trois petits coups auxquels rĂ©pondit la voixlointaine de Tobie.
â On revient bientĂŽt, dit Olmech.Et ils sortirent.Mme Olmech Ă©tait devant, son mari poussait le chariot derriĂšre. Il y
avait, Ă quelques pas du moulin, un renflement dâĂ©corce qui marquait lafin du jardinet.
LĂ , une troupe de quinze hommes attendait.Les Olmech sentirent leurs jambes flageoler. Mme Olmech se tourna
vers son mari. Celui-ci sâavança vers le groupe. Ils portaient tous desmanteaux et des chapeaux.
â Alors ? demanda un des hommes.Le pĂšre Olmech rĂ©pondit :â Je⊠Tout est comme on vous a dit.â Le petit est dans la cave, ajouta sa femme.
Lâhomme frotta ses mains lâune contre lâautre. Il ne regardait mĂȘme pasOlmech. Mme Olmech fit un pas, en disant :
â Et lâargent ? Quand on nous le donnera ?Un grand rire de tout le groupe accueillit cette rĂ©plique, comme la fin
dâune histoire drĂŽle. Le commando encercla la maison.Les parents Olmech se remirent en route. Ils poussaient le chariot, le
visage dĂ©composĂ©, suant Ă grosses gouttesâŠâ Quâest-ce quâon a fait, Lucelle ? Quâest-ce quâon a fait ?
LâĂ©quipe de Jo Mitch Arbor Ă©tait constituĂ©e de ses meilleurs hommes.Câest-Ă -dire des pires. La fine fleur des salopards.Quinze hommes surentraĂźnĂ©s qui escaladĂšrent le moulin par tous les
cĂŽtĂ©s, aussi lĂ©gers que des danseuses en tutu, mais bien mieux armĂ©s.Chaque fenĂȘtre, chaque porte, chaque issue Ă©tait surveillĂ©e. Un hommeĂ©tait mĂȘme pendu Ă lâaile arrĂȘtĂ©e du moulin.
Jo Mitch allait ĂȘtre content. La capture sâannonçait bien.En une seconde, la porte fut arrachĂ©e au lance-flamme. Quatre gaillards
sâengouffrĂšrent aussitĂŽt. Ils avaient sur lâĂ©paule des arbalĂštes. Uneseconde plus tard ils Ă©taient autour de la trappe. Un cinquiĂšme hommearriva pour lâouvrir. Les autres assuraient la sĂ©curitĂ© tout autour.
La trappe sauta sous un coup de massue. Les quatre arbalĂštes sebraquĂšrent sur le trou noir de la cave. Pas un bruit ne sâen Ă©chappait. Tobieavait dĂ» se rendormir. Le commando nâaurait quâĂ le cueillir.
Le chef sauta le premier. Il leva sa torche et dĂ©couvrit lâimmense tas defarine qui remplissait la plus grande partie de la piĂšce. Il nây avait riendâautre.
Lâhomme sourit. Il avait tout prĂ©vu. Il fit descendre quelques hommesavec lui. Ă la fourche, ils commencĂšrent Ă sonder la farine, Ă lâaffĂ»t du cride douleur qui leur signalerait la prĂ©sence du fugitif.
Ils y passĂšrent une heure, se relayant par groupes, remuant la farine Ă larecherche de Tobie.
Au bout dâune heure, les hommes ressemblaient Ă quinze statues deneige. Ils toussaient. Ils avaient la bouche pĂąteuse et les poumonsencombrĂ©s. La farine leur collait aux yeux, Ă la langue, aux oreilles. Ellese glissait dans toutes les ouvertures.
Le chef avait moins fiĂšre allure quâen arrivant. La tĂȘte enfarinĂ©e, il Ă©taiten train dâĂ©ternuer sur sa torche dans un coin de la cave. Subitement,levant les yeux, il dĂ©couvrit quelques lignes Ă©crites au charbon sur le mur.Il leva la flamme. CâĂ©tait quatre lignes dâune comptine cĂ©lĂšbre danslâarbre.
Je suis allĂ© dans le moulinPour y chercher un petit painMais jâai trouvĂ© dessus la plancheUn peloton de souris blanches
Il resta Ă contempler ces mots maladroitement Ă©crits par Tobie dans lenoir complet de la cave.
Ses comparses le rejoignirent plus blancs et farineux que les souris de lachanson. Ils lurent aprÚs lui. Ils regardÚrent leur chef grimacer comme unpauvre clown et trépigner de fureur.
Les Olmech, aprĂšs quelques minutes de marche, stoppĂšrent leur chariotau dĂ©tour dâune branche morte. Ils sâassirent sur un nĆud de bois. La pluiede la veille avait laissĂ© des flaques sur le sol.
â On a fait quelque chose de pas bien, Lucelle.
â On a vendu un enfant de douze ans qui voulait se cacher chez nous.Mme Olmech sâest mise Ă sangloter.â Quâest-ce quâon va dire Ă Lex ? Il nous aurait jamais laissĂ©s faire çaâŠâ Douze ans ? demanda une voix qui venait de nulle part.Tobie choisit ce moment-lĂ pour sortir du chariot. StupĂ©faits, les deux
Olmech glissĂšrent en mĂȘme temps sur le sol. La tĂȘte de Tobie, lĂ©gĂšrementpoudrĂ©e, Ă©mergeait de la trappe supĂ©rieure du chariot. Il rĂ©pĂ©ta :
â Douze ans ?La scĂšne ressemblait Ă un spectacle de guignol, mais Tobie nâavait pas
du tout envie de rire. Il fixait les meuniers avec un regard qui aurait faitvoler en éclats le bois le plus impénétrable.
Sa colĂšre montait depuis une heure. Depuis que le pĂšre Olmech avait ditquâils partaient ramasser des feuilles. Ramasser des feuilles ! Un jour depluie ! Ils prenaient donc Tobie pour un imbĂ©cile ? Il avait tout de suitecompris ce qui se prĂ©parait et sâĂ©tait glissĂ© dans le chariot par lâissue dudessous.
Tobie continuait Ă moudre les pauvres meuniers de son regard.â Dâabord, je nâai pas douze ans. Jâen ai treize. MĂȘme des vieilles
branches pourries doivent savoir compter. EnsuiteâŠTobie pensa alors que ce qui attendait les Olmech suffirait largement Ă
les punir. Il nâavait rien besoin dâajouter. La colĂšre de Jo Mitch allait ĂȘtreleur seule rançon. Tobie sauta du chariot.
â Adieu.Il sâen alla. La nuit tombait.
Toute la confiance que Tobie mettait dans les hommes, tout lâespoir qui
lui restait aurait pu sâeffondrer aprĂšs lâĂ©pisode du moulin. Mais Tobieavait toujours devant lui la lumiĂšre dâElisha. Il dĂ©cida donc de ne plusfaire de dĂ©tour. Il irait droit vers sa seule amie.
Ă lâavance, il avait pensĂ© quâil ferait Ă©tape Ă Onessa, dans la maison deses parents, pour revoir ce lieu quâil nâaurait jamais dĂ» quitter.Maintenant, il savait quâil ne pouvait plus sâarrĂȘter.
Il arriva prĂšs de chez elle au beau milieu de la nuit. Il sâaccroupit sur letalus dâĂ©corce, mit son pouce sur ses dents et siffla comme une cigale.Rien ne bougeait dans la maison. Trois fois, il recommença.
Elle devait dormir. Tobie nâosa pas insister. Il repartit vers un bosquet demousse, le traversa, arriva sur une pente dâĂ©corce granuleuse et dĂ©bouchabrusquement face au panorama. Le lac Ă©tait lĂ , sous le reflet coupant dâuncroissant de lune.
Tobie sentit une grande tranquillitĂ© lâenvahir, il dĂ©vala la pente. Ses pasretrouvaient des appuis familiers. Il avait la lĂ©gĂšretĂ© dâune plume,effleurait du pied le bois luisant.
Tobie se posa sur la plage.Quelques grandes feuilles étaient tombées dans le lac et formaient des
Ăźles paisibles. Cinq nuits plus tĂŽt, il Ă©tait lĂ -haut, dans un trou dâĂ©corce, Ă regarder le ciel. Maintenant, lâarbre prenait ses couleurs dâautomne. UnelumiĂšre rousse traversait la nuit.
Sa grande cavalcade pouvait sâarrĂȘter lĂ .
Il attendrait ses parents au bord de ce lac. Ils arriveraient un jour avecdes petites valises, et un manteau sous le bras.
â Nous voilĂ âŠâ Ăa a Ă©tĂ© un peu long, mais câest fini, dirait sa mĂšre derriĂšre sa
voilette. La vie reprend, tu vois.
Tobie faisait ce rĂȘve, allongĂ© sur sa crique. Mais dans un repli de soncĆur remuait, par avance, le tourbillon dâaventures qui lâattendait encore.Son rĂȘve de douceur nâen Ă©tait que plus attirant, il sây rĂ©fugiait, commesous un Ă©dredon de plume quand il neige dehors.
Alors, il entendit un son bien Ă©trange pour une nuit dâautomne. CâĂ©taitune cigale. Les yeux de Tobie sâouvrirent en grand. Il avait tellementattendu ce moment. Une ombre passa entre lui et la lune.
â Tu rĂȘves ?Elisha accompagna sa question dâun rire en grelot qui roula jusquâĂ
Tobie.â Oui, je rĂȘve.Chaque seconde Ă©tait aussi pleine et sucrĂ©e quâune profiterole.â Et ça se termine bien, ton rĂȘve ? continua Elisha.Tobie rĂ©pondit juste :â Ăa dĂ©pend de toi.
Seconde partie
16
Clandestin
Quand on retire la peau dâun asticot, comme une grande chaussette,pour en faire un sac de couchage ou une serre de jardin, il reste unematiĂšre blanche gluante.
Les Pelés étaient couverts de cette colle nauséabonde, leur peauparaissait bouillie trop longtemps.
Ils jaillirent du sous-bois en poussant des hurlements. Elisha avait arrĂȘtĂ©de nager, elle les regardait : trois PelĂ©s gesticulants qui jetĂšrent sur elle unfilet Ă larges mailles. Ils tirĂšrent ensuite le filet sur la plage.
Tobie voulut se prĂ©cipiter vers eux, mais ses pieds restaient fixĂ©s Ă labranche. Il tremblait comme une feuille. Quand il voulait crier, sa voix nejetait quâun petit souffle impossible Ă entendre.
Elisha ne bougeait plus dans son filet. Elle se laissait faire. De la main,elle faisait un petit au revoir Ă Tobie. Elle nâavait pas lâair triste.
Lorsque Tobie parvint enfin Ă sâarracher de lâĂ©corce, il poussa un grandcri et se rĂ©veilla. La nuit Ă©tait silencieuse. Tobie tira sur lui sa couverture.
Ce mauvais rĂȘve lâavait laissĂ© glacĂ©, trempĂ© dâune sueur de givre.
Depuis un mois, Tobie dormait dans un trou de la falaise dâĂ©corce, delâautre cĂŽtĂ© du lac. La grotte Ă©tait assez large et haute, mais lâouverture
nâaurait pas laissĂ© passer une patte de mouche.Elisha lâavait installĂ© lĂ dĂšs la premiĂšre nuit.DĂ©couvrant cette caverne, aprĂšs avoir escaladĂ© la falaise, Tobie avait
protestĂ©. Il rĂȘvait des exquises crĂȘpes de la mĂšre dâElisha, des matelasprofonds de la maison aux couleurs. Mais Elisha Ă©tait parvenue Ă leconvaincre quâil ne fallait rĂ©vĂ©ler sa prĂ©sence Ă personne, mĂȘme pas Ă IshaLee, sa mĂšre.
Elle avait bien fait dâinsister puisque dĂšs le matin une patrouille de JoMitch vint frapper Ă la porte des Lee.
Elisha alla ouvrir. Sa mĂšre Ă©tait occupĂ©e du cĂŽtĂ© des cochenilles.Entendant les coups, Elisha avait enfilĂ© une chemise de nuit par-dessus seshabits et Ă©bouriffĂ© ses cheveux comme une personne quâon rĂ©veille. Il yavait seulement deux hommes Ă la porte. Les autres devaient attendre plushaut.
â Bonjour, dit-elle.Elisha bĂąillait le plus largement possible. Les deux types la regardaient.
Elle avait douze ans et demi, mais elle ne semblait pas vraiment avoirdâĂąge. Sa tenue fit reculer dâun pas les visiteurs. Avaient-ils devant euxune enfant, ou une jeune femme en tenue lĂ©gĂšre ?
Ne sachant pas sur quel ton sâadresser Ă elle, ils se taisaient. Ce nâĂ©taitpourtant pas des gentlemen, et ils retrouvĂšrent bien vite leurs rĂ©flexesprimaires.
â On doit fouiller !Elisha sourit.â Jâai mĂȘme appris Ă une punaise Ă dire bonjour, alors je devrais y
arriver avec deux cafards⊠Bonjour, répéta-t-elle.Les cafards en question étaient trÚs surpris. Normalement, ils auraient
Ă©talĂ© cette petite puce dâElisha sur la porte, mais Elisha Ă©tait Elisha, et ellene donnait pas du tout envie de lâĂ©taler.
Câest plutĂŽt elle qui Ă©tait en train de les Ă©crabouiller de ses grands yeuxeffilĂ©s qui tournoyaient comme des lassos. Ils reculĂšrent encore dâun pas.Lâun dâeux balbutia :
â Bon⊠jour.â On doit fouiller ! rĂ©pĂ©ta lâautre comme un idiot.Elisha contempla ce dernier avec beaucoup de pitiĂ©. Puis elle sâadressa
au premier :â Monsieur-qui-dit-bonjour, vous pouvez entrer, mais je vous demande
de laisser dehors votre animal de compagnie.Celui qui avait dit bonjour vit son collĂšgue devenir tout rouge. Il entra
dans la maison. Elisha claqua la porte. Le visiteur impoli resta dehors,Ă©tourdi.
Elisha sâassit par terre prĂšs du feu. Lâhomme, dĂ©couvrant lâintĂ©rieur,comprit que la maison serait vite fouillĂ©e. Il poussa les cloisons decouleur, souleva quelques matelas et revint vers Elisha.
â Je⊠Merci, mamâzelle. Jâai fouillĂ©âŠIl dĂ©couvrait les joies de la politesse⊠Quand on commence, on ne peut
plus sâarrĂȘter :â Jâai grande⊠rĂ©jouissance Ă vous remercier⊠de votre rĂ©ception⊠si
je peux vous permettre de mâexprimer-z-ainsi.
Elisha essaya de ne pas se tordre de rire. Poussant une braise dans lefeu, elle réussit à dire :
â Permettez-vous, chĂšre PatateâŠCâĂ©tait un mot quâutilisait sa mĂšre, « patate », elle ne savait mĂȘme pas
ce quâil voulait dire. Lâhomme parut flattĂ©. Il faisait des petites courbettes.â Mon grand pardon de vous avoir rĂ©veillĂ©e, mamâzelle. On ne vous
opportunera pas dâun autre fouillage autant pestifâŠIl sâĂ©loignait en marche arriĂšre. Elisha cachait ses larmes de rire. Il en
rajoutait des couches :â Je suis votre humble Patate⊠votre Patate dĂ©vouĂ©e, mamâzelleâŠIl sortit finalement et ferma trĂšs doucement la porte.Elisha courut vers la porte et y colla lâoreille. Elle entendit lâhomme
crier Ă son camarade :â Alors ? Tâes fier de toi, mal Ă©levĂ© ? Câest pas toi qui te feras appeler
Patate par une dame qui sort de son lit !â MaisâŠâ Il y a pas de maisâŠâ PardonâŠâ Pardon, qui ? On dit : pardon, Patate.â Dâaccord, Patate. Pardon, Patate.
Quand elle raconta cette visite à Tobie, la grotte résonna longtemps de
leurs rires. Ils sâamusĂšrent souvent Ă se dire « Je suis votre humblePatate », en sâinclinant jusque par terre.
La vie dâElisha se partagea donc entre les moments chez elle et ceuxpassĂ©s avec Tobie. Elle prit lâhabitude de dire deux ou trois fois par jour Ă sa mĂšre :
â Je vais au lac, nager un peu⊠Je reviensâŠComme elle travaillait dur le reste du temps, sa mĂšre la laissait faire.Elisha attrapait en passant un petit bol quâelle cachait dans une fente Ă
proximité de la maison. Elle y mettait discrÚtement des restes de chaquerepas. Par chance, sa mÚre avait dit un matin :
â Si tu nages autant que ça, il faut que tu manges plus.Et elle prĂ©parait des portions chaque jour plus grandes.Elisha apportait son bol Ă Tobie. Il nâavait pas perdu lâappĂ©tit. Ils
Ă©changeaient quelques mots. Elle lui donnait parfois les nouvelles ducoin :
â Tu sais que le moulin des Olmech a Ă©tĂ© dĂ©truit.Tobie nâavait pas racontĂ© Ă Elisha son passage chez les Olmech, pour ne
pas accabler ces pauvres gens en dénonçant leur trahison. Elishacontinuait :
â Câest Lex qui a trouvĂ© le moulin saccagĂ©. Ses parents avaient disparu.On pense quâils ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s par Jo Mitch. Lex est parti Ă leur recherche.On nâa aucune nouvelle de lui non plus.
Tobie Ă©coutait. Il pensait : « Pauvres gens, ils ont prĂ©parĂ© leur malheuraussi bien quâun dessert : une motte de peur, une poignĂ©e de mensonge,beaucoup de faiblesse, et quelques grammes dâambition. Et maintenant,câest leur fils qui va devoir avaler ça. »
Plusieurs fois, Tobie avait vu des groupes de chasseurs contourner lelac, si bien quâil prĂ©fĂ©rait ne sortir que la nuit.
Il descendait alors de sa falaise, dans la pĂ©nombre. Il marchait sur larive du lac, lançait des ricochets qui soulevaient une Ă©cume lunaire. Ilfaisait quelques cabrioles sur la plage pour garder son agilitĂ©. Il jouait toutseul Ă la maronde en tapant dans une boule de sciure. Parfois, ilsâallongeait, passait une partie de la nuit Ă la belle Ă©toile, malgrĂ© le froidde plus en plus vif.
Avant le premier rayon du jour, il remontait se tapir dans sa taniÚre.De temps en temps, Elisha le rejoignait en pleine nuit. Elle avait réussi
Ă sortir sans Ă©veiller sa mĂšre et le retrouvait au bord du lac.Câest dans un de ces moments-lĂ que Tobie lâinterrogea sur les PelĂ©s.
Plusieurs fois, elle détourna la question, croyant entendre un bruit au loin,ou apercevoir une ombre qui nageait vers eux. Mais Tobie insista et ellerépondit vaguement :
â Je ne sais pas trop⊠On dit beaucoup de choses. Il ne faut pas toutcroire. Ils sont en dessous, de lâautre cĂŽtĂ© de la frontiĂšreâŠ
Lors de son bref et terrible retour dans les Cimes, Tobie avait dĂ©couvertlâimportance que prenaient maintenant les PelĂ©s. Alors que Tobie en avaittrĂšs peu entendu parler dans sa petite enfance, le sujet des PelĂ©s occupaitdĂ©sormais tout le monde. DâaprĂšs Mano Asseldor, on avait ressortilâaffaire du pĂšre de LĂ©o Blue, le fameux El Blue, cet aventurier tuĂ© alorsquâil passait la grande frontiĂšre. Au moment de sa mort, quand LĂ©o avaitdeux ans, on nâavait pas trouvĂ© dâexplication, mais maintenant, câĂ©tait sĂ»r,les PelĂ©s Ă©taient coupables. Ils avaient assassinĂ© El Blue. Les ComitĂ©s de
voisinage diffusaient des messages dâalerte par leurs crieurs publics. Oncraignait des infiltrations de PelĂ©s dans lâarbre. Pour ne pas dire le mot« PelĂ© » on disait surtout « la menace » avec des airs mystĂ©rieux.
Tobie ajouta :â On raconte quand mĂȘme queâŠâ Ils nâen ont jamais vu !⊠interrompit Elisha.â Et toi ?â Tu sais, continua Elisha, quand jâai croisĂ© un hanneton pour la
premiĂšre fois, jâai hurlĂ© de peur. Jâai cru mourir simplement parce quâonmâavait dit que les hannetons mangeaient les enfants. Les hannetons, çafait du bruit et ça grignote un peu nos branches, mais ça ferait pas de mal Ă une mouche ! Il ne faut pas toujours croire ce quâon dit. Par exemple, siquelquâun tâavait fait croire que jâĂ©tais une bĂȘte immonde, on nâauraitjamais Ă©tĂ© amis, et tu rĂ©pĂ©terais partout quâune bĂȘte immonde habite pastrĂšs loin du lac.
â Pour les hannetons, dit Tobie dâun air sĂ©rieux, je veux bien croirequâils ne sont pas si mĂ©chants⊠Les PelĂ©s peut-ĂȘtre non plus⊠Mais uneElisha, ça, jâaimerais pas en croiser !
Elisha, faussement furieuse, lui sauta dessus, le fit basculer sur lâĂ©corceet sâassit Ă califourchon sur lui, immobilisant ses deux bras. Elle avait uneforce inattendue. Il demanda pitiĂ© en riant. Les cheveux dâElisha luichatouillaient le cou. Elle lĂącha prise et se laissa glisser Ă cĂŽtĂ© de lui.
Ils restĂšrent couchĂ©s sur lâĂ©corce, cĂŽte Ă cĂŽte. Ils se sentaient ensĂ©curitĂ©, comme autrefois quand ils se perdaient dans un nid dâabeillesabandonnĂ©, devenu pour eux un chĂąteau fĂ©erique. Ils couraient alors dansdes couloirs dorĂ©s, dĂ©bouchaient sur des chapelles oĂč pendaient encore desstalactites de miel. Ce nid Ă©tait le lieu prĂ©fĂ©rĂ© dâElisha. DĂ©sertĂ© parlâessaim dâabeilles tueuses, lâenfer devenait un paradis, comme les rivesdu lac sans les chasseurs de Tobie.
Ils Ă©coutĂšrent le clapotis des vagues, le vent qui agitait les branchesdĂ©nudĂ©es. Le lac avait englouti les derniĂšres feuilles. On ne voyait plus ledos rond des puces dâeau qui dormaient en surface, lâĂ©tĂ©.
Ils sâendormirent. Elisha Ă©tait en boule. Seul son bras dĂ©passait de lacape et Ă©crasait un peu lâĂ©paule de Tobie.
Mais Tobie ne se serait jamais plaint de cette délicieuse douleur.
Novembre passa de la mĂȘme façon, avec presque trop peu de soucispour que cela soit vraiment rassurant, avec une tiĂ©deur qui fait oublierlâhiver si proche et empĂȘche de sây prĂ©parer. Lâhiver tomba donc dâun seulcoup, en une nuit, et lâhistoire aurait dĂ» sâarrĂȘter lĂ .
Il y aurait eu une belle fin qui dirait : « Lâhiver attrapa Tobie, et on nâenparla plus jamais. »
Mais puisque ce sont toujours des détails qui font basculer les histoires,il se trouva un détail qui changea le cours de celle de Tobie.
Ce « dĂ©tail » faisait quand mĂȘme huit centimĂštres de long et dixdâenvergure. Ce « dĂ©tail » filait habituellement Ă quatre-vingts kilomĂštresĂ lâheure en vitesse de croisiĂšre. Dans une vieille Ă©tude de Sim Lolness, ilĂ©tait prouvĂ© que ce « dĂ©tail » pourrait relier lâarbre Ă la lune en six mois,seize jours et quatre heures.
Ce « détail » tomba raide mort devant Isha Lee, le premier jour dedécembre.
CâĂ©tait une libellule bleue.
Elle avait dans la gueule un moustique encore bien vivace quâelle avaittentĂ© de tuer en plein vol. La libellule Ă©tait morte aussitĂŽt aprĂšs, de sabelle mort, comme meurent la plupart des libellules aux premiers grandsfroids.
Isha Lee resta bouche bĂ©e. LâĂ©norme carlingue gisait devant elle. Elle nevit mĂȘme pas le moustique sâextraire des crochets de la bĂȘte et partir enzigzaguant dans un zĂ©zaiement hĂ©sitant. Isha ne pensait pas non plus audestin tragique de cette libellule morte au combat comme une vieille damebagarreuse qui se moque de la retraite.
Isha pensait Ă autre chose.Elle pensait que lâhiver Ă©tait lĂ . Juste lĂ . Et quâun hiver qui fauche, dĂšs
sa premiĂšre bise, Ă quatre-vingts Ă lâheure, lâinsecte le plus rapide delâarbre, allait ĂȘtre un hiver impitoyable.
La mĂšre dâElisha laissa sur place la dĂ©pouille de lâinsecte gĂ©ant, etrentra dans sa maison. Elle prit un ample sac de toile et y vida la moitiĂ© deson garde-manger. Isha courut ensuite vers Kim et Lorca, leurs deuxnouvelles cochenilles. CâĂ©tait la quatriĂšme gĂ©nĂ©ration de pensionnairesdepuis lâarrivĂ©e des Lolness dans la rĂ©gion, cinq ans plus tĂŽt. Ă cĂŽtĂ©dâelles, un cabanon abritait les derniers Ćufs de la saison. Elle en fourra
une bonne moitié dans le sac et partit vers le bois de mousse, par lechemin qui menait au lac.
Elle marchait dâun pas dĂ©cidĂ©, portant son chargement sur lâĂ©paule,avançant contre le vent glacĂ© qui venait de sâemparer de lâarbre. Quandelle arriva Ă lâendroit du panorama, elle surprit sa fille qui Ă©tait en train derevenir.
Elisha sâarrĂȘta dans son Ă©lan, et dĂ©visagea sa mĂšre. On aurait dit deuxreflets un peu troublĂ©s dâune mĂȘme personne. Isha et Elisha.
â Alors, Elisha, on nage ? dit la mĂšre.â Oui, mâman.â Pas trop froid ?â Non, mâman.â Tu es sĂ»re ?â OuiâŠIsha fit un geste vers le lac. Elisha se retourna.La surface de lâeau Ă©tait entiĂšrement gelĂ©e.â Alors ? Ăa fait pas trop mal quand tu plonges ?Les joues dâElisha avaient rosi. Elle mordillait ses lĂšvres.â Je me suis pas baignĂ©e, mâman.â Et hier ?â Non plus, mâman⊠Ni tout le mois dâavantâŠ
â Et il est oĂč ?â Qui ?Isha nâĂ©tait pas en colĂšre, mais lâimpatience la gagnait.â Vite ! Il est oĂč ?Le vent froid forcissait, et la nuit allait bientĂŽt tomber. Elisha regarda sa
mĂšre en frissonnant.â Il est lĂ -haut, mâman.Isha Lee passa devant elle, descendit la pente au galop, contourna le lac
et commença Ă remonter de lâautre cĂŽtĂ©. Elisha avait du mal Ă suivre samĂšre qui transportait pourtant un gros sac.
Tobie Ă©tait en train de dessiner sur les murs de la grotte. Il peignait avecune moisissure rousse comme on en trouve au bord du lac Ă la fin delâautomne. Il dessinait une fleur. Une orchidĂ©e.
On raconte quâil y a trĂšs longtemps une fleur avait poussĂ© dans lâarbre.Une orchidĂ©e venue de nulle part, qui avait pris racine dans une branchedes hauteurs. Elle Ă©tait morte un 1er dĂ©cembre, bien avant la naissance deTobie, de ses parents et des parents de ses parents.
Depuis ce temps, le 1er dĂ©cembre, on cĂ©lĂ©brait la fĂȘte des fleurs. Unefoule se pressait sur la branche de lâorchidĂ©e. On nâavait pas bĂąti demonument ou de statue Ă lâendroit oĂč elle avait poussĂ©. On avaitsimplement laissĂ© sĂ©cher la fleur, qui continuait Ă changer, au fil des ventset des pluies, Ă se rabougrir comme un ĂȘtre encore vivant.
Mais quand Tobie était revenu dans les hauteurs, la fleur séchée avaitété rasée. Une cité Jo Mitch Arbor fleurissait à la place.
Tobie Ă©tait donc occupĂ© Ă peindre le souvenir de cette orchidĂ©e quandquelquâun surgit dans son dos.
â Elisha ! cria-t-il, fier de son Ćuvre. Regarde !Il fit un mouvement vers elle, mais ce nâĂ©tait pas Elisha. CâĂ©tait
Mme Lee, la belle Isha Lee, Ă©reintĂ©e, qui posa son sac par terre.â Bonjour, madame, dit Tobie.Elisha dĂ©boula derriĂšre sa mĂšre, encore plus essoufflĂ©e.â Bon, maintenant, on ne rigole plusâŠ, dit Isha Lee.â Vous avez dĂ©couvertâŠ, constata Tobie.â Oui, jâai dĂ©couvert ! Depuis le premier jour ! Depuis la nuit oĂč jâai
entendu une cigale chanter en plein automne, et oĂč jâai vu Elisha sortir dela maison comme une petite voleuseâŠ
â Et vous nâavez rien dit ?â La seule chose que jâaurais pu dire, câest quâil ne faut pas me prendre
pour le dernier des poux sans cerveau. Ă part ça, je nâavais rien Ă dire, jenâavais quâĂ faire comme si Tobie Ă©tait lĂ , le compter dans les repas, etlaisser Elisha sâen occuper.
Elisha et Tobie Ă©taient abasourdis. Ils sâĂ©taient crus les plus malins dumonde, mais il fallait maintenant reconnaĂźtre quâil nây avait pas que lachance qui les avait aidĂ©s. Isha reprit :
â Maintenant, il faut faire attention. Dâun moment Ă lâautre, la grottepeut devenir inaccessible. Sâil neige, Tobie sera bloquĂ©. On va lui trouverune cachette pour lâhiver. Je pense au cabanon des cochenilles. Il fautprĂ©parer ça, cette nuit. En attendant, Tobie, tu restes ici. Je te laisse ce sac.Il y a de quoi tenir deux semaines entiĂšres, sâil arrive quelque chose.
Elle se dirigea vers la sortie. Au dernier moment, elle se retourna et levales yeux vers la fleur.
â Quâest-ce que câest, mon Tobie ?« Mon Tobie ». Depuis des semaines, on ne lâavait pas appelĂ© ainsi. Il
ressentit une petite Ă©corchure au cĆur en pensant Ă ses parents.â Une fleur, rĂ©pondit-il.Isha marqua un temps dâarrĂȘt. Ce mot semblait la toucher. Elle dit :â Câest beau⊠Jâavais oubliĂ© que câĂ©tait comme ça. Pourtant, jâai
grandi au milieu des fleurs.Elle sortit. Tobie mĂ©ditait cette derniĂšre phrase. OĂč peut-on grandir au
milieu des fleurs ? Elisha resta quelques secondes de plus. Elle avait leregard baissé, et une petite moue repentante.
â Elle est bien, ta mĂšre, dit Tobie.â Ouais, pas mal, reconnut Elisha faiblement. Bon, ben, Ă demain.Elisha sortit par le trou.â Ă demain, dit Tobie.
Quand Tobie mit le nez dans lâouverture, le lendemain, ce nez sâenfonça
dans la neige. Il eut beau creuser toute la journĂ©e, cela ne changea rien. Laneige lâavait pris en otage.
On Ă©tait le 2 dĂ©cembre. Le dĂ©gel commençait en mars.Quatre mois.Et il nâavait pas plus de deux semaines de nourriture en rĂ©serve.Bon.
17
Enterré vivant
Dans les Cimes, un souffle de vent ou un rayon de soleil suffisent Ă balayer la neige. Mais dans les Basses-Branches, elle sâaccroche commeune grosse chenille blanche et ne sâen va quâau printemps.
Tobie commença par une trÚs grande colÚre.Terminer ainsi ! Lui qui avait échappé à toute la noirceur du monde, il
allait ĂȘtre tuĂ© par lâinnocence dâun tapis de neige. Il tapait du pied dans lalourde porte de glace.
AprĂšs quelques coups, ses pieds lui faisaient mal et la porte nâĂ©taitmĂȘme pas entamĂ©e. Il tomba sur les genoux. Il crut que lâespoir lâavaitquittĂ©. Il ne sentait que la colĂšre, et la peine.
â Reviens, Tobie. ReviensâŠCâest tout ce quâil trouvait Ă rĂ©pĂ©ter, mais il continuait Ă se vider de tout
espoir. Il nây avait plus au-dessus de lui ce ciel Ă©toilĂ© qui lâavait toujoursaidĂ© Ă se relever. Il y avait les murs et le plafond froids de la grotte. Quatremois avec un sac de nourriture, câĂ©tait intenable. Il finirait comme unebrindille dĂ©charnĂ©e et il se briserait. Tobie resta inerte un certain temps.AprĂšs tout, ce nâĂ©tait pas si dĂ©sagrĂ©able dâarrĂȘter de se battre.
Il ne se serait peut-ĂȘtre jamais relevĂ© sâil nâavait pensĂ© Ă ses parents.Tout lâautomne, il les avait attendus, comme un petit garçon assis sur sa
chaise, au rendez-vous des enfants perdus.Soudain, il eut une vision. CâĂ©tait une petite baraque au bord dâun grand
champ de foire abandonnĂ©. Des vieux papiers traĂźnaient par terre. ToutĂ©tait dĂ©sert. Sur la cabane, il y avait une pancarte : bureau des parentsperdus. Et Ă lâintĂ©rieur, quand on regardait mieux, on pouvait voir Ă travers la vitre embuĂ©e, assis sur des tabourets, Sim et MaĂŻa Lolness. Ilssemblaient patienter depuis des siĂšcles, les mains posĂ©es sur les genoux.
Tobie comprit quâil nâavait rien Ă attendre : câest lui qui Ă©tait attendu.On comptait sur lui.Tout dâun coup, sans avoir gagnĂ© en taille un milliĂšme de millimĂštre, il
sentit quâil Ă©tait grand.Il se releva lentement comme un miraculĂ©.
Oui, la situation était dramatique, mais au moins il le savait. « Savoir,
câest prĂ©voir », disait Mme Alnorell Ă son argentier M. Peloux pour luifaire entasser un trĂ©sor toujours plus grand.
Pour une fois, Tobie écouta ce conseil de la vieille Radegonde. Ilchercha à prévoir.
Dâabord, il sâassit par terre et retira ses chaussettes. Il les mit Ă sĂ©cherprĂšs du feu. Par miracle le feu Ă©tait encore lĂ . Il pourrait trouver du bois encreusant le sol et en dĂ©tachant des Ă©chardes. Il lui restait sept allumettes. Ilmit la prĂ©cieuse boĂźte de cĂŽtĂ©. Par chance aussi, le feu ne fumait pas. Ildevait y avoir dans le tronc quelques fentes insoupçonnables qui laissaientsâĂ©chapper la fumĂ©e et apportaient de lâair. Tobie respirait bien.
Lâair, la chaleur, la lumiĂšre⊠Il ne lui manquait plus quâun peu denourriture.
Il vida le sac, aliment par aliment. Il y en avait plus de cent.Tobie compta les jours qui le séparaient du 1er avril. Cent vingt. Il devait
donc manger un produit par jour, pendant quatre mois. Un Ćuf, ou unbiscuit, ou un bout de lard sĂ©chĂ©, ou une feuille de lichenâŠ
Tobie fit une grimace. Il rĂ©alisait que câĂ©tait un peu juste. Un peu juste ?Parlons plutĂŽt dâune totale dĂ©solation : la mort assurĂ©e dans dâeffroyablessouffrances.
Nourrir un enfant de treize ans avec un Ćuf par jour, câest pire que dedonner un ballon de bois creux Ă une Ă©quipe de onze charançons pour unepartie de maronde. Ils commencent par avaler le ballon, et lâarbitre peutavoir peur pour ses cuisses.
Tobie resta un moment Ă regarder sĂ©cher ses chaussettes prĂšs du feu. Ilvit sur le mur lâorchidĂ©e qui dansait sous les flammes. Son regard glissaau sol sur le petit tas de moisissures rousses quâil avait laissĂ©. Il fronça lessourcils, se leva et sâapprocha du tas.
Le tas avait doublĂ©.La veille, il avait dessinĂ© un rond au charbon sur le sol. CâĂ©tait sa
palette, sur laquelle il avait étalé la peinture improvisée. Voilà quemaintenant le moisi gagnait tout autour. Il avait exactement doublé.
Tobie mit son doigt dans la moisissure. Il le regarda avec dĂ©goĂ»t. LamatiĂšre Ă©tait une sorte de poudre un peu grasse. Il ne perdit pas uneseconde, et enfourna son doigt dans sa bouche. Il mĂącha longtemps, et dutreconnaĂźtre que ce nâĂ©tait pas si mauvais. Un goĂ»t de champignon Ă©crasĂ©.Il en reprit deux doigts, puis un gros pouce bien rempli, et retourna prĂšs dufeu.
Tobie nâĂ©tait pas peu fier de lui. Comme tous les organismes vivants, lamoisissure se dĂ©veloppait sans arrĂȘt, il avait donc une rĂ©serve illimitĂ©e denourriture fraĂźche (si lâon peut dire quâune moisissure est fraĂźche). Avecun bout de viande ou un Ćuf en complĂ©ment, et de la neige fondue commeboisson, cela ferait un vrai repas pour chaque jour.
Il buta sur le mot jour. Quâest-ce quâun jour quand on est dans unecaverne noire ? Comment savoir lâheure sans le soleil ? Sa grand-mĂšreavait une horloge qui sonnait les heures. Il y en avait deux ou troisseulement dans tout lâarbre. Les autres habitants se basaient sur le soleil,ou la qualitĂ© de la lumiĂšre. Mais comment connaĂźtre lâheure, ici, dans cetrou ? Restait-il dans cette caverne un seul Ă©lĂ©ment qui soit touchĂ© par letemps ? Il rĂ©flĂ©chit longuement.
Tobie pointa son ventre du doigt. Il avait trouvĂ©.Son estomac avait la prĂ©cision dâune horloge.Quand il avait faim, son estomac sonnait aussi bruyamment que le gong
dâune pendule. Il pensa donc dâabord quâil allait organiser le temps aurythme de ses petits creux. Cela semblait parfait. Un petit creux, deuxpetits creux, trois petits⊠Heureusement, il ne sâarrĂȘta pas lĂ .
Tobie avait de quoi tenir cent vingt jours, mais pas cent vingt petitscreux. Si ses petits creux duraient douze heures, il aurait fini ses rĂ©servesen fĂ©vrier, pour Mardi gras. Et le carĂȘme commencerait rudement, aurĂ©gime cent pour cent moisi jusquâen avril. Il lâavait Ă©chappĂ© belle. Non, ilne devait pas seulement Ă©couter son estomac.
Il continua donc Ă rĂ©flĂ©chir.Il lui fallait absolument connaĂźtre lâheure. Quâest-ce qui dans ce trou
changeait avec le temps ?Son Ćil revint sur la moisissure. Il fit un grand sourire. Non seulement,
elle allait le nourrir, mais en plus elle lui servirait dâhorloge.Tobie traça un deuxiĂšme cercle autour de celui quâil avait fait la veille.
En vingt-quatre heures, la poudre rousse Ă©tait allĂ©e dâun cercle Ă lâautre. Ilnâavait quâĂ retirer ce qui Ă©tait en dehors du petit cercle. Quand le moisiatteindrait le second cercle, vingt-quatre heures seraient Ă nouveau passĂ©eset il pourrait faire son deuxiĂšme repas. Avec la poudre quâil enlĂšveraitchaque jour, il aurait bien assez pour se nourrir.
Ainsi commença lâhiver de Tobie. De lâair, de lâeau, de la chaleur, de lalumiĂšre, de la nourriture, et la conscience du temps. VoilĂ qui devaitsuffire pour ces quatre mois. Il vĂ©cut donc quelques jours dans une grandeexcitation. Il Ă©tait sauvĂ©. Il allait vivre. Il reverrait la lumiĂšre du jour.
Mais quand il fĂȘta le troisiĂšme jour, avec un petit pain dur, et uneassiette de moisi et quâil compta quâil lui en restait cent dix-sept Ă tenir, ilcomprit quâon ne vit pas seulement dâair, dâeau, de chaleur, de lumiĂšre, denourriture et de conscience du temps.
Alors, de quoi se plaignait-il encore ? De quoi vit-on en plus de toutcela ?
On vit des autres.CâĂ©tait sa conclusion.On vit des autres.
Ainsi passĂšrent les deux jours suivants : Tobie chercha un autre. Mais ilnây avait pas le moindre bout de fragment de rognure de commencementdâun autre dans cette grotte. Pas un rigolo dâinsecte quâil aurait fait courirautour du feu. Ă un moment, il tomba Ă nouveau sur la moisissure. IlespĂ©ra quelque temps en faire son autre, elle qui Ă©tait vivante comme lui.Elle qui grandissait comme lui. Elle qui avait peut-ĂȘtre une Ăąme quelquepart dans le tas.
Mais quand il eut parlĂ© quelques heures avec elle, dâun ton chaleureuxde vieil ami, il se dit quâavec ce comportement, il terminerait fou dans unesemaine. Il cria dans la grotte :
â Tobie ! ArrĂȘte de parler avec ce tas de moisi ! Tobie !Sa voix se prolongea dans un long Ă©cho. Il se sentait bien mieux. Il alla
quand mĂȘme sâexcuser briĂšvement auprĂšs de la moisissure, lui expliquantquâil nâavait rien contre elle, quâelle lui rendait de grands services, maisquâil ne lui parlerait plus.
Tobie creusa un peu dans le bois, en sortit quelques brindilles pourranimer le feu, et il alla sâasseoir.
Il pensa alors Ă Pol Colleen.
Pol Colleen Ă©tait un vieux fou. On le dĂ©crivait ainsi, alors quâil nâĂ©taitni vieux ni fou. Il y a des mots comme cela qui ne veulent rien dire : les« simples dâesprit » ont souvent au contraire des tĂȘtes trop compliquĂ©es ;les « gros malins » peuvent trĂšs bien ĂȘtre maigres et idiots.
Pol Colleen nâavait quâune seule vraie originalitĂ© : il vivait seul.DĂ©licieusement seul. Il habitait un rameau Ă lâextrĂȘme extrĂ©mitĂ© desBasses-Branches, du cĂŽtĂ© du levant. Il buvait les gouttes de rosĂ©e,mangeait les asticots dâune petite colonie de moucherons installĂ©e prĂšs dechez lui. Tobie Ă©tait allĂ© une seule fois jusque-lĂ . Colleen lui avait souripar-dessus lâĂ©paule sans lui reprocher dâĂȘtre lĂ , mais sans lui dire un mot.Tobie lâavait regardĂ© vivre. Il avait lâair heureux.
Il sâasseyait Ă un petit bureau et il Ă©crivait. Il nâarrĂȘtait pas. Une fois paran, il allait chercher du papier chez les Asseldor qui Ă©taient contents de lelui offrir. Il fabriquait lui-mĂȘme son encre blanche en Ă©crasant de jeunesasticots. Le papier Ă©tait gris foncĂ©. Cela donnait des longs manuscrits quiressemblaient Ă des ciels dâĂ©tĂ© aprĂšs lâorage.
Pol Colleen Ă©crivait du matin au soir.Un jour de printemps, quand lâĂ©criture et le papier furent interdits, Pol
Colleen disparut.Tobie contempla sa fleur peinte sur le mur.Il lui fallait une Ćuvre. Comme Pol Colleen.En plus de lâair, de lâeau et de tout le bazar, il lui fallait une Ćuvre. Il
crĂ©a une nouvelle palette dans un coin de la grotte, y mit une poignĂ©e demoisissures prĂ©levĂ©es sur son repas. Ă partir de ce jour, Tobie se consacraĂ son Ćuvre.
Sur les murs de la grotte, il se mit Ă peindre le monde quâil connaissait.Il fit la peinture de lâarbre.LâĆuvre se construisait comme une grande rosace autour de lâorchidĂ©e.
CâĂ©taient des dizaines de scĂšnes, de paysages, de portraits, quisâimbriquaient ou se chevauchaient. Il nây avait pas une vraie gĂ©ographie,comme dans une carte, mais la gĂ©ographie imaginaire de Tobie. Quand ilpeignait lâarbre, Tobie se peignait lui-mĂȘme, dans le grand vitrail de sessouvenirs.
En sâapprochant, on voyait des personnages connus ou inconnus, desinsectes rĂ©els ou rĂȘvĂ©s. On reconnaissait le petit Nils et son pĂšre, on voyaitSim, MaĂŻa et tous les autres, Rolok Ă cheval sur une limace, les sĆursAsseldor sortant en robe blanche de la mare aux Dames. On pouvait voir lagrande salle du Conseil, grouillante comme le cratĂšre, pleine decharançons en cravate. Il y avait des forĂȘts, des branches lumineuses et dessombres, il y avait Limeur et Torn en moucheurs de larves, et la larve
ressemblait Ă©trangement Ă Jo Mitch⊠Dans un coin, un portrait de LĂ©oBlue le reprĂ©sentait avec deux visages, lâun souriant et lâautre grimaçant.Plus haut sâĂ©tendaient des paysages peints avec prĂ©cision, la rĂ©pliqueparfaite de lâancienne maison des Lolness, Les Houppiers, et le jardinavec, au fond, la petite branche creuse.
Jour aprĂšs jour le tableau sâĂ©tendit sur tous les murs de la grotte, tracĂ©au rouge de la moisissure, et au noir du charbon. Quand il avait fini unepeinture, Tobie la passait Ă la flamme de sa torche pour fixer les couleurset que la moisissure ne fasse pas baver le trait du dessin.
Suivant ce quâil peignait, il y eut des jours joyeux et des jours tristes.Les nuits, Tobie ne rĂȘvait pas. Ses rĂȘves Ă©taient sur le mur, dans la lueur dufeu.
Il y a une scĂšne que Tobie dessina dans les larmes. Il mit plusieurs joursĂ lâachever. Elle se passait dans un petit salon bien propre, le salon demaĂźtre Clarac : Zef Clarac, notaire dans les Cimes. Cette scĂšne-lĂ , il ladessina avec une grande prĂ©cision, sans rien ajouter ni retirer.
Cette scÚne décida du destin de Tobie. Mais il faut, pour la comprendre,revenir enfin en arriÚre et tout révéler de la malédiction des Lolness.
Tout.
Trois semaines aprĂšs le message du Conseil que Rolok-Petite-TĂȘte avaitapportĂ© dans les circonstances que lâon connaĂźt, une autre lettre arrivachez les Lolness. Elle fut glissĂ©e un matin sous la porte. Lâenveloppe Ă©taitnoire. Tobie la donna Ă son pĂšre, comme un objet dĂ©licat.
Sim Lolness la posa sur son bureau. Il appela sa femme. Depuis quâilvivait dans les Basses-Branches, il avait appris Ă se servir de ses mains,par nĂ©cessitĂ©. Il Ă©tait devenu trĂšs habile. Il venait donc de fabriquer unenouvelle paire de lunettes avec des verres en aile de mouche recomposĂ©e.Un travail trĂšs long quâil avait Ă©tĂ© obligĂ© de faire aprĂšs avoir cassĂ© seslunettes en sâasseyant dessus.
Cette nouvelle paire de lunettes nâĂ©tait pas sĂšche, il travaillait pourlâinstant avec une grosse loupe qui lui fatiguait les yeux. Il demanda doncĂ MaĂŻa dâouvrir lâenveloppe et de lire la lettre.
Quand elle eut le papier sous les yeux, la mĂšre de Tobie restasilencieuse, puis elle fondit en larmes.
Sim et Tobie furent trĂšs inquiets. Quel nouveau drame pouvait encoreleur tomber dessus ? Chacun imagina la pire catastrophe. Comme MaĂŻa neparvenait pas Ă lire Ă haute voix, Sim passa la lettre Ă son fils. En un coupdâĆil, Tobie se trouva totalement rassurĂ©. La lettre ne contenaitabsolument rien de grave. Il laissa retomber la lettre avec soulagement.
Le professeur commençait à bouillonner devant toutes ces simagrées. Ilordonna :
â Li-sez-moi-la-lettre !Tobie lui rĂ©suma aussitĂŽt la nouvelle : la grand-mĂšre Alnorell venait de
mourir. Radegonde nâĂ©tait plus.Sim Lolness poussa un grand soupir. Ouf⊠Ce nâĂ©tait que ça. Il dĂ©posa
un baiser sur le front de Maïa, comme si elle avait juste perdu un dé à coudre et il sortit vers le jardin.
Tobie vint sâasseoir prĂšs de MaĂŻa. Il se sentait maladroit. Il avait enviede dire quelque chose, mais il ne savait pas quoi.
Il aurait pu dire une phrase comme « câest pas grave, elle Ă©tait vieille »ou « tâinquiĂšte pas, elle Ă©tait bĂȘte »⊠Heureusement, il sut se retenir. Ilresta trĂšs longtemps en silence Ă cĂŽtĂ© de sa mĂšre.
Ce jour-lĂ , Tobie comprit, en regardant MaĂŻa, que quand on pleurequelquâun, on pleure aussi ce quâil ne nous a pas donnĂ©.
MaĂŻa pleurait la mĂšre quâelle nâavait pas eue.DĂ©sormais, câĂ©tait certain, une mĂšre idĂ©ale ne traverserait pas sa vie.Câest pour cela quâelle sanglotait.Comme si, jusquâau bout, on garde lâespoir dâun geste ou dâun mot qui
rattraperait tout. Comme si la mort tue ce geste qui nâa pas Ă©tĂ© fait ou cemot qui nâa jamais Ă©tĂ© dit.
Tobie pensa que câĂ©tait le dernier effet de la mĂ©chancetĂ© de sa grand-mĂšre, du genre : « Quand je suis lĂ , je te fais de la peine, et quand je mâenvais, aussi ! »
Ăa sâappellerait le double effet Radegonde : mĂȘme morte, elle fait mal.
Le lendemain matin, MaĂŻa fit sa valise.
18
Ce bon Zef
â Câest hors de question !Le professeur ne plaisantait pas.â Partir seule vers lĂ -haut ! Traverser lâarbre avec ta petite jupe, ta
valise et ton grand chĂąle ! Je prĂ©fĂšre encore tâaccrocher Ă une branche, aumilieu dâune fourmiliĂšre et te couvrir de miel ! Câest non, non et non !
MaĂŻa Lolness Ă©tait une femme douce, respectueuse de son mari, aussitendre quâattentive, mais il ne fallait pas exagĂ©rer. Du dos de la main, ellefit voler un encrier, renversa le bureau de Sim et dit calmement :
â Depuis quand tu dĂ©cides pour ta femme, professeur ? Je faisexactement ce que je veux.
RĂ©veillĂ© par le bruit, Tobie surgit dans la piĂšce avec son pyjama.â Jâai fait tomber mon bureau, dit Sim pour calmer le jeu devant son
fils.â Non⊠Je te lâai Ă©crasĂ© sur le pied, Sim chĂ©ri, corrigea MaĂŻa.Tobie souriait, il connaissait la double personnalitĂ© de sa mĂšre. MĂȘme
une plume dâange peut crever un Ćil, si on la prend du mauvais cĂŽtĂ©. Maisquand il aperçut la valise, il changea de visage.
â Tobie, je pars, dit MaĂŻa. Juste deux semaines. Je vais passer un peu detemps auprĂšs de ma mĂšre qui est morte, et je reviens. Occupe-toi de ton
pĂšreâŠâ Occupe-toi de tes fesses, dit doucement Sim Ă sa femme.Quand on le titillait, il nâavait pas meilleur caractĂšre quâelle. Il ajouta :â Et toi, Tobie, occupe-toi de la maison. Je pars avec ta mĂšre.MaĂŻa ne put rien dire. Elle vit Sim entasser quelques papiers et les jeter
dans un baluchon.Un quart dâheure aprĂšs, ils Ă©taient sur le pas de la porte et donnaient
leurs recommandations Ă Tobie.â Demande aux Asseldor, si tu as besoin de quelque chose. On va les
prévenir en passant.Tobie embrassa ses parents. Maïa était un peu émue. En douze ans et
demi, elle nâavait jamais Ă©tĂ© sĂ©parĂ©e plus de trois jours de son fils. Elle luidit quelques mots comme « nâattrape pas froid », simplement pour jouer Ă la mĂšre, et elle lui ferma le dernier bouton de son pyjama.
Le soir, tard, les Lolness arrivĂšrent Ă la ferme de Seldor.Ils connaissaient le magique sens de lâaccueil de la famille Asseldor,
mais ils furent quand mĂȘme surpris de voir deux couverts jolimentprĂ©parĂ©s sur la grande table. Les autres avaient dĂ©jĂ dĂźnĂ©. Ils jouaient de lamusique dans la piĂšce voisine. Mia Asseldor leur rĂ©chauffa la soupe.Pendant ce temps, Sim et MaĂŻa allĂšrent tendre lâoreille du cĂŽtĂ© du concert.Ils poussĂšrent la porte. Lâorchestre Ă©tait au grand complet avec, Ă la bille,un soliste de choix : Tobie Lolness.
Sim et Maïa se regardÚrent, stupéfaits.AprÚs à peine quatre heures de petit trot, Tobie était arrivé pour le
dĂ©jeuner. Il avait passĂ© lâaprĂšs-midi Ă pĂ©trir le pain avec MaĂŻ et Milo, Ă couper du bois et Ă fumer des blattes. La blatte fumĂ©e, coupĂ©e en finestranches, avait Ă peu prĂšs le goĂ»t du jambon fumĂ© de criquet, avec unepetite nuance anisĂ©e.
Maintenant, Tobie Ă©tait lĂ , Ă jouer de la bille devant ses parents sidĂ©rĂ©s.La musique sâarrĂȘta, et Tobie sâexclama dans le silence :â Je viens avec vous.Sim ouvrit la bouche pour protester. Le concert reprit aussitĂŽt,
empĂȘchant les Lolness de rĂ©pliquer quoi que ce soit. Quand la musiquecessa, MaĂŻa et Sim dormaient depuis longtemps. Tobie remercia lesAsseldor.
Le lendemain, ils partirent tous les trois.
Ils remontÚrent en sept jours.Ce fut une pénible traversée.Ils ne souffrirent pourtant ni de la fatigue, ni de la pluie fade qui
mouillait le début de ce mois de septembre. Ils marchaient au contraireavec la vigueur du boomerang de Léo Blue qui sait que plus vite il part,plus vite il reviendra.
Toute la douleur quâils ressentaient dans cette remontĂ©e vers les Cimesvenait des paysages qui dĂ©filaient Ă leurs cĂŽtĂ©s.
Sim avait vu juste. Lâarbre Ă©tait dans un piteux Ă©tat. Cela faisait cinq anset des sciures quâils nâavaient pas vu les hauteurs, et dĂ©jĂ ils ne lesreconnaissaient pas. Le bois Ă©tait piquetĂ© de partout, vermoulu comme unegaufrette, et de chaque trou sortaient des tĂȘtes blafardes qui les regardaientpasser.
Il restait bien sĂ»r quelques belles perspectives sauvages sans personne,mais les villages quâils avaient connus Ă©taient tous assiĂ©gĂ©s par des citĂ©sJo Mitch Arbor qui transformaient les branches en passoires.
Les feuilles Ă©taient rares, alors que lâautomne nâavait pas commencĂ©. Lefameux trou dans la couche de feuilles dĂ©couvert par le professeur LolnessnâĂ©tait pas une fantaisie de vieux fou.
Le rĂ©chauffement, les risques dâinondations pendant lâĂ©tĂ©, le ravinementde lâĂ©corce : la vraie menace Ă©tait lĂ . Tobie comprenait enfin lâobsessionde son pĂšre.
Le soir, les Lolness ne pouvaient compter sur lâhospitalitĂ© de personne.Lors de leur prĂ©cĂ©dent trajet, des annĂ©es plus tĂŽt, ils avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ©refoulĂ©s des refuges et des granges oĂč ils voulaient sâabriter.
â Ă lâĂ©poque, je comprenais cela, disait Sim. Les gens croyaientsincĂšrement que jâavais fait une faute. Aujourdâhui, ils nous rejettent sansraison, simplement parce quâils ne nous connaissent pas. Parce quâonnâouvre sa porte Ă personne.
Au loin, ils voyaient parfois passer des convois de charançons quifaisaient frĂ©mir MaĂŻa. Ils croisaient aussi des hommes en chapeaux et enmanteaux, qui tenaient au bout dâune laisse des fourmis rouges aux groscolliers cloutĂ©s. Les Lolness les laissaient passer en dĂ©tournant la tĂȘte. Ilsvoyageaient incognito.
Une nuit, ils sâarrĂȘtĂšrent sur une branche en impasse et y tendirent leurtoile de tente. Un peu plus loin un homme faisait un somme. Le soleil nesâĂ©tait pratiquement pas levĂ© de la journĂ©e. Ils allumĂšrent un feu etconviĂšrent leur voisin Ă partager des tartines grillĂ©es.
â Je nâai rien Ă vous donner, dit lâhomme.â Bien sĂ»r, dit MaĂŻa, on serait juste content de prendre quelque chose
avec vous.â Je nâai pas dâargent, ça ne sert Ă rien.Les Lolness ne comprenaient pas ce quâil voulait dire.â Je nâai pas dâargent, rĂ©pĂ©tait lâhomme en refusant une tartine.Sim Lolness fouilla sa poche, lui donna la seule piĂšce quâil avait, et lui
servit la tartine en plus. Lâhomme le regarda longtemps, prit la tartine et lapiĂšce et partit en courant.
Ils vécurent plusieurs scÚnes de ce genre. Ils ne comprenaient plus rienà ce monde.
Le sixiĂšme jour, alors quâils approchaient du but, Sim, qui avait puemporter ses nouvelles lunettes, demanda Ă MaĂŻa de lui montrer la lettre.
â Je ne lâai mĂȘme pas lue, avec toutes vos histoiresâŠĂ dire vrai, Sim Ă©tait tracassĂ© depuis quelques jours par cette lettre. Nây
avait-il pas un lien avec le courrier du Grand Conseil qui parlait desComitĂ©s de voisinage et de Jo Mitch ? Il sâĂ©tait mĂȘme demandĂ© sâilpouvait sâagir dâun piĂšge contre sa famille. Il sortit la feuille delâenveloppe.
La signature suffit à le rassurer. La lettre était signée de maßtre Clarac,notaire dans les Cimes.
â Ce bon ZefâŠ, murmura-t-il avec un grand sourire.
CâĂ©tait le plus ancien camarade de Sim. Ils Ă©taient nĂ©s le mĂȘme jour etavaient grandi ensemble. Avec El Blue, ils formaient un trio insĂ©parable.Zef Clarac Ă©tait un cancre, un garçon bizarre mais terriblement attachant.Il sâĂ©tait bricolĂ© une carte « dispensĂ© » quâil montrait Ă tous lesprofesseurs. Il Ă©tait dispensĂ© de toutes les matiĂšres. Il restait ainsi Ă jouerdans la cour, du matin au soir. Le petit Sim, penchĂ© sur ses cahiers, leregardait par la fenĂȘtre. Les deux amis ne sâĂ©taient jamais vraiment quittĂ©sjusquâĂ ce que Sim rencontre MaĂŻa. Ă partir de ce jour, Sim LolnessprĂ©fĂ©ra ne plus revoir le jeune Clarac.
Sim avait eu peur. Peur pour MaĂŻa.La vĂ©ritĂ©, Sim avait du mal Ă se lâavouer : Zef Ă©tait simplement un
grand sĂ©ducteur. Il aurait fait craquer nâimporte qui. Il aurait fait rougirune plaque de verglas. Sim, inquiet, nâavait donc jamais parlĂ© de ZefClarac Ă MaĂŻa.
Un jour, Zef avait envoyĂ© un mot oĂč il disait quâil nâen voulait pas Ă Sim dâavoir pris ses distances.
« Moi, aussi, si jâavais un ami comme moi, Ă©crivait-il, je ne luiprĂ©senterais pas ma femme. »
Sim, pas trĂšs fier de lui, se tenait quand mĂȘme au courant des Ă©tapes dela vie de son ami.
Zef Clarac Ă©tait devenu notaire par erreur. Une bĂȘte histoire de pancartemal gravĂ©e par un artisan. Il avait commandĂ© une plaque avec les mots« essuyez vos pieds », et il avait reçu une belle plaque « notaire » quâilaccrocha au-dessus de sa porte. CâĂ©tait plus court, mais aussi efficace pourgarder une maison propre.
Ses amis lâappelĂšrent dâabord maĂźtre Clarac en rigolant, mais quelquespassants vinrent toquer Ă sa porte. Il leur rĂ©pondit poliment. Et comme lespassants Ă©taient plutĂŽt des passantes, il devint un notaire rĂ©putĂ© danslâarbre.
Le 15 septembre, Ă huit heures du matin, MaĂŻa, Sim et Tobie Lolnesstentaient de distinguer une maison Ă travers les grilles dâun portail. CâĂ©taitdans les Cimes et la maison sâappelait Les Houppiers.
Ils étaient arrivés.Ils firent le tour du grillage. Tout était fermé.
MaĂŻa remarqua sur un crochet, prĂšs de la porte, la forme molle du bĂ©retde Sim, qui nâavait pas changĂ© de place en presque six ans. Elle revit danssa mĂ©moire le jeune Sim qui Ă©tait apparu un soir au cours de tricot avecses grosses lunettes et son bĂ©ret.
Ils allĂšrent ensuite au rendez-vous que Clarac leur avait fixĂ©, dans laserre dâhiver au fond du parc de la grand-mĂšre Alnorell. La serre setrouvait au bout dâune branche, assez loin de la maison. Les volets enaccordĂ©on Ă©taient clos mais la porte grande ouverte. ĂclairĂ©e seulementpar la lumiĂšre de la porte, la serre ressemblait Ă un thĂ©Ăątre entiĂšrementvide. Rien ne poussait plus depuis longtemps dans cette serre. Quelquespots vides traĂźnaient dans les coins. Une fine poussiĂšre de feuilles couvraitle sol.
PosĂ©e sur des trĂ©teaux trĂŽnait une boĂźte en longueur fermĂ©e par deuxgros cadenas. MĂȘme le cercueil de Mme Alnorell ressemblait Ă un coffre-fort.
On entendit un pas rĂ©sonner au fond dâun corridor. Sim reconnut lespetits pas de Zef Clarac. Le professeur frissonna. Il regardait sa femme.Allait-elle rĂ©sister ? Zef parut dans le rayon de lumiĂšre.
Physiquement, ce nâĂ©tait pas ça.Nâimporte quelle femme pas trop malsaine aurait prĂ©fĂ©rĂ© une longue
valse corps Ă corps avec une larve de cloporte, plutĂŽt que de serrer la mainde Zef Clarac. Il ressemblait à ⊠rien de bien prĂ©cis⊠Ăventuellement Ă un vieux fromage, en moins tonique.
Zef Ă©tait dâune laideur rare. De trĂšs haut niveau. Sâil avait existĂ© desconcours de laideur, il croulerait sous les mĂ©dailles.
Tobie, Ă qui Sim avait racontĂ© lâhistoire de la carte « dispensĂ© », se ditque Zef aurait dĂ» ĂȘtre dispensĂ© de naĂźtre, de vivre⊠dispensĂ© tout court.Ce devait ĂȘtre une trop grande souffrance pour lui, depuis sa plus tendreenfance, dâavoir Ă se montrer aux autres, ou Ă marcher en public.
MaĂŻa allait dĂ©tourner discrĂštement le regard pour ne pas ĂȘtre malade,mais Zef Clarac dit trois mots en ouvrant les bras :
â Je vous attendais.Et le champignon dĂ©composĂ© se transforma en prince charmant. Quand
il sâanimait, Zef devenait un demi-dieu. Il se dĂ©gageait de cet hommetoute la chaleur, la gĂ©nĂ©rositĂ©, la pĂ©tillance quâon peut rĂȘver chezquelquâun. Il ajouta avec un sourire Ă©clatant :
â Câest une joie de vous connaĂźtre, madame.MaĂŻa marcha vers ces bras ouverts et sây blottit. Elle y serait encore si
son mari nâavait pas donnĂ© une franche accolade Ă Zef.â Mon vieux Zef !MaĂŻa fut Ă©jectĂ©e comme un minuscule insecte quâune pichenette expulse
dâun potage. Tobie vint Ă son tour serrer la main de Zef. Les yeux quemaĂźtre Clarac posa sur lui Ă©taient vifs et attentifs. Tobie eut lâimpressionquâĂ cet instant, il Ă©tait lâĂȘtre au monde qui comptait le plus pour cetinconnu.
Sim sâinterposa Ă nouveau. Il regrettait dĂ©jĂ dâĂȘtre venu.
Heureusement, Tobie et sa mĂšre se rappelĂšrent la prĂ©sence de la grand-mĂšre. Sâavançant plus loin dans la serre, ils allĂšrent se recueillir autour ducercueil.
MaĂŻa pensait Ă son pĂšre.Tobie pensait Ă MaĂŻa.Sim pensait Ă repartir.Zef articula :â Il y a des moments comme çaâŠCette consternante banalitĂ© Ă©tait dite avec une telle intensitĂ© quâelle se
couvrait dâune fine couche dâor. Ce Zef Ă©tait un magicien. Les troisvisiteurs se tournĂšrent vers lui.
Zef enchaßna trÚs vite avec des considérations techniques, ce qui fitbaisser le niveau cardiaque de Maïa et Tobie. Il expliqua :
â VoilĂ . Jâai cru bon de vous Ă©crire rapidement⊠Mme Alnorell estmorte le lendemain du dĂ©part de Jasper Peloux, son argentierâŠ
â Il est parti ? demanda MaĂŻa.â Provisoirement, prĂ©cisa Clarac. Vous savez quâil fait au mois de
septembre la quinzaine des mauvais coucheurs⊠Il parcourt lâarbre avecdeux escogriffes, Shatoune et Loche. Deux grands costauds ultraviolents.Shatoune a des ongles Ă©normes qui doublent la taille de ses mains, et quâilaiguise en pointe. Loche nâa plus de dents. Il les a perdues dans unebagarre. Ă la place, il sâest fait mettre des lames de rasoir. Quand il sourit,on rit aussiâŠ
Zef Clarac sourit Ă son tour. Ce nâĂ©tait pas non plus un sourire demidinette. Ses dents Ă©taient jetĂ©es comme une poignĂ©e de grains desemoule, au hasard sur la gencive. Mais la transparence des yeux de Zefpermettait de voir son Ăąme qui riait avec lui.
â Ces deux-lĂ , Loche et Shatoune, câest le gros Mitch qui les prĂȘte Ă Peloux⊠Ils partent tous les trois, chaque mois de septembre, confisquerles biens des mauvais payeurs de votre mĂšre. Câest une tournĂ©e sordidequâils aiment beaucoup. La quinzaine des mauvais coucheursâŠ
MaĂŻa frĂ©mit. Sa mĂšre ne sâĂ©tait pas amĂ©liorĂ©e pendant son absence.â Non, chĂšre madame, ne croyez pas que votre mĂšre soit devenue un
monstre. Peloux la manipulait. CâĂ©tait juste une vieille dame malheureuse.Il essuya son Ćil gauche qui suintait et reprit dâun ton grave :
â Peloux va revenir demain et voudra mettre la main sur la fortune desAlnorellâŠ
Sim lâinterrompit :â Tant mieux pour lui⊠Merci Zef. On va te laisserâŠIl poussait dĂ©jĂ sa famille vers la sortie.â Merci pour tout⊠Ravi deâŠSoudain, Sim sentit un talon sur son orteil, câĂ©tait le cĂŽtĂ© tranchant de sa
femme. Sim sâarrĂȘta.â Tu peux laisser maĂźtre Clarac terminer, professeur ?Zef toussa, hĂ©sita devant son ami qui sautillait dâun pied sur lâautre.
Tobie regardait sa mĂšre. DĂ©cidĂ©ment, elle le surprendrait toujours. Illâadorait. MaĂźtre Clarac reprit :
â Je dois quand mĂȘme vous expliquer comment elle est morte.Il sortit de sa poche un tout petit objet.â Elle sâest Ă©touffĂ©e avec çaâŠâ Pauvre femme, dit Sim sans grande Ă©motion. Donne-nous ça⊠Ce
sera notre hĂ©ritage, et Ă bientĂŽtâŠâ Oui, dit Zef. Votre seul hĂ©ritage.Les Lolness qui nâavaient aucune envie dâhĂ©riter restĂšrent tout Ă©tonnĂ©s.
Sim balbutia, ravi :â Câest parfait, ça, absolument parfait⊠On prend cette⊠chose et on
rentre. Dâaccord, ma chĂ©rie ?Sim sâapprocha, tendit la main pour prendre le petit objet. Quand il lâeut
entre les doigts, il confia ses lunettes Ă sa femme et sâeffondra comme unvĂȘtement tombĂ© dâun cintre. Ăvanoui, il formait un petit tas blanc dans lapoussiĂšre de la serre.
Zef, Maïa et Tobie se jetÚrent sur lui. Zef ne paraissait pourtant pasétonné de la réaction de Sim. Il lui donnait des petites claques, en disant :
â Je vais tâexpliquer⊠RĂ©veille-toiâŠMaĂŻa lui tenait la main. Le poing de Sim Ă©tait solidement fermĂ© sur
lâobjet. Les couleurs revinrent peu Ă peu sur ses joues. Il battit despaupiĂšres et dit :
â La pierre de lâarbreâŠSa main se dĂ©tendit et sâouvrit. CâĂ©tait bien la pierre de lâarbre.
19
La pierre de lâarbre
Elle nâavait rien de magique. Elle ne donnait ni la jeunesse Ă©ternelle, nilâintelligence. Elle ne rendait pas invincible ou invisible. Elle nepermettait pas de voir au travers dâun mur, dâune robe ou dâun cerveau.Elle ne faisait pas voler, parler aux insectes, crier des phrases comme :« La force de lâarbre est avec moi ! » Elle ne se transformait pas en lutinsautillant, en fĂ©e pulpeuse, en Ă©pĂ©e, en dragon, en lampe ou en gĂ©nie. Sonseul pouvoir venait de son prix. La pierre de lâarbre coĂ»tait trĂšs cher.Point, Ă la ligne.
Elle coĂ»tait cher, parce quâelle Ă©tait rare. CâĂ©tait la seule pierre de toutlâarbre. Elle Ă©tait gardĂ©e sous la salle du Conseil, prise dans une nervuredu bois. Depuis toujours elle se trouvait lĂ . Elle appartenait Ă lâarbre.
Le Conseil Ă©tait chargĂ© de la surveiller. Le but Ă©tait simple. La pierregarantissait que lâarbre serait toujours le plus riche et que personne neprendrait jamais le pouvoir sur lui. Elle Ă©tait le trĂ©sor de lâarbre,lâassurance de sa libertĂ©.
â Mais elle nâa pas de prix ! sâexclama Sim.â Cher ami, dit Zef, notre amitiĂ© nâa pas de prix, ton fils non plus, mais
la pierre en a un, trÚs précis. Quatre milliards.
Cette fois il nây eut pas un seul Lolness pour sursauter ou sâĂ©vanouir.Lâargent, câĂ©tait comme les mille cravates de Mano. Ăa leur faisait unebelle jambe.
â VoilĂ ce qui sâest passé⊠Peloux a convaincu Mme Alnorell que safortune Ă©tait en danger et que des bandits risquaient de la lui dĂ©rober. Elledevait pouvoir la surveiller. Sâasseoir dessus pour la garder. Alors, Pelouxlui a dit dâacheter la pierre.
â Acheter la pierreâŠ, rĂ©pĂ©ta Sim, incrĂ©dule.â Elle avait exactement quatre milliards et vingt-cinq centimes dans ses
rĂ©serves. Le Conseil a cĂ©dĂ©. Mme Alnorell a achetĂ© la pierre et sâest assisedessus.
En grimaçant, Sim rendit au notaire la pierre quâavait couvĂ©e sa belle-mĂšre. Clarac continua :
â Bien sĂ»r, Peloux est Ă la botte du gros Mitch⊠Il comptait rĂ©cupĂ©rerla pierre quand la vieille dame mourrait. Mais Peloux et Mitch avaientoubliĂ© que Mme Alnorell aimait beaucoup lâargent. ĂnormĂ©ment. Elleavait obĂ©i Ă Peloux parce que la pierre faisait une taille raisonnable qui luipermettait de rĂ©aliser son plan.
â Son plan ? demanda Tobie.â Le lendemain du dĂ©part de Peloux, ta grand-mĂšre a entendu un bruit.
Elle a pensĂ© que câĂ©tait les bandits quâon lui avait fait redouter. Elle a prissa pierre, elle a voulu lâavaler.
Tobie Ă©carquilla les yeux.â CâĂ©tait ça, son plan, jeune homme. Emporter sa fortune dans son
cercueil. Avoir une fortune qui sâavale. Le bruit quâelle avait entendu,câĂ©tait juste mon ami le docteur Pill qui venait tous les soirs lui piquer lafesse gauche. Ă force dâĂȘtre assise sur la pierre, elle avait des douleursterribles que le docteur soignait par des piqĂ»res. Pill a entendu un bruitdâĂ©touffement. Il a forcĂ© la porte. Trop tard ! La pierre sâĂ©tait coincĂ©e dansla gorge. Elle est morte sans souffrance.
Zef fit une pause respectueuse.â Le doc a retirĂ© la pierre avec une pince Ă Ă©piler. Il est venu me
chercher. Jâai prĂ©fĂ©rĂ© rĂ©gler discrĂštement lâaffaire en vous prĂ©venant.Sim Ă©tait vraiment perplexe. Il mĂąchait nerveusement une boule de
gomme. Lâargent ne lâintĂ©ressait pas, mais lâarbre le prĂ©occupait par-dessus tout. Laisser Mitch sâapproprier la pierre, câĂ©tait lui donner tous lespouvoirs et condamner lâarbre Ă la pire destruction.
MaĂŻa avait pris la pierre. Il fallait reconnaĂźtre que câĂ©tait quelque chosede trĂšs beau, comme une pelote de sĂšve de la taille dâun gros bouton,parfaitement transparente, oĂč toutes les couleurs alentour venaient sebaigner aussi joyeusement quâune bande dâenfants qui sâĂ©claboussent.Tobie sâapprocha pour voir.
Quelques minutes plus tard, ils avaient pris leur décision. Ils devaient
repartir aussitĂŽt. Personne ne saurait quâils Ă©taient venus. MaĂźtre Claracsâoccuperait seul des obsĂšques de Mme Alnorell. On glisserait le cercueildans le tube dâune plume, dans la tradition des grandes familles. Avec ledocteur Pill, ils iraient la jeter au bout de la branche, Ă la nuit tombĂ©e. Unemort digne pour une vieille femme indigne.
Le plan Ă©tait simple. Quand Peloux, Shatoune et Loche arriveraient lelendemain, le notaire les accueillerait avec son bon sourire en leur disantque la vieille dame Ă©tait morte en sâĂ©touffant Ă cause dâun objet nonidentifiĂ©, et que son corps devait actuellement planer au-dessus desnuages. Il ne parlerait pas de la pierre. Zef passerait sĂ»rement un mauvaisquart dâheure, mais, comme il disait, quâest-ce quâun quart dâheure dansune vie ?
Les Lolness devaient partir immédiatement. Ne pas rester une minute deplus. Sim glissa la pierre dans sa poche.
â ? Je ne vous demande quâune chose, dit Zef Clarac. Passez chez moi.Je vous donnerai quelques provisions. Et vous ferez un brin de toilette,madameâŠ
« Ouh lĂ lĂ Ă Ă , pensa Sim avec indulgence, le charmeur de serpent part Ă lâattaque⊠Planquez-vous ! Les femmes et les enfants dâabord ! »
â Tu es gentil, mon bon Zef, dit-il de la voix la plus calme possible,mais il faut quâon y aille. Merci pour tout.
â Sâil vous plaĂźt, insista Zef, jâhabite Ă deux branchettes dâici. Faites-lepour moi. Vous ne pouvez pas repartir comme ça.
â Non, vraiment, rĂ©pĂ©ta Sim qui commençait Ă sâagacer.Zef se tourna vers MaĂŻa.â Madame, puis-je vous demander de faire usage de votre autoritĂ© ?â Ăa ne serait pas sĂ©rieux, rĂ©pondit-elle.â Madame, madameâŠZef avait sorti ses deux derniĂšres flĂšches : elles touchĂšrent au but. Il
serrait sa main sur son cĆur, le regard plus vertigineux que jamais.Mme Lolness cĂ©da. MaĂŻa pensa : « Il est irrĂ©sistible. » Sim pensa : « Il estincorrigible », et il recommença Ă mĂącher sa boule de gomme. Il savaitdepuis toujours que Zef, avec ce charme maladif, le conduirait Ă sa perte.
Ils sortirent donc tous les quatre, aprĂšs sâĂȘtre inclinĂ©s une derniĂšre foisdevant la dĂ©pouille de Radegonde. Sim suivait dâun peu plus loin, entraĂźnant les pieds. Le quartier avait beaucoup changĂ©. CâĂ©tait, Ă lâorigine,un des plus beaux espaces des Cimes. Des fines branches bien aĂ©rĂ©es. Leterrain entre les maisons Ă©tait maintenant gangrenĂ©, grouillant de gensaffairĂ©s, avec de tous cĂŽtĂ©s des passages percĂ©s au hasard.
Personne ne les remarqua vraiment, car personne ne remarquaitpersonne. Le monde avait changé.
â Les choses ne changent pas pour rien, grognait Sim.Tobie voyait sur les murs des affichettes « PelĂ©s = danger ».Ils arrivĂšrent rapidement chez Zef. La plaque « notaire » Ă©tait bien lĂ ,
astiquĂ©e de prĂšs. MaĂźtre Clarac chercha sa clef assez longtemps sous unfragment dâĂ©corce. Il finit par la trouver.
â Câest curieux, je ne la mets jamais lĂ .Sim qui nâavait pas vu la scĂšne continuait Ă bougonner :â Les choses ne changent pas pour rienâŠEt il avait raison.
Zef ouvrit la porte et rentra, suivi de MaĂŻa et de Tobie. LâentrĂ©e se
faisait par une petite piĂšce avec une seconde porte fermĂ©e. Ce devait ĂȘtrela salle dâattente du notaire. Sim Ă©tait restĂ© sur le paillasson et se frottaitles pieds en plaisantant bien fort :
â Je mâessuie les pieds, maĂźtre Clarac⊠Vous devriez mettre uneplaque !
Zef, qui nâaimait pas trop quâon parle de cette histoire de plaque, luifaisait signe de se taire. Mais Sim restait perchĂ© sur le paillasson.
Zef, dâun geste, poussa Tobie et MaĂŻa qui ne comprenaient pas laplaisanterie du professeur. Il les fit rentrer dans le grand salon.
Ils dĂ©couvrirent alors cette scĂšne que, des mois aprĂšs, Tobie mit troisjours Ă peindre sur le mur de la grotte. Cette scĂšne qui lui tira des larmes Ă chaque trait dessinĂ© dâun doigt tremblant sur le bois.
Il y avait beaucoup de monde dans le salon de maĂźtre Clarac. Huitpersonnes en plus des nouveaux venus.
Le premier quâon voyait, parce quâil Ă©crasait la totalitĂ© du canapĂ© sousson postĂ©rieur, câĂ©tait Jo Mitch.
Quand il les vit entrer, il fit un sourire. Ou quelque chose de procheâŠEn tout cas, on vit une ou deux dents jaunes sur le cĂŽtĂ©, derriĂšre le mĂ©got.
Il fit aussi entendre un clapotement des bajoues, suivi dâun borborygmevenu du fond de la gorge. Oui, ce devait ĂȘtre sa maniĂšre de sourire.
Juste derriĂšre le canapĂ©, il y avait les deux rĂ©pugnants de service,Limeur et Torn. Ils avaient pris quelques annĂ©es depuis lâaffaire BalaĂŻna,mais lâavantage des tĂȘtes de cadavres, câest quâelles ne vieillissent pas.
Un peu Ă droite, sur un fauteuil, M. Peloux avait les pieds qui netouchaient pas le sol. Il ressemblait Ă un petit garçon trop sage qui auraitĂ©tĂ© moulĂ© dans la cire. Ă cĂŽtĂ© de lui, Tobie dĂ©couvrit avec dĂ©goĂ»t lasilhouette de Toni Sireno, lâassistant de Sim Lolness, rouge de confusion.Il avait choisi son camp. Il Ă©tait passĂ© de lâautre cĂŽtĂ©.
Enfin, de part et dâautre de la porte, deux ombres gracieuses encadraientdĂ©jĂ nos amis. Sans les avoir jamais vus, Tobie reconnut aisĂ©mentShatoune et Loche. Shatoune se grattait le nombril avec un ongle de lataille dâune faucheuse. Loche avait entre les dents un bout de toile cirĂ©e,ou dâimpermĂ©able. Le mĂȘme impermĂ©able que celui qui pendait auportemanteau du salon, au fond Ă gauche, trĂšs en hauteur : un impermĂ©ablevert.
Zef reconnut ce manteau accrochĂ© au mur. CâĂ©tait celui de son ami, ledocteur Pill. Pas difficile dâĂȘtre sĂ»r que câĂ©tait bien le sien, puisque ledocteur lui-mĂȘme pendait encore dedans, inconscient.
AprĂšs un temps de silence, tout naturel entre des gens qui nesâattendaient pas Ă se retrouver ainsi, Jo Mitch fit avec ses dents un assezlong bruit de friture. Limeur sâempressa de traduire :
â On nâespĂ©rait pas vous trouver en si bonne compagnie, maĂźtre Clarac.Câest une surpriseâŠ
â Et câest une joie, ajouta Peloux.Mitch lĂącha un « grrrrrrrr⊠» qui ferma le bec Ă Peloux jusquâĂ la fin
de la conversation. Limeur reprit :â Mais je crois quâil y a aussi le professeur. Bonne nouvelle⊠je ne
voyais que la grognasse et le chiard.En effet, Sim Ă©tait apparu derriĂšre MaĂŻa, Tobie et Zef. Plus tard, il se
demanda sâil aurait mieux fait de sâenfuir avant quâon ne remarque saprĂ©sence. Mais sur le moment, il ne pensa pas un instant abandonner sa
femme et son fils. Il vint mĂȘme se mettre devant eux et lança un regardnoir Ă Toni Sireno, quâil venait de reconnaĂźtre. Limeur prĂ©cisa :
â Pour tout vous dire, on nâattendait personne dâautre que maĂźtre Clarac.Un de vos amis, le docteur Pill, vient tout juste de nous confier queMme Alnorell est morte et que le notaire sâest chargĂ© de ses affaires.
Zef regarda Pill, pendu par le col au portemanteau. Il connaissait ledoc : sâil avait avouĂ©, câĂ©tait sous la plus infĂąme torture, et il luipardonnait dĂ©jĂ . Mais Zef tremblait dâhorreur et de culpabilitĂ© dâavoirmenĂ© involontairement les Lolness dans ce piĂšge.
â On vous attendait donc pour savoir oĂč trouver le corps, et lesâŠÂ« affaires » en question⊠Avec M. Peloux, on sâoccupera de tout.
Sim prit la parole :â Le corps de ma belle-mĂšre est dans la serre dâhiver. Il mĂ©rite le
respect. Quant aux « affaires »⊠elles reviennent à ma femme qui est safille unique.
Normalement, quand toute une salle se met Ă rire, il flotte une joiecĂ©leste, câest un avant-goĂ»t dâĂ©ternitĂ©. Mais quand les six acolytes de JoMitch Ă©clatĂšrent de rire, Tobie eut envie de se boucher les oreilles. CâestJo Mitch lui-mĂȘme qui fit taire sa basse-cour.
Il demanda lâaide de Torn et Limeur pour se lever du canapĂ©. Une poulieet un monte-charge nâauraient pas Ă©tĂ© de trop.
Une fois debout, il Ă©tait tellement Ă©puisĂ© quâil lui fallut presque uneminute pour retrouver son souffle. Il fit les quelques pas qui le sĂ©paraientdu professeur et sâarrĂȘta devant lui. Mitch le contempla fixement, commesâil avait quelque chose sur le nez puis, levant les doigts vers le visage deSim, il attrapa ses nouvelles lunettes et les Ă©crasa dans sa main. Mitch jetales brisures de lunettes sur le sol, regagna le canapĂ© et sâĂ©croula dedans,soulagĂ©.
Sim nâavait pas bougĂ©. MaĂŻa fermait les yeux. Une mince larme Ă©taitdans le coin de son Ćil. Mais elle serrait les dents, en se rĂ©pĂ©tant : « Je nedois pas pleurer. Je ne dois pas pleurer. »
La larme dut entendre son cri silencieux. Elle mit juste le nez dehors etdisparut.
Tobie et Zef nâavaient pas quittĂ© Sim des yeux.Câest Torn qui reprit la parole :â Le Grand Voisin a beaucoup dâhumour⊠Il aime ces petites
taquineries qui Ă©gaient la vie etâŠ
Mitch laissa entendre un bruyant « Rhhhaaaa⊠glglglgl⊠burpb⊠»difficile Ă interprĂ©ter. Torn sâĂ©claircit la voix et enchaĂźna :
â On va juste vous laisser cinq minutes pour nous donner deux choses :la pierre et la boĂźte noire de BalaĂŻna.
Sim tenta de dissimuler sa surprise. Il jeta un coup dâĆil Ă Toni Sirenoqui se balançait dâun pied sur lâautre, gĂȘnĂ© devant son ancien patron.
Ainsi, ces canailles pensaient toujours Ă la boĂźte noireâŠCe que le professeur ne savait pas, câest quâils y pensaient tellement que
quatre-vingt-dix chercheurs Ă©taient penchĂ©s sur la question depuis cinqans, sous la direction de Sireno. CâĂ©tait lâobsession de Jo Mitch. Il voulaitle secret de cette boĂźte noire.
Torn demanda Ă Loche de compter cinq minutes. Loche prit un airennuyĂ© et fit signe Ă Shatoune qui se rongeait Ă distance lâongle du petitdoigt. Aucun des deux ne savait compter jusquâĂ cinq. Ils implorĂšrentPeloux du regard. Celui-ci se mit Ă compter au rythme des secondes :
â Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dixâŠLes quatre personnes interrogĂ©es regardaient droit devant elles. Tobie se
tourna juste un instant vers le corps du docteur Pill accroché auportemanteau. Il bougeait encore.
Les cinq minutes passĂšrent trĂšs vite. Personne ne disait un seul mot.Loche sâaiguisait les dents les unes contre les autres. Il sentait quâil allaitdevoir passer Ă lâaction. Lâimpatience lui mettait une mousse blanche aucoin des lĂšvres.
à la fin du temps réglementaire, Mitch grogna. Torn traduisit ensimultané :
â Eh bien, on va chercher nous-mĂȘmesâŠIl hurla :â Fouillez-les !Comme Shatoune ne savait pas par qui commencer, Limeur dit :â Dâabord la verrue.Shatoune faillit hĂ©siter, mais Zef Clarac sâavançait dĂ©jĂ .Ăa ne pouvait ĂȘtre que lui. Depuis tout petit, il Ă©tait ça : la verrue, le
monstre, le dĂ©gueu, la cloque, la pustule, la tache, la fissure oulâimmondice. Zef Clarac souriait. Il avait choisi dâĂȘtre un monstreĂ©tincelant, une pustule ensoleillĂ©e, une flamboyante verrue.
Tobie remarqua que face Ă lâimmonde troupe de Jo Mitch, Zef avait lâairdâun prince.
Shatoune hĂ©sita presque Ă sâapprocher de tant de fiertĂ©. Il plaquafinalement ses mains dĂ©goĂ»tantes sur Zef et commença Ă le fouiller. On netrouva sur lui que la clef de sa maison. Loche le poussa de lâautre cĂŽtĂ© dela piĂšce.
MaĂŻa fit un pas en avant.â Câest mon tour. Est-ce quâil y a une femme pour me fouiller ?Quelques ricanements accueillirent la question. Mitch bredouilla :â MiâŠnouilleâŠka !Torn cria :â Faites entrer Minouilleka !Loche sortit juste le temps de faire venir quelquâun qui devait ĂȘtre
dehors à monter la garde. Cette personne eut du mal à franchir la porte.Elle dut se courber beaucoup, et rabattre vers le centre ses formesgénéreuses.
Le seul moyen de dĂ©crire Minouilleka est de dire que câĂ©tait unemontagne. Ă part ça, elle avait un visage assez doux, les cheveux coupĂ©sau carrĂ©. Elle ne faisait pas peur.
MaĂŻa lui fit un sourire. Minouilleka sâapprocha dâelle et fouilladĂ©licatement ses poches, ses ourlets, ses doublures, avec beaucoup deconcentration. De la tĂȘte, elle fit non Ă Limeur. MaĂŻa Lolness rejoignit Zefde lâautre cĂŽtĂ© du salon. Minouilleka sortit discrĂštement, ce qui nâĂ©tait pasfacile pour elle.
On fouilla ensuite Tobie de la mĂȘme façon. Ă la fin, Limeur dit enregardant Tobie avec dĂ©goĂ»t :
â Le pire, câest que les ordures, ça fait aussi des petits.Tobie rĂ©pliqua sans rĂ©flĂ©chir :â Des petits ? Vous nâĂȘtes plus si petit, vous savezâŠLimeur mit un certain temps Ă comprendre, mais Sim Lolness bondit et
donna une grosse claque sur lâarriĂšre de la tĂȘte de Tobie. Ses cheveuxvolĂšrent. Sim cria :
â Nâinsulte pas le monsieur !Tobie redressa immĂ©diatement la tĂȘte en tremblant et se prĂ©cipita, dos
au mur, Ă cĂŽtĂ© de sa mĂšre. Il Ă©tait sonnĂ©, dĂ©composĂ©. MaĂŻa ouvrait degrands yeux. CâĂ©tait la premiĂšre fois que Sim frappait son fils.
Tout le monde observait, lâun aprĂšs lâautre, Tobie et son pĂšre. Leprofesseur Ă©tait en train de perdre la tĂȘte. De perdre son Ăąme.
Ils avaient gagnĂ©.Ce grand savant, cet homme unique, allait sâeffondrer Ă cause dâeux.
MaĂŻa vit son mari tomber, les deux genoux au sol, la tĂȘte dans les mains.â Je nâen peux plus⊠JâarrĂȘte⊠Je dirai tout. Je donnerai tout.Les yeux myopes de Sim Lolness pleuraient Ă chaudes larmes.
Le visage de Tobie se durcit.
Ne montrez jamais Ă un enfant son pĂšre en train de trahir.
20
La branche creuse
Tous les occupants du salon de maĂźtre Clarac Ă©taient en Ă©tat de choc.MĂȘme le camp Mitch semblait touchĂ© par le dĂ©shonneur du professeurLolness.
Jo Mitch se voyait dĂ©jĂ maĂźtre du secret de BalaĂŻna. Les rĂ©serves desĂšve brute quâil accumulait allaient enfin servir. Avec des charançonsmĂ©caniques, la destruction de lâarbre irait deux fois plus vite.
Les projets de Jo Mitch Ă©taient simples, ils tournaient autour dâun mot :le trou. Depuis sa naissance, Mitch voulait faire des trous. Des petits, desgrands, des trous partout. CâĂ©tait comme une maladie ou unedĂ©mangeaison. Il rĂȘvait de faire de la vie un grand trou. Pour ce projet fou,il lui fallait beaucoup dâargent.
En avouant tout, Sim Lolness rendait possible le seul rĂȘve qui poussaitdans le grand trou noir du cerveau de Jo Mitch.
Quinze ans plus tÎt, Jo Mitch était encore un modeste garde-frontiÚre.La frontiÚre traçait alors une simple ligne autour du tronc principal, à la
base des Basses-Branches. Mitch vivait dans un antre puant avec deuxcharançons quâil avait dressĂ©s.
AprĂšs la mort dâEl Blue, survenue alors quâil passait la frontiĂšre, JoMitch profita du trouble gĂ©nĂ©ral pour mettre ses charançons au travail. Ilcommença Ă creuser une tranchĂ©e profonde sur son secteur desurveillance.
Le Conseil de lâarbre fĂ©licita ce jeune garde-frontiĂšre inconnu quiconsacrait son temps libre Ă creuser pour la sĂ©curitĂ© de lâarbre. Seul leprofesseur Lolness et quelques vieux fous sâĂ©levĂšrent contre cetteinitiative. Sim fit un discours qui sâappelait « LâĂ©gorgeur », et quiracontait comment cette tranchĂ©e creusĂ©e tout au long de la frontiĂšrecoupait les veines de lâarbre et le mettait en pĂ©ril. On sâĂ©cria : « Il est douĂ©mais il exagĂšre, ce Lolness. BientĂŽt, on nous interdira de couper du pain,pour Ă©viter de faire mal aux tartines ! »
Jo Mitch profita de ce petit succĂšs et commença Ă Ă©lever quelquescharançons quâil louait pour creuser des maisons.
Jo Mitch Arbor Ă©tait nĂ©. Lâentreprise se mit Ă grandir comme un petitogre. Avec le systĂšme BalaĂŻna, lâogre allait devenir adulte.
Devant lâeffondrement de Sim, les larmes de MaĂŻa rĂ©apparurent. Cettefois, elles roulĂšrent sur ses joues, voulurent rentrer Ă la commissure de seslĂšvres mais se rĂ©fugiĂšrent finalement dans son col. Zef lui tendit unmouchoir quâelle ne vit mĂȘme pas.
Tobie gardait son regard glacé posé sur son pÚre. Il voyait se fissurer detous cÎtés la fierté des Lolness.
Torn sâapprocha de Sim Lolness, il posa la main sur son Ă©paule.â Courage, professeur, vous ĂȘtes un brave homme.Tobie vit son pĂšre frĂ©mir sous la main. Un compliment, dit par un
salopard, fait aussi plaisir quâune bonne crĂšme servie dans un cendriersale.
Sim inspira et dit :â Avant de vous expliquer oĂč est la pierre⊠je vais vous conduire Ă la
boĂźte noire.â Dites-nous simplement oĂč elle est.â Câest impossible, je dois venir avec vous. Sans moi, vous ne trouverez
jamais.Limeur regarda son chef qui semblait ronfler tout éveillé. Jo Mitch agita
la tĂȘte. Limeur dit :â Vous ne sortirez pas dâici.Pour cette bande de retardĂ©s, un savant comme Sim Ă©tait une espĂšce de
sorcier, capable de se volatiliser, ou de leur glisser entre les doigts dĂšsquâil sortirait de la piĂšce. Sim ne semblait pas surpris de cette rĂ©action.Mais il prit un ton contrariĂ© pour dire :
â Alors⊠Mon fils vous emmĂšnera.Tobie sursauta. Son pĂšre Ă©tait fou. Tobie nâavait pas vu la boĂźte noire
depuis des siĂšcles et ne savait rien dâelle. Son pĂšre Ă©tait devenucomplĂštement fou.
Mitch grommela quelque chose dâencore plus inaudible. Torn et Limeurse penchĂšrent au-dessus du canapĂ© en tendant lâoreille, il leur envoya unebaffe flasque Ă chacun. Limeur gĂ©mit :
â Le Grand Voisin est dâaccord. Votre fils va y aller avec Shatoune etLocheâŠ
â De parfaites nounousâŠ, ajouta Torn.Loche sourit, il se coupa les lĂšvres avec les dents. Un peu de sang se
mĂȘlait Ă la bave. Quant Ă Shatoune, il ricanait plus franchement encore enrĂ©pĂ©tant :
â Nounous⊠Nous, nounousâŠ
Tobie ne comprenait plus rien à rien. Pas plus que Maïa qui regardaitson petit bonhomme, envoyé par un pÚre déséquilibré pour accomplir cetteimpossible mission.
Un simple regard de Sim, celui avec le froncement du nez, celui desgrands moments, renversa lâĂ©tat dâesprit de Tobie. Sim lui lançait unappel. Il lui demandait quelque chose. Un petit espoir venait en renfort dugarçon.
Tobie comprit dâabord que sa mission Ă©tait de gagner du temps.Il se rappelait que le seul des quatre qui nâavait pas Ă©tĂ© fouillĂ© Ă©tait son
pĂšre, et quâil avait encore la pierre dans sa poche. La scĂšne de crise duprofesseur pouvait ĂȘtre une ruse.
Tout nâĂ©tait pas perdu.En bonne nounou, Shatoune tendit Ă Tobie sa main de tueur. Tobie refusa
de la prendre et mit les siennes dans ses poches. Il passa devant les deuxdingos. Il allait sortir quand, au dernier moment, il se retourna. Tobiecroisa dâabord le visage inondĂ© de sa mĂšre qui le fit fondre, puis il setourna vers son pĂšre qui se grattait lentement la joue. Le professeur luilança une phrase aussi bĂȘte que :
â Et ne recommence pas Ă te faire malâŠCâĂ©tait idiot, dĂ©placĂ©, ridicule.Mais quand il franchit la porte, Tobie en avait la certitude, le regard de
son pĂšre Ă©tait un regard dâadieu. Un regard qui lui disait : « Pars, mon fils.Ne tâarrĂȘte jamais. »
Pour lâinstant, Tobie Ă©tait suivi dâun quart de millimĂštre par deuxpsychopathes. Il aurait eu du mal Ă partir. Mais son petit cerveau, librecomme lâair, tournait dans tous les sens.
Pas de pire situation au monde que la sienne. Mais puisque son pĂšrelâavait conduit lĂ , et que quelques indices lui laissaient espĂ©rer que SimnâĂ©tait pas fou, il devait y avoir un sens Ă tout cela. Pour lâinstant, ilmarchait tout droit sur la branche, sans aucune idĂ©e de lâendroit oĂč ilallait.
Il avait dans la tĂȘte la rĂšgle dâor de son pĂšre : « Les choses ne changentpas pour rien. » La clef de tout devait ĂȘtre lĂ .
Pourquoi le professeur avait-il brusquement changé ?Suivi de prÚs par ses lugubres nounous, il commença par mettre au clair
les principaux changements. Dâabord la claque donnĂ©e Ă Tobie, ensuite lapromesse de livrer ses secrets, enfin la derniĂšre phrase : « Et nerecommence pas Ă te faire mal. »
Sim avait beau ĂȘtre un pĂšre normal, maladroit comme un autre, il nedisait jamais ce genre de choses : « Fais attention », « Tu vas encore tebarbouiller », « Ne te casse pas une jambe »âŠ
Sâil parlait pour la premiĂšre fois de cette façon, ce nâĂ©tait pas pour rien.« Ne recommence pas Ă te faire mal. » DrĂŽle de conseil quand on envoie
son fils au casse-pipe. Tobie fit appel aux mots pour lâĂ©clairer.Et les mots lui offrirent aussitĂŽt une piste Ă suivre.La seule fois oĂč il sâĂ©tait fait vraiment mal, câĂ©tait aux Houppiers, dans
la petite branche creuse du bout du jardin. Il en gardait la cicatrice sur lajoue⊠Il repensa au geste de son pÚre qui avait montré sa joue en donnantle conseil. Tobie souriait intérieurement.
Le jardin des Houppiers. VoilĂ oĂč il devait aller.Il fit brusquement demi-tour et se retrouva face Ă Shatoune et Loche qui
le considĂ©raient en louchant.â Je me suis trompĂ©. Câest par lĂ .Loche fit briller les lames de ses dents. Il nâaimait pas quâon le balade.
Shatoune prĂ©vint Tobie :â Gaffe, bĂ©bĂ©âŠCe que lâon peut traduire en langage post-prĂ©historique par : « MĂ©fiez-
vous, jeune homme. »Ils sâĂ©cartĂšrent et le laissĂšrent passer entre eux.Pour rejoindre Les Houppiers, ils devaient traverser une branche
secondaire et tourner Ă droite sous quelques feuilles dorĂ©es par le dĂ©but delâautomne.
Ils arrivĂšrent Ă la grille, toujours fermĂ©e par une chaĂźne cadenassĂ©e.â Câest lĂ , dit Tobie, terrorisĂ© dâĂȘtre dĂ©jĂ arrivĂ© au but.Il pensait aux quelques minutes quâil allait gagner, le temps dâouvrir la
grille, mais Loche avait déjà donné dans la chaßne un grand coup de dents,et Shatoune fit voler le portail.
â Câest bon ! dirent-ils ensemble, en chantant comme dâaffreuxchoristes.
Tobie contourna la maison. Il vit le bĂ©ret de son pĂšre, suspendu. Il vitles petits carreaux brisĂ©s des fenĂȘtres, les rideaux dĂ©chirĂ©s, le jardinredevenu sauvage. Des herbes folles avaient pris racine dans la poussiĂšrede lâĂ©corce. Les mains ballantes de Shatoune faisaient une tondeuseinvolontaire.
« Et maintenant ? pensait Tobie. Et maintenant ? »Il savait que la boĂźte noire nâĂ©tait pas lĂ . Quâattendait de lui son pĂšre ?Il arriva face Ă la petite branche creuse. Devant lui, sous ses pieds,
sâenfonçait le trou de son accident. CâĂ©tait le fond du jardin. Il ne pouvaitpas aller plus loin.
Cette fois, sâil faisait demi-tour, il se retrouverait en fines lamelles auxpieds de Loche et de Shatoune. Munis, Ă tout casser, dâun cerveau pourdeux, ces fĂȘlĂ©s nâĂ©taient pas trĂšs portĂ©s sur la patience.
Une derniĂšre fois, Tobie fit tourner son imagination. Il rĂ©alisa que sonpĂšre lâavait envoyĂ© dans le seul lieu quâil lui interdisait autrefois. Câest lĂ quâil lâavait rattrapĂ©, au dernier moment, quand Tobie Ă©tait tout petit. Il luiavait dit : « Quand tu auras treize ans, je serai rassuré⊠Tu seras tropgrand pour pouvoir rentrer dans le trou de cette branche morte. Mais pourlâinstant, ne tâapproche pas trop. »
DerriĂšre lui, Shatoune et Loche, sâagitaient.â Alors, bĂ©bĂ© ? dit Shatoune.â Câest lĂ , rĂ©pondit Tobie mĂ©caniquement.â OĂč lĂ ? demanda Shatoune.Et ils rirent une bonne minute en rĂ©pĂ©tant : « Ouhla, ouhla, ouhla ? »Ce genre dâhumour raffinĂ© aurait pu les occuper une heure au moins.
Mais quand ils reprirent leur souffle entre deux hoquets, ils découvrirentTobie au fond du creux de la branche.
Ils sâarrĂȘtĂšrent instantanĂ©ment et se penchĂšrent vers le trou.Tobie nâavait pas rĂ©flĂ©chi. Il allait avoir treize ans le lendemain, câĂ©tait
le dernier jour pour faire cette grosse bĂȘtise. Il Ă©tait rentrĂ© dans la brancheinterdite. CâĂ©tait le plan de son pĂšre. Il nâen doutait plus.
Il voyait au-dessus de lui les tĂȘtes de ses gardiens.â Gaffe, bĂ©bĂ©, rĂ©pĂ©ta Shatoune.Mais Tobie avait disparu dans la petite branche.
Shatoune voulut y glisser sa tĂȘte. Elle ne passait pas. Il enfonça donc la
main et le bras. Ses ongles lacĂ©raient les parois du tunnel. Par malheurdeux coups de griffes atteignirent Tobie Ă chaque Ă©paule. Il saignait.Shatoune regarda son collĂšgue. Loche trĂ©pignait. Il poussa Shatoune dâungrand coup de coude, enjamba le trou et se mit de lâautre cĂŽtĂ©.
Allongé de tout son long sur la branche, Loche commença à ronger avecses dents les contours du trou. Chaque coup de mùchoire faisait sauter des
Ă©clats de bois.Rarement on avait vu chez quelquâun autant dâĂ©nergie pour scier la
branche sur laquelle il Ă©tait couchĂ©.De lâautre cĂŽtĂ©, Shatoune, perplexe, observait la scĂšne qui lui rappelait
une histoire drĂŽle. Mais laquelle ?Au premier craquement, il se rappela lâhistoire en question. Loche avait
relevĂ© la tĂȘte. Ă voir lâexpression de terreur sur son visage, il semblaitaussi connaĂźtre lâhistoire de lâimbĂ©cile quiâŠ
Crrrrrrrrraaaaaaac ! Dans un bruit Ă©pouvantable la branche acheva de sebriser. Loche, agrippĂ© Ă lâimmense vaisseau de bois, partait vers lâinconnuen hurlant :
â Toooooooooooo⊠biiiiiiiieâŠShatoune le regarda tomber et se cogner de branche en branche pour
disparaĂźtre dans les profondeurs de lâarbre. Il parvint juste Ă dire :â Ben, LocheâŠ
Il mit un certain temps avant de rĂ©aliser que Tobie avait disparu avecLoche. Mais il rĂ©pĂ©tait « Ben, Loche⊠Looooche⊠», dâun aircomplĂštement Ă©garĂ©.
Une patrouille envoyĂ©e le soir mĂȘme par Jo Mitch retrouva Shatoune aufond du jardin des Houppiers, toujours debout, Ă la cassure de la branche.
Les hommes de Mitch lâapprochĂšrent lentement pour ne pas lâeffrayer.Quand on lui demanda ce qui Ă©tait arrivĂ©, il rĂ©pĂ©tait « Looooooche⊠»,comme la tĂȘte dâun dĂ©capitĂ© qui rappelle sa moitiĂ©. Les hommes de lapatrouille firent un pas de plus vers lui.
â Looooooooche, coassa une derniĂšre fois Shatoune.Et il sauta dans le vide.Mais le nom quâil hurla en tombant et quâon entendit sâĂ©loigner et se
rĂ©percuter, nâĂ©tait pas le nom de Loche. Il vocifĂ©rait :â Toooooooooooo⊠biiiiiiiiiiieâŠLes cinq ou six soldats se penchĂšrent, effarĂ©s. Le bruit ameuta tout le
quartier.
Ă un petit millimĂštre sous leurs pieds, installĂ© aux premiĂšres loges pourvoir le spectacle, quelquâun murmura pour lui-mĂȘme :
â Pauvre ShatouneâŠCâĂ©tait Tobie.Quand il Ă©tait descendu dans le trou de la branche, il avait constatĂ© que
le tunnel de bois rongĂ© partait de deux cĂŽtĂ©s. Par rĂ©flexe dâhabituĂ©, il Ă©taitallĂ© du cĂŽtĂ© du bois sain, en amont de lâendroit oĂč la cassure sâĂ©tait faite.Câest lĂ quâil avait reçu les deux coups de griffes de Shatoune. Il avaitensuite vu devant lui la branche sâeffondrer avec le corps de Loche⊠Lepauvre Loche croisa son regard en tombant, et hurla son nom comme undĂ©sespĂ©rĂ©.
Tobie sâaccrochait dans son trou. Face au vertige, il lui restait un toutpetit espace pour se tenir et Ă©ponger le sang de ses blessures.
De lĂ il avait donc entendu le dĂ©sespoir de Shatoune au dĂ©part de soncompĂšre, puis lâarrivĂ©e de la patrouille. Enfin, il avait assistĂ© au saut delâange de Shatoune. Un hasard cruel voulut que ce dernier aussi aperçûtTobie en passant Ă son niveau, mais câĂ©tait trop tard, il ne put rien fairedâautre que crier un « Toooooooooooo⊠biiiiiiiiiiie⊠» dĂ©chirant.
En un quart dâheure, une foule de badauds se pressait sur la branche. Ilstenaient des torches ou des lampes Ă huile. Par chance pour Tobie, on mitrapidement un cordon de sĂ©curitĂ© Ă lâendroit de la cassure. Mais la foulepoussait. Les rumeurs se multipliaient. Accident ou suicide ? Que sâĂ©tait-ilpassĂ© dans ce jardin abandonnĂ© ? On avait entendu le dernier grand cri deShatoune. Et plus rien.
DĂ©jouant la surveillance, un garçon plus audacieux commença Ă sâaventurer dans la nuit au bout de la branche cassĂ©e. Il descendait entreles Ă©chardes de bois arrachĂ©, une torche Ă la main. Il avait sĂ»rement moinsde quinze ans, un regard assez dur, un menton large et carrĂ©. SesdĂ©placements prĂ©cis ne provoquaient mĂȘme pas le bruit dâun froissement.
Tobie le vit surgir tout Ă coup dans sa cachette. Il hĂ©sita une seconde.â LĂ©o ? Câest toi, LĂ©o ?Le garçon recula, puis, lentement, approcha sa torche.â TobieâŠLes deux amis se regardaient. Cinq annĂ©es entiĂšres de sĂ©paration et les
meilleurs amis du monde se retrouvaient par hasard au bout de cettebranche des Cimes. Tobéléo, les inséparables.
â Tobie⊠Tu es revenuâŠâ Aide-moi, LĂ©o.LĂ©o leva la torche plus haut. Tobie put observer les changements de ce
visage⊠Toujours cette mĂȘme force, mais quelque chose de tranchant dansle regard. Comme des morceaux de verre brisĂ©. LĂ©o regardait les blessureslaissĂ©es sur les Ă©paules de Tobie par les ongles de Shatoune. Il articula :
â Tâaider ?â Oui, LĂ©o. Je suis en danger. Ne me demande pas de tâexpliquer. Je dois
juste rejoindre la foule.Quelques annĂ©es plus tĂŽt, LĂ©o nâaurait pas eu besoin de la seconde
dâhĂ©sitation qui suivit. Tobie rĂ©pĂ©ta :â Aide-moi. ViteâŠLĂ©o dit simplement :â Viens.Ils grimpĂšrent sur la section de la branche cassĂ©e. ArrivĂ© en haut, Ă
dĂ©couvert, LĂ©o souffla sa torche. Quelques hommes essayaient de contenirles curieux. Finalement le cordon lĂącha Ă un endroit. Tobie et LĂ©o purentfacilement se mĂȘler Ă la cohue. Ils sâenfoncĂšrent dans la foule de plus enplus nombreuse. Tobie baissait la tĂȘte.
â Tu te caches ? demanda LĂ©o. Pourquoi ?â Adieu, dit Tobie.Il serra son ami contre lui, et disparut.
LĂ©o resta immobile dans la grande agitation. Un bizarre malaise
lâenvahissait, une culpabilitĂ© enfouie. Depuis des annĂ©es on faisait pousser
en lui une mauvaise herbe quâon appelle le soupçon. « Ne faites pasconfiance », rĂ©pĂ©taient les hommes du Grand Voisin. Et LĂ©o obĂ©issait.
LĂ©o Blue redoutait plus que tout la menace des PelĂ©s. La peur quecultivait Jo Mitch avait rejoint en lui une terreur hĂ©ritĂ©e de lâenfance et dela mort de son pĂšre. Les PelĂ©s avaient tuĂ© El Blue, alors ils Ă©taientsĂ»rement en embuscade pour achever le reste de lâarbreâŠ
LĂ©o devait se mĂ©fier de tout le monde. Dâailleurs, quâest-ce quâil savaitde ce Tobie Lolness ? Plus grand-chose.
Un ami ? Ce type quâil nâavait pas vu depuis cinq ou six ans ?Oui, il venait dâaider un inconnu. Un simple inconnu. Il sentit peser plus
lourdement sur lui le poids de la faute.
Jo Mitch arriva quelques minutes plus tard. Il avait confiĂ© la garde desparents Lolness Ă une douzaine dâĂ©nergumĂšnes qui ne les quittaient pasdes yeux dans le salon de maĂźtre Clarac. Mitch dĂ©barqua sur la branchebrisĂ©e, encadrĂ© par Torn et Limeur. La foule sâĂ©cartait pour le laisserpasser. Il resta longtemps assis sur son petit pliant, Ă regarder le vide.
Câest lĂ que Jo Mitch eut son idĂ©e. Le vide lâinspirait toujours.Il fit signe Ă Limeur de sâapprocher et lui bafouilla quelque chose. On
avait lâimpression quâil lui tĂ©tait lâoreille. La foule Ă©tait compacte, toutautour.
Limeur prit un air ravi. Le patron était génial. Primitif mais génial.Limeur toussa et demanda le silence :
â Chers compatriotes, le Grand Voisin a parlĂ© ! Ăcoutez son message.Un crime vient dâĂȘtre commis contre lâarbre. La famille Lolness quidĂ©tenait le secret de BalaĂŻna a profitĂ© de son exil pour vendre ce secret Ă laforce Ă©trangĂšre ! Chers compatriotes et voisins, regardez en face le crimedes Lolness : dĂ©sormais, la vermine des PelĂ©s possĂšde le secret deBalaĂŻna !
La foule garda le silence un instant et explosa de colĂšre. Dans cette foliefurieuse, un gaillard de quatorze ans Ă©tait restĂ© silencieux quelquessecondes de plus⊠Il avait ensuite levĂ© le poing plus haut que tous :câĂ©tait LĂ©o Blue.
La haine qui avait enflammĂ© son Ćil nâĂ©tait pas prĂšs de sâĂ©teindre.
Quand Jo Mitch entra à nouveau dans le salon, Zef et les Lolnesstremblaient. Mitch se remit dans le canapé qui fit un bruit de baudruche
quâon dĂ©gonfle. Il y a des phrases que Mitch, par gourmandise, ne pouvaitsâempĂȘcher de prononcer lui-mĂȘme :
â Il est moooortâŠSim et sa femme se regardĂšrent.Tobie, mort.Leurs yeux Ă©teints cherchaient un dernier Ă©clat dans le regard de lâautre.Mais il nây avait plus rien.Zef pleurait. Cela faisait un petit miaulement qui nâarrivait mĂȘme pas
aux oreilles des parents Lolness.Aucun des trois ne vit rentrer lâimposante Minouilleka qui poussait
devant elle LĂ©o Blue. Mitch, surpris, tourna la tĂȘte vers ce nouveau venuqui dit, la mĂąchoire tendue :
â Je lâai vu. Il vit.Sur toute la surface de leur peau, Sim et MaĂŻa Lolness eurent la
sensation dâune cascade dâeau chaude qui leur rendait la vie.Ainsi commença la longue traque de Tobie.
21
Lâenfer de Tomble
Elisha passa un Ă©pouvantable hiver.Dix fois elle tenta dâaccĂ©der Ă la falaise, se battant contre la neige et le
froid. Dix fois, sa mÚre la récupéra, rouée de fatigue, des larmes geléesautour des yeux. La grotte était à mi-hauteur de cette falaise de neige quiressemblait à un glacier imprenable.
En février, on crut que le dégel ne tarderait pas. Il y eut quelques beauxjours. Les familles des Basses-Branches purent échanger des visites, maisle lac et la falaise restaient inaccessibles.
Une semaine plus tard la neige tombait Ă nouveau et lâespoir des Leefaillit ĂȘtre Ă©touffĂ© par ce manteau blanc. Le mois de mars fut glacial. Sibien que le 1er avril, il Ă©tait toujours impossible dâatteindre le refuge deTobie.
Le 10 avril, le soleil reparut. Une douce chaleur enveloppait lâarbreentiĂšrement. Lâeau dĂ©goulinait autour de la maison des Lee.
Avec douceur, Isha parlait à Elisha. Toutes les deux accroupies sur lepas de la porte ronde de leur maison, elles regardaient quelques rayons serefléter dans les flaques et les ruisseaux.
â EspĂšre seulementâŠ
Il nây avait rien dâautre Ă faire, quand on savait que Tobie Ă©tait enfermĂ©depuis quatre mois et demi avec un pauvre sac de nourriture. Les calculsou le rĂ©alisme ne lui laissaient pas la moindre chance de survie. Mais dansle cĆur dâElisha, lâespoir luisait, lui faisant croire Ă lâimpossible.
Le 16 avril, Elisha rĂ©ussit Ă tracer un chemin jusquâau lac, puis jusquâĂ la falaise. Elle Ă©tait lĂ , au pied dâun mur de neige mouillĂ©e, Ă chercher unmoyen de grimper.
Alors elle entendit une voix. Une voix qui appelait. Elle allait crier unretentissant « Tobie ! », mais quatre grands lascars surgirent Ă cĂŽtĂ© dâelle,trempĂ©s de neige fondue, des bottes aux chapeaux.
â On tâappelle depuis deux heures, petite. On a suivi tes pas dans laneige.
CâĂ©tait une misĂ©rable patrouille de Jo Mitch, qui, dĂ©jĂ , se remettait enchasse de Tobie.
â Quâest-ce que tu fais lĂ , la mioche ?â Et vous ? demanda Elisha.â On cherche le petit Lolness. RĂ©ponds ! Quâest-ce que tu fais lĂ ?â Jâhabite Ă cĂŽtĂ© avec ma mĂšre, je regarde si les puces dâeau sont de
retour dans le lac.CâĂ©tait la premiĂšre excuse qui lui Ă©tait venue. Elle devait largement
suffire aux cervelles allĂ©gĂ©es quâelle avait devant elle.â Si tu nous trouves Tobie, je tâĂ©pouse, dit un zigoto bossu dont le nez
bourgeonnant cachait presque les yeux.Elisha rĂ©pliqua :â Câest motivant. Jâouvrirai lâĆil.Elle soufflait dans ses mains pour les rĂ©chauffer. Cela formait un petit
nuage de vapeur blanche entre ses doigts.
Gros-Nez sâapprocha :â Je peux te faire la bise en attendant ?â Je ne le mĂ©rite pas encore. Attendez que je trouve votre petit Lolness
et ce sera ma rĂ©compense, dit-elle en sâĂ©cartant un peu.Gros-Nez fut trĂšs flattĂ©. Elisha fit mine de rentrer chez elle. Ayant tracĂ©
quelques pas dans la neige, elle entendit une phrase Ă propos du professeuret de sa femme. Les quatre hommes parlaient trĂšs fort. Cette phrase faillitfoudroyer Elisha dans son Ă©lan. Elle nâavait mĂȘme plus la force demarcher.
Elle arriva enfin dans la maison aux couleurs et sâĂ©croula dans les brasde sa mĂšre.
Le lendemain, 17 avril, Ă midi, Elisha se tenait devant le paquet deneige qui bouchait lâentrĂ©e de la grotte. Elle gratta tout lâaprĂšs-midi,surveillant dâun Ćil les rives du lac. Ă six heures, la petite main dâElishatraversa le dernier rempart de neige. Son bras Ă©tait passĂ© de lâautre cĂŽtĂ©.Elle sâarrĂȘta. Pas un bruit ne venait de lâintĂ©rieur.
Elle creusa alors avec furie, poussant des cris rageurs, faisant voler laneige autour dâelle. Elle nâavait plus peur de personne. La lumiĂšre du jourse glissa dans la caverne, Elisha la suivit en rampant.
Le feu Ă©tait encore chaud.Arrivant de la clartĂ© du dehors, Elisha ne voyait rien. Sa voix nâarticula
quâun trĂšs faible appel :
â TobieâŠAucune rĂ©ponse. Elisha ne savait pas oĂč elle posait les pieds. Ses yeux
ne parvenaient pas Ă sâhabituer au noir. Elle sentit devant elle un fagot debois. Elle le prit dans ses mains, marcha jusquâau foyer Ă peine rouge. Ellejeta le fagot sur la braise. En peu de temps, de longues flammessâĂ©levĂšrent. Elisha les suivit des yeux.
Alors elle vit le plafond et les murs Ă©tincelants de lumiĂšre. Dâun seulcoup, elle dĂ©couvrit lâĆuvre de Tobie. Lâimmense fresque peinte sâĂ©talaiten rouge et noir sur toute la surface de la grotte. Elisha ne put la quitterdes yeux. Elle se croyait entrĂ©e dans le cĆur rougeoyant de Tobie.
â Ăa te plaĂźt ? dit une faible voix Ă cĂŽtĂ© dâelle.Elle se prĂ©cipita vers la voix.â Tobie !Tobie Ă©tait lĂ , allongĂ© contre la paroi. Il Ă©tait pĂąle. Il avait les joues
creuses, la bouche sĂšche, mais au fond de lâĆil brillait toujours unecomĂšte immobile.
â Je tâattendais, dit-il.Tobie nâavait pas encore vu Elisha pleurer. Ce jour-lĂ , elle rattrapa le
retard. Elle posa son front sur la poitrine de Tobie. Il lui disait :â ArrĂȘte, arrĂȘte⊠Quâest-ce quâil y a de triste ? Regarde, je vais bien.Il lui tendait un mouchoir tachĂ© de peinture rouge. Elisha ne pouvait pas
sâarrĂȘter de pleurer. Tobie sentait contre lui la pulsation des sanglots. Elleplongea finalement dans le mouchoir et en sortit les joues couvertes derouge. Petit Ă petit, elle se calma, leva les yeux vers la voĂ»te. Tobieexpliqua :
â CâĂ©tait pour mâoccuper. Il y a des gens qui peignent des tombeauxpour sây coucher. Moi, pendant quatre mois, je peignais des fenĂȘtres pourvoir la vie, dehors.
Elisha Ă©carquillait les yeux. Oui, câĂ©tait comme une verriĂšre ouverte surle monde. Elle sâapprocha du mur le visage barbouillĂ© de peinture.
â ElishaâŠâ Oui.â Jâai un petit creux.Tobie nâavait rien mangĂ© dâautre que du moisi depuis dix-sept jours.
Elisha disparut aussitĂŽt. Tobie poussa un hurlement dĂ©sespĂ©rĂ© :â Nooon ! Me laisse pas ! Reviens !
Elle se prĂ©cipita Ă lâintĂ©rieur, inquiĂšte. Tobie ne pouvait plus rester seulun instant. Elle Ă©tait juste allĂ©e prendre le paquet quâelle avait apportĂ©.
â Je reste, maintenant, Tobie. Nâaie pas peur.Elle dĂ©balla le papier imbibĂ© de beurre. Tobie sourit enfin. Il avait
devant lui le plus Ă©pais tas de crĂȘpes au miel quâil avait jamais vu.
Il fallut trois jours pour que Tobie soit Ă nouveau sur pied. Il avait rĂ©ussipendant ces quatre mois et demi dâenfermement Ă garder une activitĂ©rĂ©guliĂšre pour Ă©viter que son corps ne sĂšche et ne se rabougrisse. Lasouplesse revint assez vite.
Il passa du temps Ă faire le papillon de nuit au bord du lac, agitant lesbras et sautillant. Elisha ne le quittait plus. Tobie avait besoin de cetteombre qui le regardait courir sous la lune.
RĂ©fugiĂ©s sur une corniche, en haut de la falaise, ils sâasseyaient enfin.Tobie sentait sous eux, dans la nuit, le bouillonnement du printemps. Ilrespirait profondĂ©ment pour rattraper le retard. Elisha lui racontait lesĂ©vĂ©nements de lâhiver.
Chez les Asseldor, Mia allait trĂšs mal. Depuis le dĂ©part de Lex Olmech,parti Ă la recherche de ses parents, elle sâĂ©tait couchĂ©e sur un petit matelasdans la piĂšce principale de Seldor et nâen bougeait pas. Elle ne mangeaitpresque rien, ne parlait plus. Toute la famille dĂ©couvrait le lien secretentre Lex et Mia.
Au dĂ©but, ses parents la secouĂšrent un peu.â Ce sont des histoires qui arrivent souvent⊠Il ne faut pas en faire un
drame.Mais au bout dâune semaine, ils comprirent que de telles histoires
nâarrivent pas souvent. Une fille qui se laisse mourir pour un garçondisparuâŠ
Alors ils entourĂšrent Mia dâune trĂšs grande patience. Câest certainementcette patience qui lâaida Ă ne pas sâĂ©teindre entiĂšrement.
MaĂŻ, sa sĆur, ne sâĂ©loignait jamais dâelle, dormait au pied du lit avec lamain dans la sienne. Elle comprenait tout de ce chagrin : elle le vivait.
Les derniĂšres nouvelles quâavait obtenues Elisha dataient de fĂ©vrier. LexnâĂ©tait pas rĂ©apparu, mais lâĂ©tat de Mia nâempirait plus. Elle avait les yeuxouverts, acceptait une soupe le matin. Ses frĂšres chantaient le soir dans la
piĂšce voisine, et on surprenait un doigt de Mia, qui battait la mesure sur ledrap.
Sa grande sĆur continuait Ă la veiller, discrĂšte et silencieuse.
Elisha racontait cette aventure, mais elle avait sur la conscience le poidsdĂ©mesurĂ© de ce quâelle ne disait pas : la phrase quâelle avait entendue aubord du lac, prononcĂ©e par les hommes de Jo Mitch.
Le quatriĂšme jour, Tobie parla de ses parents :â Pendant tout cet hiver, jâai pensĂ© Ă eux. Je nâai rien Ă attendre. Ils ne
viendront pas me chercher.â Peut-ĂȘtre que tu as raison, dit Elisha, Ă©mue. Il ne faut plus attendre.â Sâils ne viennent pas me chercher, câest moi qui dois y aller.Elisha sursauta.â Aller oĂč ?â Remonter vers les Cimes, les trouver. Les sortir des pattes du gros
Mitch.En parlant, Tobie observait Elisha. Elle avait baissé ses longs cils, elle
regardait le sol. Elle voulait parler. Il comprit alors quâelle savait quelquechose.
â Tobie⊠Jâai entendu une phrase sur tes parents.Tobie frĂ©mit et chercha le regard dâElisha.â Ils ont Ă©tĂ© condamnĂ©s, ajouta-t-elle, ils seront tuĂ©s le premier jour de
mai.Le silence ne dura pas. Tobie attrapa Elisha par les Ă©paules.â Ils sont oĂč ?â Ăa nâest pas le problĂšme. Il faut que tu te protĂšges.â Elisha, ils sont oĂč ?Il la secouait.â Je tâen prie. Fais attention Ă toi, Tobie. On te cherche toujours.â ElishaâŠâ Tobie, jâai peut-ĂȘtre une idĂ©e pour te mettre Ă lâabri.â Je pars, je serai dans les hauteurs dans trois jours. On est le 21. Jâaurai
une semaine pour les trouver. Adieu, Elisha.Il la lĂącha. Il se levait dĂ©jĂ .â Ăcoute-moi ! criait Elisha.â Dans dix jours, ils seront morts si je ne les aide pas. Je pars vers les
hauteurs.
â Tobie ! Ils ne sont pas lĂ -haut !Tobie se retourna.â Ils sont oĂč ?â Ils sont Ă Tomble, murmura Elisha. Ils sont au fort de Tomble.Tobie pĂąlit. Tomble nâĂ©tait quâĂ quelques heures de marche. Ses parents
étaient donc tout prÚs de lui. Et pourtant, Tobie se sentit vaciller.Il connaissait Tomble par le vieux Vigo Tornett qui y avait passé dix
annĂ©es dont il ne pouvait mĂȘme plus parler.Quand on disait « Tomble » Ă Tornett, sa bouche commençait Ă trembler,
puis tout son corps. Dix ans de captivitĂ© Ă Tomble dĂ©truisaient un homme.Tornett le reconnaissait lui-mĂȘme, il avait fait des bĂȘtises dans sa
jeunesse. Tobie ignorait le dĂ©tail de ces bĂȘtises. Mais Sim Lolness, qui ensavait plus, reconnaissait que Tornett nâavait pas toujours Ă©tĂ© ce vieillarddoux et bienveillant, rĂ©fugiĂ© chez un neveu moucheur de larves.
Soyons plus clairs encore : Tornett avait Ă©tĂ© un des pires brigands delâarbre, un bandit de haute souche.
Il avait ensuite passĂ© dix ans Ă Tomble, Ă lâĂ©poque oĂč la prison Ă©taitencore sous le contrĂŽle du Conseil de lâarbre. Cela ressemblait dĂ©jĂ Ă unenfer, mais câĂ©tait un vrai club de vacances par rapport Ă ce que TombleĂ©tait devenu sous la botte de Jo Mitch.
En dehors de la question des chances de survie dans cette forteresse, unpoint Ă©tait entendu : on ne sâĂ©chappait pas de Tomble.
Ăa nâĂ©tait jamais arrivĂ©. Ăa nâarriverait jamais.Tomble Ă©tait une boule de gui suspendue au-dessus du vide. Elle
poussait dans lâarbre comme un parasite, suçant sa sĂšve et buvant son eau,accrochĂ©e Ă une branche par une seule petite patte sous la surveillance dedix hommes armĂ©s. Ă la moindre rĂ©volte, on nâavait quâĂ couper cetteattache et laisser la prison sombrer dans le vide. Cela sâappelait le planfinal.
En une seconde, tout ce que Tobie savait sur le fort de Tomble entradans son esprit comme une dĂ©charge. Ses rĂȘves sâeffondraient.
La nuit passa sans sommeil, dans un silence de deuil, au bord du lac.Ă lâaurore, Elisha Ă©tait presque soulagĂ©e. Elle avait dit la vĂ©ritĂ©, et
Tobie ne paraissait pas dĂ©cidĂ© Ă faire des tentatives impossibles. Ilconnaissait assez ce quâon disait de la boule de gui.
Dix jours pour faire sortir de ce piÚge un savant maladroit et safemme⊠Il faudrait à Tobie dix ans au moins, rien que pour entrer.
Sauf⊠siâŠElisha pria pour que lâidĂ©e qui venait de lâeffleurer nâatteigne pas Tobie.
Elle la chassait en battant des cils, et en rĂ©pĂ©tant « non, non, non » au fonddâelle-mĂȘme.
Mais dĂ©jĂ le visage de Tobie prenait une teinte nouvelle. Elle nâypouvait rien. Il y avait entre leurs deux cĆurs un passe-branches Ă©troit oĂčles pensĂ©es circulaient librement.
Il regarda les yeux dâElisha. Il avait dĂ©cidĂ© de se livrer Ă Jo Mitch.Elisha eut un tressaillement.â Si je me rends, expliqua inutilement Tobie, je serai amenĂ© Ă Tomble
en quelques heures, et la moitiĂ© du chemin sera faite.â Tu feras lâautre moitiĂ© dans un cercueil !
Il fallut une journée et une nuit à Elisha pour comprendre que Tobie ne
reculerait pas. Sâil ne tentait rien pour ses parents, le reste de ses joursperdrait toute valeur. Sa vie serait comme un objet dĂ©coratif posĂ© sur unecheminĂ©e. La question nâĂ©tait pas de rĂ©ussir. Elle Ă©tait dâavoir risquĂ© sa viepour eux.
Les imbĂ©ciles appelaient ça « lâhonneur ». Tobie appelait ça autrement.Peut-ĂȘtre « lâamour », mĂȘme sâil nâaurait jamais prononcĂ© ce motĂ©tourdissant.
La derniĂšre nuit passa comme une veillĂ©e dâarmes.En lâĂ©coutant parler, au fond de la grotte peinte, Elisha avait posĂ© sur
ses genoux les pieds de Tobie, et avec un poil de plume trempĂ© dans delâencre de chenille bleue, elle dessinait sur la plante du pied, dans le sensde la longueur, un trait Ă peine visible qui allait des orteils au talon.
Tobie se laissait faire.â Câest ma peinture de guerre ? demanda-t-il.Dans sa petite enfance, avec son ami LĂ©o Blue, ils se peignaient parfois
des signes sur les mains et les Ă©paules. LĂ©o avait toujours Ă©tĂ© un enfantsombre, parfois violent. La mort de sa mĂšre quand il Ă©tait tout petit, puiscelle de son pĂšre deux ans aprĂšs lui laissaient une blessure terrible dont ilne parlait mĂȘme pas Ă son meilleur ami.
Il semblait dĂ©sormais que cette plaie au cĆur sâĂ©tait infectĂ©e.
Elisha se taisait. Elle avait deux nattes qui frĂŽlaient ses yeux.Tobie savait quâelle portait sous le pied ce mĂȘme trait bleu, qui ne se
voyait que la nuit et diffusait une lueur bleue.â Câest un secret ?Elisha hocha la tĂȘte et posa le poil de plume sur le rebord de lâencrier.â Moi aussi, jâai un secret, dit Tobie.Et il raconta.
Quand il sâĂ©tait retrouvĂ© seul, au bout de la branche cassĂ©e et quâil avait
entendu les lamentations de Shatoune sur son camarade disparu, Tobieavait essayĂ© de voir clair dans le plan de son pĂšre, pour ne rien oublier destrois indices quâil avait donnĂ©s.
1) Il avait facilement pu expliquer la fausse trahison de Sim Lolness quiavait pour seul but de permettre Ă Tobie de sâĂ©chapper.
2) Il avait aussi dĂ©chiffrĂ© au dernier moment la fameuse phrasedâavertissement « ne recommence pas Ă te blesser », qui lui indiquait labranche creuse des Houppiers : lâendroit oĂč, grĂące Ă sa petite taille, ilpourrait Ă©chapper Ă ses gardiens.
3) En revanche, il nâarrivait pas Ă comprendre la violence de Sim contrelui, son propre fils, quand il lui avait demandĂ© de parler correctement Ă cetarĂ© de Limeur.
CâĂ©tait encore quelque chose qui ne lui ressemblait pas. Il fallait doncsĂ»rement y voir un signe ou un appel.
Plus tard, alors que Tobie Ă©tait dĂ©jĂ en cavale, et que LĂ©o Blue entraitdans le salon de maĂźtre Clarac sous lâĆil maternel de Minouilleka, JoMitch sâĂ©tait mis dans une grosse colĂšre.
Tobie vivant. Mitch ne pouvait supporter cette idée.Les colÚres de Jo Mitch ressemblaient fort à des coliques. Il se tenait le
ventre, devenait tout rouge, faisait mille bruits Ă©nigmatiques, entreflatulence et bĂȘlement. Par inadvertance, son mĂ©got jaillit de ses lĂšvres Ă la vitesse dâune fusĂ©e. Il atterrit dans le dĂ©colletĂ© de Minouilleka quilâĂ©crasa discrĂštement en bombant le torse.
Quand il retrouva son calme, Jo Mitch resta prostré quelques minutes.Puis il tourna trÚs lentement ses yeux globuleux vers Sim.
Il y a certains sujets sur lesquels Mitch ne se faisait jamais avoir. Il serappelait parfaitement que Sim Lolness nâavait pas Ă©tĂ© fouillĂ©. Ladiversion de Sim nâavait pas suffi. La pierre de lâarbre Ă©tait lĂ âŠ
Mitch fit un geste vers Torn qui se jeta sur le professeur.Maïa regardait son mari. Tobie était vivant, mais Mitch allait posséder
la pierre. Elle aurait bien sĂ»r donnĂ© vingt pierres de la mĂȘme valeur enĂ©change de la vie de son fils, mais la puissance promise au gros MitchgrĂące Ă cette fortune Ă©tait une catastrophe pour toutes les vies suspenduesĂ cet arbre.
Torn fouillait Sim frĂ©nĂ©tiquement. MĂȘme tout nu dans ce petit salon,avec deux hommes qui Ă©pluchaient ses habits, le professeur gardaitmaintenant un grand sourire. Son plan avait marchĂ©.
On ne trouva rien sur lui. Rien dâautre que deux boules de gomme et uncrayon. Limeur Ă©crasa les boules de gomme sous son pied : rien Ă lâintĂ©rieur. La boule de gomme collait Ă son talon. Limeur dansa dâun piedsur lâautre en essayant de se dĂ©pĂȘtrer de la pĂąte qui lâengluait au sol.Mitch, devant ce spectacle, avait les yeux exorbitĂ©s de fureur.
Sim affichait un petit sourire indulgent.Au mĂȘme instant, dans sa fuite Ă©perdue, Tobie passait la main dans ses
cheveux trempĂ©s de sueur et y trouvait la mĂȘme boule de gomme mĂąchĂ©e,collĂ©e Ă lâarriĂšre de sa tĂȘte, Ă lâendroit exact oĂč son pĂšre lâavaitviolemment frappĂ©. MĂȘlĂ© Ă la pĂąte collante, il sentit un objet plus dur. Illâarracha de ses cheveux, et dĂ©couvrit, toute poisseuse entre ses doigts, lapierre de lâarbre.
Maintenant, dans la grotte du lac, il la sortait de lâourlet de son pantalonet la montrait Ă Elisha qui avait encore un peu dâencre de chenille sur lesmains.
â VoilĂ mon secret, dit-il en tenant la pierre entre ses doigts. Mon pĂšreme lâa confiĂ©e. Je vais la cacher ici, dans la grotte du lac. Sâil mâarrivequelque chose, tu sauras quâelle est lĂ .
Il alla vers le fond, sâĂ©clairant avec une brindille enflammĂ©e. Il la levavers un portrait dâElisha quâil avait reprĂ©sentĂ©e seule, accroupie, lementon dans les mains, grandeur nature. Il perça le bois Ă lâendroit dâundes yeux du dessin et mit la pierre Ă la place de la pupille. La petiteflamme sâĂ©teignit.
Tobie se tourna vers la vraie Elisha. Elle Ă©tait debout devant le feu, encontre-jour. Elle dit :
â Ne te livre pas Ă Jo Mitch. Je vais tâaider.
22
LâĂ©ducation des petites filles
Brandissant un bĂąton plus lourd quâelle, Bernique assomma le vieillardquâon lui avait prĂ©sentĂ©.
â Maintenant, on rentre ! cria son pĂšre qui la regardait faire de loin.La petite fille ne rĂ©pondit mĂȘme pas, alla se planter devant le vieil
homme quâelle venait de frapper et posa la main sur le crĂąne dĂ©garni.â Ăa pousse, dit-elle.En effet, une belle bosse Ă©tait en train de pousser. CâĂ©tait la cinquiĂšme.
Il Ă©tait largement lâheure de rentrer.
Gus Alzan avait deux soucis. Le premier, câĂ©tait la prison de millehommes quâil dirigeait. Cela, il en faisait son affaire. Ses mĂ©thodesnâĂ©taient pas forcĂ©ment trĂšs rĂ©glementaires, mais elles satisfaisaient leGrand Voisin. Gus habitait avec sa fille au cĆur de la boule de gui deTomble, dans le nĆud central, dâoĂč partaient toutes les ramifications. IlmaĂźtrisait tout.
Lâautre souci de Gus, le vrai, câĂ©tait justement sa fille, Bernique. Depuisquelque temps, il sâinquiĂ©tait de son Ă©volution. Bien sĂ»r, il savait quâĂągĂ©ede dix ans Bernique Ă©tait appelĂ©e Ă changer, Ă mĂ»rir, Ă devenir une vraiejeune fille. On lui avait dit : « Câest normal, Ă cet Ăąge-lĂ , il se passe
tellement de choses. » Au dĂ©but, il avait donc regardĂ© avec une certainetendresse Bernique qui cassait les meubles ou Ă©tranglait ses gouvernantes.« Comme elle grandit ! se disait-il. Câest le portrait de son parrain. » Leparrain de Bernique sâappelait Jo Mitch.
Gus laissait donc sa fille agir Ă sa guise, il lui prĂȘtait mĂȘme quelquesprisonniers en fin de course pour assouvir sa passion des bosses.
Mais aprĂšs quelque temps, Gus Alzan commença Ă sâinquiĂ©ter. En fait,il sâĂ©tait soudainement souvenu quâil devrait un jour marier sa fille. CetteprĂ©occupation Ă©tait sĂ»rement prĂ©maturĂ©e, mais il se disait que plus lechemin est redoutable, plus il faut partir tĂŽt.
Dans le cas de Bernique, le chemin sâavĂ©rait particuliĂšrementredoutable. Ce nâĂ©tait mĂȘme pas un chemin, câĂ©tait la jungle primitive.
à dix ans, elle avait déjà quelques habitudes assez peu convenables pourune jeune fille de bonne famille.
Passons sur les prisonniers assommĂ©s, ils lâavaient bien cherchĂ©.Passons sur les gouvernantes Ă©tranglĂ©es, elles Ă©taient peut-ĂȘtre fautivesdans leurs mĂ©thodes dâĂ©ducation. Mais le premier acte grave, elle le fitavec un cuisinier de Tomble dont elle plongea le doigt dans lâhuile defriture, pour quâil le mange lui-mĂȘme en beignet, sur lâos.
Gus renvoya le cuisinier qui nâĂ©tait plus bon Ă rien, mais il rĂ©primandaBernique en la privant de dessert.
Ă partir de ce jour, il dĂ©cida dâagir.Câest alors quâil entendit parler dâun homme tout Ă fait Ă©tonnant, qui
Ă©tait une sorte de maĂźtre en politesse et en savoir-vivre. Ce nâĂ©tait quâunsimple sous-chef, arrivĂ© Ă Tomble pendant lâhiver. Sa rĂ©putation sâĂ©taittransmise rapidement, et en agaçait plus dâun. Toujours souriant, il parlaitun langage fleuri et se faisait appeler : Patate.
Patate arriva un samedi matin dans la maison des Alzan.â Mes meilleures salutations, dit-il Ă Gus.â Les miennes avec, rĂ©pondit maladroitement le directeur.â On mâa dit que vous me faisiez appel de venir⊠Câest trop
dâendurance de votre part. En quoi ai-je le nord de vous intĂ©resser ?â Je⊠Câest ma fille.â Votre fille, rĂ©pĂ©ta Patate avec un grand rire sonore qui nâavait rien Ă
voir avec le sujet.â Ben, oui. Ma fille : Bernique.â Bernique ! sâexclama Patate, toujours dans un rire suraigu assez
dĂ©sagrĂ©able Ă entendre.Gus Alzan lui prit la totalitĂ© du visage dans la main, lâĂ©crasa un peu, et
plaqua Patate contre la porte de son bureau.â Quâest-ce qui te fait rire, Patate ?â Euh⊠je⊠rien, câest juste pour dĂ©tendre un peu.â Bon. Je veux que ma fille devienne une demoiselle.
Patate se mit aussitÎt au travail. Il avait vécu avec les plus redoutables
guĂ©rilleros de Jo Mitch, mais les trois jours quâil passa avec BerniqueAlzan furent les pires de son existence. Il pĂ©nĂ©tra le mardi suivant dans lebureau de Gus. CâĂ©tait les derniĂšres semaines dâavril, un beau jour deprintemps.
â Alors ? dit Gus, plein dâespoir.Une aurĂ©ole noire entourait chaque Ćil de Patate. Il avait tant de bosses
sur le crĂąne quâon aurait dit un casque Ă pointes.â Ve viens vous prĂ©venter ma dĂ©miffion, monfieur Alvan.Il lui manquait deux dents sur trois. Il parlait avec difficultĂ© et ne riait
plus du tout. Gus Alzan, déçu, lui accorda un jour de permission.
â De permiffion ?Patate ne connaissait pas les permissions. Chez Jo Mitch comme Ă
Tomble, on ne prenait pas de vacances. Y a-t-il des vacances en enfer ?AprĂšs cette tentative, Gus perdit courage. Quâallait devenir sa Bernique
quâil emmenait autrefois, petite, chatouiller les condamnĂ©s avant lapotence ? De quoi avait-elle manquĂ© dans cette prison ? En guise de petiteconsolation, il jeta deux prisonniers aux oiseaux.
Les oiseaux sont friands du gui. Ils adorent ses lourds fruits blancs, dontil ne faut surtout pas sâapprocher en hiver pour ne pas ĂȘtre croquĂ© par unefauvette ou une grive. Quand il avait besoin de se dĂ©tendre, le directeur deTomble asseyait un prisonnier sur un de ces gros fruits et attendait lesoiseaux. Ă la fin du mois dâavril, il ne restait que quelques fruits, mais ilsĂ©taient si mĂ»rs que les oiseaux ne tardaient jamais.
Gus passa ensuite une nuit dĂ©testable. Il rĂȘva de Bernique fonçant surlui avec de grandes ailes. Elle lâavalait tout cru et il terminait engluĂ© dansune crotte dâoiseau.
Mais dĂšs le lendemain, on frappa Ă sa porte.â FĂ© moi.Gus reconnut la voix Ă©nervante de Patate. Il ouvrit.â Fi vous mâautorivez le nord de difcuter une feconde avec vousâŠ
Gus faillit lâaplatir. On ne toquait pas chez Gus Alzan comme chez unpetit camarade de promotion, pour sâoffrir un bout de « converfafion ».
Ceux qui venaient Ă sa porte devaient avoir les chocottes Ă zĂ©ro, etdemander pardon en grelottant sans mĂȘme savoir ce quâils avaient Ă sereprocher.
Mais Patate ajouta, Ă©vitant ainsi dâĂȘtre rĂ©duit en purĂ©e :â FĂ© au fujet de BerniqueâŠPatate nâavait pas plus de dents que la veille mais il avait retrouvĂ© le
sourire. Gus, intrigué, le laissa entrer.Pour une fois, le sous-chef Patate fut trÚs clair.Il avait passé le temps de sa permission dans une branche voisine et
avait eu lâoccasion de rĂ©flĂ©chir Ă la situation de Bernique. Pour lui, câĂ©taitsĂ»r, la petite fille avait un problĂšme avec lâautoritĂ©.
â Câest tout ? dit Gus.La dĂ©couverte de Patate nâĂ©tait une rĂ©vĂ©lation pour personne. Mais il
continua en disant que la solution ne se trouvait donc ni dans un pĂšre, nidans un professeur.
â Un quoi ?â Un profeffeurâŠâ Câest tout ? rĂ©pĂ©ta Gus dont la main commençait Ă le dĂ©manger.Il sâapprĂȘtait Ă lâenvoyer voler.Patate reprit :â Fe quâil lui faut, fĂ© une amie.â Une quoi ? interrogea encore Gus.â Une amie.Gus Alzan avait dĂ©jĂ entendu ce mot. Ami. Mais cela correspondait Ă
une idĂ©e trĂšs vague pour lui. Une sorte de personne qui nâest ni le chef nilâesclave de quelquâun. Un concept fumeux qui avait Ă©tĂ© Ă la mode, il y alongtemps.
Pour le directeur de Tomble, toute personne Ă©tait au-dessus ou endessous de lui. Commandant ou commandĂ©. Jo Mitch au-dessus. Tous lesautres en dessous. Sa fille, peut-ĂȘtre, se trouvait un peu Ă part puisquâelleaurait dĂ» ĂȘtre en dessous, mais grimpait souvent au-dessus.
AprĂšs quelques rĂ©flexions, il en arriva Ă la conclusion que,personnellement, il nâavait pas dâami.
â La feule perfonne que Bernique peut refpecter, fĂ© une amie, rĂ©pĂ©taPatate.
Gus resta perplexe.â OĂč ça sâachĂšte ?Patate prit un air mystĂ©rieux et expliqua quâavec son autorisation, il
pourrait lui apporter une amie le lendemain. Gus faillit sâĂ©touffer. Si lafuture amie de Bernique nâĂ©tait ni au-dessus, ni en dessous dâelle, câestquâelle Ă©tait comme Bernique. Ce qui multipliait le problĂšme par deux.Deux Bernique dans Tomble, et la prison explosait !
Patate le rassura aussitĂŽt. La jeune personne Ă laquelle il pensait Ă©tait unmodĂšle de politesse et de fermetĂ©. Une amie idĂ©ale pour Bernique. Elleavait douze ans. Patate avait rencontrĂ© cette amie avant lâhiver. Elle luiavait tout appris. Il venait de la retrouver par le plus grand des hasards auxportes de Tomble.
Gus refusa tout net. CâĂ©tait prĂ©visible. Il Ă©tait impensable de faire entrerune Ă©trangĂšre dans la prison. Surtout en ce moment.
Sâil arrivait quelque chose, Jo Mitch lui tomberait dessus. Et quand JoMitch tombe sur quelquâun, il nâen reste rien, ou Ă©ventuellement un peu dejus sur les cĂŽtĂ©s.
â Alors, ve vous laiffe, monfieur le directeur, dit Patate avec tristesse.Il secoua la poussiĂšre de son chapeau et sortit. Quand il eut passĂ© la
porte, Gus le rattrapa. Le directeur laissa flotter un silence pendant lequelil revit quelques-uns des pires exploits de Bernique. Il avait changĂ© dâavis.
â Si votre petite ne convient pas, je vous jette aux oiseaux.Patate repartit avec une drĂŽle dâimpression. Pour ĂȘtre franc, ce nâĂ©tait
pas son idĂ©e Ă lui. Il avait croisĂ© la fille des Basses-Branches et lui avaitracontĂ© lâaffaire Bernique. Elle lui avait proposĂ© ses services. Patate luifaisait confiance, mais il ne pouvait sâempĂȘcher de penser Ă la menace desoiseaux.
Sa vie Ă©tait entre les mains de⊠Comment sâappelait-elle⊠? Bulle.Oui, câest comme ça quâelle sâappelait.
Bulle.
Bulle entra dans la prison le 24 avril Ă midi. On la fouilla seize fois.Elle Ă©tait conduite par neuf gardiens avec des arbalĂštes. Bulle Ă©tait unepetite fille au regard droit, avec des vĂȘtements noirs et deux nattes quiformaient des points dâinterrogation sur sa tĂȘte. Elle avait un curieuxvisage un peu plat.
On la fit entrer dans la salle de jeu de Bernique et on ferma la porte surelles. Les gardes se répartirent autour de la maison des Alzan.
Le soir, Ă sept heures, on fit sortir Bulle. Les gardiens sâattendaient Ă laretrouver en tranches ou en hachis.
Elle nâĂ©tait mĂȘme pas dĂ©coiffĂ©e.Gus reçut Bulle dans son bureau. Il Ă©tait terriblement intimidĂ© par cette
fille avec ces yeux de lanceuse de couteaux. Il articula :â Je⊠Bon⊠Ben⊠DoncâŠâ Je ne viendrai pas demain, dit Bulle. Je serai lĂ le jour suivant.â Bon⊠Ben⊠Je⊠DâaccordâŠElle alla vers la porte du bureau et se retourna vers Gus.â Il y a un point important. En mon absence, Bernique ne doit frapper
personne. Pas une seule bosse. Ou tout serait terminĂ©.Avant quâelle ne passe lâĂ©troite patte de sortie, au sommet de la boule de
gui, on fouilla Bulle onze fois. On trouva sur elle un petit personnage enbois de la taille dâun pouce. On le lui laissa.
Le lendemain, Bernique passa la journĂ©e Ă pleurer sous son lit. Elle Ă©taitcalme, mais ses larmes formaient une petite flaque autour dâelle. Gus allala consoler, marchant dans les larmes avec ses bottes. Elle ne rĂ©clamaitpas de prisonniers Ă assommer : elle demandait son amie. Ă sept heures dusoir, elle fit une crise de nerfs. Elle dĂ©chira son matelas dont elle avala lamousse, mais elle ne frappa toujours personne. On envoya cinq hommeschercher Bulle, sans quâaucun dâeux ne puisse la trouver.
Le jour suivant, Gus Alzan se leva avant lâaube pour attendre Bulle. Ămidi, elle se prĂ©senta Ă la porte de Tomble. On la fouilla seize fois. Elleavait toujours dans la poche son petit personnage grossiĂšrement taillĂ© dansun copeau. Neuf gardes lâaccompagnĂšrent Ă travers la prison. Elle ne jetapas un coup dâĆil aux centaines de prisonniers qui gĂ©missaient derriĂšre lesbarreaux des minuscules cellules.
Cette fille Ă©tait dure comme le bois de lâannĂ©e.â Vous⊠Je⊠nâĂȘtes pas venue hierâŠ, hasarda Gus.â Est-ce que je nâavais pas prĂ©venu ?â Je⊠si, si⊠MaisâŠBulle menaça avec une voix froide :â Si vous prĂ©fĂ©rez, je mâen vais.Gus sâexcusa platement, pour la premiĂšre fois de sa vie (sans compter le
jour oĂč, au baptĂȘme de Bernique, il avait marchĂ© sur le mĂ©got de Mitch).
Bulle resta jusquâĂ sept heures avec Bernique et sortit. Gus demanda Ă lui dire quelques mots. Elle rĂ©pondit quâelle nâavait pas le temps.
â Je ne viendrai pas demain. Je serai lĂ le jour suivant.Gus nâosa pas faire de commentaire.Quand on la fouilla Ă la sortie, personne ne remarqua quâelle nâavait
plus dans la poche le petit bonhomme de bois.
Deux jours plus tard, tout se passa de la mĂȘme façon, sauf quâen sortant,le soir, Bulle convoqua Gus.
Elle le regarda assez longtemps pour quâil baisse le regard, puis ellearticula :
â Vous savez ce que je vais vous dire.â Oui⊠Enfin⊠Vous ne viendrez pas demain, mais plutĂŽt le jour
suivant.â Non. Ni demain, ni le jour suivant, ni jamais.Gus garda les yeux fixes. On aurait pu voir, en sâapprochant au plus
prĂšs, une petite palpitation de la lĂšvre, et dans le blanc de lâĆil, un refletde larme. Une bulle dâespoir venait dâexploser devant lui.
CâĂ©tait fini.Il ne verrait jamais Ă©clore de sa larve repoussante la Bernique de ses
rĂȘves, princesse en robe pĂąle, qui courrait vers lui sur une branche dĂ©serteen criant : « Papa ! Papa ! Câest moi : Bernique ! » Il ne la contempleraitjamais sous un voile de mariĂ©e, un jeune homme au bras, valsant sur unparquet dâĂ©toiles. Elle resterait la Bernique enragĂ©e, barbare, quiĂ©pouserait, au mieux, un vieux crĂąne mou pour y faire pousser des bosses.Une Bernique qui mordrait ses enfants dâhonneur et Ă©toufferait sa belle-mĂšre dans la piĂšce montĂ©e.
â Vous connaissez mes raisons, dit Bulle.â Non, gĂ©mit Gus Alzan, mais vous ne pouvez pas me laisser tomber.
Bernique va dĂ©jĂ mieuxâŠâ MolmessâŠâ Quoi ?â Molmess ou Molness⊠Ăa vous dit quelque chose ?Gus releva des yeux terrifiĂ©s.â NonâŠ
â Bernique affirme quâhier, elle a frappĂ© un certain Molness pendantmon absence.
Gus regardait fixement Bulle.â Ce nâest pas possible. Non. Elle nâest pas sortie de sa chambre.â Mais ce Molness existe bien⊠?â NonâŠLe regard de Bulle lui faisait mal jusque derriĂšre la tĂȘte, il corrigea :â Peut-ĂȘtre un nom comme ça⊠Mais ce nâest pas possibleâŠBulle dit Ă Gus Alzan :â Je crois que vous ne comprenez pas bienâŠâ Elle ne peut pas le connaĂźtre ! Elle ne connaĂźt aucun nom de
prisonnierâŠBulle se leva de sa chaise, les yeux noirs.â Vous dites que je mens.â Non⊠JamaisâŠâ Alors vous dites que votre fille ment.â NonâŠLa rĂ©ponse Ă©tait un peu moins ferme. Bulle dit :â Venez.Elle lâemmena dans la chambre de Bernique.â Bernichou, appela Gus en sâapprochant du lit, Bernichou, mon chouâŠBernique Ă©tait sous le lit, entourĂ©e dâun nuage de mousse quâelle avait
retirĂ©e de son nouveau matelas. Gus essaya de croiser son regard.â Ton amie me dit que tu as fait des bobosses Ă quelquâun, hier ?Elle ne rĂ©pondit pas. Gus insista :â Ă qui elle a fait des bobosses, la Bernichou ?La rĂ©ponse surgit de sous la mousse :â Lolness !
Bulle et Gus se regardĂšrent et sortirent. Gus ne comprenait plus rien.CâĂ©tait impossible. Rigoureusement impossible. Il essaya une derniĂšre foisde convaincre Bulle en pleurnichant. Mais elle Ă©tait intraitable. Elle avaitdonnĂ© les rĂšgles dĂšs le premier jour.
â Et siâŠ, commença-t-il.Il sâinterrompit. Bulle fit semblant de ne pas avoir entendu. Elle dit :â Au revoir.Gus lui serra la main. Elle avança de quelques pas vers la sortie. Il la
suivait. Il paraissait hĂ©siter.â Et sâil nây a pas de bosse sur la tĂȘte des prisonniers.â Quels prisonniers ?â Lolness.â Je croyais que ce nom ne vous disait rien, sâĂ©tonna Bulle, continuant Ă
marcher.â Il y a un couple avec ce nom en quartier de sĂ©curitĂ©.Bulle sâarrĂȘta immĂ©diatement.â Sâil nây a pas de bosse sur le crĂąne de ces Molmess, dit-elle⊠Tout
sera diffĂ©rent.Elle se retournait lentement. Le directeur retrouva un peu dâespoir.â Je vais voir ! Je vais vous dire !Il partait en trottinant. Bulle le rappela :â Je ne vous croirai que quand jâaurai touchĂ© le crĂąne des Losnell.â LolnessâŠ
â Quoi ?â Câest impossibleâŠâ Je comprends parfaitement. Au revoir.Elle repartit. Gus nâen pouvait plus.â Attendez !â Trop tard. Je ne veux plus toucher aucun crĂąne. Ăa mâest Ă©gal.â Attendez !â Non. Tant pis. Bon courage avec votre fille.â Je vous en supplie. Vous verrez vous-mĂȘme ! Je vais vous emmener
dans le cachot des Lolness.
Une heure plus tard, la nuit était tombée. AprÚs plusieurs nouveauxcontrÎles, Gus et Bulle pénétrÚrent dans le quartier de sécurité. Une zoneaménagée en bas de la boule de gui. Le quartier était beaucoup plussilencieux.
AprĂšs diffĂ©rents carrefours, ils dĂ©bouchĂšrent devant la cellule 001.â VoilĂ , dit Gus.Il ne trouvait pas sa clef. Un gardien lui prĂȘta la sienne. Le nom des
Lolness était écrit sur une planchette. Gus entra dans la petite piÚce. Ilétait tout pùle.
Bulle entra derriĂšre lui. Pour lâencourager, elle lui fit une surprenantepetite tape dans le dos. Elle savait quâelle nâavait pas le droit de dire unseul mot.
Gus Alzan Ă©tait sur ses gardes. Ces deux prisonniers Ă©taient plusprĂ©cieux que la totalitĂ© des neuf cent quatre-vingt-dix-huit autres. Gusavait appris Ă ne faire confiance Ă personne dĂšs quâil entrait dans unecellule. Il ne quittait donc pas Bulle des yeux.
Il aurait mieux fait de se mĂ©fier plus tĂŽt. Ainsi, elle nâaurait pas dans sapoche la clef de la cellule 001, quâelle venait de lui dĂ©rober.
Au lieu de cela, il avait pris le temps de la prĂ©venir quâaucunecommunication nâĂ©tait possible avec les deux prisonniers. Il Ă©tait formel :elle devait tĂąter les deux crĂąnes en silence et sortir.
Câest exactement ce quâelle fit.Il y avait un couple assis sur la banquette. Bulle sâapprocha dâeux, ne
quittant pas leurs regards effarouchĂ©s. Elle posa ses petites mains sur leurstĂȘtes, et fit une trĂšs lente caresse. Elle hocha la tĂȘte vers Gus Alzan. Le
regard de celui-ci sâĂ©claira, il nây avait pas de bosse. Il fit passer Bulledevant lui, et tourna le dos aux prisonniers.
Sur le dos du directeur, malgrĂ© la pĂ©nombre, le couple captif pouvaitlire une banderole de soie fine qui disait : « Courage. Votre fils va vousaider. » Bulle, en entrant, lâavait suspendue au seul endroit que Gus nepouvait surveiller : son propre dos. Elle la dĂ©tacha discrĂštement une fois laporte passĂ©e.
â Bien, dit-elle en lui tapotant le dos. Je suis rassurĂ©e⊠On va pouvoirpasser Ă lâĂ©tape suivante : le pique-nique.
Gus avait lâair satisfait. Il nâavait aucune idĂ©e de ce quâĂ©tait un pique-nique. Il imaginait une mĂ©thode de pĂ©dagogie moderne. Bulle lui expliqua.
â Je ne viendrai pas demain. Je serai lĂ le jour suivant. Et jâemmĂšneraiBernique en pique-nique.
23
La momie
Quand Bulle expliqua ce quâĂ©tait un pique-nique, Gus eut un moment depanique. Dâun cĂŽtĂ©, il ne se voyait pas autorisant sa fille Ă sortir deslimites de la prison. Dâun autre, il refusait de faire Ă©chouer la mĂ©thodeBulle qui avait dĂ©jĂ prouvĂ© son efficacitĂ©.
â Je vais vous trouver une jolie petite cellule vide. Vous ferez votrepique-nique au chaud.
â Non, dit Bulle. JâemmĂšne Bernique dehors. Les amis normaux pique-niquent dehors.
CâĂ©tait impossible. Gus ne pouvait pas laisser partir sa Bernique avecune fille de douze ans qui, une semaine auparavant, lui Ă©tait encoreinconnue. Le pique-nique Ă©tait prĂ©vu le surlendemain, la veille delâexĂ©cution des Lolness Ă laquelle Jo Mitch venait assister. Il ne pouvaitpas prendre un tel risque Ă ce moment crucial.
Bulle attendait la rĂ©ponse, impĂ©nĂ©trable. Elle ne quittait pas des yeux ledirecteur. On avait lâimpression quâelle lisait Ă livre ouvert dans lespensĂ©es de cet homme. Elle sentait quâil doutait. Elle vit mĂȘme ce doute secreuser lentement.
Gus se demandait tout Ă coup comment il avait pu mettre sa confiancedans cette petite. Quâest-ce quâil savait de cette Bulle ? Rien. Absolument
rien. Il Ă©tait encore temps de tout arrĂȘter. Bulle sentit venir le moment oĂčil allait la renvoyer.
Il fallait agir vite. Elle eut alors une idĂ©e terrible.Un prisonnier Ă©tait en train de cirer le parquet du bureau du directeur. Ă
quatre pattes sur le sol, extĂ©nuĂ©, il passait le chiffon Ă proximitĂ© delâendroit oĂč Bulle se tenait. Il avait les genoux Ă©corchĂ©s, Ă force de setraĂźner sur le sol. CâĂ©tait un homme au regard triste, un de ces prisonniersqui nâont jamais compris pourquoi ils ont atterri lĂ . Ils vivaienttranquillement chez eux, on est venu les chercher un matin, on les a jetĂ©sdans un cachot. Et quand ils demandent ce quâils ont fait, on leur rĂ©pond« secret dâĂtat ».
Bulle, avec une fausse discrĂ©tion, recula vers le prisonnier. Ă petits pasinnocents, elle sâen approchait. Gus avait remarquĂ© ce manĂšge quâilsurveillait dâun Ćil. Oui, cette fille lâinquiĂ©tait. Quelles Ă©taient sesintentions ?
Alors, dâun coup de talon violent, elle Ă©crasa la main du cireur deparquet.
Ce simple acte de cruautĂ© vint rĂ©chauffer le cĆur du directeur. Elle Ă©taitbien lâune des leurs. Une fille qui agissait ainsi ne pouvait pas ĂȘtrecomplĂštement mauvaise. Il Ă©clata dâun rire complice et renvoya dans sacellule le prisonnier qui gĂ©missait.
Bulle ne bougeait pas. Elle avait seulement autour des yeux un fin lisĂ©rĂ©rouge. On sentait quâau fond dâelle, la plainte de ce prisonnier laissaitcomme une crevasse. Bulle crut quâelle allait dĂ©faillir.
â Câest dâaccord, lui lança Gus.Elle chercha Ă mettre dans sa voix toute la fermetĂ© qui lui restait pour
demander quâon leur prĂ©pare un panier de pique-nique. Elle prĂ©cisa lecontenu du panier idĂ©al : rillettes de lĂ©pidoptĂšre, Ă©clair au miel, sansoublier le torchon Ă carreaux rouges et blancs qui devait le recouvrir.
â Sâil manque une seule chose, ce ne sera pas un vrai pique-nique,menaça-t-elle en passant la porte pour la derniĂšre fois.
Elle arriva Ă dix heures du matin le 30 avril. Devant lâentrĂ©e de Tomble,la petite Bernique lâattendait avec son panier, sa robe de dentelle, et lechapeau de paille rĂ©glementaire. DerriĂšre elle, neuf gardes du corpsavaient le mĂȘme panier, et le mĂȘme chapeau de paille.
Bulle ne se mit pas en colĂšre. Elle appela Gus et lui demanda ce quâilcomptait faire de ces bonshommes.
â Ils ne vous dĂ©rangeront pas. Câest pour la sĂ©curitĂ©.AprĂšs bien des nĂ©gociations, elle fit rĂ©duire lâĂ©quipe Ă deux gardiens.
Elle eut mĂȘme la possibilitĂ© de les choisir.Bulle ne prit pas forcĂ©ment les plus Ă©veillĂ©s. Lâun avait les cheveux qui
lui tombaient devant les yeux comme un rideau. Il sâappelait Minet.Lâautre sâappelait Poulp, il avait une bouche plus Ă©talĂ©e quâune ventouse etdes petits yeux en cul de mouche.
Gus Alzan les regarda partir tous les quatre.Bernique donnait la main Ă son amie.Il y a quelques jours, cette main quâelle tenait, Bernique ne lâaurait pas
lĂąchĂ©e sans lâĂ©craser ou en ĂŽter quelques ongles. Maintenant, la petite fillesemblait sortir dâune vieille gravure, avec son chapeau de paille et sonombrelle.
Gus couvait des yeux sa jeune princesse qui sâĂ©loignait.
Ce tableau champĂȘtre ne demeura pourtant pas longtemps le plus beausouvenir de Gus Alzan.
Ă six heures de lâaprĂšs-midi, on lâavertit que quelquâun demandait Ă luiparler. CâĂ©tait Poulp, tout seul, en Ă©claireur, la ventouse tombante, mort defatigue.
â Il y a eu un petit problĂšmeâŠâ Bernique ! cria Gus.â Elle sâest fait un peu mal. Juste un peu.Gus crut quâil allait lâenfoncer tel un clou dans lâĂ©corce. Comme vidĂ©
de son sang, Gus nâarrivait pas Ă dire autre chose que :â Bernique ! Bernique !â Elle est lĂ -bas, on la rĂ©pare, dit Poulp.Gus Alzan ne pouvait plus respirer.â On la⊠quoi ?â On la rĂ©pare⊠Elle sâest fait un peu mal.â OĂč ?â Partout.Poulp aurait eu du mal Ă faire une liste prĂ©cise de ce quâelle avait de
cassĂ©. Gus sâĂ©poumona :â Mais elle est oĂč ?â PrĂšs dâun lac.Poulp se garda bien de lui raconter ce qui Ă©tait arrivĂ©. Il fit semblant de
sâĂ©vanouir. Gus lui donna quelques gĂ©nĂ©reuses baffes, mais Poulp selaissait malmener, faisant voler de gauche Ă droite sa bouche en forme deventouse. Il prĂ©fĂ©rait ces coups Ă ceux quâil aurait reçus si le directeuravait su ce quâil venait de faire de sa fille.
Ils Ă©taient arrivĂ©s au lac vers une heure. Bernique sâĂ©tait effondrĂ©e defatigue. Elle nâĂ©tait jamais sortie de Tomble et ses jambes trĂšs courtesnâavaient aucune expĂ©rience de la marche. En trois heures, ses piedsavaient gonflĂ© comme des soufflĂ©s. Ses orteils ressemblaient Ă desboudins de larve qui lui firent exploser les chaussures.
Pendant quâelle dormait sur la plage, Bulle et les deux gardiensdĂ©vorĂšrent le pique-nique. Poulp et Minet avaient un appĂ©tit decharançons. Ils dĂ©couvraient lâart du pique-nique. Au dessert, ilsgrignotĂšrent les paniers comme des bretzels, et une fois mouchĂ©s dans lanappe Ă carreaux, ils se mirent Ă bĂąiller.
Bulle leur conseilla une sieste. Poulp et Minet commencĂšrent parrefuser mais, constatant le profond sommeil de Bernique, ils cĂ©dĂšrent Ă leur tour. Bulle les accompagna jusquâĂ une grotte obscure dont lafraĂźcheur Ă©tait propice Ă la sieste. Elle leur promit que personne ne feraitde mal Ă Bernique avant quâelle les rejoigne.
Les deux gardiens sâendormirent paisiblement, la peau du ventre bientendue.
Ils furent rĂ©veillĂ©s par des coups.Des coups dans lâobscuritĂ©.Ou plutĂŽt des coups sur leurs tĂȘtes.Quelquâun Ă©tait en train de les assommer Ă grandes beignes de gourdin.
Quelquâun de qualifiĂ©, qui maniait ce gourdin avec une sobre efficacitĂ©,rĂ©partissant les bosses symĂ©triquement entre les deux crĂąnes. Un vrai petitmaĂźtre.
Poulp et Minet nâadmirĂšrent pas longtemps son talent. Au bout dequelques secondes, ils Ă©taient debout et donnaient la correction du siĂšcleau manieur de gourdin. Ce qui Ă©tait Ă©trange, câest quâun agresseur de cettetrempe semblait dĂ©sarmĂ© par la riposte. Comme sâil sâĂ©tait battu toute savie contre des poupĂ©es inertes.
Quand ils furent assurĂ©s de ne laisser quâun petit tas dâos dans un sac depeau, les deux gardes du corps sâarrĂȘtĂšrent. Bulle surgit Ă ce moment-lĂ avec une torche.
â Pourquoi vous avez fait ça ? demanda-t-elle.â Ben quoi ? dit Minet.â On se dĂ©fendâŠ, continua Poulp.â Quâest-ce quâon va dire au directeur ? demanda Bulle.â Ben quoi ? dit Minet.â Elle est oĂč Bernique ? sâinquiĂ©ta Poulp.â Elle est lĂ .Bulle approcha la torche du sol et Ă©claira ce qui restait de Bernique.
Poulp fit un bruit bizarre avec la bouche, et Minet, Ă©cartant ses cheveux,montra pour la premiĂšre fois ses yeux : ils louchaient atrocement.
â Câest nous qui lâa assommĂ©e, dit-il.Bulle paraissait trĂšs ennuyĂ©eâŠâ Je vous avais promis que personne ne lui ferait du mal avant quâelle
vous rejoigne⊠Mais je ne pensais pas que vousâŠ
Ă peine une heure aprĂšs le retour de Poulp dans la prison de Tomble, undrĂŽle dâĂ©quipage arriva devant la porte. CâĂ©tait un brancard de brindilles,portĂ© Ă lâavant par Minet et Ă lâarriĂšre par Bulle. Sur ce brancard, il y avaitun objet curieux, comme une statue de cire couchĂ©e.
Gus Alzan se précipita vers Bulle.
â Bernique ! OĂč est Bernique ?Bulle, dâun mouvement du menton, indiqua le brancard.â Elle est lĂ .
Gus se pencha sur la forme blanche qui gisait lĂ . Il pĂąlissait.â Quoi ? Mais quâest-ce qui sâest passĂ© ?Poulp Ă©tait apparu derriĂšre Gus. Avec Minet, ils Ă©taient en train de faire
tous les clins dâyeux possibles Ă Bulle pour quâelle ne dise pas la vĂ©ritĂ©.Mais avec les yeux en tĂȘte dâĂ©pingle de lâun, et la mĂšche-rideau de lâautre,il Ă©tait impossible de soupçonner leurs grossiers signaux. Bulle resta trĂšsvague :
â Elle est tombĂ©e. Elle a dĂ©sobĂ©i et elle est tombĂ©e au fond dâun trou.Minet et Poulp se dĂ©tendirent.â Mais oĂč elle est ? hurla le pauvre pĂšre.â Dans la coquille de cire⊠Il nây avait pas dâautre moyen pour la
rĂ©parer. Il faut lâimmobiliser trente jours dans cette coquille. Jâai trouvĂ©une Ă©leveuse de cochenilles qui a bien voulu couler Bernique dans la cire.Il faut que les os se ressoudent et que les organes reviennent Ă leur place.
â On va vous rendre une Bernique toute neuve, ajouta maladroitementPoulp qui reçut immĂ©diatement le poing de Gus sur sa grosse boucherebondie.
SoulagĂ© dâavoir frappĂ©, Gus dĂ©tacha sa main de la ventouse et approchade la forme en cire. Il reconnaissait maintenant la place de la tĂȘte, des bras
et des jambes. CâĂ©tait comme une Ă©toile de cire blanche.â Un mois ! Mais comment elle va manger ?â Il y a des tubes aux bons endroits. Câest Ă©tudiĂ© pour. Il faut mettre de
la purĂ©e dâaubier dans ce tube-lĂ , trois fois par jour.Gus alla vers ce qui devait ĂȘtre la tĂȘte. TrĂšs doucement, il fit toc toc
avec le doigt. Obtenant pour seule réponse un petit mouvement dans lacoquille, il se mit à pleurer.
On fit franchir la porte de Tomble Ă la Bernique de cire, Ă Minet et Ă Poulp. Mais quand Bulle voulut entrer, Gus se retourna violemment verselle.
â Toi, va au diable ! Ne remets plus les pieds ici.Bulle resta dĂ©concertĂ©e. Pour la premiĂšre fois, un signe de trouble se
lisait sur son visage. Elle dit :â Mais je dois mâoccuper dâelleâŠâ Disparais de ma vue !Bulle paraissait vraiment secouĂ©e. Elle insista :â Laissez-moi juste une nuit de plus, vous savez que BerniqueâŠBulle allait le convaincre. Il suffisait quâelle ajoute quelques phrases.
Mais Gus Alzan avait dĂ©jĂ criĂ© :â Quâon la jette dehors !Une quinzaine de gardes se prĂ©cipitĂšrent pour lâempĂȘcher de passer. Ils
la repoussĂšrent Ă lâextĂ©rieur de la porte dâentrĂ©e. Elle ne criait plus assezfort pour que Gus puisse lâentendre.
Trop tard. En un Ă©clair, Bulle Ă©tait redevenue Elisha et grelottaitdâangoisse.
Elle ignorait que le soir mĂȘme Minet et Poulp seraient livrĂ©s auxoiseaux sur une boule de gui. Son sort Ă elle Ă©tait loin dâĂȘtre le plussinistre.
Pourtant, quand le brancard disparut au sein de la prison de Tomble, ellese retourna, le visage livide, le cĆur chahutĂ©, et sâĂ©loigna en courant.
Qui nâa jamais passĂ© une heure dans un sarcophage de cire ne peutimaginer combien Tobie avait chaud.
Il entendait Ă peine les voix autour de lui. Il sâĂ©tait senti secouĂ© dans sacoquille mais avait maintenant lâimpression que plus rien ne bougeait. Ildevait ĂȘtre dans la chambre de Bernique.
Encore quelques bruits, un vague pas qui sâĂ©loignait, et le silence revint.
Il pensait Ă Elisha qui devait attendre, juste Ă cĂŽtĂ© de lui, le momentidĂ©al. Elle le prĂ©viendrait par cinq coups lents sur la cire. CâĂ©tait leurcode. Ă eux deux, ils feraient Ă©clater la coquille.
LâĂ©vasion commencerait lĂ , en plein cĆur de Tomble.
Le temps passa. La chaleur devenait suffocante. Soudain, des pasassourdis firent vibrer la cire. Quelquâun entrait dans la chambre. Ilentendit un bruit dâaspiration sifflante et reçut une matiĂšre chaude qui luiarrivait directement dans la bouche. De la purĂ©e. On lui donnait Ă manger.Il prit tout ce quâon lui offrait. Il nâavait pas le choix. Ce quâil nâavaleraitpas rentrerait dans son col et, avec la chaleur, transformerait la coquille encloaque.
Heureusement, le gavage sâarrĂȘta Ă temps. Nouveaux bruits. Et lesilence revint.
Encore une fois, Tobie pensa à Elisha, si prÚs de lui. Elle avait bravétous les risques, défié la chance.
Depuis une semaine, Tobie se laissait porter par lâintuition dâElisha.
Pendant les premiers jours, elle avait tournĂ© autour de la prison pourtrouver lâangle dâattaque. Sa premiĂšre chance : la rencontre avec Patatequi lui parla du cas Bernique. Le plan dâElisha ne tarda pas Ă Ă©clorederriĂšre son petit front tĂȘtu.
Tobie refusa dâabord catĂ©goriquement quâelle se fasse engager dans laprison. Elle ne pouvait affronter seule tous les dangers pour sauver desparents qui nâĂ©taient mĂȘme pas les siens, et quâelle nâavait jamais vus !Elisha dĂ©fendit son projet avec passion. Lâoccasion Ă©tait trop belle. Ilfallait la saisir.
Tobie et Elisha ne fonctionnaient pas de la mĂȘme maniĂšre. TobierĂ©flĂ©chissait beaucoup, retournait les situations en tous sens, organisait sesplans. Il prenait des risques, mais il avait toujours, en bouĂ©e de sauvetage,une panoplie de solutions. Elisha, au contraire, saisissait les occasions,sans trop rĂ©flĂ©chir. Elle se jetait Ă lâeau, toute nue, comme dâhabitude.
Quand elle se trouva face Ă Bernique, les gestes lui vinrentnaturellement. Elisha ne lui jeta mĂȘme pas un coup dâĆil, et se dirigeavers lâangle opposĂ©. Elle passa la premiĂšre journĂ©e dans son coin Ă fabriquer un petit personnage en bois. Un simple petit bonhomme de lataille de son pouce.
AprĂšs quelques instants, Bernique ne rĂ©sista pas Ă cette indiffĂ©rence.Elle ramassa une massue qui traĂźnait dans ses jouets et finit parsâapprocher.
Elisha ne fit pas le moindre mouvement vers elle, mais elle ditpaisiblement :
â Je connais des tĂȘtes oĂč il nây aura jamais une seule bosse.Cette phrase mit Bernique dans tous ses Ă©tats. Elle se fit dâabord tomber
la massue sur le pied et grogna :â OĂč ?â Chez moi, rĂ©pondit Elisha.Bernique poussa un mugissement, brandissant le gourdin, prĂȘte Ă
Ă©craser la tĂȘte dâElisha et celle du bonhomme en bois. Elisha rĂ©ussit Ă murmurer juste Ă temps :
â Je tây emmĂšnerai, si tu ne me tapes pas tout de suite.Bernique sâarrĂȘta.â Si tu nâassommes personne pendant six jours, je te montrerai les tĂȘtes
sans bosse.Ainsi commença le dressage de Bernique. Un simple petit chantage.Le surlendemain, le 26, Elisha lui rĂ©pĂ©ta la mĂȘme consigne, mais, le
soir, en partant, elle laissa le petit bonhomme en bois dans un coin. Quandelle revint le 28, Elisha trouva le bonhomme éparpillé en mille morceaux.Elle demanda à Bernique :
â Tu as frappĂ© le bonhomme ?â Câest qui ?â Le bonhomme !â Câest quoi son nom ? rĂ©pĂ©ta Bernique.Elisha hĂ©sita et se laissa surprendre par le nom qui lui Ă©chappa :â LolnessâŠ, articula-t-elle. Il sâappelait Lolness.Pourquoi avait-elle dit ce nom ? Elle nâen avait aucune idĂ©e. CâĂ©tait
comme cela. Les gestes et les mots venaient avant les pensées. Mais ilsindiquaient toujours le chemin à prendre.
â Lolness, rĂ©pĂ©ta Bernique.Le soir mĂȘme, Elisha alla se plaindre auprĂšs de Gus Alzan. Bernique
avait assommĂ© Lolness en son absence. Elle parvint ainsi Ă savoir le lieuexact oĂč les Lolness Ă©taient tenus captifs. Elle put mĂȘme les voir⊠Ellequi ne les avait finalement jamais croisĂ©s.
Enfin, il y eut lâidĂ©e du pique-nique.
Pour obtenir lâautorisation du directeur, Elisha accomplit le pire acte desa vie. Elle Ă©crasa la main dâun innocent. DĂ©goĂ»tĂ©e de la barbarie de cegeste, elle se forçait Ă penser aux parents de Tobie, Ă ces vies quâelle allaitsauver. Oui, câĂ©tait une question de vie ou de mort. Mais jusquâoĂč peut-onaller pour sauver quelquâun ?
Les nuits suivantes, cette question la réveilla souvent quand elleessayait de dormir.
Bernique, en quittant Tomble dans sa robe de dentelle, avait au cĆur lajoie dâimaginer mille bosses sur les crĂąnes neufs quâon lui avait promis.Elle avait supportĂ© la marche dans lâespoir de cette rĂ©compense.
Il ne restait, aprĂšs la sieste de Bernique, quâĂ la conduire jusquâĂ lagrotte, lui livrer dans lâobscuritĂ© les crĂąnes de ses gardiens, puis laconduire, assommĂ©e Ă son tour, vers Isha Lee qui lâimmobiliserait dans lacire. Ăcartant les gardiens par pudeur pour cette demoiselle, on glissaitTobie dans la coquille Ă la place de Bernique. Et le plan Ă©tait bouclĂ©.
« Oui⊠Bouclé⊠», se dit ironiquement Tobie qui respirait de plus enplus mal.
Il pensa Ă la petite Bernique qui devait attendre dans une autreenveloppe de cire, lĂ -bas, dans la cabane aux cochenilles. La mĂšredâElisha allait trĂšs bien sâoccuper dâelle. On avait dĂ» la mettre dans unecoquille Ă©chancrĂ©e Ă la hauteur du visage, ce qui Ă©tait beaucoup plusconfortable.
Que faisait Elisha ? Tobie nâen pouvait plus. Il attendait les cinq coups,enfermĂ© dans son boĂźtier de cire. Il ne percevait plus le moindre son autourde lui. La nuit devait ĂȘtre tombĂ©e.
Il se sentait seul, tout dâun coup. AbandonnĂ©. Et pourtant, il nây avaitpas un instant Ă perdre. Le lendemain, Ă lâaube, ses parents seraient tuĂ©s.
Elisha ! Pourquoi ne donnait-elle pas le signal ?Tobie perdit patience. Il se mit Ă se contorsionner dans la cire pour la
faire craquer. Tant pis, il ne tenait plus. Il devait risquer une sortie. DĂšsson premier mouvement, il comprit Ă quel piĂšge il Ă©tait pris.
Il se dĂ©menait autant quâil pouvait mais la cuirasse de cire ne bougeaitpas dâun pouce. Tobie avait connu la grotte du lac, mais ce cercueil-ci Ă©taitbien pire. Il ne pouvait mĂȘme pas se retourner. Il allait rester lĂ ,impuissant, pendant que ses parents passeraient sur lâĂ©chafaud. Mourir de
chagrin, à petit feu, pendant un mois, abreuvé de purée tiÚde, noyé dansses larmes. Petit Tobie vivant, rÎti en croûte de cire.
Il Ă©tait peut-ĂȘtre minuit. Sim et MaĂŻa Lolness devaient croupir dans leurgeĂŽle Ă quelques centimĂštres de lĂ , comptant les heures avant la mort. Etdans un mois, quand on le sortirait de sa coque puante, Tobie lesrejoindrait sĂ»rement, victime du mĂȘme chĂątiment.
â Elisha⊠Elisha⊠!Tobie criait maintenant du fond de sa boĂźte. Il aurait bien tambourinĂ©
avec ses poings, mais il nâavait mĂȘme pas de poings, puisque ses mainsavaient Ă©tĂ© prises dans la cire en position ouverte. Ses pensĂ©es devenaientde plus en plus dĂ©sordonnĂ©es. Son cĆur sâemballait.
Les questions le bousculaient comme dans un cauchemar : « Pourquoi lamort ? Pourquoi ? Je veux sortir de lĂ ! Quitter lâarbre ! Trouver un mondeailleurs ! OĂč vont les bĂątons quâon jette au bout dâune branche ? Je veuxretrouver mes poings, mes forces ! Mes poings ! OĂč vont mes poingsquand les doigts se tendent ? Elisha ! Dans quel camp tu es si tumâabandonnes ? Et LĂ©o ! Pourquoi les amis ne sont pas pour la vie ? »
Rien ne pouvait arrĂȘter cette spirale infernale.Rien ?Il entendit un premier petit coup, puis un second. On frappait tout
doucement sur son cercueil.
24
Envolé
Elisha pleurait prĂšs du feu.Isha Lee avait vu sa fille revenir en pleine dĂ©tresse. Elisha nâĂ©tait plus
ce vaillant petit soldat quâelle regardait partir tous les matins. Elleressemblait plus que jamais Ă une petite fille de douze ans qui voit tomberlâespoir quâelle a lentement bĂąti.
Isha mit une couverture grise sur les Ă©paules dâElisha. MĂȘme lesflammes ne suffisaient pas Ă rendre ses couleurs Ă cette petite silhouette.
Personne nâavait jamais vu une hirondelle Ă lâarrĂȘt, mais elles devaientĂȘtre un peu comme cela quand elles ne pouvaient plus voler : coupĂ©es dansleur Ă©lan, dĂ©sorientĂ©es, leur visage plat cherchant une Ă©chappĂ©e.
Elisha nâavait pas pu franchir la porte de Tomble avec Tobie. Et câĂ©taitsuffisant pour que leur plan sâĂ©croule.
Tous leurs projets nĂ©cessitaient dâĂȘtre deux Ă lâintĂ©rieur de la forteresse.Une fois la coque brisĂ©e, Elisha devait attirer les gardiens en criant queBernique avait disparu. Tobie aurait profitĂ© du dĂ©sordre pour filer vers lequartier de sĂ©curitĂ© avec la clef.
Pour la suite, Tobie avait son plan secret.
La seule chose quâElisha savait, câest que le lendemain, aprĂšs lescandale de lâĂ©vasion des Lolness, on aurait dĂ» trouver la vraie Berniquedevant la porte de la prison. On ne sâĂ©tonnerait pas de cette ultimebizarrerie de la part de la petite peste. On ne ferait sĂ»rement pas le rapportavec lâĂ©vasion de Sim et MaĂŻa. Elisha ne serait donc mĂȘme passoupçonnĂ©e. Elle prendrait congĂ© aprĂšs quelques jours de bons et loyauxservices.
CâĂ©tait leur plan. Mais sans Elisha, plus rien ne tenait.LâĂ©paisse couche de cire ne pouvait ĂȘtre brisĂ©e par une seule personne.
Le problĂšme commencerait lĂ , elle le savait. Elle se sentait terriblementcoupable de cet abandon. Elle nâavait pourtant pas fait la moindre erreur.
Elisha regardait maintenant les flammes dans sa maison. Câest tout cequi lui restait Ă faire. Elle les avait tant de fois observĂ©es, son Ă©paulecontre celle de Tobie. Dans des campements sauvages, aux confins desBasses-Branches, ou dans la grotte du lac, la vision du feu faisait toujoursnaĂźtre le mĂȘme Ă©merveillement. DâoĂč venait cette force qui soulevait cesdrapeaux dâor ? Quel souffle invisible, quel bras agitait tous ces fanions enflammes ?
Le feu était un mystÚre qui tracassait Elisha.Isha servit un bol de tisane à sa fille, enveloppée dans sa couverture gris
hirondelle. Elle avait posĂ© le bol sur un plateau avec une bougie. « Encoredu feu », se dit Elisha. Elle fixa des yeux la bougie. Ses paupiĂšressâouvrirent en grand.
Elle semblait hypnotisĂ©e.â Ăa ne va pas, Elisha ? demanda sa mĂšre.Elisha ne quittait pas la bougie des yeux. Isha lui prit la main.â Ăa ne va pas ?Elisha dit dâune voix blanche :â Regarde. La bougie. Elle fond.Isha regarda sa pauvre fille. Elle ne tournait plus rond.Mais quand peu Ă peu les yeux dâElisha se dĂ©tachĂšrent de la flamme,
câest un regard plus calme quâelle posa sur sa mĂšre.Rien nâĂ©tait perdu. Tobie pouvait sâen sortir.
Bernique avait peur du noir. Sa chambre était toujours éclairée par des
flambeaux. Ce soir-lĂ , une fois posĂ©e la coquille de cire dans la chambre,son pĂšre avait donc tout illuminĂ©, comme dâhabitude. Des torches
reposaient mĂȘme aux quatre coins du lit, ce qui donnait un air funĂšbre Ă lamomie de cire.
Le tube dâalimentation de la coquille montait Ă la hauteur des flammes.Les coups lĂ©gers que Tobie entendit nâĂ©taient frappĂ©s par personne. Ilsvenaient simplement des gouttelettes de cire fondue qui tombaient, une Ă une, sur la coque. Tobie attendait cinq coups mais il y en eut beaucoupplus. Toute sa boĂźte Ă©tait en train de fondre dans lâambiance surchauffĂ©e dela piĂšce. Le mince ruisseau de cire dĂ©goulinait ensuite sur le drap du lit.
Tobie nâavait encore rien compris de ce qui se passait, et la chaleur lemettait dans une agitation toujours plus grande. Il se sentait poisseux. Il nesavait pas que dâune minute Ă lâautre, la couche de cire serait assez finepour quâil la brise.
Il ne savait pas que dans quelques instants il serait Ă lâair libre.Mais rien nâest jamais vraiment simple.En mĂȘme temps que la fonte de la cire dĂ©livrait lentement Tobie, elle
venait imbiber le drap qui Ă©tait sous lui. Comment appelle-t-on un tissugorgĂ© de cire ? Une torche. Ce qui Ă©tait en train de se fabriquer sous lecorps de Tobie, câĂ©tait une torche gĂ©ante, prĂȘte Ă sâenflammer.
Tout arriva dâun seul coup. Tobie fit exploser la derniĂšre couche de cireĂ lâinstant oĂč son lit prenait feu. On aurait dit une grillade rebelle quirefuse la fatalitĂ© et se dresse brutalement dans les flammes. Il fit un bondet jaillit Ă lâautre bout de la piĂšce.
Le feu !La porte était ouverte. Tobie se précipita dehors. Suivant les indications
que lui avait donnĂ©es Elisha, il fila directement vers la cellule 001 pour ensortir ses parents. Lâalerte nâavait pas encore Ă©tĂ© donnĂ©e. Un croissant delune le veillait de sa lumiĂšre idĂ©ale, ni trop forte ni trop voilĂ©e.
Sous les pieds de Tobie luisait, comme une peinture de guerre, la lignebleue dessinée par Elisha.
Ă un croisement, il entendit une faible lamentation juste Ă cĂŽtĂ© de lui. IlsâarrĂȘta brusquement. CâĂ©tait le genre de plainte qui lâattrapait au cĆur, uncouinement de tristesse. En sâapprochant, il dĂ©couvrit un prisonnier dansune petite cage.
Lâhomme avait le regard embuĂ©. Il soufflait doucement sur sa main engĂ©missant. On voyait une blessure sur le dos de cette main, comme siquelquâun lâavait Ă©crasĂ©e du pied.
Elisha nâavait pas racontĂ© Ă Tobie lâĂ©pisode de la main piĂ©tinĂ©e. Ellesavait quâil en endosserait toute la culpabilitĂ©. Elle avait prĂ©fĂ©rĂ© se taire.
Voyant Tobie, lâhomme se recroquevilla au fond de sa cage.Alors Tobie pensa au feu. Ils Ă©taient mille comme celui-ci dans la prison
de Tomble. Des centaines dâinnocents et quelques petits voyousinconscients. Ils allaient ĂȘtre brĂ»lĂ©s vifs.
La boule de gui risquait de se transformer en une boule de feu. Fallait-ilcondamner au bûcher mille prisonniers pour en sauver deux ?
Tobie donna un coup dans la serrure de la cage. Elle Ă©tait bien solide. Ilsecoua la grille autant quâil pouvait sous les yeux horrifiĂ©s du prisonnierqui devait croire Ă lâune de ces visites nocturnes oĂč des gardienssâintroduisaient dans leurs geĂŽles pour les maltraiter. Tobie se projetacontre la porte. Rien ne bougeait.
Il entendit alors une cavalcade qui approchait. La branche de gui étaitétroite. On allait sûrement le surprendre.
Il se tapit, le dos contre les barreaux de la cellule. Un peloton de cinq ousix gardiens passa. Ils ne le virent mĂȘme pas. Ils couraient vers le centrede Tomble oĂč la lueur rouge de lâincendie brillait dans la nuit.
Tobie recommençait Ă respirer. Il avait toujours le dos contre la cage.On ne lâavait pas remarquĂ©. Il pouvait prendre le temps de rĂ©flĂ©chir.
Avec la violence dâun fouet, une main surgit de derriĂšre lui, et passasous sa gorge. Le prisonnier avait passĂ© ses bras entre les barreaux et letenait Ă©tranglĂ©. La main sanguinolente de lâhomme allait le tuer dâuneminute Ă lâautre.
â Le feuâŠ, dit le prisonnier. Je sens le feu. On va tous crever. Je connaisle plan final. Il y aura quand mĂȘme un gardien qui mourra avec nous !
Tobie ne pouvait dire un mot. La gorge Ă©crasĂ©e, il ne laissait Ă©chapperquâun rĂąle inaudible. Ce prisonnier croyait quâil Ă©tait un gardienâŠComment lui dire quâil Ă©tait dans son camp ? Il allait mourir Ă©tranglĂ© parun dĂ©tenu ami. Dâun geste dĂ©sespĂ©rĂ© Tobie sortit de sa poche la grosse clefde la cellule 001 et la jeta un peu plus loin. La pression du prisonnier sedesserra un peu sur le cou de Tobie, mais il ne pouvait toujours pasĂ©mettre un son.
En lançant la clef, il sâĂ©tait rendu indispensable Ă son agresseur. Elleressemblait Ă toutes les clefs de la prison, elle devait ouvrir cette celluleaussi. Si le prisonnier voulait sortir, il lui fallait un Tobie vivant pour luiapporter la clef qui brillait sous la lune Ă trois pas de la cage.
Cette fois lâĂ©treinte lui laissa assez de mou pour prendre une granderespiration. AprĂšs quelques secondes, Tobie put articuler :
â Je suis avec vous. Je viens dĂ©livrer des prisonniers.
Lâhomme rĂ©pĂ©ta :â Je connais le plan final. Je faisais le mĂ©nage chez Alzan. Jâai tout
entendu. Nâessaie pas de me rouler.CâĂ©tait la deuxiĂšme fois quâil parlait de ce plan final. Tobie essaya de
parler calmement :â Je ne connais pas le plan final. Je ne sais pas ce que câest. Jâorganise
lâĂ©vasion de mes parents.La main se dĂ©tendit un peu plus au creux de sa gorge.â Tes parents ?â Les Lolness. Sim et MaĂŻa Lolness.Lâhomme recula. Tobie Ă©tait libre.â Tu es le fils Lolness ?â Oui, dit Tobie en se retournant. Vous connaissez mes parents ?â Jâen ai entendu parlerâŠIl y eut un moment de silence. Lâhomme avait baissĂ© les yeux. Tobie
courut chercher la clef et revint vers la porte.â Je ne pense pas que ce soit la bonne clef. Toutes les serrures sont
diffĂ©rentes. Quâest-ce que câest, ce plan final ?Tobie tournait frĂ©nĂ©tiquement la clef dans la serrure.â Sâil y a un incendie, rĂ©pondit lâhomme, ils abandonneront tous les
prisonniers. Ils laisseront Tomble dans les flammes. Mais, je dois te dire
quelque chose, petitâŠâ Et lâarbre ? Si le feu se propage Ă lâarbre ?â Il ne se propagera pas. Ăcoute-moiâŠTobie sortit la clef de la serrure.Ce nâĂ©tait pas la bonne. La porte restait dĂ©sespĂ©rĂ©ment fermĂ©e.â Je suis dĂ©solĂ©, dit Tobie⊠Je nây arrive pas. Pourquoi dites-vous que
le feu ne se propagera pas ?AprĂšs un bref silence, le prisonnier dĂ©clara dâune voix qui ne tremblait
pas :â Si le feu ne sâarrĂȘte pas, ils ont lâordre de couper lâattache de notre
boule de gui.Tobie avait remis la clef dans sa poche. Son cerveau bien oxygéné
reprenait sa vitesse de pointe.â Est-ce quâil y a une rĂ©serve dâeau dans la prison ?â Les prisonniers ne boivent que lâeau de pluie qui coule sur lâĂ©corce.
Mais il y a une citerne au-dessus de la maison dâAlzan.Tobie courait dĂ©jĂ vers le cĆur de Tomble. Il nâallait plus vers la cellule
001.â Attends ! cria lâhomme.Mais Tobie avait disparu.
La maison dâAlzan Ă©tait dĂ©sertĂ©e. Dans le nĆud central, il nây avait plus
un seul gardien. On avait mĂȘme rĂ©ussi Ă emmener le directeur qui sâĂ©tait Ă moitiĂ© asphyxiĂ© en sâaventurant par trois fois pour tenter de sauver sadiablesse de fille.
Gus Alzan, cette crapule, ce bourreau qui avait tout dâun assassin, Ă©taitun pĂšre courageux, fou dâamour pour sa fille. Le mystĂšre de lâamourpaternel avait rĂ©vĂ©lĂ© lâautre visage du directeur. Il Ă©tait revenu bredouille,toussant entre ses sanglots, et aveuglĂ© par la fumĂ©e.
Tobie ne mit pas longtemps Ă trouver la citerne. Elle Ă©tait Ă©norme. ElleĂ©tait prĂ©vue pour alimenter toute la prison, mais Gus avait dĂ©crĂ©tĂ© que lesprisonniers pouvaient se contenter du ruissellement de lâeau sur le solsouillĂ© de leurs cachots.
Tobie, dâun coup de pied, fit sauter le premier bouchon de la rĂ©serve.Puis les autres. Lâeau coulait en torrent. Tobie resta perchĂ© au-dessus.Quand ce flot toucha les premiĂšres flammes, un grand sifflement se fitentendre, dĂ©gageant une Ă©paisse fumĂ©e. La vapeur dâeau sâĂ©tala par
flaques de brouillard dans toute la prison. Le feu semblait dĂ©jĂ se calmermais le vacarme Ă©tait assourdissant. Les cris des prisonniers toujourscaptifs se mĂȘlaient au dĂ©sordre.
Tobie trouva un moyen de rejoindre le chemin qui menait au quartier desécurité. Malgré la brume épaisse, il reconnut la cellule du prisonnier à lamain blessée.
Tobie lui cria :â Lâincendie va sâarrĂȘter. Je ne peux pas faire plus. Je vais mâoccuper de
mes parents ! Adieu !â Attends⊠Depuis que je tâai reconnu, je cherche Ă te dire quelque
chose⊠Tes parentsâŠTobie nâentendit pas la fin de la phrase. Les autres prisonniers
vocifĂ©raient dans tous les sens.â Quoi ? demanda Tobie.Lâhomme rĂ©pĂ©ta en criant. Cette fois, Tobie avait bien entendu, mais il
ne pouvait pas mener ces mots jusquâĂ son esprit. Chaque atome de soncorps freinait leur course pour quâils nâatteignent pas le cĆur de Tobie.Lâhomme les prononça pourtant une derniĂšre fois, et leurs pointes allĂšrentse ficher au fond des entrailles de Tobie.
â Tes parents sont dĂ©jĂ morts.VoilĂ ce quâil rĂ©pĂ©tait.Tobie sâapprocha du prisonnier.Il avait les bras le long du corps. Il nâentendait plus la cohue. Il
nâentendait que la voix brisĂ©e de cet homme qui continuait Ă raconter :â Tes parents ont Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s pendant lâhiver. Jâai entendu Mitch et
Alzan en parler. Ils ont fait croire quâils Ă©taient Ă Tomble pour tâattirer iciet pouvoir tâattraper. MĂ©fie-toi de tout le monde. Pars. Ils te veulent. Ils neveulent plus que toi.
Tobie recula violemment. Le prisonnier ajouta :â Ils engagent les pires vauriens pour tâavoir.Il montra sa main sanguinolente.â Il y a une gamine qui sâappelle Bulle⊠Elle a Ă©tĂ© capable de
mâĂ©craser la main avec le talon. Elle lâa fait froidement, sans raisonâŠTobie hurla :â Menteur ! Vous mentez tous ! Vous mentez !Et il sâenfuit dans la lourde fumĂ©e blanche.
Il se rĂ©pĂ©tait : « Elisha les a vus. Elisha les a vus. » Il marchait dans lebrouillard comme dans une forĂȘt de lichen. « Elisha mâa dit quâelle les avus. Elle les a touchĂ©s. » Il comptait Ă rebours les cellules du quartier desĂ©curitĂ©. 009⊠008âŠ
« Mais Elisha a écrasé la main de cet homme. Comment le croire ? Quiest capable de faire ça ? »
Il Ă©tait ruisselant de larmes et de sueur. Sa vue se brouillait. 004âŠ003⊠002âŠ
Tobie sâarrĂȘta devant la cellule 001. Il prit Ă nouveau la clef dans sesmains. Il lâapprocha de la serrure. Au loin, les Ă©clats de voix Ă©taientassourdis par la vapeur de lâair. Il enfonça la clef mais, avant mĂȘme detourner, la porte sâentrouvrit. La cellule nâĂ©tait pas fermĂ©e. Il poussa laporte dâun coup dâĂ©paule.
Assis sur le banc, dans la lumiĂšre pĂąle dâune lampe Ă huile, un couplelui tournait le dos. Ils Ă©taient enchaĂźnĂ©s. Vivants ! Des larmes noyaient lagorge de Tobie. Il marcha vers les deux silhouettes.
Il ne remarqua mĂȘme pas le personnage qui, sortant de lâombre, luibondit dessus et le plaqua au sol.
Mais maintenant, Ă un pas de ses parents, rien ne pouvait plus lâarrĂȘter.Un dĂ©lire de violence sâempara de lui. En quelques dixiĂšmes de seconde, ilavait retournĂ© la situation, et sâapprĂȘtait avec ses petites forces de treizeans Ă faire exploser la tĂȘte de son adversaire quâil tenait par les cheveuxau-dessus du sol.
â TobieâŠLâhomme lâavait appelĂ© par son nom. Tobie dĂ©plaça le visage du type
vers la lumiĂšre.â LexâŠCâĂ©tait Lex Olmech. Le fils des meuniers des Basses-Branches.Tobie ne comprenait plus rien. Mais il resserra son Ă©treinte.â Tu travailles aussi pour ces ordures ? Comme tes parents ?â Non, rĂ©pondit Lex. Je ne travaille pour personne. Je sais ce que mes
parents tâont fait. Jâai honte dâeux. Mais je suis leur fils et je dois lesdĂ©livrer.
â Les dĂ©livrer ?â Ăa fait sept mois quâils sont prisonniers. Ă cause de lâaffaire du
moulin⊠Ils vont en mourir. Depuis sept mois, je prĂ©pare lâĂ©vasion. Jesuis tout prĂšs dây arriver. Laisse-moi finir.
Tobie rĂ©alisa quâen sept jours, il en Ă©tait arrivĂ© au mĂȘme point. Danscette petite cellule au bout de cette forteresse imprenable.
â OĂč sont-ils ? Quâest-ce que tu fais dans ce cachot ?â Ils sont lĂ , dit Lex.Sur le banc, lâhomme et la femme tournĂšrent la tĂȘte vers eux.CâĂ©taient les Olmech. Ou ce qui en restait.Deux visages osseux Ă la peau transparente, rongĂ©s par la faim, la peur
et le remords.Tobie lĂącha la tĂȘte de Lex et retomba le long du mur du cachot. AprĂšs un
long silence, on entendit sa voix Ă©teinte :â Et mes parents ? OĂč sont mes parents ?Personne nâosait rĂ©pondre.â Ils sâappellent Sim et MaĂŻa Lolness, articula Tobie. Mes parentsâŠ
Mon pĂšre est assez grand, il a un rire qui fait des Ă©tincelles⊠Ma tĂȘteentiĂšre tient dans ses mains. Une nuit il mâa donnĂ© une Ă©toile. Ellesâappelle AltaĂŻr.
â On les connaĂźt, Tobie, dit doucement M. Olmech.Tobie ne savait plus ce quâil disait :â Ma mĂšre est plus petite. Elle sent le pain de feuille frottĂ© au pollen.
Ma mĂšre chante seulement quand elle est seule. Mais vous pouvezlâentendre quand vous dites « je vais faire un tour ! » et que vous restez,lâoreille collĂ©e sur la porte⊠Elle chanteâŠ
De grosses larmes coulaient sur ses joues.â Mes parents sont deux. On les reconnaĂźt quand ils se regardent lâun
lâautre. On les reconnaĂźt parmi des milliersâŠMme Olmech murmura :â Je vais te dire⊠Depuis le dĂ©but, on nous fait passer pour eux. Ils ont
mis une pancarte Lolness sur la porte. Mais je crois, mon petit Tobie⊠jecroisâŠ
Sa voix avait gagnĂ© en humanitĂ©. LâĂ©preuve lâavait rabotĂ©e, ne laissantque le fil tendu de la vĂ©ritĂ©. Elle prit une grande respiration.
â Je crois que tu ne dois plus chercher tes parents.
Tobie sortit de la cellule.En passant, il jeta la clef Ă Lex. CâĂ©tait aussi la clef des chaĂźnes qui
retenaient les parents Olmech. Lex avait réussi à faire sauter la porte avec
un bùton, mais les fers lui avaient résisté. Il remercia Tobie et se précipitapour libérer ses parents.
Tobie marchait sur lâallĂ©e brillante de rosĂ©e. La vapeur se dissipait,rĂ©vĂ©lant le jour qui se levait. Par vagues orange et rouges, une doucelumiĂšre roulait sur les feuilles de gui.
Les levers de soleil devraient ĂȘtre interdits aux cĆurs tristes.Ă chaque pas, Tobie se persuadait que le bout de ce rameau de gui
ressemblait au bout de sa vie.CâĂ©tait, au fond de lui, une de ces peines qui ne laissent aucun espoir de
consolation. Ses parents Ă©taient morts, et la seule lueur, le seul fragmentde vie qui pouvait lui rester, Elisha lâavait trahi deux fois au moins. Ellelui avait fait croire que ses parents vivaient. Elle lâavait ensuite abandonnĂ©seul dans ce cercueil de cire. Et la cruautĂ© de cette main Ă©crasĂ©e⊠CâĂ©taittrop de signes contre elle.
Tobie suffoquait de tristesse. Elisha⊠Son dernier lien avec la viesâĂ©tait rompu.
Alors il entendit lâoiseau.Sâil nâavait pas entendu ce criaillement au-dessus de lui, tout se serait
peut-ĂȘtre passĂ© autrement. Il avança jusquâau bord de la boule de gui etdĂ©boucha sur un grand fruit translucide, large comme une lune rosie parlâaurore. Lâoiseau sâapprochait. Tobie le regarda faire ses acrobaties danslâair. CâĂ©tait une fauvette, lâoiseau qui passionnait son pĂšre.
Tobie avait toujours eu peur des oiseaux. Le seul ouvrage quâil nâĂ©taitpas capable dâouvrir Ă©tait celui de son pĂšre sur la fauvette Ă bĂ©ret. Un petitlivre plein dâimages effrayantes.
Mais Tobie, ce petit matin-lĂ , nâavait plus peur de rien. Il resta deboutdevant le fruit bien mĂ»r. Puis, comme un ver, il plongea en entier dans labaie blanche dont la pulpe Ă©tait tendre. Avec ses deux bras, il putsâagripper Ă une sorte de noyau allongĂ© quâil trouva au milieu.
Il resta lĂ , recroquevillĂ© dans le ventre de ce fruit. Câest lĂ quâil fit sesadieux au monde.
La minute dâaprĂšs, sans mĂȘme se poser, la fauvette arracha le fruitlaiteux.
25
Ailleurs
Quand le professeur Lolness Ă©tait enfant, il y avait dans sa rĂ©gion desRameaux du Nord une vieille boule de gui abandonnĂ©e quâon appelaitSaĂŻpur. Longtemps auparavant, on y avait construit une petite auberge. Lesgens des branches voisines venaient y passer de courtes vacances, parcequâon disait que lâair Ă©tait plus pur, Ă SaĂŻpur.
Un accident obligea brutalement les touristes Ă dĂ©serter ce lieu. CâĂ©taitun terrible fait divers. Une fauvette avait avalĂ© une famille entiĂšre : lesAstona et leurs deux enfants.
Lâauberge de SaĂŻpur ferma. On pleura beaucoup. Mais on retrouvaquelques jours plus tard la famille Astona au complet, saine et sauve, Ă lâautre bout de lâarbre. Personne ne sut jamais ce qui leur Ă©tait arrivĂ©. Eux-mĂȘmes ne se souvenaient de rien.
SaĂŻpur tomba malgrĂ© tout dans lâoubli.
Le petit Sim Lolness nâaimait pas trop lâaventure. Son ami, Zef Clarac,non plus. Mais il y avait un troisiĂšme larron dans la bande : El Blue, lepĂšre de LĂ©o. Celui-ci, Ă neuf ans Ă peine, sautait sur toutes les occasions derisquer sa vie. Il avait donc entraĂźnĂ© Zef et Sim dans le labyrinthe deSaĂŻpur qui devint leur domaine.
Il faut imaginer les trois jeunes garçons passant leurs dimanches dans laboule de gui, alors que leurs parents les croyaient chez un vieux professeurqui les aidait Ă faire leurs devoirs. Le soir quand ils rentraient, ilsmontraient tous les trois leurs cahiers noircis dâune fine Ă©criture.
Le travail Ă©tait parfaitement fait. Le professeur Biquefort devait ĂȘtre unmerveilleux pĂ©dagogue.
Le jeune Zef parlait longuement Ă ses parents de ce vieux Biquefort quilissait sa moustache entre ses doigts et les appelait par leur nom defamille : Clarac, Blue et Lolness. Depuis quâil Ă©tait Ă la retraite, racontaitZef, tout le plaisir de Biquefort Ă©tait dâaider les enfants Ă progresser. Ilnâavait quâune seule rĂšgle : il ne voulait pas entendre parler des parents.Zef imitait la grosse voix de Biquefort : « Des parents, jâen ai trop vu dansma vie. Si jâen vois un seul, jâen fais du pĂątĂ©. » Les parents Claractremblaient en entendant ces mots. Zef savait dĂ©jĂ impressionner sonpublic.
Beaucoup de candidats voulurent confier leurs enfants aux dimanchesde Biquefort. Mais les trois garçons expliquaient à regret que le vieilhomme ne prenait plus de nouveaux élÚves.
Arrivés à Saïpur chaque dimanche, à neuf heures, Clarac et Bluedonnaient leurs cahiers à Sim, qui, en une petite heure à peine, faisait surses genoux les devoirs des trois.
Il nây avait jamais eu dans lâarbre le moindre professeur Biquefort.
Ă dix heures, le travail Ă©tait achevĂ©. La journĂ©e leur appartenait.Clarac rĂȘvassait, Blue jouait avec son boomerang, et Sim observait le
monde, progressant pas Ă pas sur ses dossiers en cours.Parfois, El Blue emmenait ses deux amis regarder les oiseaux
gigantesques qui dĂ©voraient les fruits du gui. Sim et Zef se tenaient Ă distance. Sim dĂ©couvrit la fauvette Ă cette occasion. Cet oiseau a sur latĂȘte une tache noire qui ressemble Ă un bĂ©ret.
Câest donc pendant les dimanches de Biquefort que Sim Ă©crivit, Ă lâĂągede neuf ans et demi, un petit texte illustrĂ© sur la fauvette Ă bĂ©ret. Ilconserva toujours ce premier ouvrage, et adopta Ă jamais le bĂ©ret commecouvre-chef.
Les fauvettes, beaucoup plus petites que les grives, nâavalaient jamaisles fruits sur place. Elles les prenaient dans leur bec et disparaissaient.Tout le travail de Sim consista Ă rĂ©flĂ©chir Ă ce que les fauvettes faisaientdes fruits quâelles emportaient.
Ainsi comprendrait-il peut-ĂȘtre le mystĂšre de la famille AstonaâŠIl lui fallut plusieurs dimanches pour oser sâapprocher dâune de ces
grosses sphĂšres blanches et prendre les mesures indispensables.AprĂšs bien des calculs, une conclusion sâimposa. La fauvette Ă bĂ©ret
aurait Ă©tĂ© incapable de manger le fruit en entier. La taille du bec nepermettait pas dâavaler la partie dure du fruit, ce noyau allongĂ© qui Ă©tait aucentre, enveloppĂ© de chair tendre. Cette constatation fit beaucoup rĂ©flĂ©chirle chercheur en herbe.
Ă lâĂ©poque, dĂ©jĂ , lâobsession de Sim Ă©tait de savoir sâil y avait une vieen dehors de lâarbre. Or, pour grignoter habilement le fruit sans avaler lenoyau, il fallait que la fauvette se pose. Et puisque Sim ne voyait jamaisde fauvettes perchĂ©es dans lâarbre, oĂč se posaient-elles ?
Câest durant les dimanches de Biquefort que Sim mit en place sa thĂ©oriedu perchoir. Comme il nâosait pas encore dire quâil y avait peut-ĂȘtredâautres arbres, il parlait de perchoirs.
En conclusion de son livre sur la fauvette Ă bĂ©ret, il disait que, quelquepart dans lâunivers, en dehors de lâarbre, il existait dâautres perchoirs.« Qui sait Ă quoi ils ressemblent ? Ce sont dâautres territoires, oĂč lesfauvettes se posent, raclent les baies du gui, et abandonnent lesnoyaux⊠»
Deux ans plus tard, au creux de lâhiver, la boule de gui de SaĂŻpur tomba.CâĂ©tait un 31 dĂ©cembre Ă minuit. On dĂ©cida alors, face au danger, de
couper toutes les autres boules de gui de lâarbre. Seule demeura Tomblequi fut amĂ©nagĂ©e en prison.
Le dimanche suivant, quand El Blue, Zef Clarac et Sim LolnessdĂ©couvrirent que leur petit monde sâĂ©tait Ă©vanoui, ils rentrĂšrent enpleurant chez eux et annoncĂšrent partout que le professeur Biquefort Ă©taitmort.
Tobie nâavait jamais lu lâĂ©tude de son pĂšre sur la fauvette Ă bĂ©ret. Sibien quâen sâembarquant dans le bec, accrochĂ© au noyau de la baie, il sepensait promis Ă la mort. Et câĂ©tait un soulagement.
Le fruit du gui est une baie blanche. Mais câest une baie vitrĂ©e. De touscĂŽtĂ©s la lumiĂšre jaillit. Le spectacle aĂ©rien que Tobie dĂ©couvrit devait ĂȘtrelâantichambre du ciel. Ce fut pour lui une expĂ©rience limite, une visionnouvelle du monde. Tout Ă coup, au cĆur de cette baie vitrĂ©e, il voyait lavie de plus haut. Et tout lui paraissait plus ample, plus lumineux.
Il y avait, au-dessus, la puretĂ© violette du ciel, traversĂ©e de nuages bleunuit. Et en dessous, un monde horizontal, sans fin, dont il ne garda quâunsouvenir en vert et brun, une sorte de rĂȘve dâimmensitĂ©.
Comme si lâarbre Ă©tait posĂ© sur un autre arbre, infiniment plus grand.Tobie serrait le noyau dans ses bras. Autour de lui tournoyait le paysage
au rythme du battement dâailes de la fauvette. Il se sentait partir, de moinsen moins conscient de son corps. Combien de temps dura ce vol ? Peut-ĂȘtre une Ă©ternitĂ©. Il sâacheva par quelques boucles virevoltantes oĂč Tobieperdit entiĂšrement la notion des choses.
⊠Une chanson.Une petite chanson sans paroles.Cinq ou six notes qui revenaient, chantĂ©es par une femme.Et puis la chaleur. Un bain de chaleur et dâhumiditĂ©.Tobie ouvrit les yeux.Ă quelques pas, un peu plus loin, il y avait une femme en train de
recoudre une chemise. Tobie reconnut sa chemise de toile. Il était torse nudans la boue. Il essaya de prendre appui sur ses mains pour se redresser,mais ses poignets étaient attachés ensemble. Ses chevilles ne répondaientpas non plus.
Il appela.La femme arrĂȘta sa chanson et tourna la tĂȘte vers lui. Le visage de cette
femme fit tressaillir Tobie. Elle avait des traits étranges et familiers à lafois. Elle sourit paisiblement. Puis, baissant les yeux, elle reprit son petitair répétitif. Tobie laissa ces notes calmer sa peur.
Il regarda autour de lui. Le paysage ne ressemblait Ă rien quâilconnaissait. Une forĂȘt verte, plus haute que toutes les forĂȘts de lâarbre. CenâĂ©tait pas un bosquet de mousse, câĂ©tait une forĂȘt cent fois plus haute etchaque tige dâherbe effilĂ©e semblait monter jusquâau ciel. La lumiĂšrecirculait dans cette jungle dont les sommets ondulaient au vent.
Que faisait-il lĂ ?Il mit au clair ses derniers souvenirs. Lâarbre, lâoiseau, le ciel⊠CâĂ©tait
comme un rĂȘve. Et maintenant⊠Dâun cĂŽtĂ© la douceur de cette voix, delâautre ses mains ficelĂ©es.
On croit ĂȘtre sorti de la vie, une fois pour toutes, mais câest toujoursaussi compliquĂ©.
Il appela une nouvelle fois :â Qui ĂȘtes-vous ?La femme le regarda. Elle continuait sa chanson. Puis aprĂšs une
derniĂšre note brĂšve, elle dit :â Ils vont revenir. Le soleil est mou. Ils reviendront au soleil dur. Je te
garde. Je fais la couture sur ton sac.Tobie Ă©carquilla les yeux.
â Ce nâest pas mon sac. Câest ma chemise.â ChemiseâŠ, rĂ©pĂ©ta la femme en souriant, et elle se reprit Ă chanter.La femme avait un vĂȘtement bizarre. Elle portait juste une toile courte
dâun rouge vif autour du corps. Elle paraissait assez jeune, mais Tobienâaurait pu dire son Ăąge Ă dix ans prĂšs. Peut-ĂȘtre quâelle avait vingt ans.Peut-ĂȘtre le double. Ses yeux se terminaient en fentes sur les tempes. Desyeux allongĂ©s comme une lumiĂšre sous la porte.
La chanson nâĂ©tait plus la mĂȘme. CâĂ©tait un air dĂ©chirant. Il nây avaittoujours pas de paroles. Pourtant, Tobie comprenait chaque note quisemblait vouloir lui rappeler quâil nâavait pas quittĂ© le monde. Une tellenostalgie ne pouvait exister en dehors de la vie.
Et toute cette vie retomba sur lui. Elle avait le poids dâune vieillearmoire, le goĂ»t amer des punaises Ă©crasĂ©es. La mort de ses parents, latrahison dâElisha⊠Il retrouva le chagrin comme il lâavait laissĂ©. Seslarmes nâavaient pas non plus changĂ© de goĂ»t.
â Alors, je suis en vie⊠? demanda-t-il.La femme ne lâentendit mĂȘme pas. Il se rendormit.
Quand il se rĂ©veilla, il faisait encore grand jour. Un chĆur de cent
personnes murmuraient autour de lui. Il ouvrit les yeux et le silence vint.
Des hommes, des femmes, des enfants, qui le regardaient,silencieusement. Eux aussi Ă©taient habillĂ©s de teintes lumineuses. Lestissus Ă©taient plus ou moins larges, plus ou moins usĂ©s, mais toujours vifset comme juste sortis de bassines de couleurs. Un petit garçon vĂȘtu dâuneceinture jaune sâĂ©tait hissĂ© au-dessus du groupe sur une tige dâherbe. Unhomme ĂągĂ© dont la cape descendait jusquâaux chevilles dit aux autres :
â Ils envoient des soldats avec trĂšs peu de lin.Tous les visages rayonnaient dâune grande compassion. Ils regardaient
Tobie comme un enfant malade ou condamnĂ©.â Il faut garder notre cĆur dur. Lâherbe est fragile. Elle est couchĂ©e par
le vent. Elle brûle sous la neige.Tobie écoutait ces mots incompréhensibles. Il savait seulement, au
regard de tous ces visages penchĂ©s sur lui, quâon ne lui ferait pas de mal.Ce monde dans lequel il sâĂ©tait posĂ© semblait ignorer la violence. Lafemme qui rapiéçait sa chemise fredonnait toujours sa douce plainte. Tousces yeux dirigĂ©s vers Tobie le soulevaient presque du sol.
Certains rĂ©pĂ©taient :â Il faut garder notre cĆur dur.Mais ils gardaient leurs regards tendres et leurs paisibles postures.
Lâenfant sur son brin dâherbe se laissa lentement glisser jusquâau sol.Alors le silence revint, et le vieil homme en bleu dit Ă Tobie :â Tu vas retourner lĂ -bas, Petit Arbre.Tobie sentit ses yeux tourner sur eux-mĂȘmes, sa langue se plaquer au
fond de sa bouche. Quand il retrouva la force de parler, il dit :â Retourner⊠?Comment le destin pouvait-il sâacharner ainsi ?â Oui, Petit Arbre. Lâherbe est fragile, et tu dois partir. Ton peuple a
enlevĂ© neuf dâentre nous, cette nuit. Douze autres, Ă la derniĂšre neige. Unefemme, il y a trois nuits. Ton peuple a tuĂ© une femme qui ramassait un peude bois sur lâĂ©corce du tronc, Ă la frontiĂšreâŠ
Tobie se raidit encore une fois par terre. Lâhomme continuait :â Si ton peuple ne connaĂźt que le langage des morts, nous apprendrons
cette langue triste.Tobie tenta de redresser son visage pour hurler :â Mon peuple ! Mon peuple me poursuit, mon peuple a tuĂ© mon pĂšre et
ma mĂšre, mon peuple mâa arrachĂ© mes amis, il mâa couvert de sa haine !Et maintenant, je paye pour lui ?
Il se contorsionnait dans tous les sens, roulant dans la terre grasse quâilnâavait jamais sentie ainsi contre lui. Enfin, il retomba, Ă©puisĂ©. Sa voixnâĂ©tait plus quâun souffle.
â Tuez-moi. Sinon ils mâauront, comme vous⊠Je viens de nulle part.Je nâai personne. Je veux mâarrĂȘter lĂ . Tuez-moi !
â Tu as le petit Ă©clair dans lâĆil, Petit Arbre⊠Je sais que tu as souffert,dit lâhomme Ă la cape bleue, la gorge nouĂ©e.
Une brume de tristesse couvrait tous les visages. LâĂ©clair dans lâĆil,cette trace infime sur la prunelle, Ă©tait le signe de ceux qui avaient perduleurs parents. Seul ce peuple sauvage savait dĂ©celer cette cicatrice duchagrin.
En moins dâun instant, ils se volatilisĂšrent dans la forĂȘt dâherbe verte.Tobie resta seul. Il ne bougeait pas. Il Ă©tait couvert de boue. Dans
lâarbre, la terre Ă©tait une poudre rare quâapportait le vent. On la recueillaitdans les creux dâĂ©corce. On en faisait des petits jardins, ou des teintures.Mais ici⊠OĂč donc pouvait-il se trouver, pour quâil y ait toute cette terreautour de lui ?
Tobie entendit un petit sifflement, et un bruissement sur le cĂŽtĂ©. Le petitgarçon habillĂ© dâune bande de tissu jaune apparut entre deux tiges. Ilsâapprocha de Tobie qui lui demanda, les yeux mi-clos :
â OĂč on est ? Dis-moi oĂč on est dans lâarbre⊠Pourquoi ils parlent dâunĂ©clair dans lâĆil ?
Le petit garçon ne rĂ©pondit pas. Il se pencha au-dessus de lui. Avec ledoigt, il retira la boue qui entourait les yeux de Tobie. Il devait avoir septans. Il avait un visage lunaire sous des cheveux en broussailles. Unecouche de terre lui faisait comme des chaussettes, et tout son corps Ă©taitdâun brun trĂšs clair.
â Tu veux savoir oĂč est ton arbre ? RegardeâŠTĂȘte de Lune tapa dans ses mains. Une ombre Ă©norme vint sur eux.
Tobie resta envoĂ»tĂ©. Le petit garçon se mit Ă rire.â Quâest-ce que câest ? demanda Tobie.â Câest ton arbre.Lâenfant rit de plus belle devant la mine de Tobie, et il le rassura :â Câest lâombre de lâarbre. Je sais quand elle se pose sur lâherbe, le soir.
Je sens, juste avant, un soupir froid derriĂšre mes oreilles.â Lâombre de lâarbre ?
Dans ce monde oĂč lâoiseau lâavait dĂ©posĂ©, lâarbre nâĂ©tait quâune ombrequi se posait sur lâherbe, avant la nuit. Lâarbre nâĂ©tait quâune planĂštelointaine qui Ă©clipsait le soleil vers le couchant. Quand on sâen approchaittrop, pour ramasser un peu de bois ou chasser les termites, on risquaitdâĂȘtre emportĂ©.
Lâarbre Ă©tait une planĂšte interdite Ă ce peuple de lâherbe. Ils vivaient lĂ ,pacifiques, dans la rigueur de la prairie, dormaient oĂč ils pouvaient, dansdes abris de fortune promis Ă la destruction aux premiĂšres intempĂ©ries.Oui, lâherbe Ă©tait fragile, couchĂ©e par les tempĂȘtes, brĂ»lĂ©e par la neige,noyĂ©e par les pluies.
CâĂ©tait un peuple nomade, tout juste tolĂ©rĂ© par cette forĂȘt dâherbe quilui menait la vie dure. Si ceux de lâarbre se mettaient Ă les assassiner, ceserait la fin de ce modeste Ă©quilibre.
En regardant son petit compagnon, dont la peau brune Ă©tait couvertedâune fine pellicule de boue craquelĂ©e, Tobie comprit pourquoi, danslâarbre, on les nommait : les PelĂ©s.
26
La derniĂšre marche
Quand on vint le prendre, au coucher du soleil, pour lâemmener, Tobienâen voulut Ă personne.
Le petit garçon ne lâavait pas quittĂ©. Ils Ă©taient restĂ©s allongĂ©s, cĂŽte Ă cĂŽte, tous les deux. TĂȘte de Lune chantait, bouche fermĂ©e, le mĂȘme genredâair que la femme pelĂ©e. Il frottait deux filaments dâherbe qui lançaientdes sons langoureux, et il battait du pied sur le sol.
Tobie cherchait ce qui le retenait encore Ă la vie.Ses parents, ses Basses-Branches, Elisha, LĂ©o Blue, ou Nils Amen, tous
lâavaient abandonnĂ©. Il nây avait pas un seul ĂȘtre vivant qui se souciaitencore de lui. Tobie nâattendait plus rien de rien ni de personne.
Lâhomme qui sâapprocha nâĂ©tait pas particuliĂšrement costaud enapparence. CâĂ©tait un jeune homme fin avec des yeux paisibles. Il observaTobie qui gisait dans la poussiĂšre. Puis, se penchant vers lui, il le souleva Ă bout de bras et le jeta comme un gigotin de grillon dans une hotte de toilequâil portait sur le dos.
Tobie comprit pourquoi la femme avait pris sa chemise pour un sac. LesPelĂ©s nâavaient jamais vu de chemises, mais ils Ă©taient Ă©quipĂ©s de sacs Ă dos avec des manches longues qui rĂ©partissaient la charge sur les Ă©pauleset les bras.
Lâhomme fit un signe dâadieu Ă TĂȘte de Lune, et se mit en marche. Tobiesavait quâil partait pour son dernier voyage.
Ils avancĂšrent ainsi longtemps dans la forĂȘt de plus en plus sombre. Leporteur avait un pas rĂ©gulier, on ne lâentendait pas respirer. Tobie, pliĂ© endeux dans son sac, ne bougeait pas. Par une dĂ©chirure, il avait remarquĂ©, Ă quelques pas derriĂšre eux, le petit garçon Ă la tĂȘte de lune qui les suivaitdiscrĂštement. Parfois, le porteur se retournait et criait Ă lâenfant :
â Va dans ton Ă©pi, Brin de Lin ! Garde-toi des grenouilles !Ăpi. Grenouille. Toujours cette langue Ă©trange. Peut-ĂȘtre que TĂȘte de
Lune ne comprenait pas mieux que Tobie, car chaque fois, aprĂšs quelquesminutes, il rĂ©apparaissait derriĂšre eux, entre des lianes, au dĂ©tour dâunbosquet dâherbe.
â Laisse-nous, Brin de Lin ! Va voir ta sĆur. Elle va te faire descrĂȘpesâŠ
Tobie sursauta dans son sac. Des crĂȘpes. Il ne pouvait sâempĂȘcher depenser Ă Elisha. Il essuya son Ćil sur la toile rugueuse. Le souvenir dumiel fondu mouilla sa langue. Non, il ne connaĂźtrait plus le goĂ»t dubonheur.
Le terrain descendait en pente douce. Tobie remarqua que coulaitpartout une fine couche dâeau. Lâhomme avait allumĂ© une lanterne. LaforĂȘt se reflĂ©tait sur le sol inondĂ©. Les herbes paraissaient infinies. Tobiese sentait envahir par le mystĂšre de ce nouveau monde.
Son pĂšre avait raison. Lâarbre nâĂ©tait pas le seul horizon des hommes. Ilexistait aussi cette planĂšte plate couverte de jungle. Et peut-ĂȘtre dâautresmondes, ailleurs. Ou dans les Ă©toiles.
Tobie allait mourir avec ce secret.Désormais il ne se défendrait plus. Il ne voulait plus se battre.Il se laissait porter dans un sac, ballotté comme une poupée habillée de
boue. Il ne résistait plus. Il était déjà parti. Il avait franchi toutes leslimites de la vie.
Parfois, par mĂ©garde, il laissait un souvenir lâenvahir. La voix de samĂšre, le craquement des bourgeons au printemps, le visage des sĆursAsseldor, les mains de son pĂšre sur lâarriĂšre de son couâŠ
Ou son dernier jour avec Elisha.
CâĂ©tait la veille du pique-nique de Bernique Alzan. Une journĂ©e deprintemps, transparente et tiĂšde. Ils Ă©taient au sommet de la falaise du lac.LĂ -haut, la mousse sâavançait jusquâau vide. Tobie et Elisha avaientgrimpĂ© dans les frondaisons de mousse verte et y restaient perchĂ©s.
Ce matin-lĂ , le miroir du lac Ă©tait troublĂ© par deux puces dâeau quisemblaient faire un ballet amoureux. Lâune prenait le large, boudeuse.Lâautre, lentement, lâair de rien, sâen approchait en dessinant des bouclessur lâeau. Parfois, elle plongeait, et rĂ©apparaissait plus loin en sâĂ©brouant.La premiĂšre lui rĂ©pondait enfin par un mouvement des pattes, quiressemblait Ă un battement de cils. Et le numĂ©ro de charme recommençait.
Tobie et Elisha observaient en souriant, perchés sur leur bosquet demousse.
â Ăa me manquera, dit Tobie.Elisha sursauta. Elle braqua son regard sur Tobie.â Quand ?Tobie comprit quâil nâaurait pas dĂ» ouvrir la bouche.â Quand, ça te manquera ? rĂ©pĂ©ta-t-elle.â Si⊠je fais sortir mes parents, dit-il, il faudra peut-ĂȘtre que lâon parte
trĂšs loin pour un tempsâŠâ Pour un temps ! grogna Elisha. Et je me lĂšve chaque matin pour ça :
prĂ©parer ton dĂ©part ! Merci, TobieâŠElle dĂ©tourna brutalement le regard. Tobie essayait de sâexpliquer :â Comprends-moi. Je ne vais pas rester dans une caverne avec mes
parents pendant dix ans ! Il faut vivre !â Mais pars, sâil faut que tu sois loin pour commencer Ă vivre⊠Pars !
Personne ne te retient.
Elle cacha le bas de son visage dans son col. Ses yeux fixaient unhorizon imaginaire. Elle avait le regard des jours tristes, le masquesauvage dâElisha. Tobie laissa couler un silence qui fit monter entre eux untorrent infranchissable.
â Si je pars, je reviendrai. Je te le jure. Je reviendrai, etâŠIl sâarrĂȘta.â Et ? demanda Elisha dâune voix indiffĂ©rente.â Et je te retrouverai.â Quâest-ce que ça te fait ? lança-t-elle comme elle lui aurait jetĂ© un
bĂąton.Nouveau silence. Tobie sentait une boule monter de son estomac.â Ce que ça me fait ? Tu veux savoir ?Mais il ne put en dire plus. La boule sâĂ©tait coincĂ©e dans sa gorge.
Elisha comprit ce quâelle avait provoquĂ©, mais elle avait trop mal pourrevenir en arriĂšre. Elle aurait voulu demander pardon, dire seulement satristesse. Mais elle sâentendit balbutier :
â Jâai pas eu beaucoup dâamis, tu sais : un seul, en te comptantâŠEt elle se laissa dĂ©gringoler jusquâau pied de la mousse. Tobie la suivit.La regardant bondir devant lui, comme tant de fois Ă travers lâarbre,
Tobie sentit entre eux quelque chose de nouveau. Un lien inconnu quiprĂ©cipitait sa respiration et mettait son cĆur Ă la course.
Elle dĂ©talait sur lâĂ©corce, ne se retournant jamais, sâĂ©lançant au-dessusdes crevasses. Tobie, derriĂšre elle, fendait lâair. Et cet air aussi avait unedensitĂ© diffĂ©rente. Ils se jetaient tous les deux dans la pente sans rienretenir de leur Ă©lan. Le lac grandissait sous leurs yeux. Leurs pieds nusfaisaient voler derriĂšre eux la poudre de lichen.
Ils arrivĂšrent sur la plage, pantelants, suffocants. Debout, pliĂ©s en deux,les mains sur les genoux, ils se regardĂšrent enfin, cherchant Ă retrouverleur souffle. Leurs yeux ne se quittaient pas. Ils ne disaient rien. Ilslaissaient se tendre ce fil prĂ©cieux quâils venaient de surprendre. Leur tĂȘtetournait un peu. Lâair semblait trop riche, comme un fumet de soupe. Ils seretrouvĂšrent dos contre dos, sâappuyant lâun sur lâautre pour rechercherleur Ă©quilibre. Leurs bras ballants se touchaient.
Alors, de lâautre cĂŽtĂ© du lac, ils aperçurent Isha qui faisait des grandsgestes en les appelant. Mais ils restĂšrent encore quelques secondes dos Ă dos.
â Moi aussi, dit seulement Tobie.
Il ne rĂ©pondait Ă rien. Elisha nâavait pas prononcĂ© une parole. Mais cesdeux mots ne surprirent aucun des deux. Ils scellaient simplement un pactesilencieux.
Elle dit Ă son tour :â Moi aussi.Elisha sâĂ©chappa la premiĂšre.
Au fond de son sac, Tobie Ă©crasa une nouvelle larme contre la toile de
lin.Ils parvenaient dans une forĂȘt moins dense. Le clapotis de chaque pas du
porteur sâaccompagnait dâune vaguelette qui venait se briser sur la basedes grosses herbes. Tobie scrutait la pĂ©nombre Ă travers la fente du sac. Illui semblait parfois surprendre des regards jaillissant dans la nuit. TĂȘte deLune ne suivait plus.
Encore un que Tobie ne reverrait jamais. CâĂ©tait la loi de sa vie : lesgens quâil aimait sâĂ©vaporaient, et il nâen restait plus quâune poussiĂšredâor qui lui piquait les yeux.
La nuit sâĂ©tait emparĂ©e de la forĂȘt. CâĂ©tait une nuit diffĂ©rente de celle delâarbre, une nuit grouillante de bruits et de reflets mystĂ©rieux, une nuitchaude. Ils sâenfoncĂšrent ainsi pendant un temps impossible Ă mesurer.Lâeau devenait plus profonde. Le porteur en avait jusquâĂ la taille. Ilpoussait devant lui un flotteur sur lequel vacillait sa lanterne.
â Aaaaaaaaaahhhhh !Une Ă©norme masse tomba du ciel devant eux, provoquant une vague
vertigineuse.Hurlant dâĂ©pouvante, le porteur jeta le sac Ă quelques pas de lui et
rĂ©ussit Ă sâaccrocher Ă une herbe. Le sac oĂč se trouvait Tobie flottait. Lavague le secoua dans tous les sens, mais il restait en surface. Un derniermouvement de lâeau le coinça entre deux racines dâherbe.
Reprenant conscience, les mains et les pieds toujours ficelĂ©s, Tobieparvint Ă entrouvrir avec le nez la dĂ©chirure du sac. Il dĂ©couvrit commedans un rĂȘve ce qui Ă©tait tombĂ© du ciel.
CâĂ©tait une masse animĂ©e dont il aperçut dâabord lâombre projetĂ©e surla futaie : une sorte de monstre ramassĂ© sur lui-mĂȘme avec deux grossespattes cassĂ©es en deux. Il voyait maintenant les yeux impĂ©nĂ©trables de labĂȘte qui fixaient le porteur. Celui-ci, courageux, ne fuyait pas. La peau du
monstre Ă©tait brillante et granuleuse. Il mesurait peut-ĂȘtre cinquante foisla taille dâun scarabĂ©e ou dâune limace.
Lâhorreur ne dura quâun instant. Le monstre projeta une languedĂ©mesurĂ©e, qui happa le pauvre porteur. On nâentendit plus quâun grandcri.
Et le PelĂ© disparut en gesticulant, bras et jambes Ă©cartĂ©s, dans la bouchelarge comme un tunnel. Tobie croisa une derniĂšre fois le regard brĂ»lant delâhomme.
Au fond de son sac, Tobie jura quâil ne dĂ©sirerait plus jamais la mort.La grenouille, car câen Ă©tait une, fit un petit bond vers Tobie et regarda
assez longuement cette poche de toile trempĂ©e. Les yeux globuleuxvenaient presque toucher lâouverture du sac. Tobie ne bougeait pas dâuncil. Parfois il voyait poindre un bout de langue gluante entre les mĂąchoiresvertes. Lâanimal produisit un raclement de gorge qui ressemblait autonnerre. Tobie tressaillit, et ce lĂ©ger mouvement accompagnĂ© dâun retourde vague suffit Ă inonder le sac qui, trĂšs lentement, sâenfonça dans lâeau.
Abandonnant sa proie Ă regret, la terrible bĂȘte poussa encore une foisson cri de guerre et sâenvola.
Tobie avait disparu sous la surface de lâeau.
CâĂ©tait peut-ĂȘtre la cinquiĂšme fois que Tobie croyait mourir, mais, cettefois, câĂ©tait sĂ»rement la bonne.
Un enfant pieds et mains liĂ©s, enfermĂ© dans un sac, que lâon laissecouler dans lâeau au fond dâune forĂȘt, en ayant pris soin de faire dĂ©vorerson seul accompagnateur par une grenouille, nâa pas de grandes chances desâen sortir.
Tobie, entiÚrement immergé, dans le noir total, incapable de respirer,continuait pourtant à compter chaque seconde, comme si tout pouvaitencore arriver.
Voici que, comme par hasard, il nâavait plus envie de mourir.Câest toujours ainsi quand câest trop tard.Il faut le savoir.Tobie fut Ă peine surpris quand il sentit son sac ĂȘtre traĂźnĂ© quelques
secondes, sâĂ©lever, puis se vider progressivement comme une outre. Ilavala une grande goulĂ©e dâair pur qui lui envahit les poumons.
Il vit alors une toute petite main venir fouiller le sac et lui chatouiller lementon.
â Câest moiâŠTobie connaissait cette voix. Le sac sâouvrit. Ce quâil vit lui remplit les
yeux dâune grande douceur. CâĂ©tait TĂȘte de Lune. Le petit PelĂ© Ă laceinture jaune les avait suivis pas Ă pas depuis le dĂ©but.
Aucun autre visage nâaurait pu rassurer autant Tobie. Un enfant. CâĂ©taitsĂ»rement ce qui restait de moins mauvais sous le ciel.
â La grenouille est mĂ©chante, dit-il. Elle a mangĂ© Vidof.Tobie pensa Ă son pauvre porteur. Il sâappelait donc Vidof. Tobie
demanda :â Il avait une famille ?â Non. Il voulait se marier avec IlaĂŻa.Tobie mesura encore une fois la fragilitĂ© de cette vie dans lâherbe. Il ne
fallait tenir Ă rien. Le destin des PelĂ©s Ă©tait aussi hasardeux que lâaventuredes grains de pollen. TĂȘte de Lune avait approchĂ© la lampe qui par miraclene sâĂ©tait pas Ă©teinte sur son flotteur. Il conclut :
â IlaĂŻa va pleurer.En effet, il nây avait rien dâautre Ă dire.TĂȘte de Lune avait la peau luisante, toute la boue avait Ă©tĂ© lavĂ©e par
lâeau. On voyait maintenant ses Ă©paules trĂšs blanches. Il enleva les liensde Tobie qui put se dĂ©plier hors du sac.
Tobie se tenait debout, le buste au-dessus de lâeau.Le petit garçon lui dit :
â Tu peux partir. Attends le matin. Ton arbre est par lĂ .â Et toi ?â Moi, je retourne consoler IlaĂŻa.â Tu nâas pas peur ? Quel Ăąge tu as ?TĂȘte de Lune se fendit dâun quart de sourire.â Si je me fais attraper par un lĂ©zard ou une grenouille, IlaĂŻa pleurera un
peu plus. Alors je vais faire attention.â Qui est IlaĂŻa ? demanda Tobie.â Câest ma grande sĆur.Ă lâendroit oĂč ils Ă©taient, lâeau allait jusquâaux hanches de Tobie. Mais
TĂȘte de Lune en avait au moins jusquâaux Ă©paules. CâĂ©tait un miracle quele petit garçon ait pu arriver jusque-lĂ .
â Pourquoi tu nous as suivis ? demanda Tobie.â Je sais pas. Jâai pas pensĂ©.Et il sâĂ©loigna en disant :â Adieu, Petit Arbre.
Tobie fit un pas dans la direction que lui avait indiquĂ©e TĂȘte de Lune. Il
poussa la lampe devant lui, mais, aussitĂŽt, elle grĂ©silla et sâĂ©teignit. Lanuit Ă©tait rigoureusement noire.
Ă nouveau, Tobie croyait voir des yeux clignoter dans lâobscuritĂ©.Jamais il nâavait ressenti une telle solitude.
Un long moment passa.Des bruits humides glissaient sur la forĂȘt dâherbes.â Jâai peur.La voix avait surgi tout contre lui. CâĂ©tait TĂȘte de Lune. Et cette peur si
naturelle dâun petit garçon fit sâenvoler toutes les angoisses de Tobie. Ilreçut une immense force de la petite main froide qui se blottit dans lasienne.
Tobie nâavait jamais Ă©tĂ© le grand frĂšre de personne. Il le devint un peu Ă ce moment-lĂ . Il se sentait responsable de cet enfant. Il ne lĂącherait pascette main tant quâelle ne serait pas accrochĂ©e au cou dâune sĆur ou dâunemĂšre.
Cette simple responsabilitĂ© redonnait une direction Ă la vie de TobieLolness. Il nâĂ©tait plus ce petit bout de tartine flottant dans un jus dâĂ©corcenoir, malmenĂ© par la vie.
â Nâaie pas peur, je te ramĂšne chez toi.
Il fit grimper lâenfant sur ses Ă©paules et sâenfonça dans le marais.
27
Une autre vie
La flĂšche se planta dans le lĂ©zard, exactement dans la zone pĂąle de lagorge, lĂ oĂč la cuirasse est plus tendre. Un garçon de dix ans surgit sansattendre la derniĂšre contorsion de lâanimal. Il brandissait une longuesarbacane.
Il regarda le lĂ©zard sâeffondrer dĂ©finitivement. CâĂ©tait un minusculelĂ©zard, mais il y avait de quoi nourrir une famille pendant un hiver.
Lâenfant contempla lâanimal avec fiertĂ©. AprĂšs une telle prise, il allaitpouvoir se choisir un nom. On ne lâappellerait plus Brin de Lin, il lesavait.
La largeur de la toile du vĂȘtement Ă©tait Ă la mesure de lâĂąge. Les petitsenfants vivaient tout nus, puis on leur mettait autour de la taille une petitebande de lin, on les appelait alors Brin de Lin, et chaque annĂ©e on retissaitquelques nouvelles rangĂ©es. On disait dâune jeune fille « elle a peu delin », et dâun vieillard, « il porte sur lui un champ de lin blanc ». Ă quinzeans, le vĂȘtement couvrait depuis les cuisses jusquâĂ la poitrine. Ă la fin dela vie, une derniĂšre rangĂ©e de tissu transformait la robe en linceul.
Un peu aprĂšs lâĂąge de dix ans, Ă la suite dâun acte de bravoure, lesenfants se choisissaient un nom.
Le jeune chasseur savait dĂ©jĂ celui quâil allait prendre. Il voulaitsâappeler TĂȘte de Lune.
Il se mit Ă courir entre les herbes jaunes. La terre diffusait une vraiechaleur dâaoĂ»t. Dâune minute Ă lâautre, un campagnol pouvait surgir etsâemparer du lĂ©zard. Il devait appeler du renfort pour dĂ©biter la bĂȘte etmettre la belle chair rouge en rĂ©serve pour lâhiver.
AprĂšs dix minutes de course, il parvint Ă une tige quâil escaladafacilement. Tout en haut sâĂ©levait lâĂ©pi oĂč sa sĆur et lui avaient pris leursquartiers dâĂ©tĂ©. Un grain avait Ă©tĂ© roulĂ© et basculĂ© par-dessus bord pourlaisser une chambre arrondie qui sentait le bon pain.
â IlaĂŻa ! Jâen ai eu un !IlaĂŻa ouvrit un Ćil. CâĂ©tait lâheure de la sieste. Elle dormait par terre
dans la lumiĂšre jaune, avec seulement un oreiller de farine. Elle avait descheveux trĂšs longs qui formaient autour dâelle des faisceaux sombresparsemĂ©s dâune poudre dorĂ©e.
â Quâest-ce quâil y a, Brin de Lin ?
Le petit garçon sâarrĂȘta net.â Ne mâappelle plus jamais comme ça.Elle sourit en sâĂ©tirant.â Quâest-ce qui se passe ?â Jâai eu un lĂ©zard.Elle sourit encore une fois. TĂȘte de Lune aimait ce sourire qui nâĂ©tait
revenu que depuis quelques mois seulement sur les lĂšvres de sa sĆur. IlaĂŻaavait connu un grand malheur deux ans auparavant. Elle Ă©tait fiancĂ©e Ă ungarçon qui sâappelait Vidof. Il Ă©tait mort dans des circonstances tragiques.Pendant des mois, deux annĂ©es en tout, elle avait paru inconsolable.Depuis peu, elle se mettait Ă revivre.
â Je vais demander de lâaide, dit TĂȘte de Lune en grimpant tout en hautde lâĂ©pi.
Il entendit la voix dâIlaĂŻa qui criait :â Comment tu vas tâappeler, Brin de Lin ? Hein ? Comment ?Parvenu au sommet de lâĂ©pi, il hurla :â Je mâappelle TĂȘte de Luuuuunnne !Il Ă©tait Ă la hauteur des cimes dâherbe, et lâimmense prairie couleur dâor
sâĂ©tendait de tous cĂŽtĂ©s avec, au loin, lâombre dense de lâarbre. UnĂ©blouissement. Les hautes tiges se balançaient lentement et crĂ©aientcomme des courants qui traversaient la prairie. LâĂ©tĂ© offrait lâunique bellesaison de lâannĂ©e. Seuls les orages pouvaient gĂącher cette pĂ©riode bĂ©nie etla transformer en enfer.
â Quâest-ce qui se passe ?Lâappel venait dâun Ă©pi voisin oĂč quelquâun avait entendu son cri
sauvage.â Ah ! Câest toi, Brin de Lin ?â Je mâappelle TĂȘte de Lune ! Jâai besoin dâaide prĂšs du chardon. Jâai eu
un lĂ©zard.Lâautre, sur son Ă©pi, poussa un cri dans une autre direction. Ainsi fut
relayĂ©e la nouvelle, dâĂ©pi en Ă©pi. Quelques minutes plus tard, ils Ă©taientnombreux autour de la dĂ©pouille du lĂ©zard, Ă dĂ©couper chacun sonmorceau de viande fraĂźche.
La chasse au lĂ©zard Ă©tait rare. MĂȘme si la viande de ce dangereux reptileĂ©tait un dĂ©lice, le lĂ©zard avait le mĂ©rite de protĂ©ger des moustiques en lesĂ©liminant par dizaines.
Le moustique reprĂ©sentait une menace plus pernicieuse que le lĂ©zard.Lâexpression « il nây a pas de lĂ©zard » signifiait surtout : « sâil-nây-a-pas-de-lĂ©zard-câest-quâil-nây-a-pas-de-moustique-donc-la-vie-est-belle ».Ainsi ne chassait-on le lĂ©zard que quatre jours par an, autour du 15 aoĂ»t.
â Jolie prise, Brin de Lin⊠Bravo.â Je ne mâappelle plus Brin de Lin. Je mâappelle TĂȘte de Lune.TĂȘte de Lune tournait autour de son trophĂ©e. Il cherchait quelquâun.â Tu cherches qui, Brin de Lin ?â Je mâappelle TĂȘte de Lune ! Mettez-vous ça dans la tĂȘte.Celui quâil voulait trouver nâĂ©tait pas lĂ . Il aurait pourtant aimĂ© partager
cette joie avec lui. Il sâapprocha dâun garçon plus vieux que lui, et lança :â Toi, Aro, apporte ma part de viande dans lâĂ©pi, et confie-la Ă ma sĆur,
IlaĂŻa. Jâai une chose urgente Ă faire.Aro essaya de ne pas rire, mais il sâattendrissait de ce brusque
changement dans le ton de Brin de Lin. La veille encore, ce nâĂ©tait quâunpetit garçon. Maintenant, il semblait lui donner des ordres et sâinventaitdes affaires urgentes.
â Ă tes ordres, Brin de Lin.TĂȘte de Lune soupira :â Je ne mâappelle plus Brin de LinâŠIl disparut derriĂšre le chardon en maugrĂ©ant.Il ne lui fallut pas longtemps pour arriver au pied dâune touffe de
roseaux secs. Les roseaux Ă©taient formĂ©s de longues feuilles roulĂ©es surelles-mĂȘmes. DĂšs le mois de septembre, ils baignaient dans lâeau etattiraient les moustiques, mais par ce beau mois dâaoĂ»t, ces faisceauxressemblaient Ă de longues tours qui auraient pu encadrer un palais deverdure. Quelquâun y avait dâailleurs Ă©lu domicile, celui que justementâŠ
Une flĂšche frĂŽla TĂȘte de Lune et vint traverser le petit ruban de lin quidĂ©passait de son vĂȘtement. La pointe acheva sa course dans le roseau oĂčelle se planta profondĂ©ment. Lâenfant se retrouva Ă©pinglĂ© Ă cet Ă©normepoteau. Il tenta de se dĂ©tacher de la flĂšche mais nây parvint pas. Le linĂ©tait tissĂ© pour durer toute une vie.
DâoĂč venait cette flĂšche ? TĂȘte de Lune finit par sâavouer que le seulmoyen de sâen sortir Ă©tait dâabandonner son habit et de filer tout nu. Maisça, il nâen Ă©tait pas question ! Il nâĂ©tait plus un Brin de Lin !
Il tendit lâoreille.
Le bruit venait dâun petit tas dâherbe sĂšche, un peu plus bas.CâĂ©tait un coassement grave.TerrifiĂ©, TĂȘte de Lune tourbillonna sur lui-mĂȘme, se dĂ©gagea
entiĂšrement du tissu jaune qui lâhabillait, et sâenfuit dans la directionopposĂ©e.
Il entendit alors un grand Ă©clat de rire. Se retournant, il dĂ©couvrit unjeune garçon dâau moins quinze ans, pas trĂšs grand, mais les jambes biencampĂ©es sur la terre et les Ă©paules dĂ©jĂ solides. Il tenait une sarbacane pluslongue que lui.
TĂȘte de Lune plongea sous la paille pour se cacher, en criant :â Câest toi qui as fait ça ? Petit Arbre !
Tobie nâavait pas vraiment changĂ©. Mais deux annĂ©es avec le peuple des
herbes laissaient forcément une trace dans le regard.Il paraissait plus sauvage.
Quand il Ă©tait revenu avec Brin de Lin sur ses Ă©paules, tout le monde
avait Ă©tĂ© touchĂ© par le courage de ce garçon qui allait au-devant de ceuxqui lâavaient condamnĂ©. Il avait racontĂ© la mort de Vidof et provoquĂ© lafulgurante peine dâIlaĂŻa. Elle lui avait jetĂ© des poignĂ©es de boue, puis elleavait voulu en manger.
â Tu lâas tuĂ© ! Tu lâas tuĂ© !Elle enfouissait ses poings noirs dans sa propre bouche. On se mit Ă
quatre pour la tenir.
TĂȘte de Lune expliqua Ă sa sĆur que Tobie nây Ă©tait pour rien. Maispersonne ne pouvait contenir le chagrin et la rancĆur de la jeune fille. Elleportait un masque de haine.
Le courage de Tobie, son Ă©motion devant IlaĂŻa prouvaient quâil nâĂ©taitpas un ennemi comme les autres. Mais les PelĂ©s, une nouvelle fois,dĂ©cidĂšrent de le reconduire dans lâarbre. Trop de malheurs Ă©taientdescendus de cette planĂšte verte. Tout ce qui venait de lâarbre devait yretourner.
Tobie entendit ce nouveau verdict sans y croire.LâexpĂ©dition partit dĂšs le lendemain. Cette fois-ci, Tobie Ă©tait
accompagnĂ© par deux hommes. Ils le portaient roulĂ© dans un hamacsuspendu Ă une perche quâils se calaient sur lâĂ©paule. Le troisiĂšme matin,les deux PelĂ©s rĂ©alisĂšrent quâils transportaient une toile remplie dâunmannequin de terre.
Tobie leur avait encore une fois Ă©chappĂ©.Ils repartirent vers chez eux pour annoncer que Petit Arbre sâĂ©tait enfui.
Mais ils le retrouvĂšrent assis Ă cĂŽtĂ© de TĂȘte de Lune, devant une assemblĂ©eperplexe. Tobie Ă©tait arrivĂ© avant eux.
Comment se dĂ©barrasser de ce feu follet ?â Tu dois retourner chez toi.â Tuez-moi plutĂŽt. Je nâai pas de chez-moi.
La foule des PelĂ©s ronronnait Ă chaque rĂ©ponse de Tobie. Ce petit parlaitcomme lâun des leurs. Il semblait nĂ© dans les herbes.
Pour la troisiĂšme fois, on trouva des volontaires qui voulurent bienlâaccompagner jusquâĂ la grande frontiĂšre.
Le matin du dĂ©part, avant mĂȘme le lever du jour, une fine pluie tombaitsur la prairie. Tobie, attachĂ© en hauteur Ă un fuseau dâherbe, regardait lesPelĂ©s sortir de leurs abris pour sâexposer Ă lâeau pure dans la nuit sanslune.
Il voyait la boue dĂ©gouliner sur leur peau.Lui-mĂȘme, suspendu en lâair, jetait la tĂȘte en arriĂšre pour recevoir les
gouttes de pluie. Une goutte plus grosse que les autres tomba sur lui et lelava en un instant.
Alors, tous les PelĂ©s qui se trouvaient alentour se tournĂšrent vers lui.Tobie dĂ©cela dans leurs yeux Ă©carquillĂ©s un reflet bleu. Des enfantssâapprochĂšrent les premiers sous la pluie battante. Puis, tout le peuple serassembla sous lui.
Ils fixaient le dessous de ses pieds.Tobie découvrit sur la plante de ses pieds le mince filet lumineux qui
dĂ©gageait une couleur bleue. CâĂ©tait la ligne dessinĂ©e par Elisha Ă lâencrede chenille avant son dĂ©part. Une fois lavĂ©e Ă lâeau de pluie, cette ligneluisait dans la nuit, comme le dessous des pieds dâElisha.
On dĂ©tacha Tobie de sa tige dâherbe. Il ne comprenait rien.â Reste. Fais ce que tu veux. Tu as le signe.VoilĂ ce quâon lui dit avant de lâabandonner, libre, sous la pluie. La
foule se dispersait dans un halo bleutĂ©.Sous leurs pieds lavĂ©s par la pluie Ă©tait apparu le mĂȘme trait dâencre
lumineuse.
Tobie, incrĂ©dule, se traĂźna ce matin-lĂ jusquâau petit bosquet de roseaux.Il y passa les premiers mois, sans autres visites que celles de TĂȘte de Lunequi venait Ă lâinsu de sa sĆur.
â Elle ne veut pas que je mâoccupe de toi. Elle est trop triste.â ObĂ©is-lui. Ne viens plus me voir.Mais TĂȘte de Lune alla chaque jour rendre visite Ă Tobie. Lentement, le
petit lui enseigna en secret comment vivre dans lâherbe. Lentement, TobiedĂ©couvrit la duretĂ© de cette vie.
Il fut dâabord tenu Ă lâĂ©cart. La communautĂ© craignait ce garçon apparude nulle part mais qui portait le signe comme lâun des leurs.
Le premier Ă©tĂ©, Tobie ne se douta pas de ce que pouvait signifier une vieentiĂšre passĂ©e dans lâherbe. Le temps Ă©tait doux et sec, les conditionsidĂ©ales. Il apprit auprĂšs de TĂȘte de Lune Ă chasser avec une sarbacane. Ileut toujours de quoi manger, et amĂ©nagea son abri dans les roseaux. Ilretrouvait la joie dâĂȘtre libre. CâĂ©tait la seule joie qui lui restait.
Mais les premiers orages de la fin août le ramenÚrent à la réalité. Toutela prairie fut inondée. à partir de ce jour et pendant six mois, il ne vit plusBrin de Lin.
Quand arriva lâautomne, il avait dĂ©jĂ dĂ©mĂ©nagĂ© trois fois, pour fuirlâeau, la boue, le vent. Et le pire lâattendait. Les premiĂšres gelĂ©es furentterribles. Puis la neige ne manqua pas.
Lâhiver ne fut quâun interminable combat. MaltraitĂ© par les rigueurs duciel, embourbĂ© dans la terre, Tobie ne pensait plus, ne souffrait plus : ilsurvivait. Par miracle, il avait dĂ©busquĂ© avant la neige un morceau dâunminuscule tubercule qui lui servit de pitance. Il devint un enfant sauvage,petit animal ramassĂ© sur lui, qui affronte lâhiver avec un seul instinct :tenir.
Au premier jour du printemps, quand un groupe de chasseurs pelĂ©s seretrouva nez Ă nez avec un petit ĂȘtre aux cheveux dĂ©sordonnĂ©s et au regarddur comme la glace, ils ne purent reconnaĂźtre Tobie.
â Câest moi, je suis Petit Arbre.Les chasseurs eurent un mouvement de recul. Le feu follet avait survĂ©cu
Ă lâenfer.
Les gens de lâherbe changĂšrent dĂ©sormais de regard sur Petit Arbre. PeuĂ peu, ils lâintĂ©grĂšrent Ă la vie commune. Tobie dĂ©couvrit alors les secretsde survie accumulĂ©s par ce peuple au fil des gĂ©nĂ©rations.
Deux fois, il rencontra IlaĂŻa qui refusa de croiser son regard. Deux fois,elle lui rappela la silhouette butĂ©e dâElisha. Il chassait ce souvenir commeune fumĂ©e qui lâasphyxiait.
Tobie ne laissait pas Ă sa mĂ©moire le droit de faire ressurgir le passĂ©. Ilconstruisait sa vie nouvelle sur le vide, sans se douter que ses fondationsfiniraient par sâeffondrer sur ce labyrinthe de galeries mal rebouchĂ©es.
Un jour oĂč, dans la grotte du lac, Tobie disait Ă Elisha quâil rĂȘvait dâunenouvelle vie, elle lui avait rĂ©pondu :
â Tu nâas quâune vie, Tobie. Elle te rejoindra toujours.Tobie tentait de faire mentir cette loi.
Le second hiver fut moins rude. Tobie découvrit la force extraordinaire
de lâunitĂ©. Ce peuple tenait par tous les liens quâil savait tisser.DĂšs lâĂ©tĂ©, ils liaient ensemble les tiges de longues herbes quâils
laissaient bien en terre. Cela donnait une touffe rigide comme un donjon,dans laquelle ils se rassemblaient tous aux premiers froids. Le vent, laneige, les torrents de boue ne parvenaient pas Ă faire sâeffondrer cechĂąteau de paille.
Tobie eut le droit dâoccuper un Ă©pi.Câest au cours de cet hiver quâil rĂ©ussit peu Ă peu Ă apprivoiser IlaĂŻa.
TĂȘte de Lune, quâon appelait encore Brin de Lin, vit alors sa sĆurretrouver des pommettes plus rouges et des yeux moins hostiles. Elle neparlait pas encore Ă Tobie, mais elle acceptait de lâĂ©couter, les yeuxbaissĂ©s.
Tobie ne se doutait pas quâil faisait naĂźtre quelque chose de plus profonddans le cĆur de la jeune PelĂ©e.
Il y a un proverbe pelĂ© qui dit : Ce que lâon sĂšme dans une plaie avantquâelle ne se ferme donne une fleur captive qui ne meurt jamais.
IlaĂŻa Ă©tait en train de tomber amoureuse. Elle passait lentement dâunehaine passionnĂ©e Ă une autre forme de passion.
On aurait pu imaginer que ces deux cĆurs, balayant une bonne fois leurpassĂ©, puissent se retrouver et assembler un bonheur nouveau. Mais lecĆur de Tobie Ă©tait prisonnier dans les caves sombres de sa mĂ©moire.
Un Ă©vĂ©nement extraordinaire vint lâen sortir, et replonger Tobie danslâaventure de sa vraie vie.
Tu nâas quâune vie, Tobie.
28
La fiancée du tyran
Un vieil homme arriva chez les PelĂ©s au dĂ©but de lâautomne. Il neparlait pas, poussait une barque dâĂ©corce entre les herbes. Il venait delâarbre et avait lâair Ă©puisĂ©.
On chercha à interroger ce Vieil Arbre qui persistait à se taire.Sans le brutaliser, on le mit sous la garde de deux hommes. Les Pelés
avaient encore eu de nombreuses victimes dans leurs rangs, enlevĂ©es pardes milices venues de lâarbre. Tobie avait ainsi perdu deux bonscamarades, Mika et Liev, disparus aux confins du tronc, Ă la fin duprintemps.
Les Pelés se méfiaient donc de ce Vieil Arbre qui surgissait comme parmagie dans ce climat de guerre.
Tobie Ă©tait absent ce jour-lĂ .Il Ă©tait parti avec TĂȘte de Lune et deux autres chasseurs. Cette fois,
câĂ©tait un campagnol qui avait emportĂ© dans son trou deux Brins de Lin etleur mĂšre. Le rongeur sâĂ©tait emparĂ© dâun Ă©pi tombĂ© Ă terre dans lequel lafamille Ă©tait au travail. Le pĂšre, restĂ© seul, Ă©tait effondrĂ©. Tobie retrouvafacilement les empreintes du rongeur et dĂ©cida de les suivre.
Au moment du dĂ©part, IlaĂŻa lui dit au revoir comme lâaurait fait unefemme de chasseur, mais Tobie nây voyait que les adieux dâune sĆur ou
dâune amie.Seul TĂȘte de Lune se rendait compte des sentiments de sa sĆur pour
Petit Arbre. Le premier concernĂ©, Tobie lui-mĂȘme, ne se doutait de rien oune voulait rien voir dâun malentendu qui pouvait devenir tragique.
Quand elle apprit quâun homme Ă©tait arrivĂ© de lâarbre, IlaĂŻa eut trĂšspeur. Tout ce qui venait de lĂ -haut pouvait en vouloir Ă son Petit Arbre et Ă leur bonheur futur. Elle se dĂ©mena pour quâon chasse le visiteur. Personnene la suivit dans son impatience. Au contraire, les gens de lâherbeattendaient le retour de Tobie qui parviendrait peut-ĂȘtre Ă faire parler ceVieil Arbre muet.
Cinq jours passĂšrent. IlaĂŻa guettait anxieusement le retour delâexpĂ©dition.
Tobie et TĂȘte de Lune revinrent avec la petite famille quâils avaient puextraire des griffes du campagnol. On fĂȘta joyeusement leur retour.
Plusieurs fois, quelquâun essaya de parler Ă Tobie de lâhomme qui Ă©taitarrivĂ©, mais, chaque fois, IlaĂŻa tirait Tobie par le bras, et lâempĂȘchaitdâĂ©couter.
Tobie dormit ensuite une longue nuit dans son épi. Une main le réveillaau milieu du jour suivant.
â Câest toi, Brin de Lin ?â Je mâappelle TĂȘte de Lune ! Est-ce que toi, au moins, tu ne vas pas
mâappeler par mon nom ?â Tu as dormi ?â Oui. Mais il sâest passĂ© quelque chose pendant notre absence. Il y a un
homme qui est arrivĂ©. Il porte une charge de lin sur son dos.Tobie aimait cette expression pour parler du grand Ăąge.â DâoĂč vient-il ?â On pense quâil vient de lâarbre.Tobie sentit quelque chose de lourd tomber au fond de lui. Il referma les
yeux.â Ils veulent que tu lui parles, continua TĂȘte de Lune. Pour lâinstant, sa
bouche ne sâouvre pas.â Pourquoi moi ? demanda Tobie.â Devine.â Je ne sais pas de quoi tu parles.â On tâappelle Petit Arbre, ici. Tu ne peux pas tout oublier.
â Je veux tout oublier.â Viens avec moi. Tu dois juste lâinterroger. AprĂšs, on te laissera
tranquille dans ton Ă©pi.Tobie gardait les yeux fermĂ©s. Il ne voulait pas les rouvrir. TĂȘte de Lune
lui Ă©carta les paupiĂšres avec ses doigts.â Viens !â Je ne veux pas. Dites-lui de sâen aller.Cette fois, TĂȘte de Lune lui donna un coup de pied mou qui le fit rouler
sur lui-mĂȘme.â Laisse-moi ! hurla Tobie. Jâai tout fait pour ĂȘtre comme vous ! Je me
suis vautrĂ© dans la boue, jâai affrontĂ© les tempĂȘtes de neige, jâai attachĂ©mon Ă©pi aux vĂŽtres pour passer lâhiver ! Et maintenant je redeviens le filsde lâarbre, quand ça vous arrange ?
TĂȘte de Lune sâassit dans un coin. La chambre Ă©tait dorĂ©e par les rayonsdu soleil dâautomne. Il croisait les bras, la tignasse dans les yeux. Il restalĂ un moment, puis sâen alla.
Tobie ouvrit les yeux. Il laissa la tiĂ©deur des derniers beaux jourslâapaiser. Il repensa au soulagement des enfants quand il les avait sortis dutrou du campagnol. Il revit surtout le visage de tous ses compagnons delâherbe qui avaient disparu Ă cause des habitants de lâarbre.
Il se leva. Il savait ce quâil devait faire.Il parlerait Ă lâĂ©tranger.Si câĂ©tait un espion, il le saurait tout de suite. Il avait assez souffert de
la vermine de lâarbre. Il ne pouvait la laisser se rĂ©pandre sur la prairie.Tobie connaissait la fragilitĂ© de lâherbe.
Sortant de son Ă©pi, il trouva IlaĂŻa sur le seuil.â Petit Arbre.â IlaĂŻa, câest toiâŠâ Je veux te dire une chose.â Tu me diras tout ce que tu veux, petite sĆurâŠElle dĂ©testait quâil lâappelle ainsi. Elle nâĂ©tait pas sa sĆur ! Tobie
continua :â Mais, dâabord, je dois voir quelquâun. Attends-moi ici.â Je veux te parler tout de suite.â Oui, tout de suite⊠Je reviens tout de suite pour tâĂ©couter, dit
doucement Tobie.â Tu vas interroger cet homme qui est venu en barque ?
â Oui. Câest de lui que tu voulais me parler ?â Non, câest dâun autre. Qui est arrivĂ© il y a plus longtemps.â Je reviens. Reste lĂ . Jâaime bien parler avec toi. Je tâaime beaucoup,
IlaĂŻa.Jâaime bien. Je tâaime beaucoup. IlaĂŻa ne supportait pas ces « bien », ces
« beaucoup ». Elle voulait des « jâaime » sans rien dâautre aprĂšs.Elle hurla vers lui :â Attends ! Je veux te dire une chose importante. Ăcoute-moi.Il revint sur ses pas. Elle avait le regard affolĂ©, lâĆil trop brillant.â Quâest-ce que tu as, IlaĂŻa ?Petit Arbre la regardait en face. Il Ă©tait lĂ , Ă lâĂ©couter. Enfin. Elle allait
lui dire son amour.Ămue, IlaĂŻa attendit une seconde de trop avant de parler.Une seconde quâelle voulut dĂ©guster, alors que les mots importants
doivent ĂȘtre envoyĂ©s dâun souffle comme les flĂšches des sarbacanes. TĂȘtede Lune apparut, haletant. IlaĂŻa baissa les yeux. CâĂ©tait trop tard.
Son frĂšre cria :â Ils nous ont pris deux hommes en plus. Cette fois, Petit Arbre, tu nâas
pas le choix. Viens voir lâĂ©tranger !Tobie disparut derriĂšre lui.â Je reviens, IlaĂŻa. Tu me diras ce quâil y avait de si importantâŠ
Dâaccord ? Tu me dirasâŠIlaĂŻa entendit leurs voix sâĂ©vanouir le long de la tige.Elle sâĂ©croula. Le bonheur Ă©tait passĂ© tellement prĂšs quâelle avait cru
sentir son souffle chaud derriĂšre son cou, sous ses cheveux. Un autresentiment lâenvahissait maintenant, et tendait sa peau.
On retenait lâhomme dans un escargot abandonnĂ©. Deux gardes avaientĂ©tĂ© postĂ©s Ă lâentrĂ©e. Ils laissĂšrent passer TĂȘte de Lune et Tobie. La vieillecoquille dâescargot Ă©tait semĂ©e de petits trous qui laissaient passer lalumiĂšre du jour dans le couloir en spirale.
Quand ils eurent passĂ© le premier anneau, lâatmosphĂšre parut beaucoupplus sombre. Il leur fallut du temps pour sâhabituer Ă lâobscuritĂ©. Alors, ilsvirent une ombre assise le long de la paroi. Tobie fit signe Ă TĂȘte de Lunede rester en retrait et il sâavança.
Il ne voyait pas distinctement les traits de lâhomme. Des bouclesblanches, comme des parenthĂšses emmĂȘlĂ©es, encadraient deux yeux quibrillaient dans la pĂ©nombre.
Ce regard, Tobie le connaissait. Il sâapprocha un peu plus et reconnutlâhomme.
â Pol Colleen.Le vieillard sursauta. Ses yeux sâagitaient dans lâobscuritĂ©. On voyait
quâil avait longtemps vĂ©cu dans la peur et que mĂȘme la voix douce deTobie lui glaçait le sang. Il ne disait toujours rien. Ses yeux sâĂ©teignirentderriĂšre un voile de vapeur, comme des braises jetĂ©es dans une mare.
Tobie vint sâaccroupir Ă cĂŽtĂ© de lui.Pol Colleen, lâhomme qui Ă©crivait.Tobie lui toucha les mains. Il ne lâavait pas vu depuis des annĂ©es. Il
avait vieilli.Pol Colleen sursauta Ă nouveau. Ses yeux sâouvrirent, le reconnurent et
recommencĂšrent leur danse rougeoyante.â Qui est-ce ? demanda TĂȘte de Lune.â Vous nâavez rien Ă craindre de lui. Câest un ami. Cet homme ne parle
pas. Il Ă©crit.â Il crie ?
â Non. Il Ă©crit.LâĂ©criture nâexistait pas dans la prairie. TĂȘte de Lune demeurait songeur.
Tobie ne savait comment expliquer Ă son ami.â Quand tu ne peux pas parler, tu racontes avec des gestes. LâĂ©criture est
faite de petits gestes dessinĂ©s.TĂȘte de Lune sâĂ©tait accroupi Ă cĂŽtĂ© dâeux.â Et toi, Petit Arbre, tu sais faire ça ?Tobie ne rĂ©pondit pas. Il savait quâil nâavait rien oubliĂ©. Le seul visage
de Colleen suffisait Ă rĂ©veiller de grands morceaux de souvenirs.â Tobie Lolness.Tobie lĂącha les mains de lâhomme. Il parlait !â Quâest-ce quâil a dit ? interrogea TĂȘte de Lune.Lâhomme rĂ©pĂ©ta :â Tobie Lolness.â Câest une autre langue ? dit TĂȘte de Lune.â Oui, murmura Tobie qui retrouvait dans son nom des sonoritĂ©s
Ă©mouvantes.Lâhomme avait une voix grave et articulĂ©e. Il prononçait chaque mot
comme pour la premiĂšre fois.â Je te reconnais. Tu es Tobie Lolness.TĂȘte de Lune se tourna vers Petit Arbre. Lâhomme continuait :â On te croit mort, lĂ -haut.â Je suis mort, dit Tobie.â Tu es devenu pelĂ©.â Quâest-ce que câest ? demanda TĂȘte de Lune.â PelĂ©s⊠Câest comme ça quâon vous appelle, dans lâarbre.Tobie avait lâimpression dâune porte qui sâouvrait entre ses deux vies. Il
avait froid. Il sentait un courant dâair polaire qui sâĂ©chappait de cette porteentrouverte. Il allait la refermer, renvoyer le vieil homme dans sa barque,mais Colleen dit quelques mots qui le foudroyĂšrent :
â Pourquoi as-tu abandonnĂ© tes parents, Tobie Lolness ?Tobie se sentit projetĂ© en arriĂšre. Il bougeait les lĂšvres, mais aucun son
nâen sortait. Lâhomme rĂ©pĂ©ta :â Pourquoi as-tu abandonnĂ© tes parents ?La voix de Tobie revint avec la force du tonnerre :â Moi ! Jâai abandonnĂ© mes parents ? Jâai failli mourir dix fois pour les
sauver ! Pol Colleen, ne redis jamais ça. Tu insultes des morts.
â Quels morts ?â Sim et MaĂŻa Lolness, mes parents !Colleen se passa la main sur les boucles blanches. Il inclina la tĂȘte un
instant puis releva brutalement les yeux vers Tobie.â Les mots ont un sens, Tobie Lolness. Tu viens de dire que tu es mort,
alors que tu me parles. Tu dis maintenant que tes parents sont morts alorsqueâŠ
â Eux sont vraiment morts, interrompit Tobie.â Pourquoi dire cela ? Câest triste de dire cela.Tobie serrait les poings.â Mais la vie est triste Pol Colleen ! Vous allez comprendre ça ? La vie
nâest pas comme un de vos poĂšmes. La vie est affreusement triste.â Je nâĂ©cris pas des poĂšmesâŠTĂȘte de Lune Ă©coutait cette conversation quâil comprenait mal. Tobie
resta immobile. Il ne sâĂ©tait jamais demandĂ© ce que Colleen Ă©crivait.â JâĂ©cris lâhistoire de lâarbre. Ton histoire, Tobie Lolness.Et il ajouta, dâune voix qui ne tremblait pas :â Tes parents sont vivants.Cette fois, Tobie se jeta au visage du vieil homme en hurlant. TĂȘte de
Lune attrapa Tobie par les pieds et le tira dâun grand coup. Tobie glissa surle cĂŽtĂ© et se cogna la tĂȘte contre la paroi de lâescargot.
Pol Colleen reprenait son souffle. Tobie gisait inanimĂ©. TĂȘte de Lune luitapotait les joues pour quâil revienne Ă lui.
â Pardon, Petit Arbre⊠Je tâai pas fait mal ?Pol Colleen mit la main sur lâĂ©paule de TĂȘte de Lune.â Je crois que ce petit est sincĂšre, dit Colleen. Il ne sait pas la vĂ©ritĂ© sur
ses parents.TĂȘte de Lune regarda le vieil homme et lui dit :â Pourquoi dire ça ? Vous savez bien que ses parents sont morts, il a le
petit Ă©clair.Pol Colleen qui, en toute modestie, savait presque tout, connaissait le
sens du petit Ă©clair chez les PelĂ©s. La trace laissĂ©e par la mort des parents.â Oui. Il a le petit Ă©clair. Je sais.Il se pencha sur Tobie qui revenait Ă lui.â Sim et MaĂŻa Lolness sont vivants. Jâai vĂ©cu auprĂšs dâeux ces deux
derniĂšres annĂ©es.Tobie nâavait plus la force de se battre. Il pleurait.
â Je sais que tu as le petit Ă©clair dans lâĆil, dit Colleen. Je le sais.Il marqua une pause.â Sim et MaĂŻa ne tâont pas donnĂ© la vie. Ils tâont adoptĂ© quand tu avais
quelques jours. Oui, tes parents dâavant sont morts. Et tu es presque nĂ©avec le petit Ă©clair.
Tobie ferma les yeux.â Mais Sim et MaĂŻa Lolness, eux, sont vivants. On tâa menti.Tobie eut lâimpression de voir de haut cet escargot posĂ© entre les herbes.
Son regard semblait suivre la spirale de ce couloir. Lâesprit de Tobiesuivait aussi ce tourbillon qui tournait de plus en plus vite. Il finit parperdre connaissance.
Il se rĂ©veilla au mĂȘme endroit. La nuit Ă©tait tombĂ©e. TĂȘte de Lune avaitfait un feu. Beaucoup de gens les avaient rejoints dans lâescargot.
Pol Colleen se réchauffait contre les flammes. Tout le monde regardaitTobie qui leva une paupiÚre, puis une autre.
Pol Colleen ne jeta mĂȘme pas un coup dâĆil Ă Tobie. Il parla de sa voixrugueuse :
â Si tu veux que je parle, dis-le. Sinon, je partirai demain matin.Tobie laissa planer un silence et dit :â Parle.
Les voix rĂ©sonnaient Ă©trangement dans lâescargot. MĂȘme le bruit du feuĂ©tait amplifiĂ©.
â Sim et MaĂŻa Lolness sont enfermĂ©s par Jo Mitch avec tous les savantsde lâarbre. JâĂ©tais avec eux. Jâai pu mâĂ©chapper. Je suis le seul.
Tobie rĂ©ussit Ă dire :â Jo Mitch commande lâarbre entiĂšrement ?Colleen secoua la tĂȘte.â Jo Mitch est un fou dangereux. Il ne commande plus vraiment lâarbre.
Il retient prisonniers les plus puissants cerveaux. Il les fait creuser dansson cratÚre avec quelques Pelés, à la place des charançons.
Tobie ouvrait grand les yeux.â Les charançons ont disparu dans une Ă©pidĂ©mie, dit Colleen. Câest une
chance pour lâarbre, mais Mitch dĂ©sire encore plus le secret de BalaĂŻna.â Il ne lâaura pas, chuchota Tobie, les dents serrĂ©es.â Si.â JamaisâŠâ Ton pĂšre finira par cĂ©der, il va lui donner le secret de BalaĂŻna. Câest
impossible autrement.â Mon pĂšre ne cĂ©dera jamais.â SaufâŠâ Jamais !Pol Colleen hĂ©sitait Ă continuer. Fallait-il quâil dise toute la vĂ©ritĂ© Ă cet
enfant ? Pendant longtemps, Colleen sâĂ©tait demandĂ© pourquoi Mitch avaitrĂ©clamĂ© que Sim Lolness garde sa femme auprĂšs de lui. Elle ne pouvaitpas ĂȘtre utile dans le cratĂšre.
Le jour oĂč enfin Pol Colleen avait compris, il sâĂ©tait senti envahi par lanausĂ©e.
â MaĂŻa, ta mĂšre⊠Jo Mitch a dit Ă Sim que⊠sâil ne cĂšde pas pourBalaĂŻna⊠Il sâoccupera de ta mĂšre.
Tobie sâĂ©trangla. Il voyait la main huileuse de Mitch sâabaisser vers lapeau de MaĂŻa. Son cĆur sâemballait Ă lâidĂ©e de ce chantage monstrueux.Tobie prit une ample goulĂ©e dâair qui lui vida la tĂȘte.
Colleen ajouta :â Quand il aura le secret, Jo Mitch abattra dĂ©finitivement notre arbre.LâassemblĂ©e, perdue, Ă©coutait la plainte du feu. Toute cette violence ne
leur disait rien. Ils avaient lâimpression dâentendre une langue inconnue.Câest Tobie qui, dâune voix sĂ©pulcrale, brisa le silence :
â Qui commande le reste de lâarbre ?â Le reste de lâarbre est aussi invivable que le cratĂšre. Je ne peux pas te
dire plus. Câest terrible.â Qui commande ?â Quelquâun dâaussi dangereux. Il fait rĂ©gner sa loi. Et sa loi sâappelle
la peur. La peurâŠColleen hĂ©sita encore, regardant autour de lui.â La peur des PelĂ©s. Il veut leur anĂ©antissement. Quand il nây en aura
plus un seul, il dit que lâarbre revivra.Autour dâeux, les spectateurs ne se reconnurent pas dans le mot PelĂ©.
Seul TĂȘte de Lune frĂ©mit.â Ce nouveau chef a ton Ăąge, Tobie Lolness. Câest peut-ĂȘtre lui qui
mâinquiĂšte le plus. Câest le fils dâun grand homme que jâai connu : ElBlue. Le garçon sâappelle LĂ©o Blue.
Tobie ne cilla pas. LĂ©o. CâĂ©tait donc lui. Le nouveau maĂźtre de lâarbre.â LĂ©o Blue va se marier, continua Colleen. Il est trĂšs jeune mais il est
fou dâune fille de la ferme de Seldor. Une petite de chez nous, dans lesBasses-BranchesâŠ
MaĂŻ et Mia ! Tobie vit brutalement dans son esprit les deux fillesAsseldor. JusquâoĂč irait ce que Colleen dĂ©crivait ? Une fille AsseldorĂ©pousant un tyran nommĂ© LĂ©o Blue⊠MĂȘme lâimagination de Tobie nepouvait aller jusque-lĂ .
â La fille refuse de lâĂ©pouser.Pour la premiĂšre fois, Tobie esquissa un sourire. Les filles Asseldor
nâavaient donc pas changĂ©. Il pouvait presque entendre leurs voix, leursrires, et leurs insolences.
â Le mariage a dĂ©jĂ Ă©tĂ© annulĂ© une fois. La fille sâĂ©tait rasĂ© la tĂȘte. LĂ©oBlue nâa pas osĂ© se montrer avec elle. Mais bientĂŽt, elle sera Ă lui. Rien nelui rĂ©siste.
Tobie Ă©coutait chaque mot. Laquelle des deux filles Asseldor pouvaitagir avec cette violence ? Se raser la tĂȘte⊠Finalement, elles avaient peut-ĂȘtre un peu changĂ©. Tobie admira cette force.
Un long silence envahit lâescargot. Tobie osa enfin plonger dans le sablemouvant de sa mĂ©moire.
â Je voudrais vous demander quelque chose. Isha Lee et sa filleâŠQuand Tobie prononça ce nom, une grande agitation traversa le public.
Un chuchotement circulait entre les Pelés. Isha, Isha⊠Les yeux
sâĂ©clairaient. Tobie sâarrĂȘta net.Une femme prit finalement la parole :â Vous avez parlĂ© dâIsha ?Un homme enchaĂźna :â Isha est une fille des herbes. Elle a disparu, il y a quinze ans avec un
enfant quâelle attendait.Tobie resta la bouche ouverte, le regard flou. Il souriait presque. Il avait
ce pressentiment depuis longtemps. Isha Lee Ă©tait une PelĂ©e. Tobie posafinalement les yeux sur la femme qui sâĂ©tait exprimĂ©e.
Ces visages lui avaient toujours été familiers. Il comprenait pourquoi.La femme demanda :
â Isha est encore en vie ?Tobie se tourna vers Pol Colleen. Câest lui qui dĂ©tenait la rĂ©ponse.Colleen nâavait pas rĂ©agi. Il rĂ©pondit :â Oui, Isha et sa fille sont vivantes.Tobie ne lĂąchait pas du regard le vieil Ă©crivain.â Les Lee se sont installĂ©es Ă Seldor quand on a massacrĂ© leurs
cochenilles, il y a deux ans. Câest de la fille Lee que je viens de parler.Les yeux de Tobie se refermĂšrent. Pol Colleen rĂ©pĂ©ta :â LĂ©o Blue va Ă©pouser Elisha Lee.Elisha.
Elisha.
Tobie se leva au milieu de lâassemblĂ©e. Dâun long regard oĂč les
flammes se reflĂ©taient, il contempla, un par un, les visages quilâentouraient.
Ă lâextĂ©rieur, une fine silhouette marchait entre les herbes. IlaĂŻadistingua la lumiĂšre qui sâĂ©chappait de lâescargot. Elle sâapprocha. Elleavait vu la botte dâherbe se vider de ses habitants Ă la nuit tombĂ©e. Dans lesilence de cette premiĂšre nuit dâautomne, IlaĂŻa devinait quâil se passaitquelque chose.
IlaĂŻa allait sâenfoncer dans le couloir de lâescargot quand Tobie apparut.â Petit Arbre !â Oui, IlaĂŻa.Elle vit tout de suite que son visage avait changĂ©.
â Tu tâen vas ? demanda-t-elle.Tobie prit le temps avant de rĂ©pondre :â Oui.â Tu retournes dans lâarbre.Ce nâĂ©tait mĂȘme plus une question. Tobie Ă©tait ailleurs. Il dĂ©posa un
baiser sur son front et sâĂ©loigna.
IlaĂŻa resta seule. Elle avait senti son cĆur se figer, devenir aussi dur quela terre cuite. Toute la douceur quâelle avait retrouvĂ©e au fil des mois futbalayĂ©e par ce vent glacĂ©. Mais cette fois, elle ne tomba pas. Sa bouchedessina au contraire un sourire froid.
Petit Arbre ne lui Ă©chapperait pas. Vidof Ă©tait mort Ă cause de lui. SiPetit Arbre refusait de le remplacer dans son cĆur, il fallait quâil terminecomme Vidof.
Ilaïa le devait à la mémoire de son fiancé.
PerchĂ© dans son Ă©pi, suspendu au-dessus de lâherbe, Tobie vit la lune quise levait au loin, derriĂšre lâarbre. Immense, elle lâengloba bientĂŽtentiĂšrement.
Le labyrinthe des branches ressemblait à une boule bleutée.Soudain, ce monde lointain parut à Tobie extraordinairement fragile et
beau. Lâombre du tronc sâĂ©levait vers cette grande planĂšte qui frĂ©missaitdans le vent du soir.
Le mouvement des feuilles dâautomne Ă©tait imperceptible, mais Tobiedevinait ce grondement de vie.
Le souvenir dâun dimanche soir dans les Cimes, dâun goĂ»ter au grandlac des Basses-Branches, dâune sieste sur lâĂ©corce chaude, remplissaitlâarbre dâune vibration lourde qui atteignait le cĆur de Tobie.
Comment avait-il pu sâĂ©loigner du fil de sa vie ?Il leva les yeux vers une Ă©toile qui brillait, solitaire, au-dessus de lui.
AltaĂŻr⊠LâĂ©toile que lui avait donnĂ©e son pĂšre.Tobie nâentendait mĂȘme plus le chant dâadieu du peuple des herbes, qui
montait de lâescargot Ă©tincelant.Il ne sentit pas dans son dos une prĂ©sence furtive qui approchait. Les
pieds nus dâIlaĂŻa sur le sol de lâĂ©pi. Elle avait les yeux brillants et tenaitdans la main la pointe dâune flĂšche.
Petit Arbre gonfla ses poumons de la blancheur aĂ©rienne de la nuit. Ilaurait pu sâenvoler.
La voix vivante de ses parents. Les yeux dâElisha. CâĂ©tait bien assezpour repartir Ă lâaventure. CâĂ©tait assez pour redevenir Tobie Lolness.
TimothĂ©e de FombelleLâauteur
TimothĂ©e de Fombelle est nĂ© en 1973. Dâabord professeur de lettres enFrance et au Vietnam, il se tourne tĂŽt vers la dramaturgie. Il crĂ©e en 1990une troupe pour laquelle il signe des piĂšces quâil mettra lui-mĂȘme enscĂšne. Depuis, il nâa cessĂ© dâĂ©crire pour le thĂ©Ăątre. Tobie Lolness, sonpremier roman, a Ă©tĂ© couronnĂ© par de nombreux prix et connaĂźt un succĂšsinternational. Il sera traduit en vingt-cinq langues. Chez GallimardJeunesse, TimothĂ©e de Fombelle a Ă©galement publiĂ© la suite des aventuresde Tobie Lolness : Les yeux dâElisha, le roman Vango (Hors SĂ©rie) ainsique CĂ©leste, ma planĂšte (Folio Junior).
François Place Lâillustrateur
François Place est nĂ© en 1957. Il a Ă©tudiĂ© lâexpression visuelle Ă lâĂ©coleEstienne, avant de rĂ©aliser ses premiĂšres illustrations pour la collection« DĂ©couverte Cadet », chez Gallimard Jeunesse. Il a illustrĂ© de nombreuxlivres. Il est aussi devenu un auteur de fiction au talent maintes foiscĂ©lĂ©brĂ©, avec Les Derniers GĂ©ants (Casterman), ou Le Vieux Fou de dessin(Gallimard Jeunesse), ou encore lâAtlas des gĂ©ographes dâOrbĂŠ(Casterman/Gallimard Jeunesse). Son dessin a servi de grands textes et degrands auteurs. Avec Tobie Lolness, il a pu une fois de plus laisser parlerson art.
Tobie Lolness 1. La vie suspendue
Courant parmi les branches, Ă©puisĂ©, les pieds en sang, Tobie fuit, traquĂ©par les siens⊠Tobie Lolness ne mesure pas plus dâun millimĂštre et demi.Son peuple habite le grand chĂȘne depuis la nuit des temps. Parce que sonpĂšre a refusĂ© de livrer le secret dâune invention rĂ©volutionnaire, sa famillea Ă©tĂ© exilĂ©e, emprisonnĂ©e. Seul Tobie a pu sâĂ©chapper. Mais pour combiende temps ? Au cĆur dâun inoubliable monde miniature, un grand roman dâaventure, dâamitiĂ© et dâamour.Le premier tome de lâhistoire de Tobie.
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5, rue Gaston-Gallimard75238 Paris Cedex 07
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© Ăditions Gallimard Jeunesse, 2006, pour le texte et les illustrations© Ăditions Gallimard Jeunesse, 2010, pour la prĂ©sente Ă©dition
Couverture : illustration de François Place
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949sur les publications destinées à la jeunesse
Centre national du livre
Cette Ă©dition Ă©lectronique du livreTobie Lolness 1 - La vie suspendue de TimothĂ©e de Fombellea Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e le 23 dĂ©cembre 2013 par les Ăditions Gallimard
Jeunesse.Elle repose sur lâĂ©dition papier du mĂȘme ouvrage,achevĂ© dâimprimer en fĂ©vrier 2010 par Novoprint
(ISBN : 9782070629459 - NumĂ©ro dâĂ©dition : 171284).
Code Sodis : N43376ISBN : 9782075010924 - NumĂ©ro dâĂ©dition : 206123.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo