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Tobie Lolness

I. La vie suspendue

II. Les yeux d’Elisha

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Timothée de Fombelle

Livre ILa vie suspendue

Illustrations de François Place

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Gallimard Jeunesse

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Pour Elisha, pour sa mĂšre

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Vues des Anges, les cimesdes arbres peut-ĂȘtre sontdes racines buvant lescieuxRainer Maria Rilke

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SommaireCouverture

Tobie Lolness

Titre

DĂ©dicace

Exergue

PremiĂšre partie1. TraquĂ©2. Adieu aux Cimes3. La course contre l’hiver4. Elisha5. Papillon de nuit6. Le secret de BalaĂŻna7. La haine8. Nils Amen

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9. Le cratĂšre10. Un messager11. W. C. Rolok12. TĂȘte de Truc13. La veuve noire14. Seldor15. Le moulin

Seconde partie16. Clandestin17. EnterrĂ© vivant18. Ce bon Zef19. La pierre de l’arbre20. La branche creuse21. L’enfer de Tomble22. L’éducation des petites filles23. La momie24. EnvolĂ©25. Ailleurs26. La derniĂšre marche27. Une autre vie28. La fiancĂ©e du tyran

L’Auteur

L’Illustrateur

Présentation

Dans la mĂȘme collection

Copyright

Achevé de numériser

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PremiĂšre partie

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1

Traqué

Tobie mesurait un millimĂštre et demi, ce qui n’était pas grand pour sonĂąge. Seul le bout de ses pieds dĂ©passait du trou d’écorce. Il ne bougeaitpas. La nuit l’avait recouvert comme un seau d’eau.

Tobie regardait le ciel percĂ© d’étoiles. Pas de nuit plus noire ou plusĂ©clatante que celle qui s’étalait par flaques entre les Ă©normes feuillesrousses.

Quand la lune n’est pas lĂ , les Ă©toiles dansent. VoilĂ  ce qu’il se disait. Ilse rĂ©pĂ©tait aussi : « S’il y a un ciel au paradis, il est moins profond, moinsĂ©mouvant, oui, moins Ă©mouvant
 »

Tobie se laissait apaiser par tout cela. AllongĂ©, il avait la tĂȘte posĂ©e surla mousse. Il sentait le froid des larmes sur ses cheveux, prĂšs des oreilles.

Tobie Ă©tait dans un trou d’écorce noire, une jambe abĂźmĂ©e, des coupuresĂ  chaque Ă©paule et les cheveux trempĂ©s de sang. Il avait les mainsbouillies par le feu des Ă©pines, et ne sentait plus le reste de son petit corpsendormi de douleur et de fatigue.

Sa vie s’était arrĂȘtĂ©e quelques heures plus tĂŽt, et il se demandait ce qu’ilfaisait encore lĂ . Il se rappelait qu’on lui disait toujours cela quand ilfourrait son nez partout : « Encore lĂ , Tobie ! » Et aujourd’hui, il se lerĂ©pĂ©tait Ă  lui-mĂȘme, tout bas : « Encore lĂ  ? »

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Mais il Ă©tait bien vivant, conscient de son malheur plus grand que leciel.

Il fixait ce ciel comme on tient la main de ses parents dans la foule, Ă  lafĂȘte des fleurs. Il se disait : « Si je ferme les yeux, je meurs. » Mais sesyeux restaient Ă©carquillĂ©s au fond de deux lacs de larmes boueuses.

Il les entendit Ă  ce moment-lĂ . Et la peur lui retomba dessus, d’un coup.Ils Ă©taient quatre. Trois adultes et un enfant. L’enfant tenait la torche quiles Ă©clairait.

– Il est pas loin, je sais qu’il est pas loin.– Il faut l’attraper. Il doit payer aussi. Comme ses parents.Les yeux du troisiĂšme homme brillaient d’un Ă©clat jaune dans la nuit. Il

cracha et dit :– On va l’avoir, tu vas voir qu’il va payer.Tobie aurait voulu pouvoir se rĂ©veiller, sortir de ce cauchemar, courir

vers le lit de ses parents, et pleurer, pleurer
 Tobie aurait aimĂ© qu’onl’accompagne en pyjama dans une cuisine illuminĂ©e, qu’on lui prĂ©pare uneeau de miel bien chaude, avec des petits gĂąteaux, en lui disant : « C’estfini, mon Tobie, c’est fini. »

Mais Tobie Ă©tait tout tremblant, au fond de son trou, cherchant Ă  rentrerses jambes trop longues, pour les cacher. Tobie, treize ans, poursuivi partout un peuple, par son peuple.

Ce qu’il entendit alors Ă©tait pire que cette nuit de peur et de froid.Il entendit une voix qu’il aimait, la voix de son ami de toujours, LĂ©o

Blue.LĂ©o Ă©tait venu vers lui Ă  l’ñge de quatre ans et demi, pour lui voler son

goĂ»ter, et, depuis ce jour, ils avaient tout partagĂ©. Les bonnes choses et lesmoins drĂŽles. LĂ©o vivait chez sa tante. Il avait perdu ses deux parents. Ilne gardait de son pĂšre, El Blue, le cĂ©lĂšbre aventurier, qu’un boomerang debois clair. À la suite de ces malheurs, LĂ©o Blue avait dĂ©veloppĂ© au fond delui une trĂšs grande force. Il semblait capable du meilleur et du pire. TobieprĂ©fĂ©rait le meilleur : l’intelligence et le courage de LĂ©o.

Tobie et LĂ©o devinrent bientĂŽt insĂ©parables. À un moment, on lesappelait mĂȘme « TobĂ©lĂ©o », comme un seul nom.

Un jour, alors que Tobie et ses parents allaient dĂ©mĂ©nager vers lesBasses-Branches, ils Ă©taient restĂ©s cachĂ©s tous les deux, TobĂ©lĂ©o, dans unbourgeon sec pour ne pas ĂȘtre sĂ©parĂ©s. On les avait retrouvĂ©s aprĂšs deuxjours et trois nuits.

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Tobie se souvenait que c’était une des rares fois oĂč il avait vu son pĂšrepleurer.

Mais cette nuit-lĂ , alors que Tobie Ă©tait blotti tout seul dans son troud’écorce, ce ne pouvait pas ĂȘtre le mĂȘme LĂ©o Blue qui se trouvait debout Ă quelques mĂštres de lui, brandissant sa torche dans le noir. Tobie sentit soncƓur Ă©clater quand il entendit son meilleur ami hurler :

– On t’aura ! On t’aura, Tobie !La voix rebondissait de branche en branche.Alors, Tobie eut un souvenir trĂšs prĂ©cis.Quand il Ă©tait tout petit, il avait un puceron apprivoisĂ© qui s’appelait

Lima. Tobie montait sur son dos avant de savoir marcher. Un jour, lepuceron s’arrĂȘta brutalement de jouer, il mordit Tobie trĂšs profondĂ©mentet le secoua comme un chiffon. Maintenant, Tobie se souvenait de ce coupde folie qui avait obligĂ© ses parents Ă  se sĂ©parer de l’animal. Il gardaitdans sa mĂ©moire les yeux de Lima quand il Ă©tait devenu fou : le centre deses yeux avait grandi comme une petite mare sous la pluie. Sa mĂšre luiavait dit : « Aujourd’hui, ça arrive Ă  Lima, mais tout le monde un jour peutdevenir fou. »

– On t’aura, Tobie !Quand il entendit une nouvelle fois ce cri sauvage, Tobie devina que les

yeux de LĂ©o devaient ĂȘtre aussi terrifiants que ceux d’un animal fou. Oui,comme des petites mares gonflĂ©es par la pluie.

La petite troupe approchait en tapant sur l’écorce avec des bĂątons Ă pointe pour sentir les creux et les fissures. Ils cherchaient Tobie. Celarappelait l’ambiance des chasses aux termites, quand les pĂšres et les filspartaient une fois par an, au printemps, chasser les bĂȘtes nuisiblesjusqu’aux branches lointaines.

– Je vais le sortir de son trou.La voix qui prononça cette phrase Ă©tait si proche, que Tobie croyait

sentir la chaleur d’un souffle sur lui. Il ne bougea plus, n’osa pas mĂȘmefermer les yeux. Les coups de bĂąton venaient vers lui dans l’obscuritĂ©balayĂ©e de reflets de feu.

Le bois pointu s’abattit violemment Ă  un doigt de son visage. Le petitcorps de Tobie Ă©tait tĂ©tanisĂ© par la peur. Il gardait pourtant les yeux

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accrochĂ©s au ciel qui rĂ©apparaissait parfois entre les ombres des chasseurs.Cette fois, il Ă©tait pris. C’était fini.

D’un coup, la nuit retomba sur lui. Un cri de colĂšre retentit :– Eh ! LĂ©o ! Tu as Ă©teint cette flamme ?– Elle est tombĂ©e. Pardon, la torche est tombĂ©e
– ImbĂ©cile !La seule torche du groupe s’était Ă©teinte, et la recherche devait se

poursuivre dans la nuit noire.– C’est pas ça qui nous fera abandonner. On va le trouver.Un autre homme s’était joint au premier et fouillait avec les mains les

fentes de l’écorce. Tobie sentait mĂȘme l’air remuĂ© par le mouvement deces mains si prĂšs de lui. Le deuxiĂšme homme avait sĂ»rement bu parcequ’il empestait l’alcool fort et que ses gestes Ă©taient violents etdĂ©sordonnĂ©s.

– Je vais l’attraper moi-mĂȘme. C’est moi qui vais le mettre enmorceaux. Et on fera croire aux autres qu’on l’a pas trouvĂ©.

L’autre riait, en disant de son compagnon de chasse :– Celui-lĂ , il changera pas. Il a tuĂ© quarante termites au printemps

dernier !

Oui, Tobie Ă©tait pour eux pire qu’un termite, et ils le feraient sĂ»rementpasser par le bĂąton Ă  pointe et par les flammes.

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Les deux ombres Ă©taient au-dessus de lui. Plus rien ne pouvait le sauver.Tobie faillit lĂącher du regard ce ciel qui n’avait pas cessĂ© de le faire tenir.Il vit le bĂąton descendre vers lui, il se plaqua brusquement sur le cĂŽtĂ©, et lechasseur ne sentit sous son arme que le bois dur de l’arbre.

Mais l’autre homme avait dĂ©jĂ  plongĂ© son bras dans le trou.Les yeux de Tobie dĂ©bordaient de larmes. Il vit l’homme poser sa grosse

main tout contre lui, s’arrĂȘter, la dĂ©placer un peu plus haut, prĂšs de sonvisage.

Alors, Ă©trangement, Tobie sentit la peur le quitter. Une grande paix Ă©taitremontĂ©e le long de son corps. Il y avait mĂȘme un sourire pĂąle sur seslĂšvres quand il entendit la terrible voix dire dans un chuchotement deplaisir :

– Je l’ai. Je le tiens.Le silence se fit tout autour.Les autres chasseurs approchĂšrent. MĂȘme LĂ©o Blue ne parlait plus,

craignant peut-ĂȘtre de devoir regarder son ancien ami dans les yeux.Ils Ă©taient lĂ , Ă  quatre ou cinq autour d’un enfant blessĂ©. Tobie, pourtant,

n’avait plus peur de rien. Il ne frissonna mĂȘme pas quand l’homme passale bras dans le trou, arracha quelque chose en hurlant de rire, et le prĂ©sentaaux autres.

Il y eut un silence, plus long qu’un hiver de neige.Tobie avait cru sentir qu’on venait de dĂ©chirer un bout de son vĂȘtement.

AprĂšs un moment, quelques mots rĂ©sonnĂšrent dans ce silence de glace :– De l’écorce, c’est un morceau d’écorce.Oui, l’homme tendait aux autres chasseurs un morceau d’écorce.– Je vous ai bien eus ! Évidemment qu’il n’est pas lĂ . Il doit galoper

vers les Basses-Branches. On l’aura demain.Le petit groupe laissa Ă©chapper un grondement de dĂ©ception. On envoya

quelques insultes Ă  celui qui avait fait semblant de trouver Tobie. Lesombres s’éloignĂšrent trĂšs vite comme un nuage triste. L’écho des voix sedispersa.

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Et le silence revint autour de lui.

Tobie mit longtemps avant d’entendre à nouveau sa propre respiration.Avant de sentir peser son corps contre la paroi de l’arbre.

Que s’était-il passĂ© ? Les idĂ©es revenaient Ă  lui trĂšs lentement.Il revoyait chaque instant de cette mystĂ©rieuse minute. L’homme avait

posĂ© sa main sur lui et n’avait senti que le bois. Il avait arrachĂ© un bout deson gilet, en le prenant pour de l’écorce. Et tous avaient reconnu quec’était de l’écorce. Comme si Tobie Ă©tait rentrĂ© dans le bois de l’arbre. Ilavait eu exactement cette impression. L’arbre l’avait cachĂ© sous sonmanteau d’écorce.

Tobie se figea soudainement.Et si c’était un piĂšge ?C’était ça. L’homme avait senti l’enfant sous sa main, et l’attendait dans

le noir, Ă  quelques mĂštres. Tobie en Ă©tait sĂ»r. Ce chasseur avait bien ditqu’il le voulait pour lui tout seul, qu’il l’écraserait comme un termite ! Ildevait ĂȘtre dans l’ombre Ă  surveiller sa sortie, il se jetterait sur lui avecson bĂąton Ă  pointe. La terreur revint se mettre en boule au fond de sagorge.

Tobie ne bougeait pas. Il guettait le moindre son.Rien.Alors, lentement, il reprit conscience du ciel au-dessus de lui. Ce

compagnon Ă©toilĂ© qui avait l’air de le regarder de ses yeux si nombreux.Et, sous lui, il sentit la tiĂ©deur de l’arbre. C’était la fin de l’étĂ©. Les

branches avaient engrangé une douce chaleur. Tobie était encore dans leshautes branches, ces régions sur lesquelles le soleil se pose du matin au

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soir et met partout une odeur de pain chaud, l’odeur du pain de feuille desa mùre, qu’elle frottait au pollen.

Tobie se laissa porter par ce parfum rassurant qui l’entourait.Alors ses yeux se fermĂšrent. Il oublia la peur, la folie de LĂ©o, il oublia

qu’il servait de gibier aux chasseurs et qu’ils Ă©taient des milliers contrelui. Il se laissa gagner par une vague tendre, cette brume de douceur qu’onappelle le sommeil. Il oublia tout. Les tremblements, la solitude,l’injustice, et ce grand POURQUOI qui battait en lui depuis plusieurs jours.

Il oublia tout. Mais il y avait dans sa nuit une petite place qu’il avaitgardĂ©e libre. Le seul rĂȘve qu’il laisserait venir jouer dans son sommeil.

Ce rĂȘve avait un visage. Elisha.

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2

Adieu aux Cimes

Toute la journĂ©e, fuyant ses ennemis, il s’était dit qu’il ne fallait pasqu’il pense Ă  elle.

C’était la seule chose. Il ne fallait pas. Ce serait trop dur.Il avait mis autour de son cƓur une sorte de forteresse, avec des

miradors et des fossés profonds. Il avait lùché des fourmis de combat dansles allées de ronde. Il ne devait pas penser à elle.

Pourtant, à chaque instant, elle était là, à se rouler dans ses souvenirs,avec sa robe verte. Elle était là au milieu de ses pensées, plus présente quele ciel.

Il avait connu Elisha en quittant les hauteurs avec sa famille, pour partirvivre dans les Basses-Branches.

Il faut raconter cette rencontre. Oublier un peu Tobie endormi dans sontrou, pour revenir cinq années plus tÎt.

C’était au moment du grand dĂ©mĂ©nagement.

Cette année-là, un matin de septembre, alors que les habitants desCimes dormaient encore, Tobie partit avec ses parents.

Ils voyagĂšrent pendant sept jours, accompagnĂ©s de deux porteursgrincheux chargĂ©s d’objets indispensables. Ils n’avaient pas besoin de ces

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deux hommes pour transporter deux petites valises, des vĂȘtements,quelques livres, et la caisse de dossiers de Sim Lolness, le pĂšre de Tobie.

Les porteurs Ă©taient lĂ  pour s’assurer que la famille ne ferait pas demi-tour en chemin.

M. Lolness Ă©tait certainement le plus grand savant du moment.Il connaissait les secrets de l’arbre comme personne. AdmirĂ© de tous, il

avait signĂ© les plus belles dĂ©couvertes du siĂšcle. Mais son incroyablesavoir n’était qu’une toute petite partie de son ĂȘtre. Le reste Ă©tait occupĂ©par une Ăąme large et lumineuse comme une constellation.

Sim Lolness Ă©tait bon, gĂ©nĂ©reux et drĂŽle. Il aurait facilement fait unecarriĂšre dans le spectacle s’il y avait pensĂ©. Pourtant, le professeur Lolnessne cherchait jamais vraiment Ă  faire rire. Il Ă©tait simplement d’unefantaisie et d’une originalitĂ© rayonnantes.

Parfois, pendant le Grand Conseil de l’arbre, au milieu d’une foule devieux sages, il se dĂ©shabillait complĂštement, sortait de sa mallette unpyjama bleu, et se prĂ©parait pour une sieste. Il disait que le sommeil Ă©taitsa potion secrĂšte. L’assemblĂ©e baissait la voix pour le laisser dormir.

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Tobie et ses parents avaient donc cheminĂ© plusieurs jours durant endirection des Basses-Branches. Dans l’arbre, les voyages se vivaienttoujours comme des aventures. On circulait de branche en branche, Ă  pied,sur des chemins trĂšs peu tracĂ©s, au risque de s’égarer sur des voies enimpasse ou de glisser dans les pentes. À l’automne, il fallait Ă©viter detraverser les feuilles, ces grands plateaux bruns, qui, en tombant,risquaient d’emporter les voyageurs vers l’inconnu.

De toute façon, les candidats au voyage Ă©taient rares. Les gens restaientsouvent leur vie entiĂšre sur la branche oĂč ils Ă©taient nĂ©s. Ils y trouvaientun mĂ©tier, des amis
 De lĂ  venait l’expression « vieille branche » pour unami de longue date. On se mariait avec quelqu’un d’une branche voisine,ou de la rĂ©gion. Si bien que le mariage d’une fille des Cimes avec ungarçon des Rameaux, par exemple, reprĂ©sentait un Ă©vĂ©nement trĂšs rare,assez mal vu par les familles. C’était exactement ce qui Ă©tait arrivĂ© auxparents de Tobie. Personne n’avait encouragĂ© leur histoire d’amour. Ilvalait mieux Ă©pouser dans son coin.

Sim Lolness au contraire aimait l’idĂ©e d’un « arbre gĂ©nĂ©alogique »,comme si chaque gĂ©nĂ©ration devait inventer sa propre branche, un brinplus prĂšs du ciel. Pour ses contemporains, c’était une idĂ©e dangereuse.

Bien sĂ»r, l’augmentation de la population de l’arbre obligeait certainesfamilles Ă  Ă©migrer vers des rĂ©gions lointaines, mais c’était une dĂ©cisioncollective, un mouvement familial. Un clan choisissait de s’approprier desbranches nouvelles, et partait pour les Colonies infĂ©rieures. Elles setrouvaient plus Ă  l’intĂ©rieur de l’arbre, dans des rameaux ombragĂ©s.

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Cependant, personne n’allait jusqu’aux Basses-Branches, cette contrĂ©eplus lointaine encore, tout en bas.

Personne, du moins, ne s’y rendait volontairement.Pas mĂȘme la famille Lolness, qui arriva ce soir-lĂ  avec ses porteurs

dans le territoire sauvage d’Onessa, au fin fond des Basses-Branches.Depuis deux jours, ils savaient Ă  quoi ressemblait cette rĂ©gion. Elle

dĂ©filait devant leurs yeux tandis qu’ils marchaient.C’était un immense labyrinthe de branches humides et tortueuses.

Personne ou presque. Juste quelques moucheurs de larves qui détalaient enles voyant.

Le spectacle de ce pays Ă©tait saisissant. Des Ă©tendues d’écorcedĂ©trempĂ©e, des fourches mystĂ©rieuses oĂč nul n’avait jamais posĂ© le pied,des petits lacs qui s’étaient formĂ©s Ă  la croisĂ©e de branches, des forĂȘts demousse verte, une Ă©corce profonde traversĂ©e de chemins creux et deruisseaux, des insectes bizarres, des fagots morts coincĂ©s depuis desannĂ©es et que le vent ne parvenait pas Ă  faire tomber
 Une junglesuspendue, pleine de bruits Ă©tranges.

Tobie avait pleurĂ© jusque-lĂ , traĂźnant sa peine d’avoir quittĂ© son amiLĂ©o Blue. Mais, arrivant aux portes des Basses-Branches, qu’on lui avaitdĂ©crites comme un enfer, ses larmes s’étaient sĂ©chĂ©es. HypnotisĂ© par lepaysage, il comprit tout de suite qu’il serait chez lui, ici. La rĂ©gion Ă©taitmagique : un gigantesque terrain de jeu et de rĂȘverie.

Plus il avançait et retrouvait sa mine joyeuse des beaux jours, plus ilvoyait sa mùre, Maïa, s’effondrer.

MaĂŻa Lolness Ă©tait nĂ©e de la famille Alnorell qui possĂ©dait presque untiers des Cimes, et qui avait des plantations de lichen sur le troncprincipal. Une famille riche qui organisait des grandes chasses dans sespropriĂ©tĂ©s, cĂŽtĂ© soleil, et des bals qui faisaient tourner la tĂȘte des plusjolies personnes jusqu’à l’aube. Les nuits de fĂȘte, des chemins de torchesdessinaient des guirlandes dans les Cimes. Le pĂšre de MaĂŻa s’installait aupiano. On dansait autour. Des couples s’égaraient sous les Ă©toiles.

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MaĂŻa, petite fille, avait grandi dans cette ambiance de fĂȘte, seuledescendante Alnorell, fille chĂ©rie de son pĂšre qu’elle adorait. M. AlnorellĂ©tait un ĂȘtre dĂ©licat comme sa fille, un bel homme gĂ©nĂ©reux et curieux detout.

Il Ă©tait mort jeune, quand MaĂŻa avait quinze ans. Et sa femme avait prisle pouvoir, interrompant Ă  jamais les valses et les dĂźners de banquet sousla lune.

Car Mme Alnorell, la grand-mĂšre de Tobie, Ă©tait triste et mauvaisecomme une araignĂ©e du matin. N’ayant pas fait le bonheur de son mari nide sa fille, elle fit celui de son argentier, M. Peloux, puisqu’elle cessa d’unseul coup les dĂ©penses de sa maison et qu’une fortune immense commençaĂ  s’entasser autour d’elle. M. Peloux voyait arriver tous les jours lesrevenus des plantations de la famille et des autres affaires Alnorell, sansque jamais un sou sorte de ses caisses.

Mme Alnorell aimait tant l’argent qu’elle avait oubliĂ© Ă  quoi il servait.Comme un enfant qui collectionne sous son lit des bonbons Ă  la sĂšve. Saufque l’enfant se rĂ©veille un matin sur un tas de sĂšve moisie, alors quel’argent de Mme Alnorell ne moisissait pas. Celle qui moisissait, c’étaitMme Alnorell elle-mĂȘme. Elle Ă©tait devenue presque verte, et sessentiments ne paraissaient plus trĂšs frais non plus.

Tobie savait qu’en apprenant les fiançailles de Maïa avec un homme desRameaux, la grand-mùre avait dit :

– Tu veux donc donner naissance à des limaces !

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La phrase Ă©tait devenue fameuse entre Sim et MaĂŻa. Ils en plaisantaient.Les Rameaux d’oĂč venait Sim Ă©taient connus pour leurs limaces, Ă©normesanimaux complĂštement inoffensifs, et qui produisaient une graisse idĂ©alepour les lampes Ă  huile. Les gens des Rameaux adoraient leurs limaces, sibien que le pĂšre de Tobie, avec tendresse, l’appelait souvent « monlimaçon » en souvenir de la phrase de sa belle-mĂšre.

MaĂŻa Alnorell Ă©pousa donc Sim Lolness. Ils s’aimaient. Ils Ă©taientrestĂ©s aussi amoureux qu’à leur rencontre, Ă  dix-neuf ans, dans un cours detricot.

Le tricot de soie Ă©tait le passage obligĂ© des jeunes filles de bonnefamille. Et comme Sim Lolness travaillait dĂ©jĂ  Ă©normĂ©ment, passant savie entre bibliothĂšque, laboratoire et jardin botanique, et qu’il n’avait pasle temps de « faire des rencontres », comme disait sa mĂšre, il Ă©tait allĂ©s’inscrire Ă  un cours de tricot. Il Ă©tait bien sĂ»r le seul garçon du cours. Enune heure par semaine, il avait l’assurance de rencontrer trente filles d’uncoup, et de se faire une idĂ©e dans les meilleurs dĂ©lais sur cette espĂšceinconnue de lui.

La premiĂšre semaine, il observa.La deuxiĂšme semaine, il inventa la machine Ă  tricoter.La troisiĂšme semaine, le cours ferma.Ce fut la fin du tricot de soie Ă  la main.Mais la jolie MaĂŻa avait tout de suite compris ce qui se cachait sous le

béret de ce jeune homme, venu de ses Rameaux éloignés pour étudier dansles Cimes. Elle en tomba amoureuse.

Elle alla, un matin de printemps, toquer Ă  sa petite chambre d’étudiant.– Bonjour.– Mademoiselle
 Euh
 Oui ?– Vous avez oubliĂ© votre bĂ©ret au dernier cours.– Oh ! Je
 Mon Dieu


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Elle fit un pas dans la chambre. Sim recula. En fait, c’était la premiĂšrefois qu’il regardait vraiment une fille, et il avait l’impression qu’ildĂ©couvrait une nouvelle planĂšte. Il avait envie de prendre des notes, maisil se dit que ce n’était peut-ĂȘtre pas correct.

À vrai dire, Ă  sa grande surprise, il ne ressentait pas seulement le besoind’écrire deux ou trois livres sur le sujet : il voulait rester lĂ , Ă  ne rien faire,Ă  la regarder.

Elle finit par demander :– Je ne vous dĂ©range pas ?– Si
 Vous
 Vous mettez
 toute ma vie en l’air, si je peux me

permettre, avec respect, mademoiselle.– Oh ! Pardon
Elle se dirigeait vers la porte. Sim se prĂ©cipita pour lui barrer le

passage. Il rajusta ses lunettes.– Non ! Je
 Vous pouvez rester
Il lui offrit donc de l’eau froide et une boule de gomme. Elle tenait sa

tasse d’eau froide d’une telle maniĂšre que Sim voulut encore faire uncroquis. Il rĂ©sista Ă  la tentation. Il avait partagĂ© la boule de gomme avec

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ses mains, si bien qu’il avait tendance à coller aux objets quand il lesprenait.

MaĂŻa riait en secret.Sim s’appuyait sur les murs pour se donner une contenance, mais il Ă©tait

en train de tendre un fil de gomme aux quatre coins de la chambre.Au bout d’un temps, Maïa s’excusa de devoir partir. Elle enjamba un fil,

passa sous un autre et sortit.– Merci pour le bĂ©ret, dit Sim en la regardant s’éloigner.Il rĂ©alisa alors qu’il avait son bĂ©ret sur la tĂȘte, qu’il l’avait aussi quand

elle Ă©tait arrivĂ©e, bref, qu’il ne l’avait jamais oubliĂ© nulle part.Alors, il retira ses Ă©paisses lunettes, les posa sur la table et tomba par

terre, inanimé.

Il comprit plus tard pourquoi il s’était Ă©vanoui ce jour-lĂ . C’était toutsimplement parce que, dans la logique des choses, si elle lui avait rapportĂ©un bĂ©ret qu’il n’avait jamais oubliĂ©, ce devait ĂȘtre pour le revoir.

Lui.Et cela suffisait bien pour s’évanouir.Un an aprĂšs, ils se mariĂšrent. Un beau mariage dans les Cimes. La

grand-mĂšre Alnorell avait acceptĂ© de dĂ©penser quelques miettes de safortune. M. Peloux, l’argentier, sortit en pleurnichant deux piĂšces d’ord’une baignoire pleine Ă  ras bord.

Il disait :– Madame, nous sommes presque ruinĂ©s
Et il regardait la baignoire dĂ©bordante et le couloir qui menait aux

quatorze salles des coffres oĂč s’entassaient des montagnes de piĂšces et debillets.

Pendant le mariage, Mme Alnorell s’était tenue correctement, semoquant seulement du pĂšre de Sim et de sa maladresse.

Comme il ne connaissait pas les habitudes du beau monde, le pĂšre deSim Lolness s’appliquait un peu trop. Il grignotait les pĂ©tales de fleur quidĂ©coraient le buffet. Il soulevait les robes Ă  traĂźne des femmes pourqu’elles ne prennent pas la poussiĂšre. AprĂšs quelques verres, il avaittendance Ă  faire des baisemains mĂȘme aux hommes, tout en tortillant sacravate comme une papillote.

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Pendant vingt ans, les heureux Ă©poux n’eurent pas d’enfant, ce quimettait la grand-mĂšre Alnorell dans un Ă©tat de fureur.

Et puis un jour
Tobie.Il apparut tout d’un coup dans la vie de Sim et MaĂŻa, et fit leur joie.La grand-mĂšre le trouva trĂšs vite trop Lolness, et pas assez Alnorell.Tobie passait les Ă©tĂ©s dans les propriĂ©tĂ©s de sa grand-mĂšre. Elle le

confiait Ă  des gouvernantes et faisait tout pour ne jamais le croiser. Unenfant
 C’était sale et plein de maladies. Elle fuyait dĂšs qu’ellel’apercevait. Si bien que finalement en sept ou huit Ă©tĂ©s, elle ne rencontraque rarement son petit-fils.

Et chaque fois, ce fut des crises de nerfs, et des glapissements :– Éloignez-le ! J’ai mes vapeurs !On emportait Tobie comme un pestifĂ©rĂ©.VoilĂ  pourquoi en s’enfonçant dans les Basses-Branches, vers le lieu oĂč

elle allait vivre dĂ©sormais avec son mari et son fils, MaĂŻa Lolness Ă©touffaitdes sanglots. Parce que, ces dĂ©fauts de la haute sociĂ©tĂ©, qu’elle avait tantcombattus chez sa mĂšre et chez elle-mĂȘme, elle les sentait remonter ensurface dans son dĂ©goĂ»t pour ces territoires noirs et spongieux des Basses-Branches.

Son mari voyait bien qu’elle pleurait. Il lui disait parfois :– Ça ne va pas, MaĂŻa ?– Je suis tellement heureuse d’ĂȘtre avec vous deux, essayait-elle de dire

avec un impossible sourire.Et elle reprenait la marche en s’enveloppant dans son chñle.Tobie regardait son pùre. Il savait qu’il souffrait. Non pas qu’il

s’apitoyĂąt sur lui-mĂȘme, car Sim Lolness aurait trouvĂ© de quois’émerveiller dans n’importe quoi, y compris dans l’intestin d’unemouche. Mais il souffrait pour sa femme et son fils, qu’il entraĂźnait danssa propre punition.

Car cette famille Ă©tait en exil.Ces trois ĂȘtres que les deux porteurs abandonnĂšrent au milieu de nulle

part, dans le territoire d’Onessa, Ă  l’extrĂ©mitĂ© d’une branche sous laquellependaient deux immenses feuilles couleur feu, ces trois ĂȘtres avaient Ă©tĂ©bannis du reste de l’arbre, condamnĂ©s Ă  la dĂ©chĂ©ance et Ă  l’exil.

– C’est là, murmura le pùre de Tobie.

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La branche Ă©tait tellement humide qu’on croyait marcher sur un fond desoupe froide. Tobie, assis sur sa valise, Ă©pongeait ses chaussettes.

– C’est lĂ , rĂ©pĂ©ta Sim d’une voix Ă©tranglĂ©e.MaĂŻa Lolness cachait ses larmes dans son chĂąle.AprĂšs la gloire, les honneurs, tous les succĂšs, Sim Lolness et les siens

repartaient de zéro.De bien en dessous de zéro.

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3

La course contre l’hiver

ArrivĂ©s Ă  Onessa en septembre, Tobie et ses parents comprirent trĂšs viteque le compte Ă  rebours avant l’hiver avait commencĂ©. L’automne Ă©taitdĂ©jĂ  glacial et les Basses-Branches promettaient de terribles hivers. LapremiĂšre nuit passĂ©e dehors fut douloureuse. Une brise chargĂ©e d’humiditĂ©parvenait Ă  se glisser sous la couverture oĂč grelottait la petite famille.

– Viens, mon fils. Au travail.À l’aube, le lendemain, Sim Lolness commença à creuser sa maison.Dans les Cimes, il fallait compter six mois pour qu’une maison de taille

modeste soit creusée, par un groupe de cinq ou six ouvriers, et un attelagede charançons dressés.

On commençait par dĂ©gager l’écorce pour mĂ©nager les ouvertures, uneporte et quelques fenĂȘtres. On taillait ensuite dans la masse du bois troisou quatre piĂšces principales, Ă©tudiĂ©es pour ne pas blesser l’arbre, etrespecter la circulation de la sĂšve.

Les plus belles maisons Ă©taient Ă©quipĂ©es de balcons, d’un mobilierconfortable, de cheminĂ©es Ă  double foyer. Certaines possĂ©daient unrĂ©servoir de pluie qui les alimentait en eau courante.

Les Lolness n’espĂ©raient pour ce premier hiver qu’une petite piĂšcecommune avec un conduit de cheminĂ©e. C’était dĂ©jĂ  un travail dĂ©mesurĂ©.

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Sim Lolness Ă©tait un homme de grande taille, presque deux millimĂštresde haut. Il pesait huit bons centigrammes. Mais cet homme solide d’unecinquantaine d’annĂ©es avait trĂšs peu d’expĂ©rience du travail manuel. Luiqui pouvait rĂ©citer les tables de multiplication jusqu’à mille dans l’ordreet dans le dĂ©sordre, lui qui avait Ă©crit des livres de cinq cents pages sur LaLongĂ©vitĂ© des mĂ©galoptĂšres, ou Pourquoi la coccinelle n’a-t-elle jamaiscinq points sur le dos ?, ou encore L’Optique de la goutte d’eau, lui quirepĂ©rait d’un coup d’Ɠil une Ă©toile nouvelle, ignorait en revanche dansquel sens on tenait un marteau, et aurait plantĂ© son doigt en entier avant detoucher une seule fois un clou.

Il lui fallut tout apprendre seul, aux cĂŽtĂ©s de sa femme et de son fils.Tobie progressa en mĂȘme temps, et beaucoup plus vite que quiconque. Il

avait sept ans Ă  l’époque. Il se chargeait de tous les travaux dĂ©licats. Sapetite taille lui permit de creuser le conduit de la cheminĂ©e. C’était le typede tĂąche qu’on n’aurait jamais pu confier Ă  des charançons creuseurs.

Avec leurs mandibules aiguisées comme des machettes, ces coléoptÚresne faisaient pas dans la dentelle.

L’élevage des charançons pour creuser les maisons posait d’ailleurs unproblĂšme trĂšs dĂ©licat puisque, mal maĂźtrisĂ©e, cette bestiole Ă©tait capablede rĂ©duire l’arbre en poussiĂšre. Le pĂšre de Tobie s’opposait aux gros

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Ă©levages de charançons qui commençaient Ă  se dĂ©velopper dans l’arbre, enlien avec les industries de la construction.

Mais les Lolness n’avaient ni charançon, ni ouvrier, ni le moindre outil.Tobie travaillait Ă  la lime Ă  ongles, son pĂšre au couteau Ă  pain.Mme Lolness moulait des carreaux de rĂ©sine pour les fenĂȘtres, rapiéçaitdes bouts de tissu pour faire des couvertures et des tapis.

L’automne se rĂ©suma en un mot : creuser. Deux fois par jour une maigresoupe leur redonnait des forces. La nuit, ils dormaient quelques heures,mais n’attendaient pas que le jour se lĂšve pour se remettre au travail, sousla pluie.

Le matin de NoĂ«l, ils fermĂšrent sur eux une porte de bois etcontemplĂšrent leur travail. Ce n’était pas exactement le genre de maisonqu’on achĂšte sur catalogue. Le sol suivait un vallonnement doux, les mursĂ©taient irrĂ©guliers, les fenĂȘtres avaient la forme de la Grande Ourse. LacheminĂ©e ressemblait Ă  une niche triangulaire et la fumĂ©e s’échappait parun conduit en tire-bouchon.

Tobie avait son lit le long de la cheminĂ©e, et pouvait tirer un rideau lesoir, pour s’isoler. Parmi les bouts de tissu cousus dans le rideau, onreconnaissait : un caleçon, deux chemises, et un jupon violet.

Combien de temps Tobie passa-t-il, pendant ces années, allongé sur sonlit, à écouter le bruit du feu et à regarder le reflet des flammes à travers letissu blanc du caleçon ? Les ombres et les lueurs projetaient une histoiresans fin que Tobie réinventait chaque fois.

Mais le premier soir oĂč les Lolness entrĂšrent chez eux, Tobie ne secoucha pas.

Ils s’assirent tous les trois sur le lit des parents, face Ă  un feu crĂ©pitant.Ils se tenaient par la main. Au moment exact oĂč ils avaient baissĂ© le loquetde la porte, le vent s’était mis Ă  souffler dehors et quelques flocons deneige fondue s’étaient Ă©crasĂ©s sur les vitres. L’hiver frappait au carreau.

La maison Ă©tait boiteuse et minuscule, mais il n’y a pas de plus grandejoie que d’entendre le sifflement de la tempĂȘte Ă  l’abri d’une maison quel’on a construite de ses mains. Tobie vit refleurir quelques instants lesourire de sa mĂšre, et il se mit Ă  pleurer. Voyant l’émotion de sa femme etde son fils, Sim plaisanta :

– Mettez-vous d’accord
 On est bien, ou pas ?Tobie renifla et dit :– Mais je pleure d’ĂȘtre trop content, et il se mit Ă  rire.

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Alors une larme coula sur la joue de MaĂŻa, et, cette fois, ils seregardĂšrent tous les trois en riant.

Bizarrement, cet hiver-là resta dans la mémoire de Tobie comme un bonsouvenir. Ils ne quittÚrent presque pas la maison.

Le matin, ils sortaient pour quelques travaux. MaĂŻa allait prendre unpaquet de poudre de feuilles dans le garde-manger creusĂ© dans l’écorce, Ă quelques pas de la maison. Sim et son fils ramassaient un peu de bois etfaisaient les rĂ©parations indispensables. Ils retournaient aussitĂŽt tous lestrois dans leur piĂšce commune. Le feu les attendait, tapi dans sa niche.

Tobie avait appelé le feu Flam, et le traitait comme un petit animal. Enrentrant dans la piÚce, il lui jetait un morceau de bois sur lequel Flam seprécipitait gaiement.

Maïa souriait. Un enfant solitaire parviendra toujours à s’inventer de lacompagnie.

Sim Lolness sortait alors des Ă©tagĂšres un gros dossier bleu et le posaitsur la table. Il brandissait une liasse de feuilles qu’il mettait sous le nez deTobie, et il croisait les bras.

Tobie commençait à lire à haute voix.Pendant quatre mois, les journées passÚrent ainsi. Au début, Tobie ne

comprenait pas un seul mot de ce qu’il lisait Ă  son pĂšre. Les troispremiĂšres semaines, le dossier sur la « Tectonique des Ă©corces » resta pourlui totalement incomprĂ©hensible, mĂȘme si son pĂšre laissait parfoisentendre un soupir de satisfaction ou un petit grondement qui prouvaientque le professeur Lolness Ă©coutait ces lectures savantes comme des rĂ©citsd’aventures.

Tobie se concentra donc de plus en plus. Il Ă©tait tout joyeux quand ilreconnaissait un terme comme « lumiĂšre » ou « glissement ». Et peu Ă  peu,le sens commença Ă  se montrer par petits Ă©clats. Le deuxiĂšme dossiers’appelait « Psychosociologie des hymĂ©noptĂšres », et Tobie comprit trĂšsvite que cela parlait des fourmis. Sa voix devenait plus assurĂ©e. Parinstants, MaĂŻa, qui s’était remise au tricot, levait les yeux de son ouvrage,trĂšs attentive aussi.

Tous ces dossiers contenaient les principales recherches du professeurLolness, et sa femme se souvenait parfaitement du moment oĂč chacunavait Ă©tĂ© Ă©crit. Le travail sur « La Chrysalide des cuculies » par exemplelui rappelait leurs premiĂšres annĂ©es de jeune couple, lorsque Sim revenait

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le soir, le bĂ©ret en bataille, rĂ©joui par une dĂ©couverte qu’il s’empressait deraconter Ă  sa femme.

Jusqu’au mois d’avril, ils ne virent absolument personne et nes’éloignĂšrent pas Ă  plus de dix minutes de leur maison. Mais dans lapremiĂšre semaine d’avril, alors qu’autour d’eux les Ă©normes bourgeonscommençaient Ă  gonfler et Ă  craquer sous la poussĂ©e de la sĂšve, ilsentendirent du bruit.

Tobie pensa d’abord qu’il avait rĂȘvĂ©. On toquait Ă  la vitre. Il crut Ă  unederniĂšre pluie avant les beaux jours. Mais le toc-toc recommença. Il setourna vers la fenĂȘtre et dĂ©couvrit un visage barbu qui le contemplait. Il fitsigne Ă  son pĂšre qui marqua un temps d’arrĂȘt, surpris, et alla ouvrir laporte.

Un vieil homme se tenait devant la maison.– Je suis votre voisin, Vigo Tornett.– Sim Lolness, enchantĂ©.Le nom de Tornett lui disait quelque chose. Il ajouta :– Pardonnez-moi, je crois vous connaĂźtre
– C’est moi qui vous connais, professeur. J’ai une grande admiration

pour votre travail. J’ai lu votre livre sur les origines. Je venais vous faireun petit bonjour, en voisin.

– En voisin ?Sim jeta un coup d’Ɠil derriĂšre l’épaule de Tornett. Il ne voyait pas

comment il pouvait exister des voisins dans un trou perdu comme Onessa.Le vieux Tornett expliqua :

– J’habite la premiùre maison, à trois heures de marche vers lecouchant.

Il fit un pas Ă  l’intĂ©rieur de la piĂšce et sortit de son baluchon un paquetde papier brun.

– Je vis avec mon neveu qui est moucheur de larves. Je vous ai apportĂ©du boudin.

MaĂŻa s’avança vers lui et prit le paquet.Le boudin de larve Ă©tait un plat de fĂȘte, qui, dans les Cimes, coĂ»tait

affreusement cher. Mais il Ă©tait produit dans les Basses-Branches, larĂ©gion la plus pauvre et la moins dĂ©veloppĂ©e de l’arbre. MaĂŻa ouvrit lepaquet oĂč luisaient huit gros boudins.

– Voyons, monsieur Tornett, comment accepter
 ?

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– Je vous en prie, madame, entre voisins, on peut s’aider un peu.– Restez au moins dĂ©jeuner avec nous.– Je suis dĂ©solĂ©, chĂšre madame, je dois rentrer chez moi. Mais je ne

voulais pas laisser passer un jour de plus sans venir vous voir. Mesrhumatismes me paralysent tout l’hiver, je supporte malheureusement trĂšsmal ce climat. Pardonnez-moi. Je n’ai pas Ă©tĂ© jusqu’ici un voisin bienaccueillant.

Il serra la main de chacun et s’en alla.

C’est par cette visite que commença la belle saison.Ce qu’on appelle la belle saison dans les Basses-Branches est

simplement une saison un peu moins humide, un peu moins glaciale, unpeu moins sombre que le reste de l’annĂ©e. Mais les vĂȘtements n’endemeurent pas moins toujours mouillĂ©s, les pieds et les mainss’engourdissent dĂšs qu’on sort


Tobie arrĂȘta alors ses lectures savantes et commença son exploration dela rĂ©gion. Il partait le matin aprĂšs avoir avalĂ© un bol bien noir de jusd’écorce, et revenait le soir, sale et trempĂ©, les cheveux Ă©bouriffĂ©s, l’ƓilĂ©puisĂ© mais brillant.

Il fit bientÎt une expédition vers la maison Tornett.

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Il se perdit cinq fois avant de se retrouver nez Ă  nez avec trois Ă©normeslarves qui ronflaient dans leurs niches. Vigo Tornett avait parlĂ© de sonneveu qui mouchait les larves, Tobie devina donc qu’il n’était pas loin dubut. Il dĂ©couvrit finalement la maison. Deux simples piĂšces sans fenĂȘtre,avec une large porte. Un petit bonhomme curieux Ă©tait assis sur le seuil.En voyant Tobie, le bonhomme se leva et disparut. Le vieux Tornett sortitde la maison et sourit Ă  Tobie.

– Quel plaisir de te voir, mon garçon. Comment as-tu trouvĂ© ton cheminjusqu’ici ?

L’autre personnage rĂ©apparut derriĂšre Vigo Tornett. Tobie n’avait pasrĂȘvĂ©. Tornett expliqua :

– C’est mon neveu, Plum. Nous sommes chez lui, ici. Il a la gentillessed’hĂ©berger son vieil oncle depuis quelques annĂ©es. Plum, je te prĂ©sente


– Tobie, dit Tobie en lui tendant la main.– Oui, Tobie Lolness, reprit Tornett
 Je t’en ai parlĂ©. Tobie est le fils

d’un grand homme, d’un merveilleux savant : Sim Lolness
Plum fit un petit grognement rassurĂ© et rentra dans la maison.– Plum est muet. Il est moucheur depuis vingt ans. Il a trente-cinq ans

maintenant.Tobie lui aurait donné douze ans et demi.

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Ouvrant sa besace, il partagea des biscuits avec M. Tornett. Il Ă©taitĂ©tonnĂ© d’ĂȘtre reçu d’homme Ă  homme, comme un ami. Vigo Tornett Ă©taitextrĂȘmement sympathique. Il parlait de la rĂ©gion avec une certainetendresse, il disait qu’il commençait Ă  s’y attacher. Seules ses jambes seplaignaient d’ĂȘtre lĂ  et le faisaient souffrir Ă  cause de l’humiditĂ©.

– J’ai eu une jeunesse d’écervelĂ©. J’ai fait des bĂȘtises. Maintenant, jesuis vieux, mal fichu, mais j’ai les yeux bien ouverts. Il me semble quej’ai enfin grandi.

Plum passait parfois la tĂȘte par la porte, il dĂ©visageait le jeune visiteur.Tobie lui faisait alors un geste amical et Plum disparaissait comme uncourant d’air.

– Tu as quel Ăąge, jeune homme ? demanda Tornett pour finir.– Sept ans, rĂ©pondit Tobie.Tornett mordit dans son biscuit et hocha la tĂȘte.– C’est l’ñge de la petite Lee
– La petite quoi ?– La petite Lee, Ă  la frontiĂšre.– Quelle frontiĂšre ?– La frontiĂšre PelĂ©e, Ă  quatre ou cinq heures de chez toi.Tobie connaissait trĂšs bien l’existence des PelĂ©s, mais c’était la

premiĂšre fois qu’on en parlait ouvertement devant lui. Le mot « PelĂ© Ȏtait comme un gros mot qu’on ne dit pas devant les enfants.

La conversation s’arrĂȘta lĂ  parce que Vigo Tornett, prenant consciencede l’heure tardive, pressa Tobie de rentrer chez lui avant la nuit.

Quand Tobie s’allongea sur son lit ce jour-lĂ , Ă  l’écoute du crĂ©pitementdes braises et du cliquetis des aiguilles Ă  tricoter de sa mĂšre, il crut voir sedessiner sur le caleçon blanc du rideau les silhouettes mystĂ©rieuses desPelĂ©s, tandis que revenait Ă  sa mĂ©moire le nom de la petite Lee.

Lorsqu’un garçon de sept ans, isolĂ©, solitaire, apprend qu’à moins d’unejournĂ©e de marche existe un autre enfant de son Ăąge, il est capable de toutpour le trouver. C’est la magie de l’aimant, que connaissent bien lesenfants.

Et les amoureux.

Il se passa pourtant un mois entier avant que ce grand jour n’arrive.

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4

Elisha

Ce jour-lĂ , pour ĂȘtre franc, Tobie s’était vraiment perdu. Ce n’était pasun petit Ă©garement comme il en vivait tous les jours, du genre : lĂ©gerdĂ©tour, boucle inutile, trois pas en avant, trois pas en arriĂšre


– Tes Basses-Branches, mon fils, c’est cul-de-sac et sacs de nƓuds !disait son pĂšre qui ne s’aventurait mĂȘme pas au bout du jardin.

Tobie se perdait dix fois par jour dans le labyrinthe des lianes, desmontagnes d’écorce et des forĂȘts de mousse grise, mais il commençait Ă avoir un sacrĂ© sens de l’orientation. Si bien que ce jour-lĂ , il lui fallutplusieurs heures pour reconnaĂźtre qu’il Ă©tait dans une situation beaucoupplus inquiĂ©tante.

Il y a la triste rĂšgle du promeneur Ă©garĂ© :1) Quand on est perdu, on marche plus vite.2) Or chaque pas que l’on fait nous Ă©loigne de chez nous.3) Donc on se perd encore plus.Au bout de quatre ou cinq heures, Tobie s’arrĂȘta, essoufflĂ©, en sueur,

presque incapable de reconnaĂźtre le haut et le bas.Il fit le bilan qu’il aurait dĂ» faire des heures plus tĂŽt. SincĂšrement, il

Ă©tait en trĂšs mauvaise posture. La nuit allait tomber. Ses parents nesavaient pas oĂč il Ă©tait, et de toute façon son pĂšre n’aurait pas fait dix

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centimĂštres hors de chez lui sans glisser sur une flaque ou tomber dans untrou. Le vieux Tornett Ă©tait plus ou moins paralysĂ© par ses rhumatismes.Le petit Plum ne s’éloignait jamais de ses larves. Bref, les circonstancesn’étaient pas joyeuses. Il n’avait pas grand-chose Ă  attendre de personne.

Seul au monde, il se dit Ă  lui-mĂȘme : « Je suis perdu
 »

Tobie s’assit sur la grosse branche, lĂ  oĂč il venait de s’arrĂȘter. Ilcommença par essorer ses chaussettes, ce qui Ă©tait toujours sa maniĂšre dese poser, et de faire le point. La chaussette mouillĂ©e brouille les idĂ©es etnoie le moral.

Étranglant la chaussette dans ses petites mains, il regarda s’écouler unruisselet pas vraiment clair. Il le suivit des yeux, remarqua que l’eautombait dans une fente de l’écorce et coulait un peu plus loin. Il remit seschaussures, toujours bien concentrĂ© sur la trajectoire de son filet d’eau.

Il ne pensait plus Ă  rien. Il se leva et, pas Ă  pas, rĂȘveur, suivit le petitcourant qui s’était formĂ©.

Un brin de mousse grise naviguait maintenant sur la vaguelette. Tobie lefixait de son regard perdu.

D’autres infiltrations s’étaient jointes Ă  l’eau des chaussettes, si bienque Tobie devait marcher plus vite pour suivre son petit navire de moussegrise qui dĂ©goulinait le long de la gigantesque branche. Dans ce momentde peur, l’enfance lui Ă©tait retombĂ©e dessus sans prĂ©venir. Il n’était plus lejeune dĂ©brouillard qu’on traite comme un grand. Il avait Ă  nouveauvraiment sept ans. Son Ăąge devenait son refuge, avec les jeux etl’insouciance


La gouttiĂšre formait dĂ©jĂ  un vrai ruisseau que Tobie suivait en courant.Il grimpait les Ă©chardes de bois qui lui barraient la route, contournait lespĂ©tioles de feuilles mortes, le cƓur palpitant. Toujours plus attentif Ă  sonpetit bateau, il ne remarqua pas qu’un peu plus loin, l’eau plongeait dansle vide. Il dĂ©valait la pente d’écorce et se serait jetĂ© avec le brin demousse, si un petit bourgeon ne l’avait fait trĂ©bucher juste Ă  temps


Il tomba du haut de son millimĂštre et demi, la tĂȘte en avant, les troisquarts du corps suspendus dans le vide.

Il demeura ainsi quelque temps, et quand il murmura : « Je suisperdu ! », ces mots avaient un autre sens qu’auparavant.

Sa vie tenait à un fil. Son pied était resté accroché au bourgeon gluantde printemps qui le retenait.

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Bien vite, une sensation terrible s’empara de lui. Il commençait Ă  sesentir glisser dans ses chaussettes. Toujours ce point sensible : lachaussette
 Tandis que ses chaussures restaient agrippĂ©es au bourgeon,Tobie dĂ©rivait lentement vers le vide.

Le vide ? Tobie osa regarder en face le prĂ©cipice qui Ă©tait sous lui.Quelque chose lui paraissait Ă©trange dans cette grande masse sombre. Ilvoyait par endroits des reflets bleutĂ©s qui l’intriguaient. Il eut besoind’une minute entiĂšre, aveuglĂ© par l’épuisement et le vertige, pourcomprendre Ă  quoi ressemblait ce vide.

À cent pieds sous lui, au milieu d’une Ă©norme branche cabossĂ©e,s’étendait un vaste lac.

Un lac suspendu au milieu de l’arbre. Une merveille.Une branche avait dĂ» s’arracher et laisser un grand trou dans l’écorce oĂč

luisait maintenant un lac d’eau claire. Des taillis de haute mousse venaientjusque sur la rive et Tobie voyait mĂȘme des plages d’écorce blanche, descriques dĂ©licieuses oĂč il aurait pu planter sa tente.

Le ruisseau qu’il avait suivi se jetait dans ce lac. Il formait une chuted’eau vertigineuse qui faisait mousser l’eau transparente du lac. Joli destinpour son jus de chaussette.

Tobie avait repris sa respiration, son cƓur battait un air plus lent, etsurtout, curieusement, il avait arrĂȘtĂ© de glisser. Il Ă©tait immobile, pendupar les pieds Ă  la falaise.

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Il pensa Ă  une formule de son grand-pĂšre Alnorell : « C’est la peur quifait tomber. » Tobie n’avait jamais compris cette phrase que lui rĂ©pĂ©tait samĂšre. Il pensait que cela voulait dire que quand on fait sursauterquelqu’un, il risque de se retrouver par terre.

DĂ©sormais, il comprenait parfaitement.Quand on vit dans la peur, on tombe Ă  chaque pas. C’est la peur qui fait

tomber. Maintenant qu’il se savait au-dessus d’un lac, il ne craignait plusde glisser : l’eau amortirait sa chute. Et comme il n’avait plus peur, il neglissait plus.

Tobie remonta ses mains le long de son corps, agrippa un morceaud’écorce rugueuse et tira sur ses bras. En quelques secondes, sa tĂȘte Ă©tait Ă la hauteur de ses pieds. Encore un petit effort et il se rĂ©tablit en s’appuyantsur ses avant-bras. Un mois de va-et-vient dans les Basses-Branches avaitfait de lui un petit acrobate.

Tobie Ă©tait maintenant debout, dressĂ© au-dessus de ce paysage de rĂȘve,bien dĂ©cidĂ© Ă  aller l’explorer. Il commença Ă  s’aventurer par la droite oĂčun passage escarpĂ© descendait jusqu’au lac.

D’en bas, c’était encore plus beau. Les hautes forĂȘts de mousse sereflĂ©taient Ă  la surface oĂč sautaient parfois de grosses puces d’eau. Le lacĂ©tait immense, suspendu entre les branches de l’arbre, il aurait fallu uneheure pour le traverser Ă  la nage. Tobie n’avait jamais vu cela dans leshauteurs, encore moins dans les Cimes qui lui paraissaient maintenant uneprison Ă  ciel ouvert. Tobie n’hĂ©sita pas longtemps. En quelques secondes ilavait enlevĂ© tous ses habits. Et l’instant d’aprĂšs, il plongeait.

Un dernier rayon de lumiĂšre avait mĂȘme rĂ©ussi Ă  s’infiltrer jusque-lĂ .Tobie faisait une brasse maladroite qui Ă©claboussait autour de lui. L’eauĂ©tait fraĂźche et il respirait vite. Il retourna rapidement lĂ  oĂč il avait pied. Ils’arrĂȘta ainsi avec de l’eau jusqu’au cou Ă  regarder ce grand miroir bleunuit.

Il resta lĂ  un bon moment.

– C’est beau.– Oui, rĂ©pondit Tobie, c’est beau.– C’est beau
– Oui, je ne connais rien comme ça.Tobie resta immobile encore une brĂšve seconde. Avec qui parlait-il ?

Trùs lentement il se retourna. Il venait de parler avec quelqu’un. Oui, il

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venait de rĂ©pondre Ă  quelqu’un.

Ce quelqu’un avait des nattes brunes, et le contemplait attentivement.Elle Ă©tait assise Ă  cĂŽtĂ© des vĂȘtements de Tobie, sur un copeau de bois. Ellen’était sĂ»rement pas plus vieille que lui, mais son regard paraissait plussombre et plus assurĂ©. Tobie n’avait que la tĂȘte hors de l’eau, il fut trĂšssurpris et un peu gĂȘnĂ©. Immobile, les yeux Ă©carquillĂ©s, il rĂ©flĂ©chissait justeĂ  une maniĂšre habile de rĂ©cupĂ©rer ses habits. Mais elle ne bougeait pas.

Elle dit :– Il n’y a qu’un seul autre endroit qui est aussi beau.– C’est loin ? demanda Tobie.La fille ne rĂ©pondit pas. On ne voyait pas ses mains, cachĂ©es sous une

cape marron. Tobie tenta une autre question.– Tu es la petite Lee ?Elle sourit et c’était quelque chose de nouveau que Tobie aima

beaucoup. Elle souriait extraordinairement bien pour son Ăąge. En principe,Ă  partir de quatre ou cinq ans, on sourit moins bien. Et ça n’arrĂȘte pas dese dĂ©grader. Mais elle paraissait sourire pour la premiĂšre fois.

– Je m’appelle Elisha.Tobie commençait Ă  se refroidir dans son eau, il continua quand mĂȘme :– Je cherche la petite Lee.Elle sourit encore, et avec le mĂȘme talent.

– Qui t’en a parlĂ© ?– Le vieux Tornett.– Tu vas avoir froid.

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– Oui, dit Tobie en grelottant.– Tu devrais sortir.– Oui.– Tu vas ĂȘtre malade.– Oui, rĂ©pĂ©ta Tobie.– Alors sors ! lança-t-elle en criant et en riant Ă  la fois.Tobie Ă©tait extrĂȘmement ennuyĂ©, mais il fit un pas vers le bord, puis un

autre, puis encore un autre. Maladroitement, il marcha sur la plaged’écorce blanche, tout nu, jusqu’à ses affaires qu’il commença Ă  enfilerune Ă  une.

Elisha ne paraissait ni gĂȘnĂ©e, ni moqueuse, ni rien de ce genre. Ellesemblait juste contente qu’il mette des habits chauds. Tobie resta debout Ă cĂŽtĂ© d’elle. Ils regardaient tous les deux un reflet lointain sur le lac.

– Je ne sais pas comment rentrer chez moi, dit Tobie tout simplement.Elle tourna la tĂȘte vers lui et il la dĂ©visagea. Elle avait une figure trĂšs

particuliĂšre. Un visage plat, assez pĂąle, avec des yeux un peu trop grandspour elle. Ses cheveux bruns tombaient sur ses genoux quand elle Ă©taitassise.

– Je te montrerai demain, rĂ©pondit Elisha.– Demain ?– On partira tĂŽt.– Tu sais oĂč j’habite ? demanda Tobie.– Bien sĂ»r.– Je dois partir ce soir.– La nuit tombe. Il ne faut pas marcher la nuit. Viens.Elle se leva et ses mains apparurent, qui, elles, Ă©taient tout Ă  fait de son

Ăąge. Des petites mains de petite fille. Tobie la suivait le long du lac.– On va oĂč ?– Chez moi.Ils marchĂšrent silencieusement pendant un long moment, longeant

d’abord la plage, puis grimpant dans un bois. Tobie remarqua qu’elle Ă©taitplus petite que lui en taille, et qu’elle avançait pieds nus dans lesbroussailles. Dans la pĂ©nombre, on voyait sous ses pieds comme une lueurbleue.

Parvenue en haut de la cĂŽte, Elisha s’arrĂȘta. Tobie Ă©tait content de cettepause, parce qu’elle escaladait Ă  la vitesse d’une fourmi guerriĂšre et qu’ilavait du mal Ă  suivre. Il reprit son souffle. Le lac commençait Ă  se perdre

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dans une brume noire. La nuit tombante gommait les ombres. Elisharegardait au loin. Elle ne semblait pas lassĂ©e par la beautĂ©. Ils reprirentleur chemin. Au bout d’un quart d’heure, une bonne odeur commença Ă danser autour d’eux. Tobie, qui n’avait rien mangĂ© depuis le matin, sentitson ventre gargouiller. Il n’osa pas dire un mot, mais la faim Ă©tait lĂ .

– On est arrivĂ©, dit Elisha. Attends-moi ici.Tobie n’avait pas remarquĂ© une ouverture ronde amĂ©nagĂ©e dans l’écorce

et d’oĂč s’échappait ce divin fumet. Il resta sur place tandis qu’Elisha filaitvers la porte et disparaissait Ă  l’intĂ©rieur. AprĂšs quelques instants, elle semontra dans l’encadrement et cria :

– Alors ? Tu viens ?Il grimpa la petite cĂŽte. C’était une piĂšce entiĂšrement ronde sans fenĂȘtre

et sans cheminĂ©e, avec juste un petit feu au milieu, et des grands carrĂ©s detissu tendus Ă  certains endroits. Ces tissus de couleur vive attirĂšrentd’abord le regard de Tobie, si bien qu’il mit un peu de temps pourremarquer une dame trĂšs jeune qui Ă©tait accroupie prĂšs du feu et leregardait en souriant.

– Bonjour.– Bonjour, rĂ©pondit Tobie.– Tu as faim ?– Un peu, mentit Tobie qui avait une faim monstrueuse.

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Il imita Elisha qui s’asseyait prĂšs du feu. La dame leur tendit uneassiette recouverte d’une serviette. Elisha souleva un coin de la servietteet, dans un nuage de vapeur, Tobie vit apparaĂźtre de grosses crĂȘpesruisselantes de beurre et de miel.

Tobie ne mangea peut-ĂȘtre pas trĂšs proprement mais en tout cas avecappĂ©tit, et ses deux spectatrices avaient l’air de trouver cela assez drĂŽle Ă voir. Finalement, il posa l’assiette, but d’un seul coup un bol d’eauqu’Elisha lui tendait et dit :

– Je m’appelle Tobie.Cette nouvelle ne semblait pas ĂȘtre une rĂ©volution pour elles. Elles

paraissaient trùs bien le connaütre, alors il ajouta :– Je cherche la petite Lee.Cette phrase-là eut beaucoup plus d’effet : Elisha et la jeune fille

éclatÚrent de rire. Il préféra rire un peu avec elles sans savoir exactementpourquoi.

– Vous la connaissez ?Cette fois, Elisha rĂ©pondit :– C’est moi.Tobie sursauta. Elle continua :– Je suis Elisha Lee, et voilĂ  ma mĂšre.Tobie faillit tomber Ă  la renverse. Cette dame de vingt-cinq ans Ă©tait la

mĂšre d’Elisha
 Elle avait l’air si jeune. Avec le mĂȘme visage plat, lestresses remontĂ©es en macarons sur la tĂȘte, on aurait dit sa sƓur.

La soirĂ©e passa dans la douceur d’un songe. Ils restĂšrent longtemps aucoin du feu, et Tobie continua Ă  les faire rire.

Dans la nuit, avec des grosses bougies dĂ©goulinantes, Elisha l’emmenavoir les cochenilles qu’elles Ă©levaient. Sa mĂšre vendait des Ɠufs et de lacire de cochenille. Il fallait prendre grand soin de ces Ă©normes animauximmobiles, blancs comme neige, qui faisaient deux fois la taille de Tobie.

– Elles n’ont pas l’air mĂ©chantes, dit Tobie en tapotant le flanc de l’uned’elles.

– Non. Celle-là s’appelle Line. L’autre, c’est Gary.– Vous n’habitez pas loin de la grande frontiùre, dit Tobie, vous n’avez

pas peur des PelĂ©s qui capturent les troupeaux ?Tobie avait entendu cela du temps oĂč il vivait dans les hauteurs. Il avait

surpris la conversation de deux éleveurs qui parlaient des Pelés. Il ne le

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rĂ©pĂ©tait que pour se rendre intĂ©ressant.Elisha et sa mĂšre n’y firent mĂȘme pas attention.– Il faut juste se mĂ©fier des coccinelles, expliqua Elisha Lee.– Des coccinelles ?– Les cochenilles se font bouffer par les coccinelles, leurs seules

ennemies.

De retour prÚs du feu, Tobie leur raconta des histoires de coccinelles.Son pÚre était un grand spécialiste du sujet. Tobie parla longtemps de lacoccinelle à treize points, trÚs rare. Il leur fit répéter, par jeu, le nomsavant de la coccinelle à quatorze points.

– Quatuordecim-pustulata !La mùre d’Elisha essaya en bredouillant :– Quaduorte
 tis
 Quatuomdecir
 putsulana
Mais Elisha le prononça du premier coup, alors que Tobie se perdait

dans des explications sur les libellules, ce qui n’avait rigoureusementaucun rapport. Quand ils s’écroulĂšrent de fatigue, ils rampĂšrent jusqu’àdes matelas cachĂ©s derriĂšre les carrĂ©s de couleur. Elisha choisit le jaune, etTobie le rouge. Au moment de fermer les yeux, il avait complĂštementoubliĂ© ses parents qui devaient l’attendre depuis des heures. Il entenditseulement la petite Lee qui chantonnait dans son sommeil :

– Qua-tuor-de-cim-pus-tu-la-ta


Le lendemain, Elisha le reconduisit jusqu’à chez lui et se volatilisa dansles buissons avant mĂȘme que Sim et MaĂŻa aient pu la voir.

Ainsi commença une amitiĂ© unique, qui, dans le cƓur de Tobie, fitfleurir les Basses-Branches pendant ces longues annĂ©es d’exil.

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5

Papillon de nuit

Lorsque Tobie se rĂ©veilla dans son trou d’écorce, il lui fallut pas mal detemps pour savoir oĂč il reposait. Il s’était Ă©chappĂ© de longues heures dansses rĂȘves, revivant ses souvenirs des Basses-Branches et sa rencontre avecElisha.

L’aube projetait maintenant ses premiĂšres lueurs sur l’arbre. Tobieessaya de bouger un peu. Sa jambe gauche Ă©tait douloureuse, mais luiobĂ©issait toujours. Le reste de son corps paraissait rouĂ© de coups.

Souvent, quand on se rĂ©veille d’un cauchemar, on se rĂ©jouit de voirautour de soi une rĂ©alitĂ© douce et sans danger, un rai de lumiĂšre sous laporte.

Mais Tobie, ouvrant les yeux aprĂšs une nuit inconsciente, fut aucontraire assailli par le cauchemar de sa vie. Il se rappela d’un coup lachasse Ă  l’homme qu’on avait lancĂ©e contre lui. Il se rappela qu’il avaittout perdu. Il revĂ©cut aussi la visite des chasseurs qui avaient failli ledĂ©busquer de son trou.

Il aurait pu retomber dans ce sentiment de chagrin et d’angoisse, mais ilsentit un appel plus fort : la faim.

Son pÚre lui répétait toujours :

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– Chaque cerveau a son secret. Moi, c’est mon lit. Toi, c’est ton assiette.Mange avant de penser, ou tu penseras mal.

Il avait dit un jour oĂč Tobie manquait d’énergie : « Il n’est pas dans sonassiette. »

Et, comme tout ce que disait le professeur Lolness, l’expression avaitĂ©tĂ© reprise dans le langage courant, sans que personne ne sache d’oĂč ellevenait.

Tobie avança la tĂȘte en s’appuyant un peu sur les coudes et parvint Ă l’ouverture de la fente du bois. Il observait attentivement.

Il pensa brusquement au chasseur qui Ă©tait peut-ĂȘtre tapi un peu plusloin. Tobie demeura un instant Ă  l’arrĂȘt.

MĂȘme affamĂ©, le cerveau de Tobie parvint Ă  se raisonner : si le chasseuravait Ă©tĂ© lĂ , il aurait dĂ©jĂ  sautĂ© sur lui. Sans crainte, il sortit donc la tĂȘtetout entiĂšre, s’accrocha Ă  un petit relief du bois et tenta de redresser lereste de son corps.

Il croyait ĂȘtre un pantin de bois. Ses bras et ses jambes Ă©taient tenduscomme des bĂątons accrochĂ©s Ă  un rondin.

Et puisque son nez avait un peu gonflĂ© Ă  cause de ses chutes, il pensa Ă un pantin cĂ©lĂšbre dont on racontait l’histoire aux enfants de l’arbre.

Les blessures tiraient sur sa peau comme des agrafes. Il avait couru dixheures de suite, le jour prĂ©cĂ©dent, il avait pris des coups, chutĂ© vingt fois,s’était relevĂ© autant jusqu’à tomber dans cette fente oĂč il avait passĂ© lanuit.

La premiĂšre grande nouvelle du jour, c’était malgrĂ© tout qu’il pouvaitmarcher. Son premier pas fut accompagnĂ© d’un petit gĂ©missement quiressemblait Ă  de la douleur, mais qui Ă©tait un cri de joie. Il pouvait encoremarcher, il en avait mĂȘme envie aprĂšs une nuit d’immobilitĂ©.

Il fit sa seconde belle dĂ©couverte en dĂ©nichant, Ă  quelques pas, unegrosse gale brune qui allait lui servir de petit dĂ©jeuner. Tobie n’aimait pasparticuliĂšrement ces sortes de champignons plats oĂč vivaient parfois desnymphes d’insectes. Il fallait normalement les cuire longtemps avant d’enfaire un gratin ou une friture.

Mais Tobie en dĂ©tacha un Ă©pais morceau et le dĂ©vora tout cru. Il avaitaussi trouvĂ© une minuscule mare dans un creux de l’écorce qu’il lapacomme une fourmi avant de rejoindre son trou. LĂ , aprĂšs ce repasimprovisĂ©, il sentit la mĂ©canique de son cerveau se remettre en marche.

Il réfléchit à son plan.

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Depuis le dĂ©but de sa fuite, il avait suivi d’instinct une mĂȘme direction.En quittant les Cimes par des chemins secondaires, en parvenant dans leshauteurs oĂč il se trouvait maintenant, il croyait ne pas savoir oĂč il allait.Mais son corps entier lui indiquait ce cap, et il comprit bientĂŽt que son butĂ©tait les Basses-Branches. Tous ses rĂ©flexes de survie l’attiraient vers lĂ -bas. Il connaissait les Basses-Branches comme les lignes de sa main.N’importe quel poursuivant ne pourrait filer sa trace une fois dans cemonde qui lui appartenait.

Son pĂšre avait tentĂ© de lui dire :– Pars. Ne t’arrĂȘte jamais.Mais Tobie voulait croire que quelque part dans l’arbre existait malgrĂ©

tout un refuge.Et puis, il y avait Elisha. Le seul ĂȘtre qui lui restait, la seule qui ne le

trahirait pas. Elisha allait l’aider. L’enfer s’arrĂȘtait aux portes des Basses-Branches. Il suffisait d’y arriver.

Il suffisait
 Mais les territoires d’Onessa commençaient Ă  cinq joursde marche au moins, et des centaines d’hommes en armes s’étaient lancĂ©sĂ  sa recherche. Il devrait donc voyager la nuit tombĂ©e, sans lumiĂšre, Ă l’heure oĂč d’autres prĂ©dateurs, insectes ou oiseaux de nuit, Ă©taient enchasse.

Tobie passa donc la journée dans son refuge à dormir et à soigner sesplaies avec des rubans de feuille fraßche. Trois fois, il fut réveillé par lavibration de troupes bruyantes qui passaient en désordre. Trois fois il restalà, pétrifié, le souffle court, longtemps aprÚs le passage des chasseurs.

On le cherchait toujours. Plus intensĂ©ment qu’avant.Jamais combat plus inĂ©gal ne s’était dĂ©roulĂ© dans l’arbre : un enfant

contre le reste du monde.

À neuf heures du soir, en septembre, l’arbre est dĂ©jĂ  revĂȘtu de nuit.Tobie sortit dĂ©finitivement de sa cachette. Il connaissait la direction. Il laressentait mĂȘme au fond de lui comme s’il avait avalĂ© une boussole. Il semit en marche, et, aprĂšs quelques pas, l’esprit de survie avait endormi sesdouleurs et il courait sur les branches comme autrefois.

Il fallait voir courir Tobie dans les branches. C’était un papillon.Silencieux, prĂ©cis, imprĂ©visible. Il avait tout appris dans les Basses-Branches. L’arbre Ă©tait son jardin.

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Tobie connaissait les lieux habitĂ©s et les fuyait. Il contournait surtout lesgrosses citĂ©s de bois moulu qui se multipliaient dans l’arbre.

Mais les diffĂ©rents groupes de ses poursuivants, qui avaient pris del’avance sur lui, s’installaient parfois pour la nuit en zone sauvage. Tobiesurveillait donc aussi les lueurs des feux de camp.

Soudain, avant qu’il n’ait rien vu venir, il entendit des voix.C’était Ă  un croisement qu’il ne pouvait contourner sans perdre un

temps précieux. Il devait tenter de passer.Rampant sur ses coudes, il commença son approche. Une dizaine

d’hommes Ă©taient affalĂ©s autour d’un brasier presque Ă©teint oĂč cuisaientsur une broche quelques belles tranches de grillon. Il devait bien y avoirun demi-grillon pour Ă  peine dix chasseurs, et l’alcool coulait Ă  flots.

Tobie avait faim. Il Ă©couta leurs chansons. Elles Ă©taient belles. De vraisairs de chasse. La beautĂ© vient parfois se glisser dans les cƓurs endurcis.Tobie reconnaissait ces chansons qui avaient marquĂ© sa petite enfance.

Dans les propriĂ©tĂ©s des Cimes oĂč il passait ses Ă©tĂ©s, il n’y avait plus lesimmenses chasses qui avaient fait le bonheur de son grand-pĂšre. Mais sesnourrices l’accompagnaient parfois aux battues paysannes qu’on

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organisait encore dans les branches voisines. Tobie, accrochĂ© au dos deschasseurs, dĂ©viait leurs flĂšches. Il chatouillait les meilleurs archers. Sonjeune Ăąge faisait qu’on lui pardonnait tout. Une fois, il garda mĂȘme touteune journĂ©e un puceron cachĂ© sous sa chemise, pour le libĂ©rer, le soirvenu, loin des chasseurs.

Cependant, il aimait se retrouver au crĂ©puscule, allongĂ© sous la table durelais. LĂ , Ă©coutant les chants et les ballades, alors ĂągĂ© de cinq ou six ans,il se sentait plus chasseur que n’importe qui. Il adorait les chansons, lesvieilles histoires, et ces odeurs de grillades et de bottes qui le rejoignaientsous la table.

Mais cette nuit-lĂ , venant imprudemment Ă©couter les chants de sespoursuivants, il n’était plus le petit Tobie qu’on passe de main en mainautour de la table et qui fait rire tout le monde. Il Ă©tait dans la peau d’ungibier Ă  bout de souffle qui s’approche du campement des chasseurs.

Il resta un bon moment allongĂ© sur le sol. Un crissement attira tout Ă coup son attention. Le bruit venait de la droite, tout prĂšs de lui. Il tourna latĂȘte et Ă©touffa un cri. Son sang se glaça.

Deux yeux rouges le fixaient dans la nuit.Il se laissa rouler sur le cÎté. Les chasseurs continuaient leurs

berceuses. Tobie, sortant la tĂȘte qu’il avait enfouie dans ses bras, osaregarder Ă  nouveau les yeux. Le grondement devenait plus agressif.

C’était une fourmi de combat.Un enclos la retenait. Mais elle commençait Ă  s’agiter et Ă  faire battre la

barriĂšre. Tobie remarqua une autre paire d’yeux qui se braqua, elle aussi,dans sa direction. Et il y avait encore une troisiĂšme fourmi dans l’ombre.Trois Ă©normes molosses, d’un rouge de braise, que l’odeur de Tobie avaitdĂ» rĂ©veiller.

Les chasseurs n’étaient donc pas seuls. On leur avait confiĂ© ces terriblesbestioles. Tobie se prĂ©parait Ă  filer mais le bruit de la veillĂ©e s’étaitsoudainement interrompu. La nervositĂ© des fourmis avait attirĂ© l’attentiondes chasseurs. Un gĂ©ant hirsute d’au moins deux millimĂštres et demis’était levĂ© et s’approchait dĂ©jĂ  de l’enclos.

– On se calme lĂ -dedans !Tobie fit une roulade de plus vers l’obscuritĂ©. Les fourmis Ă©taient toutes

regroupĂ©es de son cĂŽtĂ©, et l’homme cherchait la raison de cette agitation.– Falco ! Enok ! Vous allez vous calmer ?

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L’homme commença Ă  contourner l’enclos. Il parlait aux bĂȘtes. Tobiecherchait une solution. Il fallait qu’il se passe quelque chose. N’importequoi. Il fouilla ses poches Ă  la recherche d’un objet qui ferait diversion.Rien. Pas un bout de bois Ă  jeter dans une autre direction. Le chasseurcontinuait Ă  longer l’enclos. DerriĂšre lui, d’autres s’apprĂȘtaient Ă  le suivre.Qu’est-ce qui pouvait attirer les bĂȘtes vers ce coin sombre ?

Tobie regarda ses pansements. Le geste qui le sauva ne dura pas uneseconde. Arrachant ses bandages noircis de sang, il en fit une boule qu’iljeta derriĂšre la barriĂšre. L’instant d’aprĂšs, les fourmis Ă©taient dessus. Lesang les mettait en transe. Elles se battaient dĂ©jĂ .

– Un morceau de feuille ! Elles se disputent une feuille !L’homme donna un coup sur la barriùre et s’en retourna vers le feu pour

rassurer ses compagnons.

Une minute plus tard, Tobie Ă©tait dĂ©jĂ  loin.Il Ă©tait passĂ©. Il ne s’arrĂȘtait plus. C’était une course effrĂ©nĂ©e, comme

s’il avait encore les fourmis à ses trousses.Se confiant entiùrement à l’appel des Basses-Branches, il laissait ses

idĂ©es vagabonder. L’action libĂšre l’esprit. Il avait connu des courses de cegenre du temps de l’exil d’Onessa. Des journĂ©es dans les branches oĂč lesdistances ne comptaient plus.

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Il se rappelait par exemple le matin oĂč le petit Plum Tornett Ă©tait arrivĂ©chez les Lolness, mĂ©connaissable. Le visage couvert de boue, il gĂ©missait,montrant la direction d’oĂč il avait surgi. Sim Lolness tenta de le calmer,mais Plum poussait des hurlements de plus en plus forts. DĂ©signanttoujours la direction du couchant, il s’agrippait au menton du professeur.Tobie comprit trĂšs vite. Pour le garçon muet, le geste vers le mentonrappelait la barbe de son oncle.

Il Ă©tait arrivĂ© quelque chose Ă  Vigo Tornett.Tobie choisit de partir seul pour savoir rapidement ce qui s’était passĂ©.

Trop tard pour demander l’aide de la famille Asseldor, ou des Olmech, quihabitaient plus haut. Ses parents le laissùrent filer à contrecƓur et firentrentrer le pauvre Plum dans la maison.

C’était la troisiĂšme annĂ©e de Tobie dans les Basses-Branches. Il serendit chez Tornett en moitiĂ© moins de temps qu’il ne lui avait fallu lespremiĂšres fois. Il connaissait de dangereux passe-branches, ces raccourcisde brindilles jetĂ©s entre des rameaux, qui lui Ă©vitaient bien des dĂ©tours, etil filait de branche en branche, bondissant d’une feuille Ă  l’autre.

Quand il arriva à la maison Tornett, il ne remarqua rien de particulier.Le feu était éteint dans la cheminée et le couvert était dressé pour deux.

C’est en contournant la branche, et en se dirigeant vers les niches deslarves qu’il dĂ©couvrit le vieil homme.

Il faisait peine Ă  voir.Tornett gisait sur l’écorce, inanimĂ©, les vĂȘtements arrachĂ©s.Tobie avait alors dix ans, il avait traversĂ© bien des Ă©preuves, mais il ne

s’était jamais retrouvĂ© face Ă  un homme dans cet Ă©tat. Il se jeta sur lui.– Tornett ! Monsieur Tornett !Il prenait la tĂȘte barbue dans ses mains.– RĂ©pondez-moi, je vous en supplie.L’homme ne bougeait pas. Il Ă©tait trop tard. Il reposa le visage de son

vieil ami. Un courant d’air froid le fit frissonner.– Adieu Tornett, dĂ©clara-t-il comme au thĂ©Ăątre.C’est alors qu’il sentit la pression des doigts du blessĂ© sur ses bras.

C’était mĂȘme plus qu’une pression. Tornett enfonçait ses ongles dans lachair de Tobie. Un peu plus et ils ressortiraient de l’autre cĂŽtĂ©. L’enfant nepouvait imaginer une telle force chez un si vieil homme. Tobie finit parhurler de douleur ce qui rĂ©veilla tout Ă  fait Tornett, qui lĂącha prise.

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Une heure plus tard, Tobie passait une Ă©ponge d’eau sur le corps meurtridu brave Tornett. Bien vivant, il ne semblait pas avoir de blessures graves,seulement un fin quadrillage d’écorchures qui le recouvrait entiĂšrement destriures rouges. En caleçon long sur son lit, le vieux Vigo Tornettressemblait Ă  l’homme-araignĂ©e. Tobie essayait de s’interdire de rire, maisle tableau avait quelque chose de comique.

Quand il put parler, Vigo Tornett commença par dire :– À Tomble
 Ils me mettaient dans cet Ă©tat pour un rien
 À Tomble


ils frappaient tellement
Tobie ne comprenait pas vraiment. Tornett ne paraissait qu’à moitiĂ©

conscient. Le choc devait faire ressurgir des souvenirs plus anciens. Dessouvenirs de cette autre vie de Tornett, du temps oĂč il Ă©tait mauvaisgarçon. Il en avait parlĂ© Ă  Tobie. Il avait passĂ© dix ans dans la prison deTomble. Et ces terribles annĂ©es ne pouvaient s’oublier.

Vigo Tornett ouvrit les yeux complĂštement. Au bout de quelque temps,il raconta ce qui venait de lui arriver.

Le mĂ©tier de moucheur de larves exigeait une grande prĂ©cision.Le mouchage lui-mĂȘme n’était qu’une question de savoir-faire. Un drap

blanc servait de mouchoir. On essorait ensuite le drap dans une bassinepour recueillir le lait. Mais la tùche la plus délicate du moucheur était lasurveillance de la larve.

Chacun sait qu’une larve est appelĂ©e Ă  devenir un insecte. Cependant,mĂȘme le meilleur moucheur ne distingue pas forcĂ©ment une larve d’uneautre. Il fallait donc suivre attentivement la maturation de la larve pourpouvoir s’en dĂ©barrasser Ă  temps. Le gentil Plum au cƓur pur s’attachaitparfois tellement Ă  ses larves qu’il les gardait au-delĂ  d’un tempsraisonnable. Plus d’une fois, son oncle l’avait aidĂ© prĂ©cipitamment Ă pousser dans le vide une larve qui dĂ©jĂ  se craquelait et laissait paraĂźtre desantennes agitĂ©es ou des mandibules.

Mais cette fois-lĂ , c’est avec un scarabĂ©e-rhinocĂ©ros que Vigo Tornett setrouva nez Ă  nez en pleine nuit. Le scarabĂ©e avait encore des lambeauxblancs gluants sur la carapace. Surpris par cette premiĂšre rencontre, Ă peine sorti de sa larve, l’insecte ne semblait pas d’humeur pacifique. Ilaurait pu facilement dĂ©chiqueter Tornett. L’homme se jeta courageusementĂ  la tĂȘte du scarabĂ©e. Bien accrochĂ© Ă  son unique corne, il fut secouĂ© dans

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tous les sens, fouettĂ© contre des branchages, et laissĂ© pour mort, lĂ  oĂčTobie finit par le trouver.

À partir de ce jour, Tornett n’autorisa son neveu qu’à moucher despetites larves de nosodendrons.

Tobie repensait Ă  ce qui lui avait semblĂ© Ă  l’époque une terribleaventure. Il l’avait racontĂ©e Ă  Elisha le lendemain, lui laissant croire qu’ilavait lui-mĂȘme mis en fuite le scarabĂ©e-rhinocĂ©ros « qui faisait cinquantefois ma taille ». Elisha l’écouta et chuchota :

– Et Plum ?Elisha Ă©tait trĂšs touchĂ©e par Plum, le neveu muet de Tornett. Parfois,

Tobie se demandait si Elisha aurait préféré un Tobie muet
 Elle avaitdevant elle le héros sauveur de Vigo Tornett et elle lui demandait desnouvelles de Plum !

– Et ton Plum ? Il s’est dĂ©jĂ  battu avec un scarabĂ©e-rhinocĂ©ros ?demanda-t-il.

– Non, mais toi non plus.À partir de ce jour, Tobie comprit qu’il ne mentirait plus à Elisha.

Maintenant, dans cette nuit qu’il traversait en bondissant, il aurait Ă©tĂ©

prĂȘt Ă  se battre Ă  mains nues avec n’importe quelle mante religieuse

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assoiffée de sang, plutÎt que de fuir ainsi la haine de son peuple.Il termina sa deuxiÚme nuit de fugitif dans un trou étroit dont il chassa

une vrillette engourdie. Il se mit en boule pour dormir. Le jourcommençait Ă  poindre. Il Ă©tait temps qu’il disparaisse comme ces animauxnocturnes, anonymes, invisibles, dont il avait rejoint le clan.

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6

Le secret de BalaĂŻna

– Qu’est-ce que tu fais ?Elisha s’était jetĂ©e dans le lac, et Tobie avait dĂ©tournĂ© la tĂȘte,

pudiquement, le temps qu’elle disparaisse sous l’eau.– Qu’est-ce que tu fais, Tobie ? Tu viens pas ?– Non
Elle avait fait quelques mouvements vers la cascade qui lui tombait

maintenant dessus. On entendait à peine sa voix sous le claquement de lachute d’eau.

– Viens, Tobie !Mais Tobie restait sur la plage.Parfois Elisha plongeait sous le miroir bleutĂ© pour aller toucher le fond.

Ses pieds disparaissaient les derniers. Elle rĂ©apparaissait, haletante, lescils brillants de gouttes d’eau, lumineuse.

Ce matin-là, exceptionnellement, Tobie la regardait à peine. Le visagefermé, il était perdu dans ses pensées.

C’était la quatriĂšme annĂ©e du long sĂ©jour dans les Basses-Branches. Lavie y avait pris un rythme rĂ©gulier.

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Par les grands froids, chacun hibernait chez lui. Tobie oubliaitl’existence de la lumiùre et s’enfermait au travail avec son pùre. Son corpsdevenait comme une branche endormie, tandis que son cerveaubourgeonnait.

Il apprenait avec gourmandise, et les gros dossiers de Sim LolnessĂ©taient dĂ©vorĂ©s en un temps record. On obligeait mĂȘme Tobie Ă  retravaillerplusieurs fois sur un sujet, pour que la rĂ©serve de savoir ne s’épuise pastrop vite. Mais le professeur Lolness savait que la connaissance est unmonde qui repousse sans cesse ses limites. Parfois, il comparait laconnaissance Ă  l’arbre lui-mĂȘme.

Car le pĂšre de Tobie dĂ©fendait l’idĂ©e folle que l’arbre grandissait.C’était un des thĂšmes les plus mĂ©connus, la vraie passion du professeur.

Tous les savants se disputaient Ă  ce sujet. L’arbre change-t-il ? Est-ilĂ©ternel ? Quelle est son origine ? Y aura-t-il une fin du monde ? Etsurtout : existe-t-il une vie en dehors de l’arbre ? Ces questionsprovoquaient un grand dĂ©bat, sur lequel Sim Lolness ne partageait pas lesidĂ©es Ă  la mode.

Son livre sur les origines avait Ă©tĂ© plutĂŽt mal accueilli. Il y racontaitl’histoire de l’arbre comme celle d’un ĂȘtre vivant. Il disait que les feuillesn’étaient pas des plantes indĂ©pendantes, mais qu’elles reprĂ©sentaient lesextrĂ©mitĂ©s d’une immense force de vie.

Ce qui avait choquĂ© les lecteurs, c’était que ce livre sur les originesparlait en fait de l’avenir. Si l’arbre Ă©tait vivant comme une forĂȘt demousse, il Ă©tait terriblement fragile. Il fallait prendre soin de cet ĂȘtre quileur ouvrait ses bras.

DÚs que le printemps montrait son nez, Tobie mettait le sien dehors.Il ne pensait plus, il sentait.Il ne réfléchissait plus, il respirait.Il abandonnait ses lourds dossiers et tentait de suivre Elisha qui

s’engouffrait dans un tourbillon de projets et de dĂ©couvertes. Ensemble, ilsexploraient les Basses-Branches, allaient toucher le tronc principal etcamper dans ces rĂ©gions obscures. Ils s’aventuraient jusqu’à la grandefrontiĂšre qui attirait tant Elisha. Ils s’enfonçaient dans des marĂ©cages, oudans les grottes lumineuses de nids de guĂȘpes abandonnĂ©s.

– Viens te baigner, dit Elisha à Tobie.

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Cette fois, cela ressemblait Ă  un ordre, mais Tobie ne bougea toujourspas de la plage. Il avait sur le cƓur un voile de tristesse qu’il necomprenait pas. Il fixait de l’Ɠil une brindille Ă  moitiĂ© tombĂ©e dans l’eau.Pour la premiĂšre fois, Tobie pensait Ă  sa vie d’avant. Les Basses-Brancheslui avaient tout appris, mais brusquement, Ă  onze ans moins le quart, lanostalgie de son enfance reprenait le dessus.

Il pensait Ă  LĂ©o. Il n’avait aucune nouvelle de lui.Que devient une amitiĂ© Ă©cartelĂ©e aux deux bouts du monde ? Tobie ne

s’était jamais posĂ© la question. Pour lui, LĂ©o Blue Ă©tait comme une partiede son ĂȘtre. TobĂ©lĂ©o. Rien ne pouvait les sĂ©parer. Ils avaient fait un pacte,front contre front, un soir d’automne dans les Cimes. Tobie savait que sonpĂšre et celui de LĂ©o avaient signĂ© le mĂȘme pacte d’amitiĂ© quarante ansplus tĂŽt. MĂȘme la mort d’El Blue ne l’avait pas brisĂ©.

Blue & Lolness, amis de pĂšre en fils, Ă  jamais.Quatre ans venaient de s’écouler sans que LĂ©o et Tobie puissent

Ă©changer un seul message. Mais Tobie n’oubliait rien. Il se rĂ©veillaitparfois violemment la nuit quand il avait rĂȘvĂ© de son ami.

Dans son rĂȘve, retrouvant LĂ©o, il ne le reconnaissait mĂȘme pas. C’étaitdevenu un petit vieillard habillĂ© avec le pantalon court de LĂ©o, le bonnetde LĂ©o, et cette dent cassĂ©e qui lui avait toujours donnĂ© un sourire quiressemblait Ă  un clin d’Ɠil. Tobie n’aimait pas ce cauchemar.

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Assis au bord du lac, il replongeait dans la vie d’autrefois. Il auraittellement voulu faire le tour de son ancienne maison des hauteurs. Elles’appelait Les Houppiers. Il n’y avait qu’un petit jardin mais il Ă©tait dansun ordre parfait, avec deux allĂ©es bien ratissĂ©es. Au fond du jardin pendaitune petite branche creuse oĂč il n’avait pas le droit d’aller. Une branchecreuse au-dessus du vide. Le passage Ă©tait trop Ă©troit pour un adulte, maisTobie pouvait s’y glisser facilement. Son pĂšre l’avait rattrapĂ© par le piedun jour oĂč il voulait s’y aventurer. Tobie s’était blessĂ© au visage. C’est dece jour que datait la cicatrice horizontale qu’il avait sur la joue, dans leprolongement des lĂšvres.

Tobie s’était beaucoup ennuyĂ© dans le jardin et dans la maison desHouppiers, mais, quatre ans plus tard, ce temps disparu le faisaitmaintenant rĂȘver. MĂȘme sa grand-mĂšre Alnorell, qu’il connaissait peu etn’aimait pas du tout, rejoignait le grand panier des bons souvenirs, avecles goĂ»ters dans les Cimes, les jeux d’enfants et les cabanes.

Elisha sortit de l’eau, et Tobie se jeta la tĂȘte la premiĂšre sur le cĂŽtĂ© pourne pas la voir. Quand comprendrait-elle qu’il ne voulait pas la voir endehors de l’eau ? Elle se fichait complĂštement de cela et traĂźnait avant deremettre ses habits. Elle s’était mĂȘme montrĂ©e trĂšs Ă©tonnĂ©e quand il avaitdonnĂ© des explications Ă  cette pudeur. Il avait simplement pu dire :

– Ça ne se fait pas.Elle n’avait pas compris un mot de cette phrase curieuse. « Ça ne se fait

pas. » VoilĂ  le genre de raison qui ne correspondait Ă  rien chez Elisha. Elleen riait, maintenant, quand elle le faisait rester des heures les yeux fermĂ©salors qu’elle Ă©tait dĂ©jĂ  depuis longtemps emmitouflĂ©e dans sa cape.

Mais cet aprĂšs-midi-lĂ , elle comprit que Tobie n’était pas d’humeur Ă entrer dans son jeu. VĂȘtue des pieds Ă  la tĂȘte, les cheveux encore mouillĂ©stombant dans son dos, elle s’assit Ă  cĂŽtĂ© de lui.

– Ça va pas ?– Non
– Tu boudes ?– Non
– T’es triste ?Tobie ne rĂ©pondit pas. Il pensait trĂšs fort « OUI », mais il n’osait pas le

dire. Il resta silencieux.

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– J’ai bien entendu, murmura-t-elle.Tobie la regarda, il croyait vraiment qu’il n’avait pas rĂ©pondu Ă  voix

haute. AprĂšs un nouveau silence, il dit :– Je ne t’ai jamais racontĂ© pourquoi on est venu dans les Basses-

Branches.– Tu n’étais pas obligĂ© de me raconter.Non, il n’était pas obligĂ©. On n’est jamais obligĂ© de dire les choses

importantes Ă  ses amis, mais le jour oĂč on le fait, la vie devient plusdouce. Tobie se lança donc.

Tu n’as jamais vu mes parents, Elisha
 Tu t’en vas toujours dĂšs qu’ons’approche de la maison. Mais je sais que tu les aimerais. Ma mĂšre raconteles histoires comme un livre bourrĂ© d’images. Elle fait des petits pains aupollen.

Mon pĂšre a de trĂšs larges mains. Il m’appelle « mon limaçon ». Ma tĂȘtepeut tenir dans ses deux mains.

Il y a autre chose : c’est un trĂšs grand savant.Je ne dis pas ça parce que c’est mon pĂšre. Je dis ça parce que c’est vrai.Mon pĂšre a fait des dĂ©couvertes que personne n’avait imaginĂ©es avant

lui. Le papier, par exemple, il a presque inventĂ© le papier. Jusque-lĂ , on seservait de la pĂąte Ă  bois et le papier Ă©tait cassant. Mais en prenantseulement la cellulose du bois de l’arbre, on fait du bon papier
 Je teparle de cette invention, mais je pourrais te dire qu’il a dĂ©couvert que lelichen qui pousse sur l’écorce est en fait le mariage d’une algue et d’unchampignon : deux plantes qui ont dĂ©cidĂ© de ne plus se quitter. Il s’estaussi rendu compte que l’arbre transpirait : cinquante litres par jour ! Lessecrets des bourgeons, des mouches, du ciel, de la pluie, des Ă©toiles
 Ilm’a mĂȘme donnĂ© une Ă©toile qui s’appelle AltaĂŻr


– DonnĂ© ?Devant l’air incrĂ©dule d’Elisha, Tobie expliqua :– Oui. Il me l’a montrĂ©e et il m’a dit qu’elle Ă©tait Ă  moi. Ça suffit
 Si

tu veux, je te prĂȘterai AltaĂŻr, un soir
Elisha voulut poser une question, mais Tobie avait dĂ©jĂ  repris :– Mon pĂšre a cherchĂ© sur tout, et trouvĂ© sur presque tout. Les gens

l’admiraient pour ça. Mais il y a une dĂ©couverte qu’il aurait prĂ©fĂ©rĂ© ne pasfaire. Celle qui a changĂ© notre vie


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Ils regardaient tous les deux vers le bout du lac oĂč les falaises d’écorcese dressaient. Tobie inspira un grand coup et commença son histoire.

Ce jour-lĂ , mon pĂšre aurait mieux fait de ne pas se lever et de laisserdormir ses neurones. Au contraire, il s’est levĂ© de bonne heure, il est allĂ©dans son atelier et a commencĂ© Ă  faire des expĂ©riences.

Je me souviens, c’était le jour de mon anniversaire, et pour la premiĂšrefois, il l’avait oublié  Il est restĂ© enfermĂ© un jour et une nuit. MĂȘme sonassistant Toni Sireno n’avait pas le droit d’entrer.

Avec ma mĂšre, on plaisantait : « Il fait des confitures ? » C’est vrai queça sentait le caramel brĂ»lé  Mais Sireno n’avait pas l’air de trouver çadrĂŽle du tout. Il n’aimait pas ĂȘtre mis Ă  l’écart des travaux du patron.

Le lendemain matin, mon pĂšre est sorti de l’atelier. Sireno n’était pasencore arrivĂ©. Mon pĂšre avait un grand sourire. Il s’est assis Ă  la table, abu une tasse de jus d’écorce bien noir. Il tapotait le plateau avec sesongles. Il avait l’air trĂšs content mĂȘme si ses paupiĂšres tombaient defatigue comme deux polochons sur le haut de ses joues. Il a retirĂ© sonbĂ©ret et ses lunettes, il s’est grattĂ© la tĂȘte et a dit :

– Vous n’entendez pas un bruit bizarre ?Ma mùre et moi, on a tendu l’oreille. Oui, on entendait un petit bruit

inhabituel qui sortait de son atelier. On est entrĂ© : il y avait quelque chosequi bougeait sur le parquet de son bureau. Je connaissais trĂšs bien cequelque chose. C’était BalaĂŻna.

Avec ma mĂšre, quand on a vu BalaĂŻna qui marchait tout seul, on a faillitomber sur la tĂȘte


Elisha Ă©carquillait les yeux.

Je ne t’ai jamais parlĂ© de BalaĂŻna, continua Tobie
 C’est un modĂšlerĂ©duit de cloporte que j’ai fabriquĂ© quand j’étais petit. Un morceau de boisavec quelques pattes. C’est tout.

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Ce matin-lĂ , BalaĂŻna s’était mis Ă  marcher Ă  travers la piĂšce. Il portaitsur le dos une boĂźte noire et une petite bouteille. Je n’en revenais pas. Ça,c’était un cadeau d’anniversaire


Toni Sireno est arrivĂ©. Mon pĂšre l’a rattrapĂ© au moment oĂč ils’effondrait de stupeur. Sireno connaissait parfaitement BalaĂŻna, il luiavait rĂ©parĂ© une patte l’annĂ©e d’avant. Et ce matin-lĂ , il le voyait marchersans l’aide de personne.

Quand Sireno a repris connaissance, il a entendu le bruit des pas deBalaĂŻna et il s’est encore Ă©vanoui. Ma mĂšre lui a finalement renversĂ© unseau d’eau sur la tĂȘte.

Je n’ai pas tout de suite compris l’importance de la dĂ©couverte.Si mon pĂšre pouvait faire marcher BalaĂŻna pour mon anniversaire, il

pourrait aussi faire voler mon abeille en mousse l’annĂ©e prochaine, ça meparaissait dĂ©jĂ  extraordinaire. Mais le professeur et son assistant seregardaient maintenant avec un air Ă©trange. Mon pĂšre a pris BalaĂŻna danssa main, l’a mis dans un placard qu’il a fermĂ© Ă  clef. Je n’ai pas osĂ© luirappeler que c’était mon cadeau
 Je crois que Sireno est rentrĂ© chez luiaussi excitĂ© que déçu, il ne savait pas par quel miracle BalaĂŻna s’était misĂ  marcher.

Toni Sireno n’aimait vraiment pas ĂȘtre tenu Ă  l’écart.

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Ensuite, tout est allĂ© trĂšs vite.La semaine suivante, BalaĂŻna a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© au Conseil de l’arbre. La

salle Ă©tait pleine Ă  craquer. J’étais venu avec ma mĂšre et on avait prisplace dans la derniĂšre galerie tout en haut. Ma mĂšre Ă©tait trĂšs fiĂšre d’ĂȘtrelĂ . Elle serrait ma main dans la sienne. Elle avait mis son petit chapeaurouge avec la voilette. Moi, je portais une cravate en tricot, parce quej’avais quand mĂȘme eu sept ans la semaine d’avant. J’avais un chapeaunoir que je devais garder Ă  la main. Je ne comprends toujours pas Ă  quoiservent les chapeaux qu’on ne peut pas mettre sur la tĂȘte.

Les gens attendaient en bavardant.J’ai vu entrer Sireno. Il Ă©tait tout en haut, comme nous, au dernier

balcon de la salle, mais de l’autre cĂŽtĂ©. Il poussait les gens pour atteindrele premier rang. Il Ă©tait tout rouge et suant. Il n’avait pas l’air contentd’ĂȘtre lĂ .

En bas, on a vu mon pĂšre se diriger vers l’estrade et demander lesilence. Il tenait une petite caisse dans les mains. Plus personne n’a dit unmot. Il a commencĂ© Ă  parler, et ma mĂšre a serrĂ© ma main encore plus fort.

– Quand je viens ici, mes chers amis, je vous parle toujours de l’arbre.Je vous parle de la force de notre arbre. Si je vous dĂ©cris la punaise, c’estqu’elle tĂšte sa sĂšve. Si je vous parle de l’eau de pluie c’est qu’elle luidonne la vie. Aujourd’hui, je vais vous prĂ©senter BalaĂŻna. Mais l’arbrereste au cƓur de cette dĂ©couverte. La semaine prochaine seulement je vousdirai son secret


Il a levĂ© les yeux vers le ciel. La salle du Conseil Ă©tait amĂ©nagĂ©e dansun trou de pic-vert au milieu d’une branche horizontale. Le plafond restaittoujours ouvert laissant apparaĂźtre l’entrecroisement des branches et leciel au-dessus, parce qu’on Ă©tait trĂšs prĂšs des Cimes. Un rayon de soleiltraversait la salle, Ă©clairant au passage une fine poussiĂšre en suspension.En levant les yeux dans la lumiĂšre, mon pĂšre nous a aperçus, tout en haut,ma mĂšre et moi. Il nous a fait un petit froncement des narines quepersonne ne pouvait remarquer mais qui Ă©tait notre signe dereconnaissance. La foule Ă©tait silencieuse.

Il a posĂ© la caisse minuscule, retirĂ© l’une des faces, et tout le monde avu BalaĂŻna sortir. Mon cadeau se promenait sur le sol de son pas rĂ©gulier,toujours avec sa petite boĂźte noire et sa bouteille fixĂ©es sur le dos. Unfrisson passa comme une vague sur l’assemblĂ©e. Les gens Ă©taient

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Ă©merveillĂ©s
 J’ai mĂȘme vu un vieux sage du Conseil se mettre Ă  pleurer.Comment mon brave BalaĂŻna pouvait-il faire cet effet ? BalaĂŻna Ă©tait entrain de bouleverser l’histoire de l’arbre.

Alors, une ovation s’est Ă©levĂ©e de la salle du Conseil, un grand hourraqui est venu caresser la tĂȘte de ma mĂšre, faire rougir d’agacement ToniSireno, et onduler les feuilles de l’arbre jusqu’à la derniĂšre branche.

La semaine d’aprĂšs a Ă©tĂ© un enfer.Chaque jour, Ă  la maison, vingt, trente ou cinquante personnes faisaient

la queue pour parler Ă  mon pĂšre. On les laissait patienter dans la cuisine,en leur servant des boissons chaudes. Ma mĂšre restait souriante avecchacun, mais elle s’inquiĂ©tait de son mari qui changeait peu Ă  peu devisage.

Sim ne parlait plus. Il ne mangeait plus. Il ne dormait plus.En cinq jours, il avait pris trente ans. Et le sixiĂšme jour, tous ceux qui

l’attendaient ne virent jamais s’ouvrir la porte du bureau de mon pĂšre. MamĂšre prĂ©senta les excuses de son mari et leur demanda de rentrer chez eux.Ils se laissĂšrent convaincre en traĂźnant les pieds.

Je vis ma mĂšre disparaĂźtre dans l’atelier. J’étais occupĂ© Ă  fabriquer unemouche en pĂąte de chlorophylle, pour qu’un jour mon pĂšre la fasse voler.J’en avais plein les doigts.

Quelques heures plus tard, ma mÚre est sortie. Elle avait le visageapaisé. Elle me dit simplement :

– Demain, ton pùre parlera au Grand Conseil.

Le lendemain, la salle du Conseil Ă©tait encore plus pleine et vibranteque la semaine prĂ©cĂ©dente. Cette fois, mon pĂšre nous avait permis dedescendre Ă  cĂŽtĂ© de lui, tout prĂšs de l’estrade. De lĂ  on pouvait voir unparterre de beaux personnages en grande tenue et, aux diffĂ©rents balconsqui s’étageaient tout autour de la salle, une foule populaire, joyeuse, quiĂ©tait venue comme au spectacle.

Tout le monde savait que mon pĂšre allait expliquer la mĂ©thode BalaĂŻna.Personne n’espĂ©rait vraiment comprendre cette dĂ©monstration scientifiquecompliquĂ©e, mais chacun voulait ĂȘtre lĂ . Je sais que des centaines de gensn’avaient pas pu rentrer et devaient maintenant s’entasser autour de cettebranche. On voyait des tĂȘtes se pencher au grand trou du plafond. Et l’und’entre eux s’était mĂȘme laissĂ© pendre au-dessus de la foule, accrochĂ© Ă  un

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trapĂšze en bois. Des spectateurs lui lançaient en riant des friandises surson perchoir. Il Ă©tait ravi d’attirer l’attention.

J’ai vu que mon pĂšre avait fait venir son assistant, Toni Sireno, Ă  cĂŽtĂ© denous. Le petit homme paraissait un peu moins furieux que la semaineprĂ©cĂ©dente, il portait une chemise ridiculement serrĂ©e, et se tenait biendroit, au premier rang. Il Ă©tait content : pour une fois, on ne l’oubliait pastrop.

On annonça que mon pùre allait parler. Je me souviens de ce moment.Les gens nous souriaient, à ma mùre et moi. Ce sont les derniers souriresqu’on nous a faits dans les hauteurs. Les derniers.

Tobie regarda Elisha. Elle lui sourit. Il y avait heureusement dans lesBasses-Branches des sourires qui valaient bien tous ceux des hauteurs. Ilhésita quelques secondes


Quand il reprit le rĂ©cit, sa voix ne tremblait mĂȘme pas.

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7

La haine

Mon pĂšre s’est placĂ© au milieu de cette foule silencieuse, recueillie. MamĂšre avait la main froide. Elle regardait le professeur Lolness, son mari,et quelque chose Ă©tait comme tissĂ© dans l’air entre eux. Quelque chose quej’étais le seul Ă  voir. Comme un arc-en-ciel transparent.

Je me souviens de chacun de ses mots. On s’attendait Ă  une explicationtechnique un peu aride. Je crois que tout le public a Ă©tĂ© surpris d’entendreque, comme d’habitude, les paroles de mon pĂšre Ă©taient simples.

– Vous connaissez tous la sĂšve. Elle est au cƓur de votre viequotidienne. Vous l’entendez mĂȘme parfois bruire sous vos pieds. Vous enfaites des tasses, des assiettes, des meubles, vous en tirez du sucre pour lesbonbons, vous en faites de la colle, des carreaux, des jouets, du cimentpour vos maisons
 Elle est lĂ , Ă  tout moment derriĂšre l’écorce. Il suffitde faire un petit trou, comme le puceron qui s’en nourrit. Oui, comme lepuceron. Moi, j’adore les pucerons. Je vais vous dire un secret. J’auraisvoulu ĂȘtre un puceron. Parfois la nuit, je me dĂ©guise en puceron, et jesaute


Le rire timide qui commençait à naßtre à certains niveaux du public finitpar se répandre partout dans la salle. Seul le gros Jo Mitch, qui était assissur deux chaises dans les premiers rangs, continuait à ronfler. De chaque

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cĂŽtĂ© de lui, ses compĂšres, Limeur et Torn, s’appliquaient Ă  ne mĂȘme passourire. Mon pĂšre, d’un geste ferme, rĂ©tablit le silence.

– Laissez-moi revenir Ă  mes histoires
 Mes histoires de sĂšve
Comme je suis un puceron ratĂ©, j’ai fait ce petit trou dans l’écorce, moiaussi, et j’ai regardĂ©. Alors j’ai vu quelque chose auquel je ne m’étaisjamais intĂ©ressĂ©. J’ai vu que la sĂšve descendait
 Rien d’extraordinaire
La veille, la sĂšve descendait dĂ©jĂ , il y a cent ans la sĂšve descendait, etl’annĂ©e prochaine, si tout va bien, elle descendra. Mais en bon puceronmyope, je n’y avais pas vraiment rĂ©flĂ©chi


Il a levé les yeux et regardé le spectateur accroché à son trapÚze.

– Écoutez bien ce que je vais dire. Écoutez mon raisonnement
 Si M.le clown, lĂ -haut, tombe de son perchoir. Si les gens qui se penchent auplafond tombent aussi. Si tout le monde saute des balcons. Ça va faire unmouvement qui descend. Un mouvement du haut vers le bas, comme celuide la sĂšve. Je dirais mĂȘme un joli mouvement, si la petite demoiselle avecl’ombrelle saute aussi


Une fille de la troisiùme galerie s’est mise à rougir. On a entenduquelques garçons siffler. Mon pùre a fait un sourire vers ma mùre.

– Donc, pendant un temps, tout ça va descendre. Mais au bout d’uneheure ou deux, quand tout le monde sera entassĂ© dans le fond de cette salledu Conseil, il n’y aura plus personne pour tomber. Le mouvements’arrĂȘtera. Pendant ce temps, la sĂšve, elle, continue de descendre. SansarrĂȘt, elle descend le long de l’arbre. Alors je me suis posĂ© la question que

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vous vous posez tous maintenant : d’oĂč vient-elle ? Elle ne peut pas secrĂ©er Ă  partir de rien dans les Cimes. D’oĂč vient la sĂšve qui descend ?

Un silence perplexe rĂ©pondit Ă  la question.– Comme vous, je n’ai pas tout de suite trouvĂ© la rĂ©ponse. Au dĂ©but, j’ai

pensĂ© que les feuilles des Cimes buvaient la pluie qui ensuite redescendaitsous forme de sĂšve, mais j’ai dĂ©couvert qu’au contraire les feuillesrejetaient de l’humidité  Vous vous souvenez peut-ĂȘtre de mon discourssur la transpiration de l’arbre


Un sourire vint Ă©clairer certains visages. Je crois que tout le monde sesouvenait de cette prĂ©sentation oĂč mon pĂšre, dans un bruit de marmitemijotante, avait imitĂ© la feuille qui transpire.

– J’en suis arrivĂ© Ă  cette conclusion : puisqu’elle ne tombe pas du ciel,la sĂšve monte quelque part pour redescendre sous l’écorce. Mais oĂčmonte-t-elle ? J’ai eu l’idĂ©e d’aller voir dans la profondeur de la brancheet du tronc.

Il fit une courte pause.– Vous savez que je m’oppose depuis le dĂ©but au grand tunnel qui est en

train d’ĂȘtre creusĂ© dans le tronc principal. Je trouve ce projet ridicule etirresponsable. Mais puisque ce tunnel existe, je suis allĂ© le voir. Quand jesuis arrivĂ©, on m’a dit que les travaux Ă©taient interrompus. Surprise ! Pluspersonne ne pouvait travailler. À une certaine profondeur, d’énormesquantitĂ©s de liquide surgissaient du sol. Impossible de continuer Ă  creuser.Il devait y avoir cinquante charançons qui travaillaient sur ce chantier,cinquante charançons Ă©levĂ©s spĂ©cialement pour ce projet. Ce sont desgrosses bĂȘtes extrĂȘmement gourmandes. Depuis l’arrĂȘt du chantier,comme elles ne mangeaient plus le bois du tunnel, on ne savait pas quoileur donner. On avait fait naĂźtre ces cinquante bestioles et on ne pouvaitplus les nourrir ! J’ai rarement vu un spectacle aussi Ă©pouvantable que cescharançons affamĂ©s dans leur cage. Je ferme cette parenthĂšse, mais je vousrĂ©pĂšte que notre monde marche sur la tĂȘte.

On entendait quelques chuchotements. Personne n’avait imaginĂ© qu’onpouvait critiquer ce tunnel. La preuve, il s’appelait « l’écotunnel duprogrĂšs » 

Mais tout le monde avait surtout les yeux fixĂ©s sur Jo Mitch. Le gros JoMitch s’était rĂ©veillĂ© en sursaut et roulait ses yeux humides en montrantles dents. À cĂŽtĂ© de lui, Limeur et Torn, les deux maigrichons acĂ©rĂ©scomme la tranche d’une feuille, ne savaient pas comment rĂ©agir. Jo Mitch

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est un Ă©norme Ă©leveur de charançons, qui est Ă  l’origine de tous les travauxde creusage des derniĂšres annĂ©es. Critiquer le tunnel, c’est critiquer JoMitch, et cela peut le rendre trĂšs dangereux.

Mon pÚre lui a adressé une petite révérence et un sourire poli. Il a reprisson discours :

– J’ai mis un casque et je suis rentrĂ© dans le tunnel. ArrivĂ© Ă  l’endroitinondĂ©, j’ai vu exactement ce que j’espĂ©rais. Le liquide sortait Ă  grosbouillons du sol. Oui, il allait du bas vers le haut. Ce n’était pas vraimentde l’eau, ni la sĂšve qu’on connaĂźt. J’ai bien regardĂ© dans les parois dutunnel, le liquide montait Ă  grande vitesse dans la fibre du bois. D’aprĂšsmes calculs, il s’élevait d’environ la taille de mon fils Ă  chaque seconde.Cinq mĂštres par heure Ă  peu prĂšs. J’en ai mis un peu dans une bouteille etje suis rentrĂ© chez moi.

Cette fois, mon pĂšre s’est arrĂȘtĂ© un assez long moment. Tout le mondeĂ©tait suspendu Ă  ses lĂšvres. Ils avaient presque oubliĂ© les aventures deBalaĂŻna. On Ă©tait en plein dans le mystĂšre de l’arbre.

– Je suis rentrĂ© chez moi, et je me suis lavĂ© les mains.Le public protesta, on voulait la suite.– J’ai embrassĂ© ma femme et mon fils, Tobie.Nouvelle protestation. Mon pĂšre parut agacĂ© de cette impatience.– C’est trĂšs important d’embrasser sa femme et son fils. Ce n’est pas

une parenthùse, c’est le cƓur de tout.Le silence revint. Je bombais le torse sous ma cravate, en faisant tourner

mon chapeau dans mes mains. La voix de mon pĂšre remplissait Ă  nouveaula salle.

– Je me suis donc remis au travail. J’ai trĂšs vite compris que je venaisde trouver Ă  quel endroit ça monte avant de redescendre. Dans le bois del’arbre, dans ce qu’on appelle l’aubier, monte la sĂšve brute. Toutel’énergie de l’arbre est lĂ . La vie de l’arbre. Elle va ĂȘtre transformĂ©e parles feuilles, l’air, la lumiĂšre, et redescendre sous la forme de cette sĂšvediffĂ©rente qui coule sous l’écorce. Mais l’origine est dans la sĂšvemontante, cette sĂšve brute que je venais de dĂ©couvrir dans le cƓur del’arbre.

Le public commençait Ă  comprendre un peu mieux oĂč il voulait envenir. Mon pĂšre reprit, en mĂ©nageant des silences entre ses phrases.

– Mon seul but est de prouver que l’arbre est vivant. Que la sùve est sonsang. Que nous sommes les passagers de ce monde vivant. Vous savez que

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toutes mes recherches ont cet objectif. En montrant l’énergie contenuedans la sĂšve, je pouvais parvenir Ă  mon but
 J’ai donc inventĂ© une petitemĂ©canique qui utilise la sĂšve brute pour produire de l’énergie, comme lafeuille de l’arbre. C’est quelque chose de trĂšs simple qui tient dans unepetite boĂźte noire. Pour la fabriquer j’ai seulement regardĂ© un bourgeon,une feuille
 J’ai mis ma jolie boĂźte magique sur le dos de BalaĂŻna, avecun petit baril de sĂšve brute, et je l’ai reliĂ©e Ă  ses pattes. C’est tout. BalaĂŻnas’est mis Ă  marcher.

Moi, sur mon banc, j’ai senti que le public Ă©tait un peu déçu. Leprofesseur n’avait pas encore expliquĂ© le vrai secret de son invention. Lamain de ma mĂšre, dans la mienne, devenait nerveuse, froide et humide. Jecrois maintenant qu’elle savait ce qui allait arriver. Mon pĂšre a repris laparole pour dire :

– Cette semaine, des centaines de personnes sont venues chez moi. Tousvoulaient me prĂ©senter une utilisation possible de mon invention. TousĂ©taient trĂšs malins, parfois trĂšs sincĂšres. On me parlait de systĂšmes pourfaire le pain plus vite, pour voyager plus vite, pour faire le chaud, pourfaire le froid, pour couper, creuser, transporter, communiquer, mĂ©langer,et mĂȘme des systĂšmes pour rĂ©flĂ©chir. La mĂ©thode BalaĂŻna allait changer lavie.

La foule a applaudi. Oui, la mĂ©thode BalaĂŻna allait changer leur vie. IlsĂ©taient prĂȘts Ă  porter mon pĂšre en triomphe.

Mais il continuait :– Le seul ennui, c’est que j’aime bien cette vie, et que je n’ai pas

spécialement envie de la changer. Le seul ennui est que je veux juste

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prouver que l’arbre est vivant. Est-ce que je peux livrer la sùve brute à toutle monde pour qu’ils fassent des machines à plier le journal en quatre, oudes machines à penser sans se fatiguer ?

Les gens n’ont pas bronchĂ©. L’atmosphĂšre Ă©tait lourde. Mon pĂšre estdevenu trĂšs pĂąle. On sentait qu’il allait dire l’essentiel.

– Hier, j’ai parlĂ© avec ma femme. J’ai dĂ©cidĂ© de ne pas dĂ©voilercomment marche ma petite boĂźte noire. Je pense que la sĂšve bruteappartient Ă  notre arbre. Je pense que l’arbre vit grĂące Ă  elle. Utiliser sonsang, c’est mettre le monde en danger. Chacun est libre de chercher pourtrouver ce que j’ai trouvĂ©. Je n’empĂȘcherai personne de chercher le secretde BalaĂŻna. Je vous redis qu’il suffit de bien regarder une fleur ou unbourgeon pour comprendre comment ça marche. Mais moi, je prĂ©fĂšre nerien dire de plus, pour que le fils de mon fils puisse encore un jour sepencher sur une fleur ou un bourgeon.

Je suis restĂ© clouĂ© sur mon banc. Je n’avais pas bien compris pourquoi ilparlait de mon fils, alors que je venais d’avoir sept ans. Je ne voyais pas dequel fils il parlait, mais j’ai pensĂ© que ce petit mensonge, de faire croireque j’avais un fils, lui Ă©tait utile pour son explication. Comme quand ildisait devant tout le monde qu’il se dĂ©guisait en puceron sans que je nel’aie jamais vu une seule fois se dĂ©guiser en aucun insecte.

Pour le reste, je crois que j’avais tout compris et je trouvais çamagnifique. Comme il y avait un grand silence, j’ai eu l’idĂ©e decommencer Ă  applaudir pour lancer le mouvement. Mais je me suisretrouvĂ© tout seul Ă  taper des mains dans le silence. Finalement je les aireposĂ©es sur mes genoux.

C’est venu de tout en haut, presque au ralenti. Ça s’est Ă©crasĂ© sur levisage de mon pĂšre.

C’était un beignet Ă  la compote.

Ensuite je ne me souviens plus de grand-chose. Une sorte de folie quis’est emparĂ©e de tout le monde. Les gens hurlaient, jetaient des objets versla scĂšne, insultaient mon pĂšre, me poussaient vers l’avant, criaient dansles oreilles de ma mĂšre. Je me rappelle que Toni Sireno, l’assistant de monpĂšre, s’était discrĂštement Ă©loignĂ© de nous.

Mon pĂšre, au contraire, s’est prĂ©cipitĂ© vers notre banc. Il nous aprotĂ©gĂ©s avec ses longs bras, et on s’est dirigĂ© vers la sortie. MĂȘme lesvieux barbus du parterre, entraĂźnĂ©s par les hommes de Jo Mitch, criaient

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des mots que je n’aurais pas pu dire sans recevoir une claque, tellement ilsĂ©taient mal Ă©levĂ©s. Les injures montaient, et les premiers coups pleuvaientsur nous.

Je commençais Ă  me dire que mon pĂšre n’aurait pas dĂ» faire croire quej’avais un fils, si ça les mettait tous dans cet Ă©tat.

Quand ma mĂšre a reçu un coup sur l’épaule, mon pĂšre a rangĂ© seslunettes qu’il a roulĂ©es dans son bĂ©ret, et il s’est mis dans une colĂšre queje n’avais jamais vue. Il rugissait, envoyait ses mains et ses pieds danstous les sens. La foule avait reculĂ© devant les vocifĂ©rations du professeurLolness. Nous avons rĂ©ussi Ă  sortir et Ă  rentrer chez nous, dans la maisondes Houppiers. On a fermĂ© la porte Ă  clef. Des gens avaient fouillĂ© toute lamaison. Les meubles Ă©taient renversĂ©s, la vaisselle gisait en morceaux surle parquet. Mon pĂšre nous a serrĂ©s contre lui.

J’ai dit :– Je pense qu’ils ont dĂ©couvert que je n’ai jamais eu de fils.Mon pĂšre a ri Ă  travers ses larmes.

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– Tu en auras peut-ĂȘtre un jour. C’est ça que je voulais dire, Tobie.J’espĂšre que tu auras un fils ou une fille quand tu seras grand.

Comme il avait l’air trĂšs triste, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© ne pas lui enlever cette idĂ©ede la tĂȘte.

On est resté enfermé chez nous plusieurs jours. Ma mÚre avait demandéà ma grand-mÚre, Mme Alnorell, de nous héberger quelques semaines dansune de ses propriétés des Cimes.

La grand-mÚre avait répondu par un petit mot, sur un joli carton :

Évidemment, ma chĂšre enfant,dans votre situation,soyez assurĂ©equ’il n’en est pas question.

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La carte était signée : Radegonde Alnorell.Mon pÚre a beaucoup plaisanté avec ce prénom. Mais ma mÚre pleurait.

En pensant Ă  ce qui nous arrivait, elle n’arrĂȘtait pas de rĂ©pĂ©ter :– Ça va passer.Mais ça n’est pas passĂ©.

Impossible de sortir sans recevoir des objets ou des insultes. J’avais

commencĂ© une petite collection de champignons pourris et de projectilesen tout genre qui tombaient devant notre porte dĂšs qu’elle s’ouvrait.

Un jour, mon pÚre a été convoqué par le Grand Conseil. Il y est allé. MamÚre et moi, on était resté à la maison. Quand il est rentré, il marchait enchaussettes, le visage blanc, décomposé comme un nuage de printemps. Ilavait des épluchures sur les épaules de sa belle veste grise.

J’ai compris que le Grand Conseil de l’arbre lui avait retirĂ© seschaussures. C’était le plus grand blĂąme qui existait. On retirait leurschaussures aux criminels et aux voleurs d’enfants. Mon pĂšre avait Ă©tĂ© punipour « dissimulation d’information capitale ». Je ne comprenais rien Ă  cesmots.

Il a dit Ă  ma mĂšre qu’on allait partir trĂšs loin. On nous confisquait notremaison des Houppiers. On allait nous donner en Ă©change un petit terrain Ă Onessa, dans les Basses-Branches. C’est ce soir-lĂ  que je suis allĂ©retrouver mon ami LĂ©o Blue. Depuis le dĂ©but de l’affaire BalaĂŻna, on sedonnait un rendez-vous secret, tous les jours, dans un bourgeon sec. Cettefois-ci, on y a passĂ© deux jours et trois nuits. LĂ©o Blue Ă©tait mon ami, onavait fait un pacte ensemble. Je ne voulais pas partir. Mon pĂšre a fini parnous trouver. LĂ©o s’accrochait Ă  mes habits.

Tout s’est passĂ© tellement vite. Le monde s’écroulait


Elisha avait si bien Ă©coutĂ© qu’on aurait pu suivre tous les Ă©pisodes del’histoire dans la chambre noire de ses yeux. Elle ignorait tout de cetteaventure. Vigo Tornett lui avait juste expliquĂ© que les Lolness n’avaientpas choisi de vivre lĂ . Et la famille Asseldor qui habitait tout en haut desBasses-Branches n’arrĂȘtait pas de dire « ces pauvres Lolness ! » avec desairs tragiques.

– Si tu veux dormir chez nous, ce soir, ma mĂšre a un Ă©norme pilon decriquet que lui ont donnĂ© les Olmech. On va le griller. À la sauce au miel.

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Cette phrase qui pourrait sembler bien maladroite, adressĂ©e Ă  un petitgarçon dans la peine, Ă©tait exactement ce qui pouvait faire du bien Ă  Tobie.Elisha le connaissait, son Tobie. Elle le connaissait si bien qu’elle ajouta :

– Je vais aider ma mĂšre Ă  prĂ©parer. Tu peux te baigner avant de venir.Et elle lui posa la main sur les cheveux, ce qu’elle ne faisait jamais.Elle disparut dans les bois. Tobie demeura tout seul. Devant lui

s’étendait le lac de leur rencontre.Quelques instants plus tard, il faisait la planche, regardant la voĂ»te des

branches au-dessus de lui. Les feuilles Ă©taient vert tendre, immenses. Uneseule aurait pu abriter de la pluie cent personnes. Tobie sentait le clapotisdes vagues contre ses jambes. L’eau lui paraissait un peu salĂ©e. Pourtant, ilne pleurait plus.

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8

Nils Amen

Il faut maintenant s’écarter des souvenirs, heureux ou malheureux, pourrevenir au prĂ©sent, Ă  ces longues nuits que Tobie passa, comme un fugitif,Ă  traverser l’arbre vers les Basses-Branches.

Pour la seconde fois, il partait vers les branches d’en bas, empruntant lechemin qu’il avait pris dans le mĂȘme sens, des annĂ©es plus tĂŽt, avec sesparents et les deux porteurs grincheux. Mais, cette fois, il Ă©tait tout seul,poursuivi par des centaines d’hommes et par quelques redoutables fourmisde combat. Il lui fallait compter cinq ou six nuits depuis les Cimes pourrejoindre cette rĂ©gion sauvage, se sentir enfin en sĂ©curitĂ© et retrouver desamis qui l’aideraient.

Tobie avait dĂ©jĂ  marchĂ© deux nuits entiĂšres, et la troisiĂšme aurait dĂ»ĂȘtre la plus calme. Il avait pu rejoindre le tronc principal et il descendaitdans les forĂȘts de lichen dont chaque pousse faisait trois fois sa taille.L’écorce devenait montagneuse, moins habitĂ©e, avec des gorges et descanyons profonds. Des forĂȘts de lichen dĂ©gringolaient de ces reliefsvertigineux.

La troupe des poursuivants avait voulu Ă©viter la rĂ©gion. Ils Ă©taientpassĂ©s par d’autres branches moins accidentĂ©es. Tobie ne croisait donc quedes hameaux de bĂ»cherons, et quelques huttes de trappeurs.

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Il lui arriva de passer trùs prùs d’une plantation qui appartenait à sa

grand-mĂšre. MĂȘme si la vieille vivait dans les Cimes, les propriĂ©tĂ©s deMme Alnorell allaient jusque dans des branches assez basses. Celle-cis’appelait les bois d’Amen, Ă  cause du nom des planteurs qui s’enoccupaient. Tobie connaissait le fils du bĂ»cheron. Il avait jouĂ© avec luiquand il Ă©tait petit.

Un long moment, Tobie hĂ©sita Ă  toquer Ă  la porte de cette cabane. Il sedemandait s’ils Ă©taient au courant de la grande chasse lancĂ©e contre lui. Yavait-il dans cet arbre une personne encore pour l’aider ?

Comme il avait faim, Tobie finit par frapper trois coups légers.Personne ne vint ouvrir. Il insista, mais la cabane était silencieuse.Pouvait-il faire confiance à cet ami qui avait partagé un été de vacancesavec lui, il y a longtemps ?

Tobie poussa la porte. La maison Ă©tait dans le noir, mais un reste de feu,au fond de la cheminĂ©e, permit Ă  Tobie de distinguer les limites de lapiĂšce. C’était une cabane modeste oĂč vivaient le bĂ»cheron et son fils, NilsAmen.

Tobie n’était jamais venu dans ces lieux reculĂ©s, mais, cinq ansauparavant, durant l’étĂ© qui avait prĂ©cĂ©dĂ© l’affaire BalaĂŻna, le pĂšre et lefils Amen Ă©taient montĂ©s travailler dans une propriĂ©tĂ© des Cimes oĂč Tobie

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passait le mois de juillet. Il y avait un chantier de coupe dans une forĂȘt demousse. Les deux enfants sympathisĂšrent immĂ©diatement. Et ils seseraient sĂ»rement revus s’il n’y avait eu ces cinq annĂ©es d’exil de lafamille Lolness.

Tobie fit un pas vers la table et appela :– Nils
HabituĂ© Ă  l’obscuritĂ©, Tobie parvenait maintenant Ă  voir que la piĂšce

Ă©tait vide. Sur la chaise, Ă  gauche de la table, Ă©tait pendu un baluchon detoile bleue. Tobie s’approcha. Dans le sac, il y avait un gros morceau depain, quelques tranches de viande sĂ©chĂ©e et des biscuits. Tobie n’hĂ©sita pastrĂšs longtemps. Il prit le sac en bandouliĂšre et, avant de disparaĂźtre dans lanuit, il Ă©crivit deux mots sur une feuille de comptes qui traĂźnait sur latable.

Merci.Tobie.

Ces deux mots allaient suffire Ă  resserrer une fois de plus le piĂšge

autour de Tobie.

Quelques minutes aprÚs son départ, quatre hommes et deux garçons detreize ou quatorze ans entrÚrent à leur tour dans la cabane.

– Je veux juste prendre de quoi manger.– DĂ©pĂȘche-toi, Nils, espĂšce d’idiot.– Le sac est prĂȘt, papa
Le garçon qui venait de parler Ă©tait prĂšs de la table. Il alluma une

bougie avec un tison. Nils, parce que c’était lui, resta stupĂ©fait.– Le sac n’est plus lĂ .– Tu es sĂ»r que tu l’avais prĂ©parĂ© ?– Je l’avais laissĂ© sur la chaise.Un autre homme les pressait :– J’ai ce qu’il faut, je partagerai avec vous. DĂ©pĂȘchez-vous, on nous

attend.– Mais
 je sais que je l’avais posĂ© lĂ , rĂ©pĂ©ta Nils.– Laisse tomber, imbĂ©cile. Il faut surveiller les bois, mĂȘme si on est

presque sûr que le petit Lolness ne passera pas par ici.

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Tous Ă©taient dĂ©jĂ  sortis. Nils restait Ă  cĂŽtĂ© de la chaise, songeur.Finalement, il fit mine de suivre le reste du groupe. ArrivĂ© Ă  la porte, ilrĂ©alisa qu’il n’avait pas Ă©teint la bougie. Nils revint vers la table, prit sarespiration pour souffler
 Il s’arrĂȘta net.

Devant lui brillait le petit mot de Tobie.Il se passa quelques instants oĂč son cƓur balança. Oui, Tobie venait de

passer par lĂ . Fallait-il donner l’alerte ? Nils revit en une seconde dans sonsouvenir le visage de son ami et tout ce qui les avait rapprochĂ©s pendantquelques jours passĂ©s ensemble dans les Cimes.

C’était certainement les meilleurs souvenirs de Nils. Le plaisir nouveaude parler avec quelqu’un. Parler, tout simplement.

Mais aussitĂŽt, il repensa Ă  son pĂšre qui l’appelait « fillette » devant lesautres, parce qu’il le trouvait mou et rĂȘveur pour un fils de bĂ»cheron. Ilimagina aussitĂŽt sa fiertĂ© s’il retrouvait la trace du fugitif. Lui, Nils, enqui son pĂšre croyait si peu, il serait le hĂ©ros dans l’arbre.

Alors Nils poussa un cri. La silhouette colossale de son pĂšre apparutimmĂ©diatement. Celui-ci vit le message de Tobie, bouscula Nils d’ungrand coup de coude, et hurla :

– T’aurais pas pu le dire plus tĂŽt, fillette !Le pĂšre bondit vers l’extĂ©rieur brandissant le mot et criant :– Il est pas loin ! On va l’avoir !RecroquevillĂ© dans l’angle de la piĂšce, Nils pleurait Ă  gros bouillons.

C’était un gĂ©missement faible et douloureux, il se frappait le front avec samain :

– Pardon
 Pardon
 Oh
 Tobie
Un courant d’air souffla la bougie.

Tobie avait pris une petite heure d’avance, mais tout le monde savait

maintenant qu’il suivait l’axe du tronc principal. Le petit fugitif ignoraitqu’il Ă©tait repĂ©rĂ©.

Il dĂ©cida de couper lĂ©gĂšrement vers le versant nord, trĂšs humide, oĂč sonexpĂ©rience des Basses-Branches lui donnait un avantage. Il n’avait paspeur des zones glissantes qu’il attaquait pieds nus, les chaussures nouĂ©es Ă la ceinture, Ă  la façon d’Elisha.

Il avait mangĂ© une partie de ses rĂ©serves et retrouvĂ© une vraie Ă©nergie.Tobie remerciait Nils intĂ©rieurement pour ce repas qu’il lui avait offertsans le vouloir.

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Un peu plus haut dans la ramure, Nils, désespéré, venait de se relever, levisage blafard.

Les nouveaux poursuivants se rassemblĂšrent dans une clairiĂšre oĂč onleur donna les consignes. Limeur, le bras droit de Jo Mitch, prit la parole.Le fugitif mesurait un millimĂštre et demi, Ă©tait ĂągĂ© de treize ans et portaitune petite cicatrice horizontale sur la joue. Il devait ĂȘtre attrapĂ© vivant.Une prime d’un million venait d’ĂȘtre promise Ă  celui qui le capturerait.

DĂ©couvrant le montant de cette prime, les bĂ»cherons se regardaient. Ilaurait fallu travailler cent ans dans les forĂȘts de lichen pour gagner lamoitiĂ© de cette somme.

– Et qu’est-ce qu’il a fait, ce Tobie ? osa demander un bĂ»cheron auxcheveux blancs trĂšs courts.

– Crime contre l’arbre, dit simplement Limeur.Un murmure accueillit cette rĂ©ponse. Personne ne savait ce qu’elle

voulait dire, mais cela devait ĂȘtre grave pour que tant d’efforts et d’argentsoient mis en jeu pour cette cause.

Les bĂ»cherons partirent par groupes de deux dans toutes les directions.Ces hommes des bois pacifiques se retrouvaient tout d’un coup dans unĂ©tat de grande violence, comme excitĂ©s par la rĂ©compense promise.Certains avaient leur hache de travail, d’autres le bĂąton Ă  pointe deschasseurs.

Les autres poursuivants, ceux qui Ă©taient venus des Cimes, se reposaientdans une autre clairiĂšre, un peu plus haut dans les bois de lichen. Tousdormaient, et on entendait un sourd ronflement qui s’élevait au-dessus descentaines de corps allongĂ©s.

C’est l’horrible Torn, le bras gauche de Jo Mitch, qu’on avait chargĂ© deles remettre en chasse. Il s’approcha d’un petit groupe qui montait la gardeautour d’un feu.

– Les bĂ»cherons viennent de partir
– C’est vrai ?– Oui, on me l’a dit, assura Torn.– Ils cherchent le petit ?– Ils vont l’attraper alors que c’est vous qui l’avez Ă©puisĂ© depuis tout lĂ -

haut. Il faut y aller avant qu’ils le trouvent. Un million ! Vous vous rendezcompte ? Bougez-vous, les gars.

Un homme acquiesça. Puis un deuxiÚme. Tout cet or brillait déjà dansleurs yeux fatigués.

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Les poursuivants des hauteurs commençaient à se passer le message. Ilsse levaient les uns aprÚs les autres malgré la lassitude et se remettaient enmarche. Torn avait gagné.

La compĂ©tition entre les deux groupes de chasseurs commença.Les poursuivants arrivĂ©s des hauteurs n’hĂ©sitaient pas Ă  lancer leurs

fourmis contre les bĂ»cherons qui leur coupaient la route. Ces derniersprofitaient de leur connaissance de la forĂȘt pour tendre des piĂšges ousaboter des passe-branches. La guerre Ă©tait dĂ©clarĂ©e.

Cette rivalitĂ© et la grande agilitĂ© de Tobie auraient dĂ» lui permettred’atteindre les Basses-Branches avant tous ses poursuivants.

Mais il ne pouvait se dĂ©placer que la nuit, tandis que les autres nes’arrĂȘtaient presque jamais.

Les bĂ»cherons avaient une rĂ©sistance exceptionnelle, ils Ă©taient habituĂ©sĂ  parcourir leur forĂȘt, Ă  grimper dans ces montagnes d’écorce qui sont lepaysage habituel du tronc principal. Ils Ă©taient aussi plus frais parce qu’ilsne suivaient la chasse que depuis une nuit et un jour. Les bĂ»cheronsavaient donc la certitude qu’ils seraient les premiers Ă  trouver Tobie.

Alors, comment dire leur colĂšre et leur surprise quand ils apprirent lanouvelle au milieu de la seconde nuit ?

– La chasse est finie !– Quoi ?– Ils l’ont capturĂ©.L’homme qui annonçait cela Ă©tait un bĂ»cheron aux yeux gris. Les deux

autres lui demandĂšrent :– Qui l’a capturĂ© ?– Ceux des hauteurs, ils l’ont attrapĂ© aprĂšs une poursuite de trois heures.

Il est dans un pauvre Ă©tat
– Comment ils l’ont trouvĂ© ?– C’était Ă  la tombĂ©e de la nuit. Il marchait au fond d’une vallĂ©e

d’écorce. Il avait quittĂ© les buissons de lichen, cet inconscient. Il faisaitencore un peu jour. Un commando de quatre hommes marchait sur la crĂȘte.Le petit a Ă©tĂ© vu Ă  huit heures du soir.

– Et nous ? Comment il nous a Ă©chappĂ© ?– En tout cas, il les a fait courir, dit l’homme en souriant. Moi, j’aurais

pas trop aimĂ© ĂȘtre Ă  leur place. Ils ont montĂ© et descendu des sommetspendant trois heures. Quand ils l’ont enfin coincĂ©, ils l’ont ramenĂ© dans la

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grande clairiĂšre. Ils Ă©taient tellement Ă©nervĂ©s qu’ils l’avaient traĂźnĂ© aubout d’une corde pendant des heures pour arriver lĂ . Le petit est trĂšs malen point. On dit qu’il est comme une grande Ă©corchure.

– On avait la consigne de le trouver vivant, mais pas forcĂ©ment enpleine forme !

Le pĂšre de Nils avait dit cette phrase en riant. Il s’appelait Norz Amen.Il avait perdu sa femme Ă  la naissance de Nils et n’avait jamais sucomment s’y prendre avec son fils. On croyait Norz mĂ©chant. En faitc’était un grand bĂ»cheron maladroit et, surtout, malheureux. Mais ça nel’empĂȘchait pas de jouer Ă  la brute en rĂ©pĂ©tant avec de gros rires :

– Ah ! Le petit Lolness, ils en ont fait du boudin !Norz Amen mit sa hache sur son Ă©paule et repartit vers la grande

clairiĂšre avec ses deux collĂšgues. Ils avaient plusieurs heures de marchedevant eux. D’aprĂšs les informations qui couraient, Jo Mitch, le gros JoMitch, allait remettre la prime aux quatre chasseurs qui avaient trouvĂ©Tobie. La cĂ©rĂ©monie aurait lieu dans la clairiĂšre, tout prĂšs de la maison deNorz et Nils.

Norz pensait Ă  Nils, d’ailleurs.Il avait d’étranges regrets.Il se disait qu’il n’aurait pas dĂ» se mettre dans cette colĂšre au moment

oĂč Nils avait trouvĂ© le message de Tobie. Norz n’arrivait pas Ă  ĂȘtre gentilavec son fils. Il rĂ©alisait cela en marchant, et il dĂ©tournait la tĂȘte pour queses deux amis ne voient pas qu’il avait les yeux embuĂ©s.

Il pensait Ă  sa femme. Une fille plus lĂ©gĂšre que sa hache quand il laprenait sur son Ă©paule. Il ne savait pas comment elle Ă©tait tombĂ©eamoureuse de lui, un grand bĂ»cheron rugueux qui s’exprimait mal.

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Par-dessus tout, il ne savait pas comment il avait survécu à sa mort.Pour la premiÚre fois, il se disait que Nils ressemblait à sa mÚre, avec

son amour des mots. Norz prĂ©fĂ©rait le langage des gestes un peu rudes.Une claque dans le dos pour dire « je t’aime bien », une autre dans lafigure pour dire « je ne suis pas d’accord ».

Pour la premiùre fois aussi, Norz se rendit compte qu’il en voulait à sonfils. Il lui reprochait secrùtement d’avoir fait mourir sa mùre en naissant.

Pourquoi, cette nuit-lĂ , en marchant vers la grande clairiĂšre, Norzcomprit-il enfin que Nils n’était pour rien dans ce drame ? Comment luivint la certitude que Nils Ă©tait comme une partie d’elle qui survivait ?

Tout ce que l’on sait, c’est que l’immense Norz Amen se mit tout Ă  coupĂ  aimer son fils. Comme si un pont de soie fine avait Ă©tĂ© jetĂ© entre eux parune araignĂ©e cĂ©leste.

C’était trĂšs Ă©trange, ce qu’il ressentait : un battement inconnu en lui. Ilavait mĂȘme hĂąte de revoir le visage de Nils, aprĂšs ces longues heures dechasse.

Si les deux autres bĂ»cherons avaient entendu les pensĂ©es du gĂ©ant NorzAmen, sur le chemin de la grande clairiĂšre, ils se seraient moquĂ©s de lui etils l’auraient sĂ»rement appelĂ© « fillette » Ă  leur tour.

Dans le langage des bĂ»cherons, quand une forĂȘt a Ă©tĂ© coupĂ©esĂ©vĂšrement, on parle de « coupe claire » parce que l’écorce apparaĂźtcomme une tache claire entre l’étendue sombre des bois. Mais Ă  l’aube dece jour, en plein cƓur des branches de l’arbre, la grande clairiĂšre de laforĂȘt de mousse Ă©tait noire de monde. Les bĂ»cherons se mĂȘlaient auxpoursuivants venus des hauteurs. Ils voulaient tous voir celui qui les avaitfait courir, cet ennemi numĂ©ro un, ce criminel de treize ans, Tobie Lolness.

Le grand Norz Amen Ă©tait appuyĂ© Ă  une souche de lichen Ă  l’orĂ©e de laclairiĂšre. Il essayait de distinguer Nils dans la foule. Il avait dĂ©cidĂ© de luiparler, de lui parler comme Ă  un fils. Il n’arrivait pas encore Ă  le voir. Ilcherchait les mots qu’il voulait lui dire. Ça commencerait par : « Tu sais,Nils
 » Le reste Ă©tait trop intime pour qu’il ose y penser Ă  l’avance.

On vit apparaĂźtre Jo Mitch, encadrĂ© comme d’habitude par Limeur etTorn. Torn portait une valise qui devait ĂȘtre pleine des billets de la prime.Jo Mitch avait les mains posĂ©es sur la naissance du ventre. Il ne parvenaitpas Ă  les joindre devant lui. C’était une des rares personnes qui n’avait

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jamais vu ni touché son propre nombril tellement il était éloigné de sesyeux par la montagne de son ventre.

Jo Mitch fixait mollement un petit groupe qui avançait vers lui.Ils étaient donc quatre. Ils avaient maintenant mis Tobie dans un sac

qu’ils traĂźnaient. Les quatre chasseurs avaient essayĂ© de se faire beauxpour recevoir l’argent. Ils s’étaient plaquĂ© les cheveux avec de l’eau etcela faisait Ă  chacun une raie ridicule qui leur cachait un Ɠil.

L’un d’eux se mit Ă  parler Ă  Jo Mitch, trĂšs fort, pour que toute laclairiĂšre entende. Sa voix tremblait d’émotion.

– Grand Voisin
Il toussa. Jo Mitch exigeait qu’on l’appelle « Grand Voisin » – Grand Voisin, voilĂ  le gibier que nous traquons depuis des jours. Je

veux juste m’excuser pour l’état de la marchandise qui n’est plus trĂšsfraĂźche
 Nous l’avons un peu abĂźmĂ©e sur le chemin du retour


Le public riait et Norz se crut obligé de faire comme les autres.Jo Mitch qui avait un petit bout de cigarette éteinte aux lÚvres

commença Ă  le mĂącher comme une boule de gomme.Il faisait toujours ça, Jo Mitch. J’allume mon mĂ©got, je le mĂąchouille, je

l’avale, puis, dans un hoquet, je le recrache, je le rallume, je leremĂąchouille, je le ravale. Le genre de choses Ă  la fois appĂ©tissantes etĂ©lĂ©gantes.

Cette fois-ci, il le fit rĂ©apparaĂźtre entre ses lĂšvres, le prit dans ses grosdoigts boudinĂ©s et s’en servit pour se gratter l’oreille. Il le remit dans sa

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bouche et le mĂ©got disparut pour un long moment.L’un des quatre chasseurs voulut lui serrer la main, mais Mitch ne le

regardait mĂȘme pas. Il Ă©tait assis sur un tout petit tabouret qu’on nedistinguait plus sous son postĂ©rieur astronomique. Limeur s’était mĂȘme unpeu Ă©cartĂ© pour que son patron ne l’étouffe pas si le tabouret cĂ©dait sousson poids.

– Qu’est-ce qu’on fait, Grand Voisin ? interrogea le chasseur.Jo Mitch lança un regard à Torn et sa valise. Ces petits coups d’Ɠil

gluants, c’était sa maniĂšre Ă  lui de donner des ordres. Torn dit d’une voixgrinçante :

– Ouvrez le sac.

Les quatre chasseurs se penchĂšrent sur le sac en tremblant. Ilss’arrĂȘtĂšrent avant d’ouvrir. L’un d’eux reprit la parole pour dire :

– On vous a prĂ©venus qu’il n’est plus trĂšs frais. Mais il respire
MĂȘme de trĂšs loin, Norz Amen reconnut le petit corps qu’ils sortirent du

sac.C’était Nils.

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9

Le cratĂšre

Le hurlement de Norz Amen fit une dĂ©chirure au beau milieu de ce petitmatin d’automne.

La foule se dressa brutalement.Norz se prĂ©cipita vers le cƓur de la clairiĂšre, il faisait rouler sur le cĂŽtĂ©

tous ceux qui Ă©taient sur son chemin. Il ne pouvait rien exprimer d’autreque ce cri de douleur et cette violence qui Ă©crasait tout.

– Niiiiiiiiiiiiiiiilllls !
La plupart des bĂ»cherons avaient aussi reconnu le petit Amen, le fils de

l’un des leurs. Mais tous les autres ne saisissaient pas la tragĂ©die qui Ă©taiten train de se jouer. Ils regardaient ce grand bonhomme devenu fou quicourait vers un enfant couvert de sang.

Les quatre chasseurs, eux, ne comprenaient rien. Cela valait mieux poureux. Quand on va ĂȘtre rĂ©duit en bouillie, il n’est pas indispensable de lesavoir Ă  l’avance.

Quant Ă  Jo Mitch, Limeur et Torn, ils Ă©taient totalement immobiles, labouche ouverte, fixant simplement le sac et l’enfant. Ils rĂ©alisaient justeque ce n’était pas Tobie.

Norz se jeta au sol et prit Nils dans ses bras. Le garçon avait les yeuxouverts. Il regardait son pùre. Norz n’avait plus honte de ses propres

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larmes qui recouvraient les plaies de son fils.– Nils, mon Nils


Nils avait un trait horizontal dans le prolongement des lÚvres. Non pasune cicatrice comme Tobie, mais un trait dessiné à la peinture. Un traitmarron. Norz repensa à la description : treize ans, une cicatrice sur la joue.Oui, avec ce trait marron, on aurait pu prendre Nils pour Tobie.

– Pourquoi ? gĂ©missait Norz Amen. Pourquoi ?Il s’était levĂ© et portait l’enfant dans ses bras.– Pourquoi ?
Alors il pencha son oreille vers le visage de son fils. Nils essayait de

dire quelque chose. Sa bouche bougeait un tout petit peu. On entendit Ă peine un murmure, un souffle qui s’échappa de ces lĂšvres bleues :

– Pour
 Tobie


Norz comprit d’un coup. Nils avait voulu sauver Tobie. Il avait dessinĂ©cette cicatrice sur son visage. Il s’était fait passer pour lui. Il avaitinterrompu la chasse de milliers d’hommes. Il s’était fait traĂźner troisheures durant sur l’écorce rugueuse pour faire gagner du temps Ă  Tobie. Ilavait livrĂ© sa peau pour celle de son ami.

Ce que ressentit Norz Ă©tait quelque chose de nouveau encore. Quelquechose qui fit cesser ses hurlements et ses larmes.

Norz prit conscience du courage de son fils.

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Cet enfant qu’il n’avait jamais regardĂ© vraiment, qu’il n’avait jamaisĂ©coutĂ©, son propre fils, Ă©tait tout simplement un hĂ©ros.

Un héros.Norz Amen était resté debout, immense au milieu de la clairiÚre. La

foule demeurait dans le plus impeccable silence.Seul un petit cliquetis attira l’attention de Norz. Il tourna la tĂȘte.

C’étaient les dents des quatre chasseurs. Un bruit plus mou accompagnaitce claquement. Les genoux des quatre malheureux battaient le rythme entremblant de terreur.

Si Norz Amen avait aussi Ă©tĂ© un hĂ©ros, il serait passĂ© Ă  cĂŽtĂ© d’eux. Illeur aurait dit : « C’est mon fils » avec un regard noir, et il serait rentrĂ©chez lui, emportant Nils dans ses bras.

Mais Norz n’était que le pĂšre du hĂ©ros, alors il s’autorisa juste unepetite chose. Il confia Nils quelques instants aux bras d’un ami. Ils’approcha du chef des quatre joueurs de castagnettes. Il le regarda assezlonguement. L’homme tremblait toujours et commença mĂȘme Ă  baver unpeu mais il parvint Ă  dire :

– Je
 crois qu’on s’est trompĂ©.– Je crois, oui, rĂ©pondit Norz.On raconte plusieurs versions de la minute qui suivit.Soit Norz prit le chef par le cou pour assommer les trois autres. Soit il

les frappa deux par deux comme des cymbales. Soit il les prit tous lesquatre en bouquet dans son poing, et les frappa avec sa main libre. Soit ilss’écrasĂšrent sur le sol comme un petit tas de bouse de limace avant mĂȘmequ’il ait eu le temps de lever la main sur eux.

Norz jura longtemps que la derniĂšre version Ă©tait la bonne. Mais lapremiĂšre est certainement la plus vraisemblable.

Norz Amen reprit son fils dans ses bras et disparut dans la foule.

Le mĂ©got de Jo Mitch mit trĂšs longtemps Ă  rĂ©apparaĂźtre entre ses lĂšvres.On le vit mĂȘme surgir un instant par une narine. Mitch semblait dans unecolĂšre pĂąteuse. Torn avait pris la valise sous son bras. Limeur ne puts’empĂȘcher d’aller lĂąchement donner un coup de pied dans le corps d’undes chasseurs Ă©crasĂ©s sur le sol.

On entendit juste trois mots Ă  propos de Tobie, trois mots que Jo MitchlĂącha comme un crachat qui rebondit sur son triple menton :

– Je le veux.

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Mais ce matin-là les bûcherons décidÚrent de ne plus poursuivre Tobie,

car le fils Amen avait Ă©tĂ© victime de cette chasse.Ce jour est restĂ© dans l’histoire sous le nom du « matin de Nils Amen ».

Pour la premiÚre fois les bûcherons choisirent de ne plus obéir à Jo Mitch,le Grand Voisin. Ils rentrÚrent chez eux.

Qu’il survĂ©cĂ»t ou non Ă  ses blessures, Nils avait changĂ© quelque chosedans l’histoire de l’arbre et dans celle de Tobie.

Il se trouve que Nils Amen allait vivre. Sa mission n’était pas terminĂ©e.Les bĂ»cherons repartirent donc dans leurs forĂȘts. Les autres, ceux qui

poursuivaient Tobie depuis les hauteurs, se remirent en chasse du petitcriminel. En quittant la clairiùre, ils contemplaient la valise de billets sousle bras de Torn. L’argent. Ils voulaient cet argent.

Aucun d’eux ne pouvait imaginer qu’il n’y avait pas le moindre billetdans la valise. Jo Mitch, aussi menteur que cruel, n’avait jamais eul’intention de donner un sou Ă  personne. On n’aurait pu trouver dans cettevalise que quelques instruments terribles qui devaient forcer Tobie Ă  parlerquand il serait capturĂ©.Jo Mitch ignorait que Tobie, au matin de cettequatriĂšme nuit, Ă©tait arrivĂ© dans la rĂ©gion mouillĂ©e des ColoniesinfĂ©rieures, c’est-Ă -dire dans un grand ensemble de branches quiappartenaient entiĂšrement au Grand Voisin. Tobie Ă©tait entrĂ© sans s’enrendre compte dans ce territoire interdit. Il Ă©tait chez Jo Mitch.

Jo Mitch avait une bande de cent cinquante hommes Ă  son service, enplus des milliers de gens qui le suivaient parce qu’ils n’avaient pas lechoix. Ces cent cinquante hommes Ă©taient les pires crapules que l’arbre aitjamais portĂ©es. Cent cinquante brigands qui en valaient cent mille encruautĂ© et en bĂȘtise. La plupart travaillaient dans l’énorme propriĂ©tĂ© de JoMitch.

Tobie risquait Ă  chaque instant d’en croiser et d’ĂȘtre transformĂ© enviande Ă  charançon. Mais il ne savait rien de cela et marchaittranquillement dans ce paysage morne oĂč l’écorce pendait en lambeauxmaladifs. Tobie n’était jamais passĂ© par ce coin en allant vers les Basses-Branches. Mais il dĂ©couvrait que les Basses-Branches ressemblaientdĂ©cidĂ©ment au paradis Ă  cĂŽtĂ© de ces rĂ©gions intermĂ©diaires, grises etlĂ©preuses.

Tobie bondit sur le cĂŽtĂ© et se cacha derriĂšre une pelure d’écorce.

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Il avait entendu du bruit derriĂšre lui. C’était la premiĂšre fois qu’ilcontinuait Ă  marcher aprĂšs six heures du matin, mais l’impatiencecommençait Ă  lui faire prendre des risques. Le lendemain, il serait Ă Onessa, chez lui. Cette idĂ©e lui faisait oublier le danger.

Bien cachĂ©, il regarda passer un lugubre cortĂšge.Il vit d’abord le charançon. C’était un des plus gros charançons qu’il ait

jamais croisĂ©. On l’avait entravĂ© dans des cordes que tendaient tout autourde lui une dizaine d’hommes Ă  chapeaux. Ces hommes avaient dans le dosles lettres JMA gravĂ©es sur leur manteau de peau.

Tobie rĂ©alisa trĂšs vite oĂč il Ă©tait. MĂȘme aprĂšs cinq ans d’exil, on connaĂźtJo Mitch Arbor, l’entreprise grignoteuse qui appartenait au Grand Voisin.

Les hommes s’interpellaient, en tirant sur les cordes de chaque cĂŽtĂ©.– Ne le lĂąchez pas, cria l’un d’eux.– Chaque nuit, il y en a qui s’échappent
 Ça n’en ferait qu’un de plus

dans la nature
– Si on les compte, on verra qu’il manque un charançon.Un autre bougonna :– Le patron en a tellement qu’il ne sait plus combien !

Tobie se trouvait donc trĂšs prĂšs des Ă©levages de Jo Mitch. Il dĂ©cida desuivre le petit groupe qui raccompagnait cette bestiole Ă©vadĂ©e vers laclĂŽture. Il savait que les Ă©vasions de charançons faisaient planer un granddanger sur l’arbre. Un charançon creuse dix fois son volume en unejournĂ©e. À ce rythme, en peu de temps, l’arbre pouvait ĂȘtre rĂ©duit ensciure.

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Le petit groupe parvint Ă  une barriĂšre qui faisait tout le tour de labranche. Ils s’arrĂȘtĂšrent pour ouvrir l’immense portail et laisser passer lecharançon saucissonnĂ© dans ses cordes.

Tobie, qui suivait de loin, pensa qu’il en avait assez vu. Aplati au sol, ilallait faire demi-tour quand un autre homme, coiffĂ© du chapeau et dumanteau Jo Mitch Arbor, surgit derriĂšre lui. Heureusement, le bonhommeĂ©tait nerveux et ne remarqua pas Tobie. Il cria Ă  ses collĂšgues :

– Une centaine de chasseurs arrivent. Ils viennent des hauteurs. Ilscherchent le petit. Il ne faut pas qu’ils voient le charançon Ă©chappĂ©.

L’un des hommes qui tiraient la bĂȘte releva son chapeau avec le pouce.Tobie le reconnut immĂ©diatement.

Cet homme, il l’avait vu dans les Basses-Branches quelques semainesplus tĂŽt. Ce souvenir fit frĂ©mir Tobie.

Il n’était pas plus grand que Tobie, mais il avait un visage ridĂ©, jaunĂątrequ’on ne peut pas oublier. Il avait surtout une toute petite tĂȘte et sonchapeau lui tombait sur les yeux. Il dit aux autres :

– Ouvrez la barriĂšre, bande d’incapables !Tobie n’avait pas le temps de rĂ©flĂ©chir. Il Ă©tait piĂ©gĂ© entre la clĂŽture et

les chasseurs qui allaient arriver. Le seul espoir se trouvait derriĂšre cetteclĂŽture. Il fallait la franchir. L’homme Ă  la petite tĂȘte donnait d’autresordres en vocifĂ©rant.

À cet endroit des Colonies infĂ©rieures, l’écorce est dĂ©trempĂ©e, pourrie,et on s’enfonce parfois jusqu’aux genoux. Tobie, en rampant, pouvait donclaisser sa tĂȘte dĂ©passer de la boue de bois dĂ©composĂ©. Il profita del’agitation des hommes qui se pressaient autour de la barriĂšre et tentaientde l’ouvrir en pataugeant.

Sous les hurlements du chef Ă  la petite tĂȘte jaune, Tobie avança commeun asticot Ă  travers la boue.

Il glissait droit vers l’énorme charançon qui Ă©tait dix fois gros commelui. Seuls les yeux et le front de Tobie sortaient de la matiĂšre visqueuse. Ilpassa Ă  un millimĂštre de Petite-TĂȘte qui continuait Ă  insulter ses hommes.Tobie rampa entre les pattes du charançon. Se redressant un peu, il agrippaune corde qui sanglait le ventre de la bĂȘte. Il tira sur ses bras et passa lespieds dans une autre corde Ă  l’arriĂšre. À ce moment exact, la barriĂšres’ouvrit en grinçant et le cortĂšge se remit en marche.

Tobie Ă©tait accrochĂ© sous le charançon qui commençait Ă  s’agiter unpeu.

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Ils entrĂšrent ainsi dans l’enclos. Tobie, couvert de boue, se confondaitavec le corps de l’animal. Petite-TĂȘte donnait toujours ses ordres enrelevant son chapeau qui lui tombait sur la moitiĂ© du visage.

Ils refermĂšrent le portail derriĂšre eux.Les chapeaux et le charançon avaient marchĂ© ainsi un quart d’heure

quand Petite-TĂȘte hurla :– Halte !Lentement, il s’avança vers l’animal, fit reculer ses hommes, et passa la

main sous le ventre du charançon.Il prit la corde dans sa main et la tira d’un coup.La bĂȘte se retrouvait libre de ses mouvements.Tobie s’était laissĂ© tomber une minute plus tĂŽt dans la boue. Il Ă©tait

temps. Il vit au loin l’animal partir en pataugeant dans le sens de la pente.Les hommes avaient grimpĂ© la cĂŽte dans l’autre sens.

Tobie resta quelque temps immobile dans le marécage. Il était presquemidi. Une odeur insoutenable flottait à la hauteur des narines de Tobie.

Le jeune fugitif commença Ă  regretter d’ĂȘtre entrĂ© dans ce lieu.Quelques heures plus tĂŽt, il se croyait tout prĂšs du but. Mais il se

retrouvait maintenant dans un enclos, prisonnier de barricades et debarbelés. Comment en sortir ?

Deux voies s’offraient Ă  lui. D’un cĂŽtĂ©, la direction prise par leshommes. De l’autre, celle du charançon. Il fit le choix de l’insecte et nefut pas déçu de ce qu’il dĂ©couvrit aprĂšs s’ĂȘtre traĂźnĂ© dans la boue pendantune heure.

Il y a des images qui ne s’oublient pas. Il y a aussi des images qui sontcomme des prĂ©sages de l’avenir. Ce que Tobie avait devant les yeux faisaitce double effet. Une vision monstrueuse qui se grave Ă  jamais en vous.

Tobie s’était arrĂȘtĂ© au bord d’un trou dĂ©mesurĂ©, un gigantesque cratĂšre Ă ciel ouvert dans la branche. Mais ce cratĂšre semblait vivant, il grouillait, ilondulait. On avait l’impression d’un bouillonnement puant. Une armĂ©e decharançons fouissait et fourrageait le bois tendre, les pattes engluĂ©es dansla boue. Sur leur carapace, marquĂ©e au fer rouge, on lisait le sigle de JoMitch Arbor.

De cet Ă©levage venaient les centaines d’animaux qui minaient lesbranches depuis des annĂ©es en creusant ces sordides citĂ©s JMA quiprĂ©tendaient sauver l’arbre de toute surpopulation.

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Ce qui Ă©tait impressionnant, c’est que Tobie avait lu dans les dossiers deson pĂšre une description qui ressemblait extraordinairement Ă  cespectacle.

Sim Lolness avait prĂ©dit cette dĂ©gradation dans ses moindres dĂ©tails.MĂȘme le cratĂšre Ă©tait dĂ©crit dans un livre sorti huit ans plus tĂŽt et quis’appelait Le Grignotement du monde, puis dans un article Splendeur etgrignotement. À la suite de ces deux textes, Jo Mitch avait proposĂ© auGrand Conseil une loi pour interdire le papier, les livres et les journaux.C’était soi-disant une loi Ă©cologique pour le respect de l’arbre. C’étaitsurtout pour faire taire une fois pour toutes le professeur Lolness.Heureusement, la loi n’avait pas Ă©tĂ© votĂ©e cette fois-lĂ .

Tobie resta un long moment devant ce terrible panorama. Il comprenaitles raisons du grand affaiblissement de l’arbre que son pĂšre avaitremarquĂ© pendant ses cinq annĂ©es dans les Basses-Branches. En Ă©tudiantsimplement la courbe des tempĂ©ratures, le professeur Lolness avaitdĂ©couvert un rĂ©chauffement des Ă©tĂ©s. Tobie se rĂ©jouissait de ces Ă©tĂ©s pluslongs et lumineux, mais son pĂšre paraissait prĂ©occupĂ©.

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– Les choses ne changent pas pour rien, rĂ©pĂ©tait-il.Cette phrase Ă©tait sa rĂšgle d’or.Il expliquait ce changement par des trous dans la couche de feuilles au

sommet de l’arbre.MĂȘme Ă  des dizaines de mĂštres sous les Cimes, Sim Lolness Ă©tait

capable de deviner par raisonnement les changements qui se produisaientau sommet.

Tobie, Ă  plat ventre dans la boue, sortit de sa rĂȘverie. Il voulut seremettre Ă  ramper pour contourner le cratĂšre, mais il se sentait commeplaquĂ© au sol, incapable de faire un mouvement. Il insista, se croyantvictime d’une crampe qui l’immobilisait. Toujours sur le ventre, il passa lamain derriĂšre ses jambes pour les masser et les remettre en marche.

Il toucha alors quelque chose de dur qui pesait directement sur lui.Quelque chose de dur, de doux, d’arrondi


Il tourna pĂ©niblement la tĂȘte pour comprendre et dĂ©couvrit une botte.Une botte le maintenait Ă©crasĂ© dans la boue. D’un geste du bras, Tobieessaya de balayer cette botte, mais elle n’était pas toute seule. Il y avaitune autre botte. Tobie retomba en avant, le visage dans la vase.

Quand on se trouve face Ă  deux bottes dans la bouillasse, et quand, parailleurs, commence Ă  grincer un ricanement stupide, on peut ĂȘtre Ă  peuprĂšs sĂ»r qu’il y a quelqu’un dans les bottes.

AprĂšs les bottes, aprĂšs le rire, il entendit une voix. Cette voix, il lareconnaissait. C’était celle de Petite-TĂȘte, le dĂ©goĂ»tant personnage qui

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avait dirigĂ© le retour du charançon dans l’enclos.– Alors, mon morpion ? On visite ?Cette fois, Tobie comprit que c’était la fin.Il pensa un instant se laisser Ă©touffer dans la boue pour Ă©chapper aux

hommes de Jo Mitch.

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10

Un messager

Le grand pouvoir de Jo Mitch et de ses hommes n’avait cessĂ©d’augmenter pendant les cinq annĂ©es d’exil de la famille Lolness. MaisTobie et ses parents n’en avaient jamais rien su. Dans les Basses-Branches,il Ă©tait impossible de se tenir informĂ© de l’évolution du reste de l’arbre.

Pendant ces annĂ©es, pas une seule lettre n’était arrivĂ©e pour eux, pas unseul journal. Les nouvelles qu’ils pouvaient obtenir venaient toutes de lafamille Asseldor.

Cette famille habitait les Basses-Branches depuis trĂšs longtemps. Lesrares personnes qui peuplaient la rĂ©gion Ă©taient arrivĂ©es dans les annĂ©esrĂ©centes, mais les Asseldor y vivaient depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations. LepĂšre Asseldor Ă©tait mĂȘme nĂ© dans les Basses-Branches. Sa femme venaitde plus haut, mais leurs trois fils et leurs deux filles avaient grandi dans laferme de Seldor qui fascinait Tobie.

La ferme marquait le dĂ©but des Basses-Branches. C’était une vieillemaison creusĂ©e Ă  l’ancienne, avec de grandes piĂšces au plafond voĂ»tĂ©. Legrand-pĂšre Asseldor avait tout bĂąti de ses mains. Il Ă©tait arrivĂ© avec unrĂȘve de Branche-Nouvelle. Vivre unis, ensemble, pour ĂȘtre mieux. Il avaitcrĂ©Ă© Seldor, un petit paradis dans un monde qu’il trouvait hostile.

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Le grand-pĂšre Ă©tait mort depuis longtemps, mais le pĂšre, la mĂšre, et lescinq enfants faisaient durer le rĂȘve d’une Branche-Nouvelle.

La ferme Ă©tait magnifique. La famille parvenait Ă  produire tout ce quilui Ă©tait nĂ©cessaire. Jamais davantage. Le but des Asseldor Ă©tait de nedĂ©pendre de personne. Ils ne vendaient rien, n’achetaient rien Ă  personne.Mais, heureusement, ils savaient partager.

Tobie pouvait arriver sans prĂ©venir, aprĂšs cinq ou six heures de marche,il avait toujours l’impression d’ĂȘtre attendu. Son couvert Ă©tait mis sur lagrande table avec les sept autres. Il y avait au cours de ces repas uneatmosphĂšre extraordinaire. On chantait, on plaisantait, on buvait sansmesure. Les garçons, ĂągĂ©s d’une vingtaine d’annĂ©es, avaient un puissantappĂ©tit. Les deux filles, un peu plus jeunes, dĂ©voraient presque autant.Elles s’habillaient pour chaque repas comme pour une fĂȘte ou un mariage.Elles avaient dix ans de plus que Tobie, mais il les trouvait sublimementbelles, intelligentes et drĂŽles. Il en parlait Ă  Elisha qui n’aimait pas trop cesujet de conversation.

Les Asseldor reprĂ©sentaient une famille d’adoption pour Tobie qui Ă©taitnĂ© enfant unique. Il eut donc l’impression de voir partir un frĂšre quand letroisiĂšme fils, Mano, dĂ©cida de s’en aller.

Mano avait toujours Ă©tĂ© diffĂ©rent des autres enfants Asseldor. MĂȘmephysiquement il paraissait plus frĂȘle que ses deux frĂšres, moins rose etvigoureux que ses sƓurs. À table, il Ă©tait moins bavard, il riait moins,mangeait sans passion.

Ce qui Ă©tait plus grave : il ne jouait pas de musique.Cela faisait le mĂȘme effet que si un ĂȘtre sans coquille Ă©tait nĂ© dans une

famille d’escargots. La musique reprĂ©sentait la moitiĂ© de la vie desAsseldor. Ils chantaient et jouaient tous merveilleusement. Sauf Mano, quisavait Ă  peine battre le rythme en tapant sur ses genoux.

On avait tout tentĂ© avec lui, du balando Ă  l’ordonĂ©on, mais il avait finipar se buter et refusait d’essayer Ă  nouveau.

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À la veillĂ©e, Tobie le voyait souvent quitter discrĂštement la salle, tandisque ses sƓurs chantaient des chƓurs d’ange, et que les autres faisaientnaĂźtre un orchestre entier avec leurs bouches. MĂȘme Tobie Ă©taitrĂ©quisitionnĂ© pour jouer de la bille. Il avait Ă©tĂ© sacrĂ© meilleur joueur debille de Seldor. Il suffisait de frotter deux billes l’une contre l’autre pouren sortir des sons. Mais Mano n’était mĂȘme pas capable de jouercorrectement de la bille.

Un soir, Tobie avait vu le pĂšre Asseldor suivre Mano devant la maison.– OĂč tu vas ? dit le pĂšre.– Je sais pas, rĂ©pondit Mano.– Qu’est-ce que tu as ? Tu veux pas essayer de faire comme les autres ?– Non, dit Mano.– Qu’est-ce que tu as, Mano ? Regarde tes frĂšres, tes sƓurs
 Ils n’ont

pas l’air heureux ?– Si.– Mais, fais comme eux !Mano s’était mis en colĂšre :

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– On est lĂ  parce que notre grand-pĂšre a dĂ©cidĂ© de ne pas faire commeles autres et de venir crĂ©er Seldor
 Et maintenant tu me demandes defaire comme les autres ?

Tobie Ă©tait restĂ© cachĂ© Ă  Ă©couter. Le pĂšre dit Ă  son fils :– Tu ne parles pas comme un Asseldor, Mano. Tu ne fais rien comme un

Asseldor.– Je sais. Alors, je m’en vais, papa.Le pĂšre Ă©tait demeurĂ© muet. Il croyait seulement que son fils voulait

aller respirer quelques minutes dehors. Il lui dit :– Ne tarde pas, il y aura le miel Ă  rĂ©colter demain matin.Mano ne se retourna pas. Le pĂšre Asseldor aperçut Tobie :– Il a besoin d’air, expliqua-t-il.– Oui, dit Tobie.

Quand Tobie revint un mois plus tard chez les Asseldor, il y avait une

ambiance diffĂ©rente autour de la table. Tobie surgit au beau milieu dusouper, un soir de juin. Mia, la seconde des filles, se leva pour lui donnerune assiette. Elle avait une gaietĂ© un peu plus forcĂ©e que d’habitude.

– Monsieur Lolness, je n’avais pas mis votre assiette.Mia appelait Tobie « monsieur Lolness » alors qu’il avait Ă  peine neuf

ans Ă  cette Ă©poque. Rien ne pouvait autant faire gonfler le cƓur du petitgarçon. Il dit :

– Mademoiselle Mia, je vous pardonne parce que vous vous ĂȘtes fait lacoiffure que j’aime, avec les nƓuds.

Les hommes lançaient des petits sifflements moqueurs, mais avec assezpeu de conviction.

Normalement, il y avait toujours un garçon prĂȘt Ă  sauter sur la table et Ă provoquer Tobie en duel pour avoir fait des avances Ă  sa sƓur. Tobiesaisissait alors un bĂąton, commençait Ă  se battre, et tout se terminait dansdes rires.

Mais ce soir-lĂ  ni duel, ni scĂšne de jalousie de l’autre sƓur, MaĂŻ, quiĂ©tait pourtant capable de faire semblant d’éclater en sanglots.

La premiùre fois, Tobie y crut tellement qu’il souffla à l’oreille de cettejeune fille qui avait presque le double de son ñge :

– Je vous aime bien aussi, mademoiselle MaĂŻ.Un fou rire gĂ©nĂ©ral avait suivi. C’était la seule fois oĂč Tobie s’était senti

un peu mal à l’aise dans cette maison de Seldor.

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Ce soir de juin, ce n’était pas chez Tobie que planait le malaise, maischez tous les autres. Quelque chose sonnait creux dans cette tablĂ©esilencieuse des Asseldor.

Tobie comprit trĂšs vite. Il jeta un regard sur la famille rassemblĂ©e.Le creux, c’était Mano.Il n’était plus lĂ .VoilĂ  donc pourquoi on n’avait pas mis, comme d’habitude, une assiette

de plus pour un invitĂ© de passage. Parce que cette assiette vide auraitamĂšrement rappelĂ© l’absence de Mano. Le pĂšre Asseldor observa Tobiequi ne bougeait pas devant sa soupe.

– Mano est parti. Il est allĂ© dans les hauteurs. Il dit qu’il veut tenter sachance. VoilĂ .

Mme Asseldor ajouta :– Je pense qu’il peut rĂ©ussir lĂ -haut. Il n’était pas fait pour Seldor.

J’espĂšre juste qu’il Ă©crira.MaĂŻ et Mia avaient les yeux rouges, et elles ne faisaient pas semblant.

Les deux frĂšres, eux, baissaient le regard vers leur soupe. Tobie compritqu’ils pardonneraient difficilement le dĂ©part de Mano.

Le vƓu de Mme Asseldor se rĂ©alisa. Au bout de deux mois, ils reçurentune lettre. C’était une lettre pleine d’espoir. Mano disait qu’il avait trouvĂ©un travail dans la vente, qu’il Ă©tait l’employĂ© prĂ©fĂ©rĂ© de son patron, etqu’il espĂ©rait trĂšs vite progresser.

Toute la famille lut et relut cette lettre des Cimes comme un message duciel. Les hommes ne voulaient pas s’attendrir trop vite, mais les femmesse rĂ©jouirent immĂ©diatement. Mme Asseldor rĂ©pĂ©tait :

– Je vous le disais
 Chacun son chemin


Les lettres de Mano devinrent donc des moments Ă  part dans la vie de laferme de Seldor. La famille se rassemblait autour de la table.Mme Asseldor posait ses petites lunettes sur son nez. À chaque lettre, sesmains tremblaient moins, sa voix Ă©tait plus claire.

Car ces lettres racontaient une progression fulgurante. Le patron, tropĂągĂ©, avait confiĂ© Ă  Mano la conduite de son entreprise. Mano en avait crĂ©Ă©une autre qui allait dĂ©passer la premiĂšre. Il dirigeait donc deux entreprisesde vente. Mano disait qu’il reviendrait bientĂŽt les voir, qu’il attendait lebon moment, qu’il possĂ©dait une armoire avec cinquante-sept cravates. Lafamille Asseldor ne voyait pas vraiment ce qu’était la vente, ni Ă  quoi la

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moindre cravate pouvait servir, mais ils apprirent tous à se répéter« chacun son chemin ».

Tobie racontait souvent Ă  ses parents les aventures de Mano. C’étaientles seules nouvelles qui arrivaient des hauteurs. MaĂŻa Lolness Ă©tait trĂšsimpressionnĂ©e, comme tout le monde, par la rĂ©ussite du fils Asseldor.

Mais le pùre de Tobie prenait toujours un air grave pour dire :– C’est curieux, ce que tu me racontes
 Mais ton ami Mano ne parle

pas du reste ? De la vie dans les hauteurs, de la situation des gens qui yvivent ?

– Il dit que ceux qui veulent rĂ©ussir y trouvent toutes les chances. Il ditque tout va trĂšs vite.

Le professeur Lolness n’aimait pas ce qui va vite, alors il gardait sonvisage un peu ronchon. Il rĂ©pĂ©tait Ă  Tobie en marmonnant :

– Moi, je continue à penser qu’à part le petit Asseldor et quelquesautres, il y a de moins en moins de gens heureux par là-haut. Je n’aiaucune information, mais j’ai cette impression.

– Sim ! criait MaĂŻa, ton fils vient te donner des bonnes nouvelles deshauteurs et tu continues Ă  faire ta mauvaise tĂȘte. Est-ce que tu ne vasjamais te rĂ©jouir un peu ?

– J’aimerais vraiment, concluait Sim en regagnant son petit bureau.

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Les nouvelles de Mano Ă©taient donc les seules informations qui

parvenaient aux Basses-Branches.On peut imaginer la surprise quand arriva la lettre du Conseil de l’arbre.Cette lettre parvint au dĂ©but du mois d’aoĂ»t Ă  Onessa, chez les Lolness.

Le porteur avait un sourire Ă©dentĂ©, une face jaune comme le pollen, et unetoute petite tĂȘte. C’était la premiĂšre fois que Tobie et ses parents voyaientle chapeau, le manteau et les bottes d’un homme de Jo Mitch. Petite-TĂȘtetendit la lettre.

– Je vais attendre la rĂ©ponse lĂ -bas, papy.L’homme parlait Ă  Sim Lolness. Il venait de l’appeler papy. Il attrapa

sur la table la petite bouteille d’alcool de noix du professeur.Le pĂšre de Tobie Ă©tait arrivĂ© avec cette bouteille cinq ans plus tĂŽt. Il en

prenait une goutte aprĂšs chaque dĂźner, en regardant le feu.L’alcool de noix Ă©tait trĂšs rare. On le tirait des quelques noix oubliĂ©es

par les Ă©cureuils dans les trous de l’arbre. Sim avait bien sĂ»r Ă©crit un petitlivre qui s’appelait : D’oĂč viennent les noix ?, un essai poĂ©tique sur unevie possible en dehors de l’arbre. Il imaginait qu’il y avait quelque part unautre arbre qui donnait des noix. Des collĂšgues agacĂ©s avaient demandĂ© Ă Sim de choisir entre la poĂ©sie et la science.

Le professeur n’avait pas osĂ© dire que son choix Ă©tait fait.Les trois Lolness virent donc s’éloigner Petite-TĂȘte avec l’alcool de

noix. Il s’assit un peu plus loin et commença Ă  siroter.– C’est ta bouteille, papa, dit Tobie.– Laisse-le, mon fils. Ce n’est pas grave. Il a beaucoup marché 

Cela faisait des annĂ©es que les Lolness n’avaient pas ouvert une lettre,

et le professeur la retourna longuement dans ses mains comme s’ilcherchait par quel cĂŽtĂ© l’attaquer.

– Viens Tobie, dit MaĂŻa en entraĂźnant son fils vers l’extĂ©rieur.– Non, vous pouvez rester tous les deux.Sim s’installa, dos Ă  la fenĂȘtre, et commença Ă  lire Ă  haute voix :

Excellence, monsieur le professeur,Dans le cadre du renouveau scientifique, nous serions trÚs honorés de

vous voir rĂ©intĂ©grer notre Conseil. Le temps est passĂ© sur vos erreursd’autrefois, le moment est venu pour que la science de l’arbre retrouve

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son esprit. Votre maison des Houppiers vous attend, ainsi que notre digneassemblée.

Sim Lolness s’arrĂȘta. Sa femme et son fils le dĂ©visageaient. Ilsessayaient de lire une impression sur ses traits, mais, Ă  ce moment prĂ©cis,le visage de Sim Ă©tait illisible. Il y passait tellement d’idĂ©es et desentiments contraires qu’on aurait dit un livre entier oubliĂ© sous la pluie etdont toutes les pages mĂ©langent leur encre. Les scĂšnes de joie, de colĂšre,de tristesse, d’angoisse, d’espĂ©rance, de rĂ©volte, de honte, d’amour et dehaine se superposent dans une flaque sombre.

Pour Tobie et MaĂŻa, c’est la fiertĂ© qui vint la premiĂšre. Ils allaient sauterdans les bras de Sim.

Mais Sim continua sa lecture :

Pour consolider les bases de votre nouveau départ, vous rejoindrez,pour un an seulement, en observation, les services des Comités devoisinage, sous la haute direction de M. le Grand Voisin Jo Mitch.

Cette derniĂšre phrase envoya une averse de plus sur le paquet demessages contraires qu’on lisait sur le visage du professeur. Une douchede plus qui balaya tout et ne laissa qu’une expression, Ă©tincelante dans lesyeux de Sim : la fureur.

Il commença Ă  bouillonner, tempĂȘter, maudire
 Ni Tobie, ni sesparents ne savaient ce qu’étaient ces ComitĂ©s de voisinage, mais Tobie vitson pĂšre se lever d’un bond.

Jo Mitch. Ce seul nom rendait fou le professeur.Sim fit de la lettre une grosse boulette entre ses mains. Il fila vers la

porte qu’il ouvrit d’un coup de pied et marcha Ă  grands pas vers lemessager de Jo Mitch qui Ă©tait debout, Ă  moitiĂ© ivre, devant la maison.Petite-TĂȘte, les yeux troubles, regardait approcher Sim. Il avait enlevĂ© sonchapeau et sa tĂȘte avait l’air vraiment minuscule. Il tenait la bouteille Ă  lamain. Il souriait en vacillant d’un pied sur l’autre.

– Alors papy, on part avec bobonne et son morpion ? C’est dĂ©cidĂ© ?

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Petite-TĂȘte avait la bouche grande ouverte et gloussait d’un rire niais.Tobie vit alors son pĂšre lancer d’un geste habile la boule de papier

froissĂ© qui atterrit dans la bouche de l’horrible bonhomme. Le temps quePetite-TĂȘte rĂ©alise, sa bouche s’était refermĂ©e.

Les yeux exorbitĂ©s, il fut traversĂ© de secousses et de hoquets. Du jaunepollen, l’homme de Jo Mitch passa au vert pĂąle, puis par bien des couleursinconnues dans l’arbre. Il finit blanc comme un cumulo-nimbus quand ilcomprit qu’il venait d’avaler son message.

Sim Lolness le regarda ramasser son chapeau. Sim Ă©tait beaucoup plusgrand que lui. L’homme n’osa pas riposter, d’autant plus que la boulettecommençait Ă  lui retourner l’estomac.

– Il y a bien longtemps, dit le professeur, il y avait une pratique barbare.On ouvrait l’estomac des bestioles pour connaĂźtre les rĂ©ponses Ă  sesquestions. On appelait ça les augures. Vous pourrez le raconter Ă  votrechef. Vous avez la rĂ©ponse dans le bide


Petite-TĂȘte parvint Ă  dire en Ă©ructant :– Je me vengerai.Il disparut en claudiquant.

Tobie et ses parents restĂšrent un long moment devant la maison. Sim

retira ses lunettes et s’essuya le visage. Tobie alla ramasser la bouteille. Illa tendit à son pùre.

– Elle est vide.– Tant mieux, dit Sim, c’était mauvais pour mon cƓur.

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Il s’assit devant la porte. On entendit un craquement. Il s’était assis surses lunettes.

Tobie se disait pour la premiĂšre fois que son pĂšre allait vieillir, un jour.Il n’avait que cinquante-cinq ans, mais le type l’avait appelĂ© « papy », etmaintenant, assis sur le seuil, il paraissait Ă©puisĂ©. MaĂŻa Lolness se serracontre son mari et l’embrassa sur la joue :

– Sim, mon chĂ©ri, je t’ai dit de ne pas te bagarrer avec tes camarades,dit-elle en prenant une voix tendre.

Sim Lolness enfouit son visage dans le cou de sa femme et marmonna,comme un enfant :

– C’est lui qui a commencĂ©.Tobie s’éloigna pour les laisser tous les deux. En marchant dans une

dĂ©chirure de l’écorce, un peu plus loin sur la branche, il repensa auxderniers mots du porteur de lettre : « Je me vengerai. »

VoilĂ  pourquoi Tobie, quelques semaines plus tard, aurait prĂ©fĂ©rĂ© ĂȘtren’importe oĂč plutĂŽt que sous la botte dure et glacĂ©e de Petite-TĂȘte. La vasecommençait Ă  lui rentrer dans la bouche et les narines.

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11

W. C. Rolok

L’homme desserra lĂ©gĂšrement la pression de son pied, et Tobie putsortir la tĂȘte une seconde. Mais, aussitĂŽt, Petite-TĂȘte recommença Ă  leplaquer au fond du marais.

Quand il le relñcha une nouvelle fois, Tobie sentit que l’homme voulaitlui dire quelque chose.

– Ce que ton pĂšre m’a fait
 J’ai pas trop avalé – 
 avalé  la boulette ? demanda Tobie avec impertinence.Et Petite-TĂȘte lui enfonça brutalement la face dans la vase.Cette fois il le laissa presque une minute entiĂšre sans respirer. Mais

Tobie devinait qu’il ne le ferait pas mourir avant quelques punitionssupplĂ©mentaires. Bizarrement, ces punitions, c’était la chance de Tobiepour gagner du temps. Il n’avait qu’un seul espoir : que Petite-TĂȘte veuilleĂȘtre encore plus mĂ©chant.

C’est exactement ce qui arriva.Petite-TĂȘte tira Tobie jusqu’à une butte d’écorce qui dominait le cratĂšre.

Il le ficela bien serrĂ©, les pieds et les mains complĂštement immobilisĂ©s.Les charançons commençaient Ă  approcher par groupes de deux ou trois.Petite-TĂȘte avait sorti un long fouet qu’il faisait claquer pour les maintenir

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Ă  distance. Tobie regardait ce visage hilare encore enlaidi par la joie defaire du mal.

DerriĂšre la couche de boue qui lui couvrait le visage, Tobie gardait uncertain calme. Il se rassura d’abord en pensant que la mĂ©chancetĂ© peutrendre riche et puissant, mais qu’elle rend toujours laid. Il se demandaensuite ce que le bonhomme allait inventer d’horriblissime, demonstrueux. Pensait-il l’abandonner au milieu des insectes ? Voulait-ill’éliminer dans ce marĂ©cage ?

L’idĂ©e de Petite-TĂȘte Ă©tait pire encore. C’était une idĂ©e rĂ©pugnante, uneidĂ©e qui lui ressemblait.

Il sortit de la poche de son manteau deux petites capsules blanches, ettous les charançons tournĂšrent la tĂȘte vers lui.

– Ils adorent ça, regarde, mon morpion. On donne ces boules de sĂšveconcentrĂ©e Ă  ceux qui travaillent le mieux. Ils les sentent Ă  des kilomĂštres.Des fois, on en met une dans les nƓuds de bois durci. Les charançons fontexploser le bloc pour arriver Ă  la capsule.

Il en jeta une au fond du cratĂšre. Une vingtaine de bĂȘtes se prĂ©cipitĂšrenten mĂȘme temps. Un petit et deux femelles furent pratiquement Ă©crasĂ©sdans la bataille. Tobie regardait Petite-TĂȘte qui faisait tournoyer son foueten disant :

– Il m’en reste une. Qu’est-ce que je peux en faire
 ?Tobie pouvait tout imaginer, mais pas ce qui suivit. Le type continua :– C’est simple. J’invente rien. Je fais comme ton pùre avec le

message
 La capsule, je te la fais avaler et je m’éloigne. Si ces bestiolesvont chercher Ă  dix centimĂštres sous l’écorce, elles sont bien capables dela trouver dans tes tripes, mĂȘme en remuant un peu de chair fraĂźche. Jecompte jusqu’à cent, en laissant les charançons travailler. Je te rĂ©cupĂšretrĂšs amochĂ©, mais avec encore un petit souffle de vie, comme tous lesmorpions qui n’arrivent pas Ă  crever. Je t’apporte Ă  Jo Mitch, et j’empochele million. VoilĂ  le programme !

Il riait trĂšs fort. Tobie le regardait. À un certain niveau d’horreur, lemĂ©canisme de la peur s’arrĂȘte. C’était dĂ©jĂ  arrivĂ© Ă  Tobie. Petite-TĂȘte luiinspirait surtout de la pitiĂ©. Il se disait exactement ceci : « La cruautĂ©,c’est ton problĂšme, Petite-TĂȘte. Mon problĂšme Ă  moi, c’est survivre. »

Il respirait donc assez tranquillement. Ses idĂ©es revenaient. IldĂ©couvrait qu’on avait offert une rĂ©compense pour lui. Il coĂ»tait un

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million. Tobie n’en Ă©tait pas mĂ©content. Il pensa qu’un million valait lapeine d’ĂȘtre dĂ©fendu.

Mais le million Ă©tait ficelĂ© comme un paquet sur un bout d’écorce quilui sciait le dos.

Lui sciait le dos.Pourquoi l’esprit de Tobie s’arrĂȘtait-il Ă  ces mots ?Lui sciait le dos.Sa mĂšre, qui lui avait appris Ă  lire Ă  l’ñge de trois ans, lui disait que les

mots sont des combattants de l’ombre. Si on choisit de devenir leurs amis,ils nous aident toute la vie. Sinon, ils se mettent en travers de notrechemin. MaĂŻa lui expliquait que c’était Ă  cause de cela qu’on disait« connaĂźtre » un mot ou un langage, comme « connaĂźtre quelqu’un ».

Tobie, aprĂšs pas mal d’efforts, Ă©tait devenu l’ami des mots. Tous lesjours, il voyait les miracles qu’ils font. Ils l’avaient sauvĂ© de la solitude etde l’ennui. Ils avaient Ă©tĂ© Ă  ses cĂŽtĂ©s pour Ă©tudier avec son pĂšre. Etsurtout, ils ne l’avaient pas lĂąchĂ© pendant les conversations avec Elisha.

Elisha connaissait trĂšs peu de mots, mais elle les habillait d’une tellemaniĂšre que Tobie risquait de tomber Ă  chaque phrase. Il avait donc appris,en l’écoutant, Ă  faire vivre les mots grĂące Ă  la voix et au silence.

Les mots pourtant nous soufflent souvent bien des conseils qu’on nesaisit pas. Tobie, cette fois-ci, entendit leur message : «  un boutd’écorce qui me scie le dos
 »

Un masque de boue cachait le sourire de Tobie. Une Ă©corce qui scie ledos peut aussi scier autre chose


Quelques instants suffirent pour que, par un lĂ©ger mouvement surl’arĂȘte de l’écorce, la cordelette qui paralysait les mains de Tobie soitcoupĂ©e en deux.

Petite-TĂȘte n’avait rien vu. Tobie n’était pas beaucoup plus avancĂ©, maiscela reprĂ©sentait malgrĂ© tout un progrĂšs. Il gardait soigneusement lesmains dans le dos. Les charançons avaient Ă©tĂ© repoussĂ©s par quelquesclaquements de fouet. Petite-TĂȘte venait maintenant vers Tobie, le visagelĂ©zardĂ© d’un sourire aux dents rares. Il se pencha vers sa victime. Il tenaitla capsule dans la main.

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Tobie savait que, s’il avalait la capsule, il aurait un demi-millier decharançons prĂȘts Ă  lui ouvrir le ventre pour la rĂ©cupĂ©rer.

Cette perspective faisait rire Petite-TĂȘte Ă  gorge dĂ©ployĂ©e. Vue de plusprĂšs, la bouche de son agresseur Ă©tait dans un Ă©tat pire encore que ce queTobie imaginait. Une douce odeur d’Ɠuf pourri s’ajoutait Ă  cette visiond’enfer. Petite-TĂȘte agrippa la mĂąchoire de Tobie, le força Ă  ouvrir leslĂšvres. Il lui glissa la capsule entre les dents.

Prudemment, les charançons commençaient dĂ©jĂ  Ă  s’approcher. Leurspattes et leurs cisailles brillaient Ă  la lumiĂšre de midi.

Petite-TĂȘte avait maintenu la bouche de Tobie fermĂ©e, le temps qu’ilavale la capsule. Il allait maintenant pouvoir l’abandonner mais il ne puts’empĂȘcher de dire :

– Bon appĂ©tit.Tobie, Ă©puisĂ©, rĂ©ussit Ă  dire :– Merci, mais c’est dĂ©goĂ»tant votre capsule
– Non, non
 Je disais bon appĂ©tit Ă  ces petites bĂȘtes, dit l’homme en

faisant un geste vers six ou sept charançons, juste derriĂšre son Ă©paule.Petite-TĂȘte trouva sa propre blague irrĂ©sistible, et il Ă©clata d’un rire

infĂąme, qui dĂ©voila aux yeux de Tobie le fond de sa gorge. En comparaisonde l’état rĂ©pugnant du palais et des amygdales, la dentition de Petite-TĂȘteparaissait maintenant une vĂ©ritable cour d’honneur.

Tobie choisit ce moment pour cracher de toutes ses forces la capsulequ’il avait rĂ©ussi Ă  garder dans sa joue. Le projectile entra Ă  grande vitessedans la bouche rigolarde du petit homme. Et l’on vit passer dans ses yeuxl’étonnement, la stupĂ©faction, puis la terreur quand il rĂ©alisa qu’il l’avaitavalĂ©e.

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La rĂ©action de Petite-TĂȘte fut pitoyable. C’était la deuxiĂšme fois qu’unLolness lui faisait le coup
 Il s’effondra. Il gigotait par terre en essayantde cracher, martelait le sol avec ses poings, gĂ©missait dans la boue commeun enfant qui fait un caprice.

Tobie n’eut pas de mal Ă  profiter de la crise, pour se dĂ©faire de sesautres liens avec ses mains libres. Il rĂ©ussit mĂȘme Ă  dĂ©shabillerentiĂšrement son ennemi sans qu’il s’en rende compte. Les charançonsdevenaient menaçants, ils ne se trouvaient maintenant qu’à quelques pas.Tobie fit siffler une seule fois le fouet, et les bĂȘtes s’arrĂȘtĂšrent pour unmoment. Il accrocha ensuite son tortionnaire avec la laniĂšre du fouet.

Quand Petite-TĂȘte releva la tĂȘte, sortant peu Ă  peu de sa crise de nerfs, ilrĂ©alisa d’abord qu’il Ă©tait entiĂšrement clouĂ© au sol. Ensuite, il vit lescharançons qui s’avançaient en se poussant les uns les autres. CettedeuxiĂšme image lui secoua la mĂąchoire de tristes tremblements quirisquaient fort de faire tomber ses derniĂšres dents.

Enfin, Petite-TĂȘte dĂ©couvrit juste Ă  cĂŽtĂ© de lui une paire de bottes. Au-dessus s’élevait une silhouette qui lui rappelait quelque chose. Lasilhouette d’un petit bonhomme avec un manteau, et un chapeau qui luitombait sur les yeux et lui cachait la moitiĂ© du visage. Il poussa unhurlement qui fit piaffer les charançons.

Ce bonhomme, c’était lui.Lui, Petite-TĂȘte.Il crut Ă  un cauchemar. Ce devait ĂȘtre l’effet de la capsule de sĂšve. Une

hallucination. Il y avait deux Petite-TĂȘte au bord du cratĂšre.Mais quand Petite-TĂȘte-en-manteau souleva son chapeau avec le doigt,

Petite-TĂȘte-tout-nu-comme-un-saucisson reconnut deux yeux pĂ©tillantsqu’il haĂŻssait.

VĂȘtu ainsi, Tobie Ă©tait le portrait exact de l’homme de Jo Mitch.Tobie en avait lui-mĂȘme des frissons. Mais il venait de transformer sa

pire Ă©preuve en une chance d’évasion, et c’était assez pour lui donner unegrande confiance.

– Je vous laisse le fouet, dit Tobie, le nƓud n’est pas trĂšs serrĂ©. Vousallez vous en sortir. Mais je ne sais pas ce que vous prĂ©fĂ©rerez entre lescisailles des charançons, ou les ricanements de vos hommes quand vousleur expliquerez, tout nu, que vous ĂȘtes un incapable.

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Tobie abandonna Petite-TĂȘte Ă  son cauchemar. Une Ă©tiquette dans ladoublure du manteau lui rĂ©vĂ©la que le type s’appelait W. C. Rolok. Poursortir de l’enclos, Tobie devait porter ce nom.

Il s’éloigna sans regret du cratĂšre des charançons et grimpa vers ledessus de la branche. Tobie avait bien enfoncĂ© son chapeau sur sa tĂȘte. Ilse forçait Ă  ne pas marcher trop vite, imitant les petits pas raides de Rolok-Petite-TĂȘte, et sa maniĂšre de rentrer le cou dans les Ă©paules.

Tobie savait imiter les postures et les attitudes. Un jour, ses parentsavaient dĂ©couvert la grand-mĂšre Alnorell en train de jouer Ă  la marondederriĂšre leur maison des Basses-Branches. La maronde Ă©tait un jeud’enfant, stupide mais difficile, qui consistait Ă  jouer au ballon avec lesmains posĂ©es sur les pieds.

Les parents de Tobie, dĂ©jĂ  sous le choc de dĂ©couvrir Mme Alnorell chezeux, Ă  Onessa, alors qu’ils n’avaient pas eu un seul signe d’elle en quatreans et demi d’exil, furent encore plus surpris quand ils la virent galoper lesmains sur les pieds en poussant un ballon de bois creux. C’était quelquechose d’inimaginable. La grand-mĂšre ne savait mĂȘme pas ce que voulaitdire le verbe jouer.

Ils ne purent s’empĂȘcher de pouffer d’abord, puis de rire aux Ă©clats, puisde s’étrangler de rire, tellement le spectacle Ă©tait prodigieux. QuandMme Alnorell les remarqua, ils redevinrent sĂ©rieux, comme ils pouvaient.Mais les pommettes de MaĂŻa faisaient encore des petits bondsirrĂ©pressibles, et ses yeux se mouillaient d’un fou rire Ă©touffĂ©.

En s’approchant à quelques millimùtres de la grand-mùre, ils eurent unchoc. Ils avaient devant eux Tobie Lolness, leur fils, ravi de saplaisanterie.

AprĂšs cet Ă©pisode, Tobie passa des soirĂ©es entiĂšres Ă  faire rire sesparents. Il pouvait imiter n’importe qui, simplement en se penchant enavant, ou en haussant les Ă©paules. Son meilleur numĂ©ro s’appelait « JoMitch dans son bain ». Ses parents Ă©taient sidĂ©rĂ©s par la mĂ©moire deTobie, qui n’avait pas vu tous ces gens depuis l’ñge de sept ans.

Il faisait aussi « M. Peloux et l’argent de poche ». L’argentier de lagrand-mĂšre Ă©tait chargĂ© de donner l’argent de poche de Tobie pendant sesvacances dans les Cimes. Sim lui avait confiĂ© quelques piĂšces qu’il devaitverser au petit garçon chaque semaine. Cela donnait des scĂšnes trĂšs drĂŽlesoĂč M. Peloux prĂ©sentait une petite piĂšce d’or Ă  Tobie, la reprenait

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prĂ©cipitamment, lui rendait un grain d’or qu’il se dĂ©pĂȘchait de rĂ©cupĂ©rer,comme s’il s’était trompĂ©. Il lui tendait un demi-grain, mais il n’arrivaitpas Ă  le lĂącher et le remettait dans sa poche. Finalement, M. Peloux disaitqu’il n’avait pas la monnaie et qu’il lui donnerait le lendemain.

L’imitation faisait beaucoup rire Sim et MaĂŻa, mais le pĂšre de TobiedĂ©couvrit Ă  cette occasion que les petites piĂšces d’or qu’il donnait chaqueĂ©tĂ© pour les dĂ©penses de son fils allaient toutes dans la poche deRadegonde Alnorell et de son argentier.

Quand Tobie-Rolok surgit au milieu de quatre hommes tranquillementallongés sur le sol humide, il était trop tard pour reculer. Tobie enfonçasimplement ses mains dans ses poches et rentra le menton dans son col.

Les quatre hommes avaient Ă©talĂ© leurs manteaux et terminaient unesieste. À l’instant oĂč ils virent la silhouette de Rolok, ils sautĂšrent surleurs pieds, terriblement gĂȘnĂ©s.

– Chef, pardon
 On prenait juste notre pause
– Cinq minutes de pause
 Pardon, chef
– Chef
 Pardon
, rĂ©pĂ©ta un troisiĂšme.Tobie ne pouvait pas dire un mot. Sa voix l’aurait trahi. Mais son

silence rendait chaque seconde encore plus inquiĂ©tante pour les autres.Dans le fond de sa poche Tobie sentit la forme d’un carnet et d’un crayon.

Pour corser la menace, il sortit le carnet, nota un ou deux mots enregardant chaque homme, puis il tourna les talons.

Il respirait. En marchant il jeta un coup d’Ɠil au carnet. Il avait Ă©critquatre fois « courage Tobie », pour se donner de la force. Il feuilleta lesautres pages. Elles Ă©taient couvertes d’une Ă©criture bien appliquĂ©e d’enfantde cinq ans, l’écriture de Rolok sĂ»rement. Rolok avait notĂ© en premiĂšrepage :

Cahié de dénonciassion de W. C. Rolok

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Plus loin, on pouvait lire des phrases comme :Piéro Salag a manjé deux sandouich au lieu din, il serat pandu deux

heure par le piĂ© goche.Ou bien :Geralt Binou n’a pas bien fraper les charansson, il sera lui maime

fraper.Tobie comprit que les hommes de Jo Mitch n’étaient animĂ©s que par une

seule Ă©nergie : la peur.Peur d’ĂȘtre dĂ©noncĂ©s, d’ĂȘtre punis. DĂ©noncer avant d’ĂȘtre dĂ©noncĂ©.

Frapper fort pour ne pas ĂȘtre frappĂ©.

Au bout de quelques minutes, Tobie eut la dĂ©sagrĂ©able sensation qu’ilĂ©tait suivi. Il jeta un Ɠil par-dessus son Ă©paule. Les quatre hommes luiavaient emboĂźtĂ© le pas. Tobie essaya de marcher plus vite, les hommesaccĂ©lĂ©rĂšrent derriĂšre lui. Il fit quelques dĂ©tours, mais ils le suivaienttoujours. Finalement il s’arrĂȘta net, droit dans ses bottes, et les regardavenir vers lui. Ils avaient l’air d’écoliers pris en faute et tenaient leurchapeau sous le bras. L’un d’eux voulait parler :

– Chef, on prenait juste notre pause. On veut s’excuser.– On voulait pas, continua un deuxiĂšme.– On veut bien dĂ©noncer les autres si ça peut aider


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– Pouzzi, il arrĂȘte pas de jouer aux flĂ©chettes sur les fesses de Truc
– Et Truc il ose pas le dire, parce qu’il a perdu son fouet dans le

cratĂšre
– Il y a le grand Rosebond qui a crevĂ© l’Ɠil d’un charançon qu’il devait

garder


Tobie avait repris sa marche : ces dĂ©nonciations le dĂ©goĂ»taient. À sasuite, ils trottinaient tous les quatre en continuant leur triste fayotage :

– On peut vous dire des choses plus graves, chef
– Pilou et Magne, ils jouent au ballon avec Truc
– Ils lui disent : « Mets-toi en boule, ça roule mieux. »– Truc, il doit donner toute sa soupe aux cousins Blett
– Il fait la garde de nuit Ă  leur place, alors qu’il a peur des charançons
Tobie suffoquait de devoir Ă©couter ces petites atrocitĂ©s, mais il

commençait Ă  ressentir un certain malaise. Au milieu de tout ce qu’ilsracontaient, un personnage se dessinait lentement : Truc. Truc martyrisĂ©par ses collĂšgues, effrayĂ© par les insectes qu’il devait surveiller toute lajournĂ©e, Truc le malheureux. Le sort de ce Truc lui paraissait tout Ă  coupbien pire que le sien.

En quelques confidences, un lien s’était crĂ©Ă© avec cet ĂȘtre que Tobien’avait jamais vu.

Les quatre pauvres types avaient continuĂ© Ă  dĂ©noncer tout ce qu’ilspouvaient, mais Tobie n’écoutait plus, jusqu’à une phrase qui s’imprimaprofondĂ©ment dans son esprit :

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– Mais le pire, c’est Marlou. La nuit, il va faire peur aux fermiers ducoin. Pour ça, il a fait un trou dans la clîture derriùre les bidons.

Tobie se figea. Lentement, il se retourna. Les trois mots, « trou »,« clĂŽture », « bidons », l’intĂ©ressaient beaucoup plus que les autres. Un deshommes posa exactement la question qu’il attendait :

– Les bidons ? Quels bidons ?Le gars rĂ©pondit :– Les bidons, juste par lĂ -bas
 Je peux vous montrer si vous dites pas Ă 

Marlou que je vous ai dit de pas dire que c’est moi qui vous ai dit de pasdire que c’est moi


Tobie l’interrompit d’une bourrade dans le dos, il le poussa devant lui.Ils se mirent en marche vers les bidons. Les trois autres suivaient enbourdonnant :

– Nous aussi, on vous aura aidĂ©, hein ? Nous aussi ?Ces abrutis venaient encore de perdre deux ou trois ans d’ñge mental. Ils

rĂ©gressaient Ă  vue d’Ɠil. Encore un effort et ils se retrouveraient dans leventre de leur mĂšre, ce qui correspondait sĂ»rement Ă  la pĂ©riode la moinsnuisible de leur pauvre vie.

Ils arrivĂšrent Ă  la clĂŽture. En effet, des dizaines de barils pleinss’entassaient lĂ . Tobie ne fut pas Ă©tonnĂ© de constater qu’il y avait Ă©crit« sĂšve brute » sur chacun. Comme il le craignait, Jo Mitch avait dĂ©jĂ  faitdes rĂ©serves.

Il ne lui manquait plus que la fameuse boĂźte noire de BalaĂŻna pourchanger ce carburant en Ă©nergie destructrice.

Tobie frappa une fois dans ses mains. Les quatre hommes se mirent augarde-Ă -vous. Il passa devant chacun en leur tirant affectueusementl’oreille pour les fĂ©liciter. À vrai dire, le visage couvert de son chapeau, ilne voyait rien de ce qu’il faisait, et il n’a jamais su s’il leur avait tirĂ©l’oreille, la narine ou n’importe quoi d’autre.

De la main, il balaya l’air devant lui pour leur faire signe de sedisperser. Par chance, ils comprirent et se volatilisĂšrent dans la nature,soulagĂ©s.

En poussant quelques bidons, Tobie dĂ©couvrit le trou dans la clĂŽture, ilpassa de l’autre cĂŽtĂ©.

Comme il aurait aimĂ© quitter son dĂ©guisement de Rolok, et fuir cemonde ignoble ! Comme il aurait aimĂ© s’éloigner en gambadant pour

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sauver sa peau !Mais en passant le grillage, Tobie pensa Ă  Truc. Le souffre-douleur de la

bande de Jo Mitch.Cette pensée se ficha en lui comme une flÚche empoisonnée.Et il fit demi-tour.

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TĂȘte de Truc

Truc Ă©tait assis sur une boĂźte. Le grand Marlou lui avait dit de lasurveiller, et qu’il serait Ă©crabouillĂ© si quelqu’un la prenait.

C’était une boĂźte en forme de cube. Truc la gardait depuis une heure etdemie. Il commençait Ă  ĂȘtre inquiet parce que, dans peu de temps, il allaitdevoir assurer la surveillance des charançons, et qu’il ne saurait pas quoifaire de cette boĂźte impossible Ă  porter.

Truc avait une feuille sur les genoux et il Ă©crivait. Il Ă©crivait Ă  sa mĂšre.C’était la seule chose qui l’aidait Ă  vivre. Écrire des grandes lettres, Ă condition que les autres ne les dĂ©chirent pas, et surtout, ne les lisent pas.

La garde de la boĂźte lui donnait une raison de rester lĂ .C’est ce qu’il avait dit aux collĂšgues qui Ă©taient passĂ©s en courant. Tous

criaient des histoires pas possibles. Ils hurlaient qu’il fallait aller aucratùre, qu’il s’y passait des choses incroyables.

Truc Ă©tait sĂ»r que c’était un piĂšge pour l’attirer lĂ -bas. Il ne bougeadonc pas de sa boĂźte. Il avait la certitude qu’on voulait lui faire unemauvaise farce. Un homme avait mĂȘme criĂ© :

– C’est le chef Rolok ! Il paraĂźt qu’il est tout nu dans le cratĂšre, en trainde jouer du fouet avec les charançons. HĂ©, Truc, tu viens ? Tout le monde yva


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LĂ , c’était un peu gros
 Il ne fallait pas le prendre pour un imbĂ©cile.Il resta donc tout seul devant la grande galerie qui servait de dortoir. Le

temps Ă©tait doux. C’était comme une petite Ă©claircie dans sa terrible vie.Truc avait tout de suite Ă©tĂ© repĂ©rĂ© par les hommes de Jo Mitch. Un

garçon sensible, gentil et triste : l’asticot idĂ©al Ă  jeter Ă  un rĂ©giment defourmis. Et les fourmis en question s’appelaient Blett, Marlou, Rosebondou Pilou
 C’étaient d’irrĂ©prochables sauvages que le gros Mitch avaitrecrutĂ©s sans hĂ©siter.

L’affreux bonhomme se dĂ©brouillait aussi toujours pour embaucher dansses troupes ce qu’il appelait une « TĂȘte de Truc ». Celui sur lequel tout lemonde peut se dĂ©fouler en lui disant : « Truc, cire-moi mes bottes
 Truc,donne-moi ton pain
 »

L’élu devait alors oublier son vrai nom, il s’appelait Truc pour tous etpour toujours.

Truc avait donc Ă©tĂ© choisi pour ce rĂŽle tragique dont personne n’avaitrĂ©chappĂ© jusque-lĂ . L’histoire des autres Truc Ă©tait une longue litanie demalheurs.

Le dernier Truc avait Ă©tĂ© rattrapĂ© alors qu’il voulait fuir l’enclos. On nesait pas exactement ce qui lui arriva aprĂšs, mais la seule famille qui luirestait, sa petite sƓur Lala, avait reçu un mot annonçant sa disparition.

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Pour unique explication, on pouvait lire deux mots : « promenadeinterrompue ».

Le Truc d’avant, lui, avait pĂ©ri dans un jeu au cours duquel on lui avaitfait manger entiĂšrement ses deux chaussures. Il n’avait pas bien supportĂ©le dernier lacet. La cause officielle Ă©tait : « indigestion ».

Truc vivait dans l’angoisse de terminer de la mĂȘme maniĂšre. Le seulmoyen pour en rĂ©chapper Ă©tait de tout faire le mieux possible. Il obĂ©issaitĂ  chacun, courait d’une mission Ă  l’autre, faisait la vaisselle pourcinquante, mangeait son bonnet Ă  la demande. Mais ses collĂšgues s’étaientjurĂ© d’avoir sa peau comme les autres et les corvĂ©es Ă©taient de plus en pluslourdes.

C’était un vrai sport dans la clĂŽture. Ça s’appelait « finir un Truc ». Ils’agissait de pousser le Truc jusqu’à sa derniĂšre limite. Le faire craquer.C’est Rolok lui-mĂȘme qui avait fini les deux derniĂšres TĂȘtes de Truc. Ils’en vantait et gravait une croix dans son chapeau Ă  chaque victime.

Truc avait fait une erreur, une seule erreur. Il avait perdu son fouet dansla boue quelque part. Si quelqu’un le disait au chef, il Ă©tait fichu. Il fuyaitdonc Rolok le terrible.

Quand il l’aperçut au loin, une sueur glacĂ©e commença Ă  couler dansson cou. Rolok errait devant la galerie dĂ©serte. Il n’avait pas encoreremarquĂ© Truc qui se retourna et se pencha sur sa boĂźte pour ne pas ĂȘtrereconnu.

Truc avait bien fait de ne pas croire les autres. L’histoire de Rolok toutnu dans le cratĂšre Ă©tait une invention complĂšte puisqu’il Ă©tait lĂ , justederriĂšre lui, avec son chapeau enfoncĂ© sur la tĂȘte. Pourtant ils Ă©taient touspartis vers ce fichu cratĂšre. Est-ce qu’ils lui prĂ©paraient encore un mauvaiscoup ?

Truc restait accroupi derriĂšre sa boĂźte, la tĂȘte rentrĂ©e dans les Ă©paules. Ilentendit alors une voix, sĂ»rement celle de Rolok, qui disait dans son dos :

– Je cherche un certain Truc.Truc rĂ©pondit d’une voix cotonneuse :– C’est moi.Il prit le temps avant de se retourner.

La minute suivante se passa comme au ralenti. S’il y avait eu un tĂ©moin

habituĂ© Ă  la vie dans l’enclos, il n’aurait pas pu en croire ses yeux.

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Jamais une pareille scĂšne ne s’était dĂ©roulĂ©e dans ces lieux.Truc tourna lentement la tĂȘte.Il dĂ©couvrit Rolok, dressĂ© devant lui, le chapeau enfoncĂ© presque

jusqu’au menton. Truc se recroquevilla. Mais la silhouette de Rolokcommençait Ă  reculer pas Ă  pas, comme prise de tournis. Truc Ă©carquillaitles yeux. Qu’est-ce que ce diable de Rolok allait encore inventer ?

Truc vit alors le petit bonhomme s’immobiliser, et, d’un geste brutal,enlever son chapeau. Stupeur ! LĂ , sous le chapeau, il n’y avait pas la facejaune de Rolok. Il y avait un visage aimable et familier. Le visage d’unenfant de treize ans : Tobie Lolness, le garçon des Basses-Branches, lefugitif le plus recherchĂ© de l’arbre. Tobie !

Truc se redressa. Son corps semblait se dĂ©plier pour la premiĂšre foisdepuis qu’il Ă©tait entrĂ© dans ce terrible enclos. Il ouvrit mĂȘme les bras engrand.

Le plus extraordinaire n’était pas encore arrivĂ©. Tobie Ă©tait restĂ© d’abordfigĂ© de stupeur, mais progressivement ses traits s’animĂšrent. Un sourirebouleversĂ© trempa ses yeux puis ses joues.

Dans un Ă©lan, Tobie sauta dans les bras ouverts, en criant :– Mano, c’est toi, Mano ?Truc le serra trĂšs fort contre lui.– Non, Tobie
 Ce n’est plus moi.Ils restĂšrent un moment Ă  s’étreindre. Aucun des deux n’avait tenu un

ami dans ses bras depuis longtemps. Ce simple geste gonflait autour d’euxune bulle d’air bleutĂ©e.

Le temps passa dangereusement. Quelqu’un pouvait surgir Ă  toutmoment, mais ils se sentaient protĂ©gĂ©s. Tobie finit par murmurer :

– Qu’est-ce que tu fais là, Mano Asseldor ? Tes lettres
 Tes lettresparlaient de


– Oui, fit Mano, d’une voix Ă©tranglĂ©e
 Est-ce que ces lettres n’ont pasfait plaisir Ă  ma famille ?

– Mais c’était faux ! cria Tobie. Tu es l’esclave des pires esclaves de JoMitch
 Tu as menti.

– Tobie ! Est-ce qu’ils n’étaient pas heureux de ces lettres ?Tobie ne put dire un mot de plus. Mano avait tout inventĂ© pour faire

rĂȘver sa famille. Il avait Ă©chouĂ© partout, errĂ© des semaines entiĂšres,mendiĂ© pour un bol de semoule d’aubier. Et puis, il s’était engagĂ© chez JoMitch. Le dernier recours des hors-la-loi et des paumĂ©s.

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Au fil de ses lettres, il s’était inventĂ© une autre vie, dans la vente
 Unevie pleine de gloire. Celle qu’il aurait tant aimĂ© vivre, celle qui inspire lafiertĂ© Ă  des parents, Ă  des frĂšres, Ă  deux sƓurs adorĂ©es.

– Je t’emmùne, Mano, dit Tobie.Mano demeura silencieux.– Je t’emmùne. Je retourne dans les Basses-Branches. Tout le monde

sera heureux de te voir.– C’est trop tard, rĂ©pondit Mano. Laisse-moi
 Ne dis rien Ă  personne.

Oublie-moi.Tobie s’écarta brusquement du fils Asseldor.– Jamais ! Je ne te laisserai jamais. DĂ©pĂȘche-toi, ils vont revenir. Rolok

va donner l’alerte.– Non.– Vite, Mano. Ils arrivent. Je sais comment sortir. Nous serons demain à

Seldor.– Tu ne connais pas la honte, Tobie. C’est pire que la mort.– Non, c’est faux ! Rien n’est pire qu’ici.Tobie tira le bras de Mano. Des clameurs commençaient Ă  s’élever du

cratĂšre. Ils ne pouvaient pas rester lĂ . Tobie attrapa un gourdin en bois quitraĂźnait devant le dortoir. Il le prit Ă  deux mains, le souleva trĂšs haut etl’abattit sur la grosse boĂźte de Marlou. Elle se brisa en morceaux. Mano leregarda, stupĂ©fait, il cria :

– La boĂźte !– Puisqu’il n’y a que la peur qui te fait bouger
– Qu’est-ce que je vais dire Ă  Marlou ?– À toi de voir. Je m’en vais
 Adieu, Mano.Il commença Ă  courir, mais Mano le rappela :– Tobie ! Attends.Tobie s’arrĂȘta. Il vit Mano se baisser, ramasser le gourdin, et frapper Ă 

son tour avec une immense violence sur les derniers restes de la boĂźte deMarlou. Mano enchaĂźnait les coups, sans s’arrĂȘter, il ne restait que desmiettes sur le sol, mais il continuait Ă  s’acharner en tapant avec lemorceau de bois. Tobie lui arrĂȘta le bras.

– Ça suffit, maintenant. Viens.Ils partirent tous les deux. Les cris se rapprochaient derriùre eux. Mais

quand ils franchirent le trou dans le grillage, ils s’arrĂȘtĂšrent un instant.

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– Merci, Tobie, chuchota Mano.Tobie avait retirĂ© son manteau qu’il avait jetĂ© sur le sol, Mano fit

comme lui. Ils lancĂšrent leur chapeau en l’air.– On rentre Ă  la maison, dit simplement Tobie.Et ils s’élancĂšrent vers la libertĂ©.

Quand les poursuivants de Mano Asseldor et Tobie Lolness arrivĂšrent au

trou dans la clîture, ils reçurent l’ordre d’interrompre les recherches.Rolok rassembla les troupes.

Dix rangs de quatre ou cinq hommes s’étaient formĂ©s. Rolok apparutdevant eux, habillĂ© d’un peignoir qui lui arrivait aux chevilles et danslequel il se prenait les pieds. Rolok n’était plus jaune, il Ă©tait transparent.Ses lĂšvres violettes Ă©taient pincĂ©es en cul de mouche.

Il passa devant les troupes qui avaient beaucoup de mal à garder leursérieux devant lui.

Rolok avait absolument refusĂ© de dire comment il s’était retrouvĂ© toutnu dans le cratĂšre au milieu du troupeau. Il avait juste dĂ» reconnaĂźtre queTobie n’y Ă©tait pas pour rien. On l’avait sorti de lĂ , choquĂ©, sur unbrancard, et une troupe joyeuse avait accompagnĂ© le chef jusqu’auxdortoirs.

Maintenant il tentait de ne pas s’évanouir de honte devant ses hommesrassemblĂ©s.

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Et surtout devant Jo Mitch qui apparut dans l’encadrement de la galerie,accompagnĂ© de ses deux ombres, Torn et Limeur.

Jo Mitch venait d’arriver de la clairiĂšre des bĂ»cherons et avait retrouvĂ©son enclos dans un Ă©tat proche du chaos. AsphyxiĂ© de fureur, il avait dumal Ă  respirer et aurait bien voulu Ă©trangler quelqu’un


Limeur lui annonça que Truc avait aussi disparu. Tout le monde setourna vers Marlou en souriant. Il était tout rouge et se tortillait dans sonrang.

On venait de retrouver sa boĂźte Ă©crasĂ©e. Il avait toujours laissĂ© croirequ’elle Ă©tait pleine d’armes et de couteaux, mais les morceaux retrouvĂ©sne montraient la trace que de petits jouets pour enfants, une toupie, desdominos, deux poupĂ©es de mousse, et une carte signĂ©e « Maman », avecĂ©crit en grosses lettres fleuries : « pour mon Marlounet qui aime toujoursles joujoux ».

Le grand Marlou ne faisait plus le mĂȘme effet Ă  ses collĂšgues. Il avaitd’ailleurs l’air beaucoup moins grand, tout aplati par le ridicule.

Un autre homme s’avança, il tenait un manteau à la main. Il le tendit àJo Mitch.

– On a aussi trouvĂ© ça derriĂšre la clĂŽture. Tobie Lolness a dĂ» s’en servirpour s’échapper. Il y a une Ă©tiquette avec un nom : W. C. Rolok.

Jo Mitch fit un signe à Torn qui prit le manteau. Tous les yeux étaientfixés sur Rolok qui ressemblait à un vieux caramel mùché, collé dans unpeignoir.

Torn interrogea Rolok :– Ça te dit quelque chose ?– Je
 Je
 Oui, c’est mon nom
 Je crois
– Non, bafouilla Mitch.Il s’avança en secouant la tĂȘte, attrapa le manteau et regarda l’étiquette

en disant toujours non. Ses grosses bajoues claquaient quand il bougeait degauche Ă  droite.

– Mais si ! gĂ©mit Rolok. Je vous jure que c’est mon nom.– Non, glapit encore Jo Mitch.– Mais, Grand Voisin, vous savez bien, je suis Rolok
 W. C. Rolok,

votre chef d’élevage.Jo Mitch s’éloignait dĂ©jĂ . Torn et Limeur tenaient Rolok Ă  distance.– Mais enfin, gĂ©mit Rolok, je vous en supplie ! Je suis qui moi, alors ?

Je suis qui ? C’est quoi mon nom ?

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Jo Mitch se retourna une derniÚre fois. Dans un de ces hoquets dont ilavait le secret, il répondit :

– Truc.Un seul mot avait suffi. Rolok Ă©tait cuit.

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13

La veuve noire

L’élevage de Jo Mitch Arbor ne se situait qu’à quelques heures demarche des Basses-Branches. Mano venait donc de passer des mois toutprĂšs du petit paradis de Seldor, et de sa famille. Mais il en Ă©tait sĂ©parĂ© parle plus haut des remparts : la honte.

Maintenant, progressant vers les Basses-Branches, mettant ses pas dansceux de Tobie, Mano retrouvait un peu d’espoir. Il prenait mĂȘme auprĂšs deson jeune guide une vraie leçon de confiance et de courage.

Pourtant, par moments, Mano regardait autrement ce garçon quivirevoltait entre les branches devant lui. Qui était-il exactement ?

Mano avait connu le Tobie venu des Cimes, ce Tobie arrivĂ© dans lesBasses-Branches Ă  sept ans Ă  peine, avec ses parents et rien d’autre. Ilavait vu ensuite grandir le Tobie des Basses-Branches, l’enfant malin,agile, feu follet de l’arbre, curieux de tout, qui dĂ©barquait Ă  Seldor lesyeux brillants.

Mais il y avait un troisiĂšme Tobie, celui dont tout le monde parlaitdepuis quelques semaines.

Mano avait suivi par la rumeur les derniers Ă©pisodes de la vie desLolness. Il avait appris qu’ils Ă©taient remontĂ©s vers les Cimes, mais il nesavait pas pourquoi. Il avait ensuite entendu parler du drame : ce qu’on

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avait appelĂ© « la trahison des Lolness ». On parlait de « complot contrel’arbre », de « crime irrĂ©parable ». Une simple famille, les Lolness, avaittrahi le reste de l’arbre. Ils avaient Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă  mort, mais un petitgroupe du Conseil de l’arbre Ă©tait parvenu Ă  changer la peine des troiscoupables en prison Ă  vie. S’il Ă©tait retrouvĂ©, Tobie rejoindrait ses parentsen captivitĂ©. Chacun s’attendait mĂȘme Ă  ce que la condamnation sedurcisse Ă  nouveau. En effet, le Conseil de l’arbre perdait peu Ă  peu tousses pouvoirs au profit des ComitĂ©s de voisinage.

Un jour, c’était certain, les Lolness seraient exĂ©cutĂ©s.Quand il s’arrĂȘtait pour souffler, Mano se disait qu’il suivait peut-ĂȘtre

un dangereux terroriste. Mais quand il voyait Tobie tourner la tĂȘte vers lui,il retrouvait ces mĂȘmes yeux clairs du Tobie de toujours. Un garçon detreize ans qui bondissait, pieds nus, attentif Ă  chaque hĂ©sitation de soncoĂ©quipier, lui indiquant les pĂ©rilleux passe-branches, le faisant boireavant lui dans les flaques.

Mano devait surtout s’avouer qu’il accordait plus de confiance Ă  Tobiequ’à Jo Mitch et Ă  ses fameux ComitĂ©s de voisinage.

À son arrivĂ©e dans les hauteurs, trois ans plus tĂŽt, complĂštement perduet sans un sou, Mano avait pu assister Ă  la montĂ©e en puissance desComitĂ©s de voisinage.

Ce n’était Ă  cette Ă©poque que quelques associations de voisins qui,voyant augmenter la population de l’arbre, s’étaient rapprochĂ©s pourdĂ©fendre leurs coins de branche.

Jo Mitch les avait trĂšs vite soutenus. Il n’était qu’un gros Ă©leveur decharançons, incapable de prononcer un mot de plus d’une syllabe. Mais,aprĂšs six mois de leçons, il en avait appris un de cinq syllabes : « so-li-da-ri-tĂ© », un mot long mais magique. Jo Mitch se traĂźnait dans les branchesen rĂ©pĂ©tant le mot « solidaritĂ© » et en serrant des mains.

Tout le monde Ă©tait Ă©bloui qu’un homme qui avait aussi bien rĂ©ussipuisse passer ses journĂ©es Ă  dire « solidaritĂ© » dans les branches. En fait,Mitch disait le plus souvent « sodilaritĂ© », ou « sotilaridĂ© », ou encore« soriladitĂ© », mais, pour la foule, l’impression Ă©tait la mĂȘme.

Mano, alors qu’il venait d’arriver dans les hauteurs, avait un jour rĂ©ussiĂ  serrer la main de Jo Mitch. Cela faisait beaucoup d’effet, c’est vrai.Mano, fraĂźchement immigrĂ©, affamĂ©, avait serrĂ© cette grosse main molle

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et moite qui incarnait la réussite. Oui, ce Mitch avait quelque chose. Ilétait proche des gens.

Jo Mitch avait ensuite proposé aux Comités de voisinage son Planpopulaire de bon voisinage.

Il proposait de creuser gratuitement, au dĂ©but de chaque branche, degrandes citĂ©s de bienvenue. C’était en fait des trous en sĂ©rie, façon boisvermoulu, oĂč l’on parquait tous les candidats Ă  l’installation. Celapermettait de prĂ©server la vie des quartiers traditionnels. Les ComitĂ©s devoisinage recueilleraient la moitiĂ© du prix des loyers, l’autre moitiĂ© Ă©tantversĂ©e au constructeur, Jo Mitch Arbor.

À regarder le rĂ©sultat du vote, tout le monde Ă©tait enthousiasmĂ© parcette gĂ©nĂ©reuse proposition. Ceux qui ne l’étaient pas n’avaient d’ailleurspas Ă©tĂ© invitĂ©s Ă  voter.

Les charançons de Jo Mitch affluĂšrent dans les branches pour creuserles citĂ©s de bienvenue. Mano eut pendant cette pĂ©riode un peu de travaildans ces chantiers. Il pouvait manger un repas de temps en temps etdormir au sec. C’était l’époque oĂč, dans ses lettres, il crĂ©ait sa deuxiĂšmeentreprise de vente et achetait sa quarante-troisiĂšme cravate. C’étaitl’époque oĂč il glissait dans ses lettres des phrases comme « Mon assistantm’appelle, je dois vous laisser » ou « J’hĂ©berge en ce moment une jeunechercheuse en Ă©conomie qui ne me dĂ©plaĂźt pas ». Tout Ă©tait faux. S’il avaitĂ©tĂ© sincĂšre, il aurait Ă©crit : « Aujourd’hui, j’ai fait cuire un bout de maceinture. Ce n’est pas si mauvais. Vous me manquez. Je veux revenir Ă  lamaison. »

La derniĂšre Ă©tape du plan Mitch visait le Conseil de l’arbre. Petit Ă  petitil se dĂ©brouilla pour affaiblir le Conseil et le ridiculiser. Il suffisait desaupoudrer des petits jeux de mots ou d’insister sur la premiĂšre syllabe deConseil. On disait le « con-con-seil ». On commençait Ă  dire « cesmessieurs du con-con-seil », puis « le vieux Rolden qui n’a plus toute satĂȘte », enfin « les vieux » ou « les vieux croĂ»tons ».

Comme Jo Mitch faisait lui-mĂȘme partie du Conseil, on trouvait trĂšscourageuses ses critiques. On disait : « Jo Mitch parle pour le peuple. Ilprend des risques. »

Il avait fini par dĂ©missionner du Conseil. En partant, il cracha sur leconseiller Rolden. Et il y eut quelques idiots pour rĂ©pĂ©ter que c’était

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vraiment courageux de cracher sur un homme de quatre-vingt-dix-huit ansqui reprĂ©sentait l’ancien pouvoir.

AussitĂŽt, le Conseil de l’arbre cessa d’ĂȘtre Ă©coutĂ©. Tous les regards setournĂšrent vers les ComitĂ©s de voisinage qui dĂ©cidaient chaque jour denouvelles lois. C’est Ă  ce moment-lĂ  que Jo Mitch fut nommĂ© GrandVoisin. Il prĂ©sidait l’ensemble des ComitĂ©s de voisinage. L’interdictiondes livres et des journaux fut enfin votĂ©e.

Mano comprit trĂšs vite la mĂ©thode Mitch. C’était tout le contraire de cequ’il avait appris Ă  Seldor, dans sa famille. Mais la faim et la peur Ă©taientplus fortes que tout. Il s’engagea comme volontaire chez Jo Mitch Arbor.

C’est ainsi que Mano devint l’esclave de la peur.À cĂŽtĂ© de lui, le jeune Tobie, traquĂ©, mis Ă  prix, pourchassĂ©, paraissait

plus libre qu’un papillon.

La nuit tombait. Si bas, dans les branches, les changements de lune sonttrĂšs peu sensibles. Mais Tobie devinait Ă  la pĂąle lueur qui Ă©clairait sonchemin, qu’il devait y avoir un premier croissant de lune. Les derniĂšresnuits avaient Ă©tĂ© complĂštement noires et la lune n’allait cesser de grandirtout au long du mois. Pourtant, un lointain grondement annonçait un orage.Un Ă©clair dessina des ombres autour d’eux. DĂ©jĂ , la lune disparaissait.

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Tobie remonta son col. Il entendit derriĂšre lui :– Tobie
– Oui, Mano ?– Tu n’as pas une cravate Ă  me prĂȘter ?Tobie croyait rĂȘver.– Une cravate, Mano ?– Quand on fait de la vente, on doit avoir une cravate. Il faut que j’aie

une cravate pour arriver chez mes parents.Tobie s’arrĂȘta.– Mano
– Je vais dire Ă  ma famille que j’ai pris quelques jours pour venir les

voir, je ne veux pas leur avouer tout de suite la vĂ©ritĂ©.Tobie rĂ©alisa calmement :– Tu ne vas pas recommencer Ă  leur mentir ?– Je
 Euh
 Un jour, je leur dirai tout.Un retentissant coup de tonnerre l’interrompit. L’orage venait. Tobie

s’était tournĂ© vers Mano.– Tu veux dire que j’ai risquĂ© ma vie pour un menteur, que je suis en

train d’aider un menteur à rentrer chez lui ? C’est ça ?– Je ne fais pas ça pour moi, expliqua Mano. Je veux juste ne pas les

choquer.– TrĂšs bien, Mano. Tu as sĂ»rement raison. Bonne chance !Mano avait baissĂ© la tĂȘte pour voir oĂč il posait son pied. Quand il releva

les yeux, il Ă©tait seul.

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– Tobie
 ? Tu es lĂ  ?Non. Tobie n’était plus lĂ . L’ombre d’une gigantesque feuille morte

passa sur Mano. Il Ă©tait seul au milieu de nulle part. Il ne savait ni oĂč ilĂ©tait, ni oĂč il devait aller. En un dixiĂšme de seconde, Tobie s’étaitvolatilisĂ© dans l’air.

– Je t’en supplie, Tobie, cria-t-il. Je t’en supplie, reviens
Sa voix rĂ©sonna dans l’obscuritĂ© :– Tobiiiiiiiiiie !Il n’y eut que le sifflement du vent pour lui rĂ©pondre. Mano s’effondra

contre l’écorce. Il sentit une goutte de pluie qui lui tombait dessus. Puisune autre, Ă  cĂŽtĂ©. Mano resta lĂ , incapable de se relever et de faire un pas.La pluie tombait plus fort. L’orage grondait.

On n’imagine pas ce que reprĂ©sente une goutte de pluie quand onmesure moins de deux millimĂštres. En quelques instants, Mano Ă©tait Ă essorer. Il sanglotait Ă  l’endroit exact oĂč Tobie l’avait abandonnĂ©.

– Je dirai toute la vĂ©ritĂ©, Tobie
 Je ne mentirai plus jamais
Au dĂ©but, il n’entendit pas le vrombissement qui approchait.En une demi-minute, ils Ă©taient lĂ , dans un vacarme bourdonnant. Un

nuage de moustiques qui cherchaient un refuge sous l’orage. ApercevantMano, dĂ©sarmĂ© sur la branche, ils filĂšrent en grappe vers lui. Avecquelques oiseaux et d’autres insectes, les moustiques Ă©taient parmi lesplus dangereux prĂ©dateurs de l’arbre. Une seule piqĂ»re suffisait Ă  vider deson sang un homme vigoureux.

Cette fois-ci, ils étaient bien quinze à tournoyer autour de Mano. Desmoustiques à la trompe aiguisée comme une lame, qui avaient oublié lapluie et le vent, surexcités par le sang chaud qui coulait dans les veines deMano.

Perdu sur sa branche, sans dĂ©fense, au milieu des Ă©clairs qui dĂ©chiraientl’air, le pauvre garçon vit venir son dernier instant. Les battements desailes des moustiques faisaient voler en Ă©clats les gouttes de pluie. Unebrume d’eau enveloppait cette armĂ©e sanguinaire.

OĂč Ă©tait passĂ© Tobie ?L’orage qui dĂ©versait des flots de pluie ne suffisait pas Ă  disperser les

moustiques. Mano parvenait encore Ă  les repousser en agitant bras etjambes et en poussant des cris d’horreur. L’un des moustiques avait rĂ©ussiĂ  l’atteindre au ventre, lacĂ©rant son vĂȘtement, Ă©raflant Ă  peine la peau.

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Mano vit alors rouler vers lui, le long de l’écorce, une vague d’eau danslaquelle apparaissait parfois le pantalon rouge de Tobie. Les moustiquesreprirent un peu d’altitude pour laisser passer ce torrent.

– Accroche-toi, Mano !Mano n’eut que le temps de voir sortir de l’eau une main qui l’agrippa

en passant et l’attira dans sa dĂ©gringolade. Tobie et Mano roulĂšrent ainsiplusieurs secondes, sur la pente de la branche, sans pouvoir respirer.

Puis ils ne sentirent plus rien sous eux. Ils se retrouvùrent en suspensiondans l’air.

Tobie passa ce temps Ă  revoir sa courte vie qui s’achevait dans cettechute. Il se disait que cela avait Ă©tĂ© une belle vie malgrĂ© tout. À treize ans,il avait vĂ©cu bien des choses. Il pensa Ă  ses parents qui n’entendraient plusparler de lui. À la famille Asseldor.

Il pensa Ă  Elisha.

Elle lui avait dit au revoir au bord de leur lac, un mois plus tît.Elle n’aimait pas les adieux. Elle portait sa robe verte. Les pieds dans

l’eau jusqu’aux chevilles, elle soulevait un peu le bas de sa robe. Tobieavait roulĂ© son pantalon aux genoux. Aucun des deux ne pouvait regarderl’autre. Ils contemplaient l’eau qui dessinait des ronds autour de leursjambes. Elle n’avait pas fait de grandes phrases.

– Tu pars ?– Oui, mais je vais revenir, rĂ©pondit Tobie.– Tu dis ça
– C’est vrai, je vais revenir, rĂ©pĂ©ta Tobie. Je remonte juste dans les

Cimes, pour ma grand-mùre, et je reviens.– On verra.– Non, on verra pas, Elisha. Tu me crois pas ?Elisha lñcha sa robe, comme si elle n’avait plus rien à faire qu’elle soit

mouillĂ©e. Elle avança mĂȘme d’un pas dans l’eau. Tobie Ă©tait un peu enretrait. Il imita le bruit de la cigale. C’était leur signe de reconnaissance.

– Quand je reviendrai, je ferai la mĂȘme chose. Il y aura encore unecigale pour chanter Ă  l’automne. Ce sera moi.

Elisha avait rĂ©pondu par une phrase trĂšs dure :– Tu sais, des cigales, dĂšs l’étĂ© prochain, il y en aura plein les Basses-

Branches
 Alors
 On va pas arrĂȘter de vivre


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Elle faisait ça, Elisha, parfois. Des petits coups de poignard avec lesmots. C’était toujours quand elle Ă©tait triste.

Tobie ne dit plus rien. Il posa sur l’eau une petite coquille rouge vifqu’il avait trouvĂ©e, et il s’en alla. La coquille dĂ©riva trĂšs lentement versElisha. Elle la cueillit quand elle vint s’échouer sur les plis de sa robe quiflottait, formant de longues plages de soie verte.

Elisha ne rentra chez elle que trĂšs tard, la coquille rouge dans le creuxde la main.

Tobie repensa aux derniĂšres paroles d’Elisha : « On va pas arrĂȘter devivre. » Il se les rĂ©pĂ©tait alors qu’il ne cessait de chuter dans le vide.

L’averse avait cessĂ©. Un lointain Ă©cho d’orage parcourait encore l’arbre.Au bout de plusieurs minutes, il commença Ă  se poser des questions. Il

se sentait comme sur un matelas d’air. Il trouvait cette chute bienconfortable. Et si c’était ça, arrĂȘter de vivre ?

Il se disait que ce n’était pas si terrible. Il entendit une voix :– Tobie
Et en plus, il y avait de la compagnie ! Bonne surprise
– Tobie
 C’est moi, Mano. Tu m’entends ?– Oui, rĂ©pondit Tobie. Tu tombes aussi ?– Non, je crois qu’on s’est arrĂȘtĂ©. Mais je vois rien.Tobie bougea la main. Ses gestes semblaient freinĂ©s par quelque chose.

Un peu plus loin, Mano commençait Ă  s’agiter. Il marmonnait :– Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?Alors Tobie hurla :– Ne bouge pas, Mano ! Surtout ne bouge pas !Mano se figea :– Qu’est-ce qu’il y a ?– Ne fais pas un seul geste.Mano n’osa plus dire un mot.– On est dans une toile d’araignĂ©e. On est tombĂ© dans une toile.Mano et Tobie avaient Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s par cette toile qui leur avait sauvĂ© la

vie. Elle deviendrait maintenant leur tombe s’ils ne s’en dĂ©gageaient pasavant l’arrivĂ©e de l’araignĂ©e.

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Chaque mouvement risquait de les emmĂȘler davantage dans la toile.Chaque vibration pouvait avertir l’araignĂ©e veuve noire qu’il y avait deuxbiftecks dans le filet Ă  provisions.

Tobie considéra la situation le plus calmement possible. Il connaissaitbien les araignées. Il savait repérer la toile en chausse-trappe de la veuvenoire. Son pÚre, Sim Lolness, avait passé son doctorat en écrivant unethÚse sur les arthropodes, consacrant trois chapitres à la veuve noire,mortellement dangereuse.

Par ses travaux, Sim avait encouragĂ© dans l’arbre l’utilisation de la soied’araignĂ©e, beaucoup plus fine et rĂ©sistante que n’importe quel fil vĂ©gĂ©tal.

Mais Tobie avait surtout appris qu’une proie prise au piĂšge de la toiledisposait de quelques minutes au maximum avant que l’araignĂ©e ne dĂ©cĂšlesa prĂ©sence.

Tobie tira sur un fil de la toile. Il l’embobina autour de son poignet. Ildevait accumuler assez de fil sans affaiblir la structure qui les portait. EnmĂȘme temps qu’il travaillait, il donnait ses instructions Ă  Mano :

– DĂ©coupe la toile autour de toi. En cassant fil aprĂšs fil
 Tu ne laissesque ceux qui te soutiennent.

Mano obĂ©issait. Il avait encore son petit couteau Jo Mitch Arbor.Tobie rĂ©ussit Ă  rassembler une grosse bobine de filin de soie. Il n’y avait

maintenant autour de lui que des mailles trĂšs larges. Il fixa le bout du filsur une de ces mailles, et lĂącha la bobine.

En quelques secondes, il avait réussi à traverser la toile et se laissaitglisser le long du fil. Il entendit la voix de Mano au-dessus de lui :

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– Tobie, j’ai presque tout coupĂ©.Tobie rĂ©pondit :– Je suis en dessous. Quand je te le dirai, tu te laisseras tomber sous la

toile. Ne perds pas une seconde. Quand je crie, tu lñches.– Je vais tomber dans le vide !– Fais ce que je te dis. Je t’attraperai. Saute à mon signal.– Je ne peux pas.– Tu peux, Mano.– J’ai peur.– Oui, Mano. Enfin une vraie raison d’avoir peur. Profites-en. Tu vas

sauter.Et Tobie commença à se balancer au bout de son fil. Toutes les deux

secondes, il passait exactement sous Mano, comme le balancier d’unehorloge. Il calcula qu’il devait donner le signal juste avant, pour pouvoirrĂ©cupĂ©rer Mano dans sa chute.

Mano Ă©tait au-dessus du vide. Il savait qu’il ne pourrait jamais sauter. Ilfallait qu’il le dise Ă  Tobie. Il devait trouver une phrase comme : « Pars,Tobie. Je prĂ©fĂšre rester. Dis toute la vĂ©ritĂ© Ă  ma famille. »

Il gĂ©mit :– Tobie
Mano sentit la prĂ©sence d’une ombre juste derriĂšre lui. C’était bizarre

parce qu’il savait que personne n’aurait pu s’approcher sans faire vibrer latoile et se signaler. Personne n’avait l’habiletĂ© aĂ©rienne de faire cela.Personne.

À part peut-ĂȘtre
La veuve noire ! Elle se dressait Ă  cĂŽtĂ© de lui.Mano entendit le signal de Tobie.Il se prĂ©cipita dans le vide.

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14

Seldor

C’était un petit matin comme les autres dans la ferme de Seldor.Mia et MaĂŻ avaient entendu gronder l’orage pendant leur sommeil. Elles

s’étaient levĂ©es de bonne heure sans faire de bruit pour leurs deux frĂšres.Les garçons avaient travaillĂ© une partie de la nuit avec leur pĂšre, prĂ©parantune centaine de conserves pour l’hiver avec un champignon dĂ©couvert auxconfins de la propriĂ©tĂ©.

AprĂšs la pluie, les filles allaient toujours vers la mare aux Dames. Legrand-pĂšre Asseldor avait baptisĂ© ainsi un fossĂ© d’écorce polie qui seremplissait Ă  chaque pluie d’une eau transparente. C’était le repĂšre desdames Asseldor qui y prenaient des bains.

Mia se frottait dans l’eau avec une Ă©ponge.– Dans un mois, il fera trop froid. J’en profite.– Je pense que Mano a une baignoire couverte, dans sa maison des

Cimes, continua Maï.– Il a des servantes qui lui brossent le dos, des gens qui lui versent

dessus des bassines d’eau tiĂšde.C’était leur jeu prĂ©fĂ©rĂ©. Imaginer la vie de leur frĂšre, Mano.Dans la famille, on ne se vantait pas. Alors si les lettres de Mano Ă©taient

aussi enthousiastes, c’était que la rĂ©alitĂ© Ă©tait plus merveilleuse encore. Il

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disait qu’il avait deux maisons, il en possĂ©dait donc probablement quatre.Il Ă©crivait qu’il avait cent sept paires de chaussures, c’est qu’il en avait aumoins mille.

– C’est triste qu’on ne puisse pas lui Ă©crire. Il ne met jamais sonadresse, dit l’aĂźnĂ©e.

– Moi, je voudrais lui parler de Lex, rĂ©pondit Mia.Lex Ă©tait le seul fils des Olmech, une famille voisine, dans les Basses-

Branches.Lex avait suivi toute l’histoire de Mano. Il rĂȘvait maintenant d’aller

faire de la vente lĂ -haut, comme Mano. Il rĂȘvait aussi d’emmener Mia, lacadette des Asseldor.

Mia et Lex s’aimaient depuis un an et demi. Ça n’allait pas plus loinque des promenades main dans la main, mais c’était dĂ©jĂ  vertigineux pourtous les deux. Il faut reconnaĂźtre qu’il Ă©tait facile de tomber amoureuse deLex, si beau avec ses yeux veloutĂ©s, et qu’on n’avait pas de mal non plus Ă ĂȘtre sĂ©duit par Mia, presque rousse, un teint de lune, les mains comme desnuages effilochĂ©s. C’était un couple sauvage et beau, d’une autre Ă©poque.

Lex n’avait pas parlĂ© Ă  ses parents de ses projets d’amour et de voyage.Les Olmech comptaient d’ailleurs sur leur fils pour reprendre la petiteentreprise familiale : un moulin Ă  feuilles qui donnait une farine blanchetrĂšs rĂ©putĂ©e.

– Mano pourra parler aux parents.– Oui, dit MaĂŻ.Mia regardait sa grande sƓur, aussi resplendissante qu’elle.– C’est bizarre l’amour. Pourquoi c’est moi qui suis tombĂ©e amoureuse

de Lex, et pas toi ? Tout d’un coup entre deux personnes, il se passequelque chose. Lex et Mia. Mia et Lex. Et le reste du monde n’existe plus.

– Oui, dit Maï.Maï comprenait trùs bien ce que disait sa sƓur. Tout d’un coup, entre

deux personnes
 Et le reste du monde n’existe plus.Car MaĂŻ aussi, depuis cinq ans, Ă©tait folle amoureuse de Lex.Elle n’avait jamais osĂ© le dire Ă  personne. Surtout pas Ă  Mia. Surtout

pas Ă  Lex. Elle ne savait pas comment prononcer la premiĂšre phrase : « Tusais, Lex, je crois que
 » ou « Lex, je veux te dire
 » ou « Si je te disais,Lex, que
 »

Et, en quelques heures, un an auparavant, sa petite sƓur s’était emparĂ©edu beau Lex. Simplement, sans rĂ©flĂ©chir, en laissant son cƓur en libertĂ©.

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Elle n’avait peut-ĂȘtre pas prononcĂ© un mot. Elle avait peut-ĂȘtre justetouchĂ© la main de Lex.

MaĂŻ n’en voulait pas Ă  Mia. Elle n’en voulait pas Ă  Lex. Elle s’envoulait Ă  elle-mĂȘme. Mais c’était trop tard.

Maintenant, dans la mare aux Dames, Mia allait sĂ»rement se mettre Ă parler de Lex. Comme si MaĂŻ restait Ă  convaincre qu’il Ă©tait doux, qu’ilĂ©tait bon, qu’il Ă©tait fort, et tout le reste
 MaĂŻ savait tout cela mieux quen’importe qui, puisqu’elle n’en dormait plus depuis cinq ans.

Elle s’écria pour changer de sujet :– Quand Mano va revenir, je pense qu’on ne le reconnaĂźtra pas.– Peut-ĂȘtre, dit Mia, rĂȘveuse.Elles se drapĂšrent dans des serviettes bleues, et coururent vers la

maison. C’était le premier jour d’octobre, il faisait presque froid. Ellesgrelottaient. Elles entrĂšrent en mĂȘme temps dans la grande piĂšce voĂ»tĂ©e oĂčbrĂ»lait dĂ©jĂ  un feu. Elles s’arrĂȘtĂšrent, stupĂ©faites.

Tout le monde était levé, immobile, comme dans un tableau vivant.Leur mÚre se tenait debout portant une bouilloire fumante. Leurs deux

frĂšres Ă©taient un peu derriĂšre, appuyĂ©s contre le mur. Le pĂšre Asseldorprojetait sa haute stature en contre-jour devant la fenĂȘtre.

Il y avait, assis sur la dalle de la cheminĂ©e, un autre personnage blottidans une couverture. La fumĂ©e du bol de tisane qu’il serrait dans ses mainsvoilait son visage.

– C’est moi. C’est Mano.Les deux jeunes filles reculùrent d’abord. Un silence coula doucement

le long des voĂ»tes sombres. Mia s’approcha la premiĂšre.– Mano
 ?– Je veux vous demander pardon.Sur une planche, Ă  cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre, il y avait le gros album oĂč

Mme Asseldor collait soigneusement les lettres de son fils. On pouvait liredessus Mano dans les Cimes. Comme un titre de roman.

L’auteur se trouvait lĂ , pauvre et dĂ©pouillĂ©, recroquevillĂ© dans unecouverture. Il avait tout inventĂ©. Il Ă©tait comme ces Ă©crivains un peu ternesqui n’ont rien du rayonnement de leurs hĂ©ros.

Le pĂšre dit :– Mano nous a menti. Depuis des annĂ©es, il n’a pas arrĂȘtĂ© de se tromper

et de nous tromper. Il n’a pas fait un seul bon choix. Ou plutît il n’en a fait

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qu’un seul : il a dĂ©cidĂ© de revenir vers nous. Ce dernier choix, il n’effacerien, mais il rĂ©parera tout.

Mano avait posĂ© son bol et tenait sa tĂȘte dans ses mains. Oui, il Ă©taitrevenu. VoilĂ  le plus important. La vie pouvait reprendre. Mais son pĂšrecontinuait de sa belle voix grave :

– Je veux qu’un jour Mano reparte.Stupeur dans la salle. La famille Asseldor au complet se tourna vers le

patriarche.– Je veux que Mano rĂ©alise son rĂȘve. Et son rĂȘve n’est pas avec nous.– Si, papa
, sanglota Mano.– Non. Tu dis ça parce que tu as peur. Toujours la peur
Le pĂšre Asseldor attrapa l’album et le jeta dans le feu. Puis, il chercha Ă 

retrouver son calme. Les flammes montaient trÚs haut. Maï et MiaremarquÚrent enfin Tobie, assis dans un angle sombre de la piÚce, à cÎté dela huche à pain.

– Tobie ! dit MaĂŻ. Tu es lĂ  ?– Il nous a ramenĂ© Mano, dit la mĂšre.

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Le pĂšre Asseldor reprit la parole :– Pour le moment, Mano et Tobie sont en danger. Ils sont recherchĂ©s. Il

faut les cacher. Mano repartira quand tout sera fini.– Cachez d’abord votre fils, dit Tobie. Je me dĂ©brouillerai. Vous ne

pouvez pas avoir deux fugitifs Ă  Seldor. Ce serait dangereux pour toutevotre famille.

MaĂŻ s’exclama :– On ne peut pas laisser tomber Tobie
Mia n’était pas capable de dire un mot. Elle regardait Mano. Puis les

flammes qui dansaient. Elle voyait dans quel Ă©tat avait fini son rĂȘve. Etcelui de Lex, son amoureux, qui se brisait en mĂȘme temps.

Milo, le frĂšre aĂźnĂ©, continua :– Tobie, au moins, ne nous a jamais menti, lui.Tobie laissa passer un instant, et il dit :– Votre frĂšre a dĂ©sertĂ© l’armĂ©e de Jo Mitch. Il va ĂȘtre massacrĂ© s’il est

retrouvĂ©. C’est moi qui lui ai fait quitter son poste. Je veux que vous vousoccupiez de Mano.

Le silence revint. L’album avait presque fini de brĂ»ler. Mano entendit lavoix de son pĂšre qui disait :

– DerriĂšre les flammes de la cheminĂ©e, il y a une plaque carrĂ©e.DerriĂšre cette plaque, il y a une toute petite piĂšce avec une aĂ©ration. Uneseule personne peut s’y cacher. On va sĂ»rement vous chercher pendantplusieurs semaines, vous ne pouvez pas rester Ă  deux dans ce trou.

– Cachez Tobie, dit Mano, la gorge serrĂ©e.– Non, murmura Tobie, je vais juste me reposer une nuit et je descendrai

vers Onessa, chez moi.Un des deux frùres, Milo, sortit de l’ombre.– Je vais te conduire chez les Olmech. C’est à une heure d’ici, à peine.

Tu pourras y passer le reste de la journĂ©e, et la nuit. Personne n’ira chezeux pour te trouver.

Mia frissonna en entendant le nom des Olmech. Le pÚre semblaithésitant.

– Je ne sais pas s’il faut mettre les Olmech dans cette histoire. Je lesaime beaucoup, mais


– Papa, interrompit Milo, si Tobie et Mano sont recherchĂ©s, on aura unevisite dĂšs aujourd’hui. Il faut se dĂ©pĂȘcher. Les Olmech ont une cave oĂč ils

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mettent la farine de feuilles, sous le plancher. Tobie pourra dormir lĂ  unenuit.

Tobie se leva.– J’y vais, je ne connais pas bien les Olmech, mais si vous pensez qu’on

peut leur faire confiance
 Je n’ai pas besoin de toi, merci, Milo, dit-il aufrĂšre Asseldor. Je prĂ©fĂšre ne pas leur parler du retour de Mano.

Mia s’assit sur une chaise, soulagĂ©e : Tobie n’allait pas parler de ManoĂ  Lex Olmech. Elle lui raconterait tout plus tard.

Dans un torchon, Mia rassembla du pain, des rouleaux de viande desauterelle, et d’autres friandises. Tobie jeta le baluchon sur son Ă©paule. Ilserra dans ses bras chaque membre de la famille. Quand il arriva devantMano, il lui dit tout bas :

– Rappelle-toi ta promesse.Et il prit les deux mains de son ami dans les siennes.Puis, Tobie passa la porte.La famille Asseldor, regroupĂ©e autour de la fenĂȘtre, le vit s’éloigner et

disparaĂźtre au bout du chemin d’écorce.

Mano avait fait une promesse Ă  Tobie. Il avait jurĂ© en collant son frontcontre celui de Tobie, comme on fait dans les branches de l’arbre.

Cela se passait juste aprĂšs le grand saut de Mano, dans la toiled’araignĂ©e. Il avait Ă©tĂ© rattrapĂ© Ă  la derniĂšre seconde par Tobie, pendu Ă son fil.

L’un au-dessus de l’autre, ils descendaient le long du cñble de soie.Aprùs quelques minutes, Mano dit :

– On est au bout.– Parfait, dit Tobie, monte sur la branche.– Mais
– Vite !– 
 Il n’y a pas de branche
Le fil Ă©tait beaucoup trop court. La branche devait ĂȘtre plus bas, Ă  une

trĂšs grande distance. Que faire ? S’ils lĂąchaient le fil, ils se briseraient enmorceaux Ă  l’arrivĂ©e. S’ils remontaient, ils se retrouveraient bientĂŽt nez Ă nez avec l’araignĂ©e.

Le temps passa. Ils Ă©taient suspendus dans l’air et leurs forcescommençaient Ă  faiblir. Tobie parla le premier :

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– Quand on est comme ça, en grand danger, il faut faire des promesses.On a si peu de chances de s’en sortir, qu’on peut faire des promessessĂ©rieuses


– Moi, dit Mano, si on survit
Mano hĂ©sita, il cherchait ce qui avait changĂ© en lui. Il reprit :– Si on survit, je ne serai plus jamais le mĂȘme.Il Ă©tait remontĂ© Ă  la hauteur de Tobie, et leurs fronts se touchaient.

Mano ajouta en rouvrant les yeux :– Si on survit, je n’aurai plus peur de rien
 Je serai un homme

couraaa
 Aaaaaaaaaaahhhhh !Il hurla d’épouvante. Juste en face de lui se creusait le grand suçoir de

l’araignĂ©e veuve noire, prĂȘte Ă  l’avaler. Ses yeux durs perçaientl’obscuritĂ©.

AffamĂ©e, elle s’était jetĂ©e dans le vide Ă  leur poursuite et descendait Ă cĂŽtĂ© d’eux au bout d’un fil qu’elle tissait au fur et Ă  mesure. Ses pattesfaisaient cinquante fois la taille des jambes de Tobie.

C’est Mano qui rĂ©agit le premier.– Remonte, Tobie, je m’occupe d’elle.Il avait sorti son couteau et l’agitait en rond comme les ailes d’un

moulin.Tobie cria :– Je reste avec toi.Il fit un mouvement de balançoire et la veuve noire dut comprendre que

son casse-croĂ»te n’allait pas se laisser avaler comme un biscuit sansdĂ©fense. Elle rabattait ses pattes quand le couteau de Mano passait tropprĂšs d’elle, mais les renvoyait aussitĂŽt comme des flĂ©chettes.

C’était un monstre d’araignĂ©e un peu poilue, de plus en plus agitĂ©e.Tobie eut quand mĂȘme envie de crier :

– Elle ressemble à ma grand-mùre !

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Le combat Ă©tait trop inĂ©gal. L’araignĂ©e n’avait pas dĂ» ĂȘtre flattĂ©e par lacomparaison de Tobie, elle donnait des coups de pattes sans pitiĂ©. Elleallait les assommer, les tuer, et les aspirer goutte aprĂšs goutte avec sonsuçoir gluant.

– Alors ? C’était quoi, ta promesse ? hurla Tobie.– Être courageux !Tobie croisa le regard de Mano qui faisait tournoyer son couteau, et lui

dit :– Pour le moment tu tiens ta promesse, Mano !

L’une des pattes dĂ©sarticulĂ©es de l’araignĂ©e vint fouetter le fil de soie

des deux compagnons. Il y eut une secousse. Tobie et Mano descendirentd’un millimùtre au moins. La seconde d’aprùs, leur fil chutait encore d’unniveau. La veuve noire se mit sur ses gardes.

– Bouge, Mano, fais des mouvements ! Il faut tirer sur notre fil !Le fil commença à descendre par violentes secousses. Tobie avait

compris que la toile oĂč Ă©tait fixĂ© leur cĂąble se dĂ©faisait comme une maillede laine sur laquelle on tire. L’araignĂ©e, elle, ne comprenait rien du tout.Elle restait prostrĂ©e, regardant s’éloigner vers le bas ces appĂ©tissants boutsde viande.

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Finalement, le fil se dĂ©vida en tournoyant comme une pelote. Tobie etMano chutĂšrent Ă  grande vitesse. L’araignĂ©e, elle, tentait de remonteravant que sa toile soit un trou bĂ©ant.

Par miracle, les deux compagnons rebondirent sur une feuille ets’immobilisùrent.

Mano regarda Tobie dans l’ombre.– On est oĂč ?Tobie plissa les yeux pour mieux voir, mais c’est la douce odeur

d’humiditĂ© et de champignon qui lui permit de dire d’une voix forte :– On est arrivĂ©. VoilĂ  les Basses-Branches.Une heure plus tard, ils arrivaient Ă  Seldor.

Quand, un peu plus tard, Tobie quitta Seldor, en route vers le moulin des

Olmech, il prit son temps. Les paysages des Basses-Branches lui faisaientoublier sa fatigue. Des pucerons dĂ©talaient Ă  son passage. Il dĂ©logea unegrosse mouche qui pondait. Il marchait les bras Ă©cartĂ©s pour se remplir del’air de son pays. Souvent, ces derniĂšres semaines, il avait cru qu’il nereviendrait pas. Maintenant il se glissait entre les lianes, reconnaissait lescollines d’écorce verte et les grottes ruisselantes.

Enfin, il se permit de penser Ă  ses parents. Cette pensĂ©e lui souleva lecƓur. Il gonfla ses poumons.

Sim et Maïa Lolness étaient captifs, enchaßnés quelque part dans leshauteurs. Reverraient-ils aussi les Basses-Branches, un jour ? Tobievoulait le croire.

Par-delĂ  les distances, il chuchotait Ă  ses parents :– Je vais bien. Je vous attends.C’était une carte postale Ă©crite dans l’air. Tobie imaginait qu’une brise

tiĂšde ascendante, ou bien le flux secret de la sĂšve brute, Ă©lĂšverait ces motsvers lĂ -haut.

Et lĂ -haut, en effet, dans un cachot puant, un homme se tourna vers safemme. Il semblait trĂšs amaigri. Sa chemise dĂ©chirĂ©e Ă©tait bien boutonnĂ©ejusqu’au col. Il se tenait droit sur une bĂ»chette moisie. À travers lesbarreaux, il voyait un gardien Ă  chapeau, ronflant devant sa biĂšre demousse.

La femme avait posĂ© ses deux mains, l’une dans l’autre, sur sa robesale. Ses yeux Ă©taient secs, parce qu’elle n’avait plus de larmes pour

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pleurer.L’homme dit :– Ma jolie MaĂŻa
La femme ne rĂ©pondit pas, mais ces mots lui avaient fait l’effet d’une

Ă©charpe chaude sur les Ă©paules.– Ma MaĂŻa, je crois que notre fils va bien.Il passa son bras autour de la taille de sa femme.Sim Lolness souriait.

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15

Le moulin

Quand elle vit Tobie, Mme Olmech grimpa sur une chaise en poussantdes petits cris.

DrĂŽle d’accueil pour un jeune ami de treize ans, Ă  bout de forces.Tobie Ă©tait arrivĂ© vers dix heures du matin. Il pensait trouver tout le

monde Ă  la maison. Quand il a plu, les meuniers ne peuvent pas ramasserles feuilles pour les moudre. Elles sont mouillĂ©es et donnent une bouilliequi n’a rien Ă  voir avec la bonne farine de feuille dont on fait le pain blondet les pĂątisseries.

Il n’y avait que Mme Olmech dans sa cuisine. Elle Ă©tait en train denettoyer le chariot Ă  feuilles avec une Ă©ponge. C’était un chariot gris,comme un cube Ă  roulettes, avec une ouverture au-dessus, et une autre endessous pour dĂ©charger les morceaux de feuille dans la cave.

Elle arrĂȘta enfin de couiner.– Mais
 Qu’est-ce que
 Qu’est-ce que tu fais lĂ  ?Tobie se passa la main sur le visage.– Je suis dĂ©solĂ© de vous dĂ©ranger, madame Olmech. J’ai besoin d’aide.– Je
 Mon mari n’est pas lĂ . Je ne sais pas
 Tu veux quoi, mon petit ?– Et votre fils ? Il n’est pas lĂ  non plus ?Mme Olmech descendit de sa chaise.

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– Lex est parti ce matin, il reviendra demain. Il est allĂ© chercher desrĂ©serves d’Ɠufs tout en bas.

Tobie tressaillit.– En bas ?– PrĂšs de la frontiĂšre
– Ah
– Chez les Lee. Elisha Lee et sa mĂšre.– Ah
, rĂ©pĂ©ta Tobie.– On fait des stocks pour l’hiver. Les cochenilles ont bien pondu. Mais,

dis-moi, toi
– Et elles vont bien ?– Qui ça ? Les cochenilles ?– Elisha et sa mĂšre
– Je crois bien. Je ne sais pas.Tobie laissa Ă©chapper un long soupir.– Qu’est-ce que tu veux, toi, petit ? demanda la mĂšre Olmech en se

penchant sur lui.D’un coup, Tobie avait envie de prendre ses jambes à son cou et de filer

vers Elisha. Il resta silencieux un instant. Ses yeux s’alourdirent et ilchancela.

La femme poussa la chaise vers lui. Il resta debout, accroché au dossier.La fatigue se faisait soudainement sentir. La mÚre Olmech dit :

– Je croyais que tu Ă©tais dans les hauteurs. On parle de vous, lesLolness
 On dit que vous avez eu des problĂšmes.

– J’ai besoin de me reposer jusqu’à demain, balbutia Tobie.– Bah
 C’est pas pratique, pour nous
 Tu vois, on a deux lits

seulement.S’il n’avait pas Ă©tĂ© aussi Ă©puisĂ©, Tobie se serait rappelĂ© que le lit de Lex

Ă©tait libre, et que la mĂšre avait sĂ»rement d’autres raisons de ne pasl’accueillir, mais il dit :

– Je ne veux pas de lit
 Je veux me coucher dans votre cave
– Mais
– Je vous le demande
 S’il vous plaĂźt. Je suis
La chaise trembla sous sa main.– 
 fatigué 

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Mme Olmech poussa le chariot Ă  feuilles sur ses roues. On vitapparaĂźtre une trappe amĂ©nagĂ©e dans le sol. Elle l’ouvrit sans rien dire.Tobie se laissa glisser Ă  moitiĂ©. Avant de disparaĂźtre, il demanda :

– Remettez le chariot au-dessus de la trappe. Ne dites à personne que jesuis là. Je vous en supplie.

Elle regarda ce petit garçon au regard dĂ©lavĂ© qui lui murmura :– Merci.La trappe se ferma au-dessus de Tobie. Il entendit le chariot qui revenait

à sa place. Une bonne odeur de farine lui caressait les narines. Il repensa àsa mÚre et à son pain chaud. Des tranches épaisses tartinées de beurre.

Une miette plus tard, il dormait.

Quand il se rĂ©veilla, il n’avait aucune idĂ©e de l’heure. Il avait cruentendre dans son sommeil des pas et des Ă©clats de voix au-dessus de lui.Il se souvenait d’une sorte de grosse colĂšre. Comme si le pĂšre Olmech, Ă son retour, s’était Ă©nervĂ© contre sa femme
 Mais Tobie mit cela sur lecompte d’un mauvais rĂȘve, parce que la maison semblait maintenant trĂšscalme.

Tobie s’étira. Dans le noir, il fit glisser vers lui le baluchon qu’il avaitapportĂ© de Seldor. Il dĂ©vora tout avec dĂ©lices. Il reconnut les bons produitsAsseldor, ces pique-niques qu’on lui donnait autrefois pour la route : des

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chaussons croustillants, des chips de poux, des pĂątĂ©s Ă  faire pleurerd’émotion les sauterelles qui avaient servi Ă  les fabriquer.

Tobie se rappela qu’il n’avait pas fait de promesse au moment del’araignĂ©e. Le rĂ©confort que lui donna son repas lui fit jurer d’apprendreun jour Ă  cuisiner.

Il entendit rouler le chariot. La trappe grinça et s’ouvrit. Tobie vitapparaĂźtre la tĂȘte de M. Olmech. Il affichait un grand sourire, et prenaitune voix douce :

– Ça va bien, mon petit ? Lucelle m’a expliquĂ© que tu veux te reposerici. Reste autant que tu veux, mon petit. Tu veux manger quelque chose ?

– Merci, monsieur. J’ai ce qu’il faut.– Bon, dit le pùre Olmech. Alors, c’est parfait.Il ferma la trappe, mais la rouvrit pour ajouter :– Dans une petite heure, on partira avec Lucelle, ramasser des feuilles,

avant la nuit. En revenant, on te donnera quelque chose de chaud.Il referma Ă  nouveau la trappe. Le chariot revint Ă  sa place. Tobie

demeura immobile dans le noir de la cave.

Moins d’une heure plus tard, les Olmech passĂšrent leurs vestes detravail et glissĂšrent leur faucille Ă  la ceinture. Ils firent avancer le chariot,donnĂšrent sur la trappe trois petits coups auxquels rĂ©pondit la voixlointaine de Tobie.

– On revient bientĂŽt, dit Olmech.Et ils sortirent.Mme Olmech Ă©tait devant, son mari poussait le chariot derriĂšre. Il y

avait, Ă  quelques pas du moulin, un renflement d’écorce qui marquait lafin du jardinet.

LĂ , une troupe de quinze hommes attendait.Les Olmech sentirent leurs jambes flageoler. Mme Olmech se tourna

vers son mari. Celui-ci s’avança vers le groupe. Ils portaient tous desmanteaux et des chapeaux.

– Alors ? demanda un des hommes.Le pĂšre Olmech rĂ©pondit :– Je
 Tout est comme on vous a dit.– Le petit est dans la cave, ajouta sa femme.

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L’homme frotta ses mains l’une contre l’autre. Il ne regardait mĂȘme pasOlmech. Mme Olmech fit un pas, en disant :

– Et l’argent ? Quand on nous le donnera ?Un grand rire de tout le groupe accueillit cette rĂ©plique, comme la fin

d’une histoire drîle. Le commando encercla la maison.Les parents Olmech se remirent en route. Ils poussaient le chariot, le

visage dĂ©composĂ©, suant Ă  grosses gouttes
– Qu’est-ce qu’on a fait, Lucelle ? Qu’est-ce qu’on a fait ?

L’équipe de Jo Mitch Arbor Ă©tait constituĂ©e de ses meilleurs hommes.C’est-Ă -dire des pires. La fine fleur des salopards.Quinze hommes surentraĂźnĂ©s qui escaladĂšrent le moulin par tous les

cĂŽtĂ©s, aussi lĂ©gers que des danseuses en tutu, mais bien mieux armĂ©s.Chaque fenĂȘtre, chaque porte, chaque issue Ă©tait surveillĂ©e. Un hommeĂ©tait mĂȘme pendu Ă  l’aile arrĂȘtĂ©e du moulin.

Jo Mitch allait ĂȘtre content. La capture s’annonçait bien.En une seconde, la porte fut arrachĂ©e au lance-flamme. Quatre gaillards

s’engouffrĂšrent aussitĂŽt. Ils avaient sur l’épaule des arbalĂštes. Uneseconde plus tard ils Ă©taient autour de la trappe. Un cinquiĂšme hommearriva pour l’ouvrir. Les autres assuraient la sĂ©curitĂ© tout autour.

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La trappe sauta sous un coup de massue. Les quatre arbalĂštes sebraquĂšrent sur le trou noir de la cave. Pas un bruit ne s’en Ă©chappait. Tobieavait dĂ» se rendormir. Le commando n’aurait qu’à le cueillir.

Le chef sauta le premier. Il leva sa torche et dĂ©couvrit l’immense tas defarine qui remplissait la plus grande partie de la piĂšce. Il n’y avait riend’autre.

L’homme sourit. Il avait tout prĂ©vu. Il fit descendre quelques hommesavec lui. À la fourche, ils commencĂšrent Ă  sonder la farine, Ă  l’affĂ»t du cride douleur qui leur signalerait la prĂ©sence du fugitif.

Ils y passĂšrent une heure, se relayant par groupes, remuant la farine Ă  larecherche de Tobie.

Au bout d’une heure, les hommes ressemblaient Ă  quinze statues deneige. Ils toussaient. Ils avaient la bouche pĂąteuse et les poumonsencombrĂ©s. La farine leur collait aux yeux, Ă  la langue, aux oreilles. Ellese glissait dans toutes les ouvertures.

Le chef avait moins fiĂšre allure qu’en arrivant. La tĂȘte enfarinĂ©e, il Ă©taiten train d’éternuer sur sa torche dans un coin de la cave. Subitement,levant les yeux, il dĂ©couvrit quelques lignes Ă©crites au charbon sur le mur.Il leva la flamme. C’était quatre lignes d’une comptine cĂ©lĂšbre dansl’arbre.

Je suis allĂ© dans le moulinPour y chercher un petit painMais j’ai trouvĂ© dessus la plancheUn peloton de souris blanches

Il resta Ă  contempler ces mots maladroitement Ă©crits par Tobie dans lenoir complet de la cave.

Ses comparses le rejoignirent plus blancs et farineux que les souris de lachanson. Ils lurent aprÚs lui. Ils regardÚrent leur chef grimacer comme unpauvre clown et trépigner de fureur.

Les Olmech, aprĂšs quelques minutes de marche, stoppĂšrent leur chariotau dĂ©tour d’une branche morte. Ils s’assirent sur un nƓud de bois. La pluiede la veille avait laissĂ© des flaques sur le sol.

– On a fait quelque chose de pas bien, Lucelle.

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– On a vendu un enfant de douze ans qui voulait se cacher chez nous.Mme Olmech s’est mise Ă  sangloter.– Qu’est-ce qu’on va dire Ă  Lex ? Il nous aurait jamais laissĂ©s faire ça
– Douze ans ? demanda une voix qui venait de nulle part.Tobie choisit ce moment-lĂ  pour sortir du chariot. StupĂ©faits, les deux

Olmech glissĂšrent en mĂȘme temps sur le sol. La tĂȘte de Tobie, lĂ©gĂšrementpoudrĂ©e, Ă©mergeait de la trappe supĂ©rieure du chariot. Il rĂ©pĂ©ta :

– Douze ans ?La scùne ressemblait à un spectacle de guignol, mais Tobie n’avait pas

du tout envie de rire. Il fixait les meuniers avec un regard qui aurait faitvoler en éclats le bois le plus impénétrable.

Sa colĂšre montait depuis une heure. Depuis que le pĂšre Olmech avait ditqu’ils partaient ramasser des feuilles. Ramasser des feuilles ! Un jour depluie ! Ils prenaient donc Tobie pour un imbĂ©cile ? Il avait tout de suitecompris ce qui se prĂ©parait et s’était glissĂ© dans le chariot par l’issue dudessous.

Tobie continuait Ă  moudre les pauvres meuniers de son regard.– D’abord, je n’ai pas douze ans. J’en ai treize. MĂȘme des vieilles

branches pourries doivent savoir compter. Ensuite
Tobie pensa alors que ce qui attendait les Olmech suffirait largement à

les punir. Il n’avait rien besoin d’ajouter. La colĂšre de Jo Mitch allait ĂȘtreleur seule rançon. Tobie sauta du chariot.

– Adieu.Il s’en alla. La nuit tombait.

Toute la confiance que Tobie mettait dans les hommes, tout l’espoir qui

lui restait aurait pu s’effondrer aprĂšs l’épisode du moulin. Mais Tobieavait toujours devant lui la lumiĂšre d’Elisha. Il dĂ©cida donc de ne plusfaire de dĂ©tour. Il irait droit vers sa seule amie.

À l’avance, il avait pensĂ© qu’il ferait Ă©tape Ă  Onessa, dans la maison deses parents, pour revoir ce lieu qu’il n’aurait jamais dĂ» quitter.Maintenant, il savait qu’il ne pouvait plus s’arrĂȘter.

Il arriva prĂšs de chez elle au beau milieu de la nuit. Il s’accroupit sur letalus d’écorce, mit son pouce sur ses dents et siffla comme une cigale.Rien ne bougeait dans la maison. Trois fois, il recommença.

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Elle devait dormir. Tobie n’osa pas insister. Il repartit vers un bosquet demousse, le traversa, arriva sur une pente d’écorce granuleuse et dĂ©bouchabrusquement face au panorama. Le lac Ă©tait lĂ , sous le reflet coupant d’uncroissant de lune.

Tobie sentit une grande tranquillitĂ© l’envahir, il dĂ©vala la pente. Ses pasretrouvaient des appuis familiers. Il avait la lĂ©gĂšretĂ© d’une plume,effleurait du pied le bois luisant.

Tobie se posa sur la plage.Quelques grandes feuilles étaient tombées dans le lac et formaient des

Ăźles paisibles. Cinq nuits plus tĂŽt, il Ă©tait lĂ -haut, dans un trou d’écorce, Ă regarder le ciel. Maintenant, l’arbre prenait ses couleurs d’automne. UnelumiĂšre rousse traversait la nuit.

Sa grande cavalcade pouvait s’arrĂȘter lĂ .

Il attendrait ses parents au bord de ce lac. Ils arriveraient un jour avecdes petites valises, et un manteau sous le bras.

– Nous voilà
– Ça a Ă©tĂ© un peu long, mais c’est fini, dirait sa mĂšre derriĂšre sa

voilette. La vie reprend, tu vois.

Tobie faisait ce rĂȘve, allongĂ© sur sa crique. Mais dans un repli de soncƓur remuait, par avance, le tourbillon d’aventures qui l’attendait encore.Son rĂȘve de douceur n’en Ă©tait que plus attirant, il s’y rĂ©fugiait, commesous un Ă©dredon de plume quand il neige dehors.

Alors, il entendit un son bien Ă©trange pour une nuit d’automne. C’étaitune cigale. Les yeux de Tobie s’ouvrirent en grand. Il avait tellementattendu ce moment. Une ombre passa entre lui et la lune.

– Tu rĂȘves ?Elisha accompagna sa question d’un rire en grelot qui roula jusqu’à

Tobie.– Oui, je rĂȘve.Chaque seconde Ă©tait aussi pleine et sucrĂ©e qu’une profiterole.– Et ça se termine bien, ton rĂȘve ? continua Elisha.Tobie rĂ©pondit juste :– Ça dĂ©pend de toi.

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Seconde partie

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16

Clandestin

Quand on retire la peau d’un asticot, comme une grande chaussette,pour en faire un sac de couchage ou une serre de jardin, il reste unematiùre blanche gluante.

Les Pelés étaient couverts de cette colle nauséabonde, leur peauparaissait bouillie trop longtemps.

Ils jaillirent du sous-bois en poussant des hurlements. Elisha avait arrĂȘtĂ©de nager, elle les regardait : trois PelĂ©s gesticulants qui jetĂšrent sur elle unfilet Ă  larges mailles. Ils tirĂšrent ensuite le filet sur la plage.

Tobie voulut se prĂ©cipiter vers eux, mais ses pieds restaient fixĂ©s Ă  labranche. Il tremblait comme une feuille. Quand il voulait crier, sa voix nejetait qu’un petit souffle impossible Ă  entendre.

Elisha ne bougeait plus dans son filet. Elle se laissait faire. De la main,elle faisait un petit au revoir à Tobie. Elle n’avait pas l’air triste.

Lorsque Tobie parvint enfin Ă  s’arracher de l’écorce, il poussa un grandcri et se rĂ©veilla. La nuit Ă©tait silencieuse. Tobie tira sur lui sa couverture.

Ce mauvais rĂȘve l’avait laissĂ© glacĂ©, trempĂ© d’une sueur de givre.

Depuis un mois, Tobie dormait dans un trou de la falaise d’écorce, del’autre cĂŽtĂ© du lac. La grotte Ă©tait assez large et haute, mais l’ouverture

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n’aurait pas laissĂ© passer une patte de mouche.Elisha l’avait installĂ© lĂ  dĂšs la premiĂšre nuit.DĂ©couvrant cette caverne, aprĂšs avoir escaladĂ© la falaise, Tobie avait

protestĂ©. Il rĂȘvait des exquises crĂȘpes de la mĂšre d’Elisha, des matelasprofonds de la maison aux couleurs. Mais Elisha Ă©tait parvenue Ă  leconvaincre qu’il ne fallait rĂ©vĂ©ler sa prĂ©sence Ă  personne, mĂȘme pas Ă  IshaLee, sa mĂšre.

Elle avait bien fait d’insister puisque dùs le matin une patrouille de JoMitch vint frapper à la porte des Lee.

Elisha alla ouvrir. Sa mĂšre Ă©tait occupĂ©e du cĂŽtĂ© des cochenilles.Entendant les coups, Elisha avait enfilĂ© une chemise de nuit par-dessus seshabits et Ă©bouriffĂ© ses cheveux comme une personne qu’on rĂ©veille. Il yavait seulement deux hommes Ă  la porte. Les autres devaient attendre plushaut.

– Bonjour, dit-elle.Elisha bñillait le plus largement possible. Les deux types la regardaient.

Elle avait douze ans et demi, mais elle ne semblait pas vraiment avoird’ñge. Sa tenue fit reculer d’un pas les visiteurs. Avaient-ils devant euxune enfant, ou une jeune femme en tenue lĂ©gĂšre ?

Ne sachant pas sur quel ton s’adresser Ă  elle, ils se taisaient. Ce n’étaitpourtant pas des gentlemen, et ils retrouvĂšrent bien vite leurs rĂ©flexesprimaires.

– On doit fouiller !Elisha sourit.– J’ai mĂȘme appris Ă  une punaise Ă  dire bonjour, alors je devrais y

arriver avec deux cafards
 Bonjour, répéta-t-elle.Les cafards en question étaient trÚs surpris. Normalement, ils auraient

Ă©talĂ© cette petite puce d’Elisha sur la porte, mais Elisha Ă©tait Elisha, et ellene donnait pas du tout envie de l’étaler.

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C’est plutĂŽt elle qui Ă©tait en train de les Ă©crabouiller de ses grands yeuxeffilĂ©s qui tournoyaient comme des lassos. Ils reculĂšrent encore d’un pas.L’un d’eux balbutia :

– Bon
 jour.– On doit fouiller ! rĂ©pĂ©ta l’autre comme un idiot.Elisha contempla ce dernier avec beaucoup de pitiĂ©. Puis elle s’adressa

au premier :– Monsieur-qui-dit-bonjour, vous pouvez entrer, mais je vous demande

de laisser dehors votre animal de compagnie.Celui qui avait dit bonjour vit son collĂšgue devenir tout rouge. Il entra

dans la maison. Elisha claqua la porte. Le visiteur impoli resta dehors,Ă©tourdi.

Elisha s’assit par terre prĂšs du feu. L’homme, dĂ©couvrant l’intĂ©rieur,comprit que la maison serait vite fouillĂ©e. Il poussa les cloisons decouleur, souleva quelques matelas et revint vers Elisha.

– Je
 Merci, mam’zelle. J’ai fouillé Il dĂ©couvrait les joies de la politesse
 Quand on commence, on ne peut

plus s’arrĂȘter :– J’ai grande
 rĂ©jouissance Ă  vous remercier
 de votre rĂ©ception
 si

je peux vous permettre de m’exprimer-z-ainsi.

Page 162: Tobi e Lol ne s s

Elisha essaya de ne pas se tordre de rire. Poussant une braise dans lefeu, elle réussit à dire :

– Permettez-vous, chĂšre Patate
C’était un mot qu’utilisait sa mĂšre, « patate », elle ne savait mĂȘme pas

ce qu’il voulait dire. L’homme parut flattĂ©. Il faisait des petites courbettes.– Mon grand pardon de vous avoir rĂ©veillĂ©e, mam’zelle. On ne vous

opportunera pas d’un autre fouillage autant pestif
Il s’éloignait en marche arriĂšre. Elisha cachait ses larmes de rire. Il en

rajoutait des couches :– Je suis votre humble Patate
 votre Patate dĂ©vouĂ©e, mam’zelle
Il sortit finalement et ferma trĂšs doucement la porte.Elisha courut vers la porte et y colla l’oreille. Elle entendit l’homme

crier Ă  son camarade :– Alors ? T’es fier de toi, mal Ă©levĂ© ? C’est pas toi qui te feras appeler

Patate par une dame qui sort de son lit !– Mais
– Il y a pas de mais
– Pardon
– Pardon, qui ? On dit : pardon, Patate.– D’accord, Patate. Pardon, Patate.

Quand elle raconta cette visite à Tobie, la grotte résonna longtemps de

leurs rires. Ils s’amusĂšrent souvent Ă  se dire « Je suis votre humblePatate », en s’inclinant jusque par terre.

La vie d’Elisha se partagea donc entre les moments chez elle et ceuxpassĂ©s avec Tobie. Elle prit l’habitude de dire deux ou trois fois par jour Ă sa mĂšre :

– Je vais au lac, nager un peu
 Je reviens
Comme elle travaillait dur le reste du temps, sa mùre la laissait faire.Elisha attrapait en passant un petit bol qu’elle cachait dans une fente à

proximité de la maison. Elle y mettait discrÚtement des restes de chaquerepas. Par chance, sa mÚre avait dit un matin :

– Si tu nages autant que ça, il faut que tu manges plus.Et elle prĂ©parait des portions chaque jour plus grandes.Elisha apportait son bol Ă  Tobie. Il n’avait pas perdu l’appĂ©tit. Ils

Ă©changeaient quelques mots. Elle lui donnait parfois les nouvelles ducoin :

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– Tu sais que le moulin des Olmech a Ă©tĂ© dĂ©truit.Tobie n’avait pas racontĂ© Ă  Elisha son passage chez les Olmech, pour ne

pas accabler ces pauvres gens en dénonçant leur trahison. Elishacontinuait :

– C’est Lex qui a trouvĂ© le moulin saccagĂ©. Ses parents avaient disparu.On pense qu’ils ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s par Jo Mitch. Lex est parti Ă  leur recherche.On n’a aucune nouvelle de lui non plus.

Tobie Ă©coutait. Il pensait : « Pauvres gens, ils ont prĂ©parĂ© leur malheuraussi bien qu’un dessert : une motte de peur, une poignĂ©e de mensonge,beaucoup de faiblesse, et quelques grammes d’ambition. Et maintenant,c’est leur fils qui va devoir avaler ça. »

Plusieurs fois, Tobie avait vu des groupes de chasseurs contourner lelac, si bien qu’il prĂ©fĂ©rait ne sortir que la nuit.

Il descendait alors de sa falaise, dans la pĂ©nombre. Il marchait sur larive du lac, lançait des ricochets qui soulevaient une Ă©cume lunaire. Ilfaisait quelques cabrioles sur la plage pour garder son agilitĂ©. Il jouait toutseul Ă  la maronde en tapant dans une boule de sciure. Parfois, ils’allongeait, passait une partie de la nuit Ă  la belle Ă©toile, malgrĂ© le froidde plus en plus vif.

Avant le premier rayon du jour, il remontait se tapir dans sa taniÚre.De temps en temps, Elisha le rejoignait en pleine nuit. Elle avait réussi

Ă  sortir sans Ă©veiller sa mĂšre et le retrouvait au bord du lac.C’est dans un de ces moments-lĂ  que Tobie l’interrogea sur les PelĂ©s.

Plusieurs fois, elle détourna la question, croyant entendre un bruit au loin,ou apercevoir une ombre qui nageait vers eux. Mais Tobie insista et ellerépondit vaguement :

– Je ne sais pas trop
 On dit beaucoup de choses. Il ne faut pas toutcroire. Ils sont en dessous, de l’autre cĂŽtĂ© de la frontiĂšre


Lors de son bref et terrible retour dans les Cimes, Tobie avait dĂ©couvertl’importance que prenaient maintenant les PelĂ©s. Alors que Tobie en avaittrĂšs peu entendu parler dans sa petite enfance, le sujet des PelĂ©s occupaitdĂ©sormais tout le monde. D’aprĂšs Mano Asseldor, on avait ressortil’affaire du pĂšre de LĂ©o Blue, le fameux El Blue, cet aventurier tuĂ© alorsqu’il passait la grande frontiĂšre. Au moment de sa mort, quand LĂ©o avaitdeux ans, on n’avait pas trouvĂ© d’explication, mais maintenant, c’était sĂ»r,les PelĂ©s Ă©taient coupables. Ils avaient assassinĂ© El Blue. Les ComitĂ©s de

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voisinage diffusaient des messages d’alerte par leurs crieurs publics. Oncraignait des infiltrations de PelĂ©s dans l’arbre. Pour ne pas dire le mot« PelĂ© » on disait surtout « la menace » avec des airs mystĂ©rieux.

Tobie ajouta :– On raconte quand mĂȘme que
– Ils n’en ont jamais vu !
 interrompit Elisha.– Et toi ?– Tu sais, continua Elisha, quand j’ai croisĂ© un hanneton pour la

premiĂšre fois, j’ai hurlĂ© de peur. J’ai cru mourir simplement parce qu’onm’avait dit que les hannetons mangeaient les enfants. Les hannetons, çafait du bruit et ça grignote un peu nos branches, mais ça ferait pas de mal Ă une mouche ! Il ne faut pas toujours croire ce qu’on dit. Par exemple, siquelqu’un t’avait fait croire que j’étais une bĂȘte immonde, on n’auraitjamais Ă©tĂ© amis, et tu rĂ©pĂ©terais partout qu’une bĂȘte immonde habite pastrĂšs loin du lac.

– Pour les hannetons, dit Tobie d’un air sĂ©rieux, je veux bien croirequ’ils ne sont pas si mĂ©chants
 Les PelĂ©s peut-ĂȘtre non plus
 Mais uneElisha, ça, j’aimerais pas en croiser !

Elisha, faussement furieuse, lui sauta dessus, le fit basculer sur l’écorceet s’assit Ă  califourchon sur lui, immobilisant ses deux bras. Elle avait uneforce inattendue. Il demanda pitiĂ© en riant. Les cheveux d’Elisha luichatouillaient le cou. Elle lĂącha prise et se laissa glisser Ă  cĂŽtĂ© de lui.

Ils restĂšrent couchĂ©s sur l’écorce, cĂŽte Ă  cĂŽte. Ils se sentaient ensĂ©curitĂ©, comme autrefois quand ils se perdaient dans un nid d’abeillesabandonnĂ©, devenu pour eux un chĂąteau fĂ©erique. Ils couraient alors dansdes couloirs dorĂ©s, dĂ©bouchaient sur des chapelles oĂč pendaient encore desstalactites de miel. Ce nid Ă©tait le lieu prĂ©fĂ©rĂ© d’Elisha. DĂ©sertĂ© parl’essaim d’abeilles tueuses, l’enfer devenait un paradis, comme les rivesdu lac sans les chasseurs de Tobie.

Ils Ă©coutĂšrent le clapotis des vagues, le vent qui agitait les branchesdĂ©nudĂ©es. Le lac avait englouti les derniĂšres feuilles. On ne voyait plus ledos rond des puces d’eau qui dormaient en surface, l’étĂ©.

Ils s’endormirent. Elisha Ă©tait en boule. Seul son bras dĂ©passait de lacape et Ă©crasait un peu l’épaule de Tobie.

Mais Tobie ne se serait jamais plaint de cette délicieuse douleur.

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Novembre passa de la mĂȘme façon, avec presque trop peu de soucispour que cela soit vraiment rassurant, avec une tiĂ©deur qui fait oublierl’hiver si proche et empĂȘche de s’y prĂ©parer. L’hiver tomba donc d’un seulcoup, en une nuit, et l’histoire aurait dĂ» s’arrĂȘter lĂ .

Il y aurait eu une belle fin qui dirait : « L’hiver attrapa Tobie, et on n’enparla plus jamais. »

Mais puisque ce sont toujours des détails qui font basculer les histoires,il se trouva un détail qui changea le cours de celle de Tobie.

Ce « dĂ©tail » faisait quand mĂȘme huit centimĂštres de long et dixd’envergure. Ce « dĂ©tail » filait habituellement Ă  quatre-vingts kilomĂštresĂ  l’heure en vitesse de croisiĂšre. Dans une vieille Ă©tude de Sim Lolness, ilĂ©tait prouvĂ© que ce « dĂ©tail » pourrait relier l’arbre Ă  la lune en six mois,seize jours et quatre heures.

Ce « détail » tomba raide mort devant Isha Lee, le premier jour dedécembre.

C’était une libellule bleue.

Elle avait dans la gueule un moustique encore bien vivace qu’elle avaittentĂ© de tuer en plein vol. La libellule Ă©tait morte aussitĂŽt aprĂšs, de sabelle mort, comme meurent la plupart des libellules aux premiers grandsfroids.

Isha Lee resta bouche bĂ©e. L’énorme carlingue gisait devant elle. Elle nevit mĂȘme pas le moustique s’extraire des crochets de la bĂȘte et partir enzigzaguant dans un zĂ©zaiement hĂ©sitant. Isha ne pensait pas non plus audestin tragique de cette libellule morte au combat comme une vieille damebagarreuse qui se moque de la retraite.

Isha pensait Ă  autre chose.Elle pensait que l’hiver Ă©tait lĂ . Juste lĂ . Et qu’un hiver qui fauche, dĂšs

sa premiĂšre bise, Ă  quatre-vingts Ă  l’heure, l’insecte le plus rapide del’arbre, allait ĂȘtre un hiver impitoyable.

La mĂšre d’Elisha laissa sur place la dĂ©pouille de l’insecte gĂ©ant, etrentra dans sa maison. Elle prit un ample sac de toile et y vida la moitiĂ© deson garde-manger. Isha courut ensuite vers Kim et Lorca, leurs deuxnouvelles cochenilles. C’était la quatriĂšme gĂ©nĂ©ration de pensionnairesdepuis l’arrivĂ©e des Lolness dans la rĂ©gion, cinq ans plus tĂŽt. À cĂŽtĂ©d’elles, un cabanon abritait les derniers Ɠufs de la saison. Elle en fourra

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une bonne moitié dans le sac et partit vers le bois de mousse, par lechemin qui menait au lac.

Elle marchait d’un pas dĂ©cidĂ©, portant son chargement sur l’épaule,avançant contre le vent glacĂ© qui venait de s’emparer de l’arbre. Quandelle arriva Ă  l’endroit du panorama, elle surprit sa fille qui Ă©tait en train derevenir.

Elisha s’arrĂȘta dans son Ă©lan, et dĂ©visagea sa mĂšre. On aurait dit deuxreflets un peu troublĂ©s d’une mĂȘme personne. Isha et Elisha.

– Alors, Elisha, on nage ? dit la mĂšre.– Oui, m’man.– Pas trop froid ?– Non, m’man.– Tu es sĂ»re ?– Oui
Isha fit un geste vers le lac. Elisha se retourna.La surface de l’eau Ă©tait entiĂšrement gelĂ©e.– Alors ? Ça fait pas trop mal quand tu plonges ?Les joues d’Elisha avaient rosi. Elle mordillait ses lĂšvres.– Je me suis pas baignĂ©e, m’man.– Et hier ?– Non plus, m’man
 Ni tout le mois d’avant


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– Et il est oĂč ?– Qui ?Isha n’était pas en colĂšre, mais l’impatience la gagnait.– Vite ! Il est oĂč ?Le vent froid forcissait, et la nuit allait bientĂŽt tomber. Elisha regarda sa

mùre en frissonnant.– Il est là-haut, m’man.Isha Lee passa devant elle, descendit la pente au galop, contourna le lac

et commença Ă  remonter de l’autre cĂŽtĂ©. Elisha avait du mal Ă  suivre samĂšre qui transportait pourtant un gros sac.

Tobie Ă©tait en train de dessiner sur les murs de la grotte. Il peignait avecune moisissure rousse comme on en trouve au bord du lac Ă  la fin del’automne. Il dessinait une fleur. Une orchidĂ©e.

On raconte qu’il y a trĂšs longtemps une fleur avait poussĂ© dans l’arbre.Une orchidĂ©e venue de nulle part, qui avait pris racine dans une branchedes hauteurs. Elle Ă©tait morte un 1er dĂ©cembre, bien avant la naissance deTobie, de ses parents et des parents de ses parents.

Depuis ce temps, le 1er dĂ©cembre, on cĂ©lĂ©brait la fĂȘte des fleurs. Unefoule se pressait sur la branche de l’orchidĂ©e. On n’avait pas bĂąti demonument ou de statue Ă  l’endroit oĂč elle avait poussĂ©. On avaitsimplement laissĂ© sĂ©cher la fleur, qui continuait Ă  changer, au fil des ventset des pluies, Ă  se rabougrir comme un ĂȘtre encore vivant.

Mais quand Tobie était revenu dans les hauteurs, la fleur séchée avaitété rasée. Une cité Jo Mitch Arbor fleurissait à la place.

Tobie Ă©tait donc occupĂ© Ă  peindre le souvenir de cette orchidĂ©e quandquelqu’un surgit dans son dos.

– Elisha ! cria-t-il, fier de son Ɠuvre. Regarde !Il fit un mouvement vers elle, mais ce n’était pas Elisha. C’était

Mme Lee, la belle Isha Lee, Ă©reintĂ©e, qui posa son sac par terre.– Bonjour, madame, dit Tobie.Elisha dĂ©boula derriĂšre sa mĂšre, encore plus essoufflĂ©e.– Bon, maintenant, on ne rigole plus
, dit Isha Lee.– Vous avez dĂ©couvert
, constata Tobie.– Oui, j’ai dĂ©couvert ! Depuis le premier jour ! Depuis la nuit oĂč j’ai

entendu une cigale chanter en plein automne, et oĂč j’ai vu Elisha sortir dela maison comme une petite voleuse


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– Et vous n’avez rien dit ?– La seule chose que j’aurais pu dire, c’est qu’il ne faut pas me prendre

pour le dernier des poux sans cerveau. À part ça, je n’avais rien Ă  dire, jen’avais qu’à faire comme si Tobie Ă©tait lĂ , le compter dans les repas, etlaisser Elisha s’en occuper.

Elisha et Tobie Ă©taient abasourdis. Ils s’étaient crus les plus malins dumonde, mais il fallait maintenant reconnaĂźtre qu’il n’y avait pas que lachance qui les avait aidĂ©s. Isha reprit :

– Maintenant, il faut faire attention. D’un moment Ă  l’autre, la grottepeut devenir inaccessible. S’il neige, Tobie sera bloquĂ©. On va lui trouverune cachette pour l’hiver. Je pense au cabanon des cochenilles. Il fautprĂ©parer ça, cette nuit. En attendant, Tobie, tu restes ici. Je te laisse ce sac.Il y a de quoi tenir deux semaines entiĂšres, s’il arrive quelque chose.

Elle se dirigea vers la sortie. Au dernier moment, elle se retourna et levales yeux vers la fleur.

– Qu’est-ce que c’est, mon Tobie ?« Mon Tobie ». Depuis des semaines, on ne l’avait pas appelĂ© ainsi. Il

ressentit une petite Ă©corchure au cƓur en pensant Ă  ses parents.– Une fleur, rĂ©pondit-il.Isha marqua un temps d’arrĂȘt. Ce mot semblait la toucher. Elle dit :– C’est beau
 J’avais oubliĂ© que c’était comme ça. Pourtant, j’ai

grandi au milieu des fleurs.Elle sortit. Tobie mĂ©ditait cette derniĂšre phrase. OĂč peut-on grandir au

milieu des fleurs ? Elisha resta quelques secondes de plus. Elle avait leregard baissé, et une petite moue repentante.

– Elle est bien, ta mùre, dit Tobie.– Ouais, pas mal, reconnut Elisha faiblement. Bon, ben, à demain.Elisha sortit par le trou.– À demain, dit Tobie.

Quand Tobie mit le nez dans l’ouverture, le lendemain, ce nez s’enfonça

dans la neige. Il eut beau creuser toute la journĂ©e, cela ne changea rien. Laneige l’avait pris en otage.

On Ă©tait le 2 dĂ©cembre. Le dĂ©gel commençait en mars.Quatre mois.Et il n’avait pas plus de deux semaines de nourriture en rĂ©serve.Bon.

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17

Enterré vivant

Dans les Cimes, un souffle de vent ou un rayon de soleil suffisent àbalayer la neige. Mais dans les Basses-Branches, elle s’accroche commeune grosse chenille blanche et ne s’en va qu’au printemps.

Tobie commença par une trÚs grande colÚre.Terminer ainsi ! Lui qui avait échappé à toute la noirceur du monde, il

allait ĂȘtre tuĂ© par l’innocence d’un tapis de neige. Il tapait du pied dans lalourde porte de glace.

AprĂšs quelques coups, ses pieds lui faisaient mal et la porte n’étaitmĂȘme pas entamĂ©e. Il tomba sur les genoux. Il crut que l’espoir l’avaitquittĂ©. Il ne sentait que la colĂšre, et la peine.

– Reviens, Tobie. Reviens
C’est tout ce qu’il trouvait Ă  rĂ©pĂ©ter, mais il continuait Ă  se vider de tout

espoir. Il n’y avait plus au-dessus de lui ce ciel Ă©toilĂ© qui l’avait toujoursaidĂ© Ă  se relever. Il y avait les murs et le plafond froids de la grotte. Quatremois avec un sac de nourriture, c’était intenable. Il finirait comme unebrindille dĂ©charnĂ©e et il se briserait. Tobie resta inerte un certain temps.AprĂšs tout, ce n’était pas si dĂ©sagrĂ©able d’arrĂȘter de se battre.

Il ne se serait peut-ĂȘtre jamais relevĂ© s’il n’avait pensĂ© Ă  ses parents.Tout l’automne, il les avait attendus, comme un petit garçon assis sur sa

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chaise, au rendez-vous des enfants perdus.Soudain, il eut une vision. C’était une petite baraque au bord d’un grand

champ de foire abandonnĂ©. Des vieux papiers traĂźnaient par terre. ToutĂ©tait dĂ©sert. Sur la cabane, il y avait une pancarte : bureau des parentsperdus. Et Ă  l’intĂ©rieur, quand on regardait mieux, on pouvait voir Ă travers la vitre embuĂ©e, assis sur des tabourets, Sim et MaĂŻa Lolness. Ilssemblaient patienter depuis des siĂšcles, les mains posĂ©es sur les genoux.

Tobie comprit qu’il n’avait rien Ă  attendre : c’est lui qui Ă©tait attendu.On comptait sur lui.Tout d’un coup, sans avoir gagnĂ© en taille un milliĂšme de millimĂštre, il

sentit qu’il Ă©tait grand.Il se releva lentement comme un miraculĂ©.

Oui, la situation était dramatique, mais au moins il le savait. « Savoir,

c’est prĂ©voir », disait Mme Alnorell Ă  son argentier M. Peloux pour luifaire entasser un trĂ©sor toujours plus grand.

Pour une fois, Tobie écouta ce conseil de la vieille Radegonde. Ilchercha à prévoir.

D’abord, il s’assit par terre et retira ses chaussettes. Il les mit Ă  sĂ©cherprĂšs du feu. Par miracle le feu Ă©tait encore lĂ . Il pourrait trouver du bois encreusant le sol et en dĂ©tachant des Ă©chardes. Il lui restait sept allumettes. Ilmit la prĂ©cieuse boĂźte de cĂŽtĂ©. Par chance aussi, le feu ne fumait pas. Ildevait y avoir dans le tronc quelques fentes insoupçonnables qui laissaients’échapper la fumĂ©e et apportaient de l’air. Tobie respirait bien.

L’air, la chaleur, la lumiùre
 Il ne lui manquait plus qu’un peu denourriture.

Il vida le sac, aliment par aliment. Il y en avait plus de cent.Tobie compta les jours qui le séparaient du 1er avril. Cent vingt. Il devait

donc manger un produit par jour, pendant quatre mois. Un Ɠuf, ou unbiscuit, ou un bout de lard sĂ©chĂ©, ou une feuille de lichen


Tobie fit une grimace. Il rĂ©alisait que c’était un peu juste. Un peu juste ?Parlons plutĂŽt d’une totale dĂ©solation : la mort assurĂ©e dans d’effroyablessouffrances.

Nourrir un enfant de treize ans avec un Ɠuf par jour, c’est pire que dedonner un ballon de bois creux Ă  une Ă©quipe de onze charançons pour unepartie de maronde. Ils commencent par avaler le ballon, et l’arbitre peutavoir peur pour ses cuisses.

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Tobie resta un moment Ă  regarder sĂ©cher ses chaussettes prĂšs du feu. Ilvit sur le mur l’orchidĂ©e qui dansait sous les flammes. Son regard glissaau sol sur le petit tas de moisissures rousses qu’il avait laissĂ©. Il fronça lessourcils, se leva et s’approcha du tas.

Le tas avait doublĂ©.La veille, il avait dessinĂ© un rond au charbon sur le sol. C’était sa

palette, sur laquelle il avait étalé la peinture improvisée. Voilà quemaintenant le moisi gagnait tout autour. Il avait exactement doublé.

Tobie mit son doigt dans la moisissure. Il le regarda avec dĂ©goĂ»t. LamatiĂšre Ă©tait une sorte de poudre un peu grasse. Il ne perdit pas uneseconde, et enfourna son doigt dans sa bouche. Il mĂącha longtemps, et dutreconnaĂźtre que ce n’était pas si mauvais. Un goĂ»t de champignon Ă©crasĂ©.Il en reprit deux doigts, puis un gros pouce bien rempli, et retourna prĂšs dufeu.

Tobie n’était pas peu fier de lui. Comme tous les organismes vivants, lamoisissure se dĂ©veloppait sans arrĂȘt, il avait donc une rĂ©serve illimitĂ©e denourriture fraĂźche (si l’on peut dire qu’une moisissure est fraĂźche). Avecun bout de viande ou un Ɠuf en complĂ©ment, et de la neige fondue commeboisson, cela ferait un vrai repas pour chaque jour.

Il buta sur le mot jour. Qu’est-ce qu’un jour quand on est dans unecaverne noire ? Comment savoir l’heure sans le soleil ? Sa grand-mĂšreavait une horloge qui sonnait les heures. Il y en avait deux ou troisseulement dans tout l’arbre. Les autres habitants se basaient sur le soleil,ou la qualitĂ© de la lumiĂšre. Mais comment connaĂźtre l’heure, ici, dans cetrou ? Restait-il dans cette caverne un seul Ă©lĂ©ment qui soit touchĂ© par letemps ? Il rĂ©flĂ©chit longuement.

Tobie pointa son ventre du doigt. Il avait trouvĂ©.Son estomac avait la prĂ©cision d’une horloge.Quand il avait faim, son estomac sonnait aussi bruyamment que le gong

d’une pendule. Il pensa donc d’abord qu’il allait organiser le temps aurythme de ses petits creux. Cela semblait parfait. Un petit creux, deuxpetits creux, trois petits
 Heureusement, il ne s’arrĂȘta pas lĂ .

Tobie avait de quoi tenir cent vingt jours, mais pas cent vingt petitscreux. Si ses petits creux duraient douze heures, il aurait fini ses rĂ©servesen fĂ©vrier, pour Mardi gras. Et le carĂȘme commencerait rudement, aurĂ©gime cent pour cent moisi jusqu’en avril. Il l’avait Ă©chappĂ© belle. Non, ilne devait pas seulement Ă©couter son estomac.

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Il continua donc Ă  rĂ©flĂ©chir.Il lui fallait absolument connaĂźtre l’heure. Qu’est-ce qui dans ce trou

changeait avec le temps ?Son Ɠil revint sur la moisissure. Il fit un grand sourire. Non seulement,

elle allait le nourrir, mais en plus elle lui servirait d’horloge.Tobie traça un deuxiùme cercle autour de celui qu’il avait fait la veille.

En vingt-quatre heures, la poudre rousse Ă©tait allĂ©e d’un cercle Ă  l’autre. Iln’avait qu’à retirer ce qui Ă©tait en dehors du petit cercle. Quand le moisiatteindrait le second cercle, vingt-quatre heures seraient Ă  nouveau passĂ©eset il pourrait faire son deuxiĂšme repas. Avec la poudre qu’il enlĂšveraitchaque jour, il aurait bien assez pour se nourrir.

Ainsi commença l’hiver de Tobie. De l’air, de l’eau, de la chaleur, de lalumiĂšre, de la nourriture, et la conscience du temps. VoilĂ  qui devaitsuffire pour ces quatre mois. Il vĂ©cut donc quelques jours dans une grandeexcitation. Il Ă©tait sauvĂ©. Il allait vivre. Il reverrait la lumiĂšre du jour.

Mais quand il fĂȘta le troisiĂšme jour, avec un petit pain dur, et uneassiette de moisi et qu’il compta qu’il lui en restait cent dix-sept Ă  tenir, ilcomprit qu’on ne vit pas seulement d’air, d’eau, de chaleur, de lumiĂšre, denourriture et de conscience du temps.

Alors, de quoi se plaignait-il encore ? De quoi vit-on en plus de toutcela ?

On vit des autres.C’était sa conclusion.On vit des autres.

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Ainsi passĂšrent les deux jours suivants : Tobie chercha un autre. Mais iln’y avait pas le moindre bout de fragment de rognure de commencementd’un autre dans cette grotte. Pas un rigolo d’insecte qu’il aurait fait courirautour du feu. À un moment, il tomba Ă  nouveau sur la moisissure. IlespĂ©ra quelque temps en faire son autre, elle qui Ă©tait vivante comme lui.Elle qui grandissait comme lui. Elle qui avait peut-ĂȘtre une Ăąme quelquepart dans le tas.

Mais quand il eut parlĂ© quelques heures avec elle, d’un ton chaleureuxde vieil ami, il se dit qu’avec ce comportement, il terminerait fou dans unesemaine. Il cria dans la grotte :

– Tobie ! ArrĂȘte de parler avec ce tas de moisi ! Tobie !Sa voix se prolongea dans un long Ă©cho. Il se sentait bien mieux. Il alla

quand mĂȘme s’excuser briĂšvement auprĂšs de la moisissure, lui expliquantqu’il n’avait rien contre elle, qu’elle lui rendait de grands services, maisqu’il ne lui parlerait plus.

Tobie creusa un peu dans le bois, en sortit quelques brindilles pourranimer le feu, et il alla s’asseoir.

Il pensa alors Ă  Pol Colleen.

Pol Colleen Ă©tait un vieux fou. On le dĂ©crivait ainsi, alors qu’il n’étaitni vieux ni fou. Il y a des mots comme cela qui ne veulent rien dire : les« simples d’esprit » ont souvent au contraire des tĂȘtes trop compliquĂ©es ;les « gros malins » peuvent trĂšs bien ĂȘtre maigres et idiots.

Pol Colleen n’avait qu’une seule vraie originalitĂ© : il vivait seul.DĂ©licieusement seul. Il habitait un rameau Ă  l’extrĂȘme extrĂ©mitĂ© desBasses-Branches, du cĂŽtĂ© du levant. Il buvait les gouttes de rosĂ©e,mangeait les asticots d’une petite colonie de moucherons installĂ©e prĂšs dechez lui. Tobie Ă©tait allĂ© une seule fois jusque-lĂ . Colleen lui avait souripar-dessus l’épaule sans lui reprocher d’ĂȘtre lĂ , mais sans lui dire un mot.Tobie l’avait regardĂ© vivre. Il avait l’air heureux.

Il s’asseyait Ă  un petit bureau et il Ă©crivait. Il n’arrĂȘtait pas. Une fois paran, il allait chercher du papier chez les Asseldor qui Ă©taient contents de lelui offrir. Il fabriquait lui-mĂȘme son encre blanche en Ă©crasant de jeunesasticots. Le papier Ă©tait gris foncĂ©. Cela donnait des longs manuscrits quiressemblaient Ă  des ciels d’étĂ© aprĂšs l’orage.

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Pol Colleen Ă©crivait du matin au soir.Un jour de printemps, quand l’écriture et le papier furent interdits, Pol

Colleen disparut.Tobie contempla sa fleur peinte sur le mur.Il lui fallait une Ɠuvre. Comme Pol Colleen.En plus de l’air, de l’eau et de tout le bazar, il lui fallait une Ɠuvre. Il

crĂ©a une nouvelle palette dans un coin de la grotte, y mit une poignĂ©e demoisissures prĂ©levĂ©es sur son repas. À partir de ce jour, Tobie se consacraĂ  son Ɠuvre.

Sur les murs de la grotte, il se mit Ă  peindre le monde qu’il connaissait.Il fit la peinture de l’arbre.L’Ɠuvre se construisait comme une grande rosace autour de l’orchidĂ©e.

C’étaient des dizaines de scĂšnes, de paysages, de portraits, quis’imbriquaient ou se chevauchaient. Il n’y avait pas une vraie gĂ©ographie,comme dans une carte, mais la gĂ©ographie imaginaire de Tobie. Quand ilpeignait l’arbre, Tobie se peignait lui-mĂȘme, dans le grand vitrail de sessouvenirs.

En s’approchant, on voyait des personnages connus ou inconnus, desinsectes rĂ©els ou rĂȘvĂ©s. On reconnaissait le petit Nils et son pĂšre, on voyaitSim, MaĂŻa et tous les autres, Rolok Ă  cheval sur une limace, les sƓursAsseldor sortant en robe blanche de la mare aux Dames. On pouvait voir lagrande salle du Conseil, grouillante comme le cratĂšre, pleine decharançons en cravate. Il y avait des forĂȘts, des branches lumineuses et dessombres, il y avait Limeur et Torn en moucheurs de larves, et la larve

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ressemblait Ă©trangement Ă  Jo Mitch
 Dans un coin, un portrait de LĂ©oBlue le reprĂ©sentait avec deux visages, l’un souriant et l’autre grimaçant.Plus haut s’étendaient des paysages peints avec prĂ©cision, la rĂ©pliqueparfaite de l’ancienne maison des Lolness, Les Houppiers, et le jardinavec, au fond, la petite branche creuse.

Jour aprĂšs jour le tableau s’étendit sur tous les murs de la grotte, tracĂ©au rouge de la moisissure, et au noir du charbon. Quand il avait fini unepeinture, Tobie la passait Ă  la flamme de sa torche pour fixer les couleurset que la moisissure ne fasse pas baver le trait du dessin.

Suivant ce qu’il peignait, il y eut des jours joyeux et des jours tristes.Les nuits, Tobie ne rĂȘvait pas. Ses rĂȘves Ă©taient sur le mur, dans la lueur dufeu.

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Il y a une scĂšne que Tobie dessina dans les larmes. Il mit plusieurs joursĂ  l’achever. Elle se passait dans un petit salon bien propre, le salon demaĂźtre Clarac : Zef Clarac, notaire dans les Cimes. Cette scĂšne-lĂ , il ladessina avec une grande prĂ©cision, sans rien ajouter ni retirer.

Cette scÚne décida du destin de Tobie. Mais il faut, pour la comprendre,revenir enfin en arriÚre et tout révéler de la malédiction des Lolness.

Tout.

Trois semaines aprĂšs le message du Conseil que Rolok-Petite-TĂȘte avaitapportĂ© dans les circonstances que l’on connaĂźt, une autre lettre arrivachez les Lolness. Elle fut glissĂ©e un matin sous la porte. L’enveloppe Ă©taitnoire. Tobie la donna Ă  son pĂšre, comme un objet dĂ©licat.

Sim Lolness la posa sur son bureau. Il appela sa femme. Depuis qu’ilvivait dans les Basses-Branches, il avait appris Ă  se servir de ses mains,par nĂ©cessitĂ©. Il Ă©tait devenu trĂšs habile. Il venait donc de fabriquer unenouvelle paire de lunettes avec des verres en aile de mouche recomposĂ©e.Un travail trĂšs long qu’il avait Ă©tĂ© obligĂ© de faire aprĂšs avoir cassĂ© seslunettes en s’asseyant dessus.

Cette nouvelle paire de lunettes n’était pas sĂšche, il travaillait pourl’instant avec une grosse loupe qui lui fatiguait les yeux. Il demanda doncĂ  MaĂŻa d’ouvrir l’enveloppe et de lire la lettre.

Quand elle eut le papier sous les yeux, la mĂšre de Tobie restasilencieuse, puis elle fondit en larmes.

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Sim et Tobie furent trĂšs inquiets. Quel nouveau drame pouvait encoreleur tomber dessus ? Chacun imagina la pire catastrophe. Comme MaĂŻa neparvenait pas Ă  lire Ă  haute voix, Sim passa la lettre Ă  son fils. En un coupd’Ɠil, Tobie se trouva totalement rassurĂ©. La lettre ne contenaitabsolument rien de grave. Il laissa retomber la lettre avec soulagement.

Le professeur commençait à bouillonner devant toutes ces simagrées. Ilordonna :

– Li-sez-moi-la-lettre !Tobie lui rĂ©suma aussitĂŽt la nouvelle : la grand-mĂšre Alnorell venait de

mourir. Radegonde n’était plus.Sim Lolness poussa un grand soupir. Ouf
 Ce n’était que ça. Il dĂ©posa

un baiser sur le front de Maïa, comme si elle avait juste perdu un dé àcoudre et il sortit vers le jardin.

Tobie vint s’asseoir prùs de Maïa. Il se sentait maladroit. Il avait enviede dire quelque chose, mais il ne savait pas quoi.

Il aurait pu dire une phrase comme « c’est pas grave, elle Ă©tait vieille »ou « t’inquiĂšte pas, elle Ă©tait bĂȘte »  Heureusement, il sut se retenir. Ilresta trĂšs longtemps en silence Ă  cĂŽtĂ© de sa mĂšre.

Ce jour-lĂ , Tobie comprit, en regardant MaĂŻa, que quand on pleurequelqu’un, on pleure aussi ce qu’il ne nous a pas donnĂ©.

MaĂŻa pleurait la mĂšre qu’elle n’avait pas eue.DĂ©sormais, c’était certain, une mĂšre idĂ©ale ne traverserait pas sa vie.C’est pour cela qu’elle sanglotait.Comme si, jusqu’au bout, on garde l’espoir d’un geste ou d’un mot qui

rattraperait tout. Comme si la mort tue ce geste qui n’a pas Ă©tĂ© fait ou cemot qui n’a jamais Ă©tĂ© dit.

Tobie pensa que c’était le dernier effet de la mĂ©chancetĂ© de sa grand-mĂšre, du genre : « Quand je suis lĂ , je te fais de la peine, et quand je m’envais, aussi ! »

Ça s’appellerait le double effet Radegonde : mĂȘme morte, elle fait mal.

Le lendemain matin, MaĂŻa fit sa valise.

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18

Ce bon Zef

– C’est hors de question !Le professeur ne plaisantait pas.– Partir seule vers là-haut ! Traverser l’arbre avec ta petite jupe, ta

valise et ton grand chĂąle ! Je prĂ©fĂšre encore t’accrocher Ă  une branche, aumilieu d’une fourmiliĂšre et te couvrir de miel ! C’est non, non et non !

MaĂŻa Lolness Ă©tait une femme douce, respectueuse de son mari, aussitendre qu’attentive, mais il ne fallait pas exagĂ©rer. Du dos de la main, ellefit voler un encrier, renversa le bureau de Sim et dit calmement :

– Depuis quand tu dĂ©cides pour ta femme, professeur ? Je faisexactement ce que je veux.

RĂ©veillĂ© par le bruit, Tobie surgit dans la piĂšce avec son pyjama.– J’ai fait tomber mon bureau, dit Sim pour calmer le jeu devant son

fils.– Non
 Je te l’ai Ă©crasĂ© sur le pied, Sim chĂ©ri, corrigea MaĂŻa.Tobie souriait, il connaissait la double personnalitĂ© de sa mĂšre. MĂȘme

une plume d’ange peut crever un Ɠil, si on la prend du mauvais cĂŽtĂ©. Maisquand il aperçut la valise, il changea de visage.

– Tobie, je pars, dit Maïa. Juste deux semaines. Je vais passer un peu detemps auprùs de ma mùre qui est morte, et je reviens. Occupe-toi de ton

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pùre
– Occupe-toi de tes fesses, dit doucement Sim à sa femme.Quand on le titillait, il n’avait pas meilleur caractùre qu’elle. Il ajouta :– Et toi, Tobie, occupe-toi de la maison. Je pars avec ta mùre.Maïa ne put rien dire. Elle vit Sim entasser quelques papiers et les jeter

dans un baluchon.Un quart d’heure aprĂšs, ils Ă©taient sur le pas de la porte et donnaient

leurs recommandations à Tobie.– Demande aux Asseldor, si tu as besoin de quelque chose. On va les

prévenir en passant.Tobie embrassa ses parents. Maïa était un peu émue. En douze ans et

demi, elle n’avait jamais Ă©tĂ© sĂ©parĂ©e plus de trois jours de son fils. Elle luidit quelques mots comme « n’attrape pas froid », simplement pour jouer Ă la mĂšre, et elle lui ferma le dernier bouton de son pyjama.

Le soir, tard, les Lolness arrivùrent à la ferme de Seldor.Ils connaissaient le magique sens de l’accueil de la famille Asseldor,

mais ils furent quand mĂȘme surpris de voir deux couverts jolimentprĂ©parĂ©s sur la grande table. Les autres avaient dĂ©jĂ  dĂźnĂ©. Ils jouaient de lamusique dans la piĂšce voisine. Mia Asseldor leur rĂ©chauffa la soupe.Pendant ce temps, Sim et MaĂŻa allĂšrent tendre l’oreille du cĂŽtĂ© du concert.Ils poussĂšrent la porte. L’orchestre Ă©tait au grand complet avec, Ă  la bille,un soliste de choix : Tobie Lolness.

Sim et Maïa se regardÚrent, stupéfaits.AprÚs à peine quatre heures de petit trot, Tobie était arrivé pour le

dĂ©jeuner. Il avait passĂ© l’aprĂšs-midi Ă  pĂ©trir le pain avec MaĂŻ et Milo, Ă couper du bois et Ă  fumer des blattes. La blatte fumĂ©e, coupĂ©e en finestranches, avait Ă  peu prĂšs le goĂ»t du jambon fumĂ© de criquet, avec unepetite nuance anisĂ©e.

Maintenant, Tobie Ă©tait lĂ , Ă  jouer de la bille devant ses parents sidĂ©rĂ©s.La musique s’arrĂȘta, et Tobie s’exclama dans le silence :– Je viens avec vous.Sim ouvrit la bouche pour protester. Le concert reprit aussitĂŽt,

empĂȘchant les Lolness de rĂ©pliquer quoi que ce soit. Quand la musiquecessa, MaĂŻa et Sim dormaient depuis longtemps. Tobie remercia lesAsseldor.

Le lendemain, ils partirent tous les trois.

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Ils remontÚrent en sept jours.Ce fut une pénible traversée.Ils ne souffrirent pourtant ni de la fatigue, ni de la pluie fade qui

mouillait le début de ce mois de septembre. Ils marchaient au contraireavec la vigueur du boomerang de Léo Blue qui sait que plus vite il part,plus vite il reviendra.

Toute la douleur qu’ils ressentaient dans cette remontĂ©e vers les Cimesvenait des paysages qui dĂ©filaient Ă  leurs cĂŽtĂ©s.

Sim avait vu juste. L’arbre Ă©tait dans un piteux Ă©tat. Cela faisait cinq anset des sciures qu’ils n’avaient pas vu les hauteurs, et dĂ©jĂ  ils ne lesreconnaissaient pas. Le bois Ă©tait piquetĂ© de partout, vermoulu comme unegaufrette, et de chaque trou sortaient des tĂȘtes blafardes qui les regardaientpasser.

Il restait bien sĂ»r quelques belles perspectives sauvages sans personne,mais les villages qu’ils avaient connus Ă©taient tous assiĂ©gĂ©s par des citĂ©sJo Mitch Arbor qui transformaient les branches en passoires.

Les feuilles Ă©taient rares, alors que l’automne n’avait pas commencĂ©. Lefameux trou dans la couche de feuilles dĂ©couvert par le professeur Lolnessn’était pas une fantaisie de vieux fou.

Le rĂ©chauffement, les risques d’inondations pendant l’étĂ©, le ravinementde l’écorce : la vraie menace Ă©tait lĂ . Tobie comprenait enfin l’obsessionde son pĂšre.

Le soir, les Lolness ne pouvaient compter sur l’hospitalitĂ© de personne.Lors de leur prĂ©cĂ©dent trajet, des annĂ©es plus tĂŽt, ils avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ©refoulĂ©s des refuges et des granges oĂč ils voulaient s’abriter.

– À l’époque, je comprenais cela, disait Sim. Les gens croyaientsincĂšrement que j’avais fait une faute. Aujourd’hui, ils nous rejettent sansraison, simplement parce qu’ils ne nous connaissent pas. Parce qu’onn’ouvre sa porte Ă  personne.

Au loin, ils voyaient parfois passer des convois de charançons quifaisaient frĂ©mir MaĂŻa. Ils croisaient aussi des hommes en chapeaux et enmanteaux, qui tenaient au bout d’une laisse des fourmis rouges aux groscolliers cloutĂ©s. Les Lolness les laissaient passer en dĂ©tournant la tĂȘte. Ilsvoyageaient incognito.

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Une nuit, ils s’arrĂȘtĂšrent sur une branche en impasse et y tendirent leurtoile de tente. Un peu plus loin un homme faisait un somme. Le soleil nes’était pratiquement pas levĂ© de la journĂ©e. Ils allumĂšrent un feu etconviĂšrent leur voisin Ă  partager des tartines grillĂ©es.

– Je n’ai rien Ă  vous donner, dit l’homme.– Bien sĂ»r, dit MaĂŻa, on serait juste content de prendre quelque chose

avec vous.– Je n’ai pas d’argent, ça ne sert Ă  rien.Les Lolness ne comprenaient pas ce qu’il voulait dire.– Je n’ai pas d’argent, rĂ©pĂ©tait l’homme en refusant une tartine.Sim Lolness fouilla sa poche, lui donna la seule piĂšce qu’il avait, et lui

servit la tartine en plus. L’homme le regarda longtemps, prit la tartine et lapiùce et partit en courant.

Ils vécurent plusieurs scÚnes de ce genre. Ils ne comprenaient plus rienà ce monde.

Le sixiùme jour, alors qu’ils approchaient du but, Sim, qui avait puemporter ses nouvelles lunettes, demanda à Maïa de lui montrer la lettre.

– Je ne l’ai mĂȘme pas lue, avec toutes vos histoires
À dire vrai, Sim Ă©tait tracassĂ© depuis quelques jours par cette lettre. N’y

avait-il pas un lien avec le courrier du Grand Conseil qui parlait desComitĂ©s de voisinage et de Jo Mitch ? Il s’était mĂȘme demandĂ© s’ilpouvait s’agir d’un piĂšge contre sa famille. Il sortit la feuille del’enveloppe.

La signature suffit à le rassurer. La lettre était signée de maßtre Clarac,notaire dans les Cimes.

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– Ce bon Zef
, murmura-t-il avec un grand sourire.

C’était le plus ancien camarade de Sim. Ils Ă©taient nĂ©s le mĂȘme jour etavaient grandi ensemble. Avec El Blue, ils formaient un trio insĂ©parable.Zef Clarac Ă©tait un cancre, un garçon bizarre mais terriblement attachant.Il s’était bricolĂ© une carte « dispensĂ© » qu’il montrait Ă  tous lesprofesseurs. Il Ă©tait dispensĂ© de toutes les matiĂšres. Il restait ainsi Ă  jouerdans la cour, du matin au soir. Le petit Sim, penchĂ© sur ses cahiers, leregardait par la fenĂȘtre. Les deux amis ne s’étaient jamais vraiment quittĂ©sjusqu’à ce que Sim rencontre MaĂŻa. À partir de ce jour, Sim LolnessprĂ©fĂ©ra ne plus revoir le jeune Clarac.

Sim avait eu peur. Peur pour MaĂŻa.La vĂ©ritĂ©, Sim avait du mal Ă  se l’avouer : Zef Ă©tait simplement un

grand sĂ©ducteur. Il aurait fait craquer n’importe qui. Il aurait fait rougirune plaque de verglas. Sim, inquiet, n’avait donc jamais parlĂ© de ZefClarac Ă  MaĂŻa.

Un jour, Zef avait envoyĂ© un mot oĂč il disait qu’il n’en voulait pas Ă Sim d’avoir pris ses distances.

« Moi, aussi, si j’avais un ami comme moi, Ă©crivait-il, je ne luiprĂ©senterais pas ma femme. »

Sim, pas trĂšs fier de lui, se tenait quand mĂȘme au courant des Ă©tapes dela vie de son ami.

Zef Clarac Ă©tait devenu notaire par erreur. Une bĂȘte histoire de pancartemal gravĂ©e par un artisan. Il avait commandĂ© une plaque avec les mots« essuyez vos pieds », et il avait reçu une belle plaque « notaire » qu’ilaccrocha au-dessus de sa porte. C’était plus court, mais aussi efficace pourgarder une maison propre.

Ses amis l’appelĂšrent d’abord maĂźtre Clarac en rigolant, mais quelquespassants vinrent toquer Ă  sa porte. Il leur rĂ©pondit poliment. Et comme lespassants Ă©taient plutĂŽt des passantes, il devint un notaire rĂ©putĂ© dansl’arbre.

Le 15 septembre, Ă  huit heures du matin, MaĂŻa, Sim et Tobie Lolnesstentaient de distinguer une maison Ă  travers les grilles d’un portail. C’étaitdans les Cimes et la maison s’appelait Les Houppiers.

Ils étaient arrivés.Ils firent le tour du grillage. Tout était fermé.

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MaĂŻa remarqua sur un crochet, prĂšs de la porte, la forme molle du bĂ©retde Sim, qui n’avait pas changĂ© de place en presque six ans. Elle revit danssa mĂ©moire le jeune Sim qui Ă©tait apparu un soir au cours de tricot avecses grosses lunettes et son bĂ©ret.

Ils allĂšrent ensuite au rendez-vous que Clarac leur avait fixĂ©, dans laserre d’hiver au fond du parc de la grand-mĂšre Alnorell. La serre setrouvait au bout d’une branche, assez loin de la maison. Les volets enaccordĂ©on Ă©taient clos mais la porte grande ouverte. ÉclairĂ©e seulementpar la lumiĂšre de la porte, la serre ressemblait Ă  un thĂ©Ăątre entiĂšrementvide. Rien ne poussait plus depuis longtemps dans cette serre. Quelquespots vides traĂźnaient dans les coins. Une fine poussiĂšre de feuilles couvraitle sol.

PosĂ©e sur des trĂ©teaux trĂŽnait une boĂźte en longueur fermĂ©e par deuxgros cadenas. MĂȘme le cercueil de Mme Alnorell ressemblait Ă  un coffre-fort.

On entendit un pas rĂ©sonner au fond d’un corridor. Sim reconnut lespetits pas de Zef Clarac. Le professeur frissonna. Il regardait sa femme.Allait-elle rĂ©sister ? Zef parut dans le rayon de lumiĂšre.

Physiquement, ce n’était pas ça.N’importe quelle femme pas trop malsaine aurait prĂ©fĂ©rĂ© une longue

valse corps Ă  corps avec une larve de cloporte, plutĂŽt que de serrer la mainde Zef Clarac. Il ressemblait à
 rien de bien prĂ©cis
 Éventuellement Ă un vieux fromage, en moins tonique.

Zef Ă©tait d’une laideur rare. De trĂšs haut niveau. S’il avait existĂ© desconcours de laideur, il croulerait sous les mĂ©dailles.

Tobie, Ă  qui Sim avait racontĂ© l’histoire de la carte « dispensĂ© », se ditque Zef aurait dĂ» ĂȘtre dispensĂ© de naĂźtre, de vivre
 dispensĂ© tout court.Ce devait ĂȘtre une trop grande souffrance pour lui, depuis sa plus tendreenfance, d’avoir Ă  se montrer aux autres, ou Ă  marcher en public.

MaĂŻa allait dĂ©tourner discrĂštement le regard pour ne pas ĂȘtre malade,mais Zef Clarac dit trois mots en ouvrant les bras :

– Je vous attendais.Et le champignon dĂ©composĂ© se transforma en prince charmant. Quand

il s’animait, Zef devenait un demi-dieu. Il se dĂ©gageait de cet hommetoute la chaleur, la gĂ©nĂ©rositĂ©, la pĂ©tillance qu’on peut rĂȘver chezquelqu’un. Il ajouta avec un sourire Ă©clatant :

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– C’est une joie de vous connaütre, madame.Maïa marcha vers ces bras ouverts et s’y blottit. Elle y serait encore si

son mari n’avait pas donnĂ© une franche accolade Ă  Zef.– Mon vieux Zef !MaĂŻa fut Ă©jectĂ©e comme un minuscule insecte qu’une pichenette expulse

d’un potage. Tobie vint Ă  son tour serrer la main de Zef. Les yeux quemaĂźtre Clarac posa sur lui Ă©taient vifs et attentifs. Tobie eut l’impressionqu’à cet instant, il Ă©tait l’ĂȘtre au monde qui comptait le plus pour cetinconnu.

Sim s’interposa Ă  nouveau. Il regrettait dĂ©jĂ  d’ĂȘtre venu.

Heureusement, Tobie et sa mĂšre se rappelĂšrent la prĂ©sence de la grand-mĂšre. S’avançant plus loin dans la serre, ils allĂšrent se recueillir autour ducercueil.

MaĂŻa pensait Ă  son pĂšre.Tobie pensait Ă  MaĂŻa.Sim pensait Ă  repartir.Zef articula :– Il y a des moments comme ça
Cette consternante banalitĂ© Ă©tait dite avec une telle intensitĂ© qu’elle se

couvrait d’une fine couche d’or. Ce Zef Ă©tait un magicien. Les troisvisiteurs se tournĂšrent vers lui.

Zef enchaßna trÚs vite avec des considérations techniques, ce qui fitbaisser le niveau cardiaque de Maïa et Tobie. Il expliqua :

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– VoilĂ . J’ai cru bon de vous Ă©crire rapidement
 Mme Alnorell estmorte le lendemain du dĂ©part de Jasper Peloux, son argentier


– Il est parti ? demanda MaĂŻa.– Provisoirement, prĂ©cisa Clarac. Vous savez qu’il fait au mois de

septembre la quinzaine des mauvais coucheurs
 Il parcourt l’arbre avecdeux escogriffes, Shatoune et Loche. Deux grands costauds ultraviolents.Shatoune a des ongles Ă©normes qui doublent la taille de ses mains, et qu’ilaiguise en pointe. Loche n’a plus de dents. Il les a perdues dans unebagarre. À la place, il s’est fait mettre des lames de rasoir. Quand il sourit,on rit aussi


Zef Clarac sourit Ă  son tour. Ce n’était pas non plus un sourire demidinette. Ses dents Ă©taient jetĂ©es comme une poignĂ©e de grains desemoule, au hasard sur la gencive. Mais la transparence des yeux de Zefpermettait de voir son Ăąme qui riait avec lui.

– Ces deux-lĂ , Loche et Shatoune, c’est le gros Mitch qui les prĂȘte Ă Peloux
 Ils partent tous les trois, chaque mois de septembre, confisquerles biens des mauvais payeurs de votre mĂšre. C’est une tournĂ©e sordidequ’ils aiment beaucoup. La quinzaine des mauvais coucheurs


MaĂŻa frĂ©mit. Sa mĂšre ne s’était pas amĂ©liorĂ©e pendant son absence.– Non, chĂšre madame, ne croyez pas que votre mĂšre soit devenue un

monstre. Peloux la manipulait. C’était juste une vieille dame malheureuse.Il essuya son Ɠil gauche qui suintait et reprit d’un ton grave :

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– Peloux va revenir demain et voudra mettre la main sur la fortune desAlnorell


Sim l’interrompit :– Tant mieux pour lui
 Merci Zef. On va te laisser
Il poussait dĂ©jĂ  sa famille vers la sortie.– Merci pour tout
 Ravi de
Soudain, Sim sentit un talon sur son orteil, c’était le cĂŽtĂ© tranchant de sa

femme. Sim s’arrĂȘta.– Tu peux laisser maĂźtre Clarac terminer, professeur ?Zef toussa, hĂ©sita devant son ami qui sautillait d’un pied sur l’autre.

Tobie regardait sa mĂšre. DĂ©cidĂ©ment, elle le surprendrait toujours. Ill’adorait. MaĂźtre Clarac reprit :

– Je dois quand mĂȘme vous expliquer comment elle est morte.Il sortit de sa poche un tout petit objet.– Elle s’est Ă©touffĂ©e avec ça
– Pauvre femme, dit Sim sans grande Ă©motion. Donne-nous ça
 Ce

sera notre hĂ©ritage, et Ă  bientĂŽt
– Oui, dit Zef. Votre seul hĂ©ritage.Les Lolness qui n’avaient aucune envie d’hĂ©riter restĂšrent tout Ă©tonnĂ©s.

Sim balbutia, ravi :– C’est parfait, ça, absolument parfait
 On prend cette
 chose et on

rentre. D’accord, ma chĂ©rie ?Sim s’approcha, tendit la main pour prendre le petit objet. Quand il l’eut

entre les doigts, il confia ses lunettes Ă  sa femme et s’effondra comme unvĂȘtement tombĂ© d’un cintre. Évanoui, il formait un petit tas blanc dans lapoussiĂšre de la serre.

Zef, Maïa et Tobie se jetÚrent sur lui. Zef ne paraissait pourtant pasétonné de la réaction de Sim. Il lui donnait des petites claques, en disant :

– Je vais t’expliquer
 RĂ©veille-toi
MaĂŻa lui tenait la main. Le poing de Sim Ă©tait solidement fermĂ© sur

l’objet. Les couleurs revinrent peu à peu sur ses joues. Il battit despaupiùres et dit :

– La pierre de l’arbre
Sa main se dĂ©tendit et s’ouvrit. C’était bien la pierre de l’arbre.

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19

La pierre de l’arbre

Elle n’avait rien de magique. Elle ne donnait ni la jeunesse Ă©ternelle, nil’intelligence. Elle ne rendait pas invincible ou invisible. Elle nepermettait pas de voir au travers d’un mur, d’une robe ou d’un cerveau.Elle ne faisait pas voler, parler aux insectes, crier des phrases comme :« La force de l’arbre est avec moi ! » Elle ne se transformait pas en lutinsautillant, en fĂ©e pulpeuse, en Ă©pĂ©e, en dragon, en lampe ou en gĂ©nie. Sonseul pouvoir venait de son prix. La pierre de l’arbre coĂ»tait trĂšs cher.Point, Ă  la ligne.

Elle coĂ»tait cher, parce qu’elle Ă©tait rare. C’était la seule pierre de toutl’arbre. Elle Ă©tait gardĂ©e sous la salle du Conseil, prise dans une nervuredu bois. Depuis toujours elle se trouvait lĂ . Elle appartenait Ă  l’arbre.

Le Conseil Ă©tait chargĂ© de la surveiller. Le but Ă©tait simple. La pierregarantissait que l’arbre serait toujours le plus riche et que personne neprendrait jamais le pouvoir sur lui. Elle Ă©tait le trĂ©sor de l’arbre,l’assurance de sa libertĂ©.

– Mais elle n’a pas de prix ! s’exclama Sim.– Cher ami, dit Zef, notre amitiĂ© n’a pas de prix, ton fils non plus, mais

la pierre en a un, trÚs précis. Quatre milliards.

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Cette fois il n’y eut pas un seul Lolness pour sursauter ou s’évanouir.L’argent, c’était comme les mille cravates de Mano. Ça leur faisait unebelle jambe.

– VoilĂ  ce qui s’est passé  Peloux a convaincu Mme Alnorell que safortune Ă©tait en danger et que des bandits risquaient de la lui dĂ©rober. Elledevait pouvoir la surveiller. S’asseoir dessus pour la garder. Alors, Pelouxlui a dit d’acheter la pierre.

– Acheter la pierre
, rĂ©pĂ©ta Sim, incrĂ©dule.– Elle avait exactement quatre milliards et vingt-cinq centimes dans ses

rĂ©serves. Le Conseil a cĂ©dĂ©. Mme Alnorell a achetĂ© la pierre et s’est assisedessus.

En grimaçant, Sim rendit au notaire la pierre qu’avait couvĂ©e sa belle-mĂšre. Clarac continua :

– Bien sĂ»r, Peloux est Ă  la botte du gros Mitch
 Il comptait rĂ©cupĂ©rerla pierre quand la vieille dame mourrait. Mais Peloux et Mitch avaientoubliĂ© que Mme Alnorell aimait beaucoup l’argent. ÉnormĂ©ment. Elleavait obĂ©i Ă  Peloux parce que la pierre faisait une taille raisonnable qui luipermettait de rĂ©aliser son plan.

– Son plan ? demanda Tobie.– Le lendemain du dĂ©part de Peloux, ta grand-mĂšre a entendu un bruit.

Elle a pensĂ© que c’était les bandits qu’on lui avait fait redouter. Elle a prissa pierre, elle a voulu l’avaler.

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Tobie Ă©carquilla les yeux.– C’était ça, son plan, jeune homme. Emporter sa fortune dans son

cercueil. Avoir une fortune qui s’avale. Le bruit qu’elle avait entendu,c’était juste mon ami le docteur Pill qui venait tous les soirs lui piquer lafesse gauche. À force d’ĂȘtre assise sur la pierre, elle avait des douleursterribles que le docteur soignait par des piqĂ»res. Pill a entendu un bruitd’étouffement. Il a forcĂ© la porte. Trop tard ! La pierre s’était coincĂ©e dansla gorge. Elle est morte sans souffrance.

Zef fit une pause respectueuse.– Le doc a retirĂ© la pierre avec une pince Ă  Ă©piler. Il est venu me

chercher. J’ai prĂ©fĂ©rĂ© rĂ©gler discrĂštement l’affaire en vous prĂ©venant.Sim Ă©tait vraiment perplexe. Il mĂąchait nerveusement une boule de

gomme. L’argent ne l’intĂ©ressait pas, mais l’arbre le prĂ©occupait par-dessus tout. Laisser Mitch s’approprier la pierre, c’était lui donner tous lespouvoirs et condamner l’arbre Ă  la pire destruction.

MaĂŻa avait pris la pierre. Il fallait reconnaĂźtre que c’était quelque chosede trĂšs beau, comme une pelote de sĂšve de la taille d’un gros bouton,parfaitement transparente, oĂč toutes les couleurs alentour venaient sebaigner aussi joyeusement qu’une bande d’enfants qui s’éclaboussent.Tobie s’approcha pour voir.

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Quelques minutes plus tard, ils avaient pris leur décision. Ils devaient

repartir aussitĂŽt. Personne ne saurait qu’ils Ă©taient venus. MaĂźtre Claracs’occuperait seul des obsĂšques de Mme Alnorell. On glisserait le cercueildans le tube d’une plume, dans la tradition des grandes familles. Avec ledocteur Pill, ils iraient la jeter au bout de la branche, Ă  la nuit tombĂ©e. Unemort digne pour une vieille femme indigne.

Le plan Ă©tait simple. Quand Peloux, Shatoune et Loche arriveraient lelendemain, le notaire les accueillerait avec son bon sourire en leur disantque la vieille dame Ă©tait morte en s’étouffant Ă  cause d’un objet nonidentifiĂ©, et que son corps devait actuellement planer au-dessus desnuages. Il ne parlerait pas de la pierre. Zef passerait sĂ»rement un mauvaisquart d’heure, mais, comme il disait, qu’est-ce qu’un quart d’heure dansune vie ?

Les Lolness devaient partir immédiatement. Ne pas rester une minute deplus. Sim glissa la pierre dans sa poche.

– ? Je ne vous demande qu’une chose, dit Zef Clarac. Passez chez moi.Je vous donnerai quelques provisions. Et vous ferez un brin de toilette,madame


« Ouh lĂ  lĂ Ă Ă , pensa Sim avec indulgence, le charmeur de serpent part Ă l’attaque
 Planquez-vous ! Les femmes et les enfants d’abord ! »

– Tu es gentil, mon bon Zef, dit-il de la voix la plus calme possible,mais il faut qu’on y aille. Merci pour tout.

– S’il vous plaüt, insista Zef, j’habite à deux branchettes d’ici. Faites-lepour moi. Vous ne pouvez pas repartir comme ça.

– Non, vraiment, rĂ©pĂ©ta Sim qui commençait Ă  s’agacer.Zef se tourna vers MaĂŻa.– Madame, puis-je vous demander de faire usage de votre autoritĂ© ?– Ça ne serait pas sĂ©rieux, rĂ©pondit-elle.– Madame, madame
Zef avait sorti ses deux derniĂšres flĂšches : elles touchĂšrent au but. Il

serrait sa main sur son cƓur, le regard plus vertigineux que jamais.Mme Lolness cĂ©da. MaĂŻa pensa : « Il est irrĂ©sistible. » Sim pensa : « Il estincorrigible », et il recommença Ă  mĂącher sa boule de gomme. Il savaitdepuis toujours que Zef, avec ce charme maladif, le conduirait Ă  sa perte.

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Ils sortirent donc tous les quatre, aprĂšs s’ĂȘtre inclinĂ©s une derniĂšre foisdevant la dĂ©pouille de Radegonde. Sim suivait d’un peu plus loin, entraĂźnant les pieds. Le quartier avait beaucoup changĂ©. C’était, Ă  l’origine,un des plus beaux espaces des Cimes. Des fines branches bien aĂ©rĂ©es. Leterrain entre les maisons Ă©tait maintenant gangrenĂ©, grouillant de gensaffairĂ©s, avec de tous cĂŽtĂ©s des passages percĂ©s au hasard.

Personne ne les remarqua vraiment, car personne ne remarquaitpersonne. Le monde avait changé.

– Les choses ne changent pas pour rien, grognait Sim.Tobie voyait sur les murs des affichettes « PelĂ©s = danger ».Ils arrivĂšrent rapidement chez Zef. La plaque « notaire » Ă©tait bien lĂ ,

astiquĂ©e de prĂšs. MaĂźtre Clarac chercha sa clef assez longtemps sous unfragment d’écorce. Il finit par la trouver.

– C’est curieux, je ne la mets jamais là.Sim qui n’avait pas vu la scùne continuait à bougonner :– Les choses ne changent pas pour rien
Et il avait raison.

Zef ouvrit la porte et rentra, suivi de MaĂŻa et de Tobie. L’entrĂ©e se

faisait par une petite piĂšce avec une seconde porte fermĂ©e. Ce devait ĂȘtrela salle d’attente du notaire. Sim Ă©tait restĂ© sur le paillasson et se frottaitles pieds en plaisantant bien fort :

– Je m’essuie les pieds, maütre Clarac
 Vous devriez mettre uneplaque !

Zef, qui n’aimait pas trop qu’on parle de cette histoire de plaque, luifaisait signe de se taire. Mais Sim restait perchĂ© sur le paillasson.

Zef, d’un geste, poussa Tobie et Maïa qui ne comprenaient pas laplaisanterie du professeur. Il les fit rentrer dans le grand salon.

Ils dĂ©couvrirent alors cette scĂšne que, des mois aprĂšs, Tobie mit troisjours Ă  peindre sur le mur de la grotte. Cette scĂšne qui lui tira des larmes Ă chaque trait dessinĂ© d’un doigt tremblant sur le bois.

Il y avait beaucoup de monde dans le salon de maĂźtre Clarac. Huitpersonnes en plus des nouveaux venus.

Le premier qu’on voyait, parce qu’il Ă©crasait la totalitĂ© du canapĂ© sousson postĂ©rieur, c’était Jo Mitch.

Quand il les vit entrer, il fit un sourire. Ou quelque chose de proche
En tout cas, on vit une ou deux dents jaunes sur le cÎté, derriÚre le mégot.

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Il fit aussi entendre un clapotement des bajoues, suivi d’un borborygmevenu du fond de la gorge. Oui, ce devait ĂȘtre sa maniĂšre de sourire.

Juste derriĂšre le canapĂ©, il y avait les deux rĂ©pugnants de service,Limeur et Torn. Ils avaient pris quelques annĂ©es depuis l’affaire BalaĂŻna,mais l’avantage des tĂȘtes de cadavres, c’est qu’elles ne vieillissent pas.

Un peu Ă  droite, sur un fauteuil, M. Peloux avait les pieds qui netouchaient pas le sol. Il ressemblait Ă  un petit garçon trop sage qui auraitĂ©tĂ© moulĂ© dans la cire. À cĂŽtĂ© de lui, Tobie dĂ©couvrit avec dĂ©goĂ»t lasilhouette de Toni Sireno, l’assistant de Sim Lolness, rouge de confusion.Il avait choisi son camp. Il Ă©tait passĂ© de l’autre cĂŽtĂ©.

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Enfin, de part et d’autre de la porte, deux ombres gracieuses encadraientdĂ©jĂ  nos amis. Sans les avoir jamais vus, Tobie reconnut aisĂ©mentShatoune et Loche. Shatoune se grattait le nombril avec un ongle de lataille d’une faucheuse. Loche avait entre les dents un bout de toile cirĂ©e,ou d’impermĂ©able. Le mĂȘme impermĂ©able que celui qui pendait auportemanteau du salon, au fond Ă  gauche, trĂšs en hauteur : un impermĂ©ablevert.

Zef reconnut ce manteau accrochĂ© au mur. C’était celui de son ami, ledocteur Pill. Pas difficile d’ĂȘtre sĂ»r que c’était bien le sien, puisque ledocteur lui-mĂȘme pendait encore dedans, inconscient.

Aprùs un temps de silence, tout naturel entre des gens qui nes’attendaient pas à se retrouver ainsi, Jo Mitch fit avec ses dents un assezlong bruit de friture. Limeur s’empressa de traduire :

– On n’espĂ©rait pas vous trouver en si bonne compagnie, maĂźtre Clarac.C’est une surprise


– Et c’est une joie, ajouta Peloux.Mitch lĂącha un « grrrrrrrr
 » qui ferma le bec Ă  Peloux jusqu’à la fin

de la conversation. Limeur reprit :– Mais je crois qu’il y a aussi le professeur. Bonne nouvelle
 je ne

voyais que la grognasse et le chiard.En effet, Sim Ă©tait apparu derriĂšre MaĂŻa, Tobie et Zef. Plus tard, il se

demanda s’il aurait mieux fait de s’enfuir avant qu’on ne remarque saprĂ©sence. Mais sur le moment, il ne pensa pas un instant abandonner sa

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femme et son fils. Il vint mĂȘme se mettre devant eux et lança un regardnoir Ă  Toni Sireno, qu’il venait de reconnaĂźtre. Limeur prĂ©cisa :

– Pour tout vous dire, on n’attendait personne d’autre que maĂźtre Clarac.Un de vos amis, le docteur Pill, vient tout juste de nous confier queMme Alnorell est morte et que le notaire s’est chargĂ© de ses affaires.

Zef regarda Pill, pendu par le col au portemanteau. Il connaissait ledoc : s’il avait avouĂ©, c’était sous la plus infĂąme torture, et il luipardonnait dĂ©jĂ . Mais Zef tremblait d’horreur et de culpabilitĂ© d’avoirmenĂ© involontairement les Lolness dans ce piĂšge.

– On vous attendait donc pour savoir oĂč trouver le corps, et les « affaires » en question
 Avec M. Peloux, on s’occupera de tout.

Sim prit la parole :– Le corps de ma belle-mĂšre est dans la serre d’hiver. Il mĂ©rite le

respect. Quant aux « affaires »  elles reviennent Ă  ma femme qui est safille unique.

Normalement, quand toute une salle se met Ă  rire, il flotte une joiecĂ©leste, c’est un avant-goĂ»t d’éternitĂ©. Mais quand les six acolytes de JoMitch Ă©clatĂšrent de rire, Tobie eut envie de se boucher les oreilles. C’estJo Mitch lui-mĂȘme qui fit taire sa basse-cour.

Il demanda l’aide de Torn et Limeur pour se lever du canapĂ©. Une poulieet un monte-charge n’auraient pas Ă©tĂ© de trop.

Une fois debout, il Ă©tait tellement Ă©puisĂ© qu’il lui fallut presque uneminute pour retrouver son souffle. Il fit les quelques pas qui le sĂ©paraientdu professeur et s’arrĂȘta devant lui. Mitch le contempla fixement, commes’il avait quelque chose sur le nez puis, levant les doigts vers le visage deSim, il attrapa ses nouvelles lunettes et les Ă©crasa dans sa main. Mitch jetales brisures de lunettes sur le sol, regagna le canapĂ© et s’écroula dedans,soulagĂ©.

Sim n’avait pas bougĂ©. MaĂŻa fermait les yeux. Une mince larme Ă©taitdans le coin de son Ɠil. Mais elle serrait les dents, en se rĂ©pĂ©tant : « Je nedois pas pleurer. Je ne dois pas pleurer. »

La larme dut entendre son cri silencieux. Elle mit juste le nez dehors etdisparut.

Tobie et Zef n’avaient pas quittĂ© Sim des yeux.C’est Torn qui reprit la parole :– Le Grand Voisin a beaucoup d’humour
 Il aime ces petites

taquineries qui Ă©gaient la vie et


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Mitch laissa entendre un bruyant « Rhhhaaaa
 glglglgl
 burpb
 »difficile Ă  interprĂ©ter. Torn s’éclaircit la voix et enchaĂźna :

– On va juste vous laisser cinq minutes pour nous donner deux choses :la pierre et la boüte noire de Balaïna.

Sim tenta de dissimuler sa surprise. Il jeta un coup d’Ɠil Ă  Toni Sirenoqui se balançait d’un pied sur l’autre, gĂȘnĂ© devant son ancien patron.

Ainsi, ces canailles pensaient toujours à la boüte noire
Ce que le professeur ne savait pas, c’est qu’ils y pensaient tellement que

quatre-vingt-dix chercheurs Ă©taient penchĂ©s sur la question depuis cinqans, sous la direction de Sireno. C’était l’obsession de Jo Mitch. Il voulaitle secret de cette boĂźte noire.

Torn demanda Ă  Loche de compter cinq minutes. Loche prit un airennuyĂ© et fit signe Ă  Shatoune qui se rongeait Ă  distance l’ongle du petitdoigt. Aucun des deux ne savait compter jusqu’à cinq. Ils implorĂšrentPeloux du regard. Celui-ci se mit Ă  compter au rythme des secondes :

– Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix
Les quatre personnes interrogĂ©es regardaient droit devant elles. Tobie se

tourna juste un instant vers le corps du docteur Pill accroché auportemanteau. Il bougeait encore.

Les cinq minutes passùrent trùs vite. Personne ne disait un seul mot.Loche s’aiguisait les dents les unes contre les autres. Il sentait qu’il allaitdevoir passer à l’action. L’impatience lui mettait une mousse blanche aucoin des lùvres.

À la fin du temps rĂ©glementaire, Mitch grogna. Torn traduisit ensimultanĂ© :

– Eh bien, on va chercher nous-mĂȘmes
Il hurla :– Fouillez-les !Comme Shatoune ne savait pas par qui commencer, Limeur dit :– D’abord la verrue.Shatoune faillit hĂ©siter, mais Zef Clarac s’avançait dĂ©jĂ .Ça ne pouvait ĂȘtre que lui. Depuis tout petit, il Ă©tait ça : la verrue, le

monstre, le dĂ©gueu, la cloque, la pustule, la tache, la fissure oul’immondice. Zef Clarac souriait. Il avait choisi d’ĂȘtre un monstreĂ©tincelant, une pustule ensoleillĂ©e, une flamboyante verrue.

Tobie remarqua que face à l’immonde troupe de Jo Mitch, Zef avait l’aird’un prince.

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Shatoune hĂ©sita presque Ă  s’approcher de tant de fiertĂ©. Il plaquafinalement ses mains dĂ©goĂ»tantes sur Zef et commença Ă  le fouiller. On netrouva sur lui que la clef de sa maison. Loche le poussa de l’autre cĂŽtĂ© dela piĂšce.

MaĂŻa fit un pas en avant.– C’est mon tour. Est-ce qu’il y a une femme pour me fouiller ?Quelques ricanements accueillirent la question. Mitch bredouilla :– Mi
nouille
ka !Torn cria :– Faites entrer Minouilleka !Loche sortit juste le temps de faire venir quelqu’un qui devait ĂȘtre

dehors à monter la garde. Cette personne eut du mal à franchir la porte.Elle dut se courber beaucoup, et rabattre vers le centre ses formesgénéreuses.

Le seul moyen de dĂ©crire Minouilleka est de dire que c’était unemontagne. À part ça, elle avait un visage assez doux, les cheveux coupĂ©sau carrĂ©. Elle ne faisait pas peur.

MaĂŻa lui fit un sourire. Minouilleka s’approcha d’elle et fouilladĂ©licatement ses poches, ses ourlets, ses doublures, avec beaucoup deconcentration. De la tĂȘte, elle fit non Ă  Limeur. MaĂŻa Lolness rejoignit Zefde l’autre cĂŽtĂ© du salon. Minouilleka sortit discrĂštement, ce qui n’était pasfacile pour elle.

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On fouilla ensuite Tobie de la mĂȘme façon. À la fin, Limeur dit enregardant Tobie avec dĂ©goĂ»t :

– Le pire, c’est que les ordures, ça fait aussi des petits.Tobie rĂ©pliqua sans rĂ©flĂ©chir :– Des petits ? Vous n’ĂȘtes plus si petit, vous savez
Limeur mit un certain temps Ă  comprendre, mais Sim Lolness bondit et

donna une grosse claque sur l’arriĂšre de la tĂȘte de Tobie. Ses cheveuxvolĂšrent. Sim cria :

– N’insulte pas le monsieur !Tobie redressa immĂ©diatement la tĂȘte en tremblant et se prĂ©cipita, dos

au mur, Ă  cĂŽtĂ© de sa mĂšre. Il Ă©tait sonnĂ©, dĂ©composĂ©. MaĂŻa ouvrait degrands yeux. C’était la premiĂšre fois que Sim frappait son fils.

Tout le monde observait, l’un aprĂšs l’autre, Tobie et son pĂšre. Leprofesseur Ă©tait en train de perdre la tĂȘte. De perdre son Ăąme.

Ils avaient gagnĂ©.Ce grand savant, cet homme unique, allait s’effondrer Ă  cause d’eux.

MaĂŻa vit son mari tomber, les deux genoux au sol, la tĂȘte dans les mains.– Je n’en peux plus
 J’arrĂȘte
 Je dirai tout. Je donnerai tout.Les yeux myopes de Sim Lolness pleuraient Ă  chaudes larmes.

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Le visage de Tobie se durcit.

Ne montrez jamais Ă  un enfant son pĂšre en train de trahir.

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20

La branche creuse

Tous les occupants du salon de maĂźtre Clarac Ă©taient en Ă©tat de choc.MĂȘme le camp Mitch semblait touchĂ© par le dĂ©shonneur du professeurLolness.

Jo Mitch se voyait dĂ©jĂ  maĂźtre du secret de BalaĂŻna. Les rĂ©serves desĂšve brute qu’il accumulait allaient enfin servir. Avec des charançonsmĂ©caniques, la destruction de l’arbre irait deux fois plus vite.

Les projets de Jo Mitch Ă©taient simples, ils tournaient autour d’un mot :le trou. Depuis sa naissance, Mitch voulait faire des trous. Des petits, desgrands, des trous partout. C’était comme une maladie ou unedĂ©mangeaison. Il rĂȘvait de faire de la vie un grand trou. Pour ce projet fou,il lui fallait beaucoup d’argent.

En avouant tout, Sim Lolness rendait possible le seul rĂȘve qui poussaitdans le grand trou noir du cerveau de Jo Mitch.

Quinze ans plus tÎt, Jo Mitch était encore un modeste garde-frontiÚre.La frontiÚre traçait alors une simple ligne autour du tronc principal, à la

base des Basses-Branches. Mitch vivait dans un antre puant avec deuxcharançons qu’il avait dressĂ©s.

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AprĂšs la mort d’El Blue, survenue alors qu’il passait la frontiĂšre, JoMitch profita du trouble gĂ©nĂ©ral pour mettre ses charançons au travail. Ilcommença Ă  creuser une tranchĂ©e profonde sur son secteur desurveillance.

Le Conseil de l’arbre fĂ©licita ce jeune garde-frontiĂšre inconnu quiconsacrait son temps libre Ă  creuser pour la sĂ©curitĂ© de l’arbre. Seul leprofesseur Lolness et quelques vieux fous s’élevĂšrent contre cetteinitiative. Sim fit un discours qui s’appelait « L’égorgeur », et quiracontait comment cette tranchĂ©e creusĂ©e tout au long de la frontiĂšrecoupait les veines de l’arbre et le mettait en pĂ©ril. On s’écria : « Il est douĂ©mais il exagĂšre, ce Lolness. BientĂŽt, on nous interdira de couper du pain,pour Ă©viter de faire mal aux tartines ! »

Jo Mitch profita de ce petit succĂšs et commença Ă  Ă©lever quelquescharançons qu’il louait pour creuser des maisons.

Jo Mitch Arbor Ă©tait nĂ©. L’entreprise se mit Ă  grandir comme un petitogre. Avec le systĂšme BalaĂŻna, l’ogre allait devenir adulte.

Devant l’effondrement de Sim, les larmes de MaĂŻa rĂ©apparurent. Cettefois, elles roulĂšrent sur ses joues, voulurent rentrer Ă  la commissure de seslĂšvres mais se rĂ©fugiĂšrent finalement dans son col. Zef lui tendit unmouchoir qu’elle ne vit mĂȘme pas.

Tobie gardait son regard glacé posé sur son pÚre. Il voyait se fissurer detous cÎtés la fierté des Lolness.

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Torn s’approcha de Sim Lolness, il posa la main sur son Ă©paule.– Courage, professeur, vous ĂȘtes un brave homme.Tobie vit son pĂšre frĂ©mir sous la main. Un compliment, dit par un

salopard, fait aussi plaisir qu’une bonne crùme servie dans un cendriersale.

Sim inspira et dit :– Avant de vous expliquer oĂč est la pierre
 je vais vous conduire Ă  la

boĂźte noire.– Dites-nous simplement oĂč elle est.– C’est impossible, je dois venir avec vous. Sans moi, vous ne trouverez

jamais.Limeur regarda son chef qui semblait ronfler tout éveillé. Jo Mitch agita

la tĂȘte. Limeur dit :– Vous ne sortirez pas d’ici.Pour cette bande de retardĂ©s, un savant comme Sim Ă©tait une espĂšce de

sorcier, capable de se volatiliser, ou de leur glisser entre les doigts dĂšsqu’il sortirait de la piĂšce. Sim ne semblait pas surpris de cette rĂ©action.Mais il prit un ton contrariĂ© pour dire :

– Alors
 Mon fils vous emmĂšnera.Tobie sursauta. Son pĂšre Ă©tait fou. Tobie n’avait pas vu la boĂźte noire

depuis des siĂšcles et ne savait rien d’elle. Son pĂšre Ă©tait devenucomplĂštement fou.

Mitch grommela quelque chose d’encore plus inaudible. Torn et Limeurse penchĂšrent au-dessus du canapĂ© en tendant l’oreille, il leur envoya unebaffe flasque Ă  chacun. Limeur gĂ©mit :

– Le Grand Voisin est d’accord. Votre fils va y aller avec Shatoune etLoche


– De parfaites nounous
, ajouta Torn.Loche sourit, il se coupa les lùvres avec les dents. Un peu de sang se

mĂȘlait Ă  la bave. Quant Ă  Shatoune, il ricanait plus franchement encore enrĂ©pĂ©tant :

– Nounous
 Nous, nounous


Tobie ne comprenait plus rien à rien. Pas plus que Maïa qui regardaitson petit bonhomme, envoyé par un pÚre déséquilibré pour accomplir cetteimpossible mission.

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Un simple regard de Sim, celui avec le froncement du nez, celui desgrands moments, renversa l’état d’esprit de Tobie. Sim lui lançait unappel. Il lui demandait quelque chose. Un petit espoir venait en renfort dugarçon.

Tobie comprit d’abord que sa mission Ă©tait de gagner du temps.Il se rappelait que le seul des quatre qui n’avait pas Ă©tĂ© fouillĂ© Ă©tait son

pĂšre, et qu’il avait encore la pierre dans sa poche. La scĂšne de crise duprofesseur pouvait ĂȘtre une ruse.

Tout n’était pas perdu.En bonne nounou, Shatoune tendit Ă  Tobie sa main de tueur. Tobie refusa

de la prendre et mit les siennes dans ses poches. Il passa devant les deuxdingos. Il allait sortir quand, au dernier moment, il se retourna. Tobiecroisa d’abord le visage inondĂ© de sa mĂšre qui le fit fondre, puis il setourna vers son pĂšre qui se grattait lentement la joue. Le professeur luilança une phrase aussi bĂȘte que :

– Et ne recommence pas Ă  te faire mal
C’était idiot, dĂ©placĂ©, ridicule.Mais quand il franchit la porte, Tobie en avait la certitude, le regard de

son pĂšre Ă©tait un regard d’adieu. Un regard qui lui disait : « Pars, mon fils.Ne t’arrĂȘte jamais. »

Pour l’instant, Tobie Ă©tait suivi d’un quart de millimĂštre par deuxpsychopathes. Il aurait eu du mal Ă  partir. Mais son petit cerveau, librecomme l’air, tournait dans tous les sens.

Pas de pire situation au monde que la sienne. Mais puisque son pĂšrel’avait conduit lĂ , et que quelques indices lui laissaient espĂ©rer que Simn’était pas fou, il devait y avoir un sens Ă  tout cela. Pour l’instant, ilmarchait tout droit sur la branche, sans aucune idĂ©e de l’endroit oĂč ilallait.

Il avait dans la tĂȘte la rĂšgle d’or de son pĂšre : « Les choses ne changentpas pour rien. » La clef de tout devait ĂȘtre lĂ .

Pourquoi le professeur avait-il brusquement changé ?Suivi de prÚs par ses lugubres nounous, il commença par mettre au clair

les principaux changements. D’abord la claque donnĂ©e Ă  Tobie, ensuite lapromesse de livrer ses secrets, enfin la derniĂšre phrase : « Et nerecommence pas Ă  te faire mal. »

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Sim avait beau ĂȘtre un pĂšre normal, maladroit comme un autre, il nedisait jamais ce genre de choses : « Fais attention », « Tu vas encore tebarbouiller », « Ne te casse pas une jambe » 

S’il parlait pour la premiĂšre fois de cette façon, ce n’était pas pour rien.« Ne recommence pas Ă  te faire mal. » DrĂŽle de conseil quand on envoie

son fils au casse-pipe. Tobie fit appel aux mots pour l’éclairer.Et les mots lui offrirent aussitĂŽt une piste Ă  suivre.La seule fois oĂč il s’était fait vraiment mal, c’était aux Houppiers, dans

la petite branche creuse du bout du jardin. Il en gardait la cicatrice sur lajoue
 Il repensa au geste de son pÚre qui avait montré sa joue en donnantle conseil. Tobie souriait intérieurement.

Le jardin des Houppiers. VoilĂ  oĂč il devait aller.Il fit brusquement demi-tour et se retrouva face Ă  Shatoune et Loche qui

le considĂ©raient en louchant.– Je me suis trompĂ©. C’est par lĂ .Loche fit briller les lames de ses dents. Il n’aimait pas qu’on le balade.

Shatoune prĂ©vint Tobie :– Gaffe, bĂ©bé Ce que l’on peut traduire en langage post-prĂ©historique par : « MĂ©fiez-

vous, jeune homme. »Ils s’écartĂšrent et le laissĂšrent passer entre eux.Pour rejoindre Les Houppiers, ils devaient traverser une branche

secondaire et tourner Ă  droite sous quelques feuilles dorĂ©es par le dĂ©but del’automne.

Ils arrivĂšrent Ă  la grille, toujours fermĂ©e par une chaĂźne cadenassĂ©e.– C’est lĂ , dit Tobie, terrorisĂ© d’ĂȘtre dĂ©jĂ  arrivĂ© au but.Il pensait aux quelques minutes qu’il allait gagner, le temps d’ouvrir la

grille, mais Loche avait déjà donné dans la chaßne un grand coup de dents,et Shatoune fit voler le portail.

– C’est bon ! dirent-ils ensemble, en chantant comme d’affreuxchoristes.

Tobie contourna la maison. Il vit le bĂ©ret de son pĂšre, suspendu. Il vitles petits carreaux brisĂ©s des fenĂȘtres, les rideaux dĂ©chirĂ©s, le jardinredevenu sauvage. Des herbes folles avaient pris racine dans la poussiĂšrede l’écorce. Les mains ballantes de Shatoune faisaient une tondeuseinvolontaire.

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« Et maintenant ? pensait Tobie. Et maintenant ? »Il savait que la boĂźte noire n’était pas lĂ . Qu’attendait de lui son pĂšre ?Il arriva face Ă  la petite branche creuse. Devant lui, sous ses pieds,

s’enfonçait le trou de son accident. C’était le fond du jardin. Il ne pouvaitpas aller plus loin.

Cette fois, s’il faisait demi-tour, il se retrouverait en fines lamelles auxpieds de Loche et de Shatoune. Munis, Ă  tout casser, d’un cerveau pourdeux, ces fĂȘlĂ©s n’étaient pas trĂšs portĂ©s sur la patience.

Une derniĂšre fois, Tobie fit tourner son imagination. Il rĂ©alisa que sonpĂšre l’avait envoyĂ© dans le seul lieu qu’il lui interdisait autrefois. C’est lĂ qu’il l’avait rattrapĂ©, au dernier moment, quand Tobie Ă©tait tout petit. Il luiavait dit : « Quand tu auras treize ans, je serai rassuré  Tu seras tropgrand pour pouvoir rentrer dans le trou de cette branche morte. Mais pourl’instant, ne t’approche pas trop. »

DerriĂšre lui, Shatoune et Loche, s’agitaient.– Alors, bĂ©bĂ© ? dit Shatoune.– C’est lĂ , rĂ©pondit Tobie mĂ©caniquement.– OĂč lĂ  ? demanda Shatoune.Et ils rirent une bonne minute en rĂ©pĂ©tant : « Ouhla, ouhla, ouhla ? »Ce genre d’humour raffinĂ© aurait pu les occuper une heure au moins.

Mais quand ils reprirent leur souffle entre deux hoquets, ils découvrirentTobie au fond du creux de la branche.

Ils s’arrĂȘtĂšrent instantanĂ©ment et se penchĂšrent vers le trou.Tobie n’avait pas rĂ©flĂ©chi. Il allait avoir treize ans le lendemain, c’était

le dernier jour pour faire cette grosse bĂȘtise. Il Ă©tait rentrĂ© dans la brancheinterdite. C’était le plan de son pĂšre. Il n’en doutait plus.

Il voyait au-dessus de lui les tĂȘtes de ses gardiens.– Gaffe, bĂ©bĂ©, rĂ©pĂ©ta Shatoune.Mais Tobie avait disparu dans la petite branche.

Shatoune voulut y glisser sa tĂȘte. Elle ne passait pas. Il enfonça donc la

main et le bras. Ses ongles lacĂ©raient les parois du tunnel. Par malheurdeux coups de griffes atteignirent Tobie Ă  chaque Ă©paule. Il saignait.Shatoune regarda son collĂšgue. Loche trĂ©pignait. Il poussa Shatoune d’ungrand coup de coude, enjamba le trou et se mit de l’autre cĂŽtĂ©.

Allongé de tout son long sur la branche, Loche commença à ronger avecses dents les contours du trou. Chaque coup de mùchoire faisait sauter des

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Ă©clats de bois.Rarement on avait vu chez quelqu’un autant d’énergie pour scier la

branche sur laquelle il Ă©tait couchĂ©.De l’autre cĂŽtĂ©, Shatoune, perplexe, observait la scĂšne qui lui rappelait

une histoire drîle. Mais laquelle ?Au premier craquement, il se rappela l’histoire en question. Loche avait

relevĂ© la tĂȘte. À voir l’expression de terreur sur son visage, il semblaitaussi connaĂźtre l’histoire de l’imbĂ©cile qui


Crrrrrrrrraaaaaaac ! Dans un bruit Ă©pouvantable la branche acheva de sebriser. Loche, agrippĂ© Ă  l’immense vaisseau de bois, partait vers l’inconnuen hurlant :

– Toooooooooooo
 biiiiiiiie
Shatoune le regarda tomber et se cogner de branche en branche pour

disparaütre dans les profondeurs de l’arbre. Il parvint juste à dire :– Ben, Loche


Il mit un certain temps avant de rĂ©aliser que Tobie avait disparu avecLoche. Mais il rĂ©pĂ©tait « Ben, Loche
 Looooche
 », d’un aircomplĂštement Ă©garĂ©.

Une patrouille envoyĂ©e le soir mĂȘme par Jo Mitch retrouva Shatoune aufond du jardin des Houppiers, toujours debout, Ă  la cassure de la branche.

Page 210: Tobi e Lol ne s s

Les hommes de Mitch l’approchĂšrent lentement pour ne pas l’effrayer.Quand on lui demanda ce qui Ă©tait arrivĂ©, il rĂ©pĂ©tait « Looooooche
 »,comme la tĂȘte d’un dĂ©capitĂ© qui rappelle sa moitiĂ©. Les hommes de lapatrouille firent un pas de plus vers lui.

– Looooooooche, coassa une derniĂšre fois Shatoune.Et il sauta dans le vide.Mais le nom qu’il hurla en tombant et qu’on entendit s’éloigner et se

rĂ©percuter, n’était pas le nom de Loche. Il vocifĂ©rait :– Toooooooooooo
 biiiiiiiiiiie
Les cinq ou six soldats se penchĂšrent, effarĂ©s. Le bruit ameuta tout le

quartier.

À un petit millimĂštre sous leurs pieds, installĂ© aux premiĂšres loges pourvoir le spectacle, quelqu’un murmura pour lui-mĂȘme :

– Pauvre Shatoune
C’était Tobie.Quand il Ă©tait descendu dans le trou de la branche, il avait constatĂ© que

le tunnel de bois rongĂ© partait de deux cĂŽtĂ©s. Par rĂ©flexe d’habituĂ©, il Ă©taitallĂ© du cĂŽtĂ© du bois sain, en amont de l’endroit oĂč la cassure s’était faite.C’est lĂ  qu’il avait reçu les deux coups de griffes de Shatoune. Il avaitensuite vu devant lui la branche s’effondrer avec le corps de Loche
 Lepauvre Loche croisa son regard en tombant, et hurla son nom comme undĂ©sespĂ©rĂ©.

Tobie s’accrochait dans son trou. Face au vertige, il lui restait un toutpetit espace pour se tenir et Ă©ponger le sang de ses blessures.

De lĂ  il avait donc entendu le dĂ©sespoir de Shatoune au dĂ©part de soncompĂšre, puis l’arrivĂ©e de la patrouille. Enfin, il avait assistĂ© au saut del’ange de Shatoune. Un hasard cruel voulut que ce dernier aussi aperçûtTobie en passant Ă  son niveau, mais c’était trop tard, il ne put rien faired’autre que crier un « Toooooooooooo
 biiiiiiiiiiie
 » dĂ©chirant.

En un quart d’heure, une foule de badauds se pressait sur la branche. Ilstenaient des torches ou des lampes Ă  huile. Par chance pour Tobie, on mitrapidement un cordon de sĂ©curitĂ© Ă  l’endroit de la cassure. Mais la foulepoussait. Les rumeurs se multipliaient. Accident ou suicide ? Que s’était-ilpassĂ© dans ce jardin abandonnĂ© ? On avait entendu le dernier grand cri deShatoune. Et plus rien.

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DĂ©jouant la surveillance, un garçon plus audacieux commença Ă s’aventurer dans la nuit au bout de la branche cassĂ©e. Il descendait entreles Ă©chardes de bois arrachĂ©, une torche Ă  la main. Il avait sĂ»rement moinsde quinze ans, un regard assez dur, un menton large et carrĂ©. SesdĂ©placements prĂ©cis ne provoquaient mĂȘme pas le bruit d’un froissement.

Tobie le vit surgir tout Ă  coup dans sa cachette. Il hĂ©sita une seconde.– LĂ©o ? C’est toi, LĂ©o ?Le garçon recula, puis, lentement, approcha sa torche.– Tobie
Les deux amis se regardaient. Cinq annĂ©es entiĂšres de sĂ©paration et les

meilleurs amis du monde se retrouvaient par hasard au bout de cettebranche des Cimes. Tobéléo, les inséparables.

– Tobie
 Tu es revenu
– Aide-moi, LĂ©o.LĂ©o leva la torche plus haut. Tobie put observer les changements de ce

visage
 Toujours cette mĂȘme force, mais quelque chose de tranchant dansle regard. Comme des morceaux de verre brisĂ©. LĂ©o regardait les blessureslaissĂ©es sur les Ă©paules de Tobie par les ongles de Shatoune. Il articula :

– T’aider ?– Oui, LĂ©o. Je suis en danger. Ne me demande pas de t’expliquer. Je dois

juste rejoindre la foule.Quelques annĂ©es plus tĂŽt, LĂ©o n’aurait pas eu besoin de la seconde

d’hĂ©sitation qui suivit. Tobie rĂ©pĂ©ta :– Aide-moi. Vite
LĂ©o dit simplement :– Viens.Ils grimpĂšrent sur la section de la branche cassĂ©e. ArrivĂ© en haut, Ă 

dĂ©couvert, LĂ©o souffla sa torche. Quelques hommes essayaient de contenirles curieux. Finalement le cordon lĂącha Ă  un endroit. Tobie et LĂ©o purentfacilement se mĂȘler Ă  la cohue. Ils s’enfoncĂšrent dans la foule de plus enplus nombreuse. Tobie baissait la tĂȘte.

– Tu te caches ? demanda LĂ©o. Pourquoi ?– Adieu, dit Tobie.Il serra son ami contre lui, et disparut.

LĂ©o resta immobile dans la grande agitation. Un bizarre malaise

l’envahissait, une culpabilitĂ© enfouie. Depuis des annĂ©es on faisait pousser

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en lui une mauvaise herbe qu’on appelle le soupçon. « Ne faites pasconfiance », rĂ©pĂ©taient les hommes du Grand Voisin. Et LĂ©o obĂ©issait.

LĂ©o Blue redoutait plus que tout la menace des PelĂ©s. La peur quecultivait Jo Mitch avait rejoint en lui une terreur hĂ©ritĂ©e de l’enfance et dela mort de son pĂšre. Les PelĂ©s avaient tuĂ© El Blue, alors ils Ă©taientsĂ»rement en embuscade pour achever le reste de l’arbre


LĂ©o devait se mĂ©fier de tout le monde. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il savaitde ce Tobie Lolness ? Plus grand-chose.

Un ami ? Ce type qu’il n’avait pas vu depuis cinq ou six ans ?Oui, il venait d’aider un inconnu. Un simple inconnu. Il sentit peser plus

lourdement sur lui le poids de la faute.

Jo Mitch arriva quelques minutes plus tard. Il avait confiĂ© la garde desparents Lolness Ă  une douzaine d’énergumĂšnes qui ne les quittaient pasdes yeux dans le salon de maĂźtre Clarac. Mitch dĂ©barqua sur la branchebrisĂ©e, encadrĂ© par Torn et Limeur. La foule s’écartait pour le laisserpasser. Il resta longtemps assis sur son petit pliant, Ă  regarder le vide.

C’est lĂ  que Jo Mitch eut son idĂ©e. Le vide l’inspirait toujours.Il fit signe Ă  Limeur de s’approcher et lui bafouilla quelque chose. On

avait l’impression qu’il lui tĂ©tait l’oreille. La foule Ă©tait compacte, toutautour.

Limeur prit un air ravi. Le patron était génial. Primitif mais génial.Limeur toussa et demanda le silence :

– Chers compatriotes, le Grand Voisin a parlĂ© ! Écoutez son message.Un crime vient d’ĂȘtre commis contre l’arbre. La famille Lolness quidĂ©tenait le secret de BalaĂŻna a profitĂ© de son exil pour vendre ce secret Ă  laforce Ă©trangĂšre ! Chers compatriotes et voisins, regardez en face le crimedes Lolness : dĂ©sormais, la vermine des PelĂ©s possĂšde le secret deBalaĂŻna !

La foule garda le silence un instant et explosa de colĂšre. Dans cette foliefurieuse, un gaillard de quatorze ans Ă©tait restĂ© silencieux quelquessecondes de plus
 Il avait ensuite levĂ© le poing plus haut que tous :c’était LĂ©o Blue.

La haine qui avait enflammĂ© son Ɠil n’était pas prĂšs de s’éteindre.

Quand Jo Mitch entra à nouveau dans le salon, Zef et les Lolnesstremblaient. Mitch se remit dans le canapé qui fit un bruit de baudruche

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qu’on dĂ©gonfle. Il y a des phrases que Mitch, par gourmandise, ne pouvaits’empĂȘcher de prononcer lui-mĂȘme :

– Il est moooort
Sim et sa femme se regardĂšrent.Tobie, mort.Leurs yeux Ă©teints cherchaient un dernier Ă©clat dans le regard de l’autre.Mais il n’y avait plus rien.Zef pleurait. Cela faisait un petit miaulement qui n’arrivait mĂȘme pas

aux oreilles des parents Lolness.Aucun des trois ne vit rentrer l’imposante Minouilleka qui poussait

devant elle LĂ©o Blue. Mitch, surpris, tourna la tĂȘte vers ce nouveau venuqui dit, la mĂąchoire tendue :

– Je l’ai vu. Il vit.Sur toute la surface de leur peau, Sim et Maïa Lolness eurent la

sensation d’une cascade d’eau chaude qui leur rendait la vie.Ainsi commença la longue traque de Tobie.

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21

L’enfer de Tomble

Elisha passa un Ă©pouvantable hiver.Dix fois elle tenta d’accĂ©der Ă  la falaise, se battant contre la neige et le

froid. Dix fois, sa mÚre la récupéra, rouée de fatigue, des larmes geléesautour des yeux. La grotte était à mi-hauteur de cette falaise de neige quiressemblait à un glacier imprenable.

En février, on crut que le dégel ne tarderait pas. Il y eut quelques beauxjours. Les familles des Basses-Branches purent échanger des visites, maisle lac et la falaise restaient inaccessibles.

Une semaine plus tard la neige tombait Ă  nouveau et l’espoir des Leefaillit ĂȘtre Ă©touffĂ© par ce manteau blanc. Le mois de mars fut glacial. Sibien que le 1er avril, il Ă©tait toujours impossible d’atteindre le refuge deTobie.

Le 10 avril, le soleil reparut. Une douce chaleur enveloppait l’arbreentiĂšrement. L’eau dĂ©goulinait autour de la maison des Lee.

Avec douceur, Isha parlait à Elisha. Toutes les deux accroupies sur lepas de la porte ronde de leur maison, elles regardaient quelques rayons serefléter dans les flaques et les ruisseaux.

– Espùre seulement


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Il n’y avait rien d’autre Ă  faire, quand on savait que Tobie Ă©tait enfermĂ©depuis quatre mois et demi avec un pauvre sac de nourriture. Les calculsou le rĂ©alisme ne lui laissaient pas la moindre chance de survie. Mais dansle cƓur d’Elisha, l’espoir luisait, lui faisant croire Ă  l’impossible.

Le 16 avril, Elisha rĂ©ussit Ă  tracer un chemin jusqu’au lac, puis jusqu’àla falaise. Elle Ă©tait lĂ , au pied d’un mur de neige mouillĂ©e, Ă  chercher unmoyen de grimper.

Alors elle entendit une voix. Une voix qui appelait. Elle allait crier unretentissant « Tobie ! », mais quatre grands lascars surgirent Ă  cĂŽtĂ© d’elle,trempĂ©s de neige fondue, des bottes aux chapeaux.

– On t’appelle depuis deux heures, petite. On a suivi tes pas dans laneige.

C’était une misĂ©rable patrouille de Jo Mitch, qui, dĂ©jĂ , se remettait enchasse de Tobie.

– Qu’est-ce que tu fais lĂ , la mioche ?– Et vous ? demanda Elisha.– On cherche le petit Lolness. RĂ©ponds ! Qu’est-ce que tu fais lĂ  ?– J’habite Ă  cĂŽtĂ© avec ma mĂšre, je regarde si les puces d’eau sont de

retour dans le lac.C’était la premiĂšre excuse qui lui Ă©tait venue. Elle devait largement

suffire aux cervelles allĂ©gĂ©es qu’elle avait devant elle.– Si tu nous trouves Tobie, je t’épouse, dit un zigoto bossu dont le nez

bourgeonnant cachait presque les yeux.Elisha rĂ©pliqua :– C’est motivant. J’ouvrirai l’Ɠil.Elle soufflait dans ses mains pour les rĂ©chauffer. Cela formait un petit

nuage de vapeur blanche entre ses doigts.

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Gros-Nez s’approcha :– Je peux te faire la bise en attendant ?– Je ne le mĂ©rite pas encore. Attendez que je trouve votre petit Lolness

et ce sera ma rĂ©compense, dit-elle en s’écartant un peu.Gros-Nez fut trĂšs flattĂ©. Elisha fit mine de rentrer chez elle. Ayant tracĂ©

quelques pas dans la neige, elle entendit une phrase Ă  propos du professeuret de sa femme. Les quatre hommes parlaient trĂšs fort. Cette phrase faillitfoudroyer Elisha dans son Ă©lan. Elle n’avait mĂȘme plus la force demarcher.

Elle arriva enfin dans la maison aux couleurs et s’écroula dans les brasde sa mĂšre.

Le lendemain, 17 avril, Ă  midi, Elisha se tenait devant le paquet deneige qui bouchait l’entrĂ©e de la grotte. Elle gratta tout l’aprĂšs-midi,surveillant d’un Ɠil les rives du lac. À six heures, la petite main d’Elishatraversa le dernier rempart de neige. Son bras Ă©tait passĂ© de l’autre cĂŽtĂ©.Elle s’arrĂȘta. Pas un bruit ne venait de l’intĂ©rieur.

Elle creusa alors avec furie, poussant des cris rageurs, faisant voler laneige autour d’elle. Elle n’avait plus peur de personne. La lumiùre du jourse glissa dans la caverne, Elisha la suivit en rampant.

Le feu Ă©tait encore chaud.Arrivant de la clartĂ© du dehors, Elisha ne voyait rien. Sa voix n’articula

qu’un trùs faible appel :

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– Tobie
Aucune rĂ©ponse. Elisha ne savait pas oĂč elle posait les pieds. Ses yeux

ne parvenaient pas Ă  s’habituer au noir. Elle sentit devant elle un fagot debois. Elle le prit dans ses mains, marcha jusqu’au foyer Ă  peine rouge. Ellejeta le fagot sur la braise. En peu de temps, de longues flammess’élevĂšrent. Elisha les suivit des yeux.

Alors elle vit le plafond et les murs Ă©tincelants de lumiĂšre. D’un seulcoup, elle dĂ©couvrit l’Ɠuvre de Tobie. L’immense fresque peinte s’étalaiten rouge et noir sur toute la surface de la grotte. Elisha ne put la quitterdes yeux. Elle se croyait entrĂ©e dans le cƓur rougeoyant de Tobie.

– Ça te plaĂźt ? dit une faible voix Ă  cĂŽtĂ© d’elle.Elle se prĂ©cipita vers la voix.– Tobie !Tobie Ă©tait lĂ , allongĂ© contre la paroi. Il Ă©tait pĂąle. Il avait les joues

creuses, la bouche sùche, mais au fond de l’Ɠil brillait toujours unecomùte immobile.

– Je t’attendais, dit-il.Tobie n’avait pas encore vu Elisha pleurer. Ce jour-là, elle rattrapa le

retard. Elle posa son front sur la poitrine de Tobie. Il lui disait :– ArrĂȘte, arrĂȘte
 Qu’est-ce qu’il y a de triste ? Regarde, je vais bien.Il lui tendait un mouchoir tachĂ© de peinture rouge. Elisha ne pouvait pas

s’arrĂȘter de pleurer. Tobie sentait contre lui la pulsation des sanglots. Elleplongea finalement dans le mouchoir et en sortit les joues couvertes derouge. Petit Ă  petit, elle se calma, leva les yeux vers la voĂ»te. Tobieexpliqua :

– C’était pour m’occuper. Il y a des gens qui peignent des tombeauxpour s’y coucher. Moi, pendant quatre mois, je peignais des fenĂȘtres pourvoir la vie, dehors.

Elisha Ă©carquillait les yeux. Oui, c’était comme une verriĂšre ouverte surle monde. Elle s’approcha du mur le visage barbouillĂ© de peinture.

– Elisha
– Oui.– J’ai un petit creux.Tobie n’avait rien mangĂ© d’autre que du moisi depuis dix-sept jours.

Elisha disparut aussitĂŽt. Tobie poussa un hurlement dĂ©sespĂ©rĂ© :– Nooon ! Me laisse pas ! Reviens !

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Elle se prĂ©cipita Ă  l’intĂ©rieur, inquiĂšte. Tobie ne pouvait plus rester seulun instant. Elle Ă©tait juste allĂ©e prendre le paquet qu’elle avait apportĂ©.

– Je reste, maintenant, Tobie. N’aie pas peur.Elle dĂ©balla le papier imbibĂ© de beurre. Tobie sourit enfin. Il avait

devant lui le plus Ă©pais tas de crĂȘpes au miel qu’il avait jamais vu.

Il fallut trois jours pour que Tobie soit Ă  nouveau sur pied. Il avait rĂ©ussipendant ces quatre mois et demi d’enfermement Ă  garder une activitĂ©rĂ©guliĂšre pour Ă©viter que son corps ne sĂšche et ne se rabougrisse. Lasouplesse revint assez vite.

Il passa du temps Ă  faire le papillon de nuit au bord du lac, agitant lesbras et sautillant. Elisha ne le quittait plus. Tobie avait besoin de cetteombre qui le regardait courir sous la lune.

RĂ©fugiĂ©s sur une corniche, en haut de la falaise, ils s’asseyaient enfin.Tobie sentait sous eux, dans la nuit, le bouillonnement du printemps. Ilrespirait profondĂ©ment pour rattraper le retard. Elisha lui racontait lesĂ©vĂ©nements de l’hiver.

Chez les Asseldor, Mia allait trĂšs mal. Depuis le dĂ©part de Lex Olmech,parti Ă  la recherche de ses parents, elle s’était couchĂ©e sur un petit matelasdans la piĂšce principale de Seldor et n’en bougeait pas. Elle ne mangeaitpresque rien, ne parlait plus. Toute la famille dĂ©couvrait le lien secretentre Lex et Mia.

Au dĂ©but, ses parents la secouĂšrent un peu.– Ce sont des histoires qui arrivent souvent
 Il ne faut pas en faire un

drame.Mais au bout d’une semaine, ils comprirent que de telles histoires

n’arrivent pas souvent. Une fille qui se laisse mourir pour un garçondisparu


Alors ils entourĂšrent Mia d’une trĂšs grande patience. C’est certainementcette patience qui l’aida Ă  ne pas s’éteindre entiĂšrement.

MaĂŻ, sa sƓur, ne s’éloignait jamais d’elle, dormait au pied du lit avec lamain dans la sienne. Elle comprenait tout de ce chagrin : elle le vivait.

Les derniĂšres nouvelles qu’avait obtenues Elisha dataient de fĂ©vrier. Lexn’était pas rĂ©apparu, mais l’état de Mia n’empirait plus. Elle avait les yeuxouverts, acceptait une soupe le matin. Ses frĂšres chantaient le soir dans la

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piĂšce voisine, et on surprenait un doigt de Mia, qui battait la mesure sur ledrap.

Sa grande sƓur continuait à la veiller, discrùte et silencieuse.

Elisha racontait cette aventure, mais elle avait sur la conscience le poidsdĂ©mesurĂ© de ce qu’elle ne disait pas : la phrase qu’elle avait entendue aubord du lac, prononcĂ©e par les hommes de Jo Mitch.

Le quatriĂšme jour, Tobie parla de ses parents :– Pendant tout cet hiver, j’ai pensĂ© Ă  eux. Je n’ai rien Ă  attendre. Ils ne

viendront pas me chercher.– Peut-ĂȘtre que tu as raison, dit Elisha, Ă©mue. Il ne faut plus attendre.– S’ils ne viennent pas me chercher, c’est moi qui dois y aller.Elisha sursauta.– Aller oĂč ?– Remonter vers les Cimes, les trouver. Les sortir des pattes du gros

Mitch.En parlant, Tobie observait Elisha. Elle avait baissé ses longs cils, elle

regardait le sol. Elle voulait parler. Il comprit alors qu’elle savait quelquechose.

– Tobie
 J’ai entendu une phrase sur tes parents.Tobie frĂ©mit et chercha le regard d’Elisha.– Ils ont Ă©tĂ© condamnĂ©s, ajouta-t-elle, ils seront tuĂ©s le premier jour de

mai.Le silence ne dura pas. Tobie attrapa Elisha par les Ă©paules.– Ils sont oĂč ?– Ça n’est pas le problĂšme. Il faut que tu te protĂšges.– Elisha, ils sont oĂč ?Il la secouait.– Je t’en prie. Fais attention Ă  toi, Tobie. On te cherche toujours.– Elisha
– Tobie, j’ai peut-ĂȘtre une idĂ©e pour te mettre Ă  l’abri.– Je pars, je serai dans les hauteurs dans trois jours. On est le 21. J’aurai

une semaine pour les trouver. Adieu, Elisha.Il la lĂącha. Il se levait dĂ©jĂ .– Écoute-moi ! criait Elisha.– Dans dix jours, ils seront morts si je ne les aide pas. Je pars vers les

hauteurs.

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– Tobie ! Ils ne sont pas lĂ -haut !Tobie se retourna.– Ils sont oĂč ?– Ils sont Ă  Tomble, murmura Elisha. Ils sont au fort de Tomble.Tobie pĂąlit. Tomble n’était qu’à quelques heures de marche. Ses parents

étaient donc tout prÚs de lui. Et pourtant, Tobie se sentit vaciller.Il connaissait Tomble par le vieux Vigo Tornett qui y avait passé dix

annĂ©es dont il ne pouvait mĂȘme plus parler.Quand on disait « Tomble » Ă  Tornett, sa bouche commençait Ă  trembler,

puis tout son corps. Dix ans de captivitĂ© Ă  Tomble dĂ©truisaient un homme.Tornett le reconnaissait lui-mĂȘme, il avait fait des bĂȘtises dans sa

jeunesse. Tobie ignorait le dĂ©tail de ces bĂȘtises. Mais Sim Lolness, qui ensavait plus, reconnaissait que Tornett n’avait pas toujours Ă©tĂ© ce vieillarddoux et bienveillant, rĂ©fugiĂ© chez un neveu moucheur de larves.

Soyons plus clairs encore : Tornett avait Ă©tĂ© un des pires brigands del’arbre, un bandit de haute souche.

Il avait ensuite passĂ© dix ans Ă  Tomble, Ă  l’époque oĂč la prison Ă©taitencore sous le contrĂŽle du Conseil de l’arbre. Cela ressemblait dĂ©jĂ  Ă  unenfer, mais c’était un vrai club de vacances par rapport Ă  ce que TombleĂ©tait devenu sous la botte de Jo Mitch.

En dehors de la question des chances de survie dans cette forteresse, unpoint Ă©tait entendu : on ne s’échappait pas de Tomble.

Ça n’était jamais arrivĂ©. Ça n’arriverait jamais.Tomble Ă©tait une boule de gui suspendue au-dessus du vide. Elle

poussait dans l’arbre comme un parasite, suçant sa sĂšve et buvant son eau,accrochĂ©e Ă  une branche par une seule petite patte sous la surveillance dedix hommes armĂ©s. À la moindre rĂ©volte, on n’avait qu’à couper cetteattache et laisser la prison sombrer dans le vide. Cela s’appelait le planfinal.

En une seconde, tout ce que Tobie savait sur le fort de Tomble entradans son esprit comme une dĂ©charge. Ses rĂȘves s’effondraient.

La nuit passa sans sommeil, dans un silence de deuil, au bord du lac.À l’aurore, Elisha Ă©tait presque soulagĂ©e. Elle avait dit la vĂ©ritĂ©, et

Tobie ne paraissait pas dĂ©cidĂ© Ă  faire des tentatives impossibles. Ilconnaissait assez ce qu’on disait de la boule de gui.

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Dix jours pour faire sortir de ce piùge un savant maladroit et safemme
 Il faudrait à Tobie dix ans au moins, rien que pour entrer.

Sauf
 si
Elisha pria pour que l’idĂ©e qui venait de l’effleurer n’atteigne pas Tobie.

Elle la chassait en battant des cils, et en rĂ©pĂ©tant « non, non, non » au fondd’elle-mĂȘme.

Mais dĂ©jĂ  le visage de Tobie prenait une teinte nouvelle. Elle n’ypouvait rien. Il y avait entre leurs deux cƓurs un passe-branches Ă©troit oĂčles pensĂ©es circulaient librement.

Il regarda les yeux d’Elisha. Il avait dĂ©cidĂ© de se livrer Ă  Jo Mitch.Elisha eut un tressaillement.– Si je me rends, expliqua inutilement Tobie, je serai amenĂ© Ă  Tomble

en quelques heures, et la moitiĂ© du chemin sera faite.– Tu feras l’autre moitiĂ© dans un cercueil !

Il fallut une journée et une nuit à Elisha pour comprendre que Tobie ne

reculerait pas. S’il ne tentait rien pour ses parents, le reste de ses joursperdrait toute valeur. Sa vie serait comme un objet dĂ©coratif posĂ© sur unecheminĂ©e. La question n’était pas de rĂ©ussir. Elle Ă©tait d’avoir risquĂ© sa viepour eux.

Les imbĂ©ciles appelaient ça « l’honneur ». Tobie appelait ça autrement.Peut-ĂȘtre « l’amour », mĂȘme s’il n’aurait jamais prononcĂ© ce motĂ©tourdissant.

La derniĂšre nuit passa comme une veillĂ©e d’armes.En l’écoutant parler, au fond de la grotte peinte, Elisha avait posĂ© sur

ses genoux les pieds de Tobie, et avec un poil de plume trempĂ© dans del’encre de chenille bleue, elle dessinait sur la plante du pied, dans le sensde la longueur, un trait Ă  peine visible qui allait des orteils au talon.

Tobie se laissait faire.– C’est ma peinture de guerre ? demanda-t-il.Dans sa petite enfance, avec son ami LĂ©o Blue, ils se peignaient parfois

des signes sur les mains et les Ă©paules. LĂ©o avait toujours Ă©tĂ© un enfantsombre, parfois violent. La mort de sa mĂšre quand il Ă©tait tout petit, puiscelle de son pĂšre deux ans aprĂšs lui laissaient une blessure terrible dont ilne parlait mĂȘme pas Ă  son meilleur ami.

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Il semblait dĂ©sormais que cette plaie au cƓur s’était infectĂ©e.

Elisha se taisait. Elle avait deux nattes qui frĂŽlaient ses yeux.Tobie savait qu’elle portait sous le pied ce mĂȘme trait bleu, qui ne se

voyait que la nuit et diffusait une lueur bleue.– C’est un secret ?Elisha hocha la tĂȘte et posa le poil de plume sur le rebord de l’encrier.– Moi aussi, j’ai un secret, dit Tobie.Et il raconta.

Quand il s’était retrouvĂ© seul, au bout de la branche cassĂ©e et qu’il avait

entendu les lamentations de Shatoune sur son camarade disparu, Tobieavait essayĂ© de voir clair dans le plan de son pĂšre, pour ne rien oublier destrois indices qu’il avait donnĂ©s.

1) Il avait facilement pu expliquer la fausse trahison de Sim Lolness quiavait pour seul but de permettre Ă  Tobie de s’échapper.

2) Il avait aussi dĂ©chiffrĂ© au dernier moment la fameuse phrased’avertissement « ne recommence pas Ă  te blesser », qui lui indiquait labranche creuse des Houppiers : l’endroit oĂč, grĂące Ă  sa petite taille, ilpourrait Ă©chapper Ă  ses gardiens.

3) En revanche, il n’arrivait pas Ă  comprendre la violence de Sim contrelui, son propre fils, quand il lui avait demandĂ© de parler correctement Ă  cetarĂ© de Limeur.

C’était encore quelque chose qui ne lui ressemblait pas. Il fallait doncsĂ»rement y voir un signe ou un appel.

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Plus tard, alors que Tobie Ă©tait dĂ©jĂ  en cavale, et que LĂ©o Blue entraitdans le salon de maĂźtre Clarac sous l’Ɠil maternel de Minouilleka, JoMitch s’était mis dans une grosse colĂšre.

Tobie vivant. Mitch ne pouvait supporter cette idée.Les colÚres de Jo Mitch ressemblaient fort à des coliques. Il se tenait le

ventre, devenait tout rouge, faisait mille bruits Ă©nigmatiques, entreflatulence et bĂȘlement. Par inadvertance, son mĂ©got jaillit de ses lĂšvres Ă la vitesse d’une fusĂ©e. Il atterrit dans le dĂ©colletĂ© de Minouilleka quil’écrasa discrĂštement en bombant le torse.

Quand il retrouva son calme, Jo Mitch resta prostré quelques minutes.Puis il tourna trÚs lentement ses yeux globuleux vers Sim.

Il y a certains sujets sur lesquels Mitch ne se faisait jamais avoir. Il serappelait parfaitement que Sim Lolness n’avait pas Ă©tĂ© fouillĂ©. Ladiversion de Sim n’avait pas suffi. La pierre de l’arbre Ă©tait là


Mitch fit un geste vers Torn qui se jeta sur le professeur.Maïa regardait son mari. Tobie était vivant, mais Mitch allait posséder

la pierre. Elle aurait bien sĂ»r donnĂ© vingt pierres de la mĂȘme valeur enĂ©change de la vie de son fils, mais la puissance promise au gros MitchgrĂące Ă  cette fortune Ă©tait une catastrophe pour toutes les vies suspenduesĂ  cet arbre.

Torn fouillait Sim frĂ©nĂ©tiquement. MĂȘme tout nu dans ce petit salon,avec deux hommes qui Ă©pluchaient ses habits, le professeur gardaitmaintenant un grand sourire. Son plan avait marchĂ©.

On ne trouva rien sur lui. Rien d’autre que deux boules de gomme et uncrayon. Limeur Ă©crasa les boules de gomme sous son pied : rien Ă l’intĂ©rieur. La boule de gomme collait Ă  son talon. Limeur dansa d’un piedsur l’autre en essayant de se dĂ©pĂȘtrer de la pĂąte qui l’engluait au sol.Mitch, devant ce spectacle, avait les yeux exorbitĂ©s de fureur.

Sim affichait un petit sourire indulgent.Au mĂȘme instant, dans sa fuite Ă©perdue, Tobie passait la main dans ses

cheveux trempĂ©s de sueur et y trouvait la mĂȘme boule de gomme mĂąchĂ©e,collĂ©e Ă  l’arriĂšre de sa tĂȘte, Ă  l’endroit exact oĂč son pĂšre l’avaitviolemment frappĂ©. MĂȘlĂ© Ă  la pĂąte collante, il sentit un objet plus dur. Ill’arracha de ses cheveux, et dĂ©couvrit, toute poisseuse entre ses doigts, lapierre de l’arbre.

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Maintenant, dans la grotte du lac, il la sortait de l’ourlet de son pantalonet la montrait à Elisha qui avait encore un peu d’encre de chenille sur lesmains.

– VoilĂ  mon secret, dit-il en tenant la pierre entre ses doigts. Mon pĂšreme l’a confiĂ©e. Je vais la cacher ici, dans la grotte du lac. S’il m’arrivequelque chose, tu sauras qu’elle est lĂ .

Il alla vers le fond, s’éclairant avec une brindille enflammĂ©e. Il la levavers un portrait d’Elisha qu’il avait reprĂ©sentĂ©e seule, accroupie, lementon dans les mains, grandeur nature. Il perça le bois Ă  l’endroit d’undes yeux du dessin et mit la pierre Ă  la place de la pupille. La petiteflamme s’éteignit.

Tobie se tourna vers la vraie Elisha. Elle Ă©tait debout devant le feu, encontre-jour. Elle dit :

– Ne te livre pas à Jo Mitch. Je vais t’aider.

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22

L’éducation des petites filles

Brandissant un bĂąton plus lourd qu’elle, Bernique assomma le vieillardqu’on lui avait prĂ©sentĂ©.

– Maintenant, on rentre ! cria son pĂšre qui la regardait faire de loin.La petite fille ne rĂ©pondit mĂȘme pas, alla se planter devant le vieil

homme qu’elle venait de frapper et posa la main sur le crĂąne dĂ©garni.– Ça pousse, dit-elle.En effet, une belle bosse Ă©tait en train de pousser. C’était la cinquiĂšme.

Il Ă©tait largement l’heure de rentrer.

Gus Alzan avait deux soucis. Le premier, c’était la prison de millehommes qu’il dirigeait. Cela, il en faisait son affaire. Ses mĂ©thodesn’étaient pas forcĂ©ment trĂšs rĂ©glementaires, mais elles satisfaisaient leGrand Voisin. Gus habitait avec sa fille au cƓur de la boule de gui deTomble, dans le nƓud central, d’oĂč partaient toutes les ramifications. IlmaĂźtrisait tout.

L’autre souci de Gus, le vrai, c’était justement sa fille, Bernique. Depuisquelque temps, il s’inquiĂ©tait de son Ă©volution. Bien sĂ»r, il savait qu’ñgĂ©ede dix ans Bernique Ă©tait appelĂ©e Ă  changer, Ă  mĂ»rir, Ă  devenir une vraiejeune fille. On lui avait dit : « C’est normal, Ă  cet Ăąge-lĂ , il se passe

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tellement de choses. » Au dĂ©but, il avait donc regardĂ© avec une certainetendresse Bernique qui cassait les meubles ou Ă©tranglait ses gouvernantes.« Comme elle grandit ! se disait-il. C’est le portrait de son parrain. » Leparrain de Bernique s’appelait Jo Mitch.

Gus laissait donc sa fille agir Ă  sa guise, il lui prĂȘtait mĂȘme quelquesprisonniers en fin de course pour assouvir sa passion des bosses.

Mais aprĂšs quelque temps, Gus Alzan commença Ă  s’inquiĂ©ter. En fait,il s’était soudainement souvenu qu’il devrait un jour marier sa fille. CetteprĂ©occupation Ă©tait sĂ»rement prĂ©maturĂ©e, mais il se disait que plus lechemin est redoutable, plus il faut partir tĂŽt.

Dans le cas de Bernique, le chemin s’avĂ©rait particuliĂšrementredoutable. Ce n’était mĂȘme pas un chemin, c’était la jungle primitive.

À dix ans, elle avait dĂ©jĂ  quelques habitudes assez peu convenables pourune jeune fille de bonne famille.

Passons sur les prisonniers assommĂ©s, ils l’avaient bien cherchĂ©.Passons sur les gouvernantes Ă©tranglĂ©es, elles Ă©taient peut-ĂȘtre fautivesdans leurs mĂ©thodes d’éducation. Mais le premier acte grave, elle le fitavec un cuisinier de Tomble dont elle plongea le doigt dans l’huile defriture, pour qu’il le mange lui-mĂȘme en beignet, sur l’os.

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Gus renvoya le cuisinier qui n’était plus bon Ă  rien, mais il rĂ©primandaBernique en la privant de dessert.

À partir de ce jour, il dĂ©cida d’agir.C’est alors qu’il entendit parler d’un homme tout Ă  fait Ă©tonnant, qui

Ă©tait une sorte de maĂźtre en politesse et en savoir-vivre. Ce n’était qu’unsimple sous-chef, arrivĂ© Ă  Tomble pendant l’hiver. Sa rĂ©putation s’étaittransmise rapidement, et en agaçait plus d’un. Toujours souriant, il parlaitun langage fleuri et se faisait appeler : Patate.

Patate arriva un samedi matin dans la maison des Alzan.– Mes meilleures salutations, dit-il Ă  Gus.– Les miennes avec, rĂ©pondit maladroitement le directeur.– On m’a dit que vous me faisiez appel de venir
 C’est trop

d’endurance de votre part. En quoi ai-je le nord de vous intĂ©resser ?– Je
 C’est ma fille.– Votre fille, rĂ©pĂ©ta Patate avec un grand rire sonore qui n’avait rien Ă 

voir avec le sujet.– Ben, oui. Ma fille : Bernique.– Bernique ! s’exclama Patate, toujours dans un rire suraigu assez

dĂ©sagrĂ©able Ă  entendre.Gus Alzan lui prit la totalitĂ© du visage dans la main, l’écrasa un peu, et

plaqua Patate contre la porte de son bureau.– Qu’est-ce qui te fait rire, Patate ?– Euh
 je
 rien, c’est juste pour dĂ©tendre un peu.– Bon. Je veux que ma fille devienne une demoiselle.

Patate se mit aussitÎt au travail. Il avait vécu avec les plus redoutables

guĂ©rilleros de Jo Mitch, mais les trois jours qu’il passa avec BerniqueAlzan furent les pires de son existence. Il pĂ©nĂ©tra le mardi suivant dans lebureau de Gus. C’était les derniĂšres semaines d’avril, un beau jour deprintemps.

– Alors ? dit Gus, plein d’espoir.Une aurĂ©ole noire entourait chaque Ɠil de Patate. Il avait tant de bosses

sur le crĂąne qu’on aurait dit un casque Ă  pointes.– Ve viens vous prĂ©venter ma dĂ©miffion, monfieur Alvan.Il lui manquait deux dents sur trois. Il parlait avec difficultĂ© et ne riait

plus du tout. Gus Alzan, déçu, lui accorda un jour de permission.

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– De permiffion ?Patate ne connaissait pas les permissions. Chez Jo Mitch comme à

Tomble, on ne prenait pas de vacances. Y a-t-il des vacances en enfer ?Aprùs cette tentative, Gus perdit courage. Qu’allait devenir sa Bernique

qu’il emmenait autrefois, petite, chatouiller les condamnĂ©s avant lapotence ? De quoi avait-elle manquĂ© dans cette prison ? En guise de petiteconsolation, il jeta deux prisonniers aux oiseaux.

Les oiseaux sont friands du gui. Ils adorent ses lourds fruits blancs, dontil ne faut surtout pas s’approcher en hiver pour ne pas ĂȘtre croquĂ© par unefauvette ou une grive. Quand il avait besoin de se dĂ©tendre, le directeur deTomble asseyait un prisonnier sur un de ces gros fruits et attendait lesoiseaux. À la fin du mois d’avril, il ne restait que quelques fruits, mais ilsĂ©taient si mĂ»rs que les oiseaux ne tardaient jamais.

Gus passa ensuite une nuit dĂ©testable. Il rĂȘva de Bernique fonçant surlui avec de grandes ailes. Elle l’avalait tout cru et il terminait engluĂ© dansune crotte d’oiseau.

Mais dĂšs le lendemain, on frappa Ă  sa porte.– FĂ© moi.Gus reconnut la voix Ă©nervante de Patate. Il ouvrit.– Fi vous m’autorivez le nord de difcuter une feconde avec vous


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Gus faillit l’aplatir. On ne toquait pas chez Gus Alzan comme chez unpetit camarade de promotion, pour s’offrir un bout de « converfafion ».

Ceux qui venaient Ă  sa porte devaient avoir les chocottes Ă  zĂ©ro, etdemander pardon en grelottant sans mĂȘme savoir ce qu’ils avaient Ă  sereprocher.

Mais Patate ajouta, Ă©vitant ainsi d’ĂȘtre rĂ©duit en purĂ©e :– FĂ© au fujet de Bernique
Patate n’avait pas plus de dents que la veille mais il avait retrouvĂ© le

sourire. Gus, intrigué, le laissa entrer.Pour une fois, le sous-chef Patate fut trÚs clair.Il avait passé le temps de sa permission dans une branche voisine et

avait eu l’occasion de rĂ©flĂ©chir Ă  la situation de Bernique. Pour lui, c’étaitsĂ»r, la petite fille avait un problĂšme avec l’autoritĂ©.

– C’est tout ? dit Gus.La dĂ©couverte de Patate n’était une rĂ©vĂ©lation pour personne. Mais il

continua en disant que la solution ne se trouvait donc ni dans un pĂšre, nidans un professeur.

– Un quoi ?– Un profeffeur
– C’est tout ? rĂ©pĂ©ta Gus dont la main commençait Ă  le dĂ©manger.Il s’apprĂȘtait Ă  l’envoyer voler.Patate reprit :– Fe qu’il lui faut, fĂ© une amie.– Une quoi ? interrogea encore Gus.– Une amie.Gus Alzan avait dĂ©jĂ  entendu ce mot. Ami. Mais cela correspondait Ă 

une idĂ©e trĂšs vague pour lui. Une sorte de personne qui n’est ni le chef nil’esclave de quelqu’un. Un concept fumeux qui avait Ă©tĂ© Ă  la mode, il y alongtemps.

Pour le directeur de Tomble, toute personne Ă©tait au-dessus ou endessous de lui. Commandant ou commandĂ©. Jo Mitch au-dessus. Tous lesautres en dessous. Sa fille, peut-ĂȘtre, se trouvait un peu Ă  part puisqu’elleaurait dĂ» ĂȘtre en dessous, mais grimpait souvent au-dessus.

AprĂšs quelques rĂ©flexions, il en arriva Ă  la conclusion que,personnellement, il n’avait pas d’ami.

– La feule perfonne que Bernique peut refpecter, fĂ© une amie, rĂ©pĂ©taPatate.

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Gus resta perplexe.– OĂč ça s’achĂšte ?Patate prit un air mystĂ©rieux et expliqua qu’avec son autorisation, il

pourrait lui apporter une amie le lendemain. Gus faillit s’étouffer. Si lafuture amie de Bernique n’était ni au-dessus, ni en dessous d’elle, c’estqu’elle Ă©tait comme Bernique. Ce qui multipliait le problĂšme par deux.Deux Bernique dans Tomble, et la prison explosait !

Patate le rassura aussitĂŽt. La jeune personne Ă  laquelle il pensait Ă©tait unmodĂšle de politesse et de fermetĂ©. Une amie idĂ©ale pour Bernique. Elleavait douze ans. Patate avait rencontrĂ© cette amie avant l’hiver. Elle luiavait tout appris. Il venait de la retrouver par le plus grand des hasards auxportes de Tomble.

Gus refusa tout net. C’était prĂ©visible. Il Ă©tait impensable de faire entrerune Ă©trangĂšre dans la prison. Surtout en ce moment.

S’il arrivait quelque chose, Jo Mitch lui tomberait dessus. Et quand JoMitch tombe sur quelqu’un, il n’en reste rien, ou Ă©ventuellement un peu dejus sur les cĂŽtĂ©s.

– Alors, ve vous laiffe, monfieur le directeur, dit Patate avec tristesse.Il secoua la poussiĂšre de son chapeau et sortit. Quand il eut passĂ© la

porte, Gus le rattrapa. Le directeur laissa flotter un silence pendant lequelil revit quelques-uns des pires exploits de Bernique. Il avait changĂ© d’avis.

– Si votre petite ne convient pas, je vous jette aux oiseaux.Patate repartit avec une drĂŽle d’impression. Pour ĂȘtre franc, ce n’était

pas son idĂ©e Ă  lui. Il avait croisĂ© la fille des Basses-Branches et lui avaitracontĂ© l’affaire Bernique. Elle lui avait proposĂ© ses services. Patate luifaisait confiance, mais il ne pouvait s’empĂȘcher de penser Ă  la menace desoiseaux.

Sa vie Ă©tait entre les mains de
 Comment s’appelait-elle
 ? Bulle.Oui, c’est comme ça qu’elle s’appelait.

Bulle.

Bulle entra dans la prison le 24 avril Ă  midi. On la fouilla seize fois.Elle Ă©tait conduite par neuf gardiens avec des arbalĂštes. Bulle Ă©tait unepetite fille au regard droit, avec des vĂȘtements noirs et deux nattes quiformaient des points d’interrogation sur sa tĂȘte. Elle avait un curieuxvisage un peu plat.

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On la fit entrer dans la salle de jeu de Bernique et on ferma la porte surelles. Les gardes se répartirent autour de la maison des Alzan.

Le soir, à sept heures, on fit sortir Bulle. Les gardiens s’attendaient à laretrouver en tranches ou en hachis.

Elle n’était mĂȘme pas dĂ©coiffĂ©e.Gus reçut Bulle dans son bureau. Il Ă©tait terriblement intimidĂ© par cette

fille avec ces yeux de lanceuse de couteaux. Il articula :– Je
 Bon
 Ben
 Donc
– Je ne viendrai pas demain, dit Bulle. Je serai là le jour suivant.– Bon
 Ben
 Je
 D’accord
Elle alla vers la porte du bureau et se retourna vers Gus.– Il y a un point important. En mon absence, Bernique ne doit frapper

personne. Pas une seule bosse. Ou tout serait terminĂ©.Avant qu’elle ne passe l’étroite patte de sortie, au sommet de la boule de

gui, on fouilla Bulle onze fois. On trouva sur elle un petit personnage enbois de la taille d’un pouce. On le lui laissa.

Le lendemain, Bernique passa la journĂ©e Ă  pleurer sous son lit. Elle Ă©taitcalme, mais ses larmes formaient une petite flaque autour d’elle. Gus allala consoler, marchant dans les larmes avec ses bottes. Elle ne rĂ©clamaitpas de prisonniers Ă  assommer : elle demandait son amie. À sept heures dusoir, elle fit une crise de nerfs. Elle dĂ©chira son matelas dont elle avala lamousse, mais elle ne frappa toujours personne. On envoya cinq hommeschercher Bulle, sans qu’aucun d’eux ne puisse la trouver.

Le jour suivant, Gus Alzan se leva avant l’aube pour attendre Bulle. Àmidi, elle se prĂ©senta Ă  la porte de Tomble. On la fouilla seize fois. Elleavait toujours dans la poche son petit personnage grossiĂšrement taillĂ© dansun copeau. Neuf gardes l’accompagnĂšrent Ă  travers la prison. Elle ne jetapas un coup d’Ɠil aux centaines de prisonniers qui gĂ©missaient derriĂšre lesbarreaux des minuscules cellules.

Cette fille Ă©tait dure comme le bois de l’annĂ©e.– Vous
 Je
 n’ĂȘtes pas venue hier
, hasarda Gus.– Est-ce que je n’avais pas prĂ©venu ?– Je
 si, si
 Mais
Bulle menaça avec une voix froide :– Si vous prĂ©fĂ©rez, je m’en vais.Gus s’excusa platement, pour la premiĂšre fois de sa vie (sans compter le

jour oĂč, au baptĂȘme de Bernique, il avait marchĂ© sur le mĂ©got de Mitch).

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Bulle resta jusqu’à sept heures avec Bernique et sortit. Gus demanda Ă lui dire quelques mots. Elle rĂ©pondit qu’elle n’avait pas le temps.

– Je ne viendrai pas demain. Je serai là le jour suivant.Gus n’osa pas faire de commentaire.Quand on la fouilla à la sortie, personne ne remarqua qu’elle n’avait

plus dans la poche le petit bonhomme de bois.

Deux jours plus tard, tout se passa de la mĂȘme façon, sauf qu’en sortant,le soir, Bulle convoqua Gus.

Elle le regarda assez longtemps pour qu’il baisse le regard, puis ellearticula :

– Vous savez ce que je vais vous dire.– Oui
 Enfin
 Vous ne viendrez pas demain, mais plutît le jour

suivant.– Non. Ni demain, ni le jour suivant, ni jamais.Gus garda les yeux fixes. On aurait pu voir, en s’approchant au plus

prùs, une petite palpitation de la lùvre, et dans le blanc de l’Ɠil, un refletde larme. Une bulle d’espoir venait d’exploser devant lui.

C’était fini.Il ne verrait jamais Ă©clore de sa larve repoussante la Bernique de ses

rĂȘves, princesse en robe pĂąle, qui courrait vers lui sur une branche dĂ©serteen criant : « Papa ! Papa ! C’est moi : Bernique ! » Il ne la contempleraitjamais sous un voile de mariĂ©e, un jeune homme au bras, valsant sur unparquet d’étoiles. Elle resterait la Bernique enragĂ©e, barbare, quiĂ©pouserait, au mieux, un vieux crĂąne mou pour y faire pousser des bosses.Une Bernique qui mordrait ses enfants d’honneur et Ă©toufferait sa belle-mĂšre dans la piĂšce montĂ©e.

– Vous connaissez mes raisons, dit Bulle.– Non, gĂ©mit Gus Alzan, mais vous ne pouvez pas me laisser tomber.

Bernique va dĂ©jĂ  mieux
– Molmess
– Quoi ?– Molmess ou Molness
 Ça vous dit quelque chose ?Gus releva des yeux terrifiĂ©s.– Non


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– Bernique affirme qu’hier, elle a frappĂ© un certain Molness pendantmon absence.

Gus regardait fixement Bulle.– Ce n’est pas possible. Non. Elle n’est pas sortie de sa chambre.– Mais ce Molness existe bien
 ?– Non
Le regard de Bulle lui faisait mal jusque derriĂšre la tĂȘte, il corrigea :– Peut-ĂȘtre un nom comme ça
 Mais ce n’est pas possible
Bulle dit Ă  Gus Alzan :– Je crois que vous ne comprenez pas bien
– Elle ne peut pas le connaĂźtre ! Elle ne connaĂźt aucun nom de

prisonnier
Bulle se leva de sa chaise, les yeux noirs.– Vous dites que je mens.– Non
 Jamais
– Alors vous dites que votre fille ment.– Non
La rĂ©ponse Ă©tait un peu moins ferme. Bulle dit :– Venez.Elle l’emmena dans la chambre de Bernique.– Bernichou, appela Gus en s’approchant du lit, Bernichou, mon chou
Bernique Ă©tait sous le lit, entourĂ©e d’un nuage de mousse qu’elle avait

retirĂ©e de son nouveau matelas. Gus essaya de croiser son regard.– Ton amie me dit que tu as fait des bobosses Ă  quelqu’un, hier ?Elle ne rĂ©pondit pas. Gus insista :– À qui elle a fait des bobosses, la Bernichou ?La rĂ©ponse surgit de sous la mousse :– Lolness !

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Bulle et Gus se regardĂšrent et sortirent. Gus ne comprenait plus rien.C’était impossible. Rigoureusement impossible. Il essaya une derniĂšre foisde convaincre Bulle en pleurnichant. Mais elle Ă©tait intraitable. Elle avaitdonnĂ© les rĂšgles dĂšs le premier jour.

– Et si
, commença-t-il.Il s’interrompit. Bulle fit semblant de ne pas avoir entendu. Elle dit :– Au revoir.Gus lui serra la main. Elle avança de quelques pas vers la sortie. Il la

suivait. Il paraissait hĂ©siter.– Et s’il n’y a pas de bosse sur la tĂȘte des prisonniers.– Quels prisonniers ?– Lolness.– Je croyais que ce nom ne vous disait rien, s’étonna Bulle, continuant Ă 

marcher.– Il y a un couple avec ce nom en quartier de sĂ©curitĂ©.Bulle s’arrĂȘta immĂ©diatement.– S’il n’y a pas de bosse sur le crĂąne de ces Molmess, dit-elle
 Tout

sera diffĂ©rent.Elle se retournait lentement. Le directeur retrouva un peu d’espoir.– Je vais voir ! Je vais vous dire !Il partait en trottinant. Bulle le rappela :– Je ne vous croirai que quand j’aurai touchĂ© le crĂąne des Losnell.– Lolness


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– Quoi ?– C’est impossible
– Je comprends parfaitement. Au revoir.Elle repartit. Gus n’en pouvait plus.– Attendez !– Trop tard. Je ne veux plus toucher aucun crĂąne. Ça m’est Ă©gal.– Attendez !– Non. Tant pis. Bon courage avec votre fille.– Je vous en supplie. Vous verrez vous-mĂȘme ! Je vais vous emmener

dans le cachot des Lolness.

Une heure plus tard, la nuit était tombée. AprÚs plusieurs nouveauxcontrÎles, Gus et Bulle pénétrÚrent dans le quartier de sécurité. Une zoneaménagée en bas de la boule de gui. Le quartier était beaucoup plussilencieux.

AprĂšs diffĂ©rents carrefours, ils dĂ©bouchĂšrent devant la cellule 001.– VoilĂ , dit Gus.Il ne trouvait pas sa clef. Un gardien lui prĂȘta la sienne. Le nom des

Lolness était écrit sur une planchette. Gus entra dans la petite piÚce. Ilétait tout pùle.

Bulle entra derriùre lui. Pour l’encourager, elle lui fit une surprenantepetite tape dans le dos. Elle savait qu’elle n’avait pas le droit de dire unseul mot.

Gus Alzan Ă©tait sur ses gardes. Ces deux prisonniers Ă©taient plusprĂ©cieux que la totalitĂ© des neuf cent quatre-vingt-dix-huit autres. Gusavait appris Ă  ne faire confiance Ă  personne dĂšs qu’il entrait dans unecellule. Il ne quittait donc pas Bulle des yeux.

Il aurait mieux fait de se mĂ©fier plus tĂŽt. Ainsi, elle n’aurait pas dans sapoche la clef de la cellule 001, qu’elle venait de lui dĂ©rober.

Au lieu de cela, il avait pris le temps de la prĂ©venir qu’aucunecommunication n’était possible avec les deux prisonniers. Il Ă©tait formel :elle devait tĂąter les deux crĂąnes en silence et sortir.

C’est exactement ce qu’elle fit.Il y avait un couple assis sur la banquette. Bulle s’approcha d’eux, ne

quittant pas leurs regards effarouchĂ©s. Elle posa ses petites mains sur leurstĂȘtes, et fit une trĂšs lente caresse. Elle hocha la tĂȘte vers Gus Alzan. Le

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regard de celui-ci s’éclaira, il n’y avait pas de bosse. Il fit passer Bulledevant lui, et tourna le dos aux prisonniers.

Sur le dos du directeur, malgrĂ© la pĂ©nombre, le couple captif pouvaitlire une banderole de soie fine qui disait : « Courage. Votre fils va vousaider. » Bulle, en entrant, l’avait suspendue au seul endroit que Gus nepouvait surveiller : son propre dos. Elle la dĂ©tacha discrĂštement une fois laporte passĂ©e.

– Bien, dit-elle en lui tapotant le dos. Je suis rassurĂ©e
 On va pouvoirpasser Ă  l’étape suivante : le pique-nique.

Gus avait l’air satisfait. Il n’avait aucune idĂ©e de ce qu’était un pique-nique. Il imaginait une mĂ©thode de pĂ©dagogie moderne. Bulle lui expliqua.

– Je ne viendrai pas demain. Je serai là le jour suivant. Et j’emmùneraiBernique en pique-nique.

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23

La momie

Quand Bulle expliqua ce qu’était un pique-nique, Gus eut un moment depanique. D’un cĂŽtĂ©, il ne se voyait pas autorisant sa fille Ă  sortir deslimites de la prison. D’un autre, il refusait de faire Ă©chouer la mĂ©thodeBulle qui avait dĂ©jĂ  prouvĂ© son efficacitĂ©.

– Je vais vous trouver une jolie petite cellule vide. Vous ferez votrepique-nique au chaud.

– Non, dit Bulle. J’emmùne Bernique dehors. Les amis normaux pique-niquent dehors.

C’était impossible. Gus ne pouvait pas laisser partir sa Bernique avecune fille de douze ans qui, une semaine auparavant, lui Ă©tait encoreinconnue. Le pique-nique Ă©tait prĂ©vu le surlendemain, la veille del’exĂ©cution des Lolness Ă  laquelle Jo Mitch venait assister. Il ne pouvaitpas prendre un tel risque Ă  ce moment crucial.

Bulle attendait la rĂ©ponse, impĂ©nĂ©trable. Elle ne quittait pas des yeux ledirecteur. On avait l’impression qu’elle lisait Ă  livre ouvert dans lespensĂ©es de cet homme. Elle sentait qu’il doutait. Elle vit mĂȘme ce doute secreuser lentement.

Gus se demandait tout à coup comment il avait pu mettre sa confiancedans cette petite. Qu’est-ce qu’il savait de cette Bulle ? Rien. Absolument

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rien. Il Ă©tait encore temps de tout arrĂȘter. Bulle sentit venir le moment oĂčil allait la renvoyer.

Il fallait agir vite. Elle eut alors une idĂ©e terrible.Un prisonnier Ă©tait en train de cirer le parquet du bureau du directeur. À

quatre pattes sur le sol, extĂ©nuĂ©, il passait le chiffon Ă  proximitĂ© del’endroit oĂč Bulle se tenait. Il avait les genoux Ă©corchĂ©s, Ă  force de setraĂźner sur le sol. C’était un homme au regard triste, un de ces prisonniersqui n’ont jamais compris pourquoi ils ont atterri lĂ . Ils vivaienttranquillement chez eux, on est venu les chercher un matin, on les a jetĂ©sdans un cachot. Et quand ils demandent ce qu’ils ont fait, on leur rĂ©pond« secret d’État ».

Bulle, avec une fausse discrĂ©tion, recula vers le prisonnier. À petits pasinnocents, elle s’en approchait. Gus avait remarquĂ© ce manĂšge qu’ilsurveillait d’un Ɠil. Oui, cette fille l’inquiĂ©tait. Quelles Ă©taient sesintentions ?

Alors, d’un coup de talon violent, elle Ă©crasa la main du cireur deparquet.

Ce simple acte de cruautĂ© vint rĂ©chauffer le cƓur du directeur. Elle Ă©taitbien l’une des leurs. Une fille qui agissait ainsi ne pouvait pas ĂȘtrecomplĂštement mauvaise. Il Ă©clata d’un rire complice et renvoya dans sacellule le prisonnier qui gĂ©missait.

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Bulle ne bougeait pas. Elle avait seulement autour des yeux un fin lisĂ©rĂ©rouge. On sentait qu’au fond d’elle, la plainte de ce prisonnier laissaitcomme une crevasse. Bulle crut qu’elle allait dĂ©faillir.

– C’est d’accord, lui lança Gus.Elle chercha Ă  mettre dans sa voix toute la fermetĂ© qui lui restait pour

demander qu’on leur prĂ©pare un panier de pique-nique. Elle prĂ©cisa lecontenu du panier idĂ©al : rillettes de lĂ©pidoptĂšre, Ă©clair au miel, sansoublier le torchon Ă  carreaux rouges et blancs qui devait le recouvrir.

– S’il manque une seule chose, ce ne sera pas un vrai pique-nique,menaça-t-elle en passant la porte pour la derniùre fois.

Elle arriva Ă  dix heures du matin le 30 avril. Devant l’entrĂ©e de Tomble,la petite Bernique l’attendait avec son panier, sa robe de dentelle, et lechapeau de paille rĂ©glementaire. DerriĂšre elle, neuf gardes du corpsavaient le mĂȘme panier, et le mĂȘme chapeau de paille.

Bulle ne se mit pas en colùre. Elle appela Gus et lui demanda ce qu’ilcomptait faire de ces bonshommes.

– Ils ne vous dĂ©rangeront pas. C’est pour la sĂ©curitĂ©.AprĂšs bien des nĂ©gociations, elle fit rĂ©duire l’équipe Ă  deux gardiens.

Elle eut mĂȘme la possibilitĂ© de les choisir.Bulle ne prit pas forcĂ©ment les plus Ă©veillĂ©s. L’un avait les cheveux qui

lui tombaient devant les yeux comme un rideau. Il s’appelait Minet.L’autre s’appelait Poulp, il avait une bouche plus Ă©talĂ©e qu’une ventouse etdes petits yeux en cul de mouche.

Gus Alzan les regarda partir tous les quatre.Bernique donnait la main à son amie.Il y a quelques jours, cette main qu’elle tenait, Bernique ne l’aurait pas

lĂąchĂ©e sans l’écraser ou en ĂŽter quelques ongles. Maintenant, la petite fillesemblait sortir d’une vieille gravure, avec son chapeau de paille et sonombrelle.

Gus couvait des yeux sa jeune princesse qui s’éloignait.

Ce tableau champĂȘtre ne demeura pourtant pas longtemps le plus beausouvenir de Gus Alzan.

À six heures de l’aprĂšs-midi, on l’avertit que quelqu’un demandait Ă  luiparler. C’était Poulp, tout seul, en Ă©claireur, la ventouse tombante, mort defatigue.

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– Il y a eu un petit problĂšme
– Bernique ! cria Gus.– Elle s’est fait un peu mal. Juste un peu.Gus crut qu’il allait l’enfoncer tel un clou dans l’écorce. Comme vidĂ©

de son sang, Gus n’arrivait pas Ă  dire autre chose que :– Bernique ! Bernique !– Elle est lĂ -bas, on la rĂ©pare, dit Poulp.Gus Alzan ne pouvait plus respirer.– On la
 quoi ?– On la rĂ©pare
 Elle s’est fait un peu mal.– OĂč ?– Partout.Poulp aurait eu du mal Ă  faire une liste prĂ©cise de ce qu’elle avait de

cassĂ©. Gus s’époumona :– Mais elle est oĂč ?– PrĂšs d’un lac.Poulp se garda bien de lui raconter ce qui Ă©tait arrivĂ©. Il fit semblant de

s’évanouir. Gus lui donna quelques gĂ©nĂ©reuses baffes, mais Poulp selaissait malmener, faisant voler de gauche Ă  droite sa bouche en forme deventouse. Il prĂ©fĂ©rait ces coups Ă  ceux qu’il aurait reçus si le directeuravait su ce qu’il venait de faire de sa fille.

Ils Ă©taient arrivĂ©s au lac vers une heure. Bernique s’était effondrĂ©e defatigue. Elle n’était jamais sortie de Tomble et ses jambes trĂšs courtesn’avaient aucune expĂ©rience de la marche. En trois heures, ses piedsavaient gonflĂ© comme des soufflĂ©s. Ses orteils ressemblaient Ă  desboudins de larve qui lui firent exploser les chaussures.

Pendant qu’elle dormait sur la plage, Bulle et les deux gardiensdĂ©vorĂšrent le pique-nique. Poulp et Minet avaient un appĂ©tit decharançons. Ils dĂ©couvraient l’art du pique-nique. Au dessert, ilsgrignotĂšrent les paniers comme des bretzels, et une fois mouchĂ©s dans lanappe Ă  carreaux, ils se mirent Ă  bĂąiller.

Bulle leur conseilla une sieste. Poulp et Minet commencĂšrent parrefuser mais, constatant le profond sommeil de Bernique, ils cĂ©dĂšrent Ă leur tour. Bulle les accompagna jusqu’à une grotte obscure dont lafraĂźcheur Ă©tait propice Ă  la sieste. Elle leur promit que personne ne feraitde mal Ă  Bernique avant qu’elle les rejoigne.

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Les deux gardiens s’endormirent paisiblement, la peau du ventre bientendue.

Ils furent rĂ©veillĂ©s par des coups.Des coups dans l’obscuritĂ©.Ou plutĂŽt des coups sur leurs tĂȘtes.Quelqu’un Ă©tait en train de les assommer Ă  grandes beignes de gourdin.

Quelqu’un de qualifiĂ©, qui maniait ce gourdin avec une sobre efficacitĂ©,rĂ©partissant les bosses symĂ©triquement entre les deux crĂąnes. Un vrai petitmaĂźtre.

Poulp et Minet n’admirĂšrent pas longtemps son talent. Au bout dequelques secondes, ils Ă©taient debout et donnaient la correction du siĂšcleau manieur de gourdin. Ce qui Ă©tait Ă©trange, c’est qu’un agresseur de cettetrempe semblait dĂ©sarmĂ© par la riposte. Comme s’il s’était battu toute savie contre des poupĂ©es inertes.

Quand ils furent assurĂ©s de ne laisser qu’un petit tas d’os dans un sac depeau, les deux gardes du corps s’arrĂȘtĂšrent. Bulle surgit Ă  ce moment-lĂ avec une torche.

– Pourquoi vous avez fait ça ? demanda-t-elle.– Ben quoi ? dit Minet.– On se dĂ©fend
, continua Poulp.– Qu’est-ce qu’on va dire au directeur ? demanda Bulle.– Ben quoi ? dit Minet.– Elle est oĂč Bernique ? s’inquiĂ©ta Poulp.– Elle est lĂ .Bulle approcha la torche du sol et Ă©claira ce qui restait de Bernique.

Poulp fit un bruit bizarre avec la bouche, et Minet, Ă©cartant ses cheveux,montra pour la premiĂšre fois ses yeux : ils louchaient atrocement.

– C’est nous qui l’a assommĂ©e, dit-il.Bulle paraissait trĂšs ennuyĂ©e
– Je vous avais promis que personne ne lui ferait du mal avant qu’elle

vous rejoigne
 Mais je ne pensais pas que vous


À peine une heure aprĂšs le retour de Poulp dans la prison de Tomble, undrĂŽle d’équipage arriva devant la porte. C’était un brancard de brindilles,portĂ© Ă  l’avant par Minet et Ă  l’arriĂšre par Bulle. Sur ce brancard, il y avaitun objet curieux, comme une statue de cire couchĂ©e.

Gus Alzan se précipita vers Bulle.

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– Bernique ! OĂč est Bernique ?Bulle, d’un mouvement du menton, indiqua le brancard.– Elle est lĂ .

Gus se pencha sur la forme blanche qui gisait lĂ . Il pĂąlissait.– Quoi ? Mais qu’est-ce qui s’est passĂ© ?Poulp Ă©tait apparu derriĂšre Gus. Avec Minet, ils Ă©taient en train de faire

tous les clins d’yeux possibles Ă  Bulle pour qu’elle ne dise pas la vĂ©ritĂ©.Mais avec les yeux en tĂȘte d’épingle de l’un, et la mĂšche-rideau de l’autre,il Ă©tait impossible de soupçonner leurs grossiers signaux. Bulle resta trĂšsvague :

– Elle est tombĂ©e. Elle a dĂ©sobĂ©i et elle est tombĂ©e au fond d’un trou.Minet et Poulp se dĂ©tendirent.– Mais oĂč elle est ? hurla le pauvre pĂšre.– Dans la coquille de cire
 Il n’y avait pas d’autre moyen pour la

rĂ©parer. Il faut l’immobiliser trente jours dans cette coquille. J’ai trouvĂ©une Ă©leveuse de cochenilles qui a bien voulu couler Bernique dans la cire.Il faut que les os se ressoudent et que les organes reviennent Ă  leur place.

– On va vous rendre une Bernique toute neuve, ajouta maladroitementPoulp qui reçut immĂ©diatement le poing de Gus sur sa grosse boucherebondie.

SoulagĂ© d’avoir frappĂ©, Gus dĂ©tacha sa main de la ventouse et approchade la forme en cire. Il reconnaissait maintenant la place de la tĂȘte, des bras

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et des jambes. C’était comme une Ă©toile de cire blanche.– Un mois ! Mais comment elle va manger ?– Il y a des tubes aux bons endroits. C’est Ă©tudiĂ© pour. Il faut mettre de

la purĂ©e d’aubier dans ce tube-lĂ , trois fois par jour.Gus alla vers ce qui devait ĂȘtre la tĂȘte. TrĂšs doucement, il fit toc toc

avec le doigt. Obtenant pour seule réponse un petit mouvement dans lacoquille, il se mit à pleurer.

On fit franchir la porte de Tomble Ă  la Bernique de cire, Ă  Minet et Ă Poulp. Mais quand Bulle voulut entrer, Gus se retourna violemment verselle.

– Toi, va au diable ! Ne remets plus les pieds ici.Bulle resta dĂ©concertĂ©e. Pour la premiĂšre fois, un signe de trouble se

lisait sur son visage. Elle dit :– Mais je dois m’occuper d’elle
– Disparais de ma vue !Bulle paraissait vraiment secouĂ©e. Elle insista :– Laissez-moi juste une nuit de plus, vous savez que Bernique
Bulle allait le convaincre. Il suffisait qu’elle ajoute quelques phrases.

Mais Gus Alzan avait dĂ©jĂ  criĂ© :– Qu’on la jette dehors !Une quinzaine de gardes se prĂ©cipitĂšrent pour l’empĂȘcher de passer. Ils

la repoussĂšrent Ă  l’extĂ©rieur de la porte d’entrĂ©e. Elle ne criait plus assezfort pour que Gus puisse l’entendre.

Trop tard. En un Ă©clair, Bulle Ă©tait redevenue Elisha et grelottaitd’angoisse.

Elle ignorait que le soir mĂȘme Minet et Poulp seraient livrĂ©s auxoiseaux sur une boule de gui. Son sort Ă  elle Ă©tait loin d’ĂȘtre le plussinistre.

Pourtant, quand le brancard disparut au sein de la prison de Tomble, ellese retourna, le visage livide, le cƓur chahutĂ©, et s’éloigna en courant.

Qui n’a jamais passĂ© une heure dans un sarcophage de cire ne peutimaginer combien Tobie avait chaud.

Il entendait Ă  peine les voix autour de lui. Il s’était senti secouĂ© dans sacoquille mais avait maintenant l’impression que plus rien ne bougeait. Ildevait ĂȘtre dans la chambre de Bernique.

Encore quelques bruits, un vague pas qui s’éloignait, et le silence revint.

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Il pensait Ă  Elisha qui devait attendre, juste Ă  cĂŽtĂ© de lui, le momentidĂ©al. Elle le prĂ©viendrait par cinq coups lents sur la cire. C’était leurcode. À eux deux, ils feraient Ă©clater la coquille.

L’évasion commencerait lĂ , en plein cƓur de Tomble.

Le temps passa. La chaleur devenait suffocante. Soudain, des pasassourdis firent vibrer la cire. Quelqu’un entrait dans la chambre. Ilentendit un bruit d’aspiration sifflante et reçut une matiĂšre chaude qui luiarrivait directement dans la bouche. De la purĂ©e. On lui donnait Ă  manger.Il prit tout ce qu’on lui offrait. Il n’avait pas le choix. Ce qu’il n’avaleraitpas rentrerait dans son col et, avec la chaleur, transformerait la coquille encloaque.

Heureusement, le gavage s’arrĂȘta Ă  temps. Nouveaux bruits. Et lesilence revint.

Encore une fois, Tobie pensa à Elisha, si prÚs de lui. Elle avait bravétous les risques, défié la chance.

Depuis une semaine, Tobie se laissait porter par l’intuition d’Elisha.

Pendant les premiers jours, elle avait tournĂ© autour de la prison pourtrouver l’angle d’attaque. Sa premiĂšre chance : la rencontre avec Patatequi lui parla du cas Bernique. Le plan d’Elisha ne tarda pas Ă  Ă©clorederriĂšre son petit front tĂȘtu.

Tobie refusa d’abord catĂ©goriquement qu’elle se fasse engager dans laprison. Elle ne pouvait affronter seule tous les dangers pour sauver desparents qui n’étaient mĂȘme pas les siens, et qu’elle n’avait jamais vus !Elisha dĂ©fendit son projet avec passion. L’occasion Ă©tait trop belle. Ilfallait la saisir.

Tobie et Elisha ne fonctionnaient pas de la mĂȘme maniĂšre. TobierĂ©flĂ©chissait beaucoup, retournait les situations en tous sens, organisait sesplans. Il prenait des risques, mais il avait toujours, en bouĂ©e de sauvetage,une panoplie de solutions. Elisha, au contraire, saisissait les occasions,sans trop rĂ©flĂ©chir. Elle se jetait Ă  l’eau, toute nue, comme d’habitude.

Quand elle se trouva face Ă  Bernique, les gestes lui vinrentnaturellement. Elisha ne lui jeta mĂȘme pas un coup d’Ɠil, et se dirigeavers l’angle opposĂ©. Elle passa la premiĂšre journĂ©e dans son coin Ă fabriquer un petit personnage en bois. Un simple petit bonhomme de lataille de son pouce.

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AprĂšs quelques instants, Bernique ne rĂ©sista pas Ă  cette indiffĂ©rence.Elle ramassa une massue qui traĂźnait dans ses jouets et finit pars’approcher.

Elisha ne fit pas le moindre mouvement vers elle, mais elle ditpaisiblement :

– Je connais des tĂȘtes oĂč il n’y aura jamais une seule bosse.Cette phrase mit Bernique dans tous ses Ă©tats. Elle se fit d’abord tomber

la massue sur le pied et grogna :– OĂč ?– Chez moi, rĂ©pondit Elisha.Bernique poussa un mugissement, brandissant le gourdin, prĂȘte Ă 

Ă©craser la tĂȘte d’Elisha et celle du bonhomme en bois. Elisha rĂ©ussit Ă murmurer juste Ă  temps :

– Je t’y emmĂšnerai, si tu ne me tapes pas tout de suite.Bernique s’arrĂȘta.– Si tu n’assommes personne pendant six jours, je te montrerai les tĂȘtes

sans bosse.Ainsi commença le dressage de Bernique. Un simple petit chantage.Le surlendemain, le 26, Elisha lui rĂ©pĂ©ta la mĂȘme consigne, mais, le

soir, en partant, elle laissa le petit bonhomme en bois dans un coin. Quandelle revint le 28, Elisha trouva le bonhomme éparpillé en mille morceaux.Elle demanda à Bernique :

– Tu as frappĂ© le bonhomme ?– C’est qui ?– Le bonhomme !– C’est quoi son nom ? rĂ©pĂ©ta Bernique.Elisha hĂ©sita et se laissa surprendre par le nom qui lui Ă©chappa :– Lolness
, articula-t-elle. Il s’appelait Lolness.Pourquoi avait-elle dit ce nom ? Elle n’en avait aucune idĂ©e. C’était

comme cela. Les gestes et les mots venaient avant les pensées. Mais ilsindiquaient toujours le chemin à prendre.

– Lolness, rĂ©pĂ©ta Bernique.Le soir mĂȘme, Elisha alla se plaindre auprĂšs de Gus Alzan. Bernique

avait assommĂ© Lolness en son absence. Elle parvint ainsi Ă  savoir le lieuexact oĂč les Lolness Ă©taient tenus captifs. Elle put mĂȘme les voir
 Ellequi ne les avait finalement jamais croisĂ©s.

Enfin, il y eut l’idĂ©e du pique-nique.

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Pour obtenir l’autorisation du directeur, Elisha accomplit le pire acte desa vie. Elle Ă©crasa la main d’un innocent. DĂ©goĂ»tĂ©e de la barbarie de cegeste, elle se forçait Ă  penser aux parents de Tobie, Ă  ces vies qu’elle allaitsauver. Oui, c’était une question de vie ou de mort. Mais jusqu’oĂč peut-onaller pour sauver quelqu’un ?

Les nuits suivantes, cette question la réveilla souvent quand elleessayait de dormir.

Bernique, en quittant Tomble dans sa robe de dentelle, avait au cƓur lajoie d’imaginer mille bosses sur les crĂąnes neufs qu’on lui avait promis.Elle avait supportĂ© la marche dans l’espoir de cette rĂ©compense.

Il ne restait, aprĂšs la sieste de Bernique, qu’à la conduire jusqu’à lagrotte, lui livrer dans l’obscuritĂ© les crĂąnes de ses gardiens, puis laconduire, assommĂ©e Ă  son tour, vers Isha Lee qui l’immobiliserait dans lacire. Écartant les gardiens par pudeur pour cette demoiselle, on glissaitTobie dans la coquille Ă  la place de Bernique. Et le plan Ă©tait bouclĂ©.

« Oui
 Bouclé  », se dit ironiquement Tobie qui respirait de plus enplus mal.

Il pensa Ă  la petite Bernique qui devait attendre dans une autreenveloppe de cire, lĂ -bas, dans la cabane aux cochenilles. La mĂšred’Elisha allait trĂšs bien s’occuper d’elle. On avait dĂ» la mettre dans unecoquille Ă©chancrĂ©e Ă  la hauteur du visage, ce qui Ă©tait beaucoup plusconfortable.

Que faisait Elisha ? Tobie n’en pouvait plus. Il attendait les cinq coups,enfermĂ© dans son boĂźtier de cire. Il ne percevait plus le moindre son autourde lui. La nuit devait ĂȘtre tombĂ©e.

Il se sentait seul, tout d’un coup. AbandonnĂ©. Et pourtant, il n’y avaitpas un instant Ă  perdre. Le lendemain, Ă  l’aube, ses parents seraient tuĂ©s.

Elisha ! Pourquoi ne donnait-elle pas le signal ?Tobie perdit patience. Il se mit Ă  se contorsionner dans la cire pour la

faire craquer. Tant pis, il ne tenait plus. Il devait risquer une sortie. DĂšsson premier mouvement, il comprit Ă  quel piĂšge il Ă©tait pris.

Il se dĂ©menait autant qu’il pouvait mais la cuirasse de cire ne bougeaitpas d’un pouce. Tobie avait connu la grotte du lac, mais ce cercueil-ci Ă©taitbien pire. Il ne pouvait mĂȘme pas se retourner. Il allait rester lĂ ,impuissant, pendant que ses parents passeraient sur l’échafaud. Mourir de

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chagrin, à petit feu, pendant un mois, abreuvé de purée tiÚde, noyé dansses larmes. Petit Tobie vivant, rÎti en croûte de cire.

Il Ă©tait peut-ĂȘtre minuit. Sim et MaĂŻa Lolness devaient croupir dans leurgeĂŽle Ă  quelques centimĂštres de lĂ , comptant les heures avant la mort. Etdans un mois, quand on le sortirait de sa coque puante, Tobie lesrejoindrait sĂ»rement, victime du mĂȘme chĂątiment.

– Elisha
 Elisha
 !Tobie criait maintenant du fond de sa boĂźte. Il aurait bien tambourinĂ©

avec ses poings, mais il n’avait mĂȘme pas de poings, puisque ses mainsavaient Ă©tĂ© prises dans la cire en position ouverte. Ses pensĂ©es devenaientde plus en plus dĂ©sordonnĂ©es. Son cƓur s’emballait.

Les questions le bousculaient comme dans un cauchemar : « Pourquoi lamort ? Pourquoi ? Je veux sortir de lĂ  ! Quitter l’arbre ! Trouver un mondeailleurs ! OĂč vont les bĂątons qu’on jette au bout d’une branche ? Je veuxretrouver mes poings, mes forces ! Mes poings ! OĂč vont mes poingsquand les doigts se tendent ? Elisha ! Dans quel camp tu es si tum’abandonnes ? Et LĂ©o ! Pourquoi les amis ne sont pas pour la vie ? »

Rien ne pouvait arrĂȘter cette spirale infernale.Rien ?Il entendit un premier petit coup, puis un second. On frappait tout

doucement sur son cercueil.

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24

Envolé

Elisha pleurait prĂšs du feu.Isha Lee avait vu sa fille revenir en pleine dĂ©tresse. Elisha n’était plus

ce vaillant petit soldat qu’elle regardait partir tous les matins. Elleressemblait plus que jamais à une petite fille de douze ans qui voit tomberl’espoir qu’elle a lentement bñti.

Isha mit une couverture grise sur les Ă©paules d’Elisha. MĂȘme lesflammes ne suffisaient pas Ă  rendre ses couleurs Ă  cette petite silhouette.

Personne n’avait jamais vu une hirondelle Ă  l’arrĂȘt, mais elles devaientĂȘtre un peu comme cela quand elles ne pouvaient plus voler : coupĂ©es dansleur Ă©lan, dĂ©sorientĂ©es, leur visage plat cherchant une Ă©chappĂ©e.

Elisha n’avait pas pu franchir la porte de Tomble avec Tobie. Et c’étaitsuffisant pour que leur plan s’écroule.

Tous leurs projets nĂ©cessitaient d’ĂȘtre deux Ă  l’intĂ©rieur de la forteresse.Une fois la coque brisĂ©e, Elisha devait attirer les gardiens en criant queBernique avait disparu. Tobie aurait profitĂ© du dĂ©sordre pour filer vers lequartier de sĂ©curitĂ© avec la clef.

Pour la suite, Tobie avait son plan secret.

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La seule chose qu’Elisha savait, c’est que le lendemain, aprĂšs lescandale de l’évasion des Lolness, on aurait dĂ» trouver la vraie Berniquedevant la porte de la prison. On ne s’étonnerait pas de cette ultimebizarrerie de la part de la petite peste. On ne ferait sĂ»rement pas le rapportavec l’évasion de Sim et MaĂŻa. Elisha ne serait donc mĂȘme passoupçonnĂ©e. Elle prendrait congĂ© aprĂšs quelques jours de bons et loyauxservices.

C’était leur plan. Mais sans Elisha, plus rien ne tenait.L’épaisse couche de cire ne pouvait ĂȘtre brisĂ©e par une seule personne.

Le problùme commencerait là, elle le savait. Elle se sentait terriblementcoupable de cet abandon. Elle n’avait pourtant pas fait la moindre erreur.

Elisha regardait maintenant les flammes dans sa maison. C’est tout cequi lui restait Ă  faire. Elle les avait tant de fois observĂ©es, son Ă©paulecontre celle de Tobie. Dans des campements sauvages, aux confins desBasses-Branches, ou dans la grotte du lac, la vision du feu faisait toujoursnaĂźtre le mĂȘme Ă©merveillement. D’oĂč venait cette force qui soulevait cesdrapeaux d’or ? Quel souffle invisible, quel bras agitait tous ces fanions enflammes ?

Le feu était un mystÚre qui tracassait Elisha.Isha servit un bol de tisane à sa fille, enveloppée dans sa couverture gris

hirondelle. Elle avait posĂ© le bol sur un plateau avec une bougie. « Encoredu feu », se dit Elisha. Elle fixa des yeux la bougie. Ses paupiĂšress’ouvrirent en grand.

Elle semblait hypnotisĂ©e.– Ça ne va pas, Elisha ? demanda sa mĂšre.Elisha ne quittait pas la bougie des yeux. Isha lui prit la main.– Ça ne va pas ?Elisha dit d’une voix blanche :– Regarde. La bougie. Elle fond.Isha regarda sa pauvre fille. Elle ne tournait plus rond.Mais quand peu Ă  peu les yeux d’Elisha se dĂ©tachĂšrent de la flamme,

c’est un regard plus calme qu’elle posa sur sa mĂšre.Rien n’était perdu. Tobie pouvait s’en sortir.

Bernique avait peur du noir. Sa chambre était toujours éclairée par des

flambeaux. Ce soir-lĂ , une fois posĂ©e la coquille de cire dans la chambre,son pĂšre avait donc tout illuminĂ©, comme d’habitude. Des torches

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reposaient mĂȘme aux quatre coins du lit, ce qui donnait un air funĂšbre Ă  lamomie de cire.

Le tube d’alimentation de la coquille montait Ă  la hauteur des flammes.Les coups lĂ©gers que Tobie entendit n’étaient frappĂ©s par personne. Ilsvenaient simplement des gouttelettes de cire fondue qui tombaient, une Ă une, sur la coque. Tobie attendait cinq coups mais il y en eut beaucoupplus. Toute sa boĂźte Ă©tait en train de fondre dans l’ambiance surchauffĂ©e dela piĂšce. Le mince ruisseau de cire dĂ©goulinait ensuite sur le drap du lit.

Tobie n’avait encore rien compris de ce qui se passait, et la chaleur lemettait dans une agitation toujours plus grande. Il se sentait poisseux. Il nesavait pas que d’une minute à l’autre, la couche de cire serait assez finepour qu’il la brise.

Il ne savait pas que dans quelques instants il serait Ă  l’air libre.Mais rien n’est jamais vraiment simple.En mĂȘme temps que la fonte de la cire dĂ©livrait lentement Tobie, elle

venait imbiber le drap qui Ă©tait sous lui. Comment appelle-t-on un tissugorgĂ© de cire ? Une torche. Ce qui Ă©tait en train de se fabriquer sous lecorps de Tobie, c’était une torche gĂ©ante, prĂȘte Ă  s’enflammer.

Tout arriva d’un seul coup. Tobie fit exploser la derniĂšre couche de cireĂ  l’instant oĂč son lit prenait feu. On aurait dit une grillade rebelle quirefuse la fatalitĂ© et se dresse brutalement dans les flammes. Il fit un bondet jaillit Ă  l’autre bout de la piĂšce.

Le feu !La porte était ouverte. Tobie se précipita dehors. Suivant les indications

que lui avait donnĂ©es Elisha, il fila directement vers la cellule 001 pour ensortir ses parents. L’alerte n’avait pas encore Ă©tĂ© donnĂ©e. Un croissant delune le veillait de sa lumiĂšre idĂ©ale, ni trop forte ni trop voilĂ©e.

Sous les pieds de Tobie luisait, comme une peinture de guerre, la lignebleue dessinée par Elisha.

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À un croisement, il entendit une faible lamentation juste Ă  cĂŽtĂ© de lui. Ils’arrĂȘta brusquement. C’était le genre de plainte qui l’attrapait au cƓur, uncouinement de tristesse. En s’approchant, il dĂ©couvrit un prisonnier dansune petite cage.

L’homme avait le regard embuĂ©. Il soufflait doucement sur sa main engĂ©missant. On voyait une blessure sur le dos de cette main, comme siquelqu’un l’avait Ă©crasĂ©e du pied.

Elisha n’avait pas racontĂ© Ă  Tobie l’épisode de la main piĂ©tinĂ©e. Ellesavait qu’il en endosserait toute la culpabilitĂ©. Elle avait prĂ©fĂ©rĂ© se taire.

Voyant Tobie, l’homme se recroquevilla au fond de sa cage.Alors Tobie pensa au feu. Ils Ă©taient mille comme celui-ci dans la prison

de Tomble. Des centaines d’innocents et quelques petits voyousinconscients. Ils allaient ĂȘtre brĂ»lĂ©s vifs.

La boule de gui risquait de se transformer en une boule de feu. Fallait-ilcondamner au bûcher mille prisonniers pour en sauver deux ?

Tobie donna un coup dans la serrure de la cage. Elle Ă©tait bien solide. Ilsecoua la grille autant qu’il pouvait sous les yeux horrifiĂ©s du prisonnierqui devait croire Ă  l’une de ces visites nocturnes oĂč des gardienss’introduisaient dans leurs geĂŽles pour les maltraiter. Tobie se projetacontre la porte. Rien ne bougeait.

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Il entendit alors une cavalcade qui approchait. La branche de gui étaitétroite. On allait sûrement le surprendre.

Il se tapit, le dos contre les barreaux de la cellule. Un peloton de cinq ousix gardiens passa. Ils ne le virent mĂȘme pas. Ils couraient vers le centrede Tomble oĂč la lueur rouge de l’incendie brillait dans la nuit.

Tobie recommençait Ă  respirer. Il avait toujours le dos contre la cage.On ne l’avait pas remarquĂ©. Il pouvait prendre le temps de rĂ©flĂ©chir.

Avec la violence d’un fouet, une main surgit de derriĂšre lui, et passasous sa gorge. Le prisonnier avait passĂ© ses bras entre les barreaux et letenait Ă©tranglĂ©. La main sanguinolente de l’homme allait le tuer d’uneminute Ă  l’autre.

– Le feu
, dit le prisonnier. Je sens le feu. On va tous crever. Je connaisle plan final. Il y aura quand mĂȘme un gardien qui mourra avec nous !

Tobie ne pouvait dire un mot. La gorge Ă©crasĂ©e, il ne laissait Ă©chapperqu’un rĂąle inaudible. Ce prisonnier croyait qu’il Ă©tait un gardien
Comment lui dire qu’il Ă©tait dans son camp ? Il allait mourir Ă©tranglĂ© parun dĂ©tenu ami. D’un geste dĂ©sespĂ©rĂ© Tobie sortit de sa poche la grosse clefde la cellule 001 et la jeta un peu plus loin. La pression du prisonnier sedesserra un peu sur le cou de Tobie, mais il ne pouvait toujours pasĂ©mettre un son.

En lançant la clef, il s’était rendu indispensable Ă  son agresseur. Elleressemblait Ă  toutes les clefs de la prison, elle devait ouvrir cette celluleaussi. Si le prisonnier voulait sortir, il lui fallait un Tobie vivant pour luiapporter la clef qui brillait sous la lune Ă  trois pas de la cage.

Cette fois l’étreinte lui laissa assez de mou pour prendre une granderespiration. AprĂšs quelques secondes, Tobie put articuler :

– Je suis avec vous. Je viens dĂ©livrer des prisonniers.

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L’homme rĂ©pĂ©ta :– Je connais le plan final. Je faisais le mĂ©nage chez Alzan. J’ai tout

entendu. N’essaie pas de me rouler.C’était la deuxiĂšme fois qu’il parlait de ce plan final. Tobie essaya de

parler calmement :– Je ne connais pas le plan final. Je ne sais pas ce que c’est. J’organise

l’évasion de mes parents.La main se dĂ©tendit un peu plus au creux de sa gorge.– Tes parents ?– Les Lolness. Sim et MaĂŻa Lolness.L’homme recula. Tobie Ă©tait libre.– Tu es le fils Lolness ?– Oui, dit Tobie en se retournant. Vous connaissez mes parents ?– J’en ai entendu parler
Il y eut un moment de silence. L’homme avait baissĂ© les yeux. Tobie

courut chercher la clef et revint vers la porte.– Je ne pense pas que ce soit la bonne clef. Toutes les serrures sont

diffĂ©rentes. Qu’est-ce que c’est, ce plan final ?Tobie tournait frĂ©nĂ©tiquement la clef dans la serrure.– S’il y a un incendie, rĂ©pondit l’homme, ils abandonneront tous les

prisonniers. Ils laisseront Tomble dans les flammes. Mais, je dois te dire

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quelque chose, petit
– Et l’arbre ? Si le feu se propage Ă  l’arbre ?– Il ne se propagera pas. Écoute-moi
Tobie sortit la clef de la serrure.Ce n’était pas la bonne. La porte restait dĂ©sespĂ©rĂ©ment fermĂ©e.– Je suis dĂ©solĂ©, dit Tobie
 Je n’y arrive pas. Pourquoi dites-vous que

le feu ne se propagera pas ?AprĂšs un bref silence, le prisonnier dĂ©clara d’une voix qui ne tremblait

pas :– Si le feu ne s’arrĂȘte pas, ils ont l’ordre de couper l’attache de notre

boule de gui.Tobie avait remis la clef dans sa poche. Son cerveau bien oxygéné

reprenait sa vitesse de pointe.– Est-ce qu’il y a une rĂ©serve d’eau dans la prison ?– Les prisonniers ne boivent que l’eau de pluie qui coule sur l’écorce.

Mais il y a une citerne au-dessus de la maison d’Alzan.Tobie courait dĂ©jĂ  vers le cƓur de Tomble. Il n’allait plus vers la cellule

001.– Attends ! cria l’homme.Mais Tobie avait disparu.

La maison d’Alzan Ă©tait dĂ©sertĂ©e. Dans le nƓud central, il n’y avait plus

un seul gardien. On avait mĂȘme rĂ©ussi Ă  emmener le directeur qui s’était Ă moitiĂ© asphyxiĂ© en s’aventurant par trois fois pour tenter de sauver sadiablesse de fille.

Gus Alzan, cette crapule, ce bourreau qui avait tout d’un assassin, Ă©taitun pĂšre courageux, fou d’amour pour sa fille. Le mystĂšre de l’amourpaternel avait rĂ©vĂ©lĂ© l’autre visage du directeur. Il Ă©tait revenu bredouille,toussant entre ses sanglots, et aveuglĂ© par la fumĂ©e.

Tobie ne mit pas longtemps Ă  trouver la citerne. Elle Ă©tait Ă©norme. ElleĂ©tait prĂ©vue pour alimenter toute la prison, mais Gus avait dĂ©crĂ©tĂ© que lesprisonniers pouvaient se contenter du ruissellement de l’eau sur le solsouillĂ© de leurs cachots.

Tobie, d’un coup de pied, fit sauter le premier bouchon de la rĂ©serve.Puis les autres. L’eau coulait en torrent. Tobie resta perchĂ© au-dessus.Quand ce flot toucha les premiĂšres flammes, un grand sifflement se fitentendre, dĂ©gageant une Ă©paisse fumĂ©e. La vapeur d’eau s’étala par

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flaques de brouillard dans toute la prison. Le feu semblait dĂ©jĂ  se calmermais le vacarme Ă©tait assourdissant. Les cris des prisonniers toujourscaptifs se mĂȘlaient au dĂ©sordre.

Tobie trouva un moyen de rejoindre le chemin qui menait au quartier desécurité. Malgré la brume épaisse, il reconnut la cellule du prisonnier à lamain blessée.

Tobie lui cria :– L’incendie va s’arrĂȘter. Je ne peux pas faire plus. Je vais m’occuper de

mes parents ! Adieu !– Attends
 Depuis que je t’ai reconnu, je cherche à te dire quelque

chose
 Tes parents
Tobie n’entendit pas la fin de la phrase. Les autres prisonniers

vocifĂ©raient dans tous les sens.– Quoi ? demanda Tobie.L’homme rĂ©pĂ©ta en criant. Cette fois, Tobie avait bien entendu, mais il

ne pouvait pas mener ces mots jusqu’à son esprit. Chaque atome de soncorps freinait leur course pour qu’ils n’atteignent pas le cƓur de Tobie.L’homme les prononça pourtant une derniùre fois, et leurs pointes allùrentse ficher au fond des entrailles de Tobie.

– Tes parents sont dĂ©jĂ  morts.VoilĂ  ce qu’il rĂ©pĂ©tait.Tobie s’approcha du prisonnier.Il avait les bras le long du corps. Il n’entendait plus la cohue. Il

n’entendait que la voix brisĂ©e de cet homme qui continuait Ă  raconter :– Tes parents ont Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s pendant l’hiver. J’ai entendu Mitch et

Alzan en parler. Ils ont fait croire qu’ils Ă©taient Ă  Tomble pour t’attirer iciet pouvoir t’attraper. MĂ©fie-toi de tout le monde. Pars. Ils te veulent. Ils neveulent plus que toi.

Tobie recula violemment. Le prisonnier ajouta :– Ils engagent les pires vauriens pour t’avoir.Il montra sa main sanguinolente.– Il y a une gamine qui s’appelle Bulle
 Elle a Ă©tĂ© capable de

m’écraser la main avec le talon. Elle l’a fait froidement, sans raison
Tobie hurla :– Menteur ! Vous mentez tous ! Vous mentez !Et il s’enfuit dans la lourde fumĂ©e blanche.

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Il se rĂ©pĂ©tait : « Elisha les a vus. Elisha les a vus. » Il marchait dans lebrouillard comme dans une forĂȘt de lichen. « Elisha m’a dit qu’elle les avus. Elle les a touchĂ©s. » Il comptait Ă  rebours les cellules du quartier desĂ©curitĂ©. 009
 008


« Mais Elisha a écrasé la main de cet homme. Comment le croire ? Quiest capable de faire ça ? »

Il Ă©tait ruisselant de larmes et de sueur. Sa vue se brouillait. 004
003
 002


Tobie s’arrĂȘta devant la cellule 001. Il prit Ă  nouveau la clef dans sesmains. Il l’approcha de la serrure. Au loin, les Ă©clats de voix Ă©taientassourdis par la vapeur de l’air. Il enfonça la clef mais, avant mĂȘme detourner, la porte s’entrouvrit. La cellule n’était pas fermĂ©e. Il poussa laporte d’un coup d’épaule.

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Assis sur le banc, dans la lumiĂšre pĂąle d’une lampe Ă  huile, un couplelui tournait le dos. Ils Ă©taient enchaĂźnĂ©s. Vivants ! Des larmes noyaient lagorge de Tobie. Il marcha vers les deux silhouettes.

Il ne remarqua mĂȘme pas le personnage qui, sortant de l’ombre, luibondit dessus et le plaqua au sol.

Mais maintenant, Ă  un pas de ses parents, rien ne pouvait plus l’arrĂȘter.Un dĂ©lire de violence s’empara de lui. En quelques dixiĂšmes de seconde, ilavait retournĂ© la situation, et s’apprĂȘtait avec ses petites forces de treizeans Ă  faire exploser la tĂȘte de son adversaire qu’il tenait par les cheveuxau-dessus du sol.

– Tobie
L’homme l’avait appelĂ© par son nom. Tobie dĂ©plaça le visage du type

vers la lumiĂšre.– Lex
C’était Lex Olmech. Le fils des meuniers des Basses-Branches.Tobie ne comprenait plus rien. Mais il resserra son Ă©treinte.– Tu travailles aussi pour ces ordures ? Comme tes parents ?– Non, rĂ©pondit Lex. Je ne travaille pour personne. Je sais ce que mes

parents t’ont fait. J’ai honte d’eux. Mais je suis leur fils et je dois lesdĂ©livrer.

– Les dĂ©livrer ?– Ça fait sept mois qu’ils sont prisonniers. À cause de l’affaire du

moulin
 Ils vont en mourir. Depuis sept mois, je prĂ©pare l’évasion. Jesuis tout prĂšs d’y arriver. Laisse-moi finir.

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Tobie rĂ©alisa qu’en sept jours, il en Ă©tait arrivĂ© au mĂȘme point. Danscette petite cellule au bout de cette forteresse imprenable.

– OĂč sont-ils ? Qu’est-ce que tu fais dans ce cachot ?– Ils sont lĂ , dit Lex.Sur le banc, l’homme et la femme tournĂšrent la tĂȘte vers eux.C’étaient les Olmech. Ou ce qui en restait.Deux visages osseux Ă  la peau transparente, rongĂ©s par la faim, la peur

et le remords.Tobie lĂącha la tĂȘte de Lex et retomba le long du mur du cachot. AprĂšs un

long silence, on entendit sa voix Ă©teinte :– Et mes parents ? OĂč sont mes parents ?Personne n’osait rĂ©pondre.– Ils s’appellent Sim et MaĂŻa Lolness, articula Tobie. Mes parents


Mon pĂšre est assez grand, il a un rire qui fait des Ă©tincelles
 Ma tĂȘteentiĂšre tient dans ses mains. Une nuit il m’a donnĂ© une Ă©toile. Elles’appelle AltaĂŻr.

– On les connaĂźt, Tobie, dit doucement M. Olmech.Tobie ne savait plus ce qu’il disait :– Ma mĂšre est plus petite. Elle sent le pain de feuille frottĂ© au pollen.

Ma mĂšre chante seulement quand elle est seule. Mais vous pouvezl’entendre quand vous dites « je vais faire un tour ! » et que vous restez,l’oreille collĂ©e sur la porte
 Elle chante


De grosses larmes coulaient sur ses joues.– Mes parents sont deux. On les reconnaüt quand ils se regardent l’un

l’autre. On les reconnaĂźt parmi des milliers
Mme Olmech murmura :– Je vais te dire
 Depuis le dĂ©but, on nous fait passer pour eux. Ils ont

mis une pancarte Lolness sur la porte. Mais je crois, mon petit Tobie
 jecrois


Sa voix avait gagnĂ© en humanitĂ©. L’épreuve l’avait rabotĂ©e, ne laissantque le fil tendu de la vĂ©ritĂ©. Elle prit une grande respiration.

– Je crois que tu ne dois plus chercher tes parents.

Tobie sortit de la cellule.En passant, il jeta la clef Ă  Lex. C’était aussi la clef des chaĂźnes qui

retenaient les parents Olmech. Lex avait réussi à faire sauter la porte avec

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un bùton, mais les fers lui avaient résisté. Il remercia Tobie et se précipitapour libérer ses parents.

Tobie marchait sur l’allĂ©e brillante de rosĂ©e. La vapeur se dissipait,rĂ©vĂ©lant le jour qui se levait. Par vagues orange et rouges, une doucelumiĂšre roulait sur les feuilles de gui.

Les levers de soleil devraient ĂȘtre interdits aux cƓurs tristes.À chaque pas, Tobie se persuadait que le bout de ce rameau de gui

ressemblait au bout de sa vie.C’était, au fond de lui, une de ces peines qui ne laissent aucun espoir de

consolation. Ses parents Ă©taient morts, et la seule lueur, le seul fragmentde vie qui pouvait lui rester, Elisha l’avait trahi deux fois au moins. Ellelui avait fait croire que ses parents vivaient. Elle l’avait ensuite abandonnĂ©seul dans ce cercueil de cire. Et la cruautĂ© de cette main Ă©crasĂ©e
 C’étaittrop de signes contre elle.

Tobie suffoquait de tristesse. Elisha
 Son dernier lien avec la vies’était rompu.

Alors il entendit l’oiseau.S’il n’avait pas entendu ce criaillement au-dessus de lui, tout se serait

peut-ĂȘtre passĂ© autrement. Il avança jusqu’au bord de la boule de gui etdĂ©boucha sur un grand fruit translucide, large comme une lune rosie parl’aurore. L’oiseau s’approchait. Tobie le regarda faire ses acrobaties dansl’air. C’était une fauvette, l’oiseau qui passionnait son pĂšre.

Tobie avait toujours eu peur des oiseaux. Le seul ouvrage qu’il n’étaitpas capable d’ouvrir Ă©tait celui de son pĂšre sur la fauvette Ă  bĂ©ret. Un petitlivre plein d’images effrayantes.

Mais Tobie, ce petit matin-lĂ , n’avait plus peur de rien. Il resta deboutdevant le fruit bien mĂ»r. Puis, comme un ver, il plongea en entier dans labaie blanche dont la pulpe Ă©tait tendre. Avec ses deux bras, il puts’agripper Ă  une sorte de noyau allongĂ© qu’il trouva au milieu.

Il resta lĂ , recroquevillĂ© dans le ventre de ce fruit. C’est lĂ  qu’il fit sesadieux au monde.

La minute d’aprĂšs, sans mĂȘme se poser, la fauvette arracha le fruitlaiteux.

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25

Ailleurs

Quand le professeur Lolness Ă©tait enfant, il y avait dans sa rĂ©gion desRameaux du Nord une vieille boule de gui abandonnĂ©e qu’on appelaitSaĂŻpur. Longtemps auparavant, on y avait construit une petite auberge. Lesgens des branches voisines venaient y passer de courtes vacances, parcequ’on disait que l’air Ă©tait plus pur, Ă  SaĂŻpur.

Un accident obligea brutalement les touristes Ă  dĂ©serter ce lieu. C’étaitun terrible fait divers. Une fauvette avait avalĂ© une famille entiĂšre : lesAstona et leurs deux enfants.

L’auberge de SaĂŻpur ferma. On pleura beaucoup. Mais on retrouvaquelques jours plus tard la famille Astona au complet, saine et sauve, Ă l’autre bout de l’arbre. Personne ne sut jamais ce qui leur Ă©tait arrivĂ©. Eux-mĂȘmes ne se souvenaient de rien.

SaĂŻpur tomba malgrĂ© tout dans l’oubli.

Le petit Sim Lolness n’aimait pas trop l’aventure. Son ami, Zef Clarac,non plus. Mais il y avait un troisiĂšme larron dans la bande : El Blue, lepĂšre de LĂ©o. Celui-ci, Ă  neuf ans Ă  peine, sautait sur toutes les occasions derisquer sa vie. Il avait donc entraĂźnĂ© Zef et Sim dans le labyrinthe deSaĂŻpur qui devint leur domaine.

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Il faut imaginer les trois jeunes garçons passant leurs dimanches dans laboule de gui, alors que leurs parents les croyaient chez un vieux professeurqui les aidait Ă  faire leurs devoirs. Le soir quand ils rentraient, ilsmontraient tous les trois leurs cahiers noircis d’une fine Ă©criture.

Le travail Ă©tait parfaitement fait. Le professeur Biquefort devait ĂȘtre unmerveilleux pĂ©dagogue.

Le jeune Zef parlait longuement Ă  ses parents de ce vieux Biquefort quilissait sa moustache entre ses doigts et les appelait par leur nom defamille : Clarac, Blue et Lolness. Depuis qu’il Ă©tait Ă  la retraite, racontaitZef, tout le plaisir de Biquefort Ă©tait d’aider les enfants Ă  progresser. Iln’avait qu’une seule rĂšgle : il ne voulait pas entendre parler des parents.Zef imitait la grosse voix de Biquefort : « Des parents, j’en ai trop vu dansma vie. Si j’en vois un seul, j’en fais du pĂątĂ©. » Les parents Claractremblaient en entendant ces mots. Zef savait dĂ©jĂ  impressionner sonpublic.

Beaucoup de candidats voulurent confier leurs enfants aux dimanchesde Biquefort. Mais les trois garçons expliquaient à regret que le vieilhomme ne prenait plus de nouveaux élÚves.

Arrivés à Saïpur chaque dimanche, à neuf heures, Clarac et Bluedonnaient leurs cahiers à Sim, qui, en une petite heure à peine, faisait surses genoux les devoirs des trois.

Il n’y avait jamais eu dans l’arbre le moindre professeur Biquefort.

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À dix heures, le travail Ă©tait achevĂ©. La journĂ©e leur appartenait.Clarac rĂȘvassait, Blue jouait avec son boomerang, et Sim observait le

monde, progressant pas Ă  pas sur ses dossiers en cours.Parfois, El Blue emmenait ses deux amis regarder les oiseaux

gigantesques qui dĂ©voraient les fruits du gui. Sim et Zef se tenaient Ă distance. Sim dĂ©couvrit la fauvette Ă  cette occasion. Cet oiseau a sur latĂȘte une tache noire qui ressemble Ă  un bĂ©ret.

C’est donc pendant les dimanches de Biquefort que Sim Ă©crivit, Ă  l’ñgede neuf ans et demi, un petit texte illustrĂ© sur la fauvette Ă  bĂ©ret. Ilconserva toujours ce premier ouvrage, et adopta Ă  jamais le bĂ©ret commecouvre-chef.

Les fauvettes, beaucoup plus petites que les grives, n’avalaient jamaisles fruits sur place. Elles les prenaient dans leur bec et disparaissaient.Tout le travail de Sim consista Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  ce que les fauvettes faisaientdes fruits qu’elles emportaient.

Ainsi comprendrait-il peut-ĂȘtre le mystĂšre de la famille Astona
Il lui fallut plusieurs dimanches pour oser s’approcher d’une de ces

grosses sphĂšres blanches et prendre les mesures indispensables.AprĂšs bien des calculs, une conclusion s’imposa. La fauvette Ă  bĂ©ret

aurait Ă©tĂ© incapable de manger le fruit en entier. La taille du bec nepermettait pas d’avaler la partie dure du fruit, ce noyau allongĂ© qui Ă©tait aucentre, enveloppĂ© de chair tendre. Cette constatation fit beaucoup rĂ©flĂ©chirle chercheur en herbe.

À l’époque, dĂ©jĂ , l’obsession de Sim Ă©tait de savoir s’il y avait une vieen dehors de l’arbre. Or, pour grignoter habilement le fruit sans avaler lenoyau, il fallait que la fauvette se pose. Et puisque Sim ne voyait jamaisde fauvettes perchĂ©es dans l’arbre, oĂč se posaient-elles ?

C’est durant les dimanches de Biquefort que Sim mit en place sa thĂ©oriedu perchoir. Comme il n’osait pas encore dire qu’il y avait peut-ĂȘtred’autres arbres, il parlait de perchoirs.

En conclusion de son livre sur la fauvette Ă  bĂ©ret, il disait que, quelquepart dans l’univers, en dehors de l’arbre, il existait d’autres perchoirs.« Qui sait Ă  quoi ils ressemblent ? Ce sont d’autres territoires, oĂč lesfauvettes se posent, raclent les baies du gui, et abandonnent lesnoyaux
 »

Deux ans plus tard, au creux de l’hiver, la boule de gui de SaĂŻpur tomba.C’était un 31 dĂ©cembre Ă  minuit. On dĂ©cida alors, face au danger, de

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couper toutes les autres boules de gui de l’arbre. Seule demeura Tomblequi fut amĂ©nagĂ©e en prison.

Le dimanche suivant, quand El Blue, Zef Clarac et Sim LolnessdĂ©couvrirent que leur petit monde s’était Ă©vanoui, ils rentrĂšrent enpleurant chez eux et annoncĂšrent partout que le professeur Biquefort Ă©taitmort.

Tobie n’avait jamais lu l’étude de son pĂšre sur la fauvette Ă  bĂ©ret. Sibien qu’en s’embarquant dans le bec, accrochĂ© au noyau de la baie, il sepensait promis Ă  la mort. Et c’était un soulagement.

Le fruit du gui est une baie blanche. Mais c’est une baie vitrĂ©e. De touscĂŽtĂ©s la lumiĂšre jaillit. Le spectacle aĂ©rien que Tobie dĂ©couvrit devait ĂȘtrel’antichambre du ciel. Ce fut pour lui une expĂ©rience limite, une visionnouvelle du monde. Tout Ă  coup, au cƓur de cette baie vitrĂ©e, il voyait lavie de plus haut. Et tout lui paraissait plus ample, plus lumineux.

Il y avait, au-dessus, la puretĂ© violette du ciel, traversĂ©e de nuages bleunuit. Et en dessous, un monde horizontal, sans fin, dont il ne garda qu’unsouvenir en vert et brun, une sorte de rĂȘve d’immensitĂ©.

Comme si l’arbre Ă©tait posĂ© sur un autre arbre, infiniment plus grand.Tobie serrait le noyau dans ses bras. Autour de lui tournoyait le paysage

au rythme du battement d’ailes de la fauvette. Il se sentait partir, de moinsen moins conscient de son corps. Combien de temps dura ce vol ? Peut-ĂȘtre une Ă©ternitĂ©. Il s’acheva par quelques boucles virevoltantes oĂč Tobieperdit entiĂšrement la notion des choses.


 Une chanson.Une petite chanson sans paroles.Cinq ou six notes qui revenaient, chantĂ©es par une femme.Et puis la chaleur. Un bain de chaleur et d’humiditĂ©.Tobie ouvrit les yeux.À quelques pas, un peu plus loin, il y avait une femme en train de

recoudre une chemise. Tobie reconnut sa chemise de toile. Il était torse nudans la boue. Il essaya de prendre appui sur ses mains pour se redresser,mais ses poignets étaient attachés ensemble. Ses chevilles ne répondaientpas non plus.

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Il appela.La femme arrĂȘta sa chanson et tourna la tĂȘte vers lui. Le visage de cette

femme fit tressaillir Tobie. Elle avait des traits étranges et familiers à lafois. Elle sourit paisiblement. Puis, baissant les yeux, elle reprit son petitair répétitif. Tobie laissa ces notes calmer sa peur.

Il regarda autour de lui. Le paysage ne ressemblait Ă  rien qu’ilconnaissait. Une forĂȘt verte, plus haute que toutes les forĂȘts de l’arbre. Cen’était pas un bosquet de mousse, c’était une forĂȘt cent fois plus haute etchaque tige d’herbe effilĂ©e semblait monter jusqu’au ciel. La lumiĂšrecirculait dans cette jungle dont les sommets ondulaient au vent.

Que faisait-il lĂ  ?Il mit au clair ses derniers souvenirs. L’arbre, l’oiseau, le ciel
 C’était

comme un rĂȘve. Et maintenant
 D’un cĂŽtĂ© la douceur de cette voix, del’autre ses mains ficelĂ©es.

On croit ĂȘtre sorti de la vie, une fois pour toutes, mais c’est toujoursaussi compliquĂ©.

Il appela une nouvelle fois :– Qui ĂȘtes-vous ?La femme le regarda. Elle continuait sa chanson. Puis aprĂšs une

derniùre note brùve, elle dit :– Ils vont revenir. Le soleil est mou. Ils reviendront au soleil dur. Je te

garde. Je fais la couture sur ton sac.Tobie Ă©carquilla les yeux.

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– Ce n’est pas mon sac. C’est ma chemise.– Chemise
, rĂ©pĂ©ta la femme en souriant, et elle se reprit Ă  chanter.La femme avait un vĂȘtement bizarre. Elle portait juste une toile courte

d’un rouge vif autour du corps. Elle paraissait assez jeune, mais Tobien’aurait pu dire son Ăąge Ă  dix ans prĂšs. Peut-ĂȘtre qu’elle avait vingt ans.Peut-ĂȘtre le double. Ses yeux se terminaient en fentes sur les tempes. Desyeux allongĂ©s comme une lumiĂšre sous la porte.

La chanson n’était plus la mĂȘme. C’était un air dĂ©chirant. Il n’y avaittoujours pas de paroles. Pourtant, Tobie comprenait chaque note quisemblait vouloir lui rappeler qu’il n’avait pas quittĂ© le monde. Une tellenostalgie ne pouvait exister en dehors de la vie.

Et toute cette vie retomba sur lui. Elle avait le poids d’une vieillearmoire, le goĂ»t amer des punaises Ă©crasĂ©es. La mort de ses parents, latrahison d’Elisha
 Il retrouva le chagrin comme il l’avait laissĂ©. Seslarmes n’avaient pas non plus changĂ© de goĂ»t.

– Alors, je suis en vie
 ? demanda-t-il.La femme ne l’entendit mĂȘme pas. Il se rendormit.

Quand il se rĂ©veilla, il faisait encore grand jour. Un chƓur de cent

personnes murmuraient autour de lui. Il ouvrit les yeux et le silence vint.

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Des hommes, des femmes, des enfants, qui le regardaient,silencieusement. Eux aussi Ă©taient habillĂ©s de teintes lumineuses. Lestissus Ă©taient plus ou moins larges, plus ou moins usĂ©s, mais toujours vifset comme juste sortis de bassines de couleurs. Un petit garçon vĂȘtu d’uneceinture jaune s’était hissĂ© au-dessus du groupe sur une tige d’herbe. Unhomme ĂągĂ© dont la cape descendait jusqu’aux chevilles dit aux autres :

– Ils envoient des soldats avec trùs peu de lin.Tous les visages rayonnaient d’une grande compassion. Ils regardaient

Tobie comme un enfant malade ou condamnĂ©.– Il faut garder notre cƓur dur. L’herbe est fragile. Elle est couchĂ©e par

le vent. Elle brûle sous la neige.Tobie écoutait ces mots incompréhensibles. Il savait seulement, au

regard de tous ces visages penchĂ©s sur lui, qu’on ne lui ferait pas de mal.Ce monde dans lequel il s’était posĂ© semblait ignorer la violence. Lafemme qui rapiéçait sa chemise fredonnait toujours sa douce plainte. Tousces yeux dirigĂ©s vers Tobie le soulevaient presque du sol.

Certains rĂ©pĂ©taient :– Il faut garder notre cƓur dur.Mais ils gardaient leurs regards tendres et leurs paisibles postures.

L’enfant sur son brin d’herbe se laissa lentement glisser jusqu’au sol.Alors le silence revint, et le vieil homme en bleu dit Ă  Tobie :– Tu vas retourner lĂ -bas, Petit Arbre.Tobie sentit ses yeux tourner sur eux-mĂȘmes, sa langue se plaquer au

fond de sa bouche. Quand il retrouva la force de parler, il dit :– Retourner
 ?Comment le destin pouvait-il s’acharner ainsi ?– Oui, Petit Arbre. L’herbe est fragile, et tu dois partir. Ton peuple a

enlevĂ© neuf d’entre nous, cette nuit. Douze autres, Ă  la derniĂšre neige. Unefemme, il y a trois nuits. Ton peuple a tuĂ© une femme qui ramassait un peude bois sur l’écorce du tronc, Ă  la frontiĂšre


Tobie se raidit encore une fois par terre. L’homme continuait :– Si ton peuple ne connaüt que le langage des morts, nous apprendrons

cette langue triste.Tobie tenta de redresser son visage pour hurler :– Mon peuple ! Mon peuple me poursuit, mon peuple a tuĂ© mon pĂšre et

ma mĂšre, mon peuple m’a arrachĂ© mes amis, il m’a couvert de sa haine !Et maintenant, je paye pour lui ?

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Il se contorsionnait dans tous les sens, roulant dans la terre grasse qu’iln’avait jamais sentie ainsi contre lui. Enfin, il retomba, Ă©puisĂ©. Sa voixn’était plus qu’un souffle.

– Tuez-moi. Sinon ils m’auront, comme vous
 Je viens de nulle part.Je n’ai personne. Je veux m’arrĂȘter lĂ . Tuez-moi !

– Tu as le petit Ă©clair dans l’Ɠil, Petit Arbre
 Je sais que tu as souffert,dit l’homme Ă  la cape bleue, la gorge nouĂ©e.

Une brume de tristesse couvrait tous les visages. L’éclair dans l’Ɠil,cette trace infime sur la prunelle, Ă©tait le signe de ceux qui avaient perduleurs parents. Seul ce peuple sauvage savait dĂ©celer cette cicatrice duchagrin.

En moins d’un instant, ils se volatilisĂšrent dans la forĂȘt d’herbe verte.Tobie resta seul. Il ne bougeait pas. Il Ă©tait couvert de boue. Dans

l’arbre, la terre Ă©tait une poudre rare qu’apportait le vent. On la recueillaitdans les creux d’écorce. On en faisait des petits jardins, ou des teintures.Mais ici
 OĂč donc pouvait-il se trouver, pour qu’il y ait toute cette terreautour de lui ?

Tobie entendit un petit sifflement, et un bruissement sur le cĂŽtĂ©. Le petitgarçon habillĂ© d’une bande de tissu jaune apparut entre deux tiges. Ils’approcha de Tobie qui lui demanda, les yeux mi-clos :

– OĂč on est ? Dis-moi oĂč on est dans l’arbre
 Pourquoi ils parlent d’unĂ©clair dans l’Ɠil ?

Le petit garçon ne rĂ©pondit pas. Il se pencha au-dessus de lui. Avec ledoigt, il retira la boue qui entourait les yeux de Tobie. Il devait avoir septans. Il avait un visage lunaire sous des cheveux en broussailles. Unecouche de terre lui faisait comme des chaussettes, et tout son corps Ă©taitd’un brun trĂšs clair.

– Tu veux savoir oĂč est ton arbre ? Regarde
TĂȘte de Lune tapa dans ses mains. Une ombre Ă©norme vint sur eux.

Tobie resta envoĂ»tĂ©. Le petit garçon se mit Ă  rire.– Qu’est-ce que c’est ? demanda Tobie.– C’est ton arbre.L’enfant rit de plus belle devant la mine de Tobie, et il le rassura :– C’est l’ombre de l’arbre. Je sais quand elle se pose sur l’herbe, le soir.

Je sens, juste avant, un soupir froid derriùre mes oreilles.– L’ombre de l’arbre ?

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Dans ce monde oĂč l’oiseau l’avait dĂ©posĂ©, l’arbre n’était qu’une ombrequi se posait sur l’herbe, avant la nuit. L’arbre n’était qu’une planĂštelointaine qui Ă©clipsait le soleil vers le couchant. Quand on s’en approchaittrop, pour ramasser un peu de bois ou chasser les termites, on risquaitd’ĂȘtre emportĂ©.

L’arbre Ă©tait une planĂšte interdite Ă  ce peuple de l’herbe. Ils vivaient lĂ ,pacifiques, dans la rigueur de la prairie, dormaient oĂč ils pouvaient, dansdes abris de fortune promis Ă  la destruction aux premiĂšres intempĂ©ries.Oui, l’herbe Ă©tait fragile, couchĂ©e par les tempĂȘtes, brĂ»lĂ©e par la neige,noyĂ©e par les pluies.

C’était un peuple nomade, tout juste tolĂ©rĂ© par cette forĂȘt d’herbe quilui menait la vie dure. Si ceux de l’arbre se mettaient Ă  les assassiner, ceserait la fin de ce modeste Ă©quilibre.

En regardant son petit compagnon, dont la peau brune Ă©tait couverted’une fine pellicule de boue craquelĂ©e, Tobie comprit pourquoi, dansl’arbre, on les nommait : les PelĂ©s.

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26

La derniĂšre marche

Quand on vint le prendre, au coucher du soleil, pour l’emmener, Tobien’en voulut à personne.

Le petit garçon ne l’avait pas quittĂ©. Ils Ă©taient restĂ©s allongĂ©s, cĂŽte Ă cĂŽte, tous les deux. TĂȘte de Lune chantait, bouche fermĂ©e, le mĂȘme genred’air que la femme pelĂ©e. Il frottait deux filaments d’herbe qui lançaientdes sons langoureux, et il battait du pied sur le sol.

Tobie cherchait ce qui le retenait encore Ă  la vie.Ses parents, ses Basses-Branches, Elisha, LĂ©o Blue, ou Nils Amen, tous

l’avaient abandonnĂ©. Il n’y avait pas un seul ĂȘtre vivant qui se souciaitencore de lui. Tobie n’attendait plus rien de rien ni de personne.

L’homme qui s’approcha n’était pas particuliĂšrement costaud enapparence. C’était un jeune homme fin avec des yeux paisibles. Il observaTobie qui gisait dans la poussiĂšre. Puis, se penchant vers lui, il le souleva Ă bout de bras et le jeta comme un gigotin de grillon dans une hotte de toilequ’il portait sur le dos.

Tobie comprit pourquoi la femme avait pris sa chemise pour un sac. LesPelĂ©s n’avaient jamais vu de chemises, mais ils Ă©taient Ă©quipĂ©s de sacs Ă dos avec des manches longues qui rĂ©partissaient la charge sur les Ă©pauleset les bras.

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L’homme fit un signe d’adieu Ă  TĂȘte de Lune, et se mit en marche. Tobiesavait qu’il partait pour son dernier voyage.

Ils avancĂšrent ainsi longtemps dans la forĂȘt de plus en plus sombre. Leporteur avait un pas rĂ©gulier, on ne l’entendait pas respirer. Tobie, pliĂ© endeux dans son sac, ne bougeait pas. Par une dĂ©chirure, il avait remarquĂ©, Ă quelques pas derriĂšre eux, le petit garçon Ă  la tĂȘte de lune qui les suivaitdiscrĂštement. Parfois, le porteur se retournait et criait Ă  l’enfant :

– Va dans ton Ă©pi, Brin de Lin ! Garde-toi des grenouilles !Épi. Grenouille. Toujours cette langue Ă©trange. Peut-ĂȘtre que TĂȘte de

Lune ne comprenait pas mieux que Tobie, car chaque fois, aprĂšs quelquesminutes, il rĂ©apparaissait derriĂšre eux, entre des lianes, au dĂ©tour d’unbosquet d’herbe.

– Laisse-nous, Brin de Lin ! Va voir ta sƓur. Elle va te faire descrĂȘpes


Tobie sursauta dans son sac. Des crĂȘpes. Il ne pouvait s’empĂȘcher depenser Ă  Elisha. Il essuya son Ɠil sur la toile rugueuse. Le souvenir dumiel fondu mouilla sa langue. Non, il ne connaĂźtrait plus le goĂ»t dubonheur.

Le terrain descendait en pente douce. Tobie remarqua que coulaitpartout une fine couche d’eau. L’homme avait allumĂ© une lanterne. LaforĂȘt se reflĂ©tait sur le sol inondĂ©. Les herbes paraissaient infinies. Tobiese sentait envahir par le mystĂšre de ce nouveau monde.

Son pĂšre avait raison. L’arbre n’était pas le seul horizon des hommes. Ilexistait aussi cette planĂšte plate couverte de jungle. Et peut-ĂȘtre d’autresmondes, ailleurs. Ou dans les Ă©toiles.

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Tobie allait mourir avec ce secret.Désormais il ne se défendrait plus. Il ne voulait plus se battre.Il se laissait porter dans un sac, ballotté comme une poupée habillée de

boue. Il ne résistait plus. Il était déjà parti. Il avait franchi toutes leslimites de la vie.

Parfois, par mĂ©garde, il laissait un souvenir l’envahir. La voix de samĂšre, le craquement des bourgeons au printemps, le visage des sƓursAsseldor, les mains de son pĂšre sur l’arriĂšre de son cou


Ou son dernier jour avec Elisha.

C’était la veille du pique-nique de Bernique Alzan. Une journĂ©e deprintemps, transparente et tiĂšde. Ils Ă©taient au sommet de la falaise du lac.LĂ -haut, la mousse s’avançait jusqu’au vide. Tobie et Elisha avaientgrimpĂ© dans les frondaisons de mousse verte et y restaient perchĂ©s.

Ce matin-lĂ , le miroir du lac Ă©tait troublĂ© par deux puces d’eau quisemblaient faire un ballet amoureux. L’une prenait le large, boudeuse.L’autre, lentement, l’air de rien, s’en approchait en dessinant des bouclessur l’eau. Parfois, elle plongeait, et rĂ©apparaissait plus loin en s’ébrouant.La premiĂšre lui rĂ©pondait enfin par un mouvement des pattes, quiressemblait Ă  un battement de cils. Et le numĂ©ro de charme recommençait.

Tobie et Elisha observaient en souriant, perchés sur leur bosquet demousse.

– Ça me manquera, dit Tobie.Elisha sursauta. Elle braqua son regard sur Tobie.– Quand ?Tobie comprit qu’il n’aurait pas dĂ» ouvrir la bouche.– Quand, ça te manquera ? rĂ©pĂ©ta-t-elle.– Si
 je fais sortir mes parents, dit-il, il faudra peut-ĂȘtre que l’on parte

trùs loin pour un temps
– Pour un temps ! grogna Elisha. Et je me lùve chaque matin pour ça :

prĂ©parer ton dĂ©part ! Merci, Tobie
Elle dĂ©tourna brutalement le regard. Tobie essayait de s’expliquer :– Comprends-moi. Je ne vais pas rester dans une caverne avec mes

parents pendant dix ans ! Il faut vivre !– Mais pars, s’il faut que tu sois loin pour commencer à vivre
 Pars !

Personne ne te retient.

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Elle cacha le bas de son visage dans son col. Ses yeux fixaient unhorizon imaginaire. Elle avait le regard des jours tristes, le masquesauvage d’Elisha. Tobie laissa couler un silence qui fit monter entre eux untorrent infranchissable.

– Si je pars, je reviendrai. Je te le jure. Je reviendrai, et
Il s’arrĂȘta.– Et ? demanda Elisha d’une voix indiffĂ©rente.– Et je te retrouverai.– Qu’est-ce que ça te fait ? lança-t-elle comme elle lui aurait jetĂ© un

bĂąton.Nouveau silence. Tobie sentait une boule monter de son estomac.– Ce que ça me fait ? Tu veux savoir ?Mais il ne put en dire plus. La boule s’était coincĂ©e dans sa gorge.

Elisha comprit ce qu’elle avait provoquĂ©, mais elle avait trop mal pourrevenir en arriĂšre. Elle aurait voulu demander pardon, dire seulement satristesse. Mais elle s’entendit balbutier :

– J’ai pas eu beaucoup d’amis, tu sais : un seul, en te comptant
Et elle se laissa dĂ©gringoler jusqu’au pied de la mousse. Tobie la suivit.La regardant bondir devant lui, comme tant de fois Ă  travers l’arbre,

Tobie sentit entre eux quelque chose de nouveau. Un lien inconnu quiprĂ©cipitait sa respiration et mettait son cƓur Ă  la course.

Elle dĂ©talait sur l’écorce, ne se retournant jamais, s’élançant au-dessusdes crevasses. Tobie, derriĂšre elle, fendait l’air. Et cet air aussi avait unedensitĂ© diffĂ©rente. Ils se jetaient tous les deux dans la pente sans rienretenir de leur Ă©lan. Le lac grandissait sous leurs yeux. Leurs pieds nusfaisaient voler derriĂšre eux la poudre de lichen.

Ils arrivĂšrent sur la plage, pantelants, suffocants. Debout, pliĂ©s en deux,les mains sur les genoux, ils se regardĂšrent enfin, cherchant Ă  retrouverleur souffle. Leurs yeux ne se quittaient pas. Ils ne disaient rien. Ilslaissaient se tendre ce fil prĂ©cieux qu’ils venaient de surprendre. Leur tĂȘtetournait un peu. L’air semblait trop riche, comme un fumet de soupe. Ils seretrouvĂšrent dos contre dos, s’appuyant l’un sur l’autre pour rechercherleur Ă©quilibre. Leurs bras ballants se touchaient.

Alors, de l’autre cĂŽtĂ© du lac, ils aperçurent Isha qui faisait des grandsgestes en les appelant. Mais ils restĂšrent encore quelques secondes dos Ă dos.

– Moi aussi, dit seulement Tobie.

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Il ne rĂ©pondait Ă  rien. Elisha n’avait pas prononcĂ© une parole. Mais cesdeux mots ne surprirent aucun des deux. Ils scellaient simplement un pactesilencieux.

Elle dit Ă  son tour :– Moi aussi.Elisha s’échappa la premiĂšre.

Au fond de son sac, Tobie Ă©crasa une nouvelle larme contre la toile de

lin.Ils parvenaient dans une forĂȘt moins dense. Le clapotis de chaque pas du

porteur s’accompagnait d’une vaguelette qui venait se briser sur la basedes grosses herbes. Tobie scrutait la pĂ©nombre Ă  travers la fente du sac. Illui semblait parfois surprendre des regards jaillissant dans la nuit. TĂȘte deLune ne suivait plus.

Encore un que Tobie ne reverrait jamais. C’était la loi de sa vie : lesgens qu’il aimait s’évaporaient, et il n’en restait plus qu’une poussiĂšred’or qui lui piquait les yeux.

La nuit s’était emparĂ©e de la forĂȘt. C’était une nuit diffĂ©rente de celle del’arbre, une nuit grouillante de bruits et de reflets mystĂ©rieux, une nuitchaude. Ils s’enfoncĂšrent ainsi pendant un temps impossible Ă  mesurer.L’eau devenait plus profonde. Le porteur en avait jusqu’à la taille. Ilpoussait devant lui un flotteur sur lequel vacillait sa lanterne.

– Aaaaaaaaaahhhhh !Une Ă©norme masse tomba du ciel devant eux, provoquant une vague

vertigineuse.Hurlant d’épouvante, le porteur jeta le sac Ă  quelques pas de lui et

rĂ©ussit Ă  s’accrocher Ă  une herbe. Le sac oĂč se trouvait Tobie flottait. Lavague le secoua dans tous les sens, mais il restait en surface. Un derniermouvement de l’eau le coinça entre deux racines d’herbe.

Reprenant conscience, les mains et les pieds toujours ficelĂ©s, Tobieparvint Ă  entrouvrir avec le nez la dĂ©chirure du sac. Il dĂ©couvrit commedans un rĂȘve ce qui Ă©tait tombĂ© du ciel.

C’était une masse animĂ©e dont il aperçut d’abord l’ombre projetĂ©e surla futaie : une sorte de monstre ramassĂ© sur lui-mĂȘme avec deux grossespattes cassĂ©es en deux. Il voyait maintenant les yeux impĂ©nĂ©trables de labĂȘte qui fixaient le porteur. Celui-ci, courageux, ne fuyait pas. La peau du

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monstre Ă©tait brillante et granuleuse. Il mesurait peut-ĂȘtre cinquante foisla taille d’un scarabĂ©e ou d’une limace.

L’horreur ne dura qu’un instant. Le monstre projeta une languedĂ©mesurĂ©e, qui happa le pauvre porteur. On n’entendit plus qu’un grandcri.

Et le PelĂ© disparut en gesticulant, bras et jambes Ă©cartĂ©s, dans la bouchelarge comme un tunnel. Tobie croisa une derniĂšre fois le regard brĂ»lant del’homme.

Au fond de son sac, Tobie jura qu’il ne dĂ©sirerait plus jamais la mort.La grenouille, car c’en Ă©tait une, fit un petit bond vers Tobie et regarda

assez longuement cette poche de toile trempĂ©e. Les yeux globuleuxvenaient presque toucher l’ouverture du sac. Tobie ne bougeait pas d’uncil. Parfois il voyait poindre un bout de langue gluante entre les mĂąchoiresvertes. L’animal produisit un raclement de gorge qui ressemblait autonnerre. Tobie tressaillit, et ce lĂ©ger mouvement accompagnĂ© d’un retourde vague suffit Ă  inonder le sac qui, trĂšs lentement, s’enfonça dans l’eau.

Abandonnant sa proie Ă  regret, la terrible bĂȘte poussa encore une foisson cri de guerre et s’envola.

Tobie avait disparu sous la surface de l’eau.

C’était peut-ĂȘtre la cinquiĂšme fois que Tobie croyait mourir, mais, cettefois, c’était sĂ»rement la bonne.

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Un enfant pieds et mains liĂ©s, enfermĂ© dans un sac, que l’on laissecouler dans l’eau au fond d’une forĂȘt, en ayant pris soin de faire dĂ©vorerson seul accompagnateur par une grenouille, n’a pas de grandes chances des’en sortir.

Tobie, entiÚrement immergé, dans le noir total, incapable de respirer,continuait pourtant à compter chaque seconde, comme si tout pouvaitencore arriver.

Voici que, comme par hasard, il n’avait plus envie de mourir.C’est toujours ainsi quand c’est trop tard.Il faut le savoir.Tobie fut Ă  peine surpris quand il sentit son sac ĂȘtre traĂźnĂ© quelques

secondes, s’élever, puis se vider progressivement comme une outre. Ilavala une grande goulĂ©e d’air pur qui lui envahit les poumons.

Il vit alors une toute petite main venir fouiller le sac et lui chatouiller lementon.

– C’est moi
Tobie connaissait cette voix. Le sac s’ouvrit. Ce qu’il vit lui remplit les

yeux d’une grande douceur. C’était TĂȘte de Lune. Le petit PelĂ© Ă  laceinture jaune les avait suivis pas Ă  pas depuis le dĂ©but.

Aucun autre visage n’aurait pu rassurer autant Tobie. Un enfant. C’étaitsĂ»rement ce qui restait de moins mauvais sous le ciel.

– La grenouille est mĂ©chante, dit-il. Elle a mangĂ© Vidof.Tobie pensa Ă  son pauvre porteur. Il s’appelait donc Vidof. Tobie

demanda :– Il avait une famille ?– Non. Il voulait se marier avec IlaĂŻa.Tobie mesura encore une fois la fragilitĂ© de cette vie dans l’herbe. Il ne

fallait tenir Ă  rien. Le destin des PelĂ©s Ă©tait aussi hasardeux que l’aventuredes grains de pollen. TĂȘte de Lune avait approchĂ© la lampe qui par miraclene s’était pas Ă©teinte sur son flotteur. Il conclut :

– IlaĂŻa va pleurer.En effet, il n’y avait rien d’autre Ă  dire.TĂȘte de Lune avait la peau luisante, toute la boue avait Ă©tĂ© lavĂ©e par

l’eau. On voyait maintenant ses Ă©paules trĂšs blanches. Il enleva les liensde Tobie qui put se dĂ©plier hors du sac.

Tobie se tenait debout, le buste au-dessus de l’eau.Le petit garçon lui dit :

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– Tu peux partir. Attends le matin. Ton arbre est par lĂ .– Et toi ?– Moi, je retourne consoler IlaĂŻa.– Tu n’as pas peur ? Quel Ăąge tu as ?TĂȘte de Lune se fendit d’un quart de sourire.– Si je me fais attraper par un lĂ©zard ou une grenouille, IlaĂŻa pleurera un

peu plus. Alors je vais faire attention.– Qui est IlaĂŻa ? demanda Tobie.– C’est ma grande sƓur.À l’endroit oĂč ils Ă©taient, l’eau allait jusqu’aux hanches de Tobie. Mais

TĂȘte de Lune en avait au moins jusqu’aux Ă©paules. C’était un miracle quele petit garçon ait pu arriver jusque-lĂ .

– Pourquoi tu nous as suivis ? demanda Tobie.– Je sais pas. J’ai pas pensĂ©.Et il s’éloigna en disant :– Adieu, Petit Arbre.

Tobie fit un pas dans la direction que lui avait indiquĂ©e TĂȘte de Lune. Il

poussa la lampe devant lui, mais, aussitĂŽt, elle grĂ©silla et s’éteignit. Lanuit Ă©tait rigoureusement noire.

À nouveau, Tobie croyait voir des yeux clignoter dans l’obscuritĂ©.Jamais il n’avait ressenti une telle solitude.

Un long moment passa.Des bruits humides glissaient sur la forĂȘt d’herbes.– J’ai peur.La voix avait surgi tout contre lui. C’était TĂȘte de Lune. Et cette peur si

naturelle d’un petit garçon fit s’envoler toutes les angoisses de Tobie. Ilreçut une immense force de la petite main froide qui se blottit dans lasienne.

Tobie n’avait jamais Ă©tĂ© le grand frĂšre de personne. Il le devint un peu Ă ce moment-lĂ . Il se sentait responsable de cet enfant. Il ne lĂącherait pascette main tant qu’elle ne serait pas accrochĂ©e au cou d’une sƓur ou d’unemĂšre.

Cette simple responsabilitĂ© redonnait une direction Ă  la vie de TobieLolness. Il n’était plus ce petit bout de tartine flottant dans un jus d’écorcenoir, malmenĂ© par la vie.

– N’aie pas peur, je te ramùne chez toi.

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Il fit grimper l’enfant sur ses Ă©paules et s’enfonça dans le marais.

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27

Une autre vie

La flĂšche se planta dans le lĂ©zard, exactement dans la zone pĂąle de lagorge, lĂ  oĂč la cuirasse est plus tendre. Un garçon de dix ans surgit sansattendre la derniĂšre contorsion de l’animal. Il brandissait une longuesarbacane.

Il regarda le lĂ©zard s’effondrer dĂ©finitivement. C’était un minusculelĂ©zard, mais il y avait de quoi nourrir une famille pendant un hiver.

L’enfant contempla l’animal avec fiertĂ©. AprĂšs une telle prise, il allaitpouvoir se choisir un nom. On ne l’appellerait plus Brin de Lin, il lesavait.

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La largeur de la toile du vĂȘtement Ă©tait Ă  la mesure de l’ñge. Les petitsenfants vivaient tout nus, puis on leur mettait autour de la taille une petitebande de lin, on les appelait alors Brin de Lin, et chaque annĂ©e on retissaitquelques nouvelles rangĂ©es. On disait d’une jeune fille « elle a peu delin », et d’un vieillard, « il porte sur lui un champ de lin blanc ». À quinzeans, le vĂȘtement couvrait depuis les cuisses jusqu’à la poitrine. À la fin dela vie, une derniĂšre rangĂ©e de tissu transformait la robe en linceul.

Un peu aprùs l’ñge de dix ans, à la suite d’un acte de bravoure, lesenfants se choisissaient un nom.

Le jeune chasseur savait dĂ©jĂ  celui qu’il allait prendre. Il voulaits’appeler TĂȘte de Lune.

Il se mit Ă  courir entre les herbes jaunes. La terre diffusait une vraiechaleur d’aoĂ»t. D’une minute Ă  l’autre, un campagnol pouvait surgir ets’emparer du lĂ©zard. Il devait appeler du renfort pour dĂ©biter la bĂȘte etmettre la belle chair rouge en rĂ©serve pour l’hiver.

AprĂšs dix minutes de course, il parvint Ă  une tige qu’il escaladafacilement. Tout en haut s’élevait l’épi oĂč sa sƓur et lui avaient pris leursquartiers d’étĂ©. Un grain avait Ă©tĂ© roulĂ© et basculĂ© par-dessus bord pourlaisser une chambre arrondie qui sentait le bon pain.

– IlaĂŻa ! J’en ai eu un !IlaĂŻa ouvrit un Ɠil. C’était l’heure de la sieste. Elle dormait par terre

dans la lumiĂšre jaune, avec seulement un oreiller de farine. Elle avait descheveux trĂšs longs qui formaient autour d’elle des faisceaux sombresparsemĂ©s d’une poudre dorĂ©e.

– Qu’est-ce qu’il y a, Brin de Lin ?

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Le petit garçon s’arrĂȘta net.– Ne m’appelle plus jamais comme ça.Elle sourit en s’étirant.– Qu’est-ce qui se passe ?– J’ai eu un lĂ©zard.Elle sourit encore une fois. TĂȘte de Lune aimait ce sourire qui n’était

revenu que depuis quelques mois seulement sur les lĂšvres de sa sƓur. IlaĂŻaavait connu un grand malheur deux ans auparavant. Elle Ă©tait fiancĂ©e Ă  ungarçon qui s’appelait Vidof. Il Ă©tait mort dans des circonstances tragiques.Pendant des mois, deux annĂ©es en tout, elle avait paru inconsolable.Depuis peu, elle se mettait Ă  revivre.

– Je vais demander de l’aide, dit TĂȘte de Lune en grimpant tout en hautde l’épi.

Il entendit la voix d’IlaĂŻa qui criait :– Comment tu vas t’appeler, Brin de Lin ? Hein ? Comment ?Parvenu au sommet de l’épi, il hurla :– Je m’appelle TĂȘte de Luuuuunnne !Il Ă©tait Ă  la hauteur des cimes d’herbe, et l’immense prairie couleur d’or

s’étendait de tous cĂŽtĂ©s avec, au loin, l’ombre dense de l’arbre. UnĂ©blouissement. Les hautes tiges se balançaient lentement et crĂ©aientcomme des courants qui traversaient la prairie. L’étĂ© offrait l’unique bellesaison de l’annĂ©e. Seuls les orages pouvaient gĂącher cette pĂ©riode bĂ©nie etla transformer en enfer.

– Qu’est-ce qui se passe ?L’appel venait d’un Ă©pi voisin oĂč quelqu’un avait entendu son cri

sauvage.– Ah ! C’est toi, Brin de Lin ?– Je m’appelle TĂȘte de Lune ! J’ai besoin d’aide prĂšs du chardon. J’ai eu

un lĂ©zard.L’autre, sur son Ă©pi, poussa un cri dans une autre direction. Ainsi fut

relayĂ©e la nouvelle, d’épi en Ă©pi. Quelques minutes plus tard, ils Ă©taientnombreux autour de la dĂ©pouille du lĂ©zard, Ă  dĂ©couper chacun sonmorceau de viande fraĂźche.

La chasse au lĂ©zard Ă©tait rare. MĂȘme si la viande de ce dangereux reptileĂ©tait un dĂ©lice, le lĂ©zard avait le mĂ©rite de protĂ©ger des moustiques en lesĂ©liminant par dizaines.

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Le moustique reprĂ©sentait une menace plus pernicieuse que le lĂ©zard.L’expression « il n’y a pas de lĂ©zard » signifiait surtout : « s’il-n’y-a-pas-de-lĂ©zard-c’est-qu’il-n’y-a-pas-de-moustique-donc-la-vie-est-belle ».Ainsi ne chassait-on le lĂ©zard que quatre jours par an, autour du 15 aoĂ»t.

– Jolie prise, Brin de Lin
 Bravo.– Je ne m’appelle plus Brin de Lin. Je m’appelle TĂȘte de Lune.TĂȘte de Lune tournait autour de son trophĂ©e. Il cherchait quelqu’un.– Tu cherches qui, Brin de Lin ?– Je m’appelle TĂȘte de Lune ! Mettez-vous ça dans la tĂȘte.Celui qu’il voulait trouver n’était pas lĂ . Il aurait pourtant aimĂ© partager

cette joie avec lui. Il s’approcha d’un garçon plus vieux que lui, et lança :– Toi, Aro, apporte ma part de viande dans l’épi, et confie-la Ă  ma sƓur,

Ilaïa. J’ai une chose urgente à faire.Aro essaya de ne pas rire, mais il s’attendrissait de ce brusque

changement dans le ton de Brin de Lin. La veille encore, ce n’était qu’unpetit garçon. Maintenant, il semblait lui donner des ordres et s’inventaitdes affaires urgentes.

– À tes ordres, Brin de Lin.TĂȘte de Lune soupira :– Je ne m’appelle plus Brin de Lin
Il disparut derriĂšre le chardon en maugrĂ©ant.Il ne lui fallut pas longtemps pour arriver au pied d’une touffe de

roseaux secs. Les roseaux Ă©taient formĂ©s de longues feuilles roulĂ©es surelles-mĂȘmes. DĂšs le mois de septembre, ils baignaient dans l’eau etattiraient les moustiques, mais par ce beau mois d’aoĂ»t, ces faisceauxressemblaient Ă  de longues tours qui auraient pu encadrer un palais deverdure. Quelqu’un y avait d’ailleurs Ă©lu domicile, celui que justement


Une flĂšche frĂŽla TĂȘte de Lune et vint traverser le petit ruban de lin quidĂ©passait de son vĂȘtement. La pointe acheva sa course dans le roseau oĂčelle se planta profondĂ©ment. L’enfant se retrouva Ă©pinglĂ© Ă  cet Ă©normepoteau. Il tenta de se dĂ©tacher de la flĂšche mais n’y parvint pas. Le linĂ©tait tissĂ© pour durer toute une vie.

D’oĂč venait cette flĂšche ? TĂȘte de Lune finit par s’avouer que le seulmoyen de s’en sortir Ă©tait d’abandonner son habit et de filer tout nu. Maisça, il n’en Ă©tait pas question ! Il n’était plus un Brin de Lin !

Il tendit l’oreille.

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Le bruit venait d’un petit tas d’herbe sĂšche, un peu plus bas.C’était un coassement grave.TerrifiĂ©, TĂȘte de Lune tourbillonna sur lui-mĂȘme, se dĂ©gagea

entiĂšrement du tissu jaune qui l’habillait, et s’enfuit dans la directionopposĂ©e.

Il entendit alors un grand Ă©clat de rire. Se retournant, il dĂ©couvrit unjeune garçon d’au moins quinze ans, pas trĂšs grand, mais les jambes biencampĂ©es sur la terre et les Ă©paules dĂ©jĂ  solides. Il tenait une sarbacane pluslongue que lui.

TĂȘte de Lune plongea sous la paille pour se cacher, en criant :– C’est toi qui as fait ça ? Petit Arbre !

Tobie n’avait pas vraiment changĂ©. Mais deux annĂ©es avec le peuple des

herbes laissaient forcément une trace dans le regard.Il paraissait plus sauvage.

Quand il Ă©tait revenu avec Brin de Lin sur ses Ă©paules, tout le monde

avait Ă©tĂ© touchĂ© par le courage de ce garçon qui allait au-devant de ceuxqui l’avaient condamnĂ©. Il avait racontĂ© la mort de Vidof et provoquĂ© lafulgurante peine d’IlaĂŻa. Elle lui avait jetĂ© des poignĂ©es de boue, puis elleavait voulu en manger.

– Tu l’as tuĂ© ! Tu l’as tuĂ© !Elle enfouissait ses poings noirs dans sa propre bouche. On se mit Ă 

quatre pour la tenir.

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TĂȘte de Lune expliqua Ă  sa sƓur que Tobie n’y Ă©tait pour rien. Maispersonne ne pouvait contenir le chagrin et la rancƓur de la jeune fille. Elleportait un masque de haine.

Le courage de Tobie, son Ă©motion devant IlaĂŻa prouvaient qu’il n’étaitpas un ennemi comme les autres. Mais les PelĂ©s, une nouvelle fois,dĂ©cidĂšrent de le reconduire dans l’arbre. Trop de malheurs Ă©taientdescendus de cette planĂšte verte. Tout ce qui venait de l’arbre devait yretourner.

Tobie entendit ce nouveau verdict sans y croire.L’expĂ©dition partit dĂšs le lendemain. Cette fois-ci, Tobie Ă©tait

accompagnĂ© par deux hommes. Ils le portaient roulĂ© dans un hamacsuspendu Ă  une perche qu’ils se calaient sur l’épaule. Le troisiĂšme matin,les deux PelĂ©s rĂ©alisĂšrent qu’ils transportaient une toile remplie d’unmannequin de terre.

Tobie leur avait encore une fois Ă©chappĂ©.Ils repartirent vers chez eux pour annoncer que Petit Arbre s’était enfui.

Mais ils le retrouvĂšrent assis Ă  cĂŽtĂ© de TĂȘte de Lune, devant une assemblĂ©eperplexe. Tobie Ă©tait arrivĂ© avant eux.

Comment se dĂ©barrasser de ce feu follet ?– Tu dois retourner chez toi.– Tuez-moi plutĂŽt. Je n’ai pas de chez-moi.

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La foule des PelĂ©s ronronnait Ă  chaque rĂ©ponse de Tobie. Ce petit parlaitcomme l’un des leurs. Il semblait nĂ© dans les herbes.

Pour la troisiùme fois, on trouva des volontaires qui voulurent bienl’accompagner jusqu’à la grande frontiùre.

Le matin du dĂ©part, avant mĂȘme le lever du jour, une fine pluie tombaitsur la prairie. Tobie, attachĂ© en hauteur Ă  un fuseau d’herbe, regardait lesPelĂ©s sortir de leurs abris pour s’exposer Ă  l’eau pure dans la nuit sanslune.

Il voyait la boue dĂ©gouliner sur leur peau.Lui-mĂȘme, suspendu en l’air, jetait la tĂȘte en arriĂšre pour recevoir les

gouttes de pluie. Une goutte plus grosse que les autres tomba sur lui et lelava en un instant.

Alors, tous les PelĂ©s qui se trouvaient alentour se tournĂšrent vers lui.Tobie dĂ©cela dans leurs yeux Ă©carquillĂ©s un reflet bleu. Des enfantss’approchĂšrent les premiers sous la pluie battante. Puis, tout le peuple serassembla sous lui.

Ils fixaient le dessous de ses pieds.Tobie découvrit sur la plante de ses pieds le mince filet lumineux qui

dĂ©gageait une couleur bleue. C’était la ligne dessinĂ©e par Elisha Ă  l’encrede chenille avant son dĂ©part. Une fois lavĂ©e Ă  l’eau de pluie, cette ligneluisait dans la nuit, comme le dessous des pieds d’Elisha.

On dĂ©tacha Tobie de sa tige d’herbe. Il ne comprenait rien.– Reste. Fais ce que tu veux. Tu as le signe.VoilĂ  ce qu’on lui dit avant de l’abandonner, libre, sous la pluie. La

foule se dispersait dans un halo bleutĂ©.Sous leurs pieds lavĂ©s par la pluie Ă©tait apparu le mĂȘme trait d’encre

lumineuse.

Tobie, incrĂ©dule, se traĂźna ce matin-lĂ  jusqu’au petit bosquet de roseaux.Il y passa les premiers mois, sans autres visites que celles de TĂȘte de Lunequi venait Ă  l’insu de sa sƓur.

– Elle ne veut pas que je m’occupe de toi. Elle est trop triste.– ObĂ©is-lui. Ne viens plus me voir.Mais TĂȘte de Lune alla chaque jour rendre visite Ă  Tobie. Lentement, le

petit lui enseigna en secret comment vivre dans l’herbe. Lentement, TobiedĂ©couvrit la duretĂ© de cette vie.

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Il fut d’abord tenu Ă  l’écart. La communautĂ© craignait ce garçon apparude nulle part mais qui portait le signe comme l’un des leurs.

Le premier Ă©tĂ©, Tobie ne se douta pas de ce que pouvait signifier une vieentiĂšre passĂ©e dans l’herbe. Le temps Ă©tait doux et sec, les conditionsidĂ©ales. Il apprit auprĂšs de TĂȘte de Lune Ă  chasser avec une sarbacane. Ileut toujours de quoi manger, et amĂ©nagea son abri dans les roseaux. Ilretrouvait la joie d’ĂȘtre libre. C’était la seule joie qui lui restait.

Mais les premiers orages de la fin aoĂ»t le ramenĂšrent Ă  la rĂ©alitĂ©. Toutela prairie fut inondĂ©e. À partir de ce jour et pendant six mois, il ne vit plusBrin de Lin.

Quand arriva l’automne, il avait dĂ©jĂ  dĂ©mĂ©nagĂ© trois fois, pour fuirl’eau, la boue, le vent. Et le pire l’attendait. Les premiĂšres gelĂ©es furentterribles. Puis la neige ne manqua pas.

L’hiver ne fut qu’un interminable combat. MaltraitĂ© par les rigueurs duciel, embourbĂ© dans la terre, Tobie ne pensait plus, ne souffrait plus : ilsurvivait. Par miracle, il avait dĂ©busquĂ© avant la neige un morceau d’unminuscule tubercule qui lui servit de pitance. Il devint un enfant sauvage,petit animal ramassĂ© sur lui, qui affronte l’hiver avec un seul instinct :tenir.

Au premier jour du printemps, quand un groupe de chasseurs pelĂ©s seretrouva nez Ă  nez avec un petit ĂȘtre aux cheveux dĂ©sordonnĂ©s et au regarddur comme la glace, ils ne purent reconnaĂźtre Tobie.

– C’est moi, je suis Petit Arbre.Les chasseurs eurent un mouvement de recul. Le feu follet avait survĂ©cu

à l’enfer.

Les gens de l’herbe changĂšrent dĂ©sormais de regard sur Petit Arbre. PeuĂ  peu, ils l’intĂ©grĂšrent Ă  la vie commune. Tobie dĂ©couvrit alors les secretsde survie accumulĂ©s par ce peuple au fil des gĂ©nĂ©rations.

Deux fois, il rencontra IlaĂŻa qui refusa de croiser son regard. Deux fois,elle lui rappela la silhouette butĂ©e d’Elisha. Il chassait ce souvenir commeune fumĂ©e qui l’asphyxiait.

Tobie ne laissait pas Ă  sa mĂ©moire le droit de faire ressurgir le passĂ©. Ilconstruisait sa vie nouvelle sur le vide, sans se douter que ses fondationsfiniraient par s’effondrer sur ce labyrinthe de galeries mal rebouchĂ©es.

Un jour oĂč, dans la grotte du lac, Tobie disait Ă  Elisha qu’il rĂȘvait d’unenouvelle vie, elle lui avait rĂ©pondu :

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– Tu n’as qu’une vie, Tobie. Elle te rejoindra toujours.Tobie tentait de faire mentir cette loi.

Le second hiver fut moins rude. Tobie découvrit la force extraordinaire

de l’unitĂ©. Ce peuple tenait par tous les liens qu’il savait tisser.DĂšs l’étĂ©, ils liaient ensemble les tiges de longues herbes qu’ils

laissaient bien en terre. Cela donnait une touffe rigide comme un donjon,dans laquelle ils se rassemblaient tous aux premiers froids. Le vent, laneige, les torrents de boue ne parvenaient pas à faire s’effondrer cechñteau de paille.

Tobie eut le droit d’occuper un Ă©pi.C’est au cours de cet hiver qu’il rĂ©ussit peu Ă  peu Ă  apprivoiser IlaĂŻa.

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TĂȘte de Lune, qu’on appelait encore Brin de Lin, vit alors sa sƓurretrouver des pommettes plus rouges et des yeux moins hostiles. Elle neparlait pas encore Ă  Tobie, mais elle acceptait de l’écouter, les yeuxbaissĂ©s.

Tobie ne se doutait pas qu’il faisait naĂźtre quelque chose de plus profonddans le cƓur de la jeune PelĂ©e.

Il y a un proverbe pelĂ© qui dit : Ce que l’on sĂšme dans une plaie avantqu’elle ne se ferme donne une fleur captive qui ne meurt jamais.

IlaĂŻa Ă©tait en train de tomber amoureuse. Elle passait lentement d’unehaine passionnĂ©e Ă  une autre forme de passion.

On aurait pu imaginer que ces deux cƓurs, balayant une bonne fois leurpassĂ©, puissent se retrouver et assembler un bonheur nouveau. Mais lecƓur de Tobie Ă©tait prisonnier dans les caves sombres de sa mĂ©moire.

Un Ă©vĂ©nement extraordinaire vint l’en sortir, et replonger Tobie dansl’aventure de sa vraie vie.

Tu n’as qu’une vie, Tobie.

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28

La fiancée du tyran

Un vieil homme arriva chez les PelĂ©s au dĂ©but de l’automne. Il neparlait pas, poussait une barque d’écorce entre les herbes. Il venait del’arbre et avait l’air Ă©puisĂ©.

On chercha à interroger ce Vieil Arbre qui persistait à se taire.Sans le brutaliser, on le mit sous la garde de deux hommes. Les Pelés

avaient encore eu de nombreuses victimes dans leurs rangs, enlevĂ©es pardes milices venues de l’arbre. Tobie avait ainsi perdu deux bonscamarades, Mika et Liev, disparus aux confins du tronc, Ă  la fin duprintemps.

Les Pelés se méfiaient donc de ce Vieil Arbre qui surgissait comme parmagie dans ce climat de guerre.

Tobie Ă©tait absent ce jour-lĂ .Il Ă©tait parti avec TĂȘte de Lune et deux autres chasseurs. Cette fois,

c’était un campagnol qui avait emportĂ© dans son trou deux Brins de Lin etleur mĂšre. Le rongeur s’était emparĂ© d’un Ă©pi tombĂ© Ă  terre dans lequel lafamille Ă©tait au travail. Le pĂšre, restĂ© seul, Ă©tait effondrĂ©. Tobie retrouvafacilement les empreintes du rongeur et dĂ©cida de les suivre.

Au moment du dĂ©part, IlaĂŻa lui dit au revoir comme l’aurait fait unefemme de chasseur, mais Tobie n’y voyait que les adieux d’une sƓur ou

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d’une amie.Seul TĂȘte de Lune se rendait compte des sentiments de sa sƓur pour

Petit Arbre. Le premier concernĂ©, Tobie lui-mĂȘme, ne se doutait de rien oune voulait rien voir d’un malentendu qui pouvait devenir tragique.

Quand elle apprit qu’un homme Ă©tait arrivĂ© de l’arbre, IlaĂŻa eut trĂšspeur. Tout ce qui venait de lĂ -haut pouvait en vouloir Ă  son Petit Arbre et Ă leur bonheur futur. Elle se dĂ©mena pour qu’on chasse le visiteur. Personnene la suivit dans son impatience. Au contraire, les gens de l’herbeattendaient le retour de Tobie qui parviendrait peut-ĂȘtre Ă  faire parler ceVieil Arbre muet.

Cinq jours passĂšrent. IlaĂŻa guettait anxieusement le retour del’expĂ©dition.

Tobie et TĂȘte de Lune revinrent avec la petite famille qu’ils avaient puextraire des griffes du campagnol. On fĂȘta joyeusement leur retour.

Plusieurs fois, quelqu’un essaya de parler Ă  Tobie de l’homme qui Ă©taitarrivĂ©, mais, chaque fois, IlaĂŻa tirait Tobie par le bras, et l’empĂȘchaitd’écouter.

Tobie dormit ensuite une longue nuit dans son épi. Une main le réveillaau milieu du jour suivant.

– C’est toi, Brin de Lin ?– Je m’appelle TĂȘte de Lune ! Est-ce que toi, au moins, tu ne vas pas

m’appeler par mon nom ?– Tu as dormi ?– Oui. Mais il s’est passĂ© quelque chose pendant notre absence. Il y a un

homme qui est arrivĂ©. Il porte une charge de lin sur son dos.Tobie aimait cette expression pour parler du grand Ăąge.– D’oĂč vient-il ?– On pense qu’il vient de l’arbre.Tobie sentit quelque chose de lourd tomber au fond de lui. Il referma les

yeux.– Ils veulent que tu lui parles, continua TĂȘte de Lune. Pour l’instant, sa

bouche ne s’ouvre pas.– Pourquoi moi ? demanda Tobie.– Devine.– Je ne sais pas de quoi tu parles.– On t’appelle Petit Arbre, ici. Tu ne peux pas tout oublier.

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– Je veux tout oublier.– Viens avec moi. Tu dois juste l’interroger. Aprùs, on te laissera

tranquille dans ton Ă©pi.Tobie gardait les yeux fermĂ©s. Il ne voulait pas les rouvrir. TĂȘte de Lune

lui Ă©carta les paupiĂšres avec ses doigts.– Viens !– Je ne veux pas. Dites-lui de s’en aller.Cette fois, TĂȘte de Lune lui donna un coup de pied mou qui le fit rouler

sur lui-mĂȘme.– Laisse-moi ! hurla Tobie. J’ai tout fait pour ĂȘtre comme vous ! Je me

suis vautrĂ© dans la boue, j’ai affrontĂ© les tempĂȘtes de neige, j’ai attachĂ©mon Ă©pi aux vĂŽtres pour passer l’hiver ! Et maintenant je redeviens le filsde l’arbre, quand ça vous arrange ?

TĂȘte de Lune s’assit dans un coin. La chambre Ă©tait dorĂ©e par les rayonsdu soleil d’automne. Il croisait les bras, la tignasse dans les yeux. Il restalĂ  un moment, puis s’en alla.

Tobie ouvrit les yeux. Il laissa la tiĂ©deur des derniers beaux joursl’apaiser. Il repensa au soulagement des enfants quand il les avait sortis dutrou du campagnol. Il revit surtout le visage de tous ses compagnons del’herbe qui avaient disparu Ă  cause des habitants de l’arbre.

Il se leva. Il savait ce qu’il devait faire.Il parlerait Ă  l’étranger.Si c’était un espion, il le saurait tout de suite. Il avait assez souffert de

la vermine de l’arbre. Il ne pouvait la laisser se rĂ©pandre sur la prairie.Tobie connaissait la fragilitĂ© de l’herbe.

Sortant de son Ă©pi, il trouva IlaĂŻa sur le seuil.– Petit Arbre.– IlaĂŻa, c’est toi
– Je veux te dire une chose.– Tu me diras tout ce que tu veux, petite sƓur
Elle dĂ©testait qu’il l’appelle ainsi. Elle n’était pas sa sƓur ! Tobie

continua :– Mais, d’abord, je dois voir quelqu’un. Attends-moi ici.– Je veux te parler tout de suite.– Oui, tout de suite
 Je reviens tout de suite pour t’écouter, dit

doucement Tobie.– Tu vas interroger cet homme qui est venu en barque ?

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– Oui. C’est de lui que tu voulais me parler ?– Non, c’est d’un autre. Qui est arrivĂ© il y a plus longtemps.– Je reviens. Reste lĂ . J’aime bien parler avec toi. Je t’aime beaucoup,

IlaĂŻa.J’aime bien. Je t’aime beaucoup. IlaĂŻa ne supportait pas ces « bien », ces

« beaucoup ». Elle voulait des « j’aime » sans rien d’autre aprĂšs.Elle hurla vers lui :– Attends ! Je veux te dire une chose importante. Écoute-moi.Il revint sur ses pas. Elle avait le regard affolĂ©, l’Ɠil trop brillant.– Qu’est-ce que tu as, IlaĂŻa ?Petit Arbre la regardait en face. Il Ă©tait lĂ , Ă  l’écouter. Enfin. Elle allait

lui dire son amour.Émue, IlaĂŻa attendit une seconde de trop avant de parler.Une seconde qu’elle voulut dĂ©guster, alors que les mots importants

doivent ĂȘtre envoyĂ©s d’un souffle comme les flĂšches des sarbacanes. TĂȘtede Lune apparut, haletant. IlaĂŻa baissa les yeux. C’était trop tard.

Son frùre cria :– Ils nous ont pris deux hommes en plus. Cette fois, Petit Arbre, tu n’as

pas le choix. Viens voir l’étranger !Tobie disparut derriĂšre lui.– Je reviens, IlaĂŻa. Tu me diras ce qu’il y avait de si important


D’accord ? Tu me diras
IlaĂŻa entendit leurs voix s’évanouir le long de la tige.Elle s’écroula. Le bonheur Ă©tait passĂ© tellement prĂšs qu’elle avait cru

sentir son souffle chaud derriùre son cou, sous ses cheveux. Un autresentiment l’envahissait maintenant, et tendait sa peau.

On retenait l’homme dans un escargot abandonnĂ©. Deux gardes avaientĂ©tĂ© postĂ©s Ă  l’entrĂ©e. Ils laissĂšrent passer TĂȘte de Lune et Tobie. La vieillecoquille d’escargot Ă©tait semĂ©e de petits trous qui laissaient passer lalumiĂšre du jour dans le couloir en spirale.

Quand ils eurent passĂ© le premier anneau, l’atmosphĂšre parut beaucoupplus sombre. Il leur fallut du temps pour s’habituer Ă  l’obscuritĂ©. Alors, ilsvirent une ombre assise le long de la paroi. Tobie fit signe Ă  TĂȘte de Lunede rester en retrait et il s’avança.

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Il ne voyait pas distinctement les traits de l’homme. Des bouclesblanches, comme des parenthĂšses emmĂȘlĂ©es, encadraient deux yeux quibrillaient dans la pĂ©nombre.

Ce regard, Tobie le connaissait. Il s’approcha un peu plus et reconnutl’homme.

– Pol Colleen.Le vieillard sursauta. Ses yeux s’agitaient dans l’obscuritĂ©. On voyait

qu’il avait longtemps vĂ©cu dans la peur et que mĂȘme la voix douce deTobie lui glaçait le sang. Il ne disait toujours rien. Ses yeux s’éteignirentderriĂšre un voile de vapeur, comme des braises jetĂ©es dans une mare.

Tobie vint s’accroupir Ă  cĂŽtĂ© de lui.Pol Colleen, l’homme qui Ă©crivait.Tobie lui toucha les mains. Il ne l’avait pas vu depuis des annĂ©es. Il

avait vieilli.Pol Colleen sursauta à nouveau. Ses yeux s’ouvrirent, le reconnurent et

recommencĂšrent leur danse rougeoyante.– Qui est-ce ? demanda TĂȘte de Lune.– Vous n’avez rien Ă  craindre de lui. C’est un ami. Cet homme ne parle

pas. Il Ă©crit.– Il crie ?

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– Non. Il Ă©crit.L’écriture n’existait pas dans la prairie. TĂȘte de Lune demeurait songeur.

Tobie ne savait comment expliquer Ă  son ami.– Quand tu ne peux pas parler, tu racontes avec des gestes. L’écriture est

faite de petits gestes dessinĂ©s.TĂȘte de Lune s’était accroupi Ă  cĂŽtĂ© d’eux.– Et toi, Petit Arbre, tu sais faire ça ?Tobie ne rĂ©pondit pas. Il savait qu’il n’avait rien oubliĂ©. Le seul visage

de Colleen suffisait Ă  rĂ©veiller de grands morceaux de souvenirs.– Tobie Lolness.Tobie lĂącha les mains de l’homme. Il parlait !– Qu’est-ce qu’il a dit ? interrogea TĂȘte de Lune.L’homme rĂ©pĂ©ta :– Tobie Lolness.– C’est une autre langue ? dit TĂȘte de Lune.– Oui, murmura Tobie qui retrouvait dans son nom des sonoritĂ©s

Ă©mouvantes.L’homme avait une voix grave et articulĂ©e. Il prononçait chaque mot

comme pour la premiĂšre fois.– Je te reconnais. Tu es Tobie Lolness.TĂȘte de Lune se tourna vers Petit Arbre. L’homme continuait :– On te croit mort, lĂ -haut.– Je suis mort, dit Tobie.– Tu es devenu pelĂ©.– Qu’est-ce que c’est ? demanda TĂȘte de Lune.– PelĂ©s
 C’est comme ça qu’on vous appelle, dans l’arbre.Tobie avait l’impression d’une porte qui s’ouvrait entre ses deux vies. Il

avait froid. Il sentait un courant d’air polaire qui s’échappait de cette porteentrouverte. Il allait la refermer, renvoyer le vieil homme dans sa barque,mais Colleen dit quelques mots qui le foudroyĂšrent :

– Pourquoi as-tu abandonnĂ© tes parents, Tobie Lolness ?Tobie se sentit projetĂ© en arriĂšre. Il bougeait les lĂšvres, mais aucun son

n’en sortait. L’homme rĂ©pĂ©ta :– Pourquoi as-tu abandonnĂ© tes parents ?La voix de Tobie revint avec la force du tonnerre :– Moi ! J’ai abandonnĂ© mes parents ? J’ai failli mourir dix fois pour les

sauver ! Pol Colleen, ne redis jamais ça. Tu insultes des morts.

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– Quels morts ?– Sim et MaĂŻa Lolness, mes parents !Colleen se passa la main sur les boucles blanches. Il inclina la tĂȘte un

instant puis releva brutalement les yeux vers Tobie.– Les mots ont un sens, Tobie Lolness. Tu viens de dire que tu es mort,

alors que tu me parles. Tu dis maintenant que tes parents sont morts alorsque


– Eux sont vraiment morts, interrompit Tobie.– Pourquoi dire cela ? C’est triste de dire cela.Tobie serrait les poings.– Mais la vie est triste Pol Colleen ! Vous allez comprendre ça ? La vie

n’est pas comme un de vos poĂšmes. La vie est affreusement triste.– Je n’écris pas des poĂšmes
TĂȘte de Lune Ă©coutait cette conversation qu’il comprenait mal. Tobie

resta immobile. Il ne s’était jamais demandĂ© ce que Colleen Ă©crivait.– J’écris l’histoire de l’arbre. Ton histoire, Tobie Lolness.Et il ajouta, d’une voix qui ne tremblait pas :– Tes parents sont vivants.Cette fois, Tobie se jeta au visage du vieil homme en hurlant. TĂȘte de

Lune attrapa Tobie par les pieds et le tira d’un grand coup. Tobie glissa surle cĂŽtĂ© et se cogna la tĂȘte contre la paroi de l’escargot.

Pol Colleen reprenait son souffle. Tobie gisait inanimĂ©. TĂȘte de Lune luitapotait les joues pour qu’il revienne Ă  lui.

– Pardon, Petit Arbre
 Je t’ai pas fait mal ?Pol Colleen mit la main sur l’épaule de TĂȘte de Lune.– Je crois que ce petit est sincĂšre, dit Colleen. Il ne sait pas la vĂ©ritĂ© sur

ses parents.TĂȘte de Lune regarda le vieil homme et lui dit :– Pourquoi dire ça ? Vous savez bien que ses parents sont morts, il a le

petit Ă©clair.Pol Colleen qui, en toute modestie, savait presque tout, connaissait le

sens du petit Ă©clair chez les PelĂ©s. La trace laissĂ©e par la mort des parents.– Oui. Il a le petit Ă©clair. Je sais.Il se pencha sur Tobie qui revenait Ă  lui.– Sim et MaĂŻa Lolness sont vivants. J’ai vĂ©cu auprĂšs d’eux ces deux

derniĂšres annĂ©es.Tobie n’avait plus la force de se battre. Il pleurait.

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– Je sais que tu as le petit Ă©clair dans l’Ɠil, dit Colleen. Je le sais.Il marqua une pause.– Sim et MaĂŻa ne t’ont pas donnĂ© la vie. Ils t’ont adoptĂ© quand tu avais

quelques jours. Oui, tes parents d’avant sont morts. Et tu es presque nĂ©avec le petit Ă©clair.

Tobie ferma les yeux.– Mais Sim et MaĂŻa Lolness, eux, sont vivants. On t’a menti.Tobie eut l’impression de voir de haut cet escargot posĂ© entre les herbes.

Son regard semblait suivre la spirale de ce couloir. L’esprit de Tobiesuivait aussi ce tourbillon qui tournait de plus en plus vite. Il finit parperdre connaissance.

Il se rĂ©veilla au mĂȘme endroit. La nuit Ă©tait tombĂ©e. TĂȘte de Lune avaitfait un feu. Beaucoup de gens les avaient rejoints dans l’escargot.

Pol Colleen se réchauffait contre les flammes. Tout le monde regardaitTobie qui leva une paupiÚre, puis une autre.

Pol Colleen ne jeta mĂȘme pas un coup d’Ɠil Ă  Tobie. Il parla de sa voixrugueuse :

– Si tu veux que je parle, dis-le. Sinon, je partirai demain matin.Tobie laissa planer un silence et dit :– Parle.

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Les voix rĂ©sonnaient Ă©trangement dans l’escargot. MĂȘme le bruit du feuĂ©tait amplifiĂ©.

– Sim et MaĂŻa Lolness sont enfermĂ©s par Jo Mitch avec tous les savantsde l’arbre. J’étais avec eux. J’ai pu m’échapper. Je suis le seul.

Tobie rĂ©ussit Ă  dire :– Jo Mitch commande l’arbre entiĂšrement ?Colleen secoua la tĂȘte.– Jo Mitch est un fou dangereux. Il ne commande plus vraiment l’arbre.

Il retient prisonniers les plus puissants cerveaux. Il les fait creuser dansson cratÚre avec quelques Pelés, à la place des charançons.

Tobie ouvrait grand les yeux.– Les charançons ont disparu dans une Ă©pidĂ©mie, dit Colleen. C’est une

chance pour l’arbre, mais Mitch dĂ©sire encore plus le secret de BalaĂŻna.– Il ne l’aura pas, chuchota Tobie, les dents serrĂ©es.– Si.– Jamais
– Ton pĂšre finira par cĂ©der, il va lui donner le secret de BalaĂŻna. C’est

impossible autrement.– Mon pĂšre ne cĂ©dera jamais.– Sauf
– Jamais !Pol Colleen hĂ©sitait Ă  continuer. Fallait-il qu’il dise toute la vĂ©ritĂ© Ă  cet

enfant ? Pendant longtemps, Colleen s’était demandĂ© pourquoi Mitch avaitrĂ©clamĂ© que Sim Lolness garde sa femme auprĂšs de lui. Elle ne pouvaitpas ĂȘtre utile dans le cratĂšre.

Le jour oĂč enfin Pol Colleen avait compris, il s’était senti envahi par lanausĂ©e.

– Maïa, ta mùre
 Jo Mitch a dit à Sim que
 s’il ne cùde pas pourBalaïna
 Il s’occupera de ta mùre.

Tobie s’étrangla. Il voyait la main huileuse de Mitch s’abaisser vers lapeau de MaĂŻa. Son cƓur s’emballait Ă  l’idĂ©e de ce chantage monstrueux.Tobie prit une ample goulĂ©e d’air qui lui vida la tĂȘte.

Colleen ajouta :– Quand il aura le secret, Jo Mitch abattra dĂ©finitivement notre arbre.L’assemblĂ©e, perdue, Ă©coutait la plainte du feu. Toute cette violence ne

leur disait rien. Ils avaient l’impression d’entendre une langue inconnue.C’est Tobie qui, d’une voix sĂ©pulcrale, brisa le silence :

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– Qui commande le reste de l’arbre ?– Le reste de l’arbre est aussi invivable que le cratùre. Je ne peux pas te

dire plus. C’est terrible.– Qui commande ?– Quelqu’un d’aussi dangereux. Il fait rĂ©gner sa loi. Et sa loi s’appelle

la peur. La peur
Colleen hĂ©sita encore, regardant autour de lui.– La peur des PelĂ©s. Il veut leur anĂ©antissement. Quand il n’y en aura

plus un seul, il dit que l’arbre revivra.Autour d’eux, les spectateurs ne se reconnurent pas dans le mot PelĂ©.

Seul TĂȘte de Lune frĂ©mit.– Ce nouveau chef a ton Ăąge, Tobie Lolness. C’est peut-ĂȘtre lui qui

m’inquiĂšte le plus. C’est le fils d’un grand homme que j’ai connu : ElBlue. Le garçon s’appelle LĂ©o Blue.

Tobie ne cilla pas. LĂ©o. C’était donc lui. Le nouveau maĂźtre de l’arbre.– LĂ©o Blue va se marier, continua Colleen. Il est trĂšs jeune mais il est

fou d’une fille de la ferme de Seldor. Une petite de chez nous, dans lesBasses-Branches


MaĂŻ et Mia ! Tobie vit brutalement dans son esprit les deux fillesAsseldor. Jusqu’oĂč irait ce que Colleen dĂ©crivait ? Une fille AsseldorĂ©pousant un tyran nommĂ© LĂ©o Blue
 MĂȘme l’imagination de Tobie nepouvait aller jusque-lĂ .

– La fille refuse de l’épouser.Pour la premiĂšre fois, Tobie esquissa un sourire. Les filles Asseldor

n’avaient donc pas changĂ©. Il pouvait presque entendre leurs voix, leursrires, et leurs insolences.

– Le mariage a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© annulĂ© une fois. La fille s’était rasĂ© la tĂȘte. LĂ©oBlue n’a pas osĂ© se montrer avec elle. Mais bientĂŽt, elle sera Ă  lui. Rien nelui rĂ©siste.

Tobie Ă©coutait chaque mot. Laquelle des deux filles Asseldor pouvaitagir avec cette violence ? Se raser la tĂȘte
 Finalement, elles avaient peut-ĂȘtre un peu changĂ©. Tobie admira cette force.

Un long silence envahit l’escargot. Tobie osa enfin plonger dans le sablemouvant de sa mĂ©moire.

– Je voudrais vous demander quelque chose. Isha Lee et sa fille
Quand Tobie prononça ce nom, une grande agitation traversa le public.

Un chuchotement circulait entre les Pelés. Isha, Isha
 Les yeux

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s’éclairaient. Tobie s’arrĂȘta net.Une femme prit finalement la parole :– Vous avez parlĂ© d’Isha ?Un homme enchaĂźna :– Isha est une fille des herbes. Elle a disparu, il y a quinze ans avec un

enfant qu’elle attendait.Tobie resta la bouche ouverte, le regard flou. Il souriait presque. Il avait

ce pressentiment depuis longtemps. Isha Lee Ă©tait une PelĂ©e. Tobie posafinalement les yeux sur la femme qui s’était exprimĂ©e.

Ces visages lui avaient toujours été familiers. Il comprenait pourquoi.La femme demanda :

– Isha est encore en vie ?Tobie se tourna vers Pol Colleen. C’est lui qui dĂ©tenait la rĂ©ponse.Colleen n’avait pas rĂ©agi. Il rĂ©pondit :– Oui, Isha et sa fille sont vivantes.Tobie ne lĂąchait pas du regard le vieil Ă©crivain.– Les Lee se sont installĂ©es Ă  Seldor quand on a massacrĂ© leurs

cochenilles, il y a deux ans. C’est de la fille Lee que je viens de parler.Les yeux de Tobie se refermĂšrent. Pol Colleen rĂ©pĂ©ta :– LĂ©o Blue va Ă©pouser Elisha Lee.Elisha.

Elisha.

Tobie se leva au milieu de l’assemblĂ©e. D’un long regard oĂč les

flammes se reflĂ©taient, il contempla, un par un, les visages quil’entouraient.

À l’extĂ©rieur, une fine silhouette marchait entre les herbes. IlaĂŻadistingua la lumiĂšre qui s’échappait de l’escargot. Elle s’approcha. Elleavait vu la botte d’herbe se vider de ses habitants Ă  la nuit tombĂ©e. Dans lesilence de cette premiĂšre nuit d’automne, IlaĂŻa devinait qu’il se passaitquelque chose.

IlaĂŻa allait s’enfoncer dans le couloir de l’escargot quand Tobie apparut.– Petit Arbre !– Oui, IlaĂŻa.Elle vit tout de suite que son visage avait changĂ©.

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– Tu t’en vas ? demanda-t-elle.Tobie prit le temps avant de rĂ©pondre :– Oui.– Tu retournes dans l’arbre.Ce n’était mĂȘme plus une question. Tobie Ă©tait ailleurs. Il dĂ©posa un

baiser sur son front et s’éloigna.

IlaĂŻa resta seule. Elle avait senti son cƓur se figer, devenir aussi dur quela terre cuite. Toute la douceur qu’elle avait retrouvĂ©e au fil des mois futbalayĂ©e par ce vent glacĂ©. Mais cette fois, elle ne tomba pas. Sa bouchedessina au contraire un sourire froid.

Petit Arbre ne lui Ă©chapperait pas. Vidof Ă©tait mort Ă  cause de lui. SiPetit Arbre refusait de le remplacer dans son cƓur, il fallait qu’il terminecomme Vidof.

Ilaïa le devait à la mémoire de son fiancé.

PerchĂ© dans son Ă©pi, suspendu au-dessus de l’herbe, Tobie vit la lune quise levait au loin, derriĂšre l’arbre. Immense, elle l’engloba bientĂŽtentiĂšrement.

Le labyrinthe des branches ressemblait à une boule bleutée.Soudain, ce monde lointain parut à Tobie extraordinairement fragile et

beau. L’ombre du tronc s’élevait vers cette grande planĂšte qui frĂ©missaitdans le vent du soir.

Le mouvement des feuilles d’automne Ă©tait imperceptible, mais Tobiedevinait ce grondement de vie.

Le souvenir d’un dimanche soir dans les Cimes, d’un goĂ»ter au grandlac des Basses-Branches, d’une sieste sur l’écorce chaude, remplissaitl’arbre d’une vibration lourde qui atteignait le cƓur de Tobie.

Comment avait-il pu s’éloigner du fil de sa vie ?Il leva les yeux vers une Ă©toile qui brillait, solitaire, au-dessus de lui.

AltaĂŻr
 L’étoile que lui avait donnĂ©e son pĂšre.Tobie n’entendait mĂȘme plus le chant d’adieu du peuple des herbes, qui

montait de l’escargot Ă©tincelant.Il ne sentit pas dans son dos une prĂ©sence furtive qui approchait. Les

pieds nus d’IlaĂŻa sur le sol de l’épi. Elle avait les yeux brillants et tenaitdans la main la pointe d’une flĂšche.

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Petit Arbre gonfla ses poumons de la blancheur aĂ©rienne de la nuit. Ilaurait pu s’envoler.

La voix vivante de ses parents. Les yeux d’Elisha. C’était bien assezpour repartir Ă  l’aventure. C’était assez pour redevenir Tobie Lolness.

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TimothĂ©e de FombelleL’auteur

TimothĂ©e de Fombelle est nĂ© en 1973. D’abord professeur de lettres enFrance et au Vietnam, il se tourne tĂŽt vers la dramaturgie. Il crĂ©e en 1990une troupe pour laquelle il signe des piĂšces qu’il mettra lui-mĂȘme enscĂšne. Depuis, il n’a cessĂ© d’écrire pour le thĂ©Ăątre. Tobie Lolness, sonpremier roman, a Ă©tĂ© couronnĂ© par de nombreux prix et connaĂźt un succĂšsinternational. Il sera traduit en vingt-cinq langues. Chez GallimardJeunesse, TimothĂ©e de Fombelle a Ă©galement publiĂ© la suite des aventuresde Tobie Lolness : Les yeux d’Elisha, le roman Vango (Hors SĂ©rie) ainsique CĂ©leste, ma planĂšte (Folio Junior).

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François Place L’illustrateur

François Place est nĂ© en 1957. Il a Ă©tudiĂ© l’expression visuelle Ă  l’écoleEstienne, avant de rĂ©aliser ses premiĂšres illustrations pour la collection« DĂ©couverte Cadet », chez Gallimard Jeunesse. Il a illustrĂ© de nombreuxlivres. Il est aussi devenu un auteur de fiction au talent maintes foiscĂ©lĂ©brĂ©, avec Les Derniers GĂ©ants (Casterman), ou Le Vieux Fou de dessin(Gallimard Jeunesse), ou encore l’Atlas des gĂ©ographes d’OrbĂŠ(Casterman/Gallimard Jeunesse). Son dessin a servi de grands textes et degrands auteurs. Avec Tobie Lolness, il a pu une fois de plus laisser parlerson art.

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Tobie Lolness 1. La vie suspendue

Courant parmi les branches, Ă©puisĂ©, les pieds en sang, Tobie fuit, traquĂ©par les siens
 Tobie Lolness ne mesure pas plus d’un millimĂštre et demi.Son peuple habite le grand chĂȘne depuis la nuit des temps. Parce que sonpĂšre a refusĂ© de livrer le secret d’une invention rĂ©volutionnaire, sa famillea Ă©tĂ© exilĂ©e, emprisonnĂ©e. Seul Tobie a pu s’échapper. Mais pour combiende temps ? Au cƓur d’un inoubliable monde miniature, un grand roman d’aventure, d’amitiĂ© et d’amour.Le premier tome de l’histoire de Tobie.

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5, rue Gaston-Gallimard75238 Paris Cedex 07

www.gallimard-jeunesse.fr

© Éditions Gallimard Jeunesse, 2006, pour le texte et les illustrations© Éditions Gallimard Jeunesse, 2010, pour la prĂ©sente Ă©dition

Couverture : illustration de François Place

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949sur les publications destinées à la jeunesse

Centre national du livre

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Cette Ă©dition Ă©lectronique du livreTobie Lolness 1 - La vie suspendue de TimothĂ©e de Fombellea Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e le 23 dĂ©cembre 2013 par les Éditions Gallimard

Jeunesse.Elle repose sur l’édition papier du mĂȘme ouvrage,achevĂ© d’imprimer en fĂ©vrier 2010 par Novoprint

(ISBN : 9782070629459 - NumĂ©ro d’édition : 171284).

Code Sodis : N43376ISBN : 9782075010924 - NumĂ©ro d’édition : 206123.

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