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CHAPITRE II – Vitalité de la répression administrative

Qui, ayant toujours dû demander quelque chose à autrui, n’a jamais été tenté de se le procurer soi-même ? L’Exécutif, jugeant qu’il est parfois trop lent, trop compliqué ou trop aléatoire d’avoir à demander à la justice d’appliquer des sanctions pénales aux administrés récalcitrants s’est ainsi dans certains cas saisi directement du pouvoir de punir – ou l’a obtenu du législateur.

Le phénomène n'est pas nouveau, mais, aujourd'hui plus que jamais, les sanctions administratives sont dans une période de pleine vitalité. Leur existence et leur développement sont aujourd’hui admis sans difficulté par les droits positifs français et européen, aux seules restrictions près qu’elles ne soient pas privatives de liberté, respectent certaines règles de procédure et laissent ouverte la possibilité d’un recours de pleine juridiction. La décision de principe du Conseil constitutionnel du 28 juillet 1989 témoigne en outre qu’elles ne sauraient être cantonnées à aucun domaine en particulier136, même si naturellement elles s’exercent de façon privilégiée dans certains d’entre eux, aussi divers que la régulation des marchés, la fiscalité, l’immigration ou le travail irrégulier.137

L’attention s’est récemment – et à juste titre – portée sur les traits juridictionnels de plus en plus accusés de la procédure de sanction suivie devant les autorités de régulation.138 Ceci ne doit pas faire oublier, cependant, qu’il existe de très nombreux cas de répression administrative qui ne relèvent pas de telles autorités et qui restent assez largement à l’écart du mouvement de juridictionnalisation des procédures répressives.139 La répression administrative est ainsi un phénomène multiforme, qui s'adapte à des contextes très divers et ne relève plus d'un régime juridique unique. Point commun de toutes ses manifestations, la vitalité du procédé s'explique par son efficacité renforcée, réelle ou supposée. Cet atout fait qu'en dépit des difficultés théoriques qu'il présente, le droit positif lui ménage une large place. 136 Cons. Const., décision du 28 juillet 1989, n°89-260 DC. A contrario, V. la formule célèbre de Jean-Marie Auby selon lequel les sanctions administratives “peuvent avoir leur place dans un État libéral, à la condition que leur domaine d’application soit étroitement limité, qu’elles n’empiètent en aucune manière sur la répression pénale”, in “Les sanctions administratives en matière de circulation automobile”, D. 1952, chron. p. 111, spéc. p. 112. 137 V. supra. p. [l] 138 V. infra p. [l] et s. 139 V. cependant, concernant la nature du recours juridictionnel, infra p. [l] et s.

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1 / REPRESSION ADMINISTRATIVE, REPRESSION EFFICACE?

L’Exécutif est censé être plus efficace que les juridictions: de quelque manière qu’on le formule, on revient toujours à cet argument pour justifier que la répression administrative concurrence dans certains domaines la répression pénale, voire même s’y substitue purement et simplement.140 C’est parfois brosser de l’administration une image singulièrement avantageuse, et qui fera peut-être sourire le publiciste davantage rompu aux critiques des lourdeurs de la “ bureaucratie ”.

La raison le plus souvent avancée de la plus grande efficacité des procédures de répression administrative tient à leur moindre formalisme. Il convient cependant de nuancer cette idée et de mettre en lumière un autre facteur, qui tient au fait qu’elles autorisent une plus grande concentration du pouvoir.141

A. Les droits de la défense, facteur d’inefficacité ?

C’est certainement l’idée-force de la répression administrative que de sacrifier quelque peu les droits de la défense sur l’autel de l’efficacité de la répression. Non sans remords parfois ni difficultés à théoriser “ les contradictions et les incohérences latentes de nos sociétés partagées entre la recherche d’une efficacité gestionnaire et celle d’une authentique protection des droits fondamentaux des citoyens ”.142 D’un point de vue technique en effet, les sanctions administratives sont des actes administratifs,143 qu’ils soient ou non soumis au contrôle des juridictions de l’ordre administratif.144 La répression

140 V. p. ex. en matière d’audiovisuel, Michel Juhan, L’autorité publique indépendante de la communication audiovisuelle, thèse dact., Dijon, 1994, p. 371. En matière boursière, Nicolas Grabar, “La COB à la lumière de l’expérience américaine”, Le Débat, novembre/décembre 1988, p. 67. 141 On entendra ici l’efficacité dans le sens limité de capacité à prononcer et faire exécuter rapidement une sanction adéquate. 142 Franck Moderne, “Le pouvoir de sanction administratif au confluent du droit interne et des droits européens”, RFDA 1997, p. 1. 143 CE, 1er mars 1991, Société des bourses françaises : Rec. p. 78, RFDA 1991, p. 612, concl. Maryvonne de Saint Pulgent. CE, 4 décembre 1992, Ministre du budget c/ Ets Quiblier fils : Rec. p. 434. 144 V. not. les analyses de Pierre Delvolvé, intervention au colloque “La justice hors du juge”, CDE, 1984, n° 4, p. 16 et “La cour d’appel de Paris, juridiction administrative”, Mélanges Auby, Dalloz, 1992, p. 42. Adde

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administrative dans son ensemble est donc régie par ce qu’il est convenu d’appeler la “procédure administrative non contentieuse”, procédure inspirée des grands principes de la procédure juridictionnelle mais aux exigences assouplies. La répression administrative s’affranchit ainsi en bloc des règles procédurales qui, au moins dans les affaires qui donnent lieu à une information judiciaire, alourdissent la procédure pénale145. Au-delà des règles relatives à la procédure d’édiction des actes administratif, c’est l’ensemble du régime de ces actes qui s’applique à la sanction administrative. Celui-ci est parfois protecteur des pouvoirs de l’administration : ainsi en particulier du principe du préalable qui implique que les recours juridictionnels contre l’acte administratif ne soient pas par eux-mêmes suspensifs.146

Formalisme allégé ne signifie certes pas absence totale de formes. Il existe, d’abord, des règles générales de forme et de procédure applicables à tous les actes administratifs et qui concernent bien entendu les sanctions administratives : ainsi en va-t-il par exemple de l’obligation pour l’auteur de l’acte d’y apposer sa signature. Ensuite et surtout, les juridictions supérieures n’ont accepté le principe de la répression administrative que dans la mesure où celle-ci était soumise à des règles supplémentaires de procédure et de forme de nature à préserver les droits de la défense : c’est le sens de la notion de “ matière pénale ”.147 En dépit d’une tendance récente au renforcement des exigences jurisprudentielles relatives au régime de la « matière pénale », celui-ci reste toujours plus souple que celui de la procédure pénale, du moins en cas d’information judiciaire. Il est donc indéniable que, toutes choses égales par ailleurs, répression administrative signifie allègement des contraintes procédurales et – partant – réduction du délai et du coût de la réponse répressive.

Il faut cependant se garder d’une vision par trop simpliste de l’opposition de la procédure pénale et de la répression administrative. La procédure pénale ne s’accompagne pas nécessairement d’un degré élevé de garanties pour la personne mise en cause. Les

Agathe Van Lang, Juge judiciaire et droit administratif, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, t. 183, spéc. p. 333. 145 V. not. Guy Isaac, La procédure administrative non contentieuse, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 79, 1968. Sur la notion de « matière pénale », V. infra p. [●]. Et sur les mutations de la procédure administrative non contentieuse en matière répressive V. infra p. [●] et s. 146 La réforme des procédures d’urgence devant les juridictions administratives facilite l’octroi du sursis, mais ne remet pas en cause le principe de son caractère facultatif. 147 V. supra p. [●].

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« circuits courts », dont on a rendu compte, constituent une alternative crédible à la répression administrative148. Ils s’inspirent de la même idée qu’un formalisme allégé permet de gagner en efficacité, mais ne conduisent pas au même degré de dessaisissement du juge répressif. Inversement, les sanctions prononcées par certaines autorités de régulation relèvent, en vertu des textes particuliers qui les organisent et en raison d’une application de plus en plus contraignante des principes du procès équitable, d’une procédure de plus en plus élaborée et protectrice des droits de la défense. Elles se rapprochent alors considérablement, quant au niveau de la garantie des droits, des variantes les plus élaborées de la procédure pénale.

Il faut ensuite nuancer la contradiction supposée entre efficacité et droits de la défense.149 En effet, l’efficacité d’une procédure ne résulte pas seulement de la rapidité de la réponse répressive mais aussi de sa capacité à bien traiter les comportements en cause et à en éviter qu’ils se renouvellent. La simple mesure du délai et du coût de la réponse répressive laisse entièrement de côté tout ce qui a trait à la « qualité » de la procédure et de la sanction. Celle-ci implique, au moins, que les faits soient établis de manière exacte et que la sanction soit légitime aux yeux des personnes concernées. L’intervention de l’avocat et le respect du principe du contradictoire ne sont pas alors simplement utiles à la protection des intérêts des personnes mises en cause, mais se justifient du point de vue de l’intérêt général et sont partie intégrante de ce que suppose une bonne administration de la répression. En particulier, le temps passé à débattre n’est pas, jusqu’à un certain point, du temps perdu : il est la condition de la clarification du dossier, de l’adéquation et de l’acceptation de la décision répressive.

Enfin, l’efficacité de la répression ne dépend pas seulement de variables procédurales. Le fond du droit importe également : des infractions trop restrictivement définies ou des règles de preuve trop contraignantes sont des obstacles autrement plus redoutables à la volonté de répression. Il est à noter, dans cet ordre d'idées, que préalablement à l'entrée en vigueur du nouveau Code pénal seule la répression administrative permettait de prononcer une sanction à l'encontre des personnes morales, ce qui constituait l'un de ses atouts. Les conditions de financement et de gestion sont également cruciales : des moyens insuffisants ou insuffisamment exploités conduisent

148 V. supra p. [●]. 149 C.D.E. 5/1993, pp. 36 et s., Entretiens de Nanterre, « Principes de procédure et efficacité : du droit commun civil et pénal au droit de la concurrence et de la bourse ».

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inévitablement à l’encombrement des rôles, à l’allongement des délais et à la dégradation de la qualité des décisions150.

Ainsi, la limitation des droits de la défense si elle peut rendre compte de l’efficacité accrue de la répression administrative, n’en est pas, loin s’en faut, le seul et unique vecteur. Son importance à cet égard a peut-être été quelque peu surévaluée jusqu’ici. L’attention pourrait d’ailleurs avec profit se porter sur un autre aspect de la question, qui tient aux relations de la plus ou moins grande concentration du pouvoir et de l’efficacité de la répression.

B. Effets de la concentration du pouvoir en matière répressive

Exécutif et juridictions ne réalisent pas un même degré de concentration du pouvoir. Le premier est hiérarchisé et tend à soumettre une multitude d’agents et de compétences à une direction unique. Si autorités administratives indépendantes et politiques de décentralisation ont quelque peu perturbé le modèle de l’administration pyramidale, celui-ci n’en continue pas moins de rendre compte de larges pans de l’organisation de l’Exécutif. Il forme, au surplus, un indéniable contraste avec les modalités de la répartition du pouvoir au sein des juridictions. Autant l’Exécutif se caractérise par un certain degré de concentration du pouvoir, autant les juridictions sont essentiellement fractionnées: les juges sont indépendants les uns des autres comme de l’Exécutif et détiennent, chacun, des pouvoirs limités.

Si l'on peut suivre les théories dites de la séparation des pouvoirs en considérant que diviser le pouvoir l’affaiblit mais permet de protéger les administrés des formes d’oppression propres à l’absolutisme, on doit par cohérence admettre inversement que la concentration du pouvoir en matière répressive doit en accroître la force. Répartir les pouvoirs d’édicter et de prononcer des sanctions entre les organes législatifs, exécutif et juridictionnel avait permis de domestiquer une force dont on craignait qu’elle ne s’applique de manière trop violente. Réciproquement, lorsque l’État est menacé par le spectre de

150 Sur l’ensemble de ces questions, V. not. Emmanuel Breen (dir.), Evaluer la justice, Paris, PUF, 2002, et les références citées.

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l’impuissance, le rapprochement de pouvoirs qu’on avait pu vouloir éparpiller semble constituer une réponse appropriée.151

L'efficacité accrue de la répression administrative peut ainsi tenir au fait qu'elle relève de la responsabilité d'un Exécutif puissant dont elle n'est que l'une des prérogatives. Ceci peut être montré à propos des trois problèmes suivants: la charge de travail, la spécialisation et l’encombrement des rôles.

1. La charge de travail

Lorsqu'une administration suit un dossier individuel et que, pour obtenir le prononcé d'une sanction, elle doit transmettre ce dossier au Parquet, il en résulte une certaine déperdition d'énergie. Le transfert accroît en effet la charge globale de travail. Si l’administration traite elle-même des prolongements répressifs d’un dossier, il n’est pas exclu que les mêmes personnes restent chargées du dossier, réduisant ainsi la déperdition d’énergie au minimum. Plus couramment, le dossier, même s’il reste du ressort de l’administration, sera adressé à un service spécialisé dans la répression, comme peut l’être le service des enquêtes ou le service juridique. La communication entre le service chargé de la répression et le service qui lui a transmis le dossier sera relativement aisée et informelle et la déperdition d’information ou de temps de travail en principe limitée.

En revanche, lorsque le dossier est adressé par l’administration au Parquet, la rupture est plus franche. Explications orales et autres modes informels de collaboration seront alors moins aisés qu’au sein d’un même service ou d'une même administration. Le procureur de la République, quant à lui, devra prendre connaissance d’une affaire entièrement nouvelle pour lui. De même, le juge d’instruction, s'il intervient, sera le plus souvent amené à faire une nouvelle fois, avec l’aide des services de police, une partie de l’enquête qui avait déjà été menée par l’administration.152 La multiplication d’organes distincts, si elle est de nature à permettre une plus grande impartialité, est aussi une source de multiplication de la charge de travail globale et, potentiellement, d'une moins grande

151 Sur le thème de l’impuissance publique, V. de façon générale, AJDA 1999, n° spécial, Puissance ou impuissance publique ? 152 V. p. ex. en matière d’inspection du travail les observations de Jean-Claude Javillier, «Ambivalence, effectivité et adéquation du droit pénal du travail. Quelques réflexions en guise d’introduction», Droit social, 1975, p. 375, spéc. p. 385.

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efficacité des procédures.153 En outre, le transfert au système pénal n’est efficace, dans certaines matières se caractérisant par un haut degré de technicité, que si les magistrats chargés du dossier sont suffisamment spécialisés.

2. La spécialisation

On a souvent vu dans « l’incompétence technique » des magistrats l’origine d’un certain déficit d’efficacité des juridictions dans des matières supposant un degré élevé de connaissance scientifique ou économique154. L’idée mérite d’être développée et débattue. On commencera à cet égard par observer que la spécialisation, en matière juridique, présente toujours une double dimension. Soit une personne ou un service sont spécialisés dans un certain domaine d’activité (les télécommunications, les impôts, l’aide sociale, par exemple) soit ils le sont dans une certaine modalité de l’action publique (la prise de décision, la rédaction de discours, le secrétariat, le prononcé de sanctions, par exemple). La conduite d’une procédure répressive nécessite qu'on croise ces deux types de spécialisation. Traditionnellement, l’administration est davantage spécialisée par matière et n’exerce les fonctions spécifiquement répressives qu’à titre accessoire, alors que les magistrats du ministère public et des juridictions répressives sont avant tout des généralistes en ce sens qu'ils sont appelés à traiter de toute question, dès lors qu’elle présente des prolongements répressifs. Ceci ne veut pas dire que ces magistrats ne soient pas, en un autre sens, spécialisés: ils le sont, mais dans la répression et non dans une matière particulière. Bien entendu, au sein de l’administration comme au sein des juridictions, tendent à se former des personnels hautement spécialisés à la fois dans la matière concernée et dans les techniques de la répression.

L’idée d’une «incompétence technique des magistrats» correspond à ceci qu’on a pu, à certaines périodes, assortir des législations techniques de sanctions pénales et créer ainsi des nouveaux secteurs de répression sans former suffisamment les magistrats qui

153 Ceci contribue à expliquer les réticences passées des juridictions à exclure du délibéré le rapporteur, qui est l’un des meilleurs connaisseurs du dossier. 154 V. p. ex. Morgane Daury, Des principes constitutionnels ou internationaux protecteurs des droits de l’homme, considérés dans leur application aux mesures punitives prononcées par une autorité autre que la justice pénale, thèse dact., Paris II, 1992, p. 11. André Roger, Le rôle de l’Administration dans le procès pénal, , thèse dact., Grenoble, 1980, p. 383. Francesco de Angelis, «L’action de la Commission des communautés européennes en matière pénale» in Mireille Delmas-Marty (dir.), Quelle politique pénale pour l’Europe ?, Economica, 1993, p. 342.

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allaient être amenés à traiter ce nouveau type de dossiers ou en recruter à cet effet. Il est en effet plus difficile de constituer une bonne juridiction spécialisée que de voter le texte d’une infraction spécialisée.

Souvent, pourtant, l'insatisfaction que ressent l'Exécutif à l'égard de la manière dont les juges appliquent la sanction tient, non à leur incompétence, mais à des différences de sensibilité. Les juridictions répressives peuvent ainsi par exemple, tout en comprenant les aspects techniques d’un dossier, être moins sensibles que l’administration concernée à l’intérêt d’une répression sévère: c'est ainsi par exemple qu’en droit du travail155 ou en droit fiscal, l’administration tend à considérer que les juridictions sont trop indulgentes et que, pour cette raison, la procédure pénale n’est pas suffisamment «efficace». Ces différences d’approche peuvent s’approfondir en une véritable rivalité institutionnelle et, dans certains cas, conduire les juridictions répressives ou le ministère public à refuser, contre l’avis de l’administration, de prononcer des sanctions dans des dossiers où cela était pourtant envisageable. M. Pierre Lascoumes et Mme. Danièle Verneuil évoquent à ce propos, en matière fiscale, les «pratiques réactives» des juridictions qui, pour échapper à une forme de domination qu’elles subissent de la part de l’administration qui la saisit, «sursélectionnent» les dossiers pour recouvrer une marge de liberté.156 Dans les hypothèses où l’administration a le monopole de la détection des infractions, les juridictions tendent ainsi à refuser de voir leur rôle se réduire au prononcé mécanique de sanctions à la demande de l’administration.157

Ainsi, les magistrats ne sont pas par nature moins compétents que les administrateurs, ni moins soucieux d’une répression efficace, mais n’auront jamais avec la matière traitée l’intimité de l’administration concernée ou de l’autorité de régulation. Il

155 Jean-Claude Javillier, «Ambivalence, effectivité et adéquation du droit pénal du travail. Quelques réflexions en guise d’introduction», art. cit., p. 386 et s. 156 Délit fiscal et/ou délit pénal? Les poursuites en matière de fraude fiscale : une étude d’interface, ronéo, SEPC, coll. Déviance et contrôle social, n° 33, 1981, 142 p. 157 Il est à noter que la rivalité institutionnelle peut induire, au contraire, des effets d’aggravation de la répression lorsque Exécutif et juridictions possèdent tous deux des pouvoirs de sanctions propres relatifs au même comportement. C’est alors à qui se prononcera le plus rapidement (V. les analyses de Françoise Lombard, «La double compétence administrative et judiciaire en matière de suspension de permis de conduire» Rev. sc. Crim. 1994, p. 79 et s).

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revient à l’Exécutif de faire en sorte, par la formation initiale et continue des magistrats et la création de chambres spécialisées, que cette distance soit réduite au minimum.

En effet, si des formes plus concentrées d’exercice du pouvoir favorisent, de manière en quelque sorte mécanique, une réduction de la charge globale de travail comme une plus grande spécialisation et sont de ce fait des facteurs d’efficacité de la répression, il ne s’agit là que de tendances contre lesquelles il est possible de lutter pour concilier au mieux efficacité et séparation des pouvoirs. Un constat similaire peut être fait à propos du problème de l’encombrement des rôles juridictionnels.

3. L' encombrement des rôles

L’encombrement des juridictions est une réalité, encore qu’il soit parfois surévalué.158 Mais il ne signifie pas, en tout état de cause, que les juridictions seraient par nature incapables de traiter suffisamment rapidement les dossiers qui leurs sont confiés.

Il y a en outre quelque mauvaise foi pour l’Exécutif à invoquer ce défaut des juridictions pour se saisir de la répression alors que c’est de lui que relève très largement la gestion administrative et financière des tribunaux. Il appartient ainsi à l'Exécutif et au législateur, dont il prépare les décisions, de donner aux juridictions les moyens de remplir leur rôle. Mais l’Exécutif n’aurait-il pas une tendance naturelle à promouvoir davantage le développement de corps de fonctionnaires dont il conserve le contrôle par la voie hiérarchique que celui de juges indépendants toujours susceptibles de se retourner contre lui ? Formulons l’hypothèse que le souci de l’Exécutif de contenir le développement des juridictions expliquerait pour partie son encombrement et partant son inefficacité relative. Inefficacité dont il est aisé de se prévaloir pour promouvoir dans un second temps les formes administratives de prononcé des sanctions. La stratégie de l’Exécutif tient parfois, peut-on penser, de cette idée simple : limiter les moyens donnés aux juridictions répressives pour limiter leur pouvoir.159 Certes une politique de renforcement des effectifs de

158 En 2000, le délai moyen entre l’infraction et le jugement était, pour l’ensemble des affaires traitées par les tribunaux correctionnels, de 9,8 mois (Annuaire statistique de la justice, La Documentation française, éd. 2002, p. 121). 159 « [Le juge] a fait la preuve de sa capacité à juger vite et bien en matière de concurrence et de bourse. Il suffit de lui en donner les moyens ; mais pourquoi les lui refuserait-on, alors qu’on les accorde à une autorité administrative ? » interroge à ce propos Jean-Jacques Daigre (« La nouvelle procédure de sanction de la COB (Une réforme en clair-obscur) », JCP(E) 2002, n° 41, p. 1602 ).

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magistrats a été mise en place ces dernières années, mais il s’agit pour le moment que d’un rattrapage qui prend la suite de longues années de stagnation, alors même que les volumes d’affaires traitées ne cessaient de croître.

En définitive, s'il existe des raisons de penser que la répression administrative peut être plus efficace que la procédure pénale, celles-ci tiennent peut-être tout autant au formalisme allégé de la répression administrative qu’à la déperdition d’énergie et aux rivalités institutionnelles dont s’accompagne nécessairement l’indépendance des juridictions répressives et, plus généralement, la séparation des pouvoirs. Souvent moins soucieuse des procédures et des formes, conduite au sein même de l’administration et accordant moins de place au contrôle externe d’une juridiction, la répression administrative est peut être plus efficace que la répression pénale. Mais elle est susceptible, pour ces mêmes raisons, de présenter un danger pour les libertés. C’est pourquoi la doctrine a voulu encadrer le procédé en bâtissant une théorie des sanctions administratives – entreprise difficile s’il en est.

2 / DIFFICILE THEORIE DES SANCTIONS ADMINISTRATIVES La pensée juridique française n’a pris la mesure véritable de la répression

administrative qu’avec retard, dans les années 1940.160 Elle y était alors d’autant plus invitée que cette forme de répression était utilisée dans des domaines nouveaux, en particulier économiques, et que le Conseil d’État, pour imposer le principe du contradictoire dans certaines matières comme les retraits d’autorisation, tendait à hisser la sanction administrative au rang de catégorie juridique à part entière.161

Dès cette époque, un débat s’est engagé sur le bien-fondé de la technique. De nombreux juristes l’ont dénoncée, comme Waline dans son précis de droit administratif ou Claude Durand et Jacques Moreau pour qui “la sanction administrative en elle-même est 160 Jean-Louis de Corail, “Administration et sanction. Réflexions sur le fondement du pouvoir administratif de répression”, Mél. Chapus, Paris, Montchrestien, 1992, p.103, spéc. p. 105. Les premiers travaux approfondis en la matière semblent être ceux de Claude Albert Colliard (La sanction administrative, Annales de la Faculté de droit d'Aix-en-Provence, nouvelle série, n° 36, 1943, 74 p.) et de Jean-Pierre Munch (La sanction administrative, thèse dact., Paris, 1947, 232 p). 161 Sect., 5 mai 1944, Dme Trompier-Gravier : Rec. p. 133 ; D. 1945, p. 110, concl. Chénot et note De Soto; RDP 1944, p. 256, concl. Chénot et note Jèze.


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