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Chemins de Paix

Chemins de paix

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Page 1: Chemins de paix

Chemins de Paix

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Table de matières

Bâtir une civilisation de l’amour

L’art de la paix

La guerre

La lame du maître

La loi des lois

La mère des contes

Ma sœur nomade qui soulève le monde

La partie d’échecs

Sur la violence

L’amour blessé

La petite fille de la pluie

La plume lourde

La poignée de poussière

Le jeune prince et l’étranger

Fable des deux scorpions

Du pain sur la planche

Conte des trois oranges

L’Abbé Pierre

Le peuple qui aimait les arbres

Lutte contre le système

Un compte à régler

Sauve-toi, Élie !

Quand Florica prend son violon

Le conte de la planète Espère

Education et sens de la vie

Page 3: Chemins de paix

BATIR UNE CIVILISATION DE L’AMOUR

Le concept de «civilisation» n’apparaît dans le dictionnaire de l’Académie

qu’à partir de l’édition de 1835 quand le colonialisme s’enflamme et que nos

pays partent officiellement la répandre dans les pays convoités – en somme :

quand elle cesse. La société civile s’oppose au monde sauvage et contre la

barbarie.

Et nous voilà les innocents héritiers de l’arrogance hellénique : «Quiconque

n’est pas grec est barbare», Aristote enseignait à son élève Alexandre qu’il avait

à traiter les Grecs comme on traite des parents ou des amis – et les barbares

comme des bêtes de somme. Cette distinction de l’humanité en deux catégories

ne nous est pas totalement inconnue... Or «le barbare, c’est avant tout l’homme

qui croit à la barbarie de l’autre» (Lévi-Strauss, dans Race et histoire). «Bâtir une

civilisation», voilà que mon imagination s’emballe ! Je vois surgir des forteresses,

des murailles, des lois, des codes, des paragraphes, des défenseurs de la loi et

des missionnaires. Et tout cela – bien visible et distinct – réveille déjà la réaction,

la provoque et la crée. De ce côté-ci les bonnes intentions, de l’autre côté la

violence, la haine, l’agression, les méchants. De plus ce n’est pas une quelconque

civilisation qu’il s’agit là de bâtir, mais une civilisation de l’amour !

D’autres l’ont tenté et l’ont porté avec le glaive jusqu’au bout du monde.

L’amour qui se laisse broder sur les bannières, graver sur les pommeaux, ancrer

dans les statuts n’est plus l’amour. Bâtir sur l’amour ? Impossible. Ce serait bâtir

sur le vent, sur les vagues de la mer. La force de l’amour est indomptable.

Irruption, élan, surgie, force cabrée, elle est impossible à maîtriser, posséder. Sa

présence est comme celle du sel dans la mer ou comme du levain dans le pain.

Impossible à extraire, impossible à dérober, impossible à posséder. S’il n’est pas

souhaitable de bâtir une civilisation de l’amour, il m’apparaît néanmoins enivrant

de participer à une campagne secrète de contagion... L’espoir d’un monde de

justice et de compassion est notre dignité et nous honore. Manès Sperber

l’exprime ainsi dans ses Mémoires : «Rien sur terre jamais n’a davantage marqué

ma pensée, ne m’a davantage bouleversé que cette idée que j’ai rencontrée un

Page 4: Chemins de paix

jour sur mon chemin que le monde ne peut pas rester ce qu’il est, qu’il peut

devenir meilleur et qu’il le deviendra.» C’est le rêve messianique. Il est puissant.

Et pourtant il fait courir le risque – en tenant les yeux rivés sur l’avenir – de

piétiner le présent.

Pour le père Boulad, cette ère messianique a déjà commencé : «Jusqu’à la

fin du XIXe siècle, le malheur, l’inégalité, la misère d’autrui laissaient nos ancêtres

grosso modo indifférents. De nos jours, la sensibilité et la responsabilité

collectives se sont intensifiées comme en témoignent la multiplication des ONG et

des initiations solidaires surgies partout.» Et pourtant il n’échappera à personne

que l’effervescence active n’est pas l’entière réponse. Voilà dix ans, à

Dharamsala, un moine qui parlait un peu l’anglais me récita ce texte et me le

griffonna sur un chiffon de papier. Je l’ai entre les mains. «J’avais soif et faim

d’absolu. J’ai quitté le monde pour sauver les créatures. J’ai quitté le monde pour

atteindre à l’Illumination. J’ai quitté mon père et ma mère et les miens. J’avais

soif et faim d’absolu. Puis j’ai compris que je ne serais apaisé que si j’apprenais

à aimer aussi la saleté, la poussière et les passions. Il est facile de se révolter

contre la réalité. Il est plus difficile de la vivre. Aussi, je suis revenu dans le

monde.»

Nous sentons bien au fond de nous-mêmes que nous ne pourrons pas bâtir un

monde qui serait bon et généreux face à l’autre, le démoniaque. Aucune

stratégie ne nous sauvera. Nous sentons bien qu’il faut plonger – plonger dans le

marasme, dans la souffrance, dans le chaos, dans l’injustice, dans le manque – et

que c’est ce salto mortale – ce suicide – qu’on appelle l’amour. «Je suis revenu

dans le monde»... Nous sentons bien qu’aussi longtemps que nous voulons de

toutes nos forces changer ce monde, il nous résiste férocement, il se refuse. « J’ai

tout fait pour... j’ai mis tout mon engagement à... Pendant des années et des

années... » Aucune entité vivante – et le monde en est une – n’aime l’énergie

tranchante et bien intentionnée du réformateur. N’en est-il pas de même pour ces

fils, ces parents... que... nous voulons voir changer ? Sans doute avons-nous

parfois raison de souhaiter de toutes nos forces les voir quitter leurs habitudes

destructrices. Mais il y a là un mécanisme secret. Le changement ne s’opère pas

Page 5: Chemins de paix

par la volonté, seulement lorsque le hiatus de l’acceptation permet une profonde

respiration.

Je m’incline devant ce qui est – ce qui est advenu –, ce qui est devant mes

yeux, né d’une longue croissance apparemment défectueuse (apparemment ?) ou

secrètement signifiante. Une fois que j’ai reculé d’un pas, renoncé à imposer ma

volonté, un déclic secret a lieu : une porte s’ouvre. Toute entité vivante veut être

honorée, invitée à retrouver sa fluidité, son aptitude au changement, et non pas

forcée, fracassée comme un tiroir-caisse. «Je suis revenu dans le monde… non

plus pour le changer mais pour l’aimer. «L’amour excuse tout, croit tout, espère

tout, supporte tout». L’amour n’a ni bonne ni mauvaise intention. Il n’a pas

d’intention du tout. Il commence là où finit tout jugement, où finit la peur. Notre

plus grande peur est la peur d’aimer. Toute souffrance a commencé par l’amour ;

l’amour bafoué, renié, ignoré. L’abandon ou les cris dans une chambre d’enfant.

Si c’est cette peur qui nous fait souhaiter construire un univers où nous n’aurons

plus peur – où régnera une atmosphère de sécurité –, alors l’impulsion créatrice

n’est pas la bonne. Si c’est la peur qui nous fait rêver d’un monde sans violence,

nous y programmons aussitôt la violence.

«Qui préfère la sécurité à la liberté aura vite fait de perdre les deux», a

dit Benjamin Franklin. Il faut sortir de l’illusion sécurisante. L’amour, par nature,

met en danger. L’amour nous emporte au large, loin des estuaires et des ports de

plaisance. Il décoiffe les anxieux, les craintifs, les inquiets. Je voudrais faire

partager ce trouble fondamental sans lequel nous restons des ergoteurs et des

pédants. Il n’y a pas d’un côté le monde avec ses guerres, ses tortures, ses

horreurs, et de l’autre les hommes qui s’en indignent. Il n’y a qu’un monde. Et tout

ce qui respire sous le soleil partage un souffle, un seul !

«Cette humanité qu’on déverse devant moi comme de l’eau de vaisselle

dans l’auge d’un porc est bien la mienne. Je ne puis en rien prétendre être au-

dessus d’elle d’un iota. Ce lieu est le mien. Cette misère des cœurs est la mienne.

Cette détresse qui traîne et qu’on éructe parfois en envie de meurtre ou de suicide

est la mienne. Il n’est rien dont je ne résonne, dont je ne sois aussi ébranlée, fût-ce

à mon insu.» Une phrase de Borges me frôle : «Et puisque les mers ourdissent

d’obscurs échanges, on peut dire que chaque homme s’est baigné dans le

Gange.» Voilà l’intuition première de toutes les grandes cosmogonies et le fond

Page 6: Chemins de paix

de la physique quantique. «Quiconque n’est pas frappé d’effroi devant les

découvertes de la physique quantique n’y a rien compris» (Niels Bohr).

Premièrement, tout est relié. Deuxièmement, rien n’existe – il n’y a pas de

matière. La seule chose existante, c’est la relation, le tissu vibratoire de la

relation.

Puisque les mers ourdissent d’obscurs échanges, nous pouvons dire que les

âmes humaines ourdissent d’obscurs et de lumineux échanges et que chaque

homme a dansé au Carnaval de Rio, baigné dans son sang à Bagdad ou au

Rwanda, manié la machette ou la Kalachnikov, composé le Requiem de Mozart.

En dressant un mur contre la haine du monde, sa laideur, sa tristesse, sa vénalité,

sa dépression – comme si tout cela ne nous concernait pas –, nous nous ôtons le

seul puissant outil de changement : la conscience que ce monde n’est rien d’autre

que le précipité chimique de toutes mes pensées, de toutes mes peurs, de toutes

mes cruautés.

Mais dès que je cesse de voir le monde en dehors de moi, séparé de moi

pour le réintégrer, l’incorporer – je suis revenu dans le monde (et le monde est

revenu en moi) – alors une issue se dessine, et la sensation d’impuissance cesse !

Ce lieu que je suis, où je me tiens est transformable. A la question «Que puis-je

faire pour le monde ?», Suzuki Roshi répondait : «Clean up your own corner!» De

ce «coin» nettoyé jaillit la source. Qui a dégradé un seul homme a dégradé le

monde. Qui sauve une âme sera fêté au ciel comme sauveur du monde. Voilà la

charnière ! «Celui qui a vu son ombre est plus grand que celui qui a vu les

anges.» Celui qui a touché ses abîmes et qui a pourtant choisi la vie met le

monde debout. Souvent nous prenons refuge dans «l’amour» – ou ce que nous

tenons pour l’amour : soit l’absence apparente de crime et de violence. Nous

«aimons» pour échapper à nous-mêmes, à notre propre persécution ; nous

devenons alors pacifistes, sans couleur, sans éros, anémiés, vite esquivés quand un

conflit s’annonce, inaptes à nous colleter à l’agression et au rejet.

Après tant d’années d’«accompagnement des vivants», j’ose dire que la

haine de soi est la chose la plus répandue au monde. Nous sommes nombreux à

nous être condamnés à ne pas vivre tout en continuant à être vivants. Le jour où

les «crimes» commis remontent à la surface (ne serait-ce que celui d’être né sans

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avoir été désiré – ou de n’avoir pas suivi dans la mort un père, un frère aimé –

ou de continuer à vivre alors que telle personne aimée souffre cruellement... ), le

travail peut commencer.

L’homme occidental a une propension colossale à la haine de soi :

l’imaginaire collectif miné de guerres et de haines idéologiques et aussi la

loyauté envers ceux qui ont souffert le retiennent de vivre. Souvent l’égoïsme

n’est que le deuil hargneux du respect de soi. Or la loi de l’âme est radicale : si

je ne suis pas proche de moi, je ne le serai de personne – et personne ne pourra

– impunément – m’approcher, car l’autre reçoit aussitôt, et même si je crois

l’aimer, le reflet radioactif de ma haine de moi-même. L’amour de soi ! L’amour

de soi – qui est le fondement de l’amour – est une expérience bouleversante,

ontologique et mystique. Il ne s’agit pas de l’amour porté à cette personnalité

que j’ai réussi à construire. C’est une grande sympathie que j’éprouve pour elle

tout au plus. Non, l’amour s’ancre ailleurs. Il s’ancre d’abord dans la stupéfaction

d’être vivant et étrangement dans l’expérience du corps. Il n’y a que le

saisissement qui livre passage à l’essentiel. Cette part de moi qui n’a ni qualité, ni

propriété, ni attribut, qui échappe à toute catégorie, qui ne connaît ni peur ni

jugement, c’est la substance de notre vraie nature.

Cette puissance infiniment supérieure à l’homme et qui – mystère vertigineux

– n’est agissante sur terre qu’à travers l’homme qui l’accueille ou le corps qui

l’incarne, cette puissance ou mieux cette présence ineffable et fragile, c’est

l’amour qui nous fonde.

Christiane Singer N’oublie pas les chevaux écumants du passé

Paris, 2005 (adaptation)

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L’ART DE LA PAIX

Mais en fait, nous passons la plupart de notre temps à exclure quelque chose

ou quelqu’un : celui dont la couleur de la peau est plus sombre ou plus claire, celle

dont le corps dégage une forte odeur parce qu’elle vit dans la rue et qu’elle ne s’est

pas lavée depuis plusieurs semaines, celui qui s’approche de nous avec un couteau

ou, comme nous avons pu le constater à Auschwitz, celui qui, étant d’une nationalité

ou d’une religion différente, fait quelque chose qui ne nous plaît pas.

Dans la préface de son poignant récit Si c’est un homme, Primo Levi écrivait

ceci : «Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sommes à la merci de cette

idée, consciente ou inconsciente, que “l’étranger, c’est l’ennemi”.» Quand nous

voyons une personne qui ne nous ressemble pas, qui porte des vêtements différents

des nôtres et qui parle une langue étrangère, un long processus de déshumanisation

commence. Nous ne pensons pas forcément du mal de cette personne et ne lui

souhaitons pas qu’il lui arrive malheur, mais au fond, nous ne sommes pas

convaincus qu’elle soit tout aussi humaine que nous.

Le processus est souvent subtil, et s’en rendre compte nécessite de la vigilance,

de l’honnêteté et de la sensibilité. Parfois, il n’est pas du tout subtil et nous sommes

amenés à dénier aux autres les droits et les libertés les plus élémentaires. «Alors, au

bout de la chaîne logique, il y a le Lager, le camp de concentration», dit Primo Levi.

Auschwitz a eu lieu parce que des êtres humains ont condamné à mort tous

ceux qui étaient différents d’eux.

Bernie Glassman L’Art de la Paix

Paris, Albin Michel, 2000 (adaptation)

Page 9: Chemins de paix

LA GUERRE

C’était la guerre. Tous les matins, les hommes

partaient au champ de bataille. Ceux qui revenaient le

soir portaient les morts et les estropiés. C’était la guerre

depuis si longtemps que plus personne ne se rappelait

pourquoi elle avait commencé.

Victor Deux, roi des Rouges, comptait et

recomptait les soldats de son royaume :

— Dix plus vingt, voilà qui nous fait trente ; j’en

ajoute encore cinquante… Quatre-vingts hommes !

Quatre-vingts hommes, ce n’est pas assez pour gagner

la guerre.

Et il se mettait à pleurer. Heureusement pour lui, Victor Deux, roi des Rouges,

avait un fils qui s’appelait Jules. Jules entrait dans la salle du trône, et il disait :

— Courage, Papa !

Et le roi reprenait courage.

Armand Douze, roi des Bleus, avait lui aussi quatre-vingts soldats et un fils.

Mais lorsque Armand Douze se désolait, ce fils-là ne trouvait rien à dire. Le fils

d’Armand Douze s’appelait Fabien, et il ne s’intéressait pas tellement à la guerre. À

vrai dire, il ne s’intéressait à rien.

Il passait ses journées dans le parc, assis sur une branche.

Un jour, Fabien reçut une lettre du prince Jules :

Nos pères n'ont presque plus de soldats, alors, si tu es un homme,

prends ton cheval et ton armure. Je te donne rendez-vous demain matin

au champ de bataille ; nous nous battrons en duel, et le gagnant du

combat gagnera en même temps la guerre.

Signé Jules.

Fabien soupira. Il n’aimait pas tellement monter à cheval. Le lendemain

Fabien arriva au rendez-vous monté sur une brebis.

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— En garde ! dit Jules.

— Bêêêê ! fit la brebis.

Cela effraya le cheval qui se cabra à la verticale.

Jules tomba.

— Tu n’es pas blessé ? demanda Fabien.

Mais Jules était plus que blessé ; il était mort sur le coup. Les soldats rouges

hurlèrent :

— Le combat était truqué !

Fabien voulut leur expliquer que c’était un accident, mais comme ils avaient

des piques et des lances, il préféra partir en courant.

Armand Douze, roi des Bleus, l’attendait.

— Tu devrais avoir honte ! gronda-t-il.

— Mais je n’ai rien fait, dit Fabien.

— Justement, lui répondit son père, honte et double honte, je te chasse de

mon royaume.

Le prince Fabien se cacha dans le parc. Maintenant, c’était l’après-midi, et les

soldats avaient repris la guerre ; alors, Fabien décida de faire quelque chose : il

décida d’écrire deux lettres, l’une pour Armand Douze, l’autre pour Victor Deux.

Les deux lettres disaient exactement la même chose :

Je suis chez le roi jaune Basile Quatre, il m’a donné une grande armée.

Alors si vous êtes des hommes, prenez vos chevaux et vos armures. Je

vous donne rendez-vous demain matin au champ de bataille.

Signé Fabien.

Page 11: Chemins de paix

Armand Douze reçut sa lettre le soir même. «Ma nullité de fils, une grande

armée ?» dit-il, «ils seront huit tout au plus, et j’en ferai de la chair à pâté.» Quand

Victor Deux reçut sa lettre, il haussa les épaules ; il déclara qu’il écrabouillerait

comme rien ce gagneur de combat truqué. Il mit la lettre dans sa poche et il alla se

coucher. Lorsqu’il vit arriver l’armée bleue le roi des Rouges s’écria :

— Que faites-vous ici, Messieurs ? Nous avons rendez-vous avec l’armée

jaune, alors veuillez nous laisser la place.

— Figurez-vous, Messieurs, que nous avons nous aussi rendez-vous avec

l’armée jaune.

— Je ne comprends pas, dit Victor Deux, roi des Rouges.

— Moi non plus, dit Armand Douze, roi des Bleus.

Ils comparèrent leurs lettres.

— Combien y aura-t-il de soldats jaunes, d’après vous ?

— Peut-être huit, ou quatre-vingts, ou peut-être huit cents…

— Qu’importe, car les Bleus sont de vrais braves, dit Armand Douze.

Et Victor Deux répliqua :

— Les Rouges ne redoutent personne.

À midi, les Jaunes n’étaient toujours pas là. On a beau être brave et ne

redouter personne, l’attente rend nerveux :

— Messieurs, dit Armand Douze, je crois que face à huit cents hommes nous

devrions allier nos armées.

— C’est juste, répondit Victor Deux.

Ils attendirent encore tout l’après-midi.

À sept heures les rois discutèrent pour savoir s’il fallait rentrer au château,

mais ils décidèrent que non, qu’il valait mieux rester, pour le cas où les Jaunes

arriveraient de nuit ; et ils firent apporter des sandwichs.

Le lendemain les Jaunes n’étaient toujours pas là, alors on commença

d’installer des tentes et d’allumer des feux de camp.

Le troisième jour, les femmes des soldats vinrent avec leurs casseroles et leurs

louches, parce qu’on ne pouvait pas nourrir deux armées avec seulement des

sandwichs.

Le quatrième jour elles amenèrent leurs bébés.

Page 12: Chemins de paix

Et le cinquième jour les autres enfants, qui s’ennuyaient seuls à la maison,

vinrent à leur tour avec les vaches, les cochons et les poules. Les aînés montèrent des

commerces.

Au dixième jour, le champ de bataille ressemblait à un village. Fabien pensa :

«Je n’ai pas d’armée, et je n’en ai jamais eu ; mais grâce à moi, la guerre est

finie.»

Alors Fabien se rendit chez Basile Quatre, roi des Jaunes, pour lui raconter

son histoire. Basile rit beaucoup au moment de l’armée imaginaire, mais il pleura un

peu pour le prince Jules, mort si bêtement ; et il pleura même pour tous ces soldats

dont il ne connaissait pas les noms.

Basile Quatre trouva que Fabien était le plus malin, et aussi le plus sage ; et

comme il n’avait pas de fils, il lui demanda d’être le prince des Jaunes, et de régner

plus tard sur le royaume. Le roi Fabien fut un excellent roi.

Et bien sûr, sous son règne, il n’y eut jamais la moindre guerre.

Anaïs Vaugelade La Guerre

Paris, l’école des loisirs, 1998

Page 13: Chemins de paix

LLAA LLAAMMEE DDUU MMAAIITTRREE

Il y avait dans le Japon d’autrefois un maître forgeron qui

avait atteint un tel degré dans l’art de façonner les lames de

sabre qu’il en était venu à ne plus jamais les signer.

Oui, contrairement à l’usage qui voulait que la signature du

forgeron soit opposée au bas de la lame, tout près de la garde,

les siennes demeuraient sans inscription, car leur poli, leur courbe

et leur tranchant étaient d’une telle perfection qu’aucun samouraï

ne pouvait s’y tromper.

Mais le temps passant et l’âge venant, le maître a décidé de

transmettre peu à peu tous ses secrets à son plus proche disciple. Et ce disciple à son

tour est devenu si adroit dans la fabrication des lames qu’il a cessé lui aussi de les

signer.

Les samouraïs du Japon s’en sont alors trouvés très embarrassés car, malgré

leur science en la matière, ils ne parvenaient pas à déceler la moindre différence

entre les lames – et ils auraient tout de même bien souhaité savoir laquelle ils

portaient à leur côté !

Or, le seul moyen de le savoir constituait le

dernier secret que partageaient le maître et le

disciple. Quand venait l’automne, les deux hommes

s’installaient derrière leur atelier. Là, coulait une

rivière paisible, et les feuilles tombant des arbres

formaient sur elle des tapis mordorés.

Quand le disciple y trempait une de ses lames,

toute feuille qui venait s’y heurter se tranchait net et se séparait en deux moitiés,

sans secousse ni saccade. Mais quand le maître trempait un de ses sabres, la

moindre feuille qui arrivait… en évitait la lame.

Jean-Jacques Fdida La Naissance de la Nuit et autres contes du monde entier

Paris, Didier Jeunesse, 2006

Page 14: Chemins de paix

LA LOI DES LOIS

En ce temps-là régnait, au pays, un vieux roi. C'était un père aimant, un juste,

un homme droit. Mais il était aveugle. Un jour il fit planter à l'entrée du palais un

haut pilier orné de figures d'ancêtres et de poèmes courts. A la cime il voulut que

l'on mette une cloche dont la corde pendrait sur la place publique. Quand ce fut

fait, il fit publier cet avis : « Si quelqu'un par chez nous souffre d'une injustice, qu'il

vienne ici sonner. Mon juge sortira sur le pas de la porte et dictera le droit selon la

loi des lois. »

Il advint qu'un serpent fit son nid dans les herbes, au pied d'une muraille. Un

soir qu'il se chauffait au bord de la rivière avec ses serpenteaux, un soldat fatigué

fit rouler un caillou sur sa maison de paille et s'assit là pour boire. Quand le serpent

revint, il n'avait plus d'abri. Il attendit la nuit, s'en fut jusqu'à la place où la corde

pendait, s'enroula autour d'elle et s'agita si bien que le juge assourdi sortit dans la

nuit claire. Il chercha çà et là qui avait pu sonner, ne vit qu'un chien errant sur le

pavé désert. Il haussa les épaules et tourna les talons.

Comme il allait rentrer, le serpent se dressa soudain devant ses jambes, tendit

sa tête plate et dit à voix humaine :

― Un soldat tout à l'heure a ravagé mon nid. Selon la loi des lois, est-ce bonne

justice ?

― Tu m'effraies grandement, lui répondit le juge.

― Toi aussi, sache-le. Devons-nous pour cela perdre le goût du droit ?

― Certes non, dit le juge. Le diable a son logis, Dieu et les hommes aussi. Selon

la loi des lois, ta maison vaut la mienne. Je porterai demain ta requête à mon roi.

Le lendemain matin, quand le juge eut parlé dans la chambre royale, son maître

Page 15: Chemins de paix

sans regard chaussa ses lorgnons bleus en souvenir du ciel, médita un moment et

dit :

― Que ce soldat rende au serpent son gîte. Et qu'il n'y manque pas la moindre

touffe d'herbe. J'exige expressément qu'il soit comme il était avant qu'il ne l'écrase.

Ce fut fait le jour même.

Le roi, ce soir-là, se coucha de bonne heure. Or, comme il soupirait sur son

oreiller blanc le serpent se glissa, par la fenêtre ouverte, dans son appartement. Il

tenait dans sa gueule une pierre brillante. Un valet l'aperçut, rampant sur le

plancher. Il ameuta la garde. On vint autour du lit.

― Laissez donc, dit à tous le Juste somnolent. Cette humble bête-là connaît la

loi des lois.

Le serpent prestement se hissa sur sa couche.

Le long de l'édredon il vint à son visage, déposa sur le front son beau caillou

luisant et s'en alla en hâte entre les pieds des gens.

Le roi ouvrit les yeux.

Il n'était plus aveugle.

Il éteignit la lampe et s'endormit content.

Henri Gougaud La Bible du Hibou

Paris, Ed. du Seuil, 1993

Page 16: Chemins de paix

LA MERE DES CONTES

Où sont donc nés les contes, et pourquoi, et comment ? Une femme l’a su, aux

premiers temps du monde. Qui l’a dit à la femme ? L’enfant qu’elle portait dans son

ventre. Qui l’a dit à l’enfant ? Le silence de Dieu. Qui l’a dit au silence ?

Il était pour la première fois, dans la grande forêt des premiers temps, un rude

bûcheron et son épouse triste. Ils vivaient pauvrement dans une maison basse, au

cœur d’une clairière. Ils n’avaient pour voisins que des bêtes sauvages et ne

voyaient passer, dehors, par la lucarne, que vents, pluies et soleils. Mais ce n’était

pas la monotonie des jours qui attristait la femme de cet homme des bois et la

faisait pleurer, seule, dans sa cuisine. De cela elle se serait accommodée, bon an,

mal an.

Hélas, en vérité, son mari avait l’âme aussi broussailleuse que la barbe et la

tignasse. C’était cela qui la tourneboulait. Caressant, il l’était comme un buisson

d’épines, et quand il embrassait en grognant sa compagne, ce n’était qu’après

l’avoir battue. Tous les soirs il faisait ainsi, dès son retour de la forêt. Il poussait la

porte d’un coup d’épaule, empoignait un lourd bâton de chêne, retroussait sa

manche droite, s’approchait de sa femme qui tremblait dans un coin, et la rossait.

C’était là sa façon de lui dire bonsoir.

Passèrent mille jours, mille nuits, mille roustes. L’épouse supporta sans un mot

de révolte les coups qui lui pleuvaient chaque soir sur le dos. Vint une aube d’été sur

la clairière. Ce matin-là, comme elle regardait son homme s’éloigner sous les grands

arbres, sa hache en bandoulière, elle posa les mains sur ses hanches et pour la

Page 17: Chemins de paix

première fois depuis le jour de ses épousailles, elle sourit. Elle venait à l’instant de

sentir une vie nouvelle bouger là, dans son ventre. « Un enfant ! » pensa-t-elle,

tremblante, émerveillée.

Mais son bonheur fut bref, car lui vint aussitôt plus d’épouvante qu’elle n’en

avait jamais enduré. «Misère, se dit-elle, qui le protégera si mon mari me bat

encore ? En me cognant dessus, il risque de l’atteindre. Il le tuera peut-être avant

qu’il ne soit né. Comment sauver sa vie ? En n’étant plus battue. Mais comment,

Seigneur, ne plus être battue ?» Elle réfléchit à cela tout au long du jour avec tant

de souci, de force et d’amour neuf pour son fils à venir qu’au soir elle sentit germer

une lumière.

Elle guetta son homme. Au crépuscule il s’en revint, comme à son habitude. Il

prit son gros bâton, grogna, leva son bras noueux. Alors elle lui dit:

— Attends, mon maître, attends ! J’ai appris aujourd’hui une histoire. Elle est

belle. Ecoute-la d’abord, tu me battras après !

Elle ne savait rien de ce qu’elle allait dire, mais un conte lui vint. Ce fut comme

une source innocente et rieuse. Et l’homme demeura devant elle captif, si pantois et

content qu’il oublia d’abattre son bâton sur le dos de sa femme. Toute la nuit elle

parla. Toute la nuit il l’écouta, les yeux écarquillés, sans remuer d’un poil. Et quand

le jour nouveau éclaira la lucarne, elle se tut enfin.

Alors il poussa un soupir, vit l’aube, prit sa hache et s’en fut au travail. Au soir

gris, il revint. Elle l’entendit pousser la porte à grand fracas. Elle courut à lui.

— Attends, mon maître, attends ! Il faut que je te dise une nouvelle histoire.

Ecoute-la d’abord, tu me battras après !

A l’instant même un conte neuf naquit de sa bouche surprise. Comme la nuit

passée, son époux l’écouta, l’œil rond, le poing tenu en l’air par un fil invisible. Le

temps parut passer comme un souffle. A l’aube elle se tut. Il vit le jour, se dit qu’il lui

fallait partir pour la forêt, prit sa hache, et s’en alla. Et quand le soir tomba vint

encore une histoire. Neuf mois, toutes les nuits, cette femme conta pour protéger la

vie qu’elle portait dans le ventre. Et quand l’enfant fut né, l’homme connut l’amour.

Et quand l’amour fut né, les contes des neuf mois envahirent la terre. Bénie soit cette

mère qui les a mis au monde. Sans elle les bâtons auraient seuls la parole.

Henri Gougaud L’Arbre d’Amour et de Sagesse

Paris, Editions du Seuil, 1992

Page 18: Chemins de paix

Ma sœur nomade qui soulève le monde

Anne-Marie Salomon

Au Mali, c’est une figure. Je l’ai croisée un jour à Bamako. Dans un 4x4

conduit par un flamboyant Touareg. «C’est la sœur Anne-Marie, m’a-t-on dit. Elle

vient en ville faire ses courses.» Je la connaissais. De passage à Paris, elle était

venue me voir à la maison. Elle apportait des stylos-billes à pompon (artisanat

local) et une vidéo sur le ver de Guinée, fléau d’Afrique qu’on ne souhaiterait

pas à son pire ennemi.

Il s’installe et grandit sous la peau, le plus souvent dans la jambe, dont on

l’extirpe avec une pique, comme un bulot de sa coquille, au prix d’une lente

opération d’enroulement qui soulève le cœur. Imperméable à mon malaise

croissant, la sœur commentait les images. Avec force de détails techniques. Elle

est à la fois religieuse et médecin. Elle me fit ce jour-là l’effet d’une femme forte.

Un peu dragon, un peu sainte sans doute. On a parfois de ces intuitions...

Sœur Anne-Marie Salomon a eu une idée de génie : elle a monté dans le

nord du Mali un hôpital pour les nomades, touaregs en majorité. Le génie tient

dans l’absence de murs. C’est un hôpital sans chambres, avec un seul bâtiment en

dur, réservé aux consultations et aux soins. Autour, l’espace – mi-désert, mi-

savane – offre l’aspect d’un campement nomade ordinaire. Car on vient ici se

faire soigner comme on va au puits ou à la transhumance : en famille, toute la vie

Page 19: Chemins de paix

juchée sur les chameaux derrière lesquels trotte un troupeau de chèvres. À

l’hôpital, les tentes sont montées pour la durée qu’Allah et «la sœur marabout»

jugeront nécessaire au rétablissement du membre de la famille malade. Qui

peut, lui, continuer à dormir et à boire le thé avec les siens.

La sœur soutient que l’hôpital s’est «fait tout seul». Elle a commencé, dit-elle,

par soigner «sous l’arbre puis il a bien fallu créer un dispensaire. Aux premiers

patients tenus de rester sur place pour leur traitement (des tuberculeux) elle a dit

: «Vous n’avez qu’à vous mettre là.»

Sans doute, après avoir mieux fait sa connaissance, on veut bien imaginer

que les choses se sont passées ainsi. Cet hôpital n’en est pas moins unique en

Afrique. C’est aussi le seul à 150 km à la ronde dans cette région désertique du

Gourma : des dunes de sable et des plateaux de pierres sur un territoire vaste

comme la Belgique, enserré dans la grande boucle que fait le fleuve Niger

avant d’arriver à Tombouctou. Bamako est à 1 000 km, par «le goudron», la

route rectiligne qui relie la capitale à Gao, à 300 km à l’est d’ici.

Sœur Anne-Marie est venue s’installer dans cette enclave du bout du monde,

entre Sahara et Sahel, en 1987. Au terme d’un parcours surprenant où cette

religieuse reconnaît, bien sûr, la main de Dieu. Entrée dans les ordres à dix-neuf

ans, au sein de la congrégation des Sœurs de la retraite, elle coulait des jours

tranquilles en qualité de professeur de physique-chimie à Angers quand elle a

décidé soudain d’entreprendre des études de médecine. Elle avait quarante-cinq

ans.

Elle veut, dit-elle alors, être médecin en Afrique, au Sahel, pour soigner ses

frères les plus pauvres. À l’appui de cette vocation aussi subite que précise, elle

invoque le témoignage de religieuses de son ordre venues parler de leur travail

au Cameroun. Il l’a fortement ébranlée. Il se trouve que par un de ces

phénomènes de synchronicité qui nous donnent le sentiment que la vie cherche à

attirer notre attention quelque part, elle a vu dans le même temps un

documentaire du CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le

développement) sur les soins aux populations pauvres, mettant l’accent sur le peu

de moyens réellement nécessaires pour aider les gens à se prendre en charge.

Elle se sent «appelée», de taille à le faire. Voilà pour les motifs officiels de cette

nouvelle orientation. Mais comme souvent avec ceux qui changent radicalement

Page 20: Chemins de paix

de cap au cours de leur vie, les circonstances extérieures sont entrées en

résonance avec un désir ancien jadis négligé. Enfant, la future sœur Anne-Marie

voulait être médecin. «Mon grand frère, qui avait fait médecine, m’en a

dissuadée. “Si tu fais ça, tu ne seras jamais religieuse”, m’a-t-il assuré. J’ai pensé

alors que ce désir ne se glissait en moi que pour contrecarrer l’appel de Dieu.»

L’idée ou les moyens de réunir les deux vocations ne s’étaient pas présentés

alors. Les voilà.

Elle est en cinquième année d’études quand son professeur de santé

publique lui suggère un stage au Mali. Presque simultanément, sa supérieure, qui

n’est pas au courant de la proposition, souffle au détour d’une conversation :

«Pourquoi pas le Mali ?» Elle voit là un nouveau signe. «Dieu se sert des autres

pour guider mes pas.» Ce sera le Mali.

Mais ce premier stage en brousse, tout près de Bamako, ne tient pas ses

promesses. Quelque chose ne va pas. «Je voulais le désert.» Elle l’a, pour son

stage d’externat, et dans toute sa cruauté. Nous sommes en 1985. Depuis l’année

précédente une grande sécheresse ravage le Sahel. Dans la petite ville de

Gossi, les Touaregs refugiés errent dans les rues brûlantes. Ils ont perdu leurs

troupeaux, leur statut de nomades, l’espoir. «Leurs enfants, se souvient sœur

Anne-Marie, étaient dans un état terrible.» Au dispensaire de santé publique, la

religieuse s’attarde auprès d’eux le soir. «Je reviendrai», leur dit-elle.

Elle a tenu promesse deux ans plus tard, une fois soutenue sa thèse. Elle

avait cinquante-deux ans et venait s’installer définitivement à Gossi comme

médecin des nomades.

Elle a établi son hôpital là où l’on avait refoulé les nomades refugiés de la

sécheresse, de l’autre côté du lac d’eau boueuse qu’on appelle « la mare de

Gossi », à Kalgourou. On s’y rend donc en pirogue. Une courte traversée que la

sœur effectue debout, martiale figure de proue – elle est plutôt grande et en

chair – en boubou de batik bleu ciel (son uniforme ici), cheveux rejetés en arrière,

visage énergique et nez volontaire chaussé de larges lunettes. «Bilharziose !»

crie-t-elle d’une voix sévère aux enfants qui se baignent dans l’eau brune où

s’attrape cette maladie parasitaire. Ils fuient comme des bancs de poissons,

partagés entre le rire et la panique face à cette statue flottante du Commandeur

qui avance, la poitrine ornée d’une large croix.

Page 21: Chemins de paix

La première fois que nous traversons avec elle, il est à peine 9 heures du

matin mais déjà la chaleur est accablante. Un petit groupe attend sur l’autre rive,

serré dans le cercle d’ombre offert par un arbre solitaire. Les hommes bleus

debout sous le turban, le poignard barrant leur abdomen, nerveux comme des

chevaux. Les femmes assises sous la corolle noire de leur voile. Une famille

touarègue. Ils sont arrivés à l’aube après avoir marché toute la nuit pour amener

ici la forme noire recroquevillée sur le sol à leur côté. Une femme. Elle a

accouché hier soir. Ils ont noué un petit sac de sable à l’extrémité du placenta et

sont partis. «Ah ! voilà notre ambulance !» s’exclame avec satisfaction la sœur en

s’extrayant de la pirogue dansante. Une brouette descend vers nous. On y

installe la forme enfermée dans son voile et singulièrement inerte. Le petit

groupe se met en marche. Indifférente à la tension palpable qui l’habite, la sœur

bavarde.

Ensuite, une fois à l’hôpital, tout est allé très vite. Elle a enfilé un gant. La

jeune femme a poussé un cri. Hadi-Jatu, l’assistante, avait mis de l’eau à chauffer

sur le réchaud. Elle a lavé le bébé de ses mains expertes. Assise sur la table de

consultation, l’ex-forme inerte, soulagée du placenta mortel, découvrait un visage

ciselé de madone au sourire éblouissant. Une vierge noire de quinze ans. « 16/9

de tension, a bougonné la sœur. On leur donne trop de sel. » Puis elle a tourné le

dos à celle dont elle venait de sauver la vie. Manifestement, elle n’est pas femme

à effusions.

Hors urgences, soixante à quatre-vingt-dix patients par jour se présentent à

la consultation, tuberculeux à qui on a réservé un emplacement à l’ouest pour y

dresser leurs tentes, sidéens (des cas nouveaux chaque année chez ceux qui ont

poussé jusqu’à Abidjan), lépreux – il y en a encore. Et tous ceux atteints par ces

maladies infectieuses qui sont l’ordinaire du nomade et de l’Afrique où ils font

des ravages : paludisme, bilharziose, le fameux ver de Guinée et toutes sortes

de pneumopathies en hiver, dans cette région où la température peut descendre

à 0°. Ce qui n’est pas le cas en cette période où le thermomètre affiche l’enfer :

47° à l’ombre.

Les patients qui se présentent, tous hauts et maigres, sont épuisés par

l’avitaminose (les carences en vitamines). À la saison chaude, on ne trouve pas

Page 22: Chemins de paix

grand-chose à manger. Ils tendent à la sœur, assise derrière son bureau,

quelques feuilles jaunies, agrafées ensemble, le «carnet de santé» qu’elle a elle-

même mis au point et examine, sourcils froncés, avant de passer à

l’interrogatoire médical. Qui tourne au vinaigre en quelques questions. C’est que

les réponses tardent à venir. Ou tombent à côté. Témoignant assez souvent, il

faut l’admettre, d’une fâcheuse incompréhension du traitement prescrit. Et la sœur

entre en ébullition. Se fâche, houspille, vitupère... Au nom de leur santé, de son

désir de les voir bien portants, certes, on perçoit bien l’intention, mais on se

passerait volontiers de cet énervement, de toute cette électricité dans l’air. Au

bout de quelques patients, je comprends cependant qu’il serait vain d’espérer

autre chose. Il s’agit là d’un mode d’être. Cette femme de Dieu a un

tempérament colérique et la compassion explosive.

Assis jambes pendantes sur la table de consultation, blouse blanche et

chapeau de berger dogon sur la tête, ignorant ces foudres avec superbe et une

décontraction non feinte, Zado traduit. Le nécessaire seulement. Mohamad Ag

Oumalha, dit Zado, parle plusieurs langues. Outre la sienne, le tamasheq, langue

des Touaregs, l’arabe, le bambara et le songhaï. Une nécessité dans cette région

où se croisent les ethnies nomades – Touaregs, Peuls et Maures – et sédentaires.

Bras droit de la sœur, qu’il connaît depuis vingt ans, il n’a cure manifestement de

son caractère volcanique.

Car ce musulman fervent a, dit-il, reconnu tout de suite en elle une âme

fraternelle quand elle est venue taper à sa porte en arrivant. Elle cherchait un

chauffeur. «Sachez que ce n’est pas vous qui venez me chercher, c’est Dieu qui

vous envoie», lui a-t-il dit. De cela, il est persuadé. Et tout le reste n’est que

psychologie. Zado voulait servir ses frères. De chauffeur, il est devenu homme de

confiance, puis technicien de santé après une formation à la Croix-Rouge. En

vingt ans de pratique empirique aux côtés de la sœur, il connaît aujourd’hui

assez de médecine pour gérer seul les consultations et l’hôpital (où Hadi-Jatu, sa

femme, matrone formée à la puériculture, officie également) quand la religieuse

s’absente, à Bamako ou en Europe, ou qu’elle donne tout simplement ses

consultations ailleurs.

Car l’hôpital ne représente qu’une partie du travail de sœur Anne-Marie.

Elle prête aussi main forte au centre de santé de Gossi pour la consultation des

femmes enceintes. Et surtout, elle consulte tous les jours dans le petit dispensaire

Page 23: Chemins de paix

qui jouxte son domicile. Une table d’examen, deux chaises, quelques étagères

branlantes, un désordre certain. Une assistante, Tachia, matrone amère, femme

du maçon et mère de neuf enfants qui, à l’époque où nous sommes allés là-bas,

officiait, le petit dernier campé sur sa hanche. C’était il y a quelques années. Il a

dû grandir depuis.

Entièrement gratuites ici (à l’hôpital, elles sont légèrement payantes), les

consultations sont réservées aux plus démunis. Il y a le jour des femmes enceintes,

celui des enfants orphelins et des mères célibataires (mal vues à l’hôpital), un

autre encore pour les femmes tuberculeuses. Et tous les jours pour accueillir le

tout-venant dont les enfants qui viennent avaler leur traitement antipaludéen ou

leurs vitamines.

Après tout, il y a largement de quoi faire. Car des femmes réclamant les

soins de sœur Anne-Marie, il y en a partout, sans cesse. Elles frappent à sa porte

dès l’aube, sont encore là quand la nuit tombe et qu’elle rentre de l’hôpital.

Installées en évidence au travers de son chemin, sollicitant de leur présence

obstinée et muette l’attention de la sœur fourbue qui naturellement se fâche,

peste dans sa langue de Blanc, renâcle, finit quand même par s’enquérir du

problème. Et cède. Presque toujours. Ses soirées, ses nuits sont pleines

d’auscultations fantomatiques, la lampe torche coincée sous le bras ou la joue,

quand le groupe électrogène est éteint ou en panne ; pleines de toutes sortes de

miracles accomplis dans l’urgence et l’obscurité, de nativités à la bougie, belles

comme des La Tour (elle pratique un minimum de deux cents accouchements par

an).

Médecin, sœur Anne-Marie creuse aussi des puits, construit des écoles là où

les nomades aujourd’hui se sédentarisent. Elle est une des rares que j’aie

vraiment vue réaliser ce qui reste trop souvent le vœu pieux de toute ONG digne

du nom : former pour assurer la suite et la prise en charge des populations par

elles-mêmes. Certes, on a du mal à imaginer l’hôpital sans sa poignée et même,

allez, ses éclats. Mais la relève s’installe. Elle a formé de nombreuses matrones

au métier de sage-femme, des infirmiers. Huit postes de soins décentralisés sont

aujourd’hui répartis dans toute la région, près des points d’eau où s’installent les

campements nomades. Avec des centres dentaires et même un centre optique.

Tous sont gérés par des Touaregs.

Page 24: Chemins de paix

J’ai gardé cette image d’elle. C’était il y a quelques années. Je ne l’ai pas

revue ensuite, juste entendue l’année dernière, sur une radio confessionnelle où on

lui faisait raconter une énième fois l’étonnant parcours de sa vie et l’ordinaire de

ses journées de religieuse médecin en Afrique... Elle a soixante-treize ans

aujourd’hui. Rien n’avait changé apparemment. C’était bien elle, à qui

l’interviewer tentait de soutirer un peu d’émotion : une phrase, une anecdote,

quelque chose qui vibre, touche l’auditeur au cœur. En vain. Elle alignait des faits

: l’incroyable somme des actes quotidiens accomplis là-bas au service de ses

frères nomades. Puis, d’un ton neutre, elle a dit cette belle phrase qui la résumait

bien : «Permettre à ceux que je rencontre de se développer, par la santé,

l’éducation et de prendre leur vie en charge, les aider à devenir des adultes à

part entière pour répondre personnellement à ce à quoi Dieu les appelle... c’est

cela pour moi ma mission de religieuse. »

Il était temps de rendre l’antenne. On lui a demandé de conclure. «Je suis

bien là-bas, a-t-elle dit. Les Touaregs m’ont apporté beaucoup de paix, de

calme et le sens du respect de chacun.»

Annick Lacroix Douze femmes qui soulèvent le monde, 2009

(Adaptation)

Page 25: Chemins de paix

LA PARTIE D’ECHECS

Plume-d’Aigle-Flottante, fils et petit-fils d’Indiens Mayas, m’a raconté cette histoire. Il la tenait d’un moine

bouddhiste de Thaïlande.

Un guerrier au front soucieux, fatigué d’errer de ripailles en défaites et de

longues marches en victoires illusoires, s’en fut un jour rendre visite, au fond d’une

forêt bruissante d’oiseaux, à un ermite fort réputé pour sa bonté simple et sa

sagesse imperturbable. Dans la hutte de branches où il fut reçu, ce guerrier conta au

saint homme ses rudes aventures, et lui confia qu’il était las des méchancetés

terrestres. Puis :

– Je ne veux plus que vous pour maître, lui dit-il. Enseignez-moi ce savoir qui

illumine votre visage et qui rend belle la vie.

L’ermite lui conseilla de méditer, de creuser l’écorce des apparences, de

s’efforcer de découvrir, dans la mauvaise gangue du monde, le fruit savoureux de

la paix. Il lui apprit comment maîtriser son souffle et conduire ses pensées. Trois

jours entiers ils parlèrent ensemble. Après ce temps, le guerrier promit à son maître

d’observer ses commandements et s’en retourna chez lui. Une année passa, limpide

pour l’un, arrière pour l’autre. Celui qui avait décidé d’atteindre la sagesse

s’engagea bravement sur le chemin tracé, mais se perdit dans les labyrinthes de son

âme. Un matin d’été, à bout de peine, il revint se plaindre auprès du saint homme.

Page 26: Chemins de paix

– Malgré mes efforts, lui dit-il, je n’ai fait aucun progrès. Certes, je sais

maintenant respirer comme vous me l’avez enseigné, mais je suis toujours aussi

avide, toujours aussi mal vivant, toujours aussi incapable d’amour. Comment

pourrais-je aimer la vie qui m’environne ? Comment pourrais-je aimer les autres ? Je

ne m’aime pas moi-même !

L’ermite, patiemment, lui donna de nouvelles leçons. Il lui apprit l’art de brider

les excès des sens et d’atteindre le fond paisible du coeur, au-delà de toute tempête.

Après trois nouvelles journées, le guerrier le quitta revigoré, tout empli de nouvelle

espérance. Il s’échina encore une pleine année à débarrasser son esprit des

fardeaux qui l’encombraient, observa strictement les disciplines qui lui avaient été

conseillées, tenta de comprendre et de goûter la vie, mais n’y parvint pas. Alors il se

sentit plus malheureux qu’il ne l’avait jamais été, et se demanda si l’existence qu’il

menait avant d’avoir eu la sotte idée d’atteindre la sagesse ne valait pas mieux que

cette insupportable impuissance où il était plongé. Il s’en revint une nouvelle fois

voir l’ermite dans sa forêt et lui reprocha son incompétence.

– Vous n’avez pas su m’apprendre à aimer, lui dit-il. Je crains fort, pauvre

homme, que vous ne soyez un imposteur.

L’autre ne s’offusqua point, au contraire. Il écouta ses jérémiades avec une

attention presque enfantine puis s’en fut prendre, dans un coin obscur de sa hutte,

un jeu d’échecs. Après quoi il lui dit en souriant :

– Jouons ensemble une partie, mais qu’elle soit définitive et sans pitié. Celui qui

la perdra devra mourir. Son vainqueur lui tranchera la tête. Es-tu d’accord pour cet

enjeu ?

Le guerrier, étonné, regarda son maître, puis voyant briller dans ses yeux une

lumière de défi :

– D’accord, dit-il.

Ils sortirent devant la hutte, posèrent l’échiquier sur une pierre plate dans

l’ombre d’un grand arbre, s’assirent face à face, penchèrent leurs fronts plissés sur

les figurines de bois, et la partie commença. Le guerrier se trouva bientôt en

mauvaise posture. Après six coups joués, il avait déjà perdu trois pièces

importantes, et son roi était dangereusement découvert. Il prit peur. Bouleversé par

la main froide de la mort qu’il sentait déjà s’appesantir sur sa nuque, il joua de plus

Page 27: Chemins de paix

en plus mal. Après douze coups, il était au bord de la débâcle. Il regarda son

adversaire et le vit impassible. Assurément cet homme n’hésiterait pas un instant à le

tuer, s’il perdait.

Alors, l’esprit vertigineux, il se dit qu’il était temps de réfléchir sans faute. Il se

souvint que d’ordinaire il était de bonne force aux échecs, et lui vint l’évidence que

seul le spectre de la mort l’empêchait de donner toute sa mesure. « Je dois d’abord

me débarrasser de mon épouvante, si je veux avoir une chance de survivre », se dit-

il, « je dois m’en débarrasser à l’instant même ! ». Il s’efforça de respirer comme il

avait appris. Puis il pensa : « Quoi qu’il advienne, il me faut pleinement jouer. Voilà

l’important. » Il s’absorba dans la contemplation de l’échiquier. Il vit comment

sauver son roi, en grand danger d’être pris. Une sourde jubilation l’envahit. Il reprit

espoir, oublia son effroi. Après dix-huit coups, sa situation était assez rétablie pour

qu’il envisage avec confiance une longue bataille d’usure. Après vingt-quatre coups,

il découvrit une faille dans le jeu de son adversaire. Il s’exalta, poussa un

rugissement de triomphe.

– Tu as perdu, dit-il.

Il tendit vivement la main pour engouffrer sa reine dans la brèche offerte, mais

la laissa suspendue au-dessus du jeu. Il regarda l’ermite. Il le vit aussi impassible

qu’à l’instant de sa victoire proche. Il se dit alors : « Pourquoi tuerais-je ce brave

homme ? En vérité, je suis sûr qu’il aurait pu facilement gagner la partie quand la

peur me tenaillait. Il ne l’a pas fait. Quelle sorte de fauve serais-je si j’abattais mon

sabre sur son cou ? ». Son exaltation le quitta aussitôt. Il grogna, baissa la tête et

poussa un pion inutile. Alors l’ermite renversa l’échiquier dans l’herbe, d’un geste

négligent.

– Il faut vaincre d’abord la peur. Ensuite peut venir l’amour, dit-il. As-tu

compris ?

Le guerrier, enfin délivré, éclata de rire. Il savait maintenant comment goûter

pleinement la vie.

Henri Gougaud

L’Arbre aux Trésors Paris, Éditions du Seuil, 1987

Page 28: Chemins de paix

SUR LA VIOLENCE

À l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, Edgar Morin, un de nos anciens élèves,

nous a rendu visite. Il a fait toute sa scolarité ici, entre 1931 et 1938. Il est venu dialoguer avec

nous. Cet homme est au cœur de notre actualité, de ce qui nous intéresse aujourd’hui. Grand

témoin de la deuxième moitié du XX ème siècle, il est né en 1921, juste après la Première Guerre

mondiale. C’est énorme la réceptivité des jeunes aux grands thèmes qu’Edgar Morin, fils

d’immigré, a lancés sur la réforme de l’enseignement des connaissances dans les lycées. En TPE

(travaux personnels encadrés), par exemple, les jeunes ont choisi de travailler sur le thème des

frontières inter-ethniques, motivés sans doute par des problèmes qu’ils rencontrent eux-mêmes. Ils

ont élaboré leur dossier de TPE en partant de documents sur le racisme, l’apartheid, les droits de

l’homme, la citoyenneté… Et nous lui avons posé des questions… sur la violence, par exemple.

E. M. : Le problème de la violence humaine est très discuté. Que se passe-t-il

lorsque la violence fait irruption ? Chacun doit avoir normalement dans son esprit un

certain nombre de principes qui le poussent à respecter la vie, le droit et la liberté

de son prochain. Je ne parle pas seulement en termes de morale, mais de civisme.

Or, dans notre société de plus en lus dissolue, l’intériorisation de cette règle civique

s’affaiblit. L’adolescent est le plus touché parce qu’il est un maillon faible de la

société ; il a quitté le cocon familial pour des bandes de mieux en mieux

organisées…

Quand les règles se désintègrent, il se crée des microsociétés, les bandes se

transformant en gangs et en clans. On aboutit alors à une société d’un type tout à

fait archaïque qui défend son territoire, qui est portée à se battre contre le clan

voisin, qui a sa solidarité, sa hiérarchie, son leader, son chef. Un gang fait la

guerre à l’autre, parce qu’il estime qu’il a le droit de le voler, de

l’agresser…Aujourd’hui, ces violences se répandent dans des points chauds, des

quartiers où la société, impuissante, cherche d’autres réponses que la répression.

Le problème est que chaque phénomène de dissolution peut être

accompagné par de phénomènes de dégradation de la famille – mères

abandonnées, pères ivrognes, enfants battus, etc. Le mal est profond et nécessite

une politique de civilisation de longue haleine. Il faut redonner aux gens un sens

de la communauté et de la solidarité, une tâche qui me paraît d’autant plus

difficile que la société est elle-même minée par la corruption. Il existe beaucoup

Page 29: Chemins de paix

de crimes dont on ne peut pas individualiser le coupable, parce qu’ils sont

collectifs, menés à une très grande échelle. C’est même parfois une véritable

machine qui se met en marche.

L’esclavage en fut une. Ceux qui raflaient les personnes en Afrique n’étaient

pas seuls ; ils comptaient sur la complicité des pouvoirs locaux, les marchands

d’esclaves, les transporteurs, les esclavagistes au Brésil ou aux États-Unis, etc. Il

ne faut pas oublier que la civilisation occidentale s’est faite par la domination, le

meurtre et l’oppression, même si elle a eu par ailleurs de grands mérites, comme

celui de créer des idées qui ont justement permis de lutter contre. Mais la

conscience arrive toujours en retard !

L’idée que j’ai défendue dans Terre-Patrie est l’émergence d’une forme de

pensée basée sur la solidarité, capable de s’opposer à la mondialisation basée

sur le calcul et le profit. Aujourd’hui, nous sommes tous en proie aux mêmes

menaces globales, nucléaires, écologiques, du sida, des nouveaux virus. Nous

essayons d’avoir une vie civilisée qui puisse dépasser les états de guerre, de

violence et de barbarie qui règnent sur la terre. Tant qu’on n’a pas conscience de

la communauté de citoyens de la terre, les forces dominantes d’aujourd’hui

continueront à faire loi.

Le côté positif de l’individualisme moderne est de donner à chacun plus de

responsabilité et d’autonomie. Son côté négatif est de dégrader les solidarités et

d’accroître les solitudes. Il est très difficile d’influencer tout le monde, mais chacun

a en soi des forces de résistance. Cela explique sans doute que la marque des

propagandes intenses, comme le communisme stalinien, le maoïsme, le nazisme,

s’est dissoute dès que ces régimes ont cessé d’exister. À mon avis, il faut

reconstituer de nouvelles solidarités. Les êtres humains ne peuvent pas vivre dans

un monde fondé uniquement sur la quantité, le calcul, le profit. Ils ont besoin de

rapports affectifs, d’amour. Je pense à cette phrase du biologiste chilien

Humberto Maturana : «Nous autres êtres humains, nous sommes des animaux qui

avons besoin d’être attachés par l’amour. L’amour n’est pas seulement un moyen

pour nous aider à vivre, c’est aussi une fin pour nos existences. Personne ne peut

s’en passer.»

Edgar Morin Dialogue sur la Connaissance (Entretiens avec des lycéens)

Paris, Ed. de l’Aube, 2002 (adaptation)

Page 30: Chemins de paix

L’AMOUR BLESSÉ

Ils ont sali l’amour

Avec leurs injures

Ils ont cassé l’amour

Avec leurs massues

Ils ont percé l’amour

Avec leurs fils de fer

Ils ont blessé l’amour

Avec leurs mitraillettes

Maintenant, il faut tout réparer.

François David

Page 31: Chemins de paix

LA PETITE FILLE DE LA PLUIE

Avec papa et maman nous étions en vacances en Normandie sur une île, dans

une maison de location, toute petite et coquette. Mais je m’ennuyais. Je me sentais

seule. Alors tous les jours j’allais m’asseoir sur un gros rocher, planté dans le sable

de la plage et je regardais les milliards de vaguelettes danser la lambada sur la

mer.

Dans le ciel, les nuages gorgés d’eau faisaient la course défilant à toute vitesse,

comme s’ils ne voulaient pas faire de l’ombre au soleil blanc. Au loin, les mouettes

se confondaient voiles des bateaux. La plage était presque déserte, sans doute à

cause de l’eau trop froide. Un vent léger soufflait. Quand il s’engouffrait dans les

cheveux des deux petits garçons blonds qui jouaient avec un cerf-volant, pas très

loin de moi, il les faisait flotter avec beaucoup de grâce et de légèreté. C’était beau

à voir. J’aurais aimé avoir des cheveux aussi fins, à la place de mes frisettes.

Les deux garçons étaient jumeaux, tout blancs et tout beaux. Ils habitaient avec

leurs parents dans une maison de location parallèle à la nôtre. A chaque fois que je

les rencontrais sur la plage, papa me taquinait en me disant d’aller jouer avec eux.

Je n’osais pas. Dans leurs yeux, quelque chose me déplaisait. Mais j’avais très envie

de jouer avec leur cerf-volant, le tenir entre mes doigts, fermer les yeux et

m’envoler avec lui là-bas en haut, là où les mouettes faisaient des pirouettes.

Page 32: Chemins de paix

Soudain, le cerf-volant piqua et tomba à mes pieds. Une chance ! l’occasion

rêvée de faire connaissance avec mes deux voisins.

Je me levai, ramassai l’objet et le tendis aux garçons qui s’étaient approchés de

moi. Je leur souris et dis que leur cerf-volant était très joli. Silencieux, ils me fixaient

avec un air pas trop gentil. Tout à coup l’un d’eux me prit le cerf-volant des mains

et le reposa à terre, là où il était tombé.

— Tu touches pas à notre cerf-volant !

— Pourquoi ? demandai-je, étonnée.

— Parce que t’es pas Française !

— Si, je suis Française !

— Non, dit l’autre, non !

Je baissai les yeux sur moi pour me regarder. Je me voyais blanche, juste un

peu bronzée par le soleil d’été. J’étais triste et énervée à la fois. Je ne comprenais

pas. C’était la première fois qu’on me disait ça. Je voulus demander la raison à

papa, mais il s’était endormi. Alors je me suis rassise sur mon rocher et je me suis

remise à regarder la danse de la mer. Je voulais pleurer. Je regardais sans cesse ma

peau, je touchais mes cheveux frisés.

Voilà que, sans prévenir, l’atmosphère se brouilla. Des nuages dans le ciel

s’amoncelèrent. Le cerf-volant des méchants se détacha et s’évanouit dans l’air. Ils

poussèrent des cris de stupéfaction. Je sentis qu’il se passait quelque chose. Un

puissant rayon de lumière se fraya un passage entre ciel et terre, comme un couloir

transparent. Une forme glissa à l’intérieur, en sortit, puis vint se planter devant moi,

extraordinaire.

Elle me regarda dans les yeux et dit «Je suis la fille de la pluie». Elle avait la

grâce d’une fée, habillée d’une robe taillée dans des nuages aux reflets gris-bleu,

soyeuse comme une caresse. Ses long cheveux étaient des vagues turquoises qui

jaillissaient vers ses pieds, son visage semblait sculpté dans le vent, par le vent,

finement, dans ses yeux luisaient deux perles d’or dans lesquelles je vis le cerf-

volant.

A ses oreilles pendaient deux boucles, deux gouttes de pluie qui faisaient une

fontaine magique.

Page 33: Chemins de paix

Bouche-bée, je ne pouvais plus parler. Elle souriait toujours. Elle me dit qu’elle

avait tout entendu d’en haut. C’est pour ça qu’elle avait subtilisé le cerf-volant. Elle

me le tendit en disant :

— Tiens, tu iras leur rapporter toi-même...

Puis elle dit avant de disparaître dans son couloir de lumière :

— Tu es très belle, Faema.

Ensuite tout redevint normal. J’avais dans les mains un cerf-volant incrusté de

minuscules étoiles multicolores. Je le rapportai aux deux garçons. Dans leurs yeux,

maintenant, on voyait l’émerveillement ! Ils pensaient que j’étais une magicienne. Je

dis seulement :

— La petite fille de la pluie, grise et bleue, venue du ciel, me l’a rapporté pour

vous.

Et c’est ainsi que nous sommes devenus amis !

Azoug Bégag

Jean-Hugues Malineau ; Claire Nadaud (org.) Almanach

Amiens, La Charte Corps Puce Jeunesse, 1996 (adaptation)

Page 34: Chemins de paix

LA PLUME LOURDE

Kassa Kena Gananina fut autrefois le héros le plus

puissant, le plus redouté et le plus aimé du peuple mandingue.

Un seul tournoiement de sa masse de fer pouvait tuer vingt

antilopes. Un seul éclat de colère dans son regard effrayait

tant les flèches ennemies que toutes tombaient à se pieds

comme pour lui demander grâce. Un seul soupir de sa bouche

rieuse, au soir des batailles traversées, parfumait l’air

alentour et attirait à lui les plus belles vierges des villages

conquis. Kassa Kena Gananina était en vérité «celui que nul ne peut vaincre».

Ainsi le nommait-on, tant parmi les hommes que parmi les animaux terrestres et

les vivants du ciel.

Or, comme il festoyait au soir d’une journée de chasse carnassière, arriva

dans son village un voyageur courbé sur un bâton tant usé par les chemins qu’il

n’était plus qu’une canne de nain. Ce vagabond vénérable, après qu’il se fut

abreuvé d’une gorgée d’eau et nourri d’une pincée de viande, s’assit sous l’arbre

à palabres et se mit à conter les merveilles qu’il avait rencontrées au cours de

ses errances dans de lointains pays. Il en vint ainsi à parler d’un certain oiseau

Konaba qui vivait dans une forêt montagneuse, au-delà des ordinaires territoires

des hommes.

─ Ce monstre, dit-il, est si gigantesque qu’il obscurcit le jour, quand il

déploie ses ailes. Il peut cependant se faire aussi petit qu’un poing de femme,

mais il est alors si lourd que les baobabs s’enfoncent en terre sous son poids. Il

sait être beau s’il le désire, épouvantable quand il le veut. Il est invincible. Plus

est puissant celui qui l’affronte, plus le Konaba a de plaisir à le vaincre, car sa

nourriture préférée est la force même de ses ennemis.

Kassa Kena Gananina, entendant ses paroles, fronça les sourcils et baissa la

tête. Ses compagnons, le voyant ainsi pensif, le défièrent à grandes bourrades

de survivre à un combat loyal contre un monstre de cette sorte. Ces railleries

Page 35: Chemins de paix

embrasèrent bientôt le cœur du héros. Il se leva, s’en fut dans sa case chercher sa

masse de fer et, sans un mot, s’en alla vers cette montagne où vivait le dragon

prodigieux.

Il chemina sept jours et sept nuits, l’enjambée ample et la tête dans les

épaules, sans prendre le moins de repos. À l’aube du huitième jour, il arriva au

dernier village avant le pays du Konaba. Il demanda où nichait cet ennemi des

hommes qu’il désirait combattre. Un vieillard, tremblant d’effroi au seul nom du

monstre, lui désigna le sentier qui s’enfonçait dans la forêt.

Kassa Kena Gananina, sur ce sentier broussailleux, marcha jusqu’à midi sans

rencontrer ni chasseur ni gibier. Comme il parvenait dans une clairière, le soleil

soudain disparut, la pénombre se fit alentour et l’air s’emplit d’une rumeur

semblable à celle qui traverse la terre quand ses entrailles remuent. Le héros

leva le front. Il vit l’oiseau. Il était immobile, à hauteur d’arbre. Sa tête au bec

jaune et crochu pendait entre ses ailes aussi vastes que le ciel visible. Ses yeux

étaient pareils à deux lunes aux couleurs changeantes. Ses griffes étaient des

sabres courbes.

─ Homme puissant et beau, salut à toi, dit ce dragon céleste, à voix

grinçante. Ta force me parait aussi savoureuse qu’un fruit frais. Allume en toi la

rage et la colère, que je me rassasie d’elles !

Kassa Kena Gananina tendit son poing arme à la gueule ricanante, bondit

sur un rocher, fit tournoyer sa masse de fer. Au premier tournoiement, il fracassa

l’œil gauche de l’oiseau Konoba. Au deuxième tournoiement, il obscurcit l’œil

droit, qui pleura des larmes de feu. Alors, dans un assourdissant bruissement

d’ailes, le monstre rapetissa, en un instant se réduisit en une boule noire. Cette

boule noire dans un long sifflement descendit du ciel et tomba si lourdement que

la terre frémit et se fendit de crevasses. Kassa Kena Gananina poussa, la tête

levée au grand soleil, un rugissement de triomphe.

Il vit une plume, dernière rescapée des ailles évaporées, se balancer dans

l’air calme, au-dessus de son front. Il voulut la saisir. Elle lui échappa, se posa sur

sa nuque. Alors le héros courba l’échine, tituba, tomba sur les genoux et se laissa

ployer jusqu’à enfoncer le menton en terre, terrassé par un insupportable

Page 36: Chemins de paix

fardeau. Il tenta d’arracher cette plume accablante de sa chevelure où elle était

prise. Il ne put, et resta grotesquement accroupi, grondant et se débattant

comme un fauve piégé.

Après qu’il eut braillé, puis imploré secours, puis longuement gémi sans

forces, le crépuscule vint et, dans le crépuscule, apparut sur le sentier de la

clairière une vieille femme. Elle portait sur son dos un petit enfant aux jambes

dodues, mais point encore en âge de trotter. Kassa Kena Gananina l’appela,

agitant la main au ras de l’herbe, et d’une voix mourante lui demanda d’aller

chercher tous les hommes de son village, afin qu’ils l’aident à se défaire de

cette plume aussi pesante qu’un mont.

─ Quoi, lui dit-elle, prétends tu, jeune fou, avoir besoin de soixante-quinze

guerriers de mon clan pour ôter cette chose de ta nuque ?

Elle se pencha, souffla, et la plume s’envola. Puis elle ramassa l’oiseau

Konoba réduit en boule sur le sol crevassé et le tendit au petit enfant qui le prit

et le fit jouer entre ses mains agiles. Tous deux s’éloignèrent, dans la paix du jour

finissant. Kassa Kena Gananina resta longtemps assis par terre, tout ébahi et

déconcerté, puis s’en revint à son village où il conta son aventure à l’ombre de

l’arbre à palabres. Quand il eut dit comment il avait été délivré, un silence

perplexe se fit dans l’assemblée, puis un aïeul pris de sommeil bâilla

bruyamment et, se levant pour aller dormir :

─ Pour qui ne sait rien de l’oiseau Konoba, une plume est une plume,

bafouilla-t-il. Bonsoir, hommes.

Kassa Kena Gananina baisa les mains de ce sage et, de ce jour, s’appliqua

à l’infinie conquête du bien plus précieux que toute force : l’innocence.

Henri Gougaud L’Arbre aux trésors

Paris, Éditions du Seuil, 1987

Page 37: Chemins de paix

LA POIGNEE DE POUSSIERE

Il y avait en un certain village d’un certain pays un homme riche et important

qui avait pris pour habitude de s’installer tous les matins un petit moment sur le

perron de sa belle et grande maison pour regarder aller et venir les passants.

Souvent, il voyait passer un miséreux qui s’en allait, toujours chantonnant entre ses

dents, ramasser du bois mort dans la forêt. Et plus tard dans la matinée, l’homme

riche l’apercevait parfois de sa fenêtre revenir le dos ployant sous des fagots qu’il

allait sans doute vendre au marché pour quelques pièces de cuivre. Aussi, un matin,

l’homme riche a interpellé le miséreux :

― Et toi, mon pauvre ami ! Ton courage m’a ému. Désormais, viens me

demander le matin ce dont tu as besoin – sois raisonnable ! – et tu n’auras plus à

aller te casser le dos dans la forêt.

Le pauvre homme, le front penché vers le sol, a longuement réfléchi, puis

relevant son visage tanné et souriant, il a répondu :

― Donne-moi une poignée de poussière.

Le richard en est resté quelques instants pantois. Mais, finalement, il a haussé

les épaules, s’est baissé, a ramené une poignée de poussière et l’a remise au

miséreux, qui l’a remercié et s’en est allé comme à son habitude vers la forêt, tout

en chantonnant entre ses dents.

Page 38: Chemins de paix

À partir de là, tous les matins, le pauvre homme arrivait, demandait une

poignée de poussière, l’homme riche se baissait, se relevait et la lui remettait…

Jusqu’au jour enfin où il s’est fâché :

― Nom de Dieu ! Tu viens ici tous les matins, juste pour me demander une

poignée de poussière, tu ne peux donc pas la ramasser toi-même ?

Le miséreux a alors éclaté de rire, esquissé deux pas de danse et lui a

répondu :

― Non, je préfère quand c’est toi qui te baisses ! Tu vois, toi à qui tout est

donné, chaque matin, je me réjouis de te voir un peu suer. Oui, cela me réconforte

l’âme et me donne du courage pour toute la journée. Tes richesses, je n’en ai que

faire, ce que je veux de toi, c’est un peu d’effort attentionné. Et maintenant toi, du

haut de tes trésors, même ce tout petit plaisir, tu ne veux plus me l’offrir ?

L’homme riche a voulu protester, mais il n’a pu que bougonner… Et

brusquement, il a éclaté de rire. Son cœur s’était ouvert à une vérité première.

Alors, une fois encore, il s’est baissé, a ramassé la poussière pour le miséreux et la

lui a donné.

Jean-Jacques Fdida La Naissance de la Nuit et autres contes du monde entier

Paris, Didier Jeunesse, 2006

Page 39: Chemins de paix

LE JEUNE PRINCE ET L'ETRANGER

À une époque lointaine, la pluie ne tombait plus sur un

petit royaume. Le soleil dardait implacablement ses rayons

brûlants sur la terre. Les lacs se desséchèrent et les rivières

tarirent. Même dans le château du roi, il n'y eut bientôt plus rien

à boire.

Ce matin-là, la reine manqua de force pour se lever. Le

jeune prince, inquiet, décida de partir lui-même à la recherche

d'eau, car aucun des serviteurs qu'il avait envoyés n'était revenu.

Il prit dans les cuisines désertes une cruche en terre. Il se

souvenait d'une source qui jaillissait au sommet d'une haute

montagne et tombait en cascade jusqu'en bas, dans la vallée.

Lorsqu'il trouva la source, quelques gouttes à peine suintaient d'un rocher.

Patiemment il remplit la cruche, goutte après goutte, et enfin, tout heureux, dévala

la montagne pour apporter au plus vite de l'eau à sa mère.

Tout à coup, il aperçut une vieille gitane, assise sous un arbre, sa longue jupe

bariolée recouverte de poussière. Il la reconnaissait pour l'avoir vue plusieurs fois

aux portes du château disant la bonne aventure. La pauvre femme, assoiffée,

n'avait plus la force de marcher. Le jeune prince s'agenouilla près d'elle, lui souleva

doucement la tête et lui versa quelques gorgées d'eau fraîche dans la bouche. Tout

de suite, la vieille dame se sentit mieux et lui sourit pleine de reconnaissance.

Le prince reprit la route en se hâtant. Quand il arriva au château, la jeune

esclave de sa mère lui ouvrit la lourde porte. La jeune fille semblait épuisée. Le

prince l'avait toujours vue travailler sans relâche depuis le jour où un marchand

l'avait ramenée de force de son lointain pays. Dernièrement, il la surprenait souvent

priant les dieux de ses ancêtres, les implorant de faire tomber la pluie. Le cœur du

prince se serra. Il tendit la cruche à la jeune esclave afin qu'elle puisse se désaltérer.

La jeune fille le remercia et, ses forces rétablies, accompagna le prince jusqu'aux

appartements de la reine.

Page 40: Chemins de paix

Là, le jeune garçon aida sa mère à boire l'eau limpide. Après quelques

gorgées, la reine lui tendit le récipient et lui dit :

― Merci, mon fils. Bois maintenant, toi aussi.

Le prince, qui effectivement avait très soif, porta la cruche d'argile à ses

lèvres. Mais au même instant, des coups retentirent à la porte du château. Laissant

sa mère aux bons soins de la servante, le prince alla ouvrir.

Un étranger à la peau sombre se tenait debout sur le seuil de la porte.

L'homme paraissait épuisé. Il devait venir de loin, car il portait un costume inconnu

dans le royaume. Il vit la cruche d'argile dans les mains du jeune prince, et lui fit

comprendre par signes qu'il avait très soif. Le prince n'hésita pas et lui tendit le

récipient. L'homme but longuement et, tandis qu'il se désaltérait, son corps se

redressa et ses vêtements se mirent à flotter autour de lui, comme animés par une

brise invisible. Entre ses mains, la cruche d'argile prit la transparence du cristal.

Lorsque l'homme s'arrêta de boire, il sourit au jeune prince, d'un sourire plein de

douceur :

― Mon prince, lui dit-il, tu n'as pas montré le moindre signe de xénophobie ;

tu as su voir en moi, non pas un étranger, mais un frère. Ainsi, de cette cruche que

tu m'as tendue, jaillira une source qui désaltérera tous les habitants de ton royaume.

L'homme recula, puis fit tomber la cruche qui se brisa en mille gouttelettes

scintillantes. Elles formèrent une source d'eau pure et cristalline jaillissant du plus

profond de la terre. Le jeune prince goûta l'eau limpide, puis se redressa pour

remercier l'étranger, mais l'homme à la peau sombre avait déjà disparu. Le prince

vit sa silhouette se fondre dans le firmament et à cet endroit du ciel apparut une

belle lumière, d'un éclat pareil au plus pur cristal. Les habitants du pays se

souvinrent toujours, en regardant cette lumière, du jeune prince et de l'étranger.

Johanna Marin Coles ; Lydia Marin Ross

L’Alphabet de la Sagesse Paris, Ed. Albin Michel, 1999

Page 41: Chemins de paix

FABLE DES DEUX SCORPIONS

Dieu avait créé la Terre, la mer, le ciel, les animaux bons, les animaux mauvais

pour l’homme. Enfin, il créa les scorpions, en ignorant s’ils seraient bons ou

méchants. Pour le savoir, il décida de les mettre à l’épreuve.

– Ma Terre est pauvre pour l’instant, dit-il aux deux scorpions, l’un noir, l’autre

jaune. J’ai besoin de richesses pour les hommes, pour leur construire des maisons,

des hôpitaux, des écoles, et tout ce qu’ils réclament pour vivre et élever leurs

enfants. Je vais donc vous confier une mission : vous me rapporterez toutes les

pierres précieuses que vous trouverez dans le désert. Elles sont enfouies très

profondément, mais vos dards vous aideront à les trouver.

Dieu les regarda dans les yeux.

– Ces richesses seront très utiles à mes hommes. Je vous paierai pour ce labeur

trois pierres précieuses chacun.

Et Dieu fronça les sourcils.

– C’est un travail long et difficile, et vous serez forcément tentés de garder les

pierres pour vous. Mais si vous me mentez, vous serez sévèrement punis.

Ainsi partirent les deux scorpions, après avoir juré leurs grands dieux, c’est le

cas de le dire, de remettre au bien public la plus petite des pierres rencontrées en

chemin. Amasser des trésors pour l’Etat, pour le bien de tous les hommes, ça n’est

pas comme trouver des richesses pour soi. Il faut lutter contre le désir de tout garder

pour soi ! Les scorpions partirent aussitôt, en affrontant la chaleur, le vent, le sable,

Page 42: Chemins de paix

enfonçant leur dard profondément dans les dunes, dans les vagues, là où l’on

trouve, si l’on regarde bien, des rubis, des saphirs, des diamants facettés.

On sait que le désert regorge de richesses cachées, que ce soit des pierres

précieuses, des louis d’or, ou toute autre chose. On sait aussi que c’est la nuit,

quand tout le monde est endormi et que l’on se sent très seul, que l’on a une chance

de gagner. Car les richesses sont souvent enfouies loin des regards, ce qui rend le

travail de « chercheur d’or » fatigant, épuisant, sous 50 degrés le jour et moins 20

degrés la nuit, et sans une goutte d’eau à se mettre sous le dard ! Mais si ça n’était

pas fatigant, ça ne s’appellerait pas un trésor, n’est-ce pas ?

Le scorpion noir fouilla, fouilla, fouilla, encore et encore. Comme il était vif et

astucieux, il avait déjà trouvé cent diamants, six cents émeraudes, trois cents saphirs

et d’innombrables rubis. A mi-chemin, à cause de la fatigue, une mauvaise pensée

lui vint à l’esprit : «Tout ce travail ! Et pour récolter quoi ? Un pauvre petit diamant,

un quart d’ongle de rubis, une maigrelette émeraude, un saphir de rien du tout ?

Mais si je garde les plus belles pierres, je serai l’animal le plus riche et le plus

puissant de la Terre ! Et peut-être Dieu nous considérerait-il, nous, les scorpions,

avec autant de respect que les hommes.» Et, avec son dard, il enterra très

profondément, dans une cachette ultra-secrète, les plus belles pierres précieuses

dans le sable.

Pendant ce temps, le scorpion jaune traînait entre ses pattes le maigre trésor

amassé : trois rubis, cinq diamants, sept saphirs, un peu d’or gratté sur une pierre.

Le butin était maigre, car il avait passé beaucoup de temps à se dorer au soleil et

surtout à discuter avec le renard des sables et tous les habitants du désert, pour

tromper sa solitude.

Quand l’heure du bilan fut venue, Dieu fit venir devant lui les deux scorpions. Le

scorpion noir ne rapporta à Dieu que six pierres. Elles étaient toutes petites, ridicules

et mal fichues.

– Je n’en ai pas trouvé davantage, mon Dieu, mentit le scorpion noir. Mon frère

jaune a été trop rapide ! Il a tout ramassé avant moi !

En disant cela, ses deux yeux rougirent et flamboyèrent comme des rubis, signe

de mensonge et de fourberie. Dieu lui répondit calmement :

Page 43: Chemins de paix

– Tu mens ! Tu as gardé tout le trésor pour toi tout seul ! Ce que tu as fait est

mal. D’abord, parce que tu m’as menti. Ensuite, et surtout, tu as volé la richesse des

hommes. Ton intérêt est passé avant celui des hommes. Et pour cela, tu seras

maudit ! Quand tu verras un homme, ou un animal, tu auras une irrésistible envie

de le piquer avec ton dard, et, si tu y parviens, tu le tueras.

Puis Dieu se tourna vers le scorpion jaune.

– Toi, tu as été très paresseux, tu as passé ton temps à tromper ta solitude. Mais

il faut avoir du courage et savoir supporter la fatigue et l’isolement pour trouver

des trésors. Ton dard piquera également, mais ne donnera de la fièvre que pendant

trois jours et trois nuits.

Depuis ce jour, quand les hommes voient un scorpion noir, ils l’écrasent avec

leurs pieds, à cause de la peur qu’il leur inspire. Mais quand ils voient un scorpion

jaune, ils savent bien qu’il est gentil, et ils le laissent en vie, tout en s’éloignant de

lui.

Sophie Carquain Petites histoires pour devenir grand

Paris, Ed. Albin Michel, 2003

Page 44: Chemins de paix

Duin sur la planche

DU PAIN SUR LA PLANCHE

Autant vous prévenir que vous aurez fort à faire

quand votre tour sera venu

de vous occuper du monde où nous vous avons mis.

S’il ne s’agissait pour vous que de coudre sans aiguille ni fil,

de fabriquer des ordinateurs capables de rêver à votre place,

d’aller de Brest à Tokyo en trente secondes

ou de conquérir quelques lunes de plus !

Mais, au train haineux, stupide et pestilentiel

où nous avons mené les êtres et les choses,

vous allez devoir réinventer l’herbe et la paix,

l’oxygène et la justice, la truite et la bonté.

Quels conseils pourrions-nous vous donner,

nous qui marchons sur notre cœur

parce que nous ne voyons pas plus loin que le bout de nos idées ?

Jean Rousselot

Page 45: Chemins de paix

CONTE DES TROIS ORANGES

Il y avait un roi qui était malade. De plus

en plus malade. Aucun médecin n’était capable

de le guérir. Sa maladie était telle qu’il

semblait devenir un morceau de bois sec. Lui

qui aimait tant manger de bonnes choses, ne

buvait plus qu’un peu d’eau ; lui qui aimait tant

rire et raconter de belles histoires, se taisait

tant et si bien que l’on croyait qu’il entrait dans

un dernier sommeil.

Il y avait dans le village un forgeron. Ce forgeron ne se contentait pas de

modeler le fer et de construire des outils. Il s’intéressait à ce qui se passait dans la

tête des hommes. Ayant appris la maladie du roi, il alla le trouver, lui disant que

peut-être il trouverait le remède.

— Pour vous guérir, dit-il finalement au roi, il vous faut manger trois oranges

qui se trouvent maintenant sous la patte de l’ogre.

Le roi l’écouta avec attention et aussitôt déclara :

— Je donnerai la moitié de mon royaume à celui qui ira me chercher les trois

oranges.

Le roi avait trois fils : l’aîné avait vingt ans, le cadet dix-sept ans et le plus

jeune quatorze. C’est l’aîné qui parla le premier.

— Je veux aller en quête de ces trois oranges, dit-il. Me donnerez-vous

l’autorisation ?

Le roi accepta. Le garçon fit ses provisions pour un long voyage et partit fier et

content. «A mon retour», se disait-il, «j’aurai la moitié du royaume de mon père.

L’autre moitié, je l’aurai après sa mort.» Son voyage fut long, très long et périlleux.

Défaillant de faim et de fatigue, il s’assit auprès d’une fontaine, sortit ses provisions

et se mit à manger. Bientôt sur le chemin apparut un vieil homme à barbe blanche

qui avançait difficilement.

Page 46: Chemins de paix

— Bonjour, fit-il en saluant le prince. J’ai bien faim. Pouvez-vous me donner un

morceau de pain à manger ?

— Non, pauvre homme. Les vivres que je porte sont pour un long voyage. Je ne

sais si j’en aurai assez pour moi !

Le vieil homme à barbe blanche s’éloigna lentement en boitant. Quant au

prince, il chemina encore trois jours dans des montagnes désertiques. Tant et si bien

qu’il se perdit.

— Que vais-je devenir, gémissait le roi. Que vais-je faire ?

Le cadet se proposa. Il s’équipa pour un long voyage. Un jour, sur le chemin, il

rencontra un vieil homme à barbe blanche, puis l’on n’entendit plus parler de lui. Il

devait s’être perdu dans des montagnes désertiques.

— Je veux y aller, dit le plus jeune fils. Je suis sûr de réussir là où mes frères

ont échoué.

— Eh bien ! fit le roi, vas-y. Je te trouve encore bien jeune, mais je forme le

vœu que tu reviennes avec les trois oranges.

Le plus jeune fils du roi prépara son voyage et s’en alla loin, loin. Près de la

fontaine il rencontra un vieillard à la longue barbe blanche et ce vieillard lui

demanda à manger.

— Tenez, brave homme, asseyez-vous là, et prenez dans mes provisions.

Quand il y en a pour un, il y en a pour deux, dit le proverbe.

Le vieillard sourit et s’assit. Lorsqu’ils eurent bien mangé et bien bu, le vieillard

à barbe blanche demanda :

— Où allez-vous, jeune homme, dans ce pays perdu ?

— Je vais chercher les trois oranges qui sont sous la patte de l’ogre.

— Il vous faut aller derrière cette montagne. Là vous découvrirez une ferme

entourée de grands arbres. Il y a une femme qui pétrit en ce moment le pain et qui

nettoie les braises du four avec ses doigts.

Le garçon contourna la montagne et découvrit la ferme. Une vieille femme était

justement en train de nettoyer le four avec ses doigts.

— Ne faites pas cela, ma mère. Voyez ce bâton. J’y accroche un morceau de

mon manteau : cela sera bien plus pratique.

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La vieille femme sourit et dit :

— Je vous remercie pour votre bonté, mais que faites-vous dans ce pays

perdu ?

— Je viens chercher les trois oranges qui sont sous la patte de l’ogre.

— Cela est bien dangereux, mais puisque vous avez été bon pour moi, je vais

vous renseigner : il faudra partir à minuit et vous arriverez vers quatre heures du

matin à la caverne de l’ogre. Il sera encore endormi sur un lit de feuilles sèches. Les

trois oranges sont cachées sous la plante de ses pieds. Voilà une fiole. Versez

quelques gouttes dans la gorge de l’ogre et cela le fera dormir encore plus

profondément. Alors n’hésitez plus, prenez les trois oranges et fuyez rapidement.

— Merci, dit le garçon. Je sais ce qu’il me reste à faire.

— Voici de tout petits miroirs qui ne coûtent rien. En vous sauvant, laissez-en

quelques-uns sur le bord du chemin.

Le jeune garçon entra dans la caverne, l’ogre dormait la bouche ouverte. Il y

versa le contenu de la fiole. Il alla alors gratter la plante des pieds et prit les trois

oranges, puis il bondit sur son cheval et se sauva au galop. L’ogre s’éveilla

rapidement et vit le jeune garçon qui fuyait et se lança à sa poursuite. Le garçon

jeta ici et là les petits miroirs. L’ogre ne pouvait pas résister au plaisir de se

regarder dedans. Ainsi il perdit beaucoup de temps et bientôt la trace du fugitif.

Le roi, pendant ce temps-là, se désolait et s’accusait de la mort de ses fils. Le

jeune homme arriva au château.

— Père, s’écria-t-il, je vous apporte les trois oranges.

Le roi et la reine furent heureux. L’aîné et le cadet, qui étaient revenus à pieds

et en haillons au château, furent par contre très jaloux mais ils ne le dirent pas.

Le roi guérit très vite et il donna son royaume tout entier à son plus jeune fils,

puis il le maria à la plus jolie princesse du pays.

Michel Cosem

Jean-Hugues Malineau ; Claire Nadaud (org.) Almanach

Amiens, La Charte Corps Puce Jeunesse, 1996

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L’Abbé

Pierre

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Benoît Marchon, Catherine Ponet et alii L’Abbé Pierre et l’espoir d’Emaüs (t.1)

Paris, 1989

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LE PEUPLE QUI AIMAIT LES ARBRES

Il y a bien longtemps en Inde, quand les princes de la guerre régnaient sur le

pays, vivait une jeune fille qui aimait les arbres. Elle s’appelait Amrita. Amrita vivait dans un pauvre village aux maisons de boue séchée, en bordure

d’un grand désert. Tout près du village s’élevait une forêt. Chaque jour Amrita courait vers la forêt, sa longue natte dansant dans son

dos. Quand elle retrouvait son arbre préféré, elle l’entourait de ses bras. «Mon cher arbre », s’écriait-elle, « tu es si grand et tes feuilles sont si vertes ! Comment pourrions-nous vivre sans toi ?» Car Amrita savait que les arbres l’abritaient du soleil brûlant du désert. Les arbres la protégeaient des terribles tempêtes de sable. Et là où poussaient les arbres on trouvait l’eau, cette eau si précieuse. Avant de quitter la forêt, Amrita embrassait son arbre préféré, puis lui murmurait : «Arbre, si un jour tu as des ennuis, je te défendrai.»

L’arbre lui répondait dans un bruissement de feuilles. Un jour, juste avant les pluies de la mousson, une énorme tempête de sable

tourbillonna dans le désert. En quelques instants, le ciel devint aussi noir que la nuit. Des éclairs déchiraient le ciel et le vent fouettait les arbres tandis qu’Amrita se précipitait chez elle. De sa maison, elle entendait le sable qui venait cingler les volets. Après la tempête, il y eut du sable partout – dans les vêtements d’Amrita, dans ses cheveux et même dans sa nourriture. Mais elle était sauvée et son village aussi, grâce aux arbres qui les avaient défendus au plus fort de la tempête.

Page 86: Chemins de paix

Plus Amrita grandissait, plus elle aimait les arbres. Bientôt, elle eut des enfants qu’elle emmenait avec elle dans la forêt.

«Ils sont vos frères et vos sœurs», leur disait-elle. «Ils nous abritent du soleil brûlant du désert, nous protègent des terribles tempêtes de sable, et nous montrent où trouver l’eau que nous buvons», leur expliquait-elle. Puis Amrita apprenait à ses enfants à aimer et à protéger les arbres comme elle le faisait.

Chaque jour, quand elle quittait la forêt, Amrita allait puiser de l’eau à la

source du village. Elle portait l’eau dans une grande cruche d’argile, posée en équilibre sur le dessus de sa tête.

Un matin, près de la source, Amrita vit un groupe d’hommes armés de lourdes haches. Ils se dirigeaient vers la forêt. Elle entendit ces mots : «Abattez tous les arbres que vous rencontrerez», ordonnait le chef des bûcherons. «Le Maharajah a besoin de beaucoup de bois pour construire sa nouvelle forteresse.»

Le Maharajah était un prince puissant qui régnait sur de nombreux villages. Sa

parole faisait loi. Amrita eut peur. «Les coupeurs d’arbres détruiront notre forêt», pensa-t-elle. «Nous ne serons plus abrités du soleil ni protégés des tempêtes de sable. Nous ne saurons plus comment trouver l’eau dans le désert !»

Amrita courut se cacher dans la forêt. De sa cachette, elle entendait les coups de hache qui fendaient ses arbres bien-aimés. Soudain, Amrita vit le chef des bûcherons brandir le fer de sa hache vers son arbre préféré.

«Ne coupez pas cet arbre ! » s’écria-t-elle en bondissant. Elle se mit devant son arbre. «Écarte-toi !» gronda le bûcheron. « Je vous en prie, laissez mon arbre, » supplia Amrita. «Coupez-moi plutôt.». Elle protégeait son arbre de toutes ses forces, mais le bûcheron la poussa et brandit sa hache. Lui, il ne voyait que l’arbre qu’on lui avait demandé de couper. Le bûcheron frappa encore et encore, jusqu’à ce que l’arbre d’Amrita s’abatte sur le sol. Amrita tomba à genoux, les yeux remplis de larmes. Ses bras étreignirent tendrement les branches mourantes de l’arbre.

Au village, quand ils surent ce qui venait de se passer, hommes, femmes et

enfants coururent vers la forêt. L’un après l’autre, ils se placèrent devant les arbres pour les défendre. Chaque fois que les bûcherons s’avançaient pour couper un arbre, les villageois se dressaient sur leur chemin. «Le Maharajah le saura !» menaça le chef des bûcherons. Mais le peuple ne céda pas.

Page 87: Chemins de paix

Le Maharajah entra dans une grande colère quand il vit les bûcherons revenir les mains vides. «Où est le bois que je vous ai envoyés couper ?» hurla-t-il.

«Votre Altesse, nous avons bien essayé de couper les arbres pour votre forteresse, mais où que nous allions, les villageois les entouraient de leurs bras pour nous en empêcher», répondit le chef des bûcherons.

Le Maharajah fendit l’air avec son épée. «Me désobéir coûtera cher à ces défenseurs d’arbres !» Il enfourcha son cheval le plus rapide et galopa vers la forêt. À sa suite venaient de nombreux soldats, montés sur des chameaux aux longues pattes et sur des éléphants aux défenses ornées de pierres précieuses.

Le Maharajah trouva les habitants du village rassemblés près de la source. «Qui a osé défier mon ordre ?» demanda-t-il. Amrita hésita un instant, puis

elle s’avança. «Oh, Grand Prince ! Nous ne pouvions laisser les bûcherons détruire notre

forêt», dit-elle. «Ces arbres nous abritent du soleil brûlant du désert. Ils nous protègent des tempêtes de sable qui détruiraient nos récoltes et enseveliraient notre village. Ils nous montrent où trouver l’eau, si précieuse à boire.»

«Sans ces arbres, je ne puis construire une solide forteresse !» insista le Maharajah.

«Mais sans ces arbres, nous ne pouvons survivre», répliqua Amrita. Le Maharajah lui lança un regard furieux. «Coupez-les !» hurla-t-il. Les villageois se précipitèrent dans la forêt tandis que les soldats faisaient

briller leurs épées et se rapprochaient pas à pas. Le sable se mit alors à tourbillonner autour de leurs pieds et les feuilles tremblèrent sur les arbres. Au moment où les soldats atteignaient la forêt, le vent du désert rugit, soulevant tant de sable qu’ils y voyaient à peine.

Pour échapper à la tempête, les soldats coururent se mettre à l’abri des arbres. Amrita étreignit son arbre préféré, et les villageois cachèrent leur visage quand le tonnerre éclata sur la forêt. Jamais ils n’avaient affronté une telle tempête. Enfin, lorsque le vent s’apaisa, ils sortirent lentement de la forêt.

Amrita ôta le sable de ses vêtements et regarda autour d’elle. Des branches d’arbres brisées étaient éparpillées partout. Dans le champ, les grains de blé jonchaient le sol. Le sable s’était amoncelé tout autour de la source. Amrita comprit que seuls les arbres avaient empêché le désert de détruire le village.

Page 88: Chemins de paix

Le Maharajah se tenait près de la source et regardait fixement la forêt. Il resta songeur un long moment, puis s’adressa aux villageois.

«Vous avez prouvé votre courage et votre sagesse. Vos arbres vous protègent, et désormais ils ne seront plus coupés. Votre forêt restera à jamais un joyau de verdure dans le désert.»

Le peuple se réjouit aux paroles du Maharajah. Ils chantèrent et dansèrent très tard dans la nuit, et illuminèrent le ciel de feux d’artifice.

Dans la forêt, les enfants décorèrent les arbres de fleurs et de guirlandes de papiers multicolores. Et pour ne pas oublier le grand sacrifice de l’arbre d’Amrita, ils firent de l’endroit où il était tombé un lieu sacré.

De nombreuses années se sont écoulées depuis ce jour-là, mais on dit qu’Amrita

vient toujours vénérer les arbres dans la forêt. «Chers arbres, vous êtes si grands et vos feuilles sont si vertes ! Comment vivre

sans vous ?» Amrita sait que les arbres abritent les hommes du soleil brûlant du désert. Les arbres protègent les hommes contre les terribles tempêtes de sable du

désert. Les arbres montrent où trouver l’eau si précieuse. Heureux et sages sont les hommes qui vivent auprès d’eux.

Deborah Lee Rose Le peuple qui aimait les arbres :

Conte écologique populaire Deflandre, 1992

Page 89: Chemins de paix

LUTTE CONTRE LE SYSTEME Déjà ton troisième adversaire apparaît.

Il est cubique, titanesque, froid.

Il est doté de chenilles

qui écrasent tout.

C'est le système social

dans lequel tu es inséré.

Sur ses tours tu reconnais

plusieurs têtes.

Il y a celles

de tes professeurs,

de tes chefs hiérarchiques,

des policiers,

des militaires,

des prêtres,

des politiciens,

des fonctionnaires,

des médecins,

qui sont censés toujours te dire

si tu as agi bien ou mal.

Et le comportement que tu dois adopter

pour rester dans le troupeau.

C'est le Système.

Contre lui ton épée ne peut rien.

Quand tu le frappes,

le Système te bombarde

de feuilles :

carnets de notes,

P.V., formulaires de Sécurité sociale à

compléter si tu veux être remboursé,

feuilles d'impôts majorés pour cause de

retard de paiement,

formulaires de licenciement,

déclarations de fin de droit

au chômage,

quittances de loyer, charges

locatives, électricité, téléphone, eau,

impôts locaux, impôts

fonciers, redevance, avis de saisie

d'huissier, menace de fichage à la

Banque de France, convocations pour

éclaircir ta situation familiale,

réclamations de fiche d'état civil

datée de moins de deux mois…

Le Système est trop grand, trop

lourd, trop ancien, trop complexe.

Derrière lui, tous les assujettis au

Système avancent, enchaînés.

Ils remplissent hâtivement

au stylo des formulaires.

Certains sont affolés

car la date limite est dépassée.

D'autres paniquent car il leur manque

un papier officiel.

Certains essaient, quand c'est trop

inconfortable, de se dégager un peu

le cou.

Le Système approche.

Il tend vers toi un collier de fer

qui va te relier à la chaîne de tous

ceux qui sont déjà ses prisonniers.

Page 90: Chemins de paix

Il avance en sachant que tout va se

passer automatiquement et que tu n'as

aucun choix ni aucun moyen de l'éviter.

Tu me demandes que faire.

Je te réponds que, contre le Système, il

faut faire la révolution.

La quoi ?

LA RÉVOLUTION.

Tu noues alors un turban rouge sur ton

front, tu saisis le premier drapeau qui

traîne et tu le brandis en criant :

«Mort au Système.»

Je crains que tu ne te trompes.

En agissant ainsi, non seulement tu n'as

aucune chance de gagner, mais tu

renforces le Système.

Regarde, il vient de resserrer les colliers

d'un cran en prétextant que c'est pour

se défendre

contre «ta» révolution.

Les enchaînés ne te remercient pas.

Avant, ils avaient encore un petit espoir

d'élargir le métal en le tordant.

À cause de toi,

c'est encore plus difficile.

Désormais, tu as non seulement le

Système contre toi, mais tous les

enchaînés.

Et ce drapeau que tu brandis, est-il

vraiment le «tien» ?

Désolé, j'aurais dû t'avertir.

Le Système se nourrit de l'énergie de ses

adversaires.

Parfois il fabrique leurs drapeaux, puis

les leur tend.

Tu t'es fait piéger !

Ne t'inquiète pas : tu n'es pas le

premier.

Alors, que faire, se soumettre ?

Non.

Tu es ici pour apprendre à vaincre et

non pour te résigner.

Contre le Système il va donc te

falloir inventer une autre forme de

révolution.

Je te propose de mettre entre

parenthèses une lettre.

Au lieu de faire la révolution des

autres, fais ta (r)évolution

personnelle.

Plutôt que de vouloir que les autres

soient parfaits,

évolue toi-même.

Cherche, explore, invente.

Les inventeurs,

voilà les vrais rebelles !

Ton cerveau est le seul territoire à

conquérir.

Pose ton épée.

Renonce à tout esprit de violence, de

vengeance ou d'envie.

Au lieu de détruire ce colosse

ambulant sur lequel tout le monde

s'est déjà cassé les dents,

ramasse un peu de terre et bâtis

ton propre édifice dans ton coin.

Invente. Crée. Propose autre chose.

Même si ça ne ressemble au début

Page 91: Chemins de paix

qu'à un château de sable, c'est la

meilleure manière de t'attaquer à cet

adversaire.

Sois ambitieux.

Essaie de faire que ton propre système

soit meilleur que le Système en place.

Automatiquement le système ancien sera

dépassé.

C'est parce que personne ne propose

autre chose d'intéressant que le Système

écrase les gens.

De nos jours, il y a d'un côté les forces

de l'immobilisme qui veulent la

continuité, et de l'autre, les forces de la

réaction qui, par nostalgie du passé, te

proposent de lutter contre l'immobilisme

en revenant à des systèmes archaïques.

Méfie-toi de ces deux impasses.

Il existe forcément une troisième voie

qui consiste à aller de l'avant.

Invente-la.

Ne t'attaque pas au Système,

démode-le !

Allez, construis vite.

Appelle ton symbole et introduis-le dans

ton château de sable.

Mets-y tout ce que tu es : tes couleurs,

tes musiques, les images de tes rêves.

Regarde.

Non seulement le Système commence à

se lézarder.

Mais c'est lui qui vient examiner ton

travail. Le Système t'encourage à

continuer.

C'est ça qui est incroyable.

Le Système n'est pas «méchant», il

est dépassé.

Le Système est conscient de sa propre

vétusté.

Et il attendait depuis longtemps que

quelqu'un comme toi

ait le courage de proposer

autre chose.

Les enchaînés commencent à discuter

entre eux.

Ils se disent qu'ils peuvent faire de

même.

Soutiens-les.

Plus il y aura de créations originales,

plus le Système ancien devra

renoncer à ses prérogatives.

Bernard Werber Le Livre du Voyage

Paris, Albin Michel, 1997

Page 92: Chemins de paix

UN COMPTE A REGLER

Dix amis sont morts à la guerre

Dix femmes sont mortes à la guerre

Dix enfants sont morts à la guerre

Cent amis sont morts à la guerre

Cent femmes sont mortes à la guerre

Cent enfants sont morts à la guerre

Et mille amis et mille femmes et mille

enfants

Nous savons bien compter les morts

Par milliers et par millions

On sait compter mais tout va vite

De guerre en guerre tout s’efface

Mais qu’un seul mort soudain se dresse

Au milieu de notre mémoire

Et nous vivons contre la mort

Nous nous battons contre la guerre

Nous luttons pour la vie.

Paul Éluard

Page 93: Chemins de paix

SAUVE-TOI, ÉLIE !

Pour Liane Krochmal, convoi 71.

Pour Liliane, Pour Pierre,

Pour Philippe, qui n'ont jamais vraiment grandi.

Pour tous les enfants cachés et ceux qui n'ont pas eu

la chance de l'être.

On est parti sans fermer à clef. Maman pleurait. C'était un matin, en juin, juste

avant la fin de l'école. J'étais en train de jouer aux dames avec de petits morceaux

de pain, sur la toile cirée à carreaux de la cuisine. Monsieur Perrier, le voisin qui est

agent de police, est venu taper à notre porte.

Il a chuchoté quelque chose à Papa. J'ai entendu : «Ralph… Yves». Je ne

connaissais personne de ces noms-là. Moi, je m'appelle Élie.

Maman m'a fait entasser quelques vêtements dans mon cartable. J'ai rajouté le

livre de Robinson Crusoé que je venais de recevoir pour mes sept ans.

― Nous allons te cacher à la campagne et nous viendrons te chercher après.

― Après quoi ?

J'ai dû enfiler mon manteau sur ma blouse grise. On était presque en été, il

faisait chaud. J'ai compris que c'était pour qu'on ne voie pas l'étoile jaune que

Maman avait cousue dessus le 9 juin, le jour de mon anniversaire.

Après, on est allé à la gare à pied. On n'a pas pris l'autobus. Dès que le train

a quitté Paris, j'ai écrasé mon nez contre la vitre pour compter les vaches dans les

champs. Papa serrait les dents. Maman reniflait. À l'arrivée, on a demandé la ferme

de monsieur François. Au bout d'un chemin, on l'a vu appuyé contre une grille

rouillée. Il a enlevé son mégot jaune de sa bouche.

Il ne sentait pas bon. Je ne voulais pas rester. Papa m'a posé la main sur

l'épaule. Maman m'a caressé les cheveux :

Page 94: Chemins de paix

― Ce sera comme des vacances, elle m'a dit à l'oreille. J'ai ravalé mes

larmes.

J'ai vu une femme qui poussait une brouette le long de la mare, et des lapins,

et des canards, comme sur le livre de lecture, à mon école. Papa a glissé une

enveloppe à monsieur François. Avant de partir, Maman s'est agenouillée devant

moi. En me parlant, elle remontait tout le temps le col de mon manteau comme si

j'avais froid.

― Écoute bien, mon Élie. À partir de maintenant tu t'appelles Émile. Émile, tu

entends? Et monsieur et madame François seront ton oncle et ta tante. Il faut que tu

sois sage. On reviendra.

Papa et Maman, je les ai vus partir au bout du chemin. Je ne voulais plus

bouger, avec mon cartable sur le dos. Madame François m'a fait entrer dans la

ferme. Devant moi, sur la longue table, elle a posé un grand bol de lait chaud.

Il y avait de la peau, mais je n'ai rien dit. Maman n'était plus là pour me

l'enlever. Sur la nappe un peu collante, une mouche étirait ses pattes. J'ai vu qu'ici,

je ne pourrais pas jouer aux dames à cause des affreux petits bouquets de fleurs

dessinés partout.

Le soir, je suis monté me coucher au grenier. Personne ne m'a embrassé pour

me dire bonne nuit. J'avais peur. J'ai pleuré longtemps. À la fin, j'ai pris mon livre

de Robinson dans mes bras et je me suis endormi. Les couvertures piquaient. J'ai fait

un cauchemar. J'étais sur une île déserte. Vendredi me poursuivait pour me tuer et je

courais autour d'une mare boueuse.

Au matin des cris m'ont réveillé : «Émile ! Émile !» Je me suis rappelé que

c'était moi. J'avais école. Le maître s'est tout de suite moqué de moi devant les

autres, à cause de mon accent de Paris. Ensuite, il y a eu dictée. J'ai fait tellement de

fautes que je me suis retrouvé avec le bonnet d'âne enfoncé jusqu'aux yeux et ma

page de dictée arrachée et épinglée sur le devant de ma blouse.

Presque à la place de l'étoile que madame François avait décousue en

marmonnant :

― Il nous fera tous prendre, celui-là ! Les jours suivants, j'ai été puni de

récréation. J'ai dû copier cent fois : «On n'écrit pas : machine allemand, on écrit :

machinalement.»

À Paris, j'étais le premier de ma classe et mon porte-plume ne crachait jamais.

Page 95: Chemins de paix

Et puis, les grandes vacances sont arrivées. Papa et Maman ne sont pas venus

me chercher. Tout l'été, j'ai porté à boire aux bêtes et j'ai appris à mener les vaches.

C'était la Capucine, ma préférée. Je lui disais tout. Son museau était blanc et rose et

chaud et doux. Doux comme Totor, mon ours que j'avais laissé à Paris. J'avais lu

tout Robinson et je n'avais plus peur de Vendredi. J'avais juste encore peur du

maître quand la rentrée est arrivée.

Mais j'avais surtout peur d'une chose : qu'on fasse du mal à Papa et à Maman,

qu'ils ne puissent plus jamais venir me chercher, qu'ils oublient où ils m'avaient caché,

qu'ils ne me reconnaissent plus parce que j'aurais trop grandi.

J'ai même essayé d'arrêter de manger pour arrêter de grandir, mais ça n'a pas

marché. J'avais trop faim. Les François me répétaient que je mangeais comme

quatre, que je n'étais pas une bonne affaire et qu'ils verraient quoi décider parce

que l'enveloppe serait bientôt vide. Ils riaient.

Un jour, ils ont dit que la France était coupée en deux. Une autre fois, ils ont

eux aussi parlé de Ralph et de Yves. Je tournais la manivelle du moulin à café en

faisant le train. Et puis, il n'y a plus eu de café. L'hiver est revenu. Je m'étais habitué

à me laver à la pompe. L'eau glacée giclait sur l'évier de pierre. Il y avait de l'eau

chaude au robinet de la cuisinière à bois, mais c'était réservé à la grande toilette,

celle du dimanche, avant la messe.

Pour faire pipi et le reste, il fallait aller dehors sur le fumier, derrière la

grange.

― Et que personne ne te voie ! m'avait prévenu monsieur François. Dégourdi

comme tu es, tu pourrais nous faire prendre…

Pourtant, lui, il ne se gênait pas. Voyant mon étonnement, madame François

avait ajouté :

― C'est comme pour ton étoile quand t'es arrivé chez nous, rapport à la

guerre…

Je ne comprenais pas plus. Je n'avais pas encore huit ans.

C'est à cette période-là que je me suis aperçu que la vieille voisine des François

m'espionnait. Elle en profitait pendant qu'elle rinçait les bidons de lait avant la

traite. Un jour, elle m'a fait signe d'un doigt crochu pour que j'approche de la

barrière.

Page 96: Chemins de paix

― Alors, le neveu, on t'a oublié à la consigne ? Ils ont perdu ton adresse, tes

parents? Pas perdue pour tout le monde… T'y couperas pas, j'te garantis !

De peur, je suis parti en courant. J'avais compris qu'elle voulait me couper

quelque chose, mais je ne savais pas quoi. La nuit, j'ai appelé Maman et Papa dans

mon matelas de paille. Il n'y a que Tommy, un chien du village, qui m'a fait une

visite.

Un jour, j'ai vu Mariette, sa petite-fille à la méchante sorcière. Elle avait un

canif à la main. J'ai cru qu'elle était envoyée par sa grand-mère pour me tuer, mais

elle voulait juste jouer avec moi. Je l'ai trouvée belle avec son nœud rouge dans les

cheveux. Peut-être qu'elle était cachée comme moi et qu'elle n'avait pas le droit de

le dire. Peut-être qu'elle était vraiment de leur famille et qu'elle était gentille.

On a décidé de jouer tous les deux. Pourtant, au village, on ne s'était jamais

parlé. On s'est fabriqué une cabane. Les murs étaient tapissés de papier journal. La

table en rondins, le lit de branches. On a joué au mariage. J'étais son roi, elle était

ma reine. On s'était fabriqué des couronnes.

Mariette était un peu plus grande que moi, mais elle me jurait que ça ne faisait

rien, qu'on se marierait pour de bon quand on aurait l'âge et que la guerre serait

finie. J'ai dit oui. Je venais d'avoir huit ans. Après, il y a

eu un été et un autre hiver. Mariette et moi, on jouait

toujours ensemble. En avril, elle m'a dit qu'elle avait un

secret, mais qu'elle n'avait pas le droit de me le dire à

cause de sa grand-mère.

― Moi aussi, j'ai dit. Un gros secret.

J'avais souvent eu envie de tout lui raconter : le faux

Émile, l'étoile jaune cousue puis décousue, les François et

l'enveloppe, et mes parents qui m'avaient abandonné

depuis deux ans.

Ce mercredi, on avait décidé de jouer au mariage presque en vrai dans

l'église, après l'école. Je lui avais mis une couronne de coquelicots, à Mariette. On

est entré en se tenant par la main. Dans une tache de lumière, on a vu sa grand-

mère qui priait. Elle a relevé la tête et elle a cloué ses deux yeux au milieu de mon

front.

Page 97: Chemins de paix

Vite, Mariette m'a tiré dehors. Elle avait le fou rire et très envie de faire pipi.

― Moi aussi, j'ai dit.

On est allé derrière l'église. On rigolait, moi debout, elle accroupie. Tout à

coup, elle m'a regardé d'un air bizarre. Elle s'est relevée, a remonté sa culotte et, en

bafouillant quelque chose, elle est partie comme une flèche en me laissant tout seul.

Je me suis reboutonné et je suis rentré. Après le souper et la vaisselle, je suis ressorti

pendant que les François écoutaient les nouvelles à la radio. Près de l'écurie,

derrière la haie, j'ai vu la mère de Mariette qui étendait le linge. J'ai demandé à

voir Mariette, alors elle a hurlé :

― Plus de Mariette ! Fini Mariette ! Bas les pattes ! Et ne l'approche plus,

sinon…

Elle a fait un geste de la main comme si elle égorgeait un poulet :

― Couic ! Comme tes parents ! Comme tous ceux de votre espèce ! Ses pinces

à linge sont tombées dans l'herbe. J'ai couru loin.

La nuit est tombée. J'ai couru jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Je ne voulais

plus retourner à la ferme. Je voulais retrouver Papa et Maman. Tout de suite. Vers

la gare, je suis passé à côté de la grande maison, celle où on dit qu'il y a comme

une colonie de vacances avec des enfants toute l'année. Leur chien Tommy est venu.

Je m'étais recroquevillé dans les buissons. Il m'a léché les bras et les jambes.

J'étais tout égratigné. Deux camions bâchés m'ont réveillé. C'était le matin. Du fossé

où j'étais, j'ai tout vu : les gendarmes et les soldats allemands avec leurs fusils. Je

n'ai pas bougé, pas respiré. C'est sûr, ils venaient me chercher. Quelqu'un de chez

Mariette avait dû me dénoncer ou bien, c'étaient les François à cause de l'enveloppe

qui était vide. Des branches d'aubépine me griffaient.

Mais les gendarmes ont montré la grande maison et ils sont montés par la

longue terrasse avec les soldats. Les fusils pointés, ils ont fait sortir tous les enfants,

même les petits qui pleuraient, en pyjama. Ils les ont jetés dans les camions, entassés

à coups de hurlements : «Schnell ! Schnell !»

J'ai entendu crier : «Liane, Liane, reviens !» C'est alors que je l'ai vue, la petite

fille, essoufflée d'avoir traversé le pré. Quand elle m'a aperçu, elle a eu peur.

Debout derrière le fil barbelé de la clôture, elle restait coincée.

― Saute ! j'ai dit. Je m'appelle Élie.

Page 98: Chemins de paix

À ce moment-là, Tommy est arrivé, tout joyeux, en aboyant. Il croyait qu'on

jouait à cache-cache. Il ne voulait pas se taire.

― Vas-y, saute, Liane !

― Je ne peux pas. Sauve-toi, Élie !

Je n'ai pas eu le temps de l'aider. Le bruit des bottes s'est approché.

― Non, pas le gamin, a dit le gendarme. C'est Émile, le neveu des François. Il

est du village.

Alors, le soldat a attrapé la petite fille par le bras. Elle criait, Liane, elle ne

voulait pas, elle se débattait de toutes ses petites forces.

― Toi, retourne à la ferme, m'a ordonné le

gendarme. File !

Quelques minutes plus tard, les deux camions

remplis d'enfants m'ont doublé sur la descente de la

crête. Ça a fait un nuage de poussière. Des pleurs, des

chants sortaient des bâches fermées.

Je le sais que Liane est partie pour toujours dans

le grand ventre de la guerre. Tous, ils sont partis. Oui,

je le sais. Je comprends. Je vais bientôt avoir neuf ans.

J'attends.

Est-ce que Maman viendra me coudre une nouvelle étoile pour mon

anniversaire ?

Élisabeth Brami ; Bernard Jeunet Sauve-toi, Élie !

Paris, Seuil Jeunesse, 2003

Page 99: Chemins de paix

QUAND FLORICA PREND SON VIOLON

Ce matin, Florica est arrivée à la gare. La grande gare de la grande ville.

Hier, elle a marché toute la journée jusqu’au train. Elle a voyagé toute la nuit.

Voyagé, ou plutôt fui, car dans son pays c’est la guerre. Une explosion

épouvantable, la maison en feu, et personne pour éteindre le début d’incendie. Alors

vite ! Florica a fourré quelques vêtements dans son sac à dos, puis elle a pris son

ourson et, surtout, son violon dans son étui. Et avec ses parents, elle s’est enfuie loin

du village.

Quand ils descendent du train, c’est un autre pays. Les gens ont l’air pressé, ils

parlent une drôle de langue. Florica les regarde

s’agiter, elle ne comprend pas leurs paroles. Elle se sent

perdue… Heureusement, des gens très généreux ont

prêté un logement aux parents de Florica.

Et à l’école du quartier, il y a une place pour elle,

dans la classe des petits. Elle va pouvoir apprendre le

français, la drôle de langue qu’elle a entendue à la

gare.

Le premier jour, son père l’accompagne.

Dès qu’ils l’aperçoivent, les petits se moquent d’elle.

— Elle n’est pas d’ici ! D’où tu viens ??

— Regarde ses lunettes, eh, tu les as piquées à ta grand-mère ou quoi ?

Tout le monde rigole. Tout le monde sauf Florica.

Ce matin, Florica a emporté son violon.

Après la classe, elle va prendre une leçon à l’école de musique. En voyant son

étui, les petits se moquent encore.

— C’est quoi ce truc ? Sa boîte à mitraillette ?

— Non, c’est son panier pour aller au marché, elle mange que des poireaux!

— Attention, elle a caché un crocodile dedans !

Page 100: Chemins de paix

Tout le monde rigole. Tout le monde sauf Florica. Elle est même de plus en plus

triste, mais personne ne s’en aperçoit. Personne, sauf Antoine. À la sortie de l’école,

il l’aborde :

— Tu rentres chez toi, Florica ?

— Non. Je vas écoll de muzzique.

— Pour quoi faire ? questionne Antoine.

— Pour jouer violon...

— Tu veux bien que je vienne avec toi ?

Florica lui sourit et fait oui de la tête. Dans cette école,

on entend de la musique partout, derrière chaque porte.

Antoine reconnaît le son d’un piano, d’une trompette et d’une

flûte.

Le prof de Florica est très gentil. Il permet à Antoine de

rester, à condition de ne pas faire de bruit. Florica joue drôlement bien, tantôt en

solo, tantôt en duo avec son professeur. Antoine les écoute sans bouger.

Un jour, à l’école, les petits sont en train de dessiner quand, tout à coup, de

gros nuages noirs envahissent le ciel. Des nuages d’orage qui rendent nerveux. Les

éclairs tombent de tous côtés, le tonnerre gronde et claque comme un fouet. Crac !

Plus de lumière : c’est un éclair qui a coupé le courant électrique.

— Je vais chercher des bougies, dit la maîtresse. Restez tranquilles.

Les enfants ont très peur. Ils crient et se cachent sous leurs tables en pleurant.

Florica voudrait bien les calmer. Mais comment ?

Soudain elle a une idée, une très bonne idée. Tout doucement, elle sort le

violon de son étui, décroche l’archet...

… Un… puis deux… puis trois sons montent dans l’obscurité de la salle de

classe et se balancent doucement. On dirait une berceuse. Puis, toute une ribambelle

de notes forme une danse. C’est qu’elle joue vite, Florica ! Elle a choisi de faire

chanter à son violon un air de son pays. Il est

gai, il est triste, les deux à la fois. Et, grâce à

lui, tous les petits ont oublié l’orage.

Quel dommage ! L’électricité revient… Les

enfants applaudissent.

— Merci Florica, et bravo ! dit la

Page 101: Chemins de paix

maîtresse.

Puis elle ajoute :

— Il n’y a pas de devoirs pour demain. Mais vous ferez tous un beau dessin ou

un poème pour remercier Florica.

— Youpiiiiii ! crient les enfants.

Maintenant, ils veulent tous être copain ou copine avec Florica. Mais elle n’a

qu’un seul et véritable ami : c’est Antoine. Il l’accompagne chaque semaine à son

cours de violon.

Le professeur de musique a donné une belle flûte à Antoine.

— Essaie un peu de jouer là-dessus !

Antoine a essayé et il a beaucoup aimé le son de la flûte. Désormais il en joue

tous les jours. Très vite, il arrive à jouer des morceaux avec Florica. Violon et flûte,

flûte et violon, c’est très amusant et un peu magique aussi...

Et si vous alliez donner un petit concert à l’école ? propose le professeur de

musique.

— Bonne idée ! s’écrie Florica. Et après, on ira jouer à l’hôpital, pour les

enfants malades. On fait ça très souvent dans mon pays. La musique, ça aide à

guérir et à oublier ses soucis !

— Quels morceaux veux-tu jouer, Antoine ?

— Euh... Les plus faciles ? Oh et puis non, des difficiles aussi ! Je travaillerai

tous les jours, je ferai des progrès !

Les enfants préparent dix morceaux et, avec l’aide du professeur, ils dessinent

une belle affiche. Toute l’école vient les écouter. C’est un triomphe, un concert

magnifique ! En sortant de là, tous les enfants sont décidés à apprendre un

instrument.

Et après ?

Eh bien après, Florica et Antoine ont continué à jouer ensemble, partout et très

souvent. Pour leur plaisir !

Gerda Müller Quand Florica prend son violon Paris, l’école des loisirs, 2001

(adaptation)

Page 102: Chemins de paix

LE CONTE DE LA PLANETE ESPERE

Il était une fois un groupe d'hommes et de femmes qui, désespérés de vivre sur

une planète où régnaient l'incommunication, l'incompréhension, la violence, l'injustice

et l'exploitation du plus grand nombre par des minorités bureaucratiques, politiques

ou militaires, décidèrent de s'exiler. Oui, de quitter leur planète d'origine, la planète

TAIRE, pour aller vivre sur une planète différente qui avait accepté de les accueillir.

Il faut que je vous dise dès maintenant ce qui faisait la particularité de cette planète

différente, appelée ESPÈRE.

Il s'agit en fait d'un phénomène relativement simple, mais dont la rareté

méritait une grande attention. Sur cette planète, dès leur plus jeune âge, les enfants

apprenaient à communiquer, c'est-à-dire à mettre en commun. Ils apprenaient à

demander, à donner, à recevoir ou à refuser. Vous allez certainement sourire ou

être incrédules devant quelque chose qui peut paraître si puéril ou encore si évident

que cela ne retient l'attention ou l'intérêt de personne. Vous allez penser que

j'exagère ou que j'ai une arrière-pensée trouble. Si c'est le cas, cela vous appartient.

Je vous invite quand même à écouter la suite.

Sur la planète ESPÈRE, qui avait en elle aussi une longue histoire de guerres et

de destructions sur plusieurs millénaires, on avait enfin compris que ce qui fait la

sève de la vie, ce qui nourrit le bien-être, l'énergie vitale et surtout ce qui donne à

l'amour sa vivance, c'était la qualité des relations qui pouvaient exister entre les

humains : entre les enfants et les parents, entre les adultes eux-mêmes. Cette

Page 103: Chemins de paix

découverte ne s'était pas faite sans mal, il avait fallu l'acharnement et la foi de

plusieurs pionniers, la rigueur et la cohérence de ceux qui suivirent, pour accepter ce

qui était depuis longtemps si masqué, si voilé, à savoir que tous les habitants étaient

à l'origine des infirmes, des handicapés de la communication. Par exemple, que

beaucoup justement ne savaient pas demander, et donc prendre le risque d'une

acceptation ou d'un refus. Mais qu'ils prenaient, imposaient, culpabilisaient,

violentaient pour avoir, pour obtenir.

Oui, je dois vous le dire tout de suite, le dieu qui régnait dans cette époque

lointaine sur la planète ESPÈRE était le dieu AVOIR. Chacun voulait acheter, voler,

déposséder les autres, enfermer dans des coffres, capitaliser le dieu AVOIR. Celui-ci

régnait sur les consciences, imposait ses normes, et sa morale régulait la circulation

des richesses, violait toutes les lois humanitaires, contournait tous les règlements à

son seul profit. La plupart des humains de l'époque ne savaient plus donner, ils

vendaient, échangeaient, trichaient pour échapper au partage, thésaurisaient pour

amasser, se faisaient des guerres sans fin pour accumuler, avoir plus.

Le recevoir était le plus souvent maltraité. Accueillir, amplifier tout ce qui

aurait pu venir de l'autre était risqué, déconseillé. L'intolérance à la différence

orientait le plus grand nombre vers la pensée unique, les intégrismes ou le

politiquement correct. Les refuser était également l'enjeu de beaucoup

d'ambivalences, le refus était assimilé à l'opposition, au rejet, à la disqualification et

non au positionnement, à l'affirmation positive quand on a la liberté de dire non

dans le respect de soi. A cette époque, le dieu AVOIR s'appuyait sur des principes

forts, communément pratiqués au quotidien de la vie personnelle, professionnelle et

sociale de chacun.

Je vais juste en rappeler quelques-uns pour mémoire, car, bien évidemment, ces

principes sont aujourd'hui devenus caducs sur la planète ESPÈRE. Le premier auquel

tenaient beaucoup les parents et les enseignants de l'époque était de parler sur

l'autre. Oui, oui, non pas parler à l'autre, mais parler sur lui avec des injonctions, en

lui dictant par exemple ce qu'il devait penser ou ne pas penser, éprouver ou ne pas

éprouver, dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire. Vous le comprenez bien, ce

principe était destiné à maintenir le plus longtemps possible les enfants dans la

dépendance et développer plus tard cet état au seul profit de quelques-uns en

Page 104: Chemins de paix

entretenant des rapports dominants-dominés.

Un autre principe était de pratiquer la disqualification ou la dévalorisation. De

voir et de mettre en évidence tout de suite les fautes, les manques, les erreurs et non

pas, bien sûr, de constater, de valoriser les réussites, les acquis ou les succès.

S'ajoutait à cela la culpabilisation, très prisée, car elle évitait de se remettre en

cause ou de se responsabiliser en rendant l'autre responsable de ce qui nous arrivait

ou même de ce qu'on pouvait ressentir. «Regarde comme tu me fais de la peine,

comme tu me rends malheureux en ne suivant pas mes conseils…»

Le chantage, la mise en dépendance, la manipulation complétaient les principes

déjà énoncés pour maintenir entre les humains un état de malaise, de non-confiance,

de doutes, d'ambivalences et d'antagonismes propices à entretenir méfiances,

violences et désirs de posséder plus. A un moment de l'histoire de cette planète, il y

avait tellement de conflits et de guerres, non pas d'un pays contre l'autre mais à

l'intérieur d'un même pays, que deux humains sur trois survivaient dans l'insécurité,

la pauvreté et toujours la faim présente. Il n'y avait jamais eu autant d'exploitation

économique et sexuelle des enfants, autant de génocides décidés froidement, de

tortures et d'intolérances.

L'homme était devenu un prédateur redoutable, doté de pouvoirs

technologiques, chimiques, biologiques ou de capacité de manipulations

audiovisuelles si puissantes qu'aucun contre-pouvoir ne pouvait l'arrêter. Puis survint

un stade critique où la violence intime, une violence de survie, fit irruption dans les

familles, dans les villages, dans les quartiers des grandes villes. L'apparition de cette

violence, de plus en plus précoce, réveilla les consciences. On voyait des enfants de

huit ans, de dix ans, brûler, torturer des adultes démunis, ahuris, incrédules. Vous

allez penser que je déforme, pour vous inquiéter, une réalité qui peut paraître

semblable à la vôtre !

Ne croyez pas cependant que tout le monde restait passif ou inactif. Beaucoup

se mobilisaient, les réformes se succédaient, les commissions se réunissaient, les

tribunaux internationaux tentaient de juger les plus criminels, certains dictateurs à la

retraite ne se sentaient plus en sécurité, des ministres passaient devant les hautes

cours de justice, des financiers célèbres étaient envoyés en prison. De plus en plus de

gens n'acceptaient plus les dérives de ce type de société.

Page 105: Chemins de paix

Mais comme vous l'avez remarqué sur notre propre planète, toutes ces actions

se faisaient en aval, dans l'après-coup, il n'y avait aucune réforme en amont.

Aucune réforme pour unifier, se réconcilier, proposer à chaque être des règles

d'hygiène relationnelle susceptibles d'ouvrir à des relations vivantes, créatrices,

conviviales. C'est pourtant ce que firent, en quelques décennies, ces pionniers, ces

éveilleurs de vie de la planète ESPÈRE quand ils convainquirent des parents, des

adultes de descendre un jour dans la rue pour se mettre en grève de vie sociale. On

n'avait jamais vu cela dans toute l'histoire de cette planète : des hommes et des

femmes décident de se mettre en grève d'existence pour tenter de sauvegarder le

peu de vie qui subsistait sur cette planète.

Comment firent-ils ? Ils arrêtèrent de travailler, d'acheter, d'utiliser les

transports publics et privés, de regarder la télévision, ils sortirent dans la rue, se

rencontrèrent, échangèrent, s'offrirent ce qu'ils avaient, partagèrent au niveau des

besoins les plus élémentaires. Ils s'apprirent mutuellement le peu qu'ils savaient sur

une autre façon de communiquer et découvrir ensemble le meilleur d'eux-mêmes au

travers du meilleur de l'autre. La suite n'est pas simple, les démarches furent

complexes, les résistances vives, mais un jour, dans un des pays de cette planète, on

décida d'apprendre la communication à l'école comme une matière à part entière,

au même titre que les autres : s'exprimer, lire, écrire, compter, créer, communiquer.

Et dans ce pays la violence commença à disparaître, le niveau de la santé physique

et psychique augmenta, des hommes et des femmes découvrirent qu'ils pouvaient

s'autoriser à être heureux.

Un jour les hommes et les femmes qui continuent de vivre, de survivre, sur la

planète TAIRE devenue invivable, décideront peut-être, non pas de s'exiler et d'aller

vivre sur la planète ESPÈRE, mais plus simplement d'apprendre à communiquer, à

échanger, à partager autrement. Vous vous demandez peut-être où est située la

planète ESPÈRE dans l'espace ? Je vais vous faire une confidence, elle est à inventer

dans votre coin d'univers, dans chaque lieu où il y a de la vie.

Jacques Salomé Contes à aimer. Contes à s’aimer

Paris, Ed. Albin Michel, 1994

Page 106: Chemins de paix

ÉDUCATION ET SENS DE LA VIE

Sans l'amour qui engendre une compréhension intégrale de la vie,

l'efficience conduit à la brutalité.

Le voyageur qui fait le tour de la Terre constate à quel point extraordinaire

la nature humaine est identique à elle-même aux Indes, en Amérique, en Europe,

en Australie, partout. Et cela est surtout vrai dans les collèges et les universités.

Nous sommes en train de produire, comme au moyen d'un moule, un type d'être

humain dont l'intérêt principal est de trouver une sécurité, ou de devenir

quelqu'un d'important, ou de passer agréablement son temps, en pensant le

moins possible.

L'éducation conventionnelle ne nous permet d'atteindre que très difficilement

à une pensée indépendante. La conformité mène à la médiocrité. Être différent

du groupe ou résister au milieu n'est pas facile et est souvent dangereux dans la

mesure où nous rendons un culte au succès.

L'aspiration au succès – cette poursuite d'une récompense dans le monde

matériel ou dans le monde soi-disant spirituel, qui est une recherche de sécurité

extérieure ou intérieure, le désir d'un confort ou d'un réconfort – tout ce processus

étouffe le mécontentement, met fin à la spontanéité, et engendre la peur. Et la

peur bloque la compréhension intelligente de la vie. Puis, avec l'âge, s'installent

la paresse de l'esprit et l'indifférence du cœur.

En recherchant le confort, nous trouvons en général un coin tranquille dans la

vie, où existe un minimum de conflits, et ensuite nous craignons de sortir de cette

réclusion. Cette peur de la vie, cette peur de la lutte et des expériences

nouvelles, tue en nous l'esprit d'aventure. Toute notre éducation, toutes les

influences de notre milieu nous font redouter d'être différents de nos voisins,

redouter de penser en opposition aux valeurs établies de la société, et nous

rendent faussement respectueux de l'autorité et de la tradition.

Il est heureux que quelques personnes sincères existent, qui acceptent

d'examiner nos problèmes humains sans les préjugés de droite ou de gauche ;

mais chez la majorité d'entre nous il n'y a pas un réel esprit de mécontentement,

Page 107: Chemins de paix

de révolte. Lorsque, sans intelligence, nous cédons au milieu, l'esprit de révolte

qui est en nous doit forcément dépérir et, bien vite, nos responsabilités l'achèvent.

La révolte est de deux sortes : il y a la révolte violente qui n'est qu'une

réaction inintelligente contre l’ordre existant, et la profonde révolte

psychologique de l'intelligence. L'on voit de nombreuses personnes ne se révolter

contre les orthodoxies établies que pour tomber dans des orthodoxies nouvelles,

dans de nouvelles illusions, dans des satisfactions personnelles inavouées.

Ce qui se produit en général c'est que nous ne rompons avec un groupe ou

un ensemble d'idéals que pour rejoindre un autre groupe et embrasser de

nouvelles idéologies. Nous créons ainsi un nouveau type de pensée, un moule

contre lequel il nous faudra encore une fois nous révolter. Une réaction ne peut

qu'engendrer une opposition ; toute réforme engendre la nécessité de nouvelles

réformes. La révolte intelligente n'est pas une réaction : elle accompagne la

connaissance de soi, cette connaissance qui est perception aiguë de nos pensées

et de nos sentiments. Ce n'est qu'en affrontant l'expérience telle qu'elle vient à

nous, sans chercher à fuir ce qu'elle a de troublant, que nous réussissons à

maintenir l'intelligence sur le qui-vive. Cette intelligence hautement éveillée est

l'intuition, notre seul vrai guide dans la vie.

Or, quel est le sens de la vie ? Quels sont les mobiles qui nous font vivre et

lutter ? Si nous n'avons été élevés que pour obtenir des honneurs, occuper de

bons emplois, être efficients, dominer le plus possible, nos vies sont creuses et

vides. Si nous n'avons été instruits que pour être des hommes de science, des

universitaires plongés dans des volumes, ou des spécialistes de diverses

connaissances, nous contribuons à la destruction et à la misère du monde.

La vie a, en fait, un sens plus élevé et plus vaste que tout cela, et de quelle

valeur est notre éducation, si nous ne le découvrons jamais ? Alors même que nous

serions extrêmement instruits, nous n'aurions pas pour autant une intégration

profonde de la pensée et du sentiment, nos vies seraient encore incomplètes,

contradictoires, déchirées par des peurs de toute sorte. Tant que l'éducation ne

cultivera pas une vue intégrale de la vie, elle n'aura donc que peu de valeur.

Page 108: Chemins de paix

Dans notre actuelle civilisation, nous avons divisé la vie en tant de

compartiments que l'instruction n'a pas beaucoup de sens, si ce n'est celui

d'enseigner une technique particulière ou une profession. Au lieu d'éveiller dans

l'individu une intelligence intégrée, l'éducation l'encourage à se conformer à

quelque modèle et, de ce fait, l'empêche de se comprendre lui-même en tant que

processus total. Tenter de résoudre les nombreux problèmes de l'existence à

leurs niveaux respectifs, isolés tels qu'ils sont dans leurs catégories, indique un

manque complet de compréhension.

L'individu est composé d'entités différentes, mais accentuer leurs différences

et encourager le développement d'un type défini conduit à d'innombrables

complexités et contradictions. L'éducation devrait produire l'intégration de ces

entités séparées, car faute d'intégration la vie devient une succession de conflits

et de douleurs. Que vaut la capacité des hommes de loi lorsqu'ils perpétuent les

querelles ? Que vaut la connaissance qui fait durer la confusion ?

Quelle valeur ont les compétences techniques et industrielles si nous les

utilisons pour nous détruire les uns les autres ? Quelle signification a notre

existence si elle engendre la violence et l'affliction ? Bien que nous puissions,

peut-être, avoir de l'argent ou savoir en gagner, jouir de nos plaisir et de nos

religions organisées, nous sommes dans de perpétuels conflits.

Il nous faut donc distinguer entre le personnel et l'individuel.

Le personnel est l'accidentel : j'entends par là les circonstances de la

naissance, le milieu dans lequel il se trouve que nous avons été élevés, avec son

nationalisme, ses superstitions, ses distinctions de classes, ses préjugés. Le

personnel ou accidentel n'est que momentané, encore que ce moment puisse durer

toute une vie humaine ; et comme le système actuel est basé sur le personnel,

l'accidentel, le momentané, il tend à pervertir la pensée et à inculquer des peurs

auto-défensives.

Nous avons tous été entraînés, par l'éducation et le milieu, à rechercher un

profit et une sécurité personnels, à nous battre pour cela. Bien que nous revêtions

ce fait de noms agréables, nous avons été dressés à exercer des professions

dans les cadres d'un système basé sur l'exploitation et sur les acquisitions

qu'exige la peur.

Page 109: Chemins de paix

Une telle éducation doit nécessairement engendrer la confusion et la misère

pour nous et pour le monde, car elle crée en chaque individu des barrières

psychologiques qui l'isolent de ses semblables. L'instruction ne doit pas être un

simple entraînement de l'esprit. Entraîner l'esprit c'est le rendre efficient, ce n'est

pas le mener à la plénitude. Un esprit qui n'a été que dressé est le prolongement

du passé et, façonné de la sorte, ne peut jamais découvrir le neuf. Voilà

pourquoi, en vue de savoir ce que doit être la vraie éducation, nous devrons nous

interroger sur l'entière signification de la vie.

Pour la plupart d'entre nous, cette interrogation n'est pas d'une importance

primordiale et nos systèmes d'éducation accordent la primauté à des valeurs

secondaires qui aboutissent à nous rendre compétents en certaines matières. Bien

que le savoir et l'efficience soient nécessaires, leur accorder la primauté ne

conduit qu'à des conflits et à la confusion.

Il existe une efficience basée sur l'amour, qui va bien plus loin et qui est

beaucoup plus grande que l'efficience de l'ambition. Sans l'amour qui engendre

une compréhension intégrale de la vie, l'efficience conduit à la brutalité. N'est-ce

point cela qui se produit partout dans le monde ? Nos systèmes actuels

d'éducation sont embrayés dans l'industrialisation et la guerre. Leur but principal

est l'efficience. Nous sommes pris dans cette machine de cruelles concurrences et

de destructions mutuelles. Et si l'éducation mène à la guerre, si elle nous apprend

à détruire ou à être détruits, n'a-t-elle pas fait faillite ?

Pour instaurer une éducation vraie, il est évident qu'il nous faut comprendre

la signification de la vie dans sa totalité, et pour cela il nous faut être capables

de penser, non pas avec une consistance logique, mais directement et dans un

esprit de vérité. Un penseur trop logique est en vérité irréfléchi car il se conforme

à un modèle, il répète des phrases et sa pensée suit une ornière. Il est impossible

de comprendre la vie d'une façon abstraite ou théorique. Comprendre la vie

c'est nous comprendre nous-mêmes, et voilà le commencement et la fin de

l'éducation.

La véritable instruction ne consiste pas à acquérir des connaissances, à

enregistrer et cataloguer des faits, mais à voir la signification de la vie en tant

que totalité. Or la totalité ne se laisse pas approcher par une de ses parties, et

Page 110: Chemins de paix

c'est cependant ce qu'essayent de faire les gouvernements, les religions

organisées, les partis autoritaires.

La fonction de l'éducation est de créer des êtres humains intégrés, donc

intelligents. Nous pouvons acquérir des diplômes et être mécaniquement efficients

sans être intelligents. L'intelligence n'est pas une capacité d'emmagasiner des

informations, elle n'a pas sa source dans des bibliothèques, et ne consiste pas non

plus en brillantes réponses d'auto-défense ou en assertions agressives. Celui qui

n'a pas étudié peut être plus intelligent que l'érudit. Nous avons érigé les

examens et les grades universitaires en critérium d'intelligence et avons cultivé

des esprits rusés, habiles à éviter nos problèmes vitaux. L'intelligence est la

capacité de percevoir l'essentiel, le « ce qui est ».

Éveiller cette capacité en soi-même et chez les autres, c'est cela l'éducation.

L'instruction devrait nous aider à découvrir des valeurs durables, de sorte

que nous ne dépendions plus de formules et ne répétions plus de slogans. Elle

devrait nous aider à briser nos barrières nationales et sociales au lieu de les

renforcer, car ces barrières engendrent l'antagonisme entre l'homme et l'homme.

Malheureusement, les systèmes actuels d'enseignement font de nous des êtres

soumis, mécaniques et profondément frivoles. Bien qu'ils éveillent notre intellect,

ils nous laissent intérieurement incomplets, cristallisés et stériles.

Si nous ne parvenons pas à une compréhension intégrée de la vie, nos

problèmes individuels et collectifs ne feront que s'approfondir et s'étendre. Le

but de l'éducation n'est pas de produire des érudits, des techniciens ou des

quêteurs d'emplois, mais des hommes et des femmes intégrés et libérés de la

peur, car ce n'est qu'entre de tels êtres que la paix pourra s'instaurer.

C'est en la compréhension de nous-mêmes que la peur cesse d'exister. Si

l'individu doit être aux prises avec la vie d'instant en instant, s'il est obligé

d'affronter ses complications, ses misères et ses soudaines exigences, il doit être

infiniment souple et par conséquent libre de toute théorie et de tout modèle de

pensée.

L'éducation ne devrait pas encourager l'individu à se conformer à la société

ou à être négativement en harmonie avec elle, mais l'aider à découvrir les vraies

valeurs qui surgissent lorsqu'un esprit, conscient de son propre conditionnement,

examine une question en toute honnêteté. Lorsqu'il n'y a pas connaissance de soi,

Page 111: Chemins de paix

l'expression individuelle n'est qu'assertion personnelle avec tout ce que cela

comporte de conflits agressifs et ambitieux. L'éducation devrait éveiller la

capacité de se percevoir soi-même et non une complaisance pour l'expression de

la personnalité.

A quoi bon apprendre, si dans le fait de vivre nous nous détruisons nous-

mêmes ? Et, comme nous subissons une succession interminable de guerres

dévastatrices, il nous faut admettre qu'il y a quelque chose de radicalement faux

dans la façon dont nous élevons nos enfants. Je crois que, pour la plupart, nous

sommes conscients de ce fait, mais nous ne savons pas comment l'aborder.

Les systèmes – politiques ou éducatifs – ne se modifient pas

mystérieusement ; ils se transforment lorsque se produit un changement

fondamental en nous. L'individu est de première importance, non le système ; et

lorsque l'individu ne se comprend pas en tant que processus total, aucun système,

fût-il de droite ou de gauche, ne peut apporter au monde l'ordre et la paix.

Jiddu Krishnamurti

L'Education et le Sens de la Vie (adaptation)