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JANWEISS
LAMAISONAUXMILLE
ETAGES
DUMOTISICIPATRECH
RomantraduitdutchèqueparJanSvobodaetCharlesMoisse
PréfacedeJiriHajek
bibliothèquemarabout
bibliothèquemaraboutCollectiondirigéeparJacquesDumontetJean-BaptisteBaronian.©marabouts.a.,Verviers(Belgique),1967et1974.Toute reproduction d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et
notammentparphotocopieoumicrofilm,estinterditesansautorisationécritedel’éditeur.Lescollectionsmarabout sont éditéeset impriméesparmarabout s.a.,65, ruedeLimbourg,B-
4800 Verviers (Belgique). * Le label marabout, les titres des collections et la présentation desvolumessontdéposésconformémentàlaloi.*CorrespondantgénéralàParis:INTER-FORUM,13,ruedelaGlacière,75–624-ParisCedex13.*DistributeurexclusifpourleCanadaet lesEtats-Unis :A.D.P.inc.,955rueAmherst,Montréal132,P.Q.Canada.*DistributeurenSuisse :DiffusionSPES,39,routed’Oron,1000Lausanne21.
PRÉFACE
JanWeiss, né en 1892 à Jilemnice, au Nord de la Bohême, est une des personnalités les plusimportantesdelagénérationquifitsonentréedanslalittératureaprèslapremièreguerremondiale.Quandlescritiqueslittérairesdesapatrielerangeaient,danslesannées30,parmilessurréalistes,ils’agissaitd’unmalentendusemblableàceluid’aujourd’hui,oùonlecompareparfois,aveclemêmesimplisme,àFranzKafka.
Ce«surréalisteavant la lettre»dont lespremiers livres furentantérieursà tous lesmanifestessurréalistes,n’aàvraidire,aveclemouvementrattachéaunomd’AndréBretonencommunqu’uneseule chose : l’intérêt porté au continent inconnu du rêve et de la subconscience.Cependant, chezWeiss,lerêven’estpassoustraitàlaconnexionaveclavie«éveillée»etavectouslesélémentsdenotre conscience : le rêve, chez lui, est intégré à la totalité du réel dont la bizarrerie, du reste,surpassesouventlesvisionsrêvéeslesplusjolies.
En ce qui concerne les rapports avec l’œuvre deFranzKafka, ce n’est pas tout à fait lamêmechose. Au temps des débuts littéraires de Weiss, l’œuvre de Kafka était, dans le milieu littérairetchèque–etpasseulementlà–,inconnueetinaccessible,àl’uniqueexceptiond’unseulchapitreduroman«l’Amérique».Mêmelàoùdesparallèlesintérieurss’imposent,ilnepeutdoncs’agird’uneinfluenceoud’unrapportimmédiat.Cethommequifaitsonentréedanslalittérature,chargédéjàdel’expérience d’un soldat de front en 1914-1916,marqué de tout ce qu’il a vécu dans les camps deprisonniersdeguerreetdansles«baraquesdemort»pourlessoldatsatteintsdelafièvretyphoïde,cet homme-là se rend seulement compte de la façon absolue dont l’homme est menacé, de sonimpuissancefaceauxforcesanonymesdumondedanslequelsanaissancel’amis,etillefaitaveclamêmesensibilitétorturantequesonprédécesseurinconnu:FranzKafka,sonaînédeneufans.Maistandis que Kafka reste toujours un analyste impitoyable et cruel des formes élémentaires del’aliénationhumaine, remplid’unenostalgie infinieetdésarméede laLoihumainevéritablequinepeut être réalisée, c’est précisément ici, en confrontation avec cette aliénation, que commence larévolteanarchistedeJanWeiss,larévoltedetoutsonêtrecontrecemonde-là.C’esticiquecommencesoneffortpourdéchiffrerlaréalitémystifiée,saluttepourdéfendrelesvaleursdelaviecontreleursremplacementsfalsifiés:cetteluttequil’amèneraenfin,aprèsbiendesdétours,aumarxisme.
Il y a encore d’autres différences importantes, du naturel et de la méthode artistiques : le«modèle » kafkaïen de la situation humaine est d’une plus grande force analytique et d’une plusgrande expressivité métaphorique, il vise l’universalité de signification. Chez Weiss, la vision dumonde est dans ses éléments mêmes plutôt lyrique que rigoureusement rationnelle, et ces qualitéstrouvent leurs correspondances dans le lyrisme polyforme et varié de son langage. Même l’ironiecruelleet lemordantpersiflagesatiriquenesontpashorsdeportéedeses facultésartistiques:cesont eux précisément qui ont donné naissance à ce roman de l’ascension et de la chute d’undémagoguefascistequ’estle«Mieuxvautsetaire»(1933).L’intérêtpsychologiquequ’ilporteàtousles«humiliésetoffensés»,àtousceuxquiontétéinjustementexpulsésetblessés,quisemblenttrop
insignifiants pour mériter l’aide et l’intérêt des autres, va déterminer l’évolution suivante de sonœuvre–lesrecueilsdecontes«L’Écoleducrime» (1931),«LePortefaix» (1941),«Leshistoiresvieilles et nouvelles » (1954). L’intérêt pour les situations psychiques extrêmes et pour les étatssubconscients, enmême temps que la prépondérance des éléments imaginaires, forment le lien quirattachecettepartiedesonœuvreàcelledominéeparlemotifduconflitéternelentreledésirhumaind’essayer toutes les possibilités pas encore réalisées de notre existence, d’une part, et l’inertie, lasécheresseetl’espritconservateurdelamédiocritéhumaine,d’autrepart.C’estplusqu’aucunautreunmotifcaractéristiquepourJanWeiss.Nouslerencontronsdéjàdanscettenouvelletouteempreintedepoésie qu’est le livre « Il est venudesmontagnes » (1941), dont l’action est tracée sur le planconstituéparlaparaphrased’unmythepopulairetchèque,confrontéiciaveclaréalitébanaled’unepetitevilledemontagne.C’estlemêmemotifmaisrevêtantunequaliténouvelle,qu’ontrouveencoredanslesprosesd’utopiecomposéesplustardetqui,aucontrairedutypecourantdelascience-fiction,visenonpointl’évolutiondelatechniquemaislapossibilitédelaréhabilitationdesvaleurshumainesélémentairesdanslafuturesociétésansclasses«LaTerredenospetits-fils»(1957).
Maiscenesontlàquedescomposantesetélémentspartielsdesontalent:c’estdansla«Maisonauxmilleétages»(1929)qu’ilasuluidonnerl’expressionlapluscomplète:unromanquireprésentele point central de toute son œuvre de prosateur et dont les lecteurs de langue française, pour lapremière fois, font la connaissance dans ce livre. Cet ouvrage, de même que les deux autresdéchirantes proses de guerre, «La baraque demort » (1927) et «Le régiment fou » (1930) resteimmédiatement liéà sespropresexpériencesvécuespendant laPremièreGuerremondiale.Maisendépitdecela,ilnes’agitpasd’un«romandeguerre»,danslesensqu’ondonnegénéralementàcemot.Cen’estmêmepasdutoutunromanàhistoireetcaractèrestraditionnels.C’estunlivreconçucomme une vision de rêve fiévreux d’un soldat qui mène, interné dans un camp de prisonniers deguerre,dansune«baraquedemort»etenpleineépidémiede fièvre typhoïde,sa luttedevieetdemort.C’estuncridel’humanitédésespéréeàquilaréalitédelaguerredévoilalefonddésastreuxdelacivilisationhumained’à-présent.C’estunevision fantasmagoriquedes tendancesetperspectivesd’unesociétédanslaquellel’évolutiontechniqueestdevenueunautomatismedestructeur,ennemidel’homme.C’estl’imaged’unesociétéquiestcapabled’ouvriràl’hommel’accèsauxrégionslespluséloignéesdel’univers,maisquineveutpaspermettreauxhommesd’êtrehommes,devivreenaccordavecleursdésirsnaturels.
Demêmequ’aucommencementduXVIIesiècleJanAmosKomensky,danscettepremièreœuvredegéniede la littérature tchèquequ’est«Le labyrinthedumonde»,visitaitavec sonPèlerin tous lesétatsdelasociétéetprenaitlepoulsdesonépoquetragique,enacceptantcommemesurelessimplesimpératifs de la raison et du cœur humains, demême ici, on passe avec le héros principal de ceshallucinations,avecBrok,le«détective»–celuiquidétecte–par toutes lescouchesde lasociétécontemporaine.Brokquis’estproposédedémasquer lesecretdecette«maisonauxmilleétages»,symboledumonderesponsabledelaguerre,delasouffranceetdumalheurdecentainesdemillionsd’hommes,vit,enrecherchant l’inaccessibleetanonymedictateurdecettemaison fantasmagorique,Muller,etenaffrontantl’immenseappareild’oppressiondeceMuller,lesaventureslesplusbizarres.Ilsetrouvepourtantenfacedeformestoujoursnouvellesdumalinfernal,cachéderrièrelemasquebeau mais mensonger de la civilisation. Dans ce monde, rien n’est naturel, vrai, normal, tout estdevenuobjetdemarchandagecynique, voiremoyend’oppression.L’aliénationabsoluede soi-mêmeest le sortnon seulementdeceuxqui viventauxétages supérieurscommeesclaves,maismêmedesclasses privilégiées des étages inférieurs qui, au nom de Muller Omniprésent, Omniscient etOmnipotent,gouvernenttouslesautres.Laseulechosequiesthumaineetvraiedanscemonde,c’est
la révolte des habitants des étages supérieurs contre ce monde. Ce sont d’ailleurs les seuls alliésvéritables de la révolte de Brok, les seuls aides de sa recherche du gouverneur inconnu de celabyrintheimpénétrable.
LesaventuresdeBrokrendentbienl’optiqueparticulièredenosrêvesquireproduisentlaréalitéselon leur propre logique associative, et où certaines situations reviennent avec une insistancetorturante,oùlesrapportsd’espaceetdetempssontétrangementcoupésetdéformés,commedansunmiroirinfléchi,oùleschoseschangentdeformedevantnosyeuxmêmes:uneboursedevientéglise,lasalle d’attente d’une société d’aviation interplanétaire se change en station de sélection, espaced’horreur folle,commesi l’auteuryanticipaitprophétiquement l’expériencedes futureschambresàgaz nazies. Toutes les fois que le héros se retrouve dans une situation sans issue, l’aventurefantasmagoriqueestcoupéeetnousretombonsenarrière,aupointdedépart,danscelieurappelantvaguement la situation réelle à l’intérieur d’une baraque abritant les malades typhiques. Et sanscesse,nousrepartonspourunnouveaucheminementrêvé, liéavec l’histoireantérieurenonpardeslienscausals,maisparlesassociationscaractéristiquesdurêve.
A cette optique de rêve correspond un système de chapitres à pointes bien accentuées, qui sesuccèdent rapidementainsique lesplanssuccessifsd’un filmpleindepéripéties surprenanteset sedéroulant à une vitesse vertigineuse. La solution finale est sans cesse reculée : bien des fois on al’impressionquelarencontredeBrokavecMulleresttouteproche.Maistoujoursdenouveau,Broktombe dans un piège inattendu. La confrontation finale des deux adversaires est d’autant plussurprenante que c’est l’apparence d’un vieillard ratatiné, caduc et grotesque qui se révèle êtrel’aspectvraietconcretdecettedivinitémystérieuse,omniscienteetomnipotente:unvieillardqu’onpourraittuerseulementenclaquantlaporteavecunpeudebrusquerie.
Al’intérieurdecescourtschapitresetdanslecadredeleurlogiquesingulière,toutal’airréel,d’une«réalité»plusqueparfaite.Pourquoipas?Lesrêvesdenosnuits,mêmequandnousyvivonslesaventureslesplusfantasmagoriques,nousdonnentl’impressiond’uneréalitéplusauthentiquequelaréalitéelle-même.L’auteurnecessederenforcercettesuggestiondel’authenticitépardestraitsdestylerappelant lereportagedocumentaire,par lareproductiondesaffiches-réclamesetdesslogans,desdiscoursradiodiffusésetc.Mêmelesscènesdontlecaractèrehallucinatoireestleplusaccentué,sontpleinesd’uneréalitéoppressante,effrayanteetinaccessible.
C’estpresquequaranteansaprès laparution tchèquede la«Maisonauxmilleétages»que celivreestentrelesmainsdulecteurfrançais.Maisilarriveencoreàtemps,suffisamment,pourqu’onretrouve dans son miroir fantastiquement déformé et hyperbolique, en dépit de cette distancetemporelle, quelques aspects inquiétants et tourmentants de la situation de l’homme contemporain.Suffisammentàtempsaussi,pourqueceromanretrouvesaplacedanslalittératuremondialeactuelle,oùilpeutêtrerangé,selonmaconvictionsincère,àcôtédesœuvreslesplusoriginales.
JiriHájek.
Toutcommençaparunrêve
Unhommedansunescalier
Untapisrouge
Quisuis-je?
Cefutunrêveaffreux.Uncrânecreux,d’épaissesténèbreset,aumilieu,unepetitelumièrejaune.
Soussafaiblelueur,onjoueauxcartes,maislefroidesttelqu’iln’estpluspossiblededistinguerlescouleursquidisparaissentsousunecouchedegivre.Ensuite,unevasteplate-formesuspenduedansles airs. Etendus àmême son plancher, une rangée de corps serrés les uns contre les autres, touscouchéssurleflancgaucheetseréchauffantmutuellement,genouxroidesetventresengourdis.Quel’unbougeettoutelachaînedescorpssemeutavecluiet,commerépondantàunordre,lesmaillonsdéforméssedésunissent,lachaînes’amollit,lescorpsseretournentsurl’autreflanc.Et,denouveau,ils s’agglomèrent, les genoux fléchissent, les maillons derechef se rejoignent. Mais nul neréchaufferal’autre.Lescorpsseraidissentlentement,commeenfilésparlalongueaiguilledufroidquilesatranspercés…
Etsoudain,unemaindegéantsaisitlecrânegelé,lejetteaufeuet,aveclui,lavisioninfernale.Lecrâneéclate.Unedouleurterrible,insupportable.Etleréveil.
L’hommeémergeadesonrêveaccablant.Sonregardglissasurlasurfaceobliqueduplafond.Sapremièrepenséefut:«Oùsuis-je?»
Unescalier.Lapremièremarche,couverted’untapisrouge,étaitl’oreillerdesonrêve.Larampe,contrelemur,étaitfaited’unegrossecordelièreécarlate.Del’autrecôté,unefiledecônesdemarbrefuyaitdebiaisverslehaut.
«Oùsuis-je?»L’hommesursauta:«Enbasouenhaut?»«Enhaut!»Ses jambes lui permettaient de franchir trois ou quatre marches. Un palier désert entre deux
étages.Pointdefenêtres.Pointdeportes.Etdenouveaul’escaliercouvertdetapisrouge.Puisencoreun palier, aveugle, sourd, et rien qu’une lampe blanche au plafond. Le tapis rouge. Plus haut. Lacordelièreécarlate,teluninterminableserpent,flotteàsadroite;àsagauchemontentlescônes.
Cetteascensionaura-t-ellejamaisunefin?Oùsontlesportes?L’hommemontetoujours.Latêteluitourne,letapisetsacascadedepourpreluiincendientlecerveau.
Soudain,ils’arrête.«Peut-être…vaudrait-ilmieuxredescendre?Reculer?Non,ilesttroptard?Jesuisallétrophaut.Plushaut.Enavant!»
Encoreunétage.Etencoreun.Cen’estpluspossible.Encoreun.Ledernier?Unnouvelétage,monotone,etlalanguequetireletapisrouge.
Lecœur estprêt à se rompre, les jambes fléchissent. Impossibled’allerplushaut. «Où suis-jearrivé?Qui?…Moi?Quiest-ce,moi?Quisuis-je?»
Unepenséestupéfiante.Unesurprise.L’hommesaisitsatêteentresesmains.«Quisuis-je?»Maislecerveausetait…Demémoire?…Point!«Quelestmonnom?Quelestmonaspect?D’oùsuis-jesorti?…MonDieu!J’avaispourtantun
nom!…Maislequel?…Lequel?»«Ah!Quelestempesmefontmalquandjemeposecesquestions!Letempsdes’ensouveniret
touts’expliquera,cetescalierdisparaîtradelui-même…Vraiment,qu’ai-jevécu?»Denouveauxétagessontfranchis,despalierssourdsetaveugles.Etchacund’euxporteunsoleil
auplafond:unesphèredeverrelaiteuxd’oùjaillitlalumière.
Unemacabredécouverte
Desmains
Unvisage?
Cequiétaitécritdanslecarnet
Est-illedétective?
LaprincesseTamara
Pour la deuxième fois, l’homme interrompit son ascension hallucinée. « Mon Dieu ! Quelle
horreur ! »Dans un coin du palier, un petit amas d’ossements blanchis, désagrégés. Une colonnevertébralerampeparmieuxcommeunboutdetuyaud’arrosage.Dansl’anglegît lefragmentd’uncrâne. Et, sur le mur, au-dessus du triste monceau d’os, à la hauteur d’un homme agenouillé, unmonogramme:S.M.Et,au-dessous,cinqtraitshorizontaux.
« Que signifie ? Un inconnu est-il parvenu ici avant moi ? S.M. se traîna-t-il jusqu’ici pours’écrouler épuisé ?Et, en expirant à genoux, eut-il encore l’énergie de graver, de ses ongles, uneinscriptionsurson tombeau?Cinq traits?Erra-t-ildansces lieuxpendantcinq jours?Lamort lefrappa-t-elleàcinqheures?»Uneglacialehorreurenvahitl’homme.«Fuir!Horsd’ici!Maisoùaller ? Rien que deux chemins : descendre ou monter. Montons !… » Des escaliers. Encore desescaliers.Letapisrougetraverselecerveaucommeunetraînéedefeu.«Quandcelafinira-t-il?Oh,sijesavaisquijesuis!Malgrétouteladouleurquimebroielestempes,ilfaut,ilfautmesouvenir!Lamémoire?Qu’estdevenuelamémoire?Lessouvenirs?Insupportabledouleur.Quisuis-je?»
Etsoudain, lesmains.«Oui,cesontmesmains…Peut-êtremesouviendrai-jequandj’auraivumonvisage.»Desmainsblanches,avecdelongsdoigtsetunepaumemarbréederose.Lesmanchesd’unevesteetd’unechemisedesoieblanches,unpantalonblanc,dessouliersdetoileblanche…«Etlevisage?Commentmereconnaître?»
L’hommeposelesmainssursaface.Parcetattouchementqu’ilvoudraitleplussensible,iltentedereconnaîtresonvisage,saforme,sabeautéousalaideur,savieillesseousajeunesse…Lenez,labouche,lescheveux(sont-ilsnoirsouégalementblancs?).
Etd’ungestebrusque,samaingauche–entâtonnant–saisitunobjetdurdanslapocheintérieureduveston.Unpetitcarnet.Unemaininconnueaécritsurlespremièrespages:
1.TraverserMullertownetexplorertoussesétages.Pénétrerdanssesrégionsemmurées.2.«Cosmos»,Sociétéd’export-import,transportverslesastres.–N’est-cepasuneescroquerie?3. Le mystérieux métal solium dont on construit les avions
interplanétaires.Qu’ya-t-ildevraidanstoutcela?4.QuiestOhisverMuller?Bienfaiteurdel’humanitéouvampire?Pourquoisecache-t-ilauxyeuxdumonde?5.Les inexplicables raptsde jolies femmes.LaprincesseTamara.Quesont-ellesdevenues?…
«Quoi?Serais-jeundétective?sedemandal’hommeavecétonnement.Seraient-cedesmissions
qui m’auraient été confiées ? Les principaux points du problème ? Mais grand Dieu, commentpourrais-jeagirsansmémoire?»
Il semet à feuilleter le carnet. «Tiens !Qu’est-ce ? »Trois petites coupures de journaux s’enéchappent.Lapremièreporteletextesuivant:
FUITEOUENLÈVEMENT?
Cettenuit,laprincesseTamaraetsonamieElaontdisparu.Onsupposequellesontétéenlevéeset
qu’unavionlesaamenéessurl’îled’Orgueiloùs’élèvelecélèbreMullertown.Iln’estcependantpasexcluquelles se soient enfuiespar leurspropresmoyens car, cesderniers temps, laprincesseavaitressenti, elle aussi, les premiers symptômes de la fièvre astrale. Tous ses bijoux, évalués à cinqmillions,ontégalementdisparu.
Ladeuxièmecoupurerelatececi:
Uncommandodedétectivesvientderentrer,sansrésultat,deMullertownD’aprèslesinformationsrecueilliesauprèsduSecrétariatduCosmos,laprincesseetsonamieont
pris l’avion pour l’étoile L 4 située dans la constellation du Cygne. Il n’est pas sans intérêt designaler que le voyage d’une personne pour cette étoile enchanteresse s’élève à 250mulldors, soit796000denoscouronnes.
Etenfin,unarticuletautextelapidaire:
LecélèbredétectivePierreBrokvientd’êtrechargéderechercherlaprincesseEtsurlesdernièrespagesducarnetnoirestgriffonnéeaucrayonlalisteci-après:1.AnnaMarton,premièredanseusedel’Opéranational,le24/III.
2.EvaSarat,mannequin,adisparuàminuit,aucoursduBaldesArtistes,aprèsavoirétééluelaReineduBal,le7/IV.3.LunaKorio,filledubanquier,adisparudanslePalaisMoriaàVenise,le30/VII.4.SulaMaj,vedettedecinéma,enlevéedanssavilla,le8/IX.5. Dora O’Brien, la plus jolie femme de Paris, a disparu (et savoiture)auBoisdeBoulogne,le24/X.6.KajaBararda,sociétaireduThéâtreroyal,adisparuàlafindupremieractedel’opéra«Lafindumonde»,le3/XII.
Lesecretdupremiermiroir
Lamaisonauxmilleétages
L’hommequiavaitperdulamémoire
Enfin,unepetiteportedemarbre
NouvelleallusionàMuller
Et voici que l’homme tira encore de la poche intérieure de son veston une lettre scellée à
l’adressesuivante:
APierreBrokIlétaitsurlepointderomprelecachetlorsqu’ilaperçutcetavertissementtapéenrougeaudosde
l’enveloppe:
Attention!Attention!Attention!Attention!Ne pas ouvrir !!!Cette lettre ne peut être décachetée que devant le premiermiroir!
« Qu’est-ce que cela veut dire ? Serais-je moi-même ce détective Pierre Brok ? Pourtant ma
mémoire est déserte et vide – tu te poses des questions, elle ne répond pas… Et si tu veux teconcentrer, tu réveilles une douleur atroce qui bat quelque part, au centre du cerveau, comme unulcère enflammé–.Peut-être trouverais-je une solution sous ce cachet. Peut-être recèle-t-il unmotmagiquequimerendralamémoire,lepassé,lessouvenirs,l’humanité,moi-même…Maisoùpuis-jetrouverunmiroir ici?Avantquecelan’arrive, je seraimortde fatigue,d’épuisement,de faimoud’unéclatementducœur!
Enattendant,ilnemeresteriend’autrequed’êtrecedétective.Ilestpossiblequ’autrefoisjelefusvraiment.Etsijeveuxêtreunhomme,ilmefautpourtantavoirunnom.Impossibledevivresurcetteterre sans avoir un nom. Le crâne résiste aux souvenirs comme un fou à la camisole de force.D’accord. Je serai ce Pierre Brok, détective, jusqu’au moment où je me souviendrai… Jerechercherailaprincesse.Etantsanspassé,jetrouveraipeut-êtrel’avenir.»
Maisvoiciencoreunepetitechoseaufondd’unepocheetqueBrokdécouvresoudain.Unefeuilledepapierpliéeenhuit.PierreBrokétouffauncridesurpriseetdejoie:LeplandeMullertown!Lamaison auxmille étages ! «Non, ce n’est pas unemaison ! C’est une ville immense sous un toitunique!Etmoi,jemeproposedereconnaîtrecelabyrinthe?JeveuxdécouvrirceMuller,maîtredecetteville,ettrouverlaprincessedansundecesmilleétages!Tâcheénorme!Jesuisl’hommesansmémoire.Oubien,est-ceprécisémentpourcelaquej’aiétéprivédupassépourmieuxpouvoirmeconsacreràmamission,sansréserveetcomplètement,enyemployanttoutesmesfacultés,chacunedemespensées.Maiscommentyparvenir?»…Lespochesnerévélèrentriendeplus.
PierreBrokpoursuivitsonascensionharassante.Ilmontait,montaitobstinément,sansrépit.Et,denouveau,lesétagessesuccédaient,sansfin,sansespoir.«Cecolossemonte-t-iljusqu’auciel?…»Et
pointdefenêtres,etpointdeportesquiledélivreraientdutapisrougedeplusenplusinsupportable.Soudain,uneidéejaillitdanssonesprit.«Ets’ilyavaituneportesecrètedanslemur?»Iltenta
sachance,tâtonna,tapota,maislesblocslisses,solidementcimentés,luirépondaientparunsonfroidetdur.Ilbonditàl’étagesupérieuretauscultadenouveaulesblocs,lesunsaprèslesautres.Aprésent,ilprogressaitlentementetcomptaitlesétages.Biensûr,ilauraitdûlescompterdepuisledébut,dèssonréveil.Pourquoidiablenelesavait-ilpascomptés?Parcequ’ilnesavaitmêmepasqu’ilétaitundétectivechargédedéchiffrerlagrandeénigmedeMullertown.Avant,c’étaitl’ahurissement,c’étaitlafuiteéperdueducerveauendélire.Maismaintenant,maintenant,ils’agitderéfléchiràchaquepas.«Compterlesétages.Quelétaitleurnombre?30?50?Ceux-làsontperdus.Maisrecommençons.NousallonsmesurerMullertown,mêmeenpartantdumilieu.UN,deux,trois…»
EtlorsqueBrok,auvingt-septièmeétageenviron,palpaduboutdesdoigtslesmincesjointsentrelesblocs,ildécouvritsoudain,avecétonnement,uneminusculesaillieenargentquidépassaitàpeinedublocdemarbre.Ilappuyad’abordsurelle.Sansrésultat.Puis,illasaisitparlesonglesettiradetoutes ses forces. Et voilà !Unemince aiguille d’argent sortit dumarbre.A peine l’eut-il extraitecomplètementquelebloccéda.Unpassage,ouvertdansl’ombre,apparutdanslemur.PierreBroks’yfaufilasilencieusementetrefermalatrappesurlui.
Ilsetrouvaitdansunepetitegalerieobscureetbasse.Satêtetouchaitauplafondetdesmainsils’appuyaitauxmurs.Ilavançaitlentement.Maisaprèsquelquespas,ilaperçutdanslaprofondeurdel’obscurité,unfildelumièrequipendaitdanslesténèbres.Quandilyparvint,ildécouvritquec’étaitunemincefentedansunecloisondeboisquiterminaitlagalerie.Ilycollaunœiletlafentes’écarta,devenantunréduitsansfenêtre.Unetable,unecruche,unechaise,uneampouleélectrique,unlitsurlequelétaitassisunvieillarddontlesyeuxfixaientlalumière.
PierreBrokl’observalongtemps,enappuyantsonfrontcontrelaparoi.Maislevieillardrestaitimmobile.Etbrusquement, commeBrokappuyaitdavantage, la serrurecédaet la cloison s’ouvrit.C’était une porte sans poignée. Sans même s’en douter, le détective se trouva subitement dans lachambre.
Levieillardsedressad’unbond,commesaisid’horreur.Il tendit lesbrasenavantetpoussauncri.
—Pardonnez-moisijevousdérange,ditBrok,bonjour.—Commentes-tuvenuici?gémitlevieillard,etsonmentontremblait.—Parl’escalier,Dieumerci,jesuisparvenujusqu’àvous.—Parl’escalier?s’étonnalevieillard.Es-tuunhomme?—Sansdoute,nelevoyez-vouspas?—Jenepeuxpastevoir,répliqualevieillardd’unairsombreenposantleboutdesesdoigtssur
sespaupières.Jesuisaveugle.Cen’estqu’àcemomentqueBroks’aperçutque lespupillesd’unbleu trouble s’agitaientdans
leurcavitécommedesœufsdegrenouille.—Malheureux!s’exclama-t-iletdesamainilfrôlalajouedel’homme.Puis,sanstransition,il
demanda:QuiestM.Muller?Levieillards’affaissaetl’épouvantetransformadenouveausonvisage:—Notregénéreuxbienfaiteur,notrepèrenourricier,DieuetMaîtredelaterreetdesastres…etil
commençaàmarmonneruneconfuseetinintelligibleprière.—Pourquoies-tusonprisonnier?demandaBrok.— Doucement, doucement… chuchota l’aveugle, rempli d’effroi, en posant sa main sur sa
bouche,ILestomniscient,omniprésent,ILentendtout.—Nous verrons.Que crains-tu encore ?Lamort ?Qu’est-ce qui peut t’arriver de pire que la
mort?Sij’arriveauboutdemamission,aumoinstuseraslibrepourmourir!
—Donne-moilamain,ditlevieillard.Etpuis,éclatantdehaineetderage:— Si tu en as le pouvoir, toi, fais que cettemauditemaison se transforme en poussière et en
cendre!PierreBrok,piquéparlacuriosité,insista:—Raconte!Raconte-moitout!Pourquelleraisoncegratte-cieldémentauxmilleétagesexiste?
Ques’ypasse-t-il?QuiestceMuller?—Commentsepeut-il,toi,quetunelesachespas?N’es-tupasomniscientcommeLUI,toiquies
venuparl’escalier,toiquenousattendions!Quies-tu?—Nemedemanderien!Neposepasdequestions!Moi-même,jenesaisrien,maisunechose
estclaire,c’estquej’aiunemissionetquejelaremplirai.Jeparleraiaumaîtredecettemaison,bienque je ne le connaisse pas encore. Je le chercherai sans répit. Dis-moi plutôt toi-même : Qui estMuller?
QuiestMuller?
Lemétalpluslégerquel’air
L’hommeNo794
Dequoisenourrissent-ils?
Levieillardsecoualatête:—Jenesaispas…Personnenelesait.Personneneleconnaît.Personnen’avusonvraivisage.
Lesunsdisentquec’estun juifpourri, couvertdeguenillescrasseuses,avecdes favoris roux.Lesautresluiontvuunepetitetêterondeetchauvecolléepardeuxfanonsàunhideuxtasdechair.Unhommequiperdprogressivementl’apparencehumainesousunamasdegraisse,unsacbourréquinepeutpassedéplacer lui-mêmeetque l’ondoit transportercommeunechose.Lesdiplomateset lesbanquiers qu’il rencontre, connaissent, eux, un autreMuller, un aristocrate pâle de trente-cinq ansportantmonocleetdontlalèvreinférieures’abaisseetafficheundédainsansbornes,vieux,etvieuxdecentainesd’années.Etd’autresjurentencorequec’estunvieuxbonhommecourbéavecunvisagetellement ratatiné qu’on ne distingue plus bien ses traits. On dit aussi que ses petits yeux grisregardentlemondeàtraverssesridesavecl’innocenced’unenfantdansunepoussettedeprintemps.Maissasignatureestpartoutlamêmeetelleinspirel’horreurpartoutoùelleapparaît.Elleestfineetcomme tracée avec une aiguille ; elle est comme un éclair. Elle signifie la volonté, l’ordre, lejugementsansappel.CombiendefoisOhisverMullera-t-ilététué?Combiendeballesonttrouésoncrâne?Combiendefoisa-t-iléténoyé,empoisonné,lynchéparlesouvriersinsurgés?Etjamaiscen’étaitLui!Enfindecompteons’estaperçu,chaquefois,quec’étaitundesessecrétaires,unagentprovocateur,unsosie,unhommedepaillequitombaitàsaplace…
—Etlesolium,qu’est-cequec’est?demandaBrokquisesouvintsoudainduquatrièmepointdesesnotes.Samémoire,allégéedupassé,fonctionnaitàprésentàmerveille.Ils’étonnalui-mêmedelafacilitéaveclaquelleilsesouvenaitdechaquedétailapparudèssonréveil.Soncerveauétaitimbibédechaquemotducarnet.
—Lesoliumestunematièrequel’onadécouvertesurcetteîle,àdegrandesprofondeurssousdes gisements épuisés de charbon, comme une nouvelle couche de la croûte terrestre, jusqu’iciinconnue, et prochedu centre de la terre.C’est peut-être la dernière, avant d’atteindre le centre encombustion.C’estunélémentpluslégerquel’air.Libérédetoutesscoriesetdetoutesimpuretés,ils’élèveverslesoleilpourneplusjamaisredescendre.
»Nulneconnaît laquantitédesoliumqueMullerextraitdesesmines.Elleestplus importantesansdoutequecelleduferetducharbon.Sil’onconsacraitlesoliumaubonheurdel’humanité,lemonde pourrait être reconstruit, l’homme serait transformé, une autre vie pourrait s’instaurer surnotreplanète.
»MaisMullergardejalousementsesmines.Illesafaitboucherensurface,negardantqu’unseulaccès aboutissant dans les couloirs deMullertownmême.C’est pourquoi lemonde ne sait rien decette folle abondance du solium. Et Muller, avec des mines de bienfaiteur, le vend en parcellesminusculesàdesprix inouïs.Unepetitemiettedesolium,désespérémentpetitecommeungraindepoussièredansunrayondesoleil,estvendueauxuniversitésetauxricheshôpitauxcontredesunitésd’orsuiviesparonnesaitcombiendezéros.Iln’estpourtantpaséconomelui-même.Iltransforme
cettematièreindustriellementetenproduitsonbétonquiestplusdurquel’acieretquin’estpaspluslourdquel’air.Decettematière,ilaconstruitsonpalaisauxmilleétages,sonorgueil,sontriomphe,savictoire.Desonsommet,ilregardelemondeetsonorgueilestplushautquemilleétages.
»Mullertownn’aniportes,ni fenêtres. Il estdifficiled’ypénétreretplusdifficileencored’ensortir. Il n’y a pas, en principe, de communication avec lemonde, quoiqu’il en fasse partie.AinsiMullergardesonvilsecret…
Levieillards’interrompit.—Dis-moi,quies-tu?insistaBrok,pourquoies-tusonprisonnier?Est-cequetun’espasassez
emprisonnépartacécité?Commentt’appelles-tu?Levieillardouvritlesmains.Surchaquepaumeonpouvaitvoirlen°794marquéauferrouge.—Jen’aipasd’autrenomsinoncenuméro…J’aifaitpartieduhuitièmegrouped’ouvriersqui
ont achevé 800 étages deMullertown.Tous ceux qui ont construit cettemaudite tour sont devenusaveuglesaprèscinqans.Lesolium,contenudans lebéton,rayonneausoleiletdétruit lesyeuxdeshommes.Toutenotrecoloniedecentétagésesthabitéepardesaveugles.Cesontd’anciensmaçonsetcontremaîtresdeMullertown.
—Etdequoivousnourrit-onici?Le vieillard montra la table du doigt. A côté de la cruche traînait un petit cube emballé de
cellophane portant la marque OKKA. Il n’était pas plus grand qu’un morceau de sucre. Brok ledéballaetgoûtaduboutdelalangue.Cendres,bois,pierre…Iln’avaitaucunesaveur.
—Cepetitcubereprésentenostroisrepasdujour.Ilcontientlesmatièresnutritivesquisuffisentaucorpshumainpendantunjourentier,etencorequelquechosequeMulleryajoutepourannihilernotrevirilité.
» Il veut détruire dans la personne humaine cette sèvemerveilleuse qui enflamme les yeux del’hommedevantlafemmeetceuxdelafemmedevantl’homme,etquifaitducorpshumain,avectousses volumes et ses courbes une île de béatitudeoù s’enivre le rêveduparadis perdu.Nous autres,nousnesavonspascequec’estquel’amour,c’estpourquoinosjournéessonttellementlonguesetnous n’avons pas d’avenir, sauf la mort. Nous n’avons ni envies, ni faim, ni désirs, ni rêves, àl’exceptiondeceluiquinoustourmentesanscesseetquemêmeledieuMullernepeutnousarracher,c’est l’envie demourir. Chacun de nos réveils signifie pour nous l’horreur et toute la journée serésumeàunseuldésir:celuid’avoirunlit,d’ydormir,d’ymourir.Noussommesdesmilliersetdesmilliers qui voudrionsmourir au bout d’une nuit paisible, sans rêve, une nuit qui n’aurait plus delendemain…
—Etvousnepouvezpassortird’ici?—Oùirions-nous?demandalevieillard.Partoutrègnel’obscurité.Etmêmesijepouvais,jene
m’enfuiraispas.Lafaim,lamortnousguettentdansl’escalier…—Etoùmènecetteporte?poursuivitBrokquiexaminaitminutieusementleréduit.—Surlecouloir.Aubout,ilyaunecagedefer.Par-là,onpeutarriveraucinquièmequartier.—Qu’ya-t-illà-bas?
LesaventuriersdeWest-Wester
Gédonie,métropoledesbéatitudes
Commentonyfabriquelesplaisirs
—West-Wester.Làontaffluélesaventuriersdumondeentier.Marchands,vendeursetrevendeurs
detoutetden’importequoi,devieuxchiffons,debougiesetd’âmeshumaines,devertusetdesang,detapisetdedieux,depoudresetd’innocence;tousysontvenusdansl’espoirdetrouverlebonheur.Agents,flics,fainéants,voleurs,tricheurs,provocateurs,briseursdegrèves,traîtres,fous,assassins,touteunearméed’étrangesindividusyviennentoffrirleursservices.Leurfortuneetleurimportancesemesureà l’étage ;plus il estbas,plusgrandeest leurprospérité.Plushaut tudoismonter,plusdifficileestl’existence.Personnen’estsatisfaitdesonétage.Suivantl’évolutiondesesoccupations,cette populace s’infiltre soit vers le bas, soit vers le haut,mais uniquement dans la limite des centétages qui lui ont été assignés. C’est çaWest-Wester. Là, une fois par semaine, il est possible dedépenser enboissons ledemi-mulldordepensionquinous a été accordéepar legénéreuxMuller.Oh!ilestbiendifficile,mêmepourunhommequiapuconserversesyeux,desedébrouillerdanscesparages,etencoremoinspourunaveugle.Toujoursilnousdupe…
Brokrevitleplandelavilleenpensée.Etdecetteautrecitéquereprésentelacinquièmecentained’étages. Il lui vint à l’idéeque là, parmi ces aventuriers, il pourrait trouverunboncamaradequil’aiderait à approcher Muller. Pourtant, ce qui l’intéressait encore davantage, c’était la partieinférieureduplan,marquéeparlemotGédonie.Ilinterrogealevieillardquipoursuivitsonrécit:
—Gédonieestunevilledecristalsituéeàladeuxièmecentained’étagesdeMullertown.C’estàceniveauqueMullerhabiteentourédesasuited’agents,d’envoyés,dediplomates,definanciersetdegénéraux.Ilyexistedessallesetdesrepairesoùilestpossible,dit-on,d’atteindre,mêmesurterre,àlabéatitude éternelle.Ces régionsbienheureuses sont adroitement emmurées et ne sont accessiblesqu’àlapetiteminoritédesesfavorisetdesescourtisans.
»C’est là que sont fabriquées les extases du corps et de l’esprit par desmoyens chimiques etmécaniques.Onycultiveuneinfinitédemanièresd’exaspérer,jusqu’àlamort,etlecorpsetl’âme.Les cinq sens de l’homme n’ont plus suffi à supporter toutes les excitations et, grâce aux plaisirsnouvellement inventés, on a soi-disant découvert cinq nouveaux sens. Les extases du corps sontprovoquéespartoutessortesdebaumesetdethériaques,depilulesetd’onguents,pardesmassagescompliqués, des injections et des opérations au cours desquelles on extrait du corps des parcellesd’organes et de glandes, on ligature des veines, on raccourcit des nerfs…Une sorte de nouveauplaisir aurait été découvert dans l’éternuement qui, après une certaine intervention chirurgicale,acquiertune intensitécatastrophiqueet se termineparunemortétonnante.Lesdoucheset lesbainsexcitants provoquent, sur tout le corps, d’exquises démangeaisons. Il y a aussi la pratique dubâillement et duchatouillementportée àde telles cimesqu’il n’estpluspossible à l’hommede lessupporter…Et lorsque tous cesmoyens d’excitation sont arrivés à leur comble, lorsque les corpss’écroulent, ayant épuisé leur dernière résistance, alors toutes les lampes s’éteignent et débute lapériodedurepos.
»Mullerdécidelui-mêmedujouretdelanuitàGédonie,carlesoleilnerègnepasàMullertown.»L’architecte qui a conçu et réalisé ces repaires célestes, abrités par desmurs innocents, a été
emmuré,surl’ordredeMullerdansl’unedesnichesd’uneétrangesalle.Mullerseulpossèdeleplan
desonvastedomaine. Ilest seulàconnaîtreaussi tous lessecretsdespassagesetdesgaleries,desportesinvisiblesquis’ouvrentsouslacommandedemécanismescompliquésetquiconduisentaussibiendanslesthéâtres,lespalaisetleséglisesquedansleschambresàcoucher.Uneétoileauplafondfaisantofficedelustre,l’effigiedeNotre-Seigneursurl’auteldutemple,unelamedeparquetd’unechambre à coucher, tels sont les célestes portillonsdudieuMuller.Grâce à eux il peut écouter, seglisser,surprendre,apparaîtreaumomentopportunetdisparaîtreensuitesanslaisserdetrace.
—Etcequisetrouveau-dessusdenous?demandaBrok(sursonplan,cesétagesétaientmarquésdepointsd’interrogation).
—Deshôpitauxetdeshospicesoùl’onvamourir…—Etplushaut?—Desasilesd’aliénés,desprisons,desoubliettes,deschambresdetortures…—Etplushautencore?—Desfourscrématoires…—Ettoutenhaut?—Onditquel’onconstruit…Onconstruitsanscesse.Unétages’ajouteàl’autre,sansrépit,sans
fin.Lavilles’élèvechaquejourplushautdansleciel.Carilfauttoujoursdenouvellesetdenouvellessalles. Ainsi Mullertown nous repousse lentement vers le haut, comme un gigantesque piston. Al’époquedesdéménagements,Mullertownressembleàunefourmilièreeneffervescence.Cesontdesjoursdeviolenceetd’horreur.L’appareiladministratif situédans lescinquanteétagesau-dessusdeGédonie,neparvientpasàmaîtriserlapaniquequis’emparedetousleshabitantsdelaMaison…
Unjeunevieillard
CequelemiroirditàBrok
aufondducouloir
L’étatde“dispersion”
Broksaisitlamainduvieillard.Etsoudain,ilsesouvintdesonenveloppe.—N’ya-t-ilpas,parhasard,unmiroirici?Levieillardsecouatristementlatête.—Unaveuglea-t-ilbesoindemiroir?Voilàdixansquejevisdanslesténèbres.—Quelâgeas-tu,grand-père?—Trente-trois…Brok, avec étonnement, scruta le visage de son interlocuteur. Ce n’était pas trente-trois, mais
quatre-vingtsannéesdemisèreetdedésespoirquiavaientburinélesridesdesaface.—C’estl’aspectordinairedetousceuxquisenourrissentdescubesd’OhisverMuller.Unéclairjaillitalorsdansl’espritdeBroketsedécidantsubitement:—Celamesuffit.Jecroisdéjàavoirtrouvélemoyenderencontrerfaceàfacevotresoi-disant
dieu!Levieillardessuyaunelarme:—Tuesfortpuisquetuesparvenuiciparl’escalier.Depuisdixans,j’attendaisques’ouvrecette
porte. Car c’est uniquement par ce moyen que peut venir celui qui est plus puissant que Muller.Monsieur,faitesdemoietdemesfrèresdenouveauxhommes.Donnez-nousdesnomsaulieudenosmatricules,desalimentsplutôtquedescubes.Donnez-nousl’amour,ledésiretlesrêves.Faites-noussortirdecetteprisonetdonnezlesoleilàtousceuxquicroyaientl’avoirperduàjamais.
—Jetelepromets,ditBrok.Leursmainss’étreignirent.Etàl’instantBroksentittoutlepoidsdesa tâche.Etait-il vraimentpossiblede semesurer avecMuller ?Commentpénétrerdans les étagesinterditssansêtreimmédiatementdécouvertettrahi?
Etdenouveaul’idéeluirevint:l’enveloppe!Oui,dansl’enveloppesetrouvecettepuissancedontil devine l’existence, elle se révélera dès qu’il se trouvera devant lemiroir.Oùpuis-je trouver unmiroir ? demanda-t-il de nouveau, aumoment où ils s’engageaient dans un couloir auxmultiplesportes.
—Aubout du couloir – dit le vieillard–nous trouveronsune cagede fer.C’est un ascenseurrapideparlequelvousdescendrezauquartierWest-Wester.Derrièrecettecage,ilyauneniche.Là,surlemur,estaccrochéeunesurfacebiseautée,froideetlissecommeunserpent.J’ignoresic’estunmiroir.Maisquandjemetrouvedevantelle, j’ai l’impressionquemacécitémeregarde.Jenesaispas..Peut-êtren’est-cequeduverre.
Ils s’approchaient de l’ascenseur. Brok tremblait d’impatience. Ils firent le tour de la cage. Etderrièreelle,eneffet,sousunepetitelampetriste,scintillaitlagrandesurfacelimpided’unmiroir.
Brokdevançalevieillardetbonditverslemur,l’enveloppeàlamain.Uncridesurpriseluiéchappa.Ilsursauta.Ils’agitait,faisaitforcegestes,maisenvain,lemiroir
nelevoyaitpas,lemiroirl’ignorait.Lemiroirétaitvide!
Lemurderrièreluis’yreflétaitfidèlement,maisl’hommequisedressaitentreluietlemiroirnes’y voyait pas. Que diable signifie ce miroir qui refuse l’image de l’homme ? Et soudain Brokdistingua dans sa profondeur le vieillard qui s’approchait en clopinant. Chose étrange, soncompagnonyapparaissaitdeplusenplusnettementetmaintenantqu’ilenétaitprochechacunedesesridess’ydessinaitavecprécision.
UneidéesauvageéclatadanslecerveaudePierreBrok.Ilbrisaprécipitammentlecachetrouge,ouvritl’enveloppeetensortitunedemi-feuilledepapierblancqu’ildépliaetylut:
De par ma propre volonté et à mes risques et périls, j’ai prêté mon corps à
maîtreOscarErilpouruneexpérienceditededispersion(asprid),afinqueje
puisse par ce moyen et sous cette forme (c’est-à-dire en état d’invisibilité)
pénétrerdanstouteslesrégionsdeMullertown,découvrirsessecretsdélictueux
et,silessuppositionsgravesseprécisent,exécutersurplacelenomméOhisver
Muller.
Pour remplir cette mission, j’ai obtenu les pleins pouvoirs de la cession
secrèteducongrèsdesE.U.M.(Etats-UnisduMonde)quis’esttenuesurl’îlede
la Dernière Espérance. Je fais le serment que j’accomplis cette tâche d’une
façon absolument désintéressée, sans craindre les conséquences éventuelles sur
lesquellesona,aupréalable,attirémonattention,etpénétrédudésirardent
dedécouvrirlavéritéetderendrelajusticepourlesalutdel’humanité.
Signédemapropremain:
PierreBrok
Etenpost-scriptum,uneautremainavaitajouté:
Le soussigné certifie que l’état de dispersion (asprid) cessera dans un délai detrentejours.
OscarEril.Brokserenditcompteenfindesonimmensepuissance.Danssonpremieraccèsdejoie,ilpritle
vieillardparlatailleetl’entraînadansunecourtedanseeffrénée.Quandlecalmefutrevenu,levieillards’approchadumiroiretyposaledoigt,et,saisidepeur,
recula:—Oh,quecemiroirestfroid,ilmefaitpeur!Ilrépondmêmeàunaveugle.Lemiroir,lui,ne
deviendrajamaisaveugle.—Mais, grand-père, criaBrok, vous ne pourriez pasme voir, quandmême auriez-vousmille
yeux!Personnenemeverra…Brokneserassasiaitpasdesoninvisibilité.Ilfaisaitdesbondsdevantlemiroir,illuidonnaitdes
coupsdepoing,illuisoufflaitsonhaleine,etlecaressait.Envain.Lemiroirselassait-ildecapteretde refléter levisagede l’homme?Non, il résistaituniquementpour luiet refusait simplementsonimage.MaiscelanefâchaitaucunementBrok.«Commejesuisfortetpuissant!Commeundieu!Jepuis tout faire. Je ferai des miracles auxquels Jésus-Christ, lui-même, n’avait jamais songé. Jestupéfieraiceuxquiviventdanscettedemeureensorceléedontlacimetoucheauciel.AprésentdéjàMullertownm’appartient!»
Ilquittasubitementleprécocevieillardets’engageadanslacage.Apeinelagrilledeferfut-elletombée derrière lui, qu’il ressentit une brusque secousse. La descente commença et il lui semblasoudainqu’iltombaitdansunprécipice.Ilfermalesyeux.Sachutevertigineuseluidonnaitlanausée.Soncerveausebrouilla,sefigea.PierreBrokperditconnaissance…
Denouveaulerêve
etlapetitelampejaune
Lesfenêtresetlesgens
Uncabaretauboutdumonde
Levendeurderêves
Choseétrange,danslachute,sonrêveaccablantetdélirantseréveilla.Unepetitelampejaune,au
creuxd’unetêtedemort,clignoteenagitantsaflammeinquiète.Ellen’éclaireriensaufelle-mêmeetunhalodepoussièrequi l’entoure.Broka l’impressionqu’ilse trouvedansunemasurehumideetglacée, tout recroquevillé, la tête entre les genoux. Il écarte les bords d’un capuchon gris qui luicouvrelatête.Sesyeuxs’accoutumentlentement.Commeàtraversunvoile,ilaperçoitvaguementlespoutresfenduesquisecroisentau-dessusdesatêteetfuientdansdesdirectionsincompréhensibles.Etsur la plate-forme suspendue dans le vide, il aperçoit une rangée de corps, couchés sur le flancgauchequiseréchauffentl’unl’autre.Maisluin’estplusunmaillondecettechaîne;ilestcouchéenfaced’eux,sousunepetitefenêtredontlecarreaufêléestcouvertdegivre.Ilafroid.C’estpourquoiilrabatdenouveaulecapuchonsursatête,ilsetassedenouveauets’enveloppedel’obscuritéquiestpeut-êtrelanuit,etpeut-êtrelejour.
PierreBrok se réveilla.Une secousse violente lui fit ouvrir les yeux et le cauchemar disparutaussitôt.Combiendetempsavait-ildormi?Ilselevaetsesouvintimmédiatementdesévénementsdelaveille. Il agrippanerveusement lagrillede fer, commes’il voulait opposer cettedure réalité aucauchemar terrifiantau-dessusduquel tremblait,dans lecrânegrimaçant, lapetite flamme jaune. Ilaspiraitintensémentauxchosesfutures.Etonné,ilsesouvintdesoninvisibilitéetsortitdelacage.
Iltraversalepalier,franchitquelquesmarches,ouvritunportillondeferetsetrouvadanslarue.Deux rangées de maisons, des enseignes, des trottoirs. Une seule chose manque à ce paysage
habituel,unechosequepersonneneregardejamais:leciel.Asaplace,unevoûtecouléedansunseulblocdeverre.Etsouscettevoûte,uneimmensesphèreblanchebrûle,insupportablecommelesoleillui-même.
Des fenêtres et des gens. Des rangées interminables de fenêtres et des gens. Des fenêtressilencieuses et criardes, effarées et éplorées, mystérieuses et bâillant d’ennui. Des fenêtres, desfenêtres et encore des fenêtres. Les unes font des signes, d’autres attirent, d’autres rient, d’autrespleurent. Et sous elles, la foule, la foule multicolore, écumante et grouillante ; toutes les raceshumaines s’ymêlant dans unmouvement inlassable. Les couleurs des vêtements, des visages, desyeux et des cheveux se confondent, les voix sortent des bouches comme de milliers de tuyauxd’orguesquijailliraientd’uneégliseenfeu.
Etcommelecieletlesoleilau-dessusd’euxsontartificiels,ilsembleàBrokquetouscesgensquis’agitentetquicrientontquelquechosedefaux,demonstrueuxetdesurnaturel.Certainshommessont imberbes, d’autres ont des barbes, des barbes de toutes les formes imaginables, mais Broks’aperçoitquenombred’ellessontfausses.Lesunss’amusentavecostentation-etleursriressonnentfaux.Lesautresfuientonnesaitoùetl’angoisseselitsurleurvisage.Là,ceChinoisseglissesouslesfenêtresenfilantquelqu’un.Ici,grimacelevisaged’uncriminel,unœil,couvertd’uncarrénoir.Le claquement d’une arme à feu éclate quelque part derrière une porte, mais personne n’y fait
attention.Unmatelotivre–maillotnoiretjaune–levisagemarquéparlapetitevérole,titubeethurleunechansonobscène.Troismalabars,lecorpsnujusqu’àlaceinture,levisagecouvertd’unmasquenoir,unpoignardàlaceinture,s’avancentinsolemmentaumilieudelarue.Toutlemondes’effacedevanteux.Làencoreune filed’hommes la têtecouverted’unecagouleviolette.Les fenêtresd’undancingrientdeleursfeuxjaunes.Li–la–lo–lou,s’exclameuneJaponaisedontlalourdecoiffures’orned’une longue épingleornéed’un cœurnoir percéd’unpoignard.Ellemarche aubrasd’unapachequifaitdescrocs-en-jambeauxvieillardsaveuglesqu’ilcroiseetquis’esclaffedetoutessesdents peintes en rouge. Maintenant il donne un coup de pied à un cul-de-jatte qui lui demandaitl’aumôneetquitombesurlagrilled’unégout.
Uneenseignenoirecrie:
VentedediamantsetdecharbonUncamelotrâle:
Lecube“OVA”estleMEILLEUR!Unpavillonnoiretvert:
CABARET
AUBOUTDUMONDEUnepetitefenêtres’ouvre:DésespérésAchetezKOKA
LesjoursgrisnouslespeignonsenroseLelâchedeviendraunhérosLevaincuseravainqueur!
Des femmes fardées sur fond de teint mauve. L’éclair blanc des dents, les carreaux noirs des
fenêtres,desgrelots;aucoindelarue,souslagouttesanglanted’uneampouleélectrique,unefemmeameutelespassantsd’unevoixrauqueetlaisseentendre,pardesgestesindécentsqu’elleestàlafoisvendeuse,boutiqueetmarchandise:
Hâtez-vous,vouslesvieuxetvouslesjeunes!Avantdevouséloigner,regardezmonvisage.
Admirezmescheveux,appréciezlacouleurdemesyeux!Tâtezlafermetédemesseins.C’estgratuit.Touchezmesmollets,ilssontdurscommedesrailssurlesquelsseruelapassion.Jebrûle,jebrûlePourhuitargentes,jevousferaimourirdansLesflammesdemonamour!En face d’elle, un camelot à la double barbiche rousse se tient derrière un guéridon boiteux
couvertdepetitesboîtes.Auxquelquesbadaudsquil’entourentilcrie:
Achetezdesrêves.Laqualitédemamarchandiseestgarantie.Ilsvoustiendrontcompagnietoutelanuit.
Lesrêvesd’or.Pourunenuitvousdeviendrezmillionnaire.
Achetezmon«Rêvedor».Protégéparlaloi.
Uncachetd’AGAavantd’allervouscoucher
vousassureunenuitd’amouravecbaisersetétreintes.Lisezlemoded’emploi.
Maspécialité:Lesrêvesroses.
L’essayerc’estl’adopter.Garantiinoffensif.
Voulez-vousvoyagerauxconfinsdesmersduSud,
voirdespalmiers,descaravanes,dessauvages,destigresetdessinges?
AchetezlapoudreEXOTICA
Vouspartirezenavionverslesoleilsivousvousendormezsurledosavecunepastille
ARO
surlalangue.
Voulez-vousassister,lanuit,àunouragan?
EssayezunepiluleORAetvouslevivrezentoutequiétudedansvotrelit.
Avez-vouspeurdevoyagerverslesastres?
Vosmoyensnevouslepermettentpas?Lesrêvesastrauxremplacerontpourvouscetteaventure.
Achetezmon
“Rêvastral”pourcinqargentes.
Attention!Marquedéposée.D’immenses panneaux, des enseignes au néon mobiles, multipliés à l’infini à rendre fou, des
réclamessurlesdrapeaux,surlesmurs,surlesvitrines,surlesportes,surledosdesgensetmêmesur les visages. Des deux côtés, ces papiers criards, ces couleurs, ce verre et ces bouchesremplissaient les yeux et les oreilles deBrok.Depuis longtemps déjà, il allait droit devant lui ; ils’amusaitdevoir lespassantssecognerà luietrebondir,et leurvisagesedéformerdesurpriseetd’effroi.Ilavançaitensuivantlalonguecourbedelarue.
Ilréalisaenfinqu’ilmarchaitenrondetsetrouvasubitementaumêmeendroitd’oùilétaitsorti.Et c’est alors qu’il s’aperçut que sur ce boulevard de ceinture débouchaient des ruelles étroites ettortueusesdans lesquelles la foules’écoulaitgoutteàgoutte.Lesmursen tôlesdesmaisonsétaientrouillés par l’humidité, les fenêtres étaient armées de grillages convexes comme des muselières.Certainesruellesétaientsiétroitesqu’enécartantlesbrasonpouvaittoucherdesmainslesfaçades.Etilyenavaitd’autresaussiplusétroitesencore,commedesdéfilés,oùlesmursdeferdesmaisonssetouchaientpresqueparendroits,obligeantlespassantsàmarcherdeprofilenrentrantleurventreetenretenantleursouffle.
LesmagasinsdanslaruelleduTigre
L’hôtel“Eldorado”
Réuniond’unesociétéchoisie
UnerévolutionàMullertown
PierreBroks’engageadansunedecesruelleslatérales.Lesdallesenverrefaisantofficedepavés
étaient couvertes d’une croûte d’ordures. Certaines étaient fêlées ou brisées et des lumières s’yapercevaient.Brok,ensepenchant,distinguaàtraversl’uned’elles,lefourmillement,soussespieds,d’unefouleidentique,laphosphorescencedescouleursetd’autresvendeursquihurlaient.
Laruelledanslaquelleilmarchaitétait,elleaussi,pleined’inscriptionsétranges,maisbeaucoupplus confidentielles. Plus l’enseigne est modeste, plus remarquable est la boutique, plus sonpropriétaireestrecherché.Unecartedevisitesouilléecolléesurlaporte,unécriteauàlafenêtre,uneplaqueémailléepasplusgrandequ’unemain.Plusdecrisenl’occurrence,maisunchuchotementtrèsmystérieux:
Derrièrelecarreaud’unefenêtre,uneplaquedetôle:
Surunmurrouillé,cetteinscriptionàlacraie:
Unboutdeplanchettesurleboisduquelonpeutdéchiffrer:
Dans une étroite et obscure ruelle un fil est tendu d’une façade à l’autre, auquel se balance un
écriteau.Ilportel’imaged’unpoignardetl’inscription:
Unpeuplus loin,au-dessusd’uneporte,uneenseignedélabréeportantdes lettresmalhabileset
commeécritesparunivrognequiauraittrempésondoigtdanslaboue:
Pierre Brok décida de visiter cet hôtel borgne. Pour se reposer un peu et pour satisfaire sa
curiosité.Ilvoulaitvoirdeprèssesoccupants.Ilentradansunpetitvestibuleobscur.Celasentaitlerat, le linge imprégnéde sueur, et encorequelque chosed’insupportable.Uneporte accédait àunevaste pièce décorée de peintures voyantes dans le style des boîtes de nuit.Auplafond s’étalait unevasquedeverredontBroknecompritpas,àpremièrevue,l’utilité.
Aumilieu de cette salle, des hommes étaient assis autour d’une grande table ronde.Mais pasquestion, en ce moment, d’examiner la société car, à son entrée quelqu’un prononça le mot de«révolution»quiimpressionneautantl’oreillequelesangbouleversel’œil.
—Révolution!criaunhommedontlabarbichenoireseterminaitcurieusementendeuxpointeseffilées.Lesesclavessesontinsurgésdansunquartierdesusines.L’insurrections’estétenduedéjààquatre-vingts étages. Elle a éclaté à la fabrique des cubes Oméga. Un certain Vitek de Vitkovitsèsurveillant des esclaves, a trahi notre grand Muller. Il a organisé secrètement la résistance et ilproclameàprésentqu’ilvadélivrernotremondedesesgriffes.
»Ilveutinstaurerlegouvernementdesesclavesettransférerl’aristocratiedeszonesinférieuresaux machines et dans les mines. Les cubes Oméga ont été rejoints par l’usine chimique (1 980hommes),parl’hôteldesmonnaies(260hommes),parlafonderie(400hommes),parl’usineàgaz(5 380 hommes), par les liqueurs (250 hommes). Ils ont déjà gagné laVille des Ténèbres. Ils ontentraîné la population en lui promettant l’instauration d’une république dans laquelle, disent-ils,même les aveugles seront représentés. Ils veulent en faire une terrible armée d’avant-garde quiavancera comme un mur. S’ils envahissent complètement la Ville des Ténèbres, nous pouvonscraindrequ’ilsouvrent lesprisonsquise trouventauxétagessupérieurs.Cequiestpisencore : ilsprogressent vers le bas en détruisant lesmachines et l’équipement.Aux étages 690 et 700, ils ontdévastélesbureauxetilsapprochentàl’heureactuelledel’étage680oùcommencentlesentrepôts.Ilssontdoncencoreà60étagesdesstocksdeprovisions.Biensûr,ilneleurestpasfaciledepercerles durs plafonds en béton de solium. Dieu soit loué ! les ascenseurs ne fonctionnent plus, lescentrales électriques, qui se trouvent dans la première zone, ont immédiatement coupé le courant.L’escalierprincipalestbloquépardesbarricades.Illeurfaudraplusdecinqmoispourypénétrer,carleurarmementestdesplusprimitifs.MaisnotregrandMullerneveutpassesouillerlesmainsdeleursang, bien qu’il puisse les exterminer par le gaz. Il espère régler cette affaire à l’amiable. C’estpourquoiilm’adéléguéauprèsdevousàWest-Westerafind’engagerquelquesspécialistes.Quelestson plan ? Le voici : nous devrons nous faufiler discrètement parmi les insurgés, saper leurrévolution,défaireleursrangsetavanttoutéliminersecrètementVitekdeVitkovitsèquiest,enfait,l’âmeet lecerveaudecetterévoltedepalais.Il l’atentédéjàenluioffrantdel’or,maisçan’apasréussi…
Garpona
MaîtrePerker-poisons
LesérumKAWAI
LegazSIO
Desverresauxtempesd’unaveugle
—A-t-on pensé au poignard ? demanda un homme trapu que les autres appelaientGarpona. Il
avaitperdulesdeuxbrasetseservaitdesespiedsavecuneinconcevabledextérité.—Jel’aidéjàdit,legénéreuxMullerneveutpasd’effusiondesang.—Jepossèdequelquespoisonsefficaces…commençaàbredouillerunhommeaunezcramoisi,
démesurémentgrand,quipendaitcommeunegrappeaumilieudesonvisage.IlsemblaitàBrokquecetteprotubérancecroissaitetmûrissaitàvued’œil.
—J’aidesproduitsquiontdéjàmillefoisfaitleurspreuves.Jemechargemoi-mêmedelesluiadministrer,etjegarantislerésultat.Sivousvoulez,ilmourrad’uneapoplexie.UnegoutteUsuffit,ellefoudroierasoncerveau.Sivousledésirez,ilpeutmourirducancerenabsorbantunedosed’I.J’ai aussi des cigares 0. Un milligramme d’E dans un verre de lait… Je ne travaille qu’en gros.L’homme au gros nez fut interrompu par la basse profonde d’un aveugle. Ses paupières étaientcousues, ce qui donnait à son visage une expression de calme épouvantable.Mais sur ses tempesétaient fixésdeuxdésdemétaldans lesquelsétincelaientdes lentilleseffiléescommelesyeuxd’unoiseaudeproie.
— S’il fallait neutraliser cette révolution, je serais capable de le faire avec mon bacille…D’ailleurs,legrandMullermeconnaît.
—Letourdesesclavesviendraaprès,réponditl’agent,maisilfautd’abordéliminerVitek,pasletuer,comprenez-vous,ilfautqu’ilvive,sonâmeousoncerveaudoitêtreuniquementtouché.
—Sion lui injectait lesérumKAWAI, ildeviendrait fou…intervintunautreayantdeuxbossesdansledos.
— Si on lui fait aspirer le gaz SIO, il vieillira en une nuit, ajouta un vieillard rabougri ettremblant, sansunpoil sur la tête–et ilmourradans lapluscomplètedécrépitude.Cen’estqu’unjouet,unesimplepetiteballedecaoutchoucquipeuts’égarer…
—Lemeilleurpoignard,lemeilleurpoison,lemeilleursérum,lemeilleurgaz,cesontlesyeux,déclara avec précaution,mais avec insistance aussi, un visage jaune aux yeux ronds et noirs danslesquelsscintillaientdespetitscarréschauffésàblanc.
—Bon,dit l’agentet,sortantsoncarnet, jevais inscrirevosnoms.MaîtreGarpona:poignard.Maître Perker : poisons. Maître Schwarz : SIO.Maître Orsag : bacilles. Mac Doss : hypnotisme.SoudarTchoulkov :KAWAI.–Venezdemain avecvosmoyens au8, ruede l’Oranger, 274e étage.L’aéroliftvousconduiraausommetdeMullertownet,d’enhaut,vouspénétrerezfacilementaucœurmêmede la révolutionparmi lapègredans les rangsde laquellevousvous infiltrerez…LegrandMullervousrécompenserad’aprèslaréussitedevotreentreprise.
—NomdeDieu! jura l’assassinsansmainsquand l’agent futsorti,c’est lechômage. Ilnemeresteplusqu’àplantermonpoignarddanslefumier!Ilagitaitconstammentsesjambes,tantôtsous,tantôtau-dessusdelatable.Delaplantedesonpied,ilessuyalasueurdesonfront.Puis,ilfitclaquer
sesorteils.—Tusenstroplesang,monvieux,grommelal’empoisonneur,quisemouchad’undoigtsurle
plancher.Maisimmédiatementaprèsilessuyasoigneusementsoninconcevablenezavecunmouchoirrougeendéclarant:
—Notretravailestpropre.Aumoins,onnes’ysouillepaslesmains.—Est-cequejemanieuniquementlepoignard?protestaletueur.Ajoutevingtmulldorsetjete
l’étranglerai,commeavecdesmainsdefiancée…Lapreuve…Souslatable,sespiedsquittèrentsespantoufleset,souslesyeuxdesesinterlocuteurs,ilécartaetfitjoueravecadressesesorteilsblancsetminces.
—Noussommesdeuxbricoleurs,monvieux,ditl’empoisonneur.LaparoleestàMaîtreOrsag,iciprésent,iladéjàrégalédesesbacillestouteunearméedemineurs…
L’aveugle ne daigna pas répondre. Mais les lentilles sur ses tempes étincelaient d’une façonsinistrequandilsetournaversl’hommeaugrosnez.
—QueditMaîtreSchwarz?insistacedernierendévisageantlevieuxdécrépitetchauve–as-tufabriquédéjàbeaucoupdevieillards?
—Jetravailleenbas,danslequartierfinancier–zézayaSchwarzàtraverssesgencivesédentées.—Jeviensd’installerunpetitappareilauhuitièmeétagedeladeuxièmezone,danslachambreà
coucher du jeune Gerel. C’est le fils du grand usurier, celui qui a vendu l’Alaska et les coloniesafricainesàMuller.Adria,sanièce,veuts’emparerdesonhéritage.Dansunesemaine,Gereljuniorseraplusvieuxque sonpère.SirMorou, leplusgrandactionnaireduCosmos,déclinede jour enjour.
—Serait-ceaussitonœuvre?s’enquitl’hommeaugrosnez.Onditqu’iladegrandssoucis.—Ilena.Sesactionsreviendrontàl’hommedontjenevousrévéleraipaslenom.Maisjepense
avoirfaitlemaximumpournotreBienfaiteur,notreSeigneur.—Jenesaispasceque tuappelles lemaximum,moncherSchwarz–s’exclamalebossuetse
tournantvers l’hommeauxyeuxardents–MacDoss,notredocteurèshypnotisme,estunnouveauvenu.Peut-êtren’a-t-ilpasencoreentendumonhistoire.Sansmoi,notrebonPèreetSeigneurseraitruinéaujourd’hui.
Galio,seigneurdesétoiles
LepremiernaviredansleCosmos
LafaimplanétairedeMuller
Galioestdevenuungrandzéro
Tchoulkov,roide50000étoiles
Lebossulevadeuxdoigtsversleplafonnier:—Qu’IL daigne témoigner dema sincérité, s’IL consent à poser d’en haut son regard sur ses
humblesserviteurs.Jel’aidébarrassédesonplusgrandennemi,celuiquiluiauraitsucé,jusqu’àladernièregoutte,cettesèvemiraculeusequijaillitsoussonMullertownetquil’abreuve…Aujourd’huitoutlemondepeutlesavoir.C’étaitlevieuxGalio,vendeurd’étoiles.Sonfils,quihabiteaujourd’huitroisétagesentiersdanslatroisièmezone,n’estqu’unapprentiencomparaisondesonpère.GrâceàlabienveillancedeMuller,ilvenddesétoilessansvaleur,misesaurebut,desétoilesincandescentesoucouvertesdeneige,ouencoredescomètesquipassentetnereviennentplus.Personnen’enveut.Mauvaisarticles.Mais levieuxGalio,c’étaitungénie.IlavaitconstruitsurunîlotdePolynésieunobservatoireoù,avecungraindesolium,ilfaisaitdesmiracles.Lesindigènesenavaientfaitleurroietilavaitunifiéenvirondixatollssoussonsceptre.C’étaitjustementàl’époqueoùlegrandMullersillonnaitlesmersetachetaitlerestedumonde.IlestalléchezlevieuxGalio,danssonobservatoirequi était aussi sa résidence royale.Quand il lui a demandé cequ’il voulait pour ses îlots, le vieuxrenardluiamodestementrépondu:«Lecielnocturne».
» Il n’a pas même accepté une pépite. Le bon Muller a cru comprendre qu’il s’agissait d’uncaprice du vieil original, follement amoureux de ses noisettes célestes. C’était une affaire, autantdire:gratis.Lesétoilesn’appartenaientàpersonne,mêmepasàMuller,maispuisquelevieuxn’endémordaitpas,pourquoinepasconclurelemarché?Ilvoulaitêtredupé?Tantpispourlui!Ilsontrédigélecontrat.Mullerestdevenulemaîtredesdixîlotspolynésiens,etGalio,maîtredesétoiles.L’un avait un lièvre dans un sac, l’autre unmoineau dans les airs…Que dis-je, unmoineau ! desmilliards de moineaux qui, par les nuits claires, s’abattaient vers lui en une volée éternellementimmuable.
»Evidemment,Muller,àcetteépoque,nesedoutaitpasqu’onréussiraitàconstruiredesaéronefsensoliumquicroiseraientdans leCosmoscommeautantdemoustiques.Depuis longtempsdéjà, ilavaitoubliésoncontrat…Lapremièrehirondellefutlâchéeetcinqmoisaprèsellerevenaitchargéed’incalculables trésors ramassés sur neuf étoiles. La Compagnie « Cosmos » de transportsinterplanétairesfutcréée.Etfurentouvertesainsidenouvellesvoiesversd’inépuisablesressourcesoùd’immensesrichessesfurentextraites.
»C’estalorsquelevieuxGalioestarrivéavecsoncontrat.Etl’onfutbiencontraintd’admettrequetouteslesétoilesdécouvertespar«Cosmos»appartenaientdéjàauvieuxrenard.N’oublionspasquelecontratportaitlasignaturedeMuller.
»C’est seulement alorsquenotredieua réaliséque sesdix îlots lui avaient coûté terriblementcher…Galio était lemaître de tous les astres du ciel etMuller uniquement lemaître de celui surlequelilhabitait.Lestrésorsfabuleux,lesfruitsparadisiaques,lesnouvellespierresprécieuses,toutcelaétaitlapropriétéduvieuxGalio,envertudecemauditcontrat.
»Alors,bongrémalgré,notregrandBienfaiteurs’estvucontraintderacheter,lesunesaprèslesautres,chaqueétoileàGalio.Sadignitéserefusaitàadmettrequ’uneétoilerécemmentdécouverteeûtunautremaîtrequeLui,qu’elleportemêmeunnomquinefutpasceluichoisiparLui.D’autrepart,ils’acharnaitàfairehonneuràsasignature.Ainsi,chaquefoisqu’unaéronefabordaitunenouvelleétoile,Mullerachetait.MaislesréservesdeGalioétaientinépuisables.Mullerpayait,payaittoujours.Les choses allèrent si loin que le tout-puissantmaître dumonde fut obligé de vendre sonmonde,morceauparmorceau,pourapaisersafaimplanétaire…Carlepluscurieuxdanstoutcela,c’estquelevieuxGaliorefusait–etc’étaitunprincipeinébranlable–lestrésorsprovenantdesautresastres,endépitdeleurextraordinairevaleuretdeleurrareté.Ilnereconnaissaitetn’acceptaituniquementquelesproduitsdenotrevieilleplanète.Etqu’enfaisait-il?vousmedemanderez.Ilacommencéàjeteraupeuplel’ordeMuller.Iladistribuéauxouvriersetauxpauvresdesvilles,lesîles,lesminesetlesentreprisesindustriellesconcédéesparMuller…Ilsl’appelaientleLibérateur!
»Oh,c’étaitunplanmagnifiquementimaginépourruinerMuller!Déjà,diffaméetappauvri,lemaîtredumondes’apprêtaitàquitternotreplanètepourémigrersurunedesesétoiles.
»EnfinMullerfutauborddelafaillite.IlallaitcéderMullertownàGalioquiseproposaitdelefaire sauter. C’est à cemoment précis que j’entrai dans la danse. J’avais commencé à soigner lesrhumatismes du vieux Galio. Un soir – je m’en souviens comme si c’était hier – ses douleursarticulairess’adoucissaientetilétaitd’humeurprintanière.Jeluiaidemandéalorscombiend’étoilesilavaitdéjàvenduesàMulleretcombienilluienrestait.
»—Autant que j’en avais audébut–me répondit-ilmystérieusement.Si je lui vendais chaquejour un million d’étoiles, Muller devrait vivre encore un million d’années pour qu’il en ait unmillionièmeseulement.»
»Cettenuit-là,quand levieuxGalio s’estendormi, je luiai injecté troisgouttesdeKAWAI. LelendemainmatinGalios’estréveilléensursaut:«Uncrayon!Unpapier!Quelleestexactementmafortune?»Ilaécritlechiffreneufqu’ilafaitsuivredezéros.Ilacouvertdixfeuillesdepapierdezérospendantlapremièrejournée.Depuislors,soncerveauestdevenuunemachineàfabriquerdeszéros.Toutessespenséessontdevenuesdeszéros…
»Trèsfacilementalors,jemesuisemparédumauditcontratetjesuisalléleremettreàMuller.GaliovitactuellementdanslamaisondefousN°970etfabriquedeszérosàlongueurdejournées.Ilestdevenului-mêmeungrandzéro.C’estainsiquej’aisauvéledieuMuller!Cederniern’aeudecessederéparerjusqu’icilesdommages,ilrassembleetrecollecequelevieuxGalioavaitdémoli.Ilavoulufairedemoil’empereurdeBradierra.J’airefusé.Ensuiteilm’aoffertdechoisirn’importequelempire,n’importequeltrône,dedevenirroi,chefmilitaireoudiplomate.Jeluiairéponduqueje ne voulais rien d’autre que de demeurer pour toujours àMullertown, dans Sa proximité, dansl’éclatd’unseulrayondeSagrâce.
»Alafin,ilm’aforcéàaccepter50000étoiles.Ilm’aproclaméleroidecesmondes.J’aivouludéjàyaller,voirmessujetsetmefairecouronnersuruneétoile.Evidemment,ilestimpossibledelefaire sur toutes. Si on devaitme couronner chaque jour dans chacun demes royaumes, je devraisvivreaumoins137ansencore!Etpuis,Mullerneveutpasmelaisserpartir,ilmesuppliederesterprèsdeluipourlecasoùilaurait,unjour,besoindemesservices…
LacuriositédePierreBrok
etcequ’ilenestadvenu
Lenezdel’empoisonneur
Unebagarre
Lemanchotétaitleplusenragé
Le bossu se tut et son regard parcourut les visages. L’homme au gros nez claironna dans son
mouchoirécarlatelalongueettristemélodiedurhumevernal.Levisagedel’aveugleétaitfigéau-dessus de la table comme un bloc demarbre.Mais sur ses tempes, les deux lentilles luisaient deplaisir,unvéritableéclatderire;c’étaitdumoinsl’impressiondeBrok.Letueursansbrassemblaitnepasécouter. Ilagitaitconstammentses jambesavec l’agilitéd’unsinge, tantôtau-dessous, tantôtau-dessusdelatable.Desonpiedgauche,ilsaisitsonpoignardqu’illançaauplafondavecunetelleadressequel’armetournoyacommeunehéliceet,avantdelarattraperdesonpieddroit,ileutencoreletempsdevidersonverre.D’unedesespochesilsortitunetabatière,enfitcoulersursachevilleunpeudepoudreverte,reniflaettoutdisparutjusqu’auderniergrain.Iléternuasiviolemmentensuitequ’ilréveillalevieuxSchwarzquis’étaitendormientre-temps.
Alorsquecetépisodes’achevaitetquepudiquementchacunsetaisait,PierreBrokparla;Oh!iln’avait pas l’intention de se trahir mais… Il s’était penché vers l’oreille du bossu et voulait luidemanderunechosequ’ilbrûlaitdesavoir.Ilavaitposésaquestiondetellefaçonquel’autrepouvaitcroirequec’était l’undeses interlocuteursquiparlait. Il ressentaitavecgêne ledésavantaged’êtreinvisible, il était seul,horsducerclede leursconfidenceset réduitàécouterde longueset stérilesdiscussionsquiluiétaientd’uneutilitérelative.
Ilavaitchoisilebossu,carlesoreillesdesautresétaientcommedesnichesàchien,masquéespardes touffes de cheveux. C’est pourquoi il se pencha vers l’oreille, jusqu’à la toucher, et demandad’unevoixsanstimbre,assourdie,etcommeenpassant:
—EtcedivinOhisverMuller,commentpeut-onlereconnaître?Lebossu tressaillit ; simultanément ses petits yeux et ses oreilles s’ouvrirent jusqu’à l’extrême
limite,sonvisagesegonfladestupéfaction.Brokeutl’impressionqu’ils’élargissaitpouruninstantd’unmurà l’autre.Maisbiensûr,cen’étaitqu’une illusion.Lapointeblêmedesonvisageétaitdenouveau fichée entre ses épaules comme un coin enfoncé dans un bloc de bois. Le bossu se leva,diminuantdelahauteurd’unetête,carlespiedsdesachaiseétaientplushautsquesesjambes.
—Lequeld’entrevousm’aquestionné?s’écria-t-ilirrité.Jerépète,lequeld’entrevous?Lesautress’étonnaient,carpersonnen’avaitouvertlabouchedepuisqu’ils’étaittu.—J’aientenduunevoix.Jevouslejure.Lebossuélevalamainversleplafonnier.Jelejureet
queMullerm’entende,jenemenspas!Ilyaquelqu’unparminous.— Peut-être est-ce le grand Muller lui-même qui a daigné te parler, hasarda humblement
l’empoisonneurenregardantleplafond.—Non,non,quelqu’unm’interrogeaitjustementàproposdeMuller!—Qui?—Unevoix!J’aisentisonsouffledansmonoreille.—Neserait-cepasleKAWAIquisemanifestedanstoncerveau?Aforced’administrerlafolie
auxautres,tut’espeut-êtrecontaminétoi-même.—Vousêtestousdevenusfous!Jevouslejure!Jepariemes50000étoiles.LevieuxSchwarzsefrappaitlefrontaveccompassionenavouantqu’ilétaitlui-mêmeatteintde
décrépitude,malgrétouteslesprécautionsqu’ilprenaitpourmaniersesgaz.Dansl’entre-temps,Broks’étaitassistranquillementsurlachaiseoccupéeauparavantparl’agent
disparu.Ilserendaitcomptedel’immensesupérioritéqu’ilavaitsurcespetitsmonstres.Ilauraitpu,s’illevoulait,leursecouerlespuces.Ilpensaitàlarévolutionquigrondaitdanslesétagesouvriers,àceVitekdeVitkovitsè,à toutcequecesscélératspréparaientcontre luiet réfléchissaitaumeilleurmoyendelessupprimersanssouillerdeleursangsesmainsinvisibles.Justeenfacedeluis’étalaitlenez du vendeur de poisons, source humide et intarissable qui se remplissait à nouveau. Ce neztragique l’avait irrité depuis le début et lui causait un dégoût presque douloureux. Alors, Brok,excédé,nepouvantplussupportercettetortureetdébordantdehaineenverscenezrépugnant,sesaisitd’un verre et de toutes ses forces le lança dans sa direction.Le sang gicla, le vendeur de poisonschancela.Lesautresselevèrentavecterreurenportantinstinctivementleurmainàleurproprenez.
Cettescèneneduraquel’espacedequelquessecondes.Maislabandeseremittrèsrapidementdesasurprise.Elleserangea,dosàdos,enformationdecombat.Desrevolversapparurent,enunclind’œil,danstouteslesmains.Ecarquillés,lesyeuxnoirsdescanonssemouvaientdansl’espace.Unefusillade folle éclata dans la salle. Les armes aboyaient, les balles sifflaient, les miroirs sefracassaient,lapoussièreselevaitdanstouslescoins.
LemanchotGarponaétaitleplusenragé.Ils’étaitcouchésurlatable,lesjambeslevées;del’une,etparsaccades, il imprimaitàsoncorpsunmouvementderotationrapide,de l’autre ilagitait soncouteaudanstouslessens.Cen’étaitplusunhommemaisuneharpiedéchaînée.
Lesperfideslentillesdel’aveugle
PierreBrokdansunpiège
Lafuite
L’ascenseur,etdenouveaulerêve
Soudain Brok tressaille. Les pénétrantes lentilles aux tempes de l’aveugle le fixent. Avec ses
paupières cousues, le visage de plâtre, immobile, se fige dans l’espace comme celui d’un sphinx.Maislesfragmentsdeverrefinementtailléss’accrochentauvisagedeBrok.Ondiraitqu’ilsbrûlent.
Est-ceuneillusion?Unetrahison?Est-ilpossiblequecetaveuglelevoie?Brok se lève. Et voilà que les verres se lèvent sans quitter son visage. L’aveugle approche les
mains de ses tempes, tourne une petite roue dentée comme s’il réglait un microscope. Brok al’impressionquechacundesespropresmouvementstraverselefoyerdeslentilles.
Unehorreur,qu’ilignoraitjusqu’ici,luitraverselecorpsainsiqu’unéclairdeglace.Sesgenouxfléchissent.Ilserassiedetposelatêtesurlatablemême.Commehypnotisés,sesyeuxfixentlesdeuxpetites flammes noires au centre des lentilles. A ce moment, le visage de marbre se déformehideusement,unemainsetendetsonindex,commelecanond’unrevolver,estpointéentrelesdeuxyeuxdeBrok.
Uncri:«Ilestassisici!Gardeztouteslesportes!Netirezpas!Ilfautlecapturervivant!»LemanchotGarpona,d’unbond,està lapremièreporte.Perkervoleà ladeuxième.L’aveugle
Orsag,ducanondesonindex,suitchaquemouvementdeBroket,prêtàsauter,s’approchelentementdeluienunespiralerentrante.
Brokestprisaupiège.Illuifautgagneruneporte,sinonilestperdu.Devantl’une,lenezrouge;devantl’autre,Garpona.Cedernier,deboutsurunpied,fermelaclefdel’autre.Brokbondit.Orsagpousseuncriets’interpose.Brokluienvoieuncoupdepoingdansleventreetfaituncroche-piedàl’unique jambedeGarponaqui lemaintenait enéquilibre, atteint laporte, l’ouvre, la franchit et laferme,letoutsansreprendresarespiration.Etdéjàilvoledansuneruelleobscure,droitdevantlui,droitdevantlui…
Dieu!Quededegrésetdepetitesmarchesàmonteretàdescendre.Quedegaleriesàtraverserdont les murs s’écartaient et se rapprochaient de nouveau, dont les plafonds s’élevaient etredescendaient!Combiendesallesàparcourir,dechambres,detrousobscurs,deréduitsservantàDieusaitquoi.Aunmomentdonné,ilsetrouvedansunegaleriequientoureunesalleabandonnéeetpoussiéreuse. Puis, il traverse en courant toujours, un petit pont couvert, suspendu au-dessus duprécipiced’unaéra.Etderrière lui, comme le roulementd’un tambourqui augmented’intensité etdontlerythmes’accélèrerageusement,letrépignementdesespoursuivants.Etencoredesruelles,denouvellesmarches,denouvellesarcades,denouveauxespaces…
Broks’engageasoudaindansunconduitcylindrique,auxparoislissesetbrillantes.Est-cel’entréed’unégout?Non,c’estlabouched’uncanon.Non,c’estplutôtuntélescopegéant,carilserétrécitprogressivement.Brokdoits’accroupiretavanceràquatrepattes,puisrampercommeunechenille.Iln’estpluspossibled’allerplusloin,c’estlafin,lafin.Maiscetentonnoirseterminecependantparungrillage.Broks’ensaisitetlesecouedésespérément…
Parbonheurletamisrouillécèdefacilement.PierreBroksefaufiledansl’ouvertureetlareferme
derrièrelui.Ilaencoreletempsd’entrevoirderrièrelagrilleunvisageaunezcasséquis’yaplatit.Etsoudain,ilsentleplanchercédersouslui.Ilétaittemps!
La vitesse de l’ascenseur s’accélère et dans sa folle chute, au sein de ce précipice, unmalaisel’envahit.Une insupportablepressionpèse sur soncerveaucommeagrippépardes tenaillesqui seferment, se ferment, à tel point qu’il en perd connaissance.Le rêve terrible renaît et le tourmente.Avecladernièreénergie,illuttepourquelesmonstresnocturnesnepénètrentpasdanssoncerveau,pournepastomberdansl’infectsouterrainoùsemeuventhorriblementdescapuchonsgris.
PierreBrokétaitépouvantéparleretourdecesrêves.Ilenéprouvaitunesensation,commesisoncorpsvieillis’yréveillaitet,parlefaitmême,perdait
sonimmatérialitéetrenaissaitavectoutessesdouleurs.Ileutpeurdemourirauseindel’undesesrêves avant d’accomplir son aventureuse mission, là-bas, très haut, dans un des mille étages deMullertown.
Chapitresurlesétoiles
L’industrieetlecommercedesastres
Lesréclames
Uncoquillage-talisman
QuandPierreBrokrepritconnaissance, lachuteétait terminée.Ilétaitdansunvastepassageoù
fourmillaientdeslumièresbariolées,maislecauchemarétaitencoresuspendusursespaupières.Oùest-ilmaintenant?Aquelétage?Combien lui en faut-il encore descendre pour arriver àMuller ? N’est-il pas dans la tour de
Babel?Desdeux côtés, d’éblouissantes vitrines, des étalages commedes autels, devant lesquels,mains
danslespoches,desbadaudss’arrêtent.Maisparmicesvitrinesilyaaussidesstandsetdeskiosquesoù sont exposés des fleurs, des parfums, des photographies, des antiquités ; dans lesquels desmarchandsvantentàhautevoix, leurétrangepacotille, etdesbaraques foraines.Desdevanturesdecharcuteries fines s’étalent commedes symbolesd’abondance etdeshymnesde symétriepar leurstoursetleurspyramidesdefruitsexotiques,d’animaux,deboîtesbarioléesetdeconserves.Cesontdesmarchandisesastrales!PierreBrokylit:
Eaumédicinaledulac
ALFAdel’étoileM14
•Moussecomestibledesforêtsviergesdel’étoile
C71
•PoudreNA-HA
d’ailesd’oiseauxdeZ176
•Parfumsextraitsdeslarmesd’angesdelaplanète
D55
•Sangd’elfesnains(delaplanèteH70)
contrelamaladiedessinges.
•Glandessexuellesd’hydrophilesd’Ur
friandisesdelaplanèteB1
•Chaussuresenpeaud’Origonsdelaplanète
F99INUSABLES!
•Lamannedel’étoile
B64augoûtd’amandes.
D’autresréclamesrecommandentàceuxquiémigrentsurlesétoileslesproduitsdeleurplanète
natale.
AuxcoloniauxallantsefixersurL20
nousrecommandonsnotrechoixdesemences.Undenosgrainscentuplevotrerécolte!
•Pourcombattrel’insecterosesur
C71lapoudreAKA.
Vousneleregretterezpas!
•Lamontreastronomique
AZvousdonneralanouvelleheureexacte
surn’importequelleétoile!
•LerégulateurdelatensionartérielledanslaconstellationdelaSpirale
uniquementlebaumeSPIRALA!
•Clinquants,coraux,miroirsdepoche,papierd’étain
trèsgoûtésparlesindigènesdeK5!
Vousgagnerezleurconfianceetleursservices!
•AuxErolsde
Z2jetezlechocolat
LANA.Ilsvousdonneronttout!
•Imperméables,parapluies,tentes.
IlpleutlanuitsurK86
•SurS34
ilfaitéternellementjour.Sivousvoulezydormiracheteznoslunettes
CLO!
•Avantvotredépartpourlesnouveauxmondes
n’oubliezpasdevousfaireassurer.VousconnaîtrezlefouriredansleCABINETDESCURIOSITES
OMEGAquivousprésentedesautochtonesde
G5Dansune tente rayéede jaune et rouge, unvendeur exhibedes coquillagesqui ressemblent, en
mêmetemps,àdesétoiles,desfleursetdesanimaux,maisquin’ontriendeterrestre.Illesprendl’unaprèsl’autre,lesrapprochedesonoreille,leurchuchotequelquechoseetsavoixrogues’adressedenouveauàlafoule:
LecoquillageIZA
del’étoileB55
seraunmagnifiquepresse-papier.Placez-lesurvotrebureau
ilvousinspireradebonnesidéesdanslarédactiondevoslettres.
•
LecoquillageO-RAdulacnoirde
F39ressembleàuncygnenoir.
Glissez-lesecrètementàvotreennemietleséchecss’accrocherontàsespas!
•LecoquillageA-KA
nénuphardel’étoileglaciaireestlesecretdessuccèsenamour.
•LecoquillageU-VA
al’apparenced’unpapillonpétrifié.Ilprovientdel’étoile
ALBATROS.Sousvotreoreiller
ilvousferarêverdesétoiles.
•LecoquillageNE-Ode
P44émetlesbruitsdestempêtesocéanes.IlvousprotégeradixansdurantdansvosvoyagesàMullertown.
Face au stand des coquillages, un vendeur offre des tableaux représentant des paysages
fantastiquesetdespanoramasdesvillessurlesétoiles.Plusloin,unautrecamelot,unautreencore,etainsidesuite…Etdansceconcertdecris,hurlentetbrûlentaussilesréclamesquiflétrissentlefrontdesténèbresdeleursstigmatesardents.
Horreurdesténèbres
Sociétéexport–import
Lignesaériennesverslesétoiles
PierreBroknepeutpassesouvenir
Unecoloniehollandaisesurlalune
Soudain,toutesleslumièress’éteignentetl’espaceentiersouslavoûtedeverreestplongédans
lesténèbres.Unecatastrophe?Peut-êtreest-celepersonneldel’usineélectriquequis’estinsurgéets’estralliéàlarévolution.
Peut-êtrequetouslesétagessesontéteintsetquecommenceuneterriblenuit,interminable,unenuitpleinedemonstresetdesang.
MULLERTOWNSANSFENÊTRESPierreBrokenestencoreàs’imaginertouteslesconséquencesetl’horreurquisedéchaîneraient
danscette fourmilière insenséeauxmille étagesde l’orgueil deMuller, quand soudainune intenselumièrelesurprendetl’aveugle.Biensûr,Mullertownestunmondeensoi.Mullerlui-mêmeydécidedes jours et des nuits. Mais ce n’était plus le soleil, c’étaient des lettres de feu qu’une maingigantesqueetinvisibletraçaitsurletableaunoirdesténèbres:
Terrainsàvendresurlesétoilesachatparmensualitésmodiques
SOCIETECOSMOSEtcelacontinuait:
Printempséternelsurlesrivesdel’étoile
E4
Vivezuncontedeféesdanslesvalléesbleuesdel’étoile
M21
Devenezunangesurl’étoileR25
LesfemmescélestesIKI-LA
seconsumentd’amourpourvous
Soyezroisurl’étoile
J25
Voulez-vousunefiancéepourunenuitnuptiale?Nousvousrecommandons
U55
Vousvivrezmilleanssurl’étoile
P7
UnbreuvageparadisiaquesurlalunedelaIVeétoile
Z22
Vousnemourrezjamaissurl’étoile
P5Le globe s’allume de nouveau et les inscriptions disparaissent, sauf une qui éclate comme un
soleil:
COSMOS
au-dessus de l’entrée d’un palais transparent dont les arêtes et moulures jettent mille feux auxcouleursdel’arc-en-ciel.
Brokfranchitlaporteetsetrouvadansunhallimmensedontlesquatremursl’accueillirentparuneorgiedecouleurs.Duplancherjusqu’auplafondlesmursétaientcouvertsdetableauxetdecartes.
Lesorbitesdessoleilsetdessatellites, lacourseparaboliquedescomètes,desvuesdesrégionslactées portant les noms et lesmatricules des parties des nébuleuses.Des itinéraires d’une étoile àl’autre qui croisent l’orbite des planètes et des aéronefs. Des diagrammes, tarifs, prix courants,horaires. Des modèles de systèmes planétaires en verre et en métal. Des tableaux en reliefreprésentantdespaysagesfantastiques,couvertsd’unevégétationexubérante.
Est-ce la faune ou les cristaux des minerais astraux ? Ou bien sont-ce là des habitants d’uneétoile?Etlà,est-ceunejungledegéantsouunecoloniedenains?
Brusquement,Broksefigea,surpris.Parmilesbariolagesféeriquesquiattiraientdetoutespartsson attention et lui inspiraient plutôt de laméfiance, il aperçut – et ce fut commeunemain qui lecaressait–unboutdelaTerre.
Lequadrillédesnuancesfamilièresdenotrecampagne.Aufond,descollinesboisées,avecunebrume,commeundésirbleu,aux lointains.Dans leschamps,unepetitechapellecouverted’un toitrouge;àsaportedesjudasronds.
«MonDieu !MonDieu !Ce paysage nem’est pas inconnu. Il y a très, très longtemps, jemedressaissurlapointedespiedspourregarderparcesouvertures.Ilensortaituneodeurancienneettriste.Surl’autel,danslapénombresilencieuse,lastatued’unsaint.»
Quelsaint?Etquiest-cequiregardait?Etquand?Commentétait-ceencetemps-là?Oùplacerlaliaison?Qu’advint-ilentrelapetitechapelleetcemauditescalierdanslequelBrokseréveillaunjoursansmémoireetsanspassé?
Quelquepart,aufondducerveau,reposelapetitechapellequiyétaitentréejadisparsesyeux.Siseulementilpouvaitsesouvenir!Etsoudaintout…Maisau-dessusdecepaysage-ci,ilyauncieletdanslecielflottenttroisgrandeslunesrouge,verteetorange.Broklut:
UnecoloniehollandaisesurlaluneIIIdel’étoile
S1Pasbesoindetravailler.
Lanaturetravaillepourvous.Lesnainsindigènesserontàvotreservice.
D’ailleurs, rien n’est plus facile pour Brok que de découvrir la vérité. Toutes les portes de
Mullertownluisontouvertes.Touslessecretssedévoilerontdevantsesyeux.Touteslesillusionssedissiperontcommeneigeausoleil.
Typesd’émigrés
Unmillionnaireappauvri
UnDonJuanlascif
LemissionnaireAlva
L’abbéLaar
FrançoisFarani
Unecloisondeverre,une filedeguichets, legrouillementdes clients. Il suffit de se tenirprès
d’unguichetetdetendrel’oreille:—J’étaismillionnaire,déclareunesortedeclocharddéguenilléetroux.N’avez-vouspasconnu
LasAbela?J’avaisdesusinesdemoteurs,devoituresetd’avions.Jemesuismisentête–lediablem’y poussa – de faire la concurrence à notre SeigneurMuller. J’ai tenu deux ans et sacrifié desmillions.Cefutlabanqueroute.Jesuisruinéetc’estbienfaitpourmoi.Ilnem’estplusrestéquedeveniràMullertownpournepasêtreobligédemendier.QuesoitlouéOhisverMuller,leBienfaiteurquiapitiédesesennemisetleuroffregratuitementl’asileetdescubesalimentaires!
— Soyez bref, monsieur. Nous n’avons pas de temps à perdre – siffla l’homme derrière lecomptoir – avec une impatience nondéguisée.Oùvoulez-vous aller et de quelsmoyens disposez-vous?
—Jeveux être riche. Ici, sur l’étoile denotre bienfaiteur, je nepuis plus risquer grand-chose.Mais j’ai suppriméuncabaretier àWest-Wester, et ainsi j’aipuépargnerassezdemulldors. Jemesenscapablederecommencersurunautremonde.Onditqu’ilyamoyensurl’étoileR25.
—Biensûr,biensûr,vousydeviendrezunsecondMuller.Cetteétoileesttrèsjeuneettrèscalme,sapopulationestsympathiqueettoutàfaitsansdéfense.Autarif,vouspaierez250mulldorspouryaller.
—Maisjen’aipascettesomme,gémitleclochard.—Choisissez alorsune étoilemeilleurmarché.LaS6pour80Md., par exemple,mais il faut
vousmunirdepelisses.—Jen’enveuxpas!—SurF1.Elleesttrèsfertile,onycultivedesraisinsdontlesgrainsontchacunladimensionde
votre tête.Mais ilyaunpetit inconvénient : lapopulationempested’unefaçonassezétrange.Maisvousvousyferez…
—Faites-moi,aumoins,uneréductionde5mulldors.—Demandezuneréductionauxmarchandsdecoquillages.Nousautres,nousnelafaisonspas!LasAbeladisparut.Cefutletourd’unesortedecéladonpoudréenhaut-de-formeblancethabit
gris clair. A sa cravate bleue, parsemée d’étoiles, était épinglé un grelot d’or, ce qui étaitvraisemblablementdudernierchicàMullertown.Sonvisageétaitétrangementjeuneetbeau,savoix,aucontraire,érailléeetcommecasséeparlavieillesse.
—Jesuistellementblasédesfemmes–seplaignait-il–leurscorpsmedégoûtent.Onnetrouveriendenouveau.Seuleslescouleurschangent.Cesontdenouvellesformesquejecherche.
Sesdoigtsserecroquevillaientavecaviditéetsesnarinespalpitaientdeluxure.Leguichetiersouriaitaimablement.
—Examineznotrecatalogued’échantillons.Iln’estévidemmentpascomplet.Ilyabeaucoupdefemmesquiprésententdescorpstropdifférents,composésdematièresetdesubstancesinconnuessurnotre terre, des formes originales, d’autres instincts, un autre sexe. SurF 9, on les féconde par labouche,surB11,parlesyeux,surK12parl’attouchementdesailes.SurX6,ellesmeurentenfaisantl’amour.SurU12,ellessonttransparentes,surB3,leurscorpssontdurscommelediamant.SurH4,elles fondent, elles brûlent sur S 22. Sur L 7, elles sont invisibles. Comment trouvez-vous cettefemelle?Elleressemblebeaucoupà l’homme,maisellea lesangfroid.Celles-làsontdesbeautésspéciales. Elles n’ont qu’un sein tranchant comme un poignard. Il est possible de le couvrir d’uncorseletdefer,maisleurvisage!Ilestbeau,àconditionquevousvousyaccoutumiez.Lajouissanceestpossible,lafécondationimpossible.SurT42,ellessontcouvertesdefinspoilsblancs.Excellentescuisinières,ellesaiments’enivrer,elless’accouplentvolontiersauxBlancs,ellesontpeurdesNoirs.CellesdeM14 sont très lascives, elles comprennentparfaitementnosgarçons.Elles sontdepetitetaille,commenosécolières.
—C’estcelles-làquejeveux!s’exclamalejeuneéphèbeenbégayantdepassionnoncontenue.J’iraitoutd’abordlà-bas.
—M14:500mulldors.—Peum’importelasomme!Mais,quandest-cequ’ilmeserapossiblederevenir?—Dansdouzemois.Maispeut-êtren’aurez-vousjamaisl’enviederentrer.—Jemelasseraibienvitedespetitesfilles.Alors,àmoicesfemmesauxpoilsblancs!Lejeunehommereçutunticketbleuetdisparutderrièreuneportièrebleue.Unhommeenfrocnoir,ceintd’unecordelièrerouge,sefrayaunpassagejusqu’auguichet.—Je suisRichardAlva et jevaisprêcher l’Evangile sur les étoiles, commença-t-il d’unevoix
graveetascétique.—Vouslepouvez, luirépondit-onfroidement,àconditiond’enavoir lesmoyens.Noussavons
quetouslesmissionnairesaimentmarchander.— Il s’agit pourtant du salut d’êtres innocents. L’Ange Gabriel m’a inspiré de me rendre
immédiatement sur l’étoileL 100 dans la constellation de laGrandeMarguerite. Les pauvres ! Ilsadorent,paraît-il,unepipefêléeenporcelainequelepremierhommeyajetée.
— Non, nous ne vous laisserons pas partir pour L 100. Il y a une semaine, un missionnairemusulmans’yestrenduet,vouscomprenez,deuxcoqssurlemêmefumier…
—Maisrendez-vouscompte,gémitAlva,cespauvresserontséduitsparunfauxprophète!Ilslecroirontetserontperduspourl’éternité.Laissez-moivitepartir,avantqu’ilnesoittroptard!
Lemissionnairesepenchasurleguichetets’yétalaensecouantsesmainsjointessouslenezdel’employé.Celui-cidéclarafroidement:
—Lafoimusulmaneestaussiunecroyance!—Maislacroixestavecnous!—Bien sûr,mais avec tous lesmissionnaires il en est ainsi, c’est eux qui nous font porter la
croix.Ilsvousattendentlà-basetbrûlentd’impatiencedevousaccueillir!Pourquoiavez-vouschoisijustementL100pourleursalut?Apportez-vouslalumière?AllezdoncsurC6.Ilyfaitnoircommedansun four éternel.Seshabitantsy sont aveugles et adorent les ténèbres. Ilsnevousverrontpas,mais ils vous entendront parfaitement. Vous pourrez même y faire des miracles… Je vousrecommandeaussiE19.Lesêtresysontcommedesmoutons,ilscroironttoutcequevousvoudrezbienleurraconter.Vouspourrez,sanspréambule,yjouerleMessie.SurK5l’abbéLaararessuscitéettousleshabitantss’ysontfaitbaptiser.FrançoisFaraniestpartisurN22avecuncirque.Ehbien!Ilest devenu le dieuprincipal dès la première représentation.Toute la compagnie est d’ailleurs, elleaussi, reconnue commeunedivinité depremier plan ; quant au cirque lui-même, il a été consacrétempleetsesséancessontconsidéréescommedescérémoniesreligieuses.Quevoulez-vousdeplus?
Ensuite, ce fut le tour d’un peintre paysagiste portant palette et dont les yeux rêvaient déjà despontsdeverreetdescascadesrosesdel’étoileW4.
Derrièreluis’avançaitunpetitcoiffeurchauvequiportaitsurlementon–etc’étaitsapublicité–unebarbeétrangeetrousseettoutepommadée.Parlaparoleetlesactes,ilallaitrépandre,parmilespoilusdeF88,l’usagedespeignes,brosses,crèmesetparfums.
Undétective,brûle-gueuleentrelesdents,serendaitsurK54pourytraquerunassassin.Unestardecinémasur le retouretauboutdesacarrièreaspirait encoreàmonterdenouveau
dansunautreciel.ElleallaitguérirsavieillessesurK7.Une jeunemillionnaire qui venait d’hériter, s’enfuyait sur L II, étoile d’Amour, en compagnie
d’unpoètepauvre.Unebeautéauxcheveuxd’orétaitàlarecherchedesonamantdisparudanslesétoiles.Un professeur de botanique, accompagné d’une ravis-santé beauté aux yeux tristes, s’en allait
étudier,unejolieboîteàherborisersurlahanche,lavégétationdeF34.Unroitragique,sanstrône,étaitàlarecherched’unnouveauroyaume…L’un après l’autre, ils disparaissaient lentement derrière la portière verte en serrant
convulsivementdansleursmains leurs ticketsmulticolores.Et leursvalisesraclaient leursflancsetleursmollets.
Absurdesémigrésquittantleurplanètenatale,ilsfranchissaientcedernierseuildumondeets’enallaientpourneplusjamaisrevenir…
Ladameennoir
Uncollierperfide
“Gardezvotrevisage…”
Brokregardedeprès
“Jeserailaprincessedesnains.”
Ladernièrepersonnequiseprésentaauguichetétaitunefemmeengranddeuil.Elleétaitsombre
commesielleavaitbaignédansunenuitsansétoile.Levisageenfouisousunvoileépais,desgantsnoirs.Des seinscachés, commeunepaired’amandesdansunecoquille encore tendre.Desépaulespresquepointues,deshanchescommeunvasedélicat,desmolletsgainésdenoirquidisparaissaientsubitement à la hauteur des genoux sous un flot de dentelles noires, tout cela témoignait d’unejeunesse,nobleetfière,bienquesoncorps,qu’ondevinaitadmirable,fûtcomplètementcouvertdenoir.
Elleregardaittimidementautourd’elle.Elleétaitdéjàladernière.Elleposasilencieusementsonpasseportsurlecomptoir.L’employéyjetauncoupd’œilscrutateur,examinalaphotographie,puistentadeladévisager.Ilfitunegrimaceenapercevantlecrêpenoir.
—Voulez-vousécarterunpeuvotrevoile.Jedoisvoirvotrevisage.—Est-cebiennécessaire?murmura-t-elle,enouvrantàpeineleslèvresetenlaissantglisserde
samainunlourdcollierdeperlessurleguichet.L’employés’ensaisitavidement.Ilsemitsurlenezdes lunettesgrossissanteset l’examinasoigneusement,perleparperle.Puis, ilsouritendécouvrantdeuxcrocsblancsquibrillèrentdanslalargefentedesabouche.
—Gardezvotrevisage,princesseTamara.Lecolliervousatrahi.VousfuyezGédonie.—C’estunmensonge,répliqualadameennoird’unevoixoùperçaitl’angoisse.Maiscettevoix
serompitsoudaincommeunebranche.L’hommederrièreleguichetdemeuraitimperturbable.—Nousavonsunmandatd’arrêtcontrevous.Votrepasseportestfaux.C’estMaîtreWorkdela
ruelleduTigrequivousl’afabriqué.Laprincesseétait làdebout,sombreet immobilecommelesténèbres.Levoileépaisnerévélait
riendecequisepassaitsursonvisage.Onentenditseulementungémissementàpeineperceptible.Etsoudain, elle avança contre le guichet, joignit ses mains gantées de noir sur sa poitrine et de sabouches’échappaunmurmureprécipitéetpleindesollicitation:
—Jevousensupplie,nemetrahissezpas.Jevousdonneraicequevousvoudrez.Sivoussaviezcequ’ilsveulentfairedemoienbas,c’estterrible!Ayezpitiédemoi!Laissez-moipartirsurL7!Quevoulez-vousenretour?Toutcequejepossède…
Laprincesseversasurlecomptoirlecontenudesonsacnoir.Dansletasdejoyauxetdebrillantsresplendissaitunepetitecouronneprincièreenformed’étoiledontlesbranchesseterminaientpardegrosdiamants.
— Cela vous suffit-il ? chuchota-t-elle, et comme si elle craignait le contraire, elle écartavivementsonvoileetluisourit,dansungestedepureféminité,ajoutantainsiàcetamasdebijoux,leplusrarejoyauquifût.
L’invisibleBrokeut la facultédevoirdeprès le sourirede laprincesse. Il était admirable.Sesgrandsyeuxd’unbleuprofond,voiléspardelongscils,avaientlanuanceducielaucrépuscule.Ils
étaient beaux non seulement à cause de leur couleur, mais aussi grâce à la façon dont ilsenrichissaient le visage et à leur forme insaisissable ; ils étaient un exemple exceptionnel d’uneétrangebeautéexotique.Quandellesouriait,sabouchediscrètementgrande,séduisanteetpassionnée,s’ouvrait,commeunecossemûreetsanglante,surunerangéedepetitesfèvesdeporcelaine.Peut-êtren’était-ce que sa jeunesse qui donnait à ce visage, au demeurant inharmonieux, cette grâce et quiaugmentaitlaséductiondecettebouche.
Leguichetierramassaletrésoretavecunegrimacesournoise:—Bon, allez-y.Mais vous n’échapperez pas au dieuMuller. Il vous poursuivra d’une étoile à
l’autre.—Envoyez-moisurcellequiestlapluséloignée.Surladernière…—Notredernièrestation,cesontlesEtoileslilliputiennesdanslanébuleuseZB.Cen’estpasune
mauvaiseidée…Ilyaunegalaxiequiressemblefortàlanôtre,maisc’enestuneéditiondepoche.Leursoleilestunmilliondefoispluspetitquelenôtre.Cespetitesterres,quidansentautourdelui,etnotreplanèteseressemblentcommedeuxgouttesd’eau.SurZBIlesêtresviventexactementcommenous.Seulementilssontpluspetits.Ilstrouveraientplacedansunsacdedame.EtcesontencoredesgéantsàcôtédeceuxdelapetiteboulevoisineZBII.Desgenscommenous,maispasplusgrandsquedesfourmis.SurZBIIIonadécouvert,aumicroscope,depetitshommesmêlésauxpoussières.Alorschoisissez,pourlaquellepartez-vous?
—Lapremièredonc,puisquejen’aiguèred’autrechoix.—Cesontdepetitesmarionnettes,obéissantesetintelligentes,vousyserezcommedansunconte
defées.—Maisoùest-cequejepourraimecacherpourqueMullernem’ytrouvepas?—Peut-être serez-vous encore contentedequitter cette étoiledenains.A la longue,vousvous
lasserezdejoueraveceux.Voicivotreticket,jevousprie.— Je serai donc la princesse des nains ! soupira-t-elle, et elle disparut derrière les plis de la
portière.Brokmarchasursestalons,envahiparunecuriositéquilefaisaitfrissonner.
Lasalled’attenteauseuilduCosmos
Unevainediscussion
«…laterreestauSeigneur…»
Lasalledevelours
Brokveutsauverlaprincesse
Ilfutdel’autrecôté,espérantunquelconquedénouement.Maisilcomprit toutdesuitequ’entre
lui et la vérité il y avait encore un couloir blanc, interminablement long, à travers lequel il auraitencoreàtransportertoutlepoidsdesacuriosité.
Desampoulesblanchesrépandentunelumièrelaiteuse,lespasrésonnent,descriséclatentdetouscôtés. Les bras des émigrés s’allongent sous le poids des valises et des sacs qui s’enflent etgrandissent à chaque pas, à tel point qu’ils touchent le sol. Finalement, la file s’arrête.Une attenteinfiniment longue.Enfin, une porte de fer, épaisse et lourde, s’ouvre lentement et inexorablement,commelecouvercled’untombeau.Unefoule,pleinedemurmuresetaccabléedefatigue,seprécipitepar l’ouverturebéante.Lesderniers, laprincesse etBrok, les suivent.Laporte se referme sur euxsourdementetinéluctablement.
Un vaste espace se remplit de voyageurs. Et tous, comme sur un ordre, s’assoient sur leursvalises.
—Jemelereprésentaisunpeuautrement,intervientlepeintreetsonregarddéçuerrelelongdesmursnus,commes’ilycherchaitdestableaux.
—S’il y avait aumoins des bancs ici, se plaint lemissionnaire qui a peur de s’asseoir sur savalisefragile.
—Elleestremplied’ostensoirs,decalicesetdecroixemballésdansdeschasubles,raconte-t-ilaudétective,cessaintsobjetspourraients’abîmer.
Ledétectivefaitjouersapipeentresesdentssansriencomprendre.—Sacredieu,dit-il,c’estçaunesalled’attenteauseuilduCosmos?C’estplutôtleparloird’un
bureaudebienfaisance.— C’est ainsi quand on ne fait plus de distinction entre la richesse et la pauvreté, remarque
malicieusement l’élégant poudré. J’ai toujours voyagé en première classe des sous-marins, desnaviresetdesaéronefs.Jepuismelepermettre.
Ileutunmouvementderépulsionetépousseta lamanchedesonhabitgrisclair,carunebonnevieillequisefrayaitunchemindanslafoulevenaitdelefrôler.
—Oùt’envas-tuainsi?hé!lavieille!Lafemmedressasapetitetêteblancheavecfierté.Sescheveuxenbandeauxressemblaientàs’y
méprendreauxélytresd’unscarabéeenpleinvol.Surlesommetdesatêteétaitjuchéeunecurieusepetitecapote,fixéesouslementonparunebandedeveloursnoir.
—JesuislacomtessedeKokotchine,aboya-t-elleavecorgueiletelleletoisaàtraverssonface-à-maincercléd’or.
— Oh, pardonnez-moi, Votre Grâce, je ne savais pas, et s’inclinant profondément avec unecourtoisieironique,lejeunegandinenlevasonhaut-de-formeblanc.
—Quemavieillessemedonnedumal!minauda-t-elle,enluirendantsapolitesse.
—Oùallez-vous?—Moi?SurL70!—Tonnerre!L’étoiled’Amour!Lavieilleluidonnacoquettementuncoupdesonface-à-main.—Coquin!L’étoiledelajeunesseetpasdel’amour.J’yvolepouryretrouverlamienne.Est-ce
loin?—Vingtmullerens!Jecrainsfortquevousn’yarriviezplusvivante,intervintcyniquementLas
Abela,l’ancienmillionnaire.—Pourtantilsm’ontaffirméquejenedormiraisquetroisfois,s’effrayalacomtesse.—C’estpossible,réponditLasAbela,maisn’oubliezpasquedansd’autresgalaxies,letempsest
différentetqu’onvieillitautrementquesousnotresoleil.—PartoutlaterreestauSeigneur,pontifialemissionnaire,semêlantàlaconversation.Sic’est
savolonté,vousmourrezréconciliéeavecleChristsursacroix.Jel’emporteavecmoi,ajouta-t-iletregardantpieusementsavalise : j’aiaussi lessainteshuilespour l’extrême-onction.N’ayezplusdesoucis!
—Etmoi je parfumerai votre cercueil, dit le coiffeur, et, pressant unepoire en caoutchouc, ilvaporisa la vieille d’un nuage de parfum exotique qui vint délicieusement chatouiller les narinesenvironnantes.
—Moiaussi,moiaussi,demandalajeunefilleenrose,prisesubitementdudésirdesentirbondanslesbrasdesonamant,lepoète.
Soudain, une casquette de marin, un visage profondément marqué par la petite vérole et unmaillot parsemé de croissants jaunes sur fond noir apparurent au-dessus des émigrés qui sereposaient.Broklereconnutimmédiatement,c’étaitl’ivrognequichantaitunechansonobscènesurleboulevarddeceinturedeWest-Wester.
—Allons,bonnesgens,suivez-moi,crialematelotenallumantsacigaretteàsatorche.Danslelargedécolletédesonmaillotonpouvaitvoirsursapoitrinetatouéedeplusieurscouleurscriardes,unaéroneffantastiquevoguantaumilieudesétoiles.Sesbrasprésentaient,euxaussi,des tatouagesmaladroitsreprésentantlavégétationmonstrueusedesastres.
Ilouvrituneporteminusculedonnantsurl’obscuritéettoutlemondeseruaderrièrelui.Ilyeutunebousculade.Lecouloirétroit lesengloutissaitparesseusement l’unaprès l’autre. Ilétait longethumide, ilmontaitetdescendait,commelegosierd’unserpentmonstrueuxdémesurément long.Ilsmarchaientl’underrièrel’autre,têtespenchées,raclantdeleurscoudeslesmurshumides.Auloin,enavant,fumaitlatorchedumatelot.
Enfin,apparutuneouverturelumineusepleined’espoir.Latorchefutplantéedansunenicheetsalueurauréolasuccessivementlafiledessilhouettesquiavançaient.Quandlaprincesse,suiviedeprèsparBrok,franchitladernièrel’ouvertureclaire,laportesereferma.
Unesalleronde,tenduedeveloursnoir,etéclairéeviolemmentdanslehautparunglobeviolet.Onentendaitdescrisdésespérés,dessanglots;desmainssetordaientau-dessusdestêtes.
—Trahison!Trahison!Nousmourronstous!AudébutBroknecompritrienàcequisepassait.Maissoudain,ilsentituneodeurdouceâtreet
irritanteàlafoisquiluitournaitlatête.Unefleursplendideetmonstrueuse,auxpétalessanglantsetaucalicenoir,s’épanouitsubitementdanssoncerveau.Ilretintsonsouffleetlafleurdisparut.Toutlemonde maintenant désignait du doigt, dans le haut du mur, un tuyau d’étain crachant une vapeurblanchequisedissipaitinstantanémentdanslasalle.Lapaniqueéclata.
LapremièrepenséedeBrokfutdesauverlaprincesse.Ilbonditverslemurdansladirectiondelaportequis’étaitreferméesurlui.Maispluslamoindretrace.
Entre-temps,laprincesseavaitdisparudanslafouleaffolée.Lesgenss’agitaientetpleuraient,se
bouchaientlenezetlabouche.L’ancienindustrielcourtlelongdumuravecledésespoirentêtéd’unoursdanssacage.RichardAlva, lemissionnaire, terrorisé par l’horreurmystiquede lamort, s’est agenouillé au
milieudelasalle;ilsefrappelefrontcontreledallageethurleuneprièreblasphématoiremêléedejuronssauvagesetdemoqueriesàl’adressedesondieu.
Lepoèteetlafilledumillionnaires’étreignentavecdésespoiret,perdanttoutepudeurdevantlevisage de lamort, unissent leurs corps pour la première et dernière fois dans une folle frénésie,voulantainsimourirensembleaumomentdel’amour.
Lepeintreauxyeuxrêveurssuffoqueenpleurant.Lecoiffeurs’arrache,dedésespoir,labarbesicurieusementbichonnée.Lejeunehommeprécocementvieilliaspireàlongstraitsl’odeurpernicieuse.Le gaz s’épaissit rapidement et chacun, après avoir expiré l’air de ses poumons est obligé
d’avalergoulûmentlamort.Lescorpstombentlesunssurlesautresets’entassentsurlemarbrenoir.Enfin, Brok retrouve sa princesse aumilieu de la salle. Elle vient de s’affaisser quand, en se
frayant difficilement un passage, il parvient près d’elle. Il la rattrape à l’instant et la déposedoucementàterre.D’étonnement,laprincesseécarquillelesyeux.
— Princesse, princesse, s’écria Brok et sa bouche désespérée se pose sur ses tempes. Pourl’amourdeDieu,retenezvotresouffle!
Maisenprononçantcesmots,ilalui-mêmeépuiséladernièregouléed’airpurquiluirestaitdanslespoumons.Ilhoquetteet,n’ayantpasd’autrechoix,ilaspireunedeuxièmefoisl’odeurmeurtrière.Latêteluitourne,desforêtsmugissentdanssesoreilles,lafleursanglantes’ouvredenouveaudanssoncerveau.C’estlafin…lafin!
IladoncperdulecombatavecOhisverMulleravantmêmed’avoirentaméla lutte.Sansmême
connaîtresonadversaire.Lesforêtsbourdonnentdeplusenplusfaiblement.Lecalicenoirdelafleurs’élargitrapidement;ils’ouvreetl’engloutit.Sesjambesnesupportentpluslepoidsdelamort…
Qui tombemeurt. PierreBrok s’effondra. Le globe éblouissant s’éteignit au fond de ses yeux.C’étaitlesténèbres,etmême,iln’yavaitplusdeténèbres…Iln’yavaitplusrien.
Lerêve
Levieilhommeaubonsourire
Destindesémigrés
Unmisérablematériel
Encorecebalayeur
Etpourtant…Unepetitelampejaunerépandtoujoursunefaibleetsordidelueur.Troisétagesde
lits superposés s’étendent quelque part dans les ténèbres. Des capuchons gris sont étalés sur desplanchettes.Ilsemblequ’ilsontétémouillés,puisqu’ilsontséché,carilssontfroissésetratatinés.Etpourtant, pourtant, quelque chosebouge à l’intérieur, quelque chosedenauséabond,quelque chosequigermepeut-êtreoupeut-êtresedécompose.Etcescapuchonsgrissonttrèsnombreux.Detempsàautre ils bougent, signe que la vie continue et que, peut-être une nuit, éclorera un triste papillonvelouté,unpapillonquianom:Têtedemort…
Oh!Voiciquesoudainlapetitelampelunairegranditetsaflammesetransformeenunelumièreéblouissantecommeunéclairdemagnésium.PierreBrokouvritlesyeux.
Quesepassait-il?Lerêves’évanouit.Etvoicidenouveaulefeuvioletquibrûleau-dessusdelatête,maislefondducylindretendude
veloursestlisse.Aunendroit,lemurarrondisembleavoircrevé,etdansl’étroiteouverturequiluit,quelquechosebouge.Brokselève,sedirigeverscetteissue,s’yglisseentapinoisetentredansunepièce sans meubles, dont les murs sont d’acier rivé. Du plafond, d’acier aussi, pend un crânetransparent.Desrayonsjaillissentdelacavitédesorbitesetdunez.
Dans un coin gisent un groupe de pèlerins, àmoitié nus, les poignets garrottés par deminceschaînettes.Pointdefemmesparmieux.Broks’étonned’abordquepersonneneparle.Lesilencequivoilecesvisagesdéfaits,àdemiinconscients,estterrible.Maisenserapprochantd’eux,ils’aperçoitquedanschaqueboucheonaenfoncéunepoired’angoissemétallique.Deplus,cesmisérablessontterroriséspardeuxrustreshabillésderougeetmunisdecravaches.Ilaperçoitencorelematelotetdeux nouveaux venus de qui il s’approche jusqu’à plonger son regard dans leurs yeux.Et alors ilcomprendquelesortdesémigréssetrouveentreleursmains.
Lepremierestunhommed’uncertainâge,auxcheveuxblancs,aupetit lorgnonnoiretdontlesourireestd’uneincroyableamabilité.Ilsepencheetseredresse.Ilestsanglédansununiformeauxépaulettes dorées et les épaules de sa tunique sont généreusement rembourrées. Sur sa poitrineétincellentdesdécorationsenformed’étoilesetdisposéescommelesélémentsdelaconstellationdeCassiopée.Ilporteunképid’officierdemarinesurlequelestbrodé:AmiralSurehand.Sabarbesediviseendeuxcommelaqueued’unehirondelle.
Le deuxième personnage est l’opposé du premier. Son visage épais et sanguin est celui d’unboucheretdénoteunebrutalitéprimitive.Ilporte,commeungentleman,uncostumenoird’unecoupeimpeccable.Desbrillantsjettentleursfeuxsursesdoigts,leplastrondesachemiseetsesmanchettes.Sous son front enpente, sonœil gauche s’écarquilledémesurémentderrièreunmonocledestiné àcorrigersestraitsdebruteparunenotearistocratique.
—Combien?demandesimplementlemilitaireens’adressantaumatelotauvisagemarquéparla
petitevérole.—Quarante-cinqdesquatre-vingt-dix,répondrespectueusementlematelot,dontquinzefemmes.
Lesautressontdéjàaufour.—Quelmisérablematériel!éructel’hommeaumonocle.Quelediablelesemportetous!—Vousexagérez,milord,protestal’officier.Noustrouveronsquandmêmequelquechoseparmi
eux.Etsepenchantsurl’ancienmillionnaire,ilcognadesondoigtpliélapoitrinecouvertedepoils
roux.—Examinezcettecarcasse,milord.Lesrouxrésistentmieuxquelesautresetviventvieux.Cela
feraunbonmineur.—Soit,réponditmilord.Alamine!Lematelotfituneannotationdanssoncarnetetlesdeuxautresindividusletransportèrentàl’autre
boutdelasalle.—Celui-làpourl’entrepôt!annonçamilordets’avançantverslecoiffeurquitremblaitcomme
unecordedecontrebasse, il luidonnaenpassant,unepichenettesur lenezetditsèchement:Etage567!
Lematelotpritnoteetlecoiffeurseretrouvaillicodanslecoind’enface.Alors, l’amiral aperçut l’amant désespéré qui tendait lesmains vers la porte de fer, sombre et
muette,danslemur.—SirMarcocherchejustementunjeuneesclave,luidit-il(etsavoixs’adoucissaitcommepour
leconsoler),vousavezdelachance.—733!sifflamilord.Etainsi,poursuivaient-ilsleurbesogne.—RueEsmeraldaKran,onabesoind’unbalayeur,bredouillalemilitaireagilequis’affairaità
traverslegroupe.Ils’arrêtadevantl’ex-monarque.— Es-tu capable de tenir un balai ? demanda-t-il avec aménité. S.M. grassouillette ne pouvant
répondre,secoualatête,offensée.—C’estleroiAramisXII,expliqualematelot,ayantconsultésoncarnet.—Lequantième?demandamilord,commes’ildemandaitl’heure.Ilsedécidasubitementetjeta
sinistrement:—L’enferpourlui!—Leciel!leciel!susurraprudemmentl’amiral.Onnebrûlequeleschiffons;lesos,vousle
savez,serventàlafabricationdespoudresderizdeWest-Wester.Lespetitesâmess’envolentsurlesétoiles. Hi, hi ! Et il se mit à rire avec une telle satisfaction que les verres de son lorgnon secouvrirentdebuée.Maisquandillesôta,deuxpetitsyeuxd’unvertvénéneux,extrêmementméchantsetcruels,jetèrentinstantanémentleurflammeet,decefait,l’amabilitédesesridessefigeacommeunmasque.
—J’enaiassez,conclutmilord.Quellepacotille!Quellesordures!Brûlez-moiçatoutdesuite.—Accordez-moi cebalayeur,gémit l’amiral et, ajustantdenouveau son lorgnon, il aperçut le
jeunegandinpoudré,inhumainementdéfiguréparl’effroietlescrisqu’iltentaitdepousseretquelehaillon emprisonnait. Lematelot prit note du numéro de l’étage et l’homme fut transféré dans legrouped’enface.
“…autourdesdemoiselles…”
Laprincesseperdueetretrouvée
LagalanteriedeMuller
“…jevouspriedesourire…”
—Etmaintenant,auxdemoiselles!minaudaavecgourmandisel’amiralenajustantsursapoitrine
une étoile qui se détachait. Le milord, lui, tira sur ses manchettes et fit apparaître les boutonsparsemésdebrillants.Etilsentrèrentdanslapiècevoisine.Brok,invisible,lessuivitpasàpas.
Là,surlesol,s’agitaitetsetordaitlabrochettedefemmesqueBrokavaitdéjàvuesdanslafoule.Labrochetted’amantesetdecompagnes,cellesquiaccompagnaientouétaientaccompagnées,ainsique les voyageurs solitaires qui s’en allaient tranquillement et fièrement vers leurs rêves. Leurboucheétaitlibredetoutbâillon.
«D’abord, la princesse », fut sa première pensée en s’approchant rapidement des femmes quipleuraient.Mais laprincessen’étaitpasparmielles.Elleétaitdebout,àquelquedistance, lesmainsappuyéescontrelemur,sombre,hautaine,lesyeuxétincelantsmaissecs.
Oh ! Il mourait d’envie de régler leur compte aux deux scélérats et de libérer les émigrantstombésdansleurtraquenard.Maissonvieilinstinct,fidèleetsûr,luisommad’attendreetderemettresavengeanceaumomentopportun.Surlapointedespieds,ils’approchadelaprincesseetsansluitoucherlemoindrecheveuilsepenchatoutcontresonoreilleetluichuchota:
—Necraignezrien,jesuisavecvous.Lebeauvisagesetournaverslui,frappéd’étonnement,etaumomentoùsaboucheallaits’ouvrir
pourposerlaquestionfatale:—Silence,silence,neposezpasdequestion!Nebougezpas!Ilsnedoiventsedouterderien!Je
suistoujoursàvoscôtés.Nemecherchezpas.Dudoigtiltouchasamaingaucheetchuchota:—C’estmoi.Ainsivoussaurezquejesuisprèsdevous.Lepermettez-vous?Elleapprouvaimperceptiblementdelatêteetunvaguesourireapparutsursaboucheétonnée.Entre-temps,levieuxfourbeaufauxvisagepleindebonhomietentaitd’apaiserleplusgentiment
possibleleslarmes,leslamentationsetlesinjuresdontilétaitassailli.—Mesdames,mesdames, voyons ! A quoi bon ces larmes ? Comme vos petits nez sont laids
quandvousavezpleuré!—Rendez-moimoncompagnon,rendez-moiJean,gémitlajeunefilleenrosequinecomprenait
toujourspascequiluiarrivait,jenepeuxpourtantpasm’envolersanslui!—Enlèvement !Enlèvement ! hurlait hystériquement la vedette de cinéma.Bandits ! Pirates du
ciel!Lafilledumillionnaireoubliaitsonpoèteetpleuraitrageusementsesvalises.—Sivousnevouscalmezpas,s’emportal’hommeaumonocle,nousvousferonsgoûteraussià
nosfruits.Seulement,nospoiressontunpeudures.—Souriez,mesdames.Nousavonsbesoindevossourires,bredouillalevieilamiral.Exhibez-les
pendantquevousenavezencorel’occasion.Maislessanglots,lesgémissementsetleslamentationsaugmentaienttoujours.Detoutes,lavieille
comtesseétaitlaplusagitéeetlaplusvéhémente.Ellecriaitausecours,appelaitlapolice,hurlaitdesinjuresetmenaçait.
—Gredins!Scélérats!Oserleverlamainsurunearistocratesansdéfense!Oùsontvosétoiles?Auciel?Toutcelapourserviràvotrechantage,àmenerdesimbécilesparleboutdunez,lesvoler?Pirates!Rendez-moimavalise,etmonargent,bandits!
Acemoment,lemilordintervint:—LagalanteriedenotregénéreuxMullerestinfinie(etils’inclinaavecdéférence).Maisilya
deslimitespourlapacotille.Unepoire!ordonna-t-ilsoudain.Et avant que la comtesse ait eu le temps de se ressaisir, un des aides lui avait enfoncé le fruit
d’acierdanslabouche.Touteslesautresfemmesseturentaussitôt.—Vousvoyez,mesdames.Etmaintenantjevouspriedesourire.—Cettejeunefille,milord,n’estpasdesplusbelles,maisellen’asûrementpasplusdedix-sept
ans.—Biensûr,fitlemonocledansunegrimace,elleestjustemûrepourlaboîtedeDonEremis.Aprèslechoixdelajeunefilleenrose,ypassèrentlafilledumillionnaire,lapetitefemmeaux
yeuxnoirsduprofesseurdebotanique,et aussideuxsœurs jumelles,mignonnesetpâlottes,qui seressemblaient étonnamment. Elles portaient des jupes courtes et des chaussettes d’enfants. Elles setenaientpar lamainet,necomprenantrien,appelaient leurpapa.Lesaides lesentraînèrentdansuncoin. Là-bas, se balançait suspendu au plafond, une sorte de pavillon turc du plus charmant effet,tapissédepeluche,unpetitboudoirenrondet,contrelemur,dessiègescouvertsdepourpre.
LeprinceAtchorguène
Lepavillondepourpre
L’entremetteuretlaprincesse
MadameVeroni
Enfin, ce fut le tour de la princesse. Brok se tint sur ses gardes. Le vieil amiral rajusta
discrètement son pantalon aux plis impeccables et passe-poilé de jaune. Il s’approcha d’elle, fortpolimentetfeignitl’étonnement.
—La princesse Tamara ! s’écria-t-il. Quelle surprise ! Le diamant noir perdu et retrouvé. Lepapillon de velours qui voulait s’envoler vers le ciel !Alors que nous vous cherchions à tous lesétages.
—Personne ne cherchait, s’emportamilord, et personne ne s’est perdu.AMullertown rien nes’estjamaisperduetrienneseperdrajamais.
Maislementonsénilesupportantlabouchecreusesemitàradotergaiement:— Le prince Atchorguène, troisième secrétaire de notre Bienfaiteur et Seigneur, est tombé
amoureuxdevousdèsqu’ilvousavue.Ilaspireàcequevousdansiezspécialementpourluietavanttouteslesautres,ladansedel’hélicecristalline.Etilseraitdéjàtrèsheureuxd’êtrelesecondsiLui-même daignait… Notre Bienfaiteur et Seigneur, dit-on, vous a déjà témoigné de l’intérêt ets’intéresse,luiaussi,àvosprogrèschorégraphiques.Maismalheuràvoussivousmettezsacolèreàl’épreuveetrefusezsesfaveurs.
Ilsentraînèrentlaprincessedanslepetitpavillon.Brokentraderrièreelle.L’amirallessuivitetagitantsondoigtildonnalesignaldudépart.Etsubitement,surlescôtésdupavillontombèrentdesrideauxdefer.Uneampoules’allumaauplafonddelarotondequisemitàdescendre.
Dans le cylindre hermétiquement clos,Brok ne put se rendre compte de la vitesse de la chute,d’autantplusquel’ascenseurétaitdémunidefenêtre,maistoutsedéroulaitsanslemoindrebruitetlamoindresecousse.Onauraitditqueleurkiosqueétaitimmobile,maisBrokavaitlasensationd’unechutevertigineusedansunprécipice.Aunmoment,lapetitelampejaunes’allumadanssatête,maisill’éloignavite,d’unepensée.
Levieil entremetteur examinait attentivement les visages éplorés autourde lui.Çà et là les nezreniflaient encore, des larmes tombaient, mais les bouches restaient muettes. Leur désespoir sefatiguaitdéjà,etquelquechosedecurieux,commeunelueur,s’allumaitdanslesyeux,ets’éteignait.Chosecurieuse,l’amiral,danscetteclochequitombait,secomportaitcorrectementaveccesdames.Ilétait aumilieu, ayant haussé légèrement les jambes de son pantalon, il avait joint les genoux surlesquelsilavaitposélesmains,sansdoutepourbienprouverqu’ilrespectaitsesvoisines.Ilbasculaseulementsursanuquesonképiàinscriptiondoréeetsemitàbabillersuruntonjovial:
—Vousvoyez,mesdames,riendefâcheuxnevousestarrivéetriennonplusnepeutvousarriverdésormais.Vousredoutieznepasatteindrevotreétoile?ParMuller!nousnousrendonsàprésentsurune étoile charmante. C’est une étoile où l’on danse… La danse et l’amour…Mme Veroni vousenseignera les deux dans ses salons.Bien sûr, elle ne danse plus elle-même, étant devenue un peularge,maiselleestladirectriced’uneuniversitédeladansequicomptedanssonseindescélébritésduvieuxmonde…N’ayezaucunecrainte,cen’estpasseulementvosjolisminoisquiontdécidéde
votreengagement,maisaussivoscorpscharmantsetvosjambesquivousfirentremarquerlorsduconcours secret desBelles au bois dormant. J’aimême cueilli ces deux fleurs en boutons, (ici lesridesbienveillantesduvieuxfourbesouriaientavectendresseauxsœursjumelles)j’aieupitiéd’unetellesymétrie.Etl’onvoustrouveraaussidespères,pauvresorphelines,unpourtoi,etunautrepourtoi,maisavanttoutonvousenverraàl’école.MmeVeronivousenseigneral’abcdel’amour.Etvous,princesse,vous retournerezà lavillaTamara. Jevous leconseillevivement, travaillez ladansedel’hélicecristalline;sansladanse,iln’estpasdecarrièreàGédonie.Réconciliez-vousavecleprinceAtchorguène.Nesavez-vouspasquetouteslesfemmeslà-basensontfolles?Etparmielles, ilyaaussidesprincesses…C’estungrandhomme–lebrasdroitdenotregénialetdivinMuller–etquelgentleman!IloccupetoutunétagedeGédonie,troismillepièces,etilestlegrandmécènedetouslesartistesdeMullertown.Soyezgentilleavecluiet ilyabeaucoupdechancesqu’ilvousépouse.ParMuller, il a encore lesmoyensdevousentretenir,bienqu’il aitquelquecinquante femmescommevousdanssesharemsaquatiques…
Sansunmot,laprincesselevalesyeuxauplafond.Soninébranlablefiertéétaitcommeéclairéedel’intérieur;oneûtditunmarbre.MaisBrok,desoncôté,étaittoutoreilles,etlesmotsdel’amiraltombaientdanssoncerveaucommedessemencesdansunterrainfertile.
Soudain,l’ascenseurs’arrêtasanslamoindresecousse.Lesvoletss’abaissèrentautomatiquement,l’ampoule s’éteignit. Le kiosque se trouvait au milieu d’une salle rose, immense. Brok eutl’impressionqu’unemusiques’interrompaitbrusquement.Affairés,ennage,de touscôtésdesgensaccouraient. La porte s’ouvrit et le luxueux ascenseur fut immédiatement entouré d’une ardentemurailledecorpshumains.Onyvoyaitd’admirablesvisagesdefemmesauxlèvrespeintes,auxyeuxhumides,excessivementbrillants,auxpaupièresalourdiesparde longs, longscils.Lesvisagesdeshommesétaient,euxaussi,rajeunispardesfardsliquides,mais,choseétrange,ilsseprolongeaient,pourlaplupart,pardesbarbesnoires,blondesetrousses,s’évasantendeuxmèches.BroksesouvintenavoirvudecettesortedanslavilledesAventuriers.L’apparentebontéridéeduvieilentremetteur,était,elleaussi,ornéedecettebarbecoupéebizarrement.Ilseditquec’étaitprobablementlagrandemodeàMullertown.Maisiln’eutpasletempsdes’attardersurcesdétails.Levieuxproxénètesautale premier du baldaquin, rajusta soigneusement son pantalon dont l’impeccable pli retrouva saverticale.
—MadameVeroni!–cria-t-il–MadameVeroni!Une femme corpulente, portant une somptueuse robe couverte d’écailles vertes tendue sur une
opulente poitrine, sortit du groupe. Sa douceur était complètement noyée dans la graisse et sesmultiplesmentonsdépassaientlatêteauvieillard.
—Jevousamènedenouveauxchérubins,minaudal’entremetteur.Biensûr,vousdevrezdonnerdesailesàcesjambes,maisjepenseavoirbienchoisi.
MadameVeronilevasonface-à-mainenoretexaminalestristesjambes.Etsesmultiplesfanonssebalançaientdanssongested’approbation.
—Admirable,amiral–dit-elle,toutsucreettoutmiel.J’aitoujoursététrèssatisfaitedesservicesde la sociétéCosmos.Lesbellespetites chenilles roses !Maparole, elles feraienthonneurànotrebonnevieilleterre,mêmesurlaplanèteVénus.Venezmevoirdemain,nousrégleronslescomptes.
Maistoutàcoupellefrappadanssesmains,puislesposantsursonventre,elles’exclama:— Par tous les soleils ! C’est notre Tamara ! Amiral, la poussière des astres vous aurait-elle
aveuglé?L’entremetteurcachaitsonrirederrièresonlorgnon.—Croyez-vous,chèremadame,quemesfiletsneramènentquedesgoujons?—Venez,monbijou–gazouilladélicieusementMmeVeroni,ensetournantverslaprincesse.Oh!
Commevousêtespâle!Jevousreconduiraidansvotrepetitevilla,toutyestrestécommeavant,vous
verrezvous-même.Venez,naïveenfant.Maislevieuxproxénètes’irrita:—Nequittez pas vos chérubins,madame, ils sont fatigués.Donnez-leur de l’eau chaude, leurs
piedsenontbesoin,etlaissez-moim’occuperdelaprincesse.Jel’accompagneraimoi-mêmelàoùillefaut…Enroute,princesse!
—Allez-y,chuchotaBrok.Un vague sourire erra sur les lèvres de la princesse. Puis, ils quittèrent la salle : la princesse,
l’amiraletledétective.
RueElviraKarp
LavillaTamara
PierreBroksedécidepourl’amiral
“Jevousquittepourpeudetemps…”
RueBertheBretard
RueAnneDimer
Uneplaceronde.Despalaisdeverretoutautourquiformentcommeunimmensebassindansle
fondduquelcourentçàetlàdesmasqueshumains.Delargesetfantastiquesavenuesydébouchentetc’est commeune immense étoile.Théâtres, cafés, cinémas,musées, casinos, églises, tout est d’unesortedeverre,mi-laiteux,mi-transparent.Desrangéesde jetsd’eauetdesstatuesdecristal tailléescomme dans de l’eau, qui accrochent un instant le regard et semblent subitement disparaître dansl’espace.Etau-dessusdetoutcelal’azur:unevoûtedeverreéclairéeparunsoleilquisebalanceetquinesecouchejamais…
RUEELVIRAKARP
DonaElvirafutlequatrièmeamourduGrandMuller
Aucoind’une rue,cesquelquesmotsen rougesuruneplaqued’argent, frappèrent lesyeuxde
Brok.Ilselesgravadanslamémoireafindepouvoirs’orienteraucasoùilseperdraitplustarddanslesgigantesquesentraillesdeMullertown.Non,ilnefautpasqu’ilseperde!Danstouslescas,ilnequittaitpas laprincessedesyeux. Ilsecollaitàses talons, ilmarchait littéralementdanssespas.Etabaissant son regard sur les minces et sombres fuseaux de ses mollets il fut soudain saisi d’uninextinguibledésir.Ilse lesreprésentaitnusàsaportée, transparentscommeuneonde.Il imaginaitses mains invisibles, tendues avec convoitise, frôlant son corps endormi… Mais il chassahonteusement cette pensée. Pourtant, il lui avait promis son aide ! Oui, il la toucherait, maisuniquementpourluifairecomprendrequ’ilétaittoujoursauprèsd’elle.Cela,illeluiavaitpromis.
Cependant les boulevards, les carrefours, les palais se succédaient. Des trottoirs finissaient,d’autresrecommençaient.Desalléesdecactusgéantsetdepalmiers,detapisdefleurs,desserres,depetits lacs, des villas autour desquelles se balançaient des dattiers, tout cela dénotait un quartierrésidentieletaristocratique.
Ilsparvinrentenfinàunevilladontlepignonportait,enlettresirisées,l’inscription:
Levieilamirals’inclinadevantlaprincesse:—Abientôt,pécheresseorgueilleuse!JevaischezMuller.Quevotreprières’élèveversLui,que
Sacolères’apaiseetqu’ilvousfassegrâce!Sabontéestinfinie…Il demeura sur le seuil pendant que la princesse gravissait, sans se retourner, un escalier
transparent.Lapremièreportefermée,onl’aperçoitencore.Elleavancetoujoursetprogressivementsa silhouette se fond derrière les panneaux de verre qui s’ouvrent et se ferment derrière elle… etdisparaîtenfincomplètement.
«Quefaire?»sedemandaitBrok.Suivrelaprincesse?Non,pourlemomentellenecourtaucundanger.MaiscetinfâmescélératserendchezMuller.Ehbien!Suivons-le»
Enhâte,Brokarracheunefeuilledesonagendaetécrit:
Princesse,Jevousquittepourpeudetemps.Nelaissezentrerpersonne.Ilfauttenirjusqu’aubout.Quandjereviendrai,jevoustoucherailamain.
Votreami.Ilfranchitlesquelquesmarchesetglissasonmessagedansuneboîtetransparente.Ilredescendit
etsemitàcourirderrièrel’amiral.Illerejoignitàuncarrefour,cequiluidonnaunnouveausouci:«Queferais-jesijem’égaraisetsijenepouvaisretrouvercetteruelelongduparc?Quelestsonnom?»
RUEBERTHEBRETARD
réponditlaplaqued’argent.Brokylutl’inscriptionsupplémentaire:
L’actriceBertheBretardsejetadusommetdeMullertownpardésespoir
d’amourpourlegrandMuller
«Muller!PartoutMuller!Touteslesruesdeceniveauporteraient-elleslesnomsdesesamantes
malheureuses?Cesoi-disantdieuest-ilvraimentsifutileetsiprésomptueux?Quoiqu’ilensoit,ilm’estindispensabledebiengravertouscesnomsdansmamémoire.Ilfautquejem’yretrouve…»Ils’engageaprudemment
ANNEDIMER
dansl’avenuequi,d’aprèslalégendegravéesurlaplaque,avaitétébrûléevivepouravoirassassiné,parjalousie,lareineGertrude,aiméedeMuller.
Cetteavenueaboutissaitàunpalaisentouréd’unportiquedecolonnesdecristal.Unvasteescalier
ydonnaitaccèssurlequels’agitaientunefouledehauts-de-formenoirs.Surlefronton,uneimmenseinscriptionaunéonjetaitunenotesanglante:
BOURSE
Unefourmilièred’or
Undieuadipeuxsousunbaldaquin
Laboucheencristalduhaut-parleur
TechniquedelaBourse
“…ditesplutôt,
unsocialistedivin…”
Levieilentremetteurs’arrêtadevantl’escalier,rectifiaunenouvellefoislesplisdesonpantalon,
compta rapidement les étoiles de sapoitrine et gravit lesmarches avecprécaution.Brok le suivaitcommesonombre.
Ils entrèrent dans une gigantesque salle de verre. Sous une grappe dorée de grosses sphèreslaiteuses une foule noire s’agitait. Au premier plan une sorte d’escalier d’honneur menait auxgaleriescirculaires.Dansuncoin, sousunbaldaquin,assisdansunfauteuilécarlate lastatueenord’undieuadipeuxàdoublementon.Etcommetoujours,unevasquedeverreauplafondauréoléederayons d’or, comme un soleil. Serait-ce une énorme lentille à travers laquelle l’œil d’un géantobserved’enhautcettefoulecommelefourmillementdesbacillesdansunmicroscope?
Surd’épaistapisfroufroutentetbruissentleshabitsdesoienoireselonquelesflancs,lescoudeset les dos se frôlent. Les visages sont comme autant de taches mates où les yeux ont des lueursphosphorescentes, les carrés des plastrons luisent. Il semble que ce soient des panneaux blancsderrièrelesquelsdoitsecacherunmécanismequel’onremonteaumoyend’unressortlogéluiaussisousunpanduvêtement.Lesmainsdroites s’élèventet s’agitent, elles s’écartent et se rapprochentcommelespôlesopposésdel’aimant.Leursdoigtsboudinéssontcerclésdechevalièresd’or.
Tout cemondeva et vient, se dirige dans toutes les directions, sans but apparent.Les hommess’insinuent et serpentent à coups d’épaule dans cette foule, se pressent, se déplacent suivant descourbessinueusesetconfuses,s’agglomèrentenpetitsgroupesetsedésagrègentensuite.
Desvoixéclatent,lesriresfusentdesgorges,desappelsjaillissentetsifflent.PierreBrokestjetédanscelabyrinthehumainets’yfrayeavecdifficultésuncheminquichangeà
toutinstantdedirection,tantetsibienqu’ilperdsonamiraldevue.Ilesttombédanslafourmilièreetse retrouve fourmi lui-même. Il courtàhueetàdia, rampeetgrimpe,écoute, secolleaux touffesnoiresdesbarbes,etsubittouscescrisquisecroisentautourdelui.
Cen’estqu’aprèsunmoment,lorsquesesoreillescommencèrentàsefamiliariseràcecharivari,qu’il put comprendredesphrases entières et qu’il comprit que laplupart d’entre elles, jaillissaientd’unhaut-parleurplacésurunsocleélevéàl’autreboutduhall.Aupremierplan,surunlargeécranblanc,apparaissaientdesinscriptions,desordres,deschiffresetdessignesétrangesquitraversaientleslentillesdesyeuxetseprojetaientsurl’écrandescerveauxenygravantdestraces.
C’esticiseulementqueBrokputenfinsefaireuneopinionsurOhisverMulleretsereprésenterlamonstrueuse grandeur de cet homme mystérieux qui était partout et nulle part. C’est ici que sedéroulaient les luttes inégales entre les mulldors, sa monnaie, et les pauvres devises des autresnations.C’estencelieuque,chaquejour,demilliersdebouchesprononcentmilleetmillefoissonnom. Ce nom qui résonne, tantôt comme un gémissement, tantôt comme un cri victorieux, tantôtcommeuneprièreimplorantlapitiéoulecraquementdesossousundurtalon.Lagrandeloupeau
plafondétaitsonœil.Lemicrophonedanslemursonoreille.Lehaut-parleurdecristalsabouche.Samain,sansdoutepeutdescendreduplafondetlui-mêmepeutapparaîtredansunmiroir.
Quisaits’iln’estpasdéjàsurplacesouslesapparencesd’unjoueuroud’unspéculateur,peut-êtremêmed’unhuissier.Nulneleconnaît,nulnesaitquelquechose…
PierreBrokprogressivement s’accoutumait. Il tendait lesyeuxet lesoreilles auxcris sauvagesdes chiffres et des mots qu’éructait la gorge du haut-parleur et qui tombaient dans la massegrouillanteoùlesboucheslesrépétaientenlesdéformantcommeunécho:
HAUT-PARLEUR
—J’achètecinquanteactionsnoires.
ÉCRAN —Cours:29–30–31-32,50-33.VOIX —Écoutez,Mullerabesoindecharbon.ÉCRAN —Cours:35-36…
VOIX
—Lesoliumsevolatilise.—Lesmineurss’insurgent.—Çasentlarévolution.—Ilsontdémolil’escalierR.—IlsontminélamineB.—J’offrecinquante.—Jemaintiens.
ÉCRAN —Cours:38-39.
VOIX
—VîtekdeVitkovitsèsortdutrou.—Satêten’estpasencoresortie.—Quandelleémergera,elles’envolera.—J’offrequarante.
HAUT-PARLEUR
—Acheté.
VOIX
—Unemoucheaavaléunéléphant.—Aujourd’hui,jesuismillionnaire.—Nousattendronsencore…—Iljoueavecnous.—Ilnepeutpass’enrichirdavantage!
HAUT-PARLEUR
—J’achète20000pairesdemains.
Surl’écran, leschiffressautentselonlescours,maisBrokneregardeplus.Ilvad’ungroupeà
l’autre,d’uneboucheàl’autreetécoute:
—Lesnoiresàdeuxmulldors.—Mullerachètelesblanchesàlahausse!—J’aiachetédesjaunes,ellestravaillentplusvite!—Maiselless’usentrapidement!—J’offredesblanchesà5mulldors,desmarchandisesespagnoles!—Ellessontstupidesetparesseuses…—CellesdeFrancesontplusdélicates,jelesjetteraisurlemarchéquandlefrancmontera…
HAUT-PARLEUR
—Acheté.—Jevends50wagonsdecubesOKKA.
—Marchandises256!—Nousn’endemandonspas!Vieuxstocks!—Lesstockss’entassent.—Ilyaunesemaine,j’enaiachetéundemi-wagon,celasuffitamplement,pendantcinqans,pour
milleestomacs.—Oui,monsieur,lescubessontbonmarché,maislesestomacssontchers!—Danstroismois,monusinesetransformeraenhôpital…—Uneétrangemaladie,lesangsedessèche…—Chut!—Quantàl’Inde,Sirdare,àquiest-ellereconnaissante?Hein?NoscubesOKKAenontsauvé
desmillionsàl’époquedelafamine.—En fin de compte, lesmachines se détraquent,mais il n’est pas nécessaire de fabriquer des
hommes.—Lanature,elle-même,enfabriqueenénormesquantités!—Sanslescubes,GrandVizir,ilestimpossibleàprésentdefairefaceàlaconcurrence!—Lecubedansl’estomac,cen’estplusdelanourriture,c’estdel’huilequigraisselamachine!— Des machines affamées, gourmandes, paresseuses, sexuellement sensibles, ne nous
rapporteraientaucunprofit.— Entre nous, monsieur Ferencz, pas même les Chinois ne boufferaient ces cubes, et encore
moinsleschiens!—Pendantseptans,j’enainourrimesPatagons.Aucunn’asurvécu…—Chut!— Monsieur ne s’y reconnaît pas, mon cher Barowski. Monsieur doit savoir graisser la
machine…250.—MeineHerren,celavaencorebaisser!—Noussommestoussaturésdecubes!—LebonMuller,vaencorenousfaireuneréductionànous,lesmendiants.
—J’achèteundemi-kiloderadium.—Écoutez!Écoutez!—Please,gentlemen,quiseraitcapabledeleluivendreencoreaujourd’hui?—Etpourquoiena-t-ilbesoin,monsieurFranck?—Ilabesoinderayons,signor,hi,hi,hi!(etluichuchotantdansl’oreille):pourlecancer,chut!
…—Poursesbesoinspersonnels,verstehenSie?—Chut!!!!
—JevendsletrôneduChahdePerse.—Denouveau?—Riend’étonnant!Quelestceluiquin’apasessayé?—AllanGorrn’yestrestéquepeudetemps……milord,lepeupleestcommeuncitron:plustulepresses,moinsildégorge.…Mister, j’ai occupé le trône d’Egypte pendant 35 jours pour 15 mulldors… un peu cher…
J’avais envie de régner, d’être un bon roi, et aussi de gagner de l’argent. Roi détestable… et lebusinessfutpireencore…meinGott…
—Jelouel’étage564deMullertown.
—Ah!Pourcombien?—Jeloueimmédiatement!—Combien?—750.—J’aibesoindebureaux…—Jetiensàmeublerlespensions.—Jecherchedesentrepôts!—Al’étage900onvoitdéjàGaurisankar,lecroyez-vous,messieurs?—Nouslecroyonsvraimentpuisquec’estlàquesetrouventlesasilesd’aliénés,hi,hi,hi,hi!—Chut!!!— Au sommet de Mullertown est installé une lunette astronomique. Si Votre Altesse daigne
regarder fixement l’horizon, Elle y verra Mullertown, et Elle-même, au sommet, par-derrière,évidemment,hi,hi,hi,hi!
—Chut!
—Jevendsl’étoileK99aveclarécoltedecetteannée.—Washeisst«aveclarécolte»?–Desconcombres,desbananesoudestomates?—Allez-yvoirvous-même,HerrSerafin.Pensez-vousqu’iliralui-mêmefairelarécolteetvous
l’apporterasurunplateau?— J’ai dégusté une pommede l’étoileK84 ! Il n’y en avait que deux exemplaires !Le grand
Muller amangé la première, la deuxièmem’a été réservée. Cette peccadillem’a coûté trois centsmulldors.Maisilestimpossibledevousdécrire,avecdepauvresmots,lemiraclequis’estrévéléàmonpalais.C’estungoûtquin’estpasdecemonde,VotreAltesseSolaire!
—Majesté,j’aimangédestynèssesdeK74.Ilsenivrentlégèrementtoutcommelechampagne;ilssontimbibésd’unesorted’alcoolcéleste…
—QuivoudraitallersurK99!Si j’achète,àquipourrai-je revendreensuite?Quoi!Jene lemangeraipasmoi-même!
—Jetenteraidegoûterunconcombrevénéneux,etj’encrèveraiaprès,n’est-cepas,signor?—Chut!!!—Biensûr,c’estlamoded’avoiruneétoileàsoi.Pensezdonc,DonOrtegayCosta,etmêmela
marquisedelaRochefoucauldpossèdentlaleur,hi,hi,hi,hi!—Pournous,c’estuncapitalmort!—Quioseraits’yaventurer,HerrApfelbaum?—J’aiunfilssurZ19,ilyestdepuiscinqansdéjà…—Personneencoren’enestrevenu!—Chut!—Seulunfouquitteraitleparadispourrentrerenenfer…—Pourquoidites-vouscela,personnellementjemeplaisàraviràMullertown,moncherbaron!—NotreBienfaiteur,notregrandHomme,notreSeigneur...—Maisbiensûr,noussommestousdanslesmainsduSeigneur,etpuisqu’ilveillesurnous…—Etmalgrénosfautes,ilnouspardonne,nouspauvrespécheurs…
—1mulldor-932ducats.—Regardez,Monseigneur,lemulldordescend!—Ildescend!—Pourlapremièrefois!—Oui,pourlapremièrefois!—Vousnepensezpourtantpasque…?—QueMmegarde!—Etqu’ensavez-vous,Monseigneur?—Jenesaisrien,jenesaisrien…—Maispourquoijouerlacomédie?— Entre nous, Monseigneur, vous pensez probablement à l’affaire du coupe-gorge de
l’Eldorado?…—Vouspensezdonc…—Moi!Dutout,dutout!C’estdelafolie!Qu’est-cedoncquipourraitébranlerMullertown?—Rienévidemment,mais…—Mais?—SeulMullersaitcequis’yestpassé.C’estunechosetoutàfaitimpossible!Absurde!…—S’ilfallaitcroiretoutcequeracontel’aveugleOrsag…—C’estcequetoutlemondedit!—Moi,jen’ycomprendsplusrien!—Tchoulkovaentendulavoix.—Orsagl’avu!—Qui?—Cevasedeverrequiressemblaitàunhomme.—Unêtre,unecréaturedeporcelaine!—Undiable!—Undieu!—Unfantôme!—Tchoulkovestunvieuxroublard.—Orsagestunfumeurd’opium.L’apparitionn’étaitnideverrenideporcelaine,maissortaitdes
fuméesdesapipe.—Etlabagarreauxrevolverscontrel’inconnu?—Undéliredesoûlards!—EtOrsag,convoquéchezMuller?
—Chut!
—JevendsMullertown.—Ecoutez!Ecoutez!—MullervendMullertown!—Est-cepossible?—Qu’est-cequisepasse?— Vous semblez l’ignorer, mon cher ? Il nous a déjà fait le coup bien souvent, à nous, ses
serviteurs.Onditquec’estsafaçondesoupeserlemonde.—Evidemment, c’est prudent et généreux de Sa part. Comprenez-moi bien, Sirdae,Muller ne
tientguèreàSonmonde,Ilnel’estimemêmepas,Ilestprêtàtoutvendreetn’importequand,tout,toutcebric-à-brac.IlvendraitmêmeMullertown,Excellence,aussiétrangequecelapuisseparaître…
—Ilvendra…—Ilvendra…—Ilvendra…—Seulement,pourunetelleopération,ilfautêtredeux!—Etpourtant,Majesté,deSapart,quellegénérosité!—Mullerestundémocrate!—Unphilanthrope!—Ditesplutôt:unsocialistedivin…
«J’achète!»
Deuxvoixs’affrontent!
PierreBrokseprésenteàMuller
L’entrevuerueAliceMoor
Ainsi,detellesconversations,detellesexclamationss’échangeaientdanslasalleetformaientun
immenseetconfusbrouhahalorsquesoudainlehaut-parleursefitentendrepourladeuxièmefois:
—JevendsMullertown.
—Jel’achète!!!Cette voix sonna clair quelque part au milieu de la salle et, d’un coup, déchira le rideau des
chuchotements, des allusions et des sous-entendus mystérieux et confidentiels. C’était comme unepierrelancéedanslemiroiroùjusqu’icisereflétaientlacuriositéetlaservilitédelasalle.
—Jel’achète!UnhommequiachèteMullertown!Commentest-cepossible?Noussavonsquec’estlameilleureplaisanteriedeMuller!Oubien…yaurait-ilquelqu’uniciquisesentiraitplusfortqueMullerlui-même?Mullertown?Qu’est-cequec’estvraiment?Unecolonned’orenfoncéedansl’enferetquimontejusqu’auciel!
Onsentaitque lavoixquiéructaitdans lepavillonencristalétaitelle-mêmestupéfaite,carellehésita et s’interrompit. Un silence terrible se figea dans l’espace. Puis, elle sembla reprendre sesespritsetlatrompettedecristalsonna.Lavoixparla.Onauraitdituneautrevoix.Elleavaitchangédetimbreetd’intonation.Elleétaitdureetcruelle.C’étaitcommeuninstrumentgrinçantquinetuepasmaisquitorture:
—Quel’hommequiachèteMullertownsemontre!
—Mevoicil
PierreBrok,àcemoment,setrouvaitexactementaumilieuduhall.Ilétaitmontésurl’immense
statuetransparentereprésentantAtlasportantunglobed’orsursesépaules.Lastatue,au-dessousdelui,sefondaitpresquecomplètementdanslalumièreetleglobeétaitsuspendudansl’espacecommeunsoleilquis’éteint.
Broks’étaitprécisémentassissurceglobe.De là, ilpouvaitposersesquestionsetentendre lesréponsesensécurité.IlavaitosésortircetatoutdesonjeuetinstinctivementsentaitqueMullerétaitproche, Muller, l’homme qui s’enfonçait dans son mystère à mesure que lui, Brok, tentait d’endéchiffrerl’énigme,l’hommequis’éloignaitsanscesseàmesurequeBroks’enrapprochait.
«Ici,j’aienfintrouvéuneplaced’oùjepourrailuiparler.Sic’estluiquiparleetquifaitvibrerlehaut-parleurdecristal,tantmieux!Jevaisleconnaîtreàmoitiésic’estsavoixquiparle.Lavoixquisetrahiraparmidesmillionsd’autresvoix.Ilmeresteraàdécouvrirencorelabouched’oùsortcettevoix.Detrouverlemouledanslaquelleellerefroiditetsedurcitcommeleferquimarquelecorps
desmartyrs!»L’amplificateursiffla:
—Quies-tu?Voyons, voyons, monsieur Muller daignerait-il être curieux ? Ne disait-on pas qu’il était
omniscient?Desoncôté,Brokn’estpastoutàfaitsûrqui ilest lui-même.Enréfléchissantàcela,c’estcommes’ilétaitlivréauxtenaillesquibroientlestempesjusqu’àlesfairecraquer.Etpuis,toutcelaaussidoitêtreencorrélationaveclespetiteslampesjaunesquiapparaissentdanssesrêves.Non!Impossibled’yréfléchir.Ilfautcroireauxpapiersqu’ilportedanssonportefeuille.C’estpourquoiildoit être le fantôme errant dans Mullertown, l’homme sans corps, la voix qui doit tuer pour seracheterelle-même.
L’amplificateursifflapourladeuxièmefois:
—Quies-tu?Etledétectiverépondit:
—PierreBrok!
—PierreBrok?
interrogeadédaigneusementlehaut-parleur.
—EtmoijesuisOhisverMuller!
—Lenomn’apasd’importance!Lenoirremousdesgibusaupieddudétectivesecreusacommeunevague.Lesvisagesblêmirent
destupéfaction.Qu’osaitcettevoixau-dessusdeleurstêtes?QuiétaitcePierreBrokquitenaittêteàOhisverMulleretluidisait,sansdétours,quesonnomn’avaitaucuneimportancepourlui?
Lenomdel’hommeàquiappartientl’univers?Lenomdel’hommequidétientlepouvoirdivin?Cettedeuxièmevoixqui jaillitquelquepartdans l’espaceetqui semoquedeMuller serait-elle
pluspuissantequelui?PierreBrok!Est-celenomd’unhommeouceluid’unnouveaudieu?Unechoseestcertaine:deuxvoixs’affrontent!Ellessetâtent,ellesmesurentleursforcesavantle
futurcombat.Toutlemondes’endoute.Maisquid’entreellessortiravainqueur?
—MonsieurMuller!jeveuxvousparler!
—QuePierreBroks’adresseauBanArab,agent199!
—Jen’aiquefaired’unintermédiaire!JeveuxMuller!
—QuellessontlesintentionsdelavoixquiachèteMullertown?
— Vous poser d’abord une question. Une petite question à l’oreille. Vousvendezvotrebaraque,maisdites-moidonc,pourquoicettehâtesoudaine?
—Aprésent,c’estmoiquiinterroge!
—Aprèsmoi,MonsieurMuller!Jeconnaisvosvoiesquimènentauxétoiles!J’aidécouvertvosterriblessecrets.LasociétéastraleCOSMOS…N’est-cepasunfourcrématoire?MonsieurMuller,combiend’actionspossédez-vous?
Etmaintenant,chosecurieuse,uneautrevoix,beaucoupplusvieilleetcommerêveuse,répondà
Brok:
—Ehbien!QuePierreBrokseprésentecesoirrueAliceMoor,étage354,porte99!
—Etquiyrencontrera-t-il?
—OhisMuller!
Lesanctuaired’OhisverMuller
Onboitlevinde,“l’Assomption”
PierreBrokirriteledieuMuller
Troiscoupsdefeudansletapis
Pierre Brok, après s’être ainsi révélé lui-même au tout-puissantMuller, se retint de quitter le
globe d’or posé sur la nuque d’Atlas et de descendre parmi la foule. Il attendit donc, sur sonobservatoire, qu’elle s’écoule vers la sortie, que la salle se vide et que les grappes laiteuses auplafond perdent leur éclat. Et subitement, en effet, toutes les lumières s’éteignirent d’un coup.L’obscurité,l’obscuritésanslimite,inhumaineettouffue,enterraBrokvivant.
Hélas!Comment,àprésent,pourra-t-ilsortird’ici?Commenttrouverl’issuequidoitlelibérer?Commentrejoindrelaprincessequ’ilalaisséerueBertheBretard?
Un regret l’envahit de l’avoir imprudemment quittée. Et si elle était en danger à ce momentmême?Ets’iln’allaitplustrouverlecheminquimèneàelle?…
Brokselaissaglisserjusqu’àtoucherletapiset,entâtonnant,ilavançaavecprécaution.Soudain,sesdoigtsseheurtèrentàunesurfacefroide.Unechoseconcrète,danscetespaceobscur.
C’est ça : unmur qui le conduira sans aucun doute à la lumière.Vite, vite avançons ! Et samainglissaitsurlemarbrelisse.
Enfin!Unepetiteporte!Uncouloirétroitet,aufond,uneautreporte.Brokl’ouvre.Etvoicilalumière!
Est-ceuntemple,unmusic-hall,unmusée,uncaféouuncabinetdefiguresdecire?Lediablelesait!Surdestapisàramagesbigarrés,depetitestablesrondes;autourd’ellesdesfauteuilsmauvesàroulettes.De ces fauteuils émergent des têtes de tout genre qui fument et qui boivent des boissonsrougesetchaudesdansdescalicesd’argent.Unealléedecolonnesphosphorescentesmèneversunetribuneoù,sousunecoupolebleueetétoilée,resplenditunautel.C’enestdumoinssonapparencecarilya làmilleetunebougiesélectriquesdisposéessymétriquementparmides fleursetdespalmes.Sur l’autel, auréolé par d’autres ampoules, scintille l’effigie d’un homme corpulent couvert depourpre.Au-dessusdeluiendemi-cercle,rayonneenlettresmauves:
Ilestassissuruntrône,unecouronnesurlatête,etporteunelonguebarbeàdeuxpointes.Dans
unemain,iltientcommeunempereurunglobeterrestre,dansl’autre,telunsceptre,lamaisonauxmilleétages.Satêteestcoifféed’uneauréoled’étoilesd’or.
C’estlemêmegnomeobèsedontBrokaperçutlastatuedanslehalldelaBourse.MaislasurprisedeBrokfutencoreplusgrandequandilaperçutlelongdesnefslatéralesdece
temple– si toutefois il s’agissaitd’un temple–depetits autels sur lesquelsgrimaçaientd’étrangesstatuettes (patrons etmartyrs, sans doute !) qui hochaient la tête, joignaient lesmains, ouvraient la
bouche, roulaient des yeux et agitaient, en faisant des mouvements saccadés, de très curieuxinstruments.
Surunautel : unevitrine ; onyvoyait, debout, unmannequinde cire représentantune femme,portantperruqueblondeetsimarreblanche.Elleavaitunsouriresuaveetsapoitrinesesoulevaitets’abaissait avec régularité commemueparune respirationhumaine.Elle tournait et détournait parmomentslatête,danscemouvementridiculequ’ontlesautomatesdontlatêteseules’animesuruncorpsfixe.Asespieds,unepetitefilleétaitagenouilléequiélevaitlesbras.Cegroupeétaitactionnéparunmêmemécanismecarlesbrasdel’enfantselevaientets’abaissaientàchaquetourdetêtedupremiermannequin.
Un étonnement bizarre s’empara deBrokdont il ne comprit pas aupremier abord la véritableraison.Soudain,lalumièresefitdanssonesprit.Oui,ilavaitdéjàvécuquelquechosedesemblable,ilyavait très, très longtempsdecela.C’étaitcommes’il revenaitenunendroit familierqu’ilavaitconnu il y a desmilliers et desmilliers d’années.Une rangée de cercueils de verre dans lesquelsétaient couchées des figures de cire – d’anciens héros – qui respiraient doucement grâce à unmécanismed’horlogerie.Là,gîtunefemmecorpulente,lesmainsjointesquimontentetdescendentsurlacollineblanchedesseins.Là,unchefdebrigandsquirespireencore.Plusloin,unempereurassassinéet,justeàcôtédelui,uncélèbreassassin…
Maisoùtoutcelasepassait?Etquand?PierreBrokmorditàbellesdentsdanscesouveniret,denouveau,lamorsuredestenailles!Sans se soucier de la douleur, il ferma les yeux et fouilla une nouvelle fois sa mémoire. Et
soudainilaperçoitunepetite lampejauneentre lespoutresdespiliersvermoulus,unbat-flancgrissurlequelquelquechoseremue…«Va-t’en,va-t’en,fantôme!Jemetrouveàprésentdansletempleconsacréautout-puissant,omniprésentdieuàdoublebarbeMuller.DesfidèlesysontréunisquisontvautrésparesseusementdansdesfauteuilsmauvepâleetquiboiventdansdescalicesenattendantDieusait quoi. Il y a une chaire qui a la formed’un lis d’or.Et tel unmonstrueuxpistil en débordeunventrecouvertd’unechemiseviolettesurmontéd’unetêtesurlaquelleestposéeunetiareenverreàneuf étages éclairée intérieurement par une ampoule. » Les yeux de Brok fixent cette bouche quis’ouvreaumilieud’unépaisvisage.Etàcemoment, ils’aperçoitquequelqu’unparleetqu’il fautl’écouter.
C’estlegrandprêtrequiprie:
ÔSeigneur,souverain,roiquinousdirige,Toiquianom:OhisverMuller,quisignifie:«Pèlerinétemelquis’élèvesanscesse.»Toiquicréascemiracleinouïquiremplirad’étonnementlesgénérationsfutures,cemiraclequeTubaptisasMullertown,pontquimèneauciel…NotreSeigneur,notreRoi,
OhisMuller,ToiquiremplisparTaprésencelesespacesinfinisdumonde,Daignenousparler,queTavoixsoitparminous,Apporteàceuxquidoutent
leviatiquedeTaBénédiction…Legrandprêtres’interromptettoussepours’éclaircirlavoix,puisillèvelesyeuxquisemblent
attendrequelavoixtombeenplanantduCiel.Silence!Ilpoursuitsaprière:
QueTavolontésoitfaite,surlaterrecommesurlesastres.Exaucenosprières,
ÔGrandMuller,éterneletunique!Entendsnotrehumbleprière,Prononceunseulmotetnosâmesseremplirontduvindelajoie.
Legrandprêtrereprithaleineetpoursuivitpourlatroisièmefois:
Toil’omniscient,Toil’omniprésent,OhisMuller,
Toiquientendstout,Pèlerinquis’élèvesanscesse,Dieudesdieux,MaîtreetRoidetouteslesétoiles,Toiquichoisisparmileurmultitudelanôtrepourydemeurer.TuascrééToncielparminousEtdenotreterretuasfaitl’étoileélue,l’étoiledivine.
SeigneurOhisMullerPèlerinquis’élèvesanscesseécoutenosprières!
Unefortevoixàl’intérieurdelacoupolesefitentendre:
—Jelesécoute!Alors,transportéd’uneinconcevableextase,legrandprêtrepoussadescrisdejoie;lescloches,
lesorguesetlescantiquesretentirent.Lesfidèlessedressèrentetlevèrentleurcoupe.Ondevinaitquec’étaitlàundesritesdelacérémoniequidevaitsansaucundouteserépéterchaquejour.
Legrandprêtrereprit:
ÔSeigneur,BâtisseurdeMullertown,Roidelaterre,
Souveraindesastres!Touslessecretsdel’univers,tousceuxdesâmeshumainescessentd’êtredesénigmespourToi,carToi-mêmeTueslaplusgrandeénigmedumonde.Turegardeslesprofondeursdel’infinietTusouriscarTuT’yvoisToi-même.Etl’infiniestTonmiroir.Turegardesl’abîmedesâmeshumainesetTupleures,car,aufond,Tuvoislesrochersdenospéchés,etTucompteslespalpitationsdescœursperfides…ToiquiascrééMullertown,pontversleciel,pardonne-nousnospéchés!
—Jevouslespardonne!
réponditlavoixdivine.
Ensuites’élevèrent,longuesetfatigantes,leslitaniesdanslesquellesrevenaitsanscesselenomdeMuller,dansd’infiniesvariationsetprécédédemilleépithètes.
Puislegrandprêtredescenditdelachaireets’avançaversl’autelprincipaldevantlequelilsemitàinvoquerl’effigiedudieuMuller,entouréed’ampoules,etlesuppliad’accomplirunmiracleencemomentsuprême.
Alorsunevoixtombaduplafond:
J’aifaitdecetteétoilelecœurdel’universetsuisdescendudanslecorpsdel’hommepourmilleans.Ensuite,j’iraisuruneautreétoileencorepourybâtirunautreMullertown,lamaisonauxmilleétages.Maisvous,vousquim’adorez,etquibuvezabondammentlevinchauddel’«Assomption»quiestlesymboledemonhumanitésurcetteplanète,voustous,vousvivrezsurlesétoiles,plusbellesetplusheureusesencorequecelle-ci.Quantauxpécheurs,auxblasphémateursetàmesennemis,jeleuraipréparésurlesneufmondeslefeuetlessupplicesinfernaux.Encequivousconcerne,mesenfants,jevousprépare,surlesétoiles,lesdemeurescélestesquevouspourrezvous-mêmedéjàchoisir
pendantcettevie-ci.C’estpourquoijevousconseilledenepasregrettercetteterre.Netardezpasetportezvosregardssurlesétoiles,Choisissezlecielleplusaccueillant.Etvouslestièdes!Pourvousj’aiplacélesoliumauseindecetteterre,j’aicréélaflottequisillonnelesocéansducosmospourvousrapprocherduciel,pourfairedescendrelesétoilesjusqu’àvospieds.Ceuxquicroientenmoivivrontéternellementheureuxsurl’étoilequ’ilsdésigneronteux-mêmes.Amen,amen!Envérité,jevousledis,apprêtez-vousàunlongvoyage,n’ayezpaspeurdesadieux!ConfiezvosviesàCOSMOSsociétédestransportscélestes.
—C’estlasociétédesentremetteurs,desmarchandsd’esclavesetdesbrûleursdecadavres!N’écoutezpasMuller!
AinsihurlaPierreBrokaniméd’unenouvelleenviedeprovoquercefauxdieu.Etqu’importesi
cen’étaitpaslavoixmêmedeMuller,maiscelled’unedoublurequiparlaitàlaplacedu«dieu»!Cartoutcelalemettaithorsdelui:CetteimpudentepublicitéetcettevoixsingeantladivinitédanslesimplebutdeservirlamaffiadesproxénètesetdesesclavagistesdeCOSMOS.
Sesparolesplongèrentlesfidèlesdansunahurissementsansbornes.Lafoudredel’horreurvintfrapperlescerveauxhérissésettraversaleparatonnerredesnerfs.Lescalicestombaientdesmains,lesgenss’évanouissaientd’effroi.Duhautdel’édificelavoixdit:
—LediableestvenupouraffronterDieu!
— Il ne s’agit ni dis diable ni de Dieu, mais de l’homme qui est venu pouraffronter la canaille, le scélérat, l’assassin qui a tué des milliers d’êtreshumains!ToutMullertownn’estqu’unmensonge,unemonstrueuseescroquerie!
Pan!Uncoupdefeu!Commeungaminderue,uneballesifflaimpudemmentàl’oreilledeBrok.Pan!Uneautreluipassasouslenez.Elleselogeadansletapis,toutprèsdelapremière.
—Attention!—Ontirelà-haut!LavoixdeBroksertdecibleàunguetteurduplafond.Etvoilàunemainarméed’unbrowning
quisortd’unepetitefenêtredelacoupole.Serait-ceOrsagquilevoitgrâceàseslentilles?Pan!Unnouveaucoupdefeu.Laballetraverseletapisjusteaumilieudesdeuxtrousprécédents.Brokn’attendpas laquatrième. Il se ruevers la sortieoù s’agglomèreunemassehumainequi
s’agite.Ilbonditsurlemurdescorpsprisdepanique,etfoulantdosettêtes,ilfranchitleportailoùrègnel’affolement,dégringolel’escalieretatteintlepremierlarue.
Surprise ! C’est encore la rueAnneDimer, celle qui l’a conduit à la Bourse aux colonnes deverre. Il ne comprend pas, fouille rapidement ses souvenirs. Du hall de la Bourse, il a atteint lesanctuaireparl’obscureruelle.Envaintente-t-ildes’expliquerl’inexplicablerelation.AlaplacedelaBoursesedresseuntempleoùbrûlelaréclame:
Enigme ! Mais le moment n’est pas à la résoudre. Brok se promet d’y penser. Plus tard. Le
problèmeimmédiatauquelilimportedeconcentrersesefforts,c’estderetrouverlaprincesse.Laprincesse!Quesepasse-t-il,encemomentdanslaVillaTamaraoùill’abandonnavraiment
tropimprudemment.N’est-ellepasendanger?
LevisageduprinceAtchorguène
L’œildeMuller
Parl’ascenseuràGédonie
Denouveaulapetitelampejaune
En arrivant devant la villa de la princesse, Brok s’aperçut que ses grandes baies transparentes
étaient tenduesderideauxdesoietombantdeleurs tringlesd’or jusqu’ausol.Mais,d’unechambreauxrideauxazur,deuxvoixs’entendaient, l’uned’homme, l’autredefemme.Broks’approchaet,àtraverslafentededeuxrideauxinsuffisammenttirés,ilaperçutlaprincesseassiseet,enfaced’elle,surundivanturc,unetêted’homme.
Seglisserfurtivementjusqu’àcettepièce,ouvrirlaportedeverresansfairedebruit,s’insinuerentrelesplisdelaportière,enfacemêmedesyeuxdel’inconnu,toutcelaBrokleréussit,grâceàsoninvisibilité, plus rapidement et mieux qu’il ne l’avait espéré de prime abord. Il entra enfin etsubrepticementdanslachambredelajeunefille.
Le visage qu’il aperçut alors sur le fond bleu du rideau était tout ce qu’il y a de plusextraordinaire. Par son aspect et ses proportions, il différait de tous les autres visages humains.C’étaitprobablementunexemplairecréépar lanaturesuruneautreétoile.Asa façononauraitpuadmettrequecette face fûtbellepar elle-même, commeestbelle,par exemple, la têted’uncheval,maisàcôtéd’unvisagehumain,ellestupéfiait.
Elleétaitbizarrementétroiteetlongue.Deprofil,lenezformaitunesuperbecourbecommelesbecs de perroquets.Les yeuxprofonds chatoyaient et devenaient tour à tour jaunes, verts, bruns etbleus,commes’ilsavaientlafacultédechangerdecouleurselonl’humeur.Entrelenezetlabouche,lalèvresupérieureétaitlongueetnue.Asonmenton,unebarbeblancheàdeuxpointes,élégammenttailléeetprobablementartificielle.Sesjambesétaientlonguesetminces.Ildevaitêtreplusgrandquelaprincessededeuxtêtesaumoins.Ilétaitvêtudesoieblanche,àl’instardesjoueursdetennis.
—Celadépenddevous–disait-il–nouspouvonsencoretoutoublier.Votrefuite,princesse,futridiculeetpourtantellesuscitalerespectdugrandMuller.
—Etcommentapprit-ilmafuite,princeAtchorguène?Leprincefitunegrimacedecompassion:—Voyons,chèreamie,nevoit-ilpastout?Vraiment?Vousavezcrupouvoiréchapperàsonœil
divin?Ilobservaitvotrefuite,ilvousaccompagnaitàchacundevospas,exactementcommeilnousregardeencemomentdesonciel.
Singeant une hypocrite pitié, Atchorguène désignait du doigt le plafond où brillait une petitevasque.
—Est-celàsonœil?s’effrayalaprincesse.—Biensûr!Atous lesétages,dans toutes lespièces,etduplafond, ilobserve jouretnuitson
peuple.Laprincesseselamenta:—Jemesouviens,mêmedansmachambreàcoucherilyaunmiroirpareilauplafond.Quelle
impudence!—Dieupeut-ilêtreimpudentpuisqu’ilvoittout?Biensûr,ilregardeaussidansvotrechambreà
coucher, comme il regarde dans toutes les chambres à coucher deMullertown. C’est précisémentpourcetteraisonquevousnedevezavoiraucunehonte,carilvousconnaîtintimementcommes’ilétaitvotremari,bienqu’ilnevousaitpasencoretouchée.Maisàprésent,cetteenvie luiestvenue.VousaveztrouvégrâcedevantLui.Suivez-moi!JevaisvousconduireprèsdeLui!
—Jamais!s’écrialaprincesse.Etelleregardavaguementautourd’elle,commesiellecherchaitlesalutquelquepart.
—Vousêtesfière!ditAtchorguèneetsesyeuxprirentuneteintesombre.IlyapeudefemmesdevotregenredansMullertown.Etc’estdecelajustementqueMullerabesoin.Vousnedanserezplus.Ilvous offre l’entière liberté et celle aussi de circuler dans tous les étages de Mullertown. VousgoûterezauxextasesetauxplaisirsdanslesquartiersparadisiaquesdeGédonieàconditionquevousluiaccordiezuneseuledevosnuits.
—Plutôtlamort!réponditgravementlaprincesse.—C’estprécisémentcette réponsequeMullerattend.Sivousvous jetiezdanssesbras, ilvous
écarterait comme un chien. Il aime le combat, les rébellions, les trahisons, non seulement deshommes,mais aussides femmes. Il feravotre conquête tantquevous lui résisterez.Quand ilvousaurapossédée,ilvousconsacreratoutauplusunerue.
Le prince Atchorguène posa une petite lampe de bronze sur un guéridon qui se trouvaitexactementsouslagrosselentilledeverre.Ill’alluma,uneflammejaillitetleverre,auplafond,secouvritàl’instantd’unesortedetaied’ungrisbleuâtre.
Alors,lesyeuxauplafond,leprinces’esclaffaavecunesauvagerieetuneinsolenceimprévues.Unéclairvertbrilladanssesyeux.
—Etvoilà,mamignonne,chère,délicieuseTamara!OhisverMullerestdevenuaveuglepourdixminutes.Pourlemoment,nouspouvonsfairecequ’ilnousplaît;ilnenousvoitpas.N’ayezpaspeurdeMuller, jesuisencorelà,moi.Moiseul, jepuisencorevousarracheràsesgriffes.Vousvoyez,pourunseuldevossourires,immaculésetroyaux,jetrahisdéjàmonmaître.
Iltentadeluisaisirlesmains,maislaprincessereculaépouvantée.Leprincedevintsubitementtriste.—Non,n’ayezpaspeurdemoi.Jenevousferaipasdemal.J’aivouluseulementvousmontrer
mon pouvoir. Mais je veux d’abord mériter votre amour. Venez avec moi, je vous montreraiMullertown,tellequ’elleestetjusquedanssescoulisses.Jevousmontreraitouslesmécanismes,touslesmiraclesettouslesenchantementsdel’invisibilité,del’omniprésenceetdel’omnisciencedivines.C’esttrèsingénieuxetnoussommesuniquementdeuxàleconnaîtrevraiment,Mulleretmoi.Voulez-vousmesuivre?
—Allez-y!Jesuisavecvous!chuchotaBroketdoucementilcaressalecoudedelaprincesse.Maisellesesaisitàl’improvistedesamainetlaserrafortement.Broks’arrachabrusquementà
cette étreinte.Mais le princeAtchorguène ne s’était aperçu de rien car son visagemonstrueux nemontraitaucuneinquiétude.
—Viendrez-vous?luidemanda-t-ild’untonpresquesuppliant.Laprincesse,enregardanttimidementautourd’elle,réponditàvoixbasse:—Jevoussuis.L’ascenseur douillettement capitonné les emportait dans sa chute vertigineuse et Brok sentit
soudain l’étrangemalaise renaître sous sespaupières. Il ferma lesyeuxet aussitôtunautremondes’agitaautourdelui.Oh!Cequ’ilvoyaitétaitsihorriblementvraiquecelasemblaitnepasêtreunrêve. Il retrouvaitdenouveaucettemauditegrotteà l’intérieurd’uncrânecreuxqu’ilavaitdéjàvudanssonpremiercauchemar.Ettoujourscettepetitelampejaune…L’œildeverredeMuller,quivoittout,semétamorphosadanscecrâneenuntrourondlàoùl’œilputréfiéétaitauparavant.
«Etpourtantc’estunepetitefenêtredanslagrottequidonnesuruneviolentebourrasqueblanche.Aulieudemilleétages,iln’yaiciquetroisétagesdegrabatsgrissurlesquelsdessquelettesvivantssontrecroquevillés.Leursmentonscherchentunpeudechaleurentreleursgenouxetleursbouchessoufflentsurleurspoitrinestransies…Maistoutcelan’apparaîtquequandtucligneslesyeux.Situlesrouvres,tutetrouvesdenouveauàMullertown.Tutombesquelquepartaufondd’unprécipice,àcôtédelaprincesseetfaceauvisagedeperroquetduprinceAtchorguènequiestentraindetrahirledieuMuller.
«Depuiscombiendetempsdescendons-nous?«Attention!«Etsurtout,nefermepaslesyeux!«Lerêvetepoursuit.«Pour t’assurer que ta princesse n’est pas un rêve, du doigt tu toucheras son coude.Et elle te
sourira…»—S’ilvousplaît,nousapprochonsdeGédonie…
Monte-CarloàGédonie
Uneballerinequifaitdespointes
“Jenecroispasàvosétoiles…”
CésarMarlok,dieudugrandsoleil
Laprincessefaitsonjeu
“Ceserapourlevoyage!”
Inondéede lumière,unesalle rougequiaexactement la formed’uncône.Aumilieu,une table
rondesurlaquelleuneballerineenivoirefaitdespointes.Broks’approchedelatabledontlasurfacemiroitanteetpolieestincrustéedemétaux,depierresetdeboisprécieux,suivantundessinprécisquireprésentelacartedumonde.Commeunetoupie,lafigurined’ivoiresedéplaceetsonorteilestfaitd’undiamant.Onpeutmisersur lescouleursdesEtats,desempiresetdes îles.Latoupieremontées’élance, tourne, évolue sur la table, et s’arrête. Son orteil de diamant désigne à ce moment legagnant.S’ils’arrêteàlamer,c’estlepropriétaireducasinoquigagneetquiramasse.Pluslasurfacesurlaquelleonmiseestpetite,pluslegainestimportant.
Laballerinedansesurlescontinents,lesmersetlesîles.Sesévolutions,enspiralestoujoursplusétroites,passentpar-dessusl’OuralettournoientenSibérie.Maissoudain,ellechangededirection,glisseverslesud,traverseledésertdeGobi…voiciqu’ellechancelle,vacilleettombeépuiséesurlapointemêmedel’Indeorientale.
—Lejaunelunaire–Singapour!Le29gagne.Touslesyeuxsetournentversunvisagejauneetmaigre.—LegouverneurSha-RadeMandchourie,sechuchote-t-ondanstoutelasalle.Pasunmusclen’a
bougédanslevisageimpénétrabledugagnant.Seules,deuxpetitesflammesnoiresdanssesyeuxenamandesuiventfiévreusementlavagued’orquirouleverslui.
Mais déjà, la ballerine a repris ses évolutions ; l’or tinte, les tas de mulldors augmentent,s’effondrentetsedésagrègentdenouveau.
PierreBrokestàprésenttoutcontrelatableetposesamainsuruntasdemonnaiesd’or.«Toutcelaseraàmoi,sijeleveux.Etvoilàunemainquineseraappréciéequ’aumilieudestas
d’or.C’est donc ici que sont cesmontsLiquides dontme parlait le vieillard de là-haut.Le salaireannueld’unouvrieréquivautàunmulldor.Quelcoursvertigineux!»
—Unmulldor:sixmilliardsdelires!annonceunevoixderrièrelegrillaged’unguichetsouslemuroblique:
BUREAUDECHANGE
Brok s’empare d’une pièce d’une pile la plus proche.Une face représente le soleil, l’autre les
étoiles.Maisquisontcesgensàbarbefenduequiversentdespoignéesd’orsurleschampsmulticolores
dumondecommeonjettedesgrainsauxpoules?—Regardezlà,princesse–ditAtchorguèneensepenchantsursacompagne–voicilenouveau
roi deSicile,MalcolmBrookspacha.Et à côté de lui, ce borgne au collet doré, c’est le khanLa-Martenquia loué leSahara.Partoutavant il étaitvictorieux, seulement ici, ilperd…àcausede laballerine.Celui-là,vêtudevioletavecuntrianglesurlapoitrine,c’estSixtus,l’évêqueinpartibusdudieuMuller, c’était naguère un fameux maquignon. Ce Noir ? C’est le boxeur Kaïmann. Il parlejustement à l’amiral d’Artois, qui vient d’acheter la charge d’Empereur de toutes les Eaux etd’AdministrateurdesOcéans.Cettemassede chair à côtéde lui, c’estEsaülDar-Goust, inspecteursaisonnierdelaCôteafricaine.IlpeutselepermettrecarilestenmêmetempsletrésorierdeMuller.Etderrièrelui,c’estLordEvers,rédacteurenchefsecretdetouslesjournauxduvieuxcontinent.Cenain-làquiporteunebarbicheverte?C’estlepropriétaired’unesociétédenavigationsurlaplanèteMars.
—Jenecroispasàvosétoiles!s’écrialaprincesseenélevantlavoix,cequifitsetournerverselleavecétonnementquelquesbarbesduvoisinage.
—Pourl’amourduCiel,taisez-vous,chuchotarageusementleprinceAtchorguèneenluiserrantlepoignet.Puis,sereprenant,ilmurmurasuruntonplusmodéré:
—Sicettebarbicheverteetrabougrievousentendait,c’enseraitfaitdevous!—Est-cequ’ilsnesaventpasquec’estuneescroquerie?—Doucement, doucement ! Ils le savent tous,mais cependant ils font semblant d’y croire, car
telleest lavolontédenotrebienfaiteur, et ilprononçacette findephraseàhautevoixen jetantuncoupd’œilcraintifversleverreconvexeduplafond.
C’estalorsqu’unpâleetsuperbevieillards’approchadelui.Soncrânecomplètementlisseluisaitdesueurets’yreflétaitlelustredecristalquipendaitau-dessusdeluitombantdelapointeducône.
Unepoignéedemain.—Gloire àMuller, je vous salue, César – s’écria cordialement Atchorguène – qu’y a-t-il de
nouveausurvotresoleil?—Jevousremerciedevotreintérêt,prince–réponditlevieillard(unbelhommeenvérité!)et
sursonfrontapparurentdesridesquisepropagèrentpresquejusqu’aumilieudesoncrâne.Ilnemedonnequedessoucis…J’yétaisilyaunesemaine.Ilestvraimentbiendifficiled’êtreundieujuste.EtcombienjecomprendslegrandMullerquandilseplaintdesafonctiondivine.
— Je vous présente la princesse Tamara, dit Atchorguène. César Marlok, dieu du GrandSoleilAIII
— J’ai déjà entendu parler de vous, princesse – sourit le crâne chauve, vous fûtes, dit-on, surZB1…danslaconstellationdesNains?
Laprincesseallaitprotester,maisAtchorguèneluiserrantlepoignetunenouvellefois,intervintprécipitamment:
—Maisbiensûr, il luiavaitpris l’enviedeposséderunepetitepoupée,unjouetvivantpoursachambred’enfants…C’estencoreuneenfant,elle-même,César.Lapetitedanseusevousporte-t-ellechance?demanda-t-ilpourfairediversion.
—Jemise constamment sur la surfacenoirede l’Hindoustan– répondit le crânechauve– j’aidéjàgagnéunefoisetcegainmesuffit;grâceàluijepeuxencoreperdre468fois.C’estuntoutpetitpays,prince.
—Désirez-vousjouer,demandaAtchorguèneens’inclinantverslaprincesse.—Jeveuxbien,sourit-ellecommedansunrêve,jemiseraisurl’empiremoravesituésurlacôte
delamerBaltiqueoùrègnemonvieuxpère.—Jenevousleconseillepas,répliqualeprincesuruntonsoucieux,voyezdoncquelaspecta
votreempiresurlapeaudumonde!Unvraimoustiquesurlecorpsd’unmammouth!
—Jemiseraiquandmêmesurceroyaumequej’aiperdu.Peut-êtreregagnerai-jecerêveenvolé!— Si vous gagnez, dit Atchorguène (et il fit une grimace) au tas d’or que vous ramasserez,
j’ajouteraiencorel’empirelui-mêmequiseraàvous.—Et,est-cequej’yretournerai?demanda-t-ellenaïvementenjoignantlesmains.—Maisbien sûr ! Jevousy conduiraimoi-mêmesurmonhirondelle, lui souffla leprinceen
s’approchantdesapetiteoreille.Laprincessedéposasesjetonssurlepetitpointrouge,àpeinevisible,surlequelpersonnen’avait
jamaismisé.Etc’estpourquoi,encasderéussite,legainallaitêtrevertigineux.La ballerine d’ivoire reprend ses pirouettes. Elle les commence à partir de l’île d’Orgueil
devenuelecentredumonde.Sonorteildediamanteffleuredespaysetdesmers,poursuivipardesregardstendusetfiévreux.Elles’engagesurlasurfaced’azurdesocéans.Aprèsunvolfou,ellevireet vire sur les champs gris des Balkans. Elle danse sur les montagnes et les fleuves. Elle prendsoudainladirectiondunord.Maispersonnenevoitlamainquiladirige.Etvoilàqu’uneconvulsionsoudain agite sesmembrespréludant à la finde ladanse.Encorequelquesmouvements ivres et ladanseuses’affaisseentouchantdel’orteillepointrougesurlacôtedelamerBaltique.
PierreBrokavaitbienjoué.Souslesregardssurpris,laprincessevoits’avancerverselleunmonceaudepiècesd’or.—Ceserapourlevoyage–conclut-ellejoyeusementtandisqu’Atchorguèneéchangeauguichet
l’or contrequelquesgrainsde soliumqu’il enfouit dansunebourse.Puis il entraînehâtivement laprincesseverslasortie.
Uneautresalle.Celle-cialaformed’uneétoileàsixbranchesdontlesrayonsseprolongentparde clairs et lointainsmiroirs. En sonmilieu, une table en étoile aussi. Et sur sa tablette une autrefigurineblanchedeballerine.
Brokregardelatable.Cen’estplusunecartedumonde.C’estuncielnoirparseméd’étoiles.Ici,on joue les astres. Brok voudrait bien savoir comment ce jeu-ci se pratique, mais le temps luimanque,carleprinceAtchorguènetraversecettesalleentoutehâteenentraînantlaprincesse.
Lachambredesrêvesbienheureux
Lesvoluptésdessixsens
Sousleplafondtransparent…
Ledoigtcoupé
Ils entrèrent dans une nouvelle salle, nonmoins étrange, qui tenait à la fois d’une chambre à
coucheretd’unstudiodecinéma.Surdesdivansd’astrakan,desdormeursétaientétendus.Leursyeuxsortaientàmoitiédesorbites.
Leurspupilless’élargissaientcommedestachesd’encresurdupapierbuvard.Au-dessusd’eux,surdes trépieds écartés, ronronnaient des caméras arméesdebobines de filmet leurs objectifs étaientbraquéssurlesyeuxdesdormeurs.
—C’estlachambreàcoucherdesrêvesbienheureux,annonçaAtchorguène.Lescomprimésquiinspirentdessonges,etquisontpassésenfraudeiciparlescharlatansdeWest-Wester,possèdentlepouvoirmiraculeuxdelaréflexionoculaire.Ainsilesrêvesétranges,exotiquesetsurnaturelsquisedéroulent dans les cerveaux assoupis, se reflètent dans les pupilles des dormeurs. La sociétécinématographiqueRÊVES-FILMSengagecesmalheureuxquedesdosesmassivesdecomprimésetdecachetsoniriquesontrendusàmoitiéstupides.Lesfilmstournésainsià travers leursyeux,sontensuiteprojetéssurlesécransdesoiedescinémasdeGédonie.
Atchorguènesepenchaverslaprincesseetajouta,suruntonconfidentieletprotecteur:—Jevousmontreraiunebandetournéedanslesyeuxd’unhommequis’adonneuniquementau
FOKA. Vous serez stupéfaite de découvrir les fantaisies prodigieuses de l’amour ! C’est à vousseulement que je veux révéler ceci : ces films en relief et en couleurs sont projetés aux futursémigrants par RÊVES-FILMS comme s’il s’agissait d’études sur l’érotisme des étoiles soi-disantdécouvertes.
Ilspoursuivirentleurcheminetsetrouvèrentauseuild’unesallesibrillammentilluminéequ’unbrefinstantBroks’entrouvaaveuglé.Quandilretrouvasesesprits,plusieursimpressionsirritèrentsesnerfs.
Primo:desrosestombaientduplafond.Aufait,cen’étaitpasdesroses,maisuneneigerosequitombaitlentementsurdesbalustradesmulticoloresetdessortesdenids.Cesderniers–encaoutchouc-– se présentaient sous toutes sortes de dimensions, de formes et de couleurs. Ils étaient entasséspartout dans la salle. Ensuite, ses oreilles furent caressées par une douce et troublante mélodie,assourdie comme si elle traversait des murs ou par un éloignement trompeur. C’était comme unviolon qui rêvait au sommet d’unemontagne ou un violoncelle qui pleurait quelque part au fondd’unevallée…
Broktenditlamainverslesfloconsrosesqu’unefontaine,aucentredelasalle,dispensaitcommeungrandvaporisateur.Unfrissondouxetcuisantàlafoisleparcourut.C’étaitcommeledélicedufeuaumilieud’unfroidépouvantableet,enmêmetemps,unesensationdefroidauseind’unbrasier.Sur la langue, ces flocons inspiraient, à l’instar d’un supplice, une inextinguible soif et, enmêmetemps,l’étanchaient.
Enfoncés paresseusement dans les coussins, des corps d’hommes et de femmes s’étiraient. Ilsétaient uniquement vêtus de perles et d’un pagne de franges. Ils offraient à cette neige rose leur
bouche ouverte, leur dos, leur ventre et leursmembres.Des plateaux d’or posés sur leur tête, desesclavesnuesleuroffraientdesfruitsétrangesetdesfriandises.
Les yeux hagards des couples étendus étaient fixés au plafond fait de dalles transparentes surlesquellesdansaientdeshommesetdesfemmesdépouillésdetoutvêtement.–Leshanchesondulaientettournaientselonlerythmedelamusique,lesbras,dansl’air,mimaientlapassionetl’amour,lesjambess’ouvraientdansungrandécart,commesilesosdeshanchesavaientdisparu.
—Cesontlesvoluptésdessixsensetleursadeptes,expliquaAtchorguèneàlaprincessequisecouvraitlesyeuxdesesmains.
—Goûtez ces flocons, c’est la neige d’amour qui nous vient de l’étoile Andradia. Tendez-luiseulementleboutdelalangueetvouspardonnerezàceuxquiadorentladéesseAndradia.
Ilsaisit lebrasdelaprincesseetl’offritàlaneigequis’échappaitdelafontaine.Etsoudain,laprincesse,enfrissonnant,tenditelle-mêmesonvisageverslaneigerose.Ellefermaàdemilesyeuxetentrouvritlabouche.Atchorguènesourittriomphalement.
—Regardezlà-haut,monenfant.Vousdeviezydanser.Voshanchesdevaients’offrirenspectacleauxadeptesimpuissants.Maisàprésent,ilvousestloisibledegoûtervous-mêmeàcesvoluptés,etcen’estqu’undébut,jevousenmontreraid’autresencore,biensupérieures,carnousnesommesqu’àlaporteduciel.
Le prince Atchorguène s’approcha davantage de la princesse et l’étreignit doucement. Elle nerésistamêmepas.SiBrokavaitpuregardersonvisageàcemoment,ilauraitvusespaupièresbattresous l’effet d’un désir frileux, ses narines frémir de passion et sa bouche happer goulûment lesfloconsroses.
Broknelevitpas.Car,parmilesvisagesdesybaritescouvertsdeneige,ilavaitreconnulefacièshypocritedel’amiralaulorgnonnoir.Lementonlevé,ils’étirait,voluptueusementenfouijusqu’àlataille dans les coussins de duvet. Sur sa poitrine suintait unehumide étoile d’argent.Brok écoutaitavec intérêt la conversation qu’il tenait avec d’autres adamites.Ces derniers étaient couchés sur ledos,lesyeuxparesseusementfixésauplafond;parmoments,ilss’ébrouaientpoursedébarrasserdelaroséeroselaisséeparlesfloconsfondus.
—Croyez-vousauxmiracles,amiral?—Biensûrquenon!—Commentvousexpliquez-vousalorstoutesceschosesquisepassentactuellementcheznous,à
Mullertown?—NotregrandMulleranaturellementaussidegrandsennemis!Ilpeutenêtrefier!—Jusqu’àprésent,ilasupprimétousceuxquisedressaientsursonchemin.—Maisaujourd’hui,ledangern’estpluspareil,ilsemblevenird’ailleurs.—Vouscroyezqu’ilvientd’enhaut?—En attendant, nous ne voyons au-dessus de nous que des choses ravissantes… la révolution
gracieusedesjambes,lesvaguesagitéesdeshanches…—Regardez,cardinal,cesjoliesjambes-là,jelesreconnaîtraisentremille,quedis-je,entredes
millions!—SulaMaj…elleamêmeapprisàdanser.—Etlà-bas,cesviergesmollets!—Hé,hé!Vousnelesavezpasencoreembrassés?—Mullern’apeurderien,mêmepasdudiable…—Jen’endoutepas.Maispourledétruire,ilfautlevoir,sondiable!—Attention!C’estAnneMartonquidanse!Son«Evolutionsolaire»!—Larévolutiondesesclavess’estrapprochéedesoixanteétages!—Unétageparjour.
—Ilsenontencorepourdeuxansàfaireleurjonction.OnditqueVitekdeVitkovitsèestdevenufou…
—Non,ilaétéassassiné.—Empoisonné.—J’aientenduqu’ilavieillidecinquanteansdansl’espaced’unenuit!—Attention!KajaWaranddanse«Laroulettesurlacartedumonde»!—Ellem’acoûtésoixantemille…J’aimisécentfoissurlaSyrie,maisj’aichaquefoisperdu.—Etpourriez-vousmedire,amiral,quiest-cequiose…?—Onaentenduunevoix…—Maisoùestsoncorps?Cecorpsd’oùlesangpourraitcouler.Cecorpsquipourraits’écrouler
surlesol…—Unhommesanscorps…—Impossible!—C’estundieu!—C’estunepuissance!—Unevoixdel’au-delà!—Unappeldel’Univers!—L’animositédesétoiles!—Pasdemétaphysique,Sirdare!C’estundangerbeaucoupplusgravequetouteslesforcesetles
voixdesétoilesetdesentraillesterrestres.C’estunhomme!—Unhomme?Vousêtesfou?—Pas un homme,mais un groupe qui s’est glissé parmi nous, nous, les fidèles serviteurs de
Muller.Ilscirculentparminous,ilsontdescartesd’entréedenosclubsetassezd’orpourpénétrertouslessecretsdeMullertown!Oui,gentlemen,ilyadestraîtresparminous!
—Etlabagarreàl’Eldorado?—EtledialogueàlaBourse?—EtlescandaledanslesanctuairedeMuller?—Onatiréàl’Eldorado.—OnatiréaussidanslaCathédrale.—COSMOSesttrahi!—Sesactionssonttombéesdequarantemilleàvingt!—J’enpossèdecent!—Sinousnedétruisonspascettepuissance,ellenousdétruiraelle-même!—Pourquoicettepeur?NousavonsMullerderrièrenous!—Iltomberaavecnousaussi!—Chut!—Messieurs,jesaiscomments’appellecettepuissanceterriblequipeutnousdétruire!—Comment?—PierreBrok!—Biensûr,c’estainsiqu’elles’estnomméequandlegrandMullerl’interrogeaàlaBourse.—Onditqu’ilsvontserencontreraujourd’huiau99delarueAliceMoor…—MulleretBrok!—99,c’estlasalledesmiroirscreux!—Leplancherélectriqueetsatrappe!—C’estlàqueWerner,lepremierchefdelarébellionestdevenufou.—C’estlàqu’adisparuAnders,lerédacteurséditieuxdesÉTAGESSUPERIEURS!—LetraîtreOlimn’enestjamaissorti!
—Etsicettevoixn’allaitpasau99?—Elleira!—Ettrouvera-t-ellelechemin?—Maisbiensûr,elleestpartout!—Elleestdoncomniprésente?—CommeledieuMuller!—Alors,c’estundeuxièmedieu!—Alors,elledoitêtreprésente,mêmesousceplafond,parminous?—Essayezdel’appeler.Vousverrezqu’ellerépondra.—Nonvraiment!Cen’estpasnécessaire.Pourquoijoueraveclediable?—Mullerestau-dessusdenous.Quecraignez-vous?—Maisvoyezdonc!C’estDoraO’Brien,laplusbellefemmedeParis,quidansemaintenantau-
dessusdenous!—Vousêtestousdeslâches!Jevaisl’appeler!—Ducalme!Partouslessoleils,ducalme!—PIERREBROK!—Arrêtezdonc!—PierreBrok!Situesparminous,vieilépouvantail,monstreraté,montre-toi!—Maistaisez-vousdonc!Taisez-vousdonc!—Situlepeux,faisunmiracleetjenedouteraiplusdetoi!—Assez!—PierreBrok!JesuislebanquierSalmonetvoicimamain!Ehbien!Situessipuissant(etle
banquierSalmonlèvelamain)mords-moiledoigtdumilieu!Et soudain, le banquier Salmon poussa un horrible cri, le sang jaillit et lemédius, orné d’une
lourde bague noire, tomba sur un plateau en arrosant de rouge la salade blanche des jacinthescomestiblesquis’yétalait.
Unehorreursansnomtransformalesvisages.Lesblancsdevinrentrouges,lesrougestournèrentaubleu,lesbleusvirèrentaunoir,nuancesdelaterreur.
Mais que faisait à Brok la peur de toute cette racaille lascive s’agitant sous le plafondtransparent?Aumilieudel’inconcevablepaniquequiavaitsaisi lesadeptesdeladéesseAndradia,Brok aperçut la princesse emportée dans les bras d’Atchorguène qui s’enfuyait dans une directioncomplètementopposéeàcellequeprenaientlesautres.
Broks’élançaàleurpoursuite.Illesvitdisparaîtrederrièreunelourdetenturedecoraildansuncoinduhall.Ill’atteignit,écarta
sesfiletsetsetrouvadevantuneporteblanche.Ill’ouvrit,maisnevitplusrienàunpasdevantlui.
Lesténèbresblanches
Parfumsetsouvenirs
Denouveaulalampejaune
“C’estcelamonpassé!”
Unbrouillardopalin, dense commedu lait, lui bouchait la vue.Brokhésita, se frotta les yeux,
tenditlesmainscommeunaveugleetlesagita.Atroispasdevantlui,ilvitsefondredeuxsilhouettes,l’unenoire,l’autreblanche.Atchorguène
etlaprincesse.Broks’élançadanslabrume,lesbrastendus,etnerencontraquelevide.Lesténèbresblanchesl’éblouirent.Lesilenceopalisél’assourdit.
Ilbonditversl’endroitoùavaitdisparulaprincesse.Ilappelaetbattitdesbrascommeunoiseauaux ailes brisées. Le brouillard l’étouffait, une étrange chanson tintait dans ses oreilles. Non, cen’étaitpaslabrumequichantaitainsi!C’étaitlesangquibattaitdanssesartères!
Chaquepasenavantajoutaità sonangoisse.Soncorpsne luiobéissaitplusetappréhendait lespièges qui semblaient le guetter dans cette atmosphère brumeuse.C’était terrible !En se déplaçantlentement, ilmarchadans lamêmedirection, longtemps, très longtemps, sans jamaisen trouver lafin…
Soudain,ils’arrêteetcraintd’avoirététroploin.Doit-ilrevenirsursespas?Ilestlà,hésitant,aumilieudesténèbresblanches,abandonnédesêtresetdeschoses,égaré,diluédanscettevapeursanslimite.Déjàilestperdu,déjàles ténèbresblanchesl’engloutissent, le traversentet leremplissent.Ilsent qu’il va tomber et que son corps sans vie demeurera ici, longtemps, très longtemps.Un jourpeut-être,quandcetteimpondérableblancheurseseradissipée,desgenspasseronticietheurterontdupiedsoncadavre.Maispersonneneleverra.
Sesforces l’abandonnent, ilnepeutallerplus loin.Ses jambessemblentse liquéfieretdevenir,ellesaussi,unlourdbrouillardsansforme.Ils’effondreetsemetàpleurer.
Soudain,ilhumal’air.Uneodeurétrangefrappaitsesnarines.Uneodeurtellementviolentequ’ilenmanquas’évanouir.Elles’élevaitdanssoncerveaucommelesvapeursdel’alcool,l’engourdissantetl’exaltanttouràtour,entraçantdecurieuxpaysagesdevantsesyeux.
«Mais quel est ce parfum, si paisible et si bon ? Un pré fauché à la lisière d’une forêt. Tell’encensquis’élèvedesautelssacrificatoires,desmeulesdefoinl’odeurmonteversleciel.Surcepré, jesuiscouchémoi-même.J’aidufoinsousla tête, j’aidesbrindillesdanslescheveux, jesuiscouvertd’épiceschaudesquisedessèchent.Etjereconnaisleursdifférentslangages:leserpolet,lasauge,lacamomille.
« Et quand j’ouvre les yeux, je vois la brume épaisse comme une crème. Je me souviens, jecommenceàmesouvenir.Laprincesses’éloigneetunemusique,quelquepartaucentredel’univers,accompagne sa fuite… Mais ce parfum, d’où vient-il et quelle en est sa signification ? Est-cel’envoûtantemélodiedesodeursquiberceetdéchireavecplusdeviolenceencorequeletristeamour,auxlointains,duvioloncelleetduviolon?
«Ets’exhalentl’arômedelaforêt,desmousses,desaiguillesdepins,desfraisesetdelarésine.Jevoisunesourceblottiesouslavertedentelledesfougères.Yviennentboire,lesoiseauxdesbois,leschevreuilsetlesbraconniers…
«Maisàprésent, l’odeurdelaforêtsedisperseaussidanslablancheurdubrouillard.Unautrearôme,unsouffledifférentmeparvient.Maisd’où?Unvents’élèvequifaitclaquerdesvoiles.Lafroideodeurdelamer.Leseletlesécaillesdepoissons.L’haleined’unicebergquifondaumilieudesvagues.L’effluvemystérieuxd’uneîle inconnueauxabordsde laquellepasseunvaisseau.L’îleesthabitée,car je sens la sueurhumaineetdes feuxdeboisquicouvent sous lacendre.Maiscetteodeur,elleaussidisparaît…
«Etvoiciqu’unenouvelleodeur,complètementdifférente,naîtetprendsaplace.Elleévoqueunrêveétrange,depuislongtempsoublié.Lachaleurdufourneaudecuisine,lesfumetsnourrissantsdescasserolesquidisentqueledéjeunerestproche.Etsoudain,lecourantd’aird’uneportebrusquementouverte.Une bouche qui s’ouvre et crie : La guerre ! Et de nouveau tout disparaît sans laisser detraces.
«Etmaintenant,maintenant fleurissent lesmuguets.Non, ce ne sont pas desmuguets, c’est unparfum,unegouttequemonamiefittombersursagorge.Ellesepencheversmoietjem’attends,enfrôlantsescheveux,àdécouvrirunenouvelleodeur.
«C’est lanuitquiembaumeàprésent.Laluneembaumeaussi.MonDieu,quelsadieux!Est-cel’odeurvertedulac?Non,cesontdeslarmes!C’estunefiancéequipleure…
«Maintenant,lesodeurssesuccèdentrapidement.«Unelocomotivequis’essouffle,lesfumées.«Lapuanteurdeswagons:6chevaux,30hommes…«L’atmosphèremeurtrièredelasaleté,del’eau-de-vie,despiedssalesetdeslatrines.«Lelointain.«Laterrefraîchementretournée.«Lapoudre.«Lesincendiesquicouvent.«Lesang.«Lapourrituredesdéchets,desconserves,desblessurespurulentes,duphénol;lapestilencedes
punaises écrasées, la fermentation et la décomposition de la chair ; les engelures noires qui seputréfientsousdespansementsmalpropres.
«Auplafond, une petite lampe jaune répanddans l’air unmélange de pétrole et demèche quicharbonne.»
PierreBrokseressaisit.«Cela,toutcelac’estmonpassé!Cesontlessouvenirsquej’aiperdus.Vite!Vite!Iltenditlesmains.Rien!Labrumeblanche.Laprincessenoire.
«Iln’estpointdepassé,hormisMullertown.»Brokrepritcourage.Sereleva,seremitenmarche,etmarchaetmarchaencore…Et soudain, sa main tendue s’enfonce dans une étoffe molle et soyeuse. Un rapide écart. Il
s’immobilise.Stupéfait.
Atchorgueneterramolisterguene
Laprincesseseprépareàl’amour
“…notrecoucheestprête”
PierreBroktireprofit
desoninvisibilité
Ilsetrouvedenouveau,etcommeparenchantement,auseuildupetitsalonbleudelaprincesse,
gracieuxcommeunechambredejeunefille.Auplafond,l’œildeMulleresttoujourscouvertd’unetaiebleuâtre.Mais,surlatable,lapetitelampea,depuislongtemps,cessédebrûler.Laprincesseestassisesurundivanbleu.Ellen’estplusennoir.Elleporteunerobed’azur,delanuancedestenturesquiornent lesmurs.Elle fumeunecigarette.Elleporteàsaboucheunecoupedecristaloùduvinscintille. Et de cette bouche trille la cascade d’un rire audacieux et provocateur. La cigaretteincandescentedécrit,entresesdeuxdoigts,delargescerclesdesaboucheàtraversl’espace.Lecalicedecristaletsabouchedeviennentdesvasescommunicants.
Mais une chose frappe douloureusement Brok. Le bras, incroyablement long du princeAtchorguène,enlacelataillefrêledelaprincesse.Etellerit!Elleritfollementenlevantlesyeuxauplafond.Lebrasd’Atchorguènes’allongeencoreetserpentedangereusementautourdesataille;ondiraitunreptilequivaétouffersaproie.Sabouches’enfoncedanssachevelureetilchuchote:
—Ma petite étoile chérie, ma clochette d’argent, bois encore, c’est le breuvage de l’icebergcapiteux ; de mon étoile natale. Maintenant, tu le sais. Je suis natif de la planèteAtchorgueneterramolisterguene,souviens-toi,ne l’oublie jamais, tu ledoiscar je leveux.Oubien,as-tudesdoutesàcesujet?
—Ahnon,j’ensuiscertaine.—Crois-tumaintenantauxétoiles?—Jecroisentoutcequetudis.—Aufonddetacoupesetrouvel’imagedemonétoile.Tulaverraschaquefoisquetuaurasvidé
tonverre.Bois!Avecdocilité,laprincesseachèvesonverreetsonriretintedenouveau.—Nerisplus,nerisplus!Détachecegrelotdetagorge.Ômadélicieuseenfant,jevaist’aimer
commeonaimesurAtchorgueneterramolisterguene. Je t’enseignerai lenouvelamour, tume ferasconnaîtreletien…
Leserpentquientouraitlatailledelaprincesserampeàprésentsursesseinsetremonteverslanuque.
—Leveux-tu?—Jeleveux.—Donne-moi d’abord ta petitemain, que je la couvre de baisers. Peut-être souffriras-tu pour
moi,maistonamourteguérira.Mapetitefemelleterrestre,m’aimes-tu,m’aimes-tuvraiment?Laprincessepose sa têtecâline sur sonépaule.Seshanchesploient sous l’étroiteétreintede la
tentacule.—Embrasse-moi,Tamara. Pose-toi surmabouche, c’est le prélude à l’amour sur cette étoile,
n’est-cepas?
Etlavoilàquisejettepassionnémentaucoud’Atchorguène.Broksecouvrit levisagedesesmainsetsedétournaavechorreur.Quoi!Est-cepossible?La
princesse Tamara, sa princesse, ensorcelée dans cette tour de Babel ? Elle qui aspirait tant à sadélivranceetquiembrasseàprésentavecimpudeur,cemonstredesabouchepure!
—Allons,chérie,notrecoucheestprête!Laprincesseselèveets’avance…«Biensûr,ilestprince,lui,etmoiquesuis-je?Jusqu’àprésent,rien,unrieninvisible.Maisc’est
précisémentpourcelaquejesuisparvenudansMullertownetquej’aisubicettemétamorphose:pourla trouver, pour veiller sur elle et pour la délivrer. Ne lui ai-je pas dit à l’oreille que je laprotégerais ? Elle a senti ma main sur son bras et mes paroles n’ont-elles pas inspiré sesénigmatiquessourires?
«Ah!Femmeimpudenteetperfide!«Maseuleclarté,maseulelumièreàMullertownvientdes’éteindre.Jen’aiplusaucunespoiren
sonamour.Etd’ailleurs,commentpourrait-ellem’aimer,puisquejesuisinvisible?…«Fuir!Fuirhorsd’ici!»Encoreunregard, ledernierenguised’adieuà laprincesse.Elleest là, lescoudes levés,anses
frêlesd’unvased’albâtre,tenduedevantlemiroir.Etellerit.«Mais,mondieu,oùsontlesyeuxdemaprincesse?«Ilssontcouvertspardelourdespaupières!»La princesse rit mais ses yeux sont fermés. Sa bouche seule égrène les rires, mais ses yeux
dorment.C’estàcemomentseulementqueBrokcomprend.L’hypnose!Ilaperçoitlesyeuxardentsd’Atchorguènequiépientlaprincessedanslemiroir.SapatiencefondenunéclairetBroksedéchaîne.Larageauventre,ilseruesurAtchorguèneet
luienvoiesonpoingentrelaboucheetlenez,commesiquelquechoseluidisaitquecetendroitestleplusdélicatet leplusvulnérablede toutcetétrangevisage.Lemonstres’effondresilencieusement.Brokdéchire lerideauleplusproche, ligote lespoignetset leschevillesduprince, lebâillonne,etpousselecorpsinanimésouslelit.
Alorsseulement,ilsetourneverslaprincesseetsesyeuxanxieuxl’examinent.Maislaprincessen’arienvu,n’arienentendu.Ellesembletoujourssouslasujétiondesyeuxqui
gisent,inanimésàprésent,souslelit.Leboutdesdoigtsgracieuxtremblentdanslesplisdelasoie,comme s’ils recélaient les clefs qui ouvrent les portes secrètes dans les nuages. La princesse sedéshabille…Brokouvrelabouchepourcrier,laprévenir,laréveiller,maissoudain…
Tamaraprovoquelasolitude
…seulementunpetitruisseau
Attention,PierreBrok!
Ettesmains…
…ilvoitsesyeuxquis’ouvrenttoutcontrelemiroir.Lasurfaced’argentluirenvoiesonétrange
réveil et sa stupéfaction.Un rêve lourd, oublié, passe sur son front. Troublée, elle regarde autourd’elleetsefrottelesyeux.Maissoussamain,lerêvesedissipeàl’instantmêmeoùelleveutlesaisir.Souslecieldelitdepâleazur,descoussinsblancsl’invitentausommeil.Brok,pétrifié,laregardesedéshabilleretvoitlesparuresquitombentlentement.Desoncôté,ellealesentimentque,saufelleetlemiroir,iln’yariend’autredevivantdanscettechambre.
Quefaire?Quefaire?Non, iln’estplus tempsmaintenantdesignalermaprésence. Ilest troptard… Mais je veillerai sur son sommeil. Elle ne se doute même pas que sous son lit gît lemonstrueuxAtchorguènebâillonné.Ets’ilseréveillaitetrompaitsesliens?
«C’estpourquoiilfautquejemetiennesurmesgardes.»Ilseblottitdansuncoinetposesamainsursoncœurenretenantsonsouffle.Alorssubitement
unefollesensationl’envahit.«Lerubanroseserpenteàtraversladentellecommeladoucepromessesomnolentequiremplit
lapetitechemise.Pensée,va-t’en!Oh!Approcherseulementdeseslèvres!Quelbonheurceserait!Quelbonheur!
«Sescheveux,sabouche,sonnez,sesyeux!Quellefleurétrangeetmagnifiques’estépanouiesurlatigeblanchedesoncou.Etquellesnuances!Etquelparfum!Levisaged’unefemmeestbiensûrcequiséduitetexalteavanttoutautrechose.
«Etvoilà,maintenantellesourit,etcesourirelarendencoreplusbelle,carunenouvellenuancesemanifeste, celle qui était jusqu’ici cachée dans la fleur, ce reflet coloré de neige, de lait et deporcelaine.»
Maismaintenant, ce sont sesdeux souliersqui sebalancent auboutde sespieds etvoiciqu’ilstombent.Sanss’enrendreparfaitementcompte,Brokvoitlesgenouxluire,lesmolletsbrilleretlesbasfins,deuxtoilesd’araignée,gisentsurlesolcommedespeauxdeserpentabandonnées.L’eaudumiroirrépète,étonnée,sabeauté,sesmainslanguissantes,sesseinsquiémergentdelaneigeblanchedesdentelles.
Lesoufflecoupé,Brokassisteàcejeuensorceleur.Ilvoitcommentellesepelotonneetcommentelles’étireavecunsourirefatiguéaumilieudesavictorieusesolitude.Illuiafallutroplongtempssecomposerdesattitudesetdesexpressionspendantce longséjourparmises semblables ;àprésent,elle abandonne avec satisfaction cemasque de convenances pour reposer son visage et redevenirenfinelle-même.
Elle se lève, elle est debout, couverte uniquement d’une fine chemise, provoquant toujours sasolitude.Elleprendunseinmignondanssamainet,sepenchant,elleeffleuresarosed’unbaiser.
—C’estunpetitgarçon!dit-elleensouriantaumiroir.Puisfaisantdemêmeavecl’autre:—C’est unepetite fille.N’aie pas peur, petit garçon !N’aie crainte, petite fille ! Je vous aime
autanttouslesdeux.Lesmotscaressantsvoltigentcommedespapillonsblancsetrejoignentseslèvresentrouvertes.—Je suisprincesse… jene suispasprincesse,murmure sabouche inclinée.La surface froide
renvoielesmotsquilacouvrentd’unebrumelégère.Delamain,elleeffacecevoileetellepenchesonvisagetoutprèsdumiroir.Deuxpairesd’yeuxsecontemplentétonnés,commes’ilssevoyaientpourlapremièrefois.
Danssoncoin,Broksentsapatiencequis’exaspèreetquisecabre,l’amourbatdanssonsangetdanssonsein.Mais l’anxiété luiserre lagorge.Comment révélersaprésenceà laprincesse?Sondésiretsonamour?Lemoindremotchasseraitcemirageenchanteur.«Commentl’étreindre?Queje l’effleureunepremière fois et son corpsne tressailliramêmepas ; peut-être que seule samainbougerapourapaisercequ’ellecroiraêtreunedémangeaisonouune titillationde sapeau…Et sij’insiste,l’inquiétude,lafrayeurs’emparerontd’elleetellepousserauncrid’horreur.»
EtBrokinventedéjàdesmilliersdemotssusceptiblesdel’envelopper,delacombleretenfindela faire fléchir.Etpourtant, touscesmotsd’amour,quevaudront-ilspuisqu’ellene trouveranidesyeuxpourl’engloutir,niuncorpsfaitdechair,demusclesetd’osqu’ellepourraitsaisiretposséderavectoussessens?
Attention,maintenant!Laprincesses’approchedulit,écartelacouverture;samaincaresseunedernière fois l’oreilleret,commefauchée,elles’allonge,envahieparune intenseetdouce fatigue.Ellecroiselesmainssoussanuque.Sesyeuxerrentauplafond,maislespenséesl’absorbentplusquelesétoilesd’orbrodéessurlebaldaquinbleu.Ellespassentsursonvisage,éblouissentsesyeux;souselleslefrontsembles’élargir,setendreetserétrécir.Aumilieuduvisage,laboucheestcommeuncœursanglant.
Sur la pointe des pieds et comme un voleur, Brok s’approche du lit en effleurant à peine lesfourrures.Ilsent,ilalacertitudequequelquechosevasepasserdansuninstant,maisquoi?
Le visage deBrok se penchemaintenant sur la bouche de la femme. Elle regarde de ses yeuximmobiles,etcependant,ellenelevoitpas.Ladistanceentreleursdeuxbouchesdiminuelentementmaisinéluctablement.Encoreuninstant,etleslèvrestenduesetardentesdeBrokseposerontsurlabouchehumideetentrouverte.
Bizarre ! Le visage de la princesse demeure immobile.Mais ses yeux semblent subitement seréveiller, ils deviennent plus attentifs, comme s’ils revenaient d’un long voyage. Et ses lèvres semétamorphosentenunepetiterosedesang.Brok,rapidecommel’éclair,s’écartedevantdeuxbrasqui,telsdeuxarcs,setendentverslui.
Quandledangerfutécartéetquelesdeuxmainsdelafemmeretombèrenttristementetvainementsur le lit, Brok osa une nouvelle tentative. Ses lèvres se posent sur le cou de la princesse, puisprogressivement,parvaguesdebaisers,ilatteintlacollineroseduseineteffleurelapetitechapelleérigéesursonsommet.Puissabouchedescendjusqu’aufonddelavalléemystérieuseentrelesdeuxseins,assombriepardesténèbresdevelours.Ilymanqueuniquementunpetitruisseauoùfrémiraientdes myosotis… « Je voudrais être couché ainsi toutes les secondes de ma vie… Et m’assoupirdoucementsurcepetitédredondevelours…»
Laprincesses’étendpaisiblementetsansfaireunmouvement,dansunesorted’engourdissementmystique.Ondiraitqu’elleapeurderespireret,siellelepouvait,elleferaittairesoncœurpournepaseffaroucherlerêvedecemiracleétrange,pouréviterqu’ilnes’éloigneetpourluipermettredeseréalisercomplètement.Undieu,jeuneetfort,s’estapprochéd’elle.Ellesentsabouche,sesmainsquierrentsursoncorpsqui,lui,s’épanouitsansréserveetquis’offreetsemblealleràsarencontre.Et tous ces petits sentiers qui mènent, que tu le veuilles ou non, directement ou par des détoursinvisiblesaumitandusein.Mais lamaindudieu,commesielleappréhendait la findecettenuditévertigineuse,s’égare,s’approcheetreculedenouveauchemineversd’autrespartiesducorps,pour
revenirets’éloignerencore.Mais la princesse a aussi des mains, ne l’oublie pas, Pierre Brok. Maintenant, tu ne leur
échapperasplus.Voici tescheveux,voici tonvisage–maisnousyreviendrons–etvoici tesmainsquitetrahissentàchaqueendroitdesoncorps.Ettesmains,seulesd’autresmainspeuventlessaisir…
PierreBrokment
“...jen’aipasencoredevisage...”
MullerrappelleàPierrel’étage354
“…jet’attends…”
Lesmainsserencontrentetlesbouchesdenouveausemêlent.Laprincessemurmure:—Quies-tu?Quies-tu?Broksetaitetprolongesonbaiser.—Dis-moi,es-tucedieuquimeprotège?—Jelesuis,répondhâtivementBrok,craignantdeladécevoiretderomprelecharme.—Undieu?reprendlaprincesse,maisqueldieu?—Unbon,etBrokimprimecemotsurseslèvresenpensantavoirtrouvélemotjuste.—Jesaisquetuesbon,luirépondlaprincesseeninterrompantsonbaiser,maises-tujeune?—Jeune,ditBrok.Ilnelesaitpaslui-même,maislemomentdel’épreuveestimminent.Alors
toutserarévélé,touts’expliquera.Maisilledevined’avance,ilréussira,ilréussirasûrement,chaquepetiteveinedesoncorpslesait.
—Jeune…reprit-elle…etbeau?—Jel’ignoremoi-même,avoueBrok.Lesdoigtsdelaprincesseparcoururentsonvisage.Ilsdécouvrentd’abordlenez,labouche,les
yeux ensuite…mais comment reconnaître la jeunesse et la beauté ? Si elle était aveugle, peut-êtrepourrait-elleledévisagerplusfacilementparlasensibilitédesesmains.Maispuisquesesyeuxnelevoientpas,sesdoigtsnonplusnepeuventrecréersonimage.
—Jeveuxtevoir!Demesyeux,insiste-t-elle.Montre-moitonvisage!—Jen’aipasencoredevisage.JesuisvenupourtraiteravecMuller.—Plusbas!Plusbas!chuchoteanxieusementlaprincesseetseslèvresluifermentlabouche.—Quecrains-tu,Tamara?—Lui!Lui!Ilentendtout.Sonœil,au-dessusdenous,estpeut-êtrevoiléencemoment,maisses
oreillesécoutentparchaqueinterstice.—Qu’ilécoute!Jesuisicipourteprotéger,princesse.Ellesouritensesouvenant.—Lapremièrefois, tuessurvenudans lasalledevelours,quandjeperdaisconnaissancesous
l’effetdel’odeurnoire.Jevoisencorelavapeur,jel’entendssifflerens’échappantdutuyaud’étain,uneinsupportablelumièremauveéclairelesbrasquisetordent,lesmasquestendusparl’horreurdelamortetlachutedescorps…
«Quandjesuistombée,j’aisentidesbrasquimesaisissaientetm’arrachaientauxétoiles.«C’étaittoi!…«Etladeuxièmefois,quandj’étaisdeboutappuyéecontrelemur,tuasdit:«Necraignezrien,je
suisavecvous.Jesuislà!»Etqu’a-t-onfaitdesautresfemmesquiétaientlà-bas?—Ilyalàungrandfourdanslequelontransformelesmembres, lescœurs, lesboucheset les
yeuxdesgensenunpetit tasdecendregrise.Celle-ciestéparpilléed’unétagedeMullertownetsedissipedansl’espace.Onditaussiquedesosonfaitdelapoudrederiz.
—Quej’étaisnaïve!J’aivoulum’enfuirsuruneétoile,murmureencorelaprincesseetsesyeuxperdentsoudainleuréclat.J’aicrud’abordquetuvenaisdelaconstellationduCygne.C’estdelàqueme parvenaient demystérieux billets doux quand j’étais encore chezmon père en paysmorave…Maisiln’yapasdeconstellationduCygne,commeiln’yapasnonplusdeconstellationdesNains.
—C’estuneescroquerie!Mullertowntoutentier,desfondationsjusqu’autoit–s’ilyenaun–estune gigantesque escroquerie !… Des marchands d’esclaves internationaux et des brûleurs decadavres!
—Ettoi,d’oùes-tuvenualors?Ellecaressedenouveausonvisage,tâteetpalpesapeauetmesuresabouchedeseslèvres.LahonteenvahitamèrementBrokdes’êtreainsifaitpasserpourundieudansl’égoïstedesseinde
s’emparerdesonamour.Lesélansde lapassionsesontdéjàdepuis longtempsapaisés. Iléprouveseulementunesorted’immensegratitudepourchaquebaiserdesabouche.
—Jenesuispasundieu,avoue-t-ilavechumilité,jenesuisqu’unhomme.Ellecaressesescheveux.—Unjeunehommen’est-ilpasmeilleurqu’undieuâgé?Prouve-moiquetuesjeune!Prouve-
moi au moins cela ! Tes yeux se trouvent au fond de cavités profondes et au-dessus je sens tessourcils, touffus comme les pins des Alpes au-dessus des ravins. Tu es laid ! Si je te voyais, jemourraispeut-êtred’horreur!
« Et pourtant, pourtant, ta mâchoire est carrée et forte, ton nez ferme et large. Et ton frontconvexe. Quelle hardiesse ! Quel arc ! Tes cheveux épais et souples, c’est la jeunesse, chevelue,rebelleetimpétueuse!
»Jeveuxtevoir!»Ta fortenuqueembrasemonsang.Tes largesépaulespourraientm’étoufferetpourtant jene
sensnullementtonpoidssurmoncorps.»Donne-moitonvisage!»Quetoncorpsremplissemesyeux!»Tun’espas,tun’espasunhomme!Tuasprisseulementl’aspectd’unhomme,cartum’enlaces
et tum’embrasses de ta bouche. Pourquoi ne puis-je pas te voir ? Je sais déjà ce que je ferai. Jeprépareraiduplâtreetprendrail’empreintedetonvisage,cariln’estpaspossible,non,paspossibled’aimerainsi!
—Attends,Tamara.Attendsencoreunpeuettumeverras.Dèsquej’aurairemplimamission,jedeviendraiunhomme.Cesoirencore,jedoismerendrerueAliceMoor,àl’étage354,porte99.J’aiperducomplètementlanotiondutemps.Pourmoi,iln’yapasdejours,iln’yapasdenuits.
»QuandMullerm’a-t-ildit:aujourd’hui?»Ilmesembleque jesuis très loindecetaujourd’huietqu’un immenseespacede tempsm’en
séparedéjà!Peut-êtresuis-jedéjàenretard?»Dis-moi,petitefille,fait-iljouroufait-ilnuit?»Ya-t-ilencoreunautremondeendehorsdeMullertown?»Dis-moi,levraisoleilest-ilencoreenvie.Dis-moi,lalunebrille-t-elle,peut-elleencorebriller
surMullertown?»Trentejours…»Aquelétagesuis-jeàprésent?»CommenttrouverMuller?»Commentpourrai-jeletuer?Etsoudainonentendunevoixquitombed’enhaut:
PierreBrok!
Etage354!Porte99!Jet’attends!
Broksursaute.Il lèvelesyeuxauplafond.L’œildivin, l’œilhagardaperdusataietroubleet le
fixesournoisement.Biensûr!Unmilliond’yeux,unmilliond’oreillesparsèmentmilleétages.«Mais la bouche, même sa bouche peut-elle, elle aussi, atteindre la chambre à coucher de la
princesse?Sait-ilquejesuisiciauborddesonlit?Oubiensavoixtonne-t-elleactuellementdanslesmilleétagesdeMullertown?»Brokfrémit:
—Entends-tu,princesse?Ilm’appelle.Jecroisquelemomentestvenu.Toi,resteici!—J’iraiavectoi!Ellesautedulitetdesesmainstremblanteselles’habilleàlahâte.—Non,non,resteici!Quandj’auraifinideluiparler,jeterejoindrai.—Tunereviendraspas!Ilvatetuer!Unmillionderusesetdepiègest’attendentauN°99!—Jeconnaisdéjàsaruse.Lasalledesmiroirscreux.Etderrièreelle,latrappe!Jeluiparlerai
doncparmilesmiroirscreux.—Et comment arriveras-tu là-bas ? Connais-tu aumoins le chemin quimène à l’étage 354 ?
Non?Tuvoiscombiensansmoituesdésarmé?Queldieues-tu?Toi,monétrange,moninvisible!Viens!Jeteconduiraimoi-mêmejusqu’àl’ascenseur!
—Conduis-moi,Tamara.Montre-moilecheminavantqu’ilnesoit troptard.Tenirparolec’estêtrefort.Ilssortentensetenantparlamain.
Lesportesblanchesetnoires
Lasalledesmiroirscreux
Lessignauxélectriques
L’infinimultiplié
Undélicieuxvertige
Laruedeverreseterminaitparungrillagequis’élevaitjusqu’auplafond.Surlaporteétaitécrit:
LIFTCENTRALLaprincessel’ouvritenpoussantsurlepointdelalettre
iIlsentrèrentdansunesortedesalonenformedecubedontlesmurs,lesoletleplafondétaient
garnisdecuircapitonné.Surl’unedesparoisonvoyaituntableaucouvertdemilleboutonsblancs.—Cesontlesétages.Chacundesboutonsmèneàl’und’eux.C’estpariciquejemesuisenfuieà
l’époqueoùjecroyaisencoreauxétoiles.Brokluicaressalamainavecreconnaissance.— C’est pour moi une incalculable découverte ! Enfin, enfin, je vais pouvoir parcourir
Mullertowntoutentier!Maispuisquej’aidonnémaparole,jedoisvoirMulleravanttout.Ilpoussasurlebouton354.Lesalonnefrémitmêmepas.Maissouslecadreenverre,l’aiguille
d’argentdescenditcommeunéclairsurleN°354.—Nousysommes!ditlaprincesse.—Rentrecheztoimaintenant.Personnenedoittevoiràcetétage.Unecourteétreintescellaleuradieu.—Sijenerevienspas…—Jeterejoindrai.Laportes’ouvritetBroks’engageadansuncouloirblancetdésertquiétaitsilongetsiétroitque
sesmurs,leplafondetleplancherserejoignaientenunseulpointdanslelointain.Etdechaquecôté,uneinterminableenfiladedeportesblanchesetbrillantescommeonenvoitdanslesasilesd’aliénésouleshôpitaux.Desportesetdesportes.Touteségalementpâles,dedimensionsidentiques,ettouteségalementmystérieuses,toutesmuettes,poignéestendues,sansnuméroetsansinscription.
«Commenttrouverai-jemaporte?»99!Aveclasouplessed’unchat,Broks’approchadelapremière,tournalapoignée,poussa.Fermée!
Ladeuxième!Fermée!«MonDieu!Qu’ya-t-ilderrièrecesportes?«Aquoipeuvent-ellesmeservir?«Quecachent-elles?«Deschambres?menantàd’autreschambres?« Quelles furent les intentions de Muller en me convoquant ici, dans ce couloir aux portes
blanches?Aquelusagesont-ellesdestinées?Quivitderrièreleurspanneaux?Onn’yentendrienetle couloir s’allonge jusqu’à l’infini comme un tombeau. Combien de temps me faudra-t-il pouressayertouteslespoignées?
«Fermée…fermée…fermée…«Oui,etchacuned’ellesvaentamerdavantagemapatienceetmarésistance.»Brokcontinuadanslamêmedirection.Ildevaitbienparvenirquelquepart.Ilaccélérasonallure
jusqu’à courir, mais le point, au bout du couloir, où les murs semblaient se rejoindre, ce points’éloignaitàmesurequ’ilavançait.
Ilserenditrapidementcomptedesonimpuissanceenfacedecetennemiquianom:multitude.Toutàcoup,Broks’immobilisa.Uneportenoire!Elleafrappésonregardsisoudainementqu’il
enrestefigéd’étonnement.Desmilliersdeportesblanches.Et,parmielles,uneportenoire?Unemainyatracéàlacraie,enhâteetsansapplicationlenombre99.Sansplus.«Alors,mevoicienfinaubut!« Au but ! C’est, sans aucun doute, un nouveau piège, et toi, pauvre fou, tu vas t’y jeter tête
baissée!IlyaOhisverMuller,unmorceaudelardquetucherches,etderrièretoi…Clac!«Oui,toutcela,jelesais,etilyasansdoute,touteproche,unetrappe,maislemorceaudelard
estquelquefoisplusfortquelamortsituleregardesfixement,leventrecreux.Maismoi,monsieurMuller,moijesuisunesourisquipeutsefaufiler,aubesoinmêmeàtraverslagrilledupiège.»
Brok regarde autour de lui avec prudence. Personne ! Il tourne silencieusement la poignée, laporte s’ouvre à peine et il s’y glisse furtivement. « Explorons cette pièce avant d’y rencontrer lemystérieuxMuller.»
Il se trouvedansunhémisphèreverdâtre.Maisnon, c’estplusqu’unhémisphère, c’estpresquel’intérieurd’unballondeverre,déposésurlesol,sansarêteetsanspli.
Est-ceunmiroir?Un immense miroir creux qui aspire Brok de tous côtés. Mais comment vérifier qu’il s’agit
vraimentd’unmiroir?Iln’arienensoiquireflètequelquechose,saufsesentraillesvides.Brokfaitdemi-tourversla
porte,maisildemeurestupéfait:elleadisparu!Al’endroitoùellesetrouvait,ilya,commepartout,cettechoseverdâtreetsansfond.
Iltâtelesmurs.Ilssontfaitsd’uneseulepièce.Leplafond,lesmursetleplanchernesontqu’unesphèrecreuseethomogène.Et,bienqueBroknes’yvoiepaslui-même,c’estprobablementunesortedemiroir.L’intérieurpolidelasphèrereflètevaguementdesprofondeursabyssalesquisemultiplientàl’infini.
Cette illusion se referme vers le bas où commence le plancher, mais même celui-ci est unimmensegouffreverdâtrequireflèteetmultiplielesvagueslointainesdelacoupoled’unvertplusclair.
Etlaporte,laporteadisparu…«Maisd’oùvientlaclartédanscettesphèreferméeetcreuse?«Aucune source de lumière ici, àmoins que lesmiroirs s’éclairent d’eux-mêmes ? La clarté
émanerait-elledeleurtain?«Etqu’arriverait-iletqueverrais-jesij’étaisvisible?Brok,paralyséparlastupéfaction,sedresselà,quelquepartaumilieudecetteimmensesphère.
Ah!C’estunesortedevertigeineffablementdélicieuxquandonnesaitsiontombeousionvole,lorsqu’onest figé au centreduvidequineprésente aucunedirection, lorsqu’on sent son équilibreattiréetrepousséàlafoispartouslespointsdel’espace.
PierreBrokchaviraauseindecevertige.Maisàpeineeut-ilfaitunpassurlasurfacebrillantedumiroir, qu’il entendit sous son pied le sifflement aigu d’une sonnette électrique. Il fit un écart enarrière, mais sous son poid la sonnette retentit de nouveau comme s’il poussait sur un boutonordinaire.
Brokavancelentementsurlapointedespieds.Envain!Chacundesespasdéclenchelasonnerie,commesi tout leplancherétaitparsemédeboutons invisibles.Chaqueendroitqu’il effleure réagitimmédiatementetréveilleletimbreaigu.
Brok se déplaça encore, par acquit de conscience, pendant quelques instants. Mais il compritrapidementque touteffortseraitvain. Ilétait tombédans lepiège,dans lepiègeN°99, inventéparMulleretàlui,cettefois,destiné.
Etrienpours’yaccrocheretpasuncoinpours’ydissimuler…
Unmilliondegéants…
Unetraquedémentedanslasphère
Unriencapturé
Unepetitefenêtre
“Est-ilencoreenvie?”
Ilnefautpasl’oublier
Al’improviste,d’innombrablesportesapparaissentquis’ouvrent,lesunesàcôtédesautres;des
enfiladesdeportesquisemultiplientetsesuccèdent.Etdansl’encadrementdechacunedecesmilliersde portes apparaît un géant à moitié nu dont la taille est ceinte d’une écharpe rouge. Tous seressemblent.Leurtorseveluestsurmontéd’unepetitetête.Ilsontchacununfiletsurleurépaulenue.Unmilliondegéantsapparaissenticicommes’ilssortaientdesprofondeursdelamer.
Brokbonditversuneporteendéclenchantlesignalàchaquepas.Ilseheurteàlasurfaceconcave.Soudain,touteslesportesdisparaissent,lesgéantsentrentdanslasphèreenagitantleurfiletau-dessusde leur tête. Leurs mouvements sont monstrueusement déformés, les visages se défigurent ets’allongent en d’interminables files. Un million de filets le guettent de toutes parts. Une traquedémentes’engagedanslasphère.Brokfuit,glisse,s’esquive,saute,heurtelesmurs.Maischacundesespasletrahitd’avanceetledésigneàl’enferentierdecesmonstresdéformés.
Etpourtant,sionveutréfléchiruninstant,cenesontquedesillusionsquecréentlesmiroirs,onse rend comptequ’il n’y aqu’un seul hommequidanse en agitant son filet dansun espace limité.Maislestimbres,souslespiedsdeBrok,hurlentsansmerci:«Jesuisici!Jesuisici!»Et,d’aprèsleurs voix, le géant dirige sa traque. Le filet voltige au-dessus de la tête de Brok et l’homme serapprocheinsensiblementdelui.Iln’estpluspossible,pluspossibledeluiéchapper.«Maisjenemerendraipascommeça…»uncoupdepoingdanslapoitrine,unauvisage;uncoupdepieddansleventre.Maissonpiedrebonditsurlecorpsdugéantcommelaballesurunmur.
Broképuiséparcettechassedémentes’écrouleaumilieudesmiroirs.Lelargefiletretombesurlui. Il se resserre progressivement autour de son corps jusqu’à ce que Brok se sente solidementgarrotté par le dur nœud coulant. A tel point que ses yeux se ferment et que la nuit s’engouffrelentementaufonddesespupilles.
Brokaencoreletempsdevoirunepetitefenêtrequis’ouvreausommetdelacoupole.Unvisageyapparaît.Unhideuxvisagejaune,unebarbicherousseseterminantendeuxpointes;àlaplacedunez,deuxpetitstrousnoirs,lalèvreinférieure,noireetdesséchée,pendcurieusementcommesiellepourrissait.
—Est-ilencoreenvie?interrogeunevoix.—Ilvit!soufflelegéantenlevantlatêteetens’épongeantlefront.Mais ces deux voix se mêlaient déjà au rêve ancien qui renaissait. Deux hommes en cache-
poussièrejaunedégageantuneforteodeurdephénol,sepenchentsurlui.L’und’euxtâtedupiedletas gris de son corps et remonte sur son visage, avec une grimace de répugnance, le bord de sonmanteau.
—Ilestencoreenvie,répèteunevoixdéçuequis’impatience.Brok fait des efforts pour soulever ses paupières et pour tenter de convaincre quelqu’un, qu’il
devineenbonnesantéetenpossessiondetoutessesforces,quelui,Brok,n’estpasencoremort.Au milieu d’une brume nauséabonde, pend une petite lumière jaune, quelque part parmi de
lourdes poutres qui soutiennent cette voûte de lamort. Deux hommes exhalant une glaciale santé,chargentquelquechosesurunecivière.Puisleursmainssetendentetleursjambess’ébranlentdanslecouloir, entre les lits, suivant un rythmemonotone : une, deux…une, deux…Au fur et àmesurequ’ilss’éloignent,leurcorpsdisparaîtetonnevoitplusqueleurspieds…
Tout cela est tellement surprenant, tellement incompréhensible et pourtant tellement simple ! Ilsuffit de couvrir son visage d’un bout de sonmanteau et tout disparaît, tout s’achève. Le bord dumanteau.Rienquecela.Ilnefautpasl’oublier.
“…undiabledansunfilet!”
Broksousleslentillesd’Orsag?
“Quelleimpudence…”
“Est-ilbeau?”
QuandBrokseréveilla,ils’aperçutqu’ilétaittoujoursdanslefilet,maisquelesmaillesétaient
déjàconsidérablementrelâchées.Soncorpsrecroquevillésedétendit.Ilsetrouvaitdansunesortedecuisine dévastée et dépourvue demeubles.Dans un coin, une cuisinière àmoitié écroulée. Sur lesmurs,latraceblanchedecadresenlevés.Dansunautrecoin,untasdevaisselle.
Autourde lui, denombreuxvisages inconnus.Lesyeux leur sortentde la tête, lesvisages sonttendus par la curiosité. Et pourtant, entre les bords du filet et les genoux des spectateurs les plusproches, il y a un large espace d’au moins trois pas, distance assez négligeable, en somme, enproportiondeleurcourage,maissuffisantepourleurlâcheté.
C’estunfiletétrange.Iln’estpasmouillécommeonpourraits’yattendre.Sionn’attrapepasdepoisson, on ne peut remplir le filet avec de l’air. Car alors le filet se dégonfle et les mailless’écroulent, sans forme,enunpetit tas.Maisce filet-ciest fermement tendu, il renfermeunespaceplusoumoinsovoïde,uncertainrienquial’apparenced’uneformesolide.Etpersonnen’oseposerlamainsurcerienvivantetpalpitant.
—Non,maisregardez-moicesaudacieuxquiontpeurd’undiabledansunfilet!Unejeunefillequiporteunejupecourteetbarioléetentedesefrayerunpassage.—Laissez-moiapprocher.Jen’aipaspeur.Jeveuxletoucherduboutdudoigt.—Laissez-la doncpasser.Si cela ne lui suffit pasde regarder, qu’elle le touche !Lebanquier
Salmonaaussisacrifiésondoigt.—Elleadeschancesdenepassetrouverjustementdevantlabouche.Peut-êtreatteindra-t-elleun
autreendroit!(Etcertainsdes’esclaffer.)—Dans tous les cas, il n’échapperapas aupoing justicierdudieuMuller !Unvieillardbarbu
hochelatêteaveccirconspection.—Ilacapturéunbienméchantdieudanssonfilet!—Queva-t-onfairedelui?—Lenoyer!—Lependre!—L’étrangler!—Ilnevousappartientpasdedonnerdesconseilsàl’omniscient!AinsiparlalegéantquiacapturéBrok.Sapoitrine,vastecommeunroc,segonflaitd’orgueil.Il
tournaitautourdesaproie,lasurveillantjalousementettoujoursprêtàbondiràlamoindreréactiondesacapture.
Maisunchangementseproduisit:lecerclebarioléserompitsubitementettousserangèrentendeuxfilespourfairelahaiedelaporteaufilet.
Deuxnouveauxvenusentrentdanslapièce.Lepremierestunhommedegrandestature,auvisagebeauetsouplecommeenont leshommesd’uncertainâge,bienconservésetvivantdansl’aisance.Son nez aquilin et ses yeux, bleus et cruels, lui donnent l’allure d’un officier en civil. Tous les
regards se portent sur lui, toutes les bouches chuchotent.Et derrière lui –malheur demalheur ! –l’aveugleOrsagavecseslentillesauxtempes.
D’une allure assurée et presque triomphale, l’officier s’avance au milieu des deux rangs ets’arrête devant le filet. Il lui donne un coup de pied avec ce dédain qu’on aurait pour déplacer unballotdelingesale.Puiss’adressantàOrsag:
—Commentest-il?Brokeutunfrémissement.«Est-ilvraimentpossiblequecetaveuglemevoie?Moi-mêmejenesaispasquelestmonaspect.
Quelqu’unest-ilcapabledemeledire?MonDieu!quej’aipeurdecesverresrondsquimepercentjusqu’àl’âme!J’aipeur,j’aipeurdelesregarder.»
Maisl’aveugleOrsagtournedéjàlesvisdentéesderrièresesoreillesetmetseslentillesaupoint.Legéantvelu,lepremier,romptlesilencecurieuxsuspendudansl’air.
—Alors,Orsag,accouche!Commentest-ilvêtu?Orsag:—Iln’estpashabillé.Ilestnu!—Nu!—Oh!Lesdamesprésentesouvrentsimultanémentlabouche:ondiraitunchapeletd’ellipses.—Quelleimpudeur!L’une d’elles, dont les seins poudrés émergent d’un profond décolleté, s’évanouit. D’autres
quittentprécipitammentlapièce.Broknesesentplusdejoie.«L’aveuglenevoitpasmesvêtements!Quellechance!quellechance!J’aitoujourssurmoile
portefeuilleetlesdocuments.SiOrsaglesvoyait,c’enseraitfaitdemoi!»Surcesentrefaites,Orsags’estapprochédeBroket,l’examinantdeprès,ilajoute:—Ilestblanc.Sesyeuxsontblancs,saboucheestblanche,sescheveuxsontblancs.Ilmesemble
quesonsangestaussiblanc.Etcommeleferaitunmaquignon,illuiouvrelaboucheetexaminantsadenture,ilaffirme:—Ilatrenteans.Lesdamesrevenaientàelles.Ellesserapprochaientprogressivement.—Est-ilbeau?demandaunebrunetteauxyeuxdetziganedontonpouvaitvoirlapointedesseins
fardéederougeàlèvres.—Aquoirimevotrequestion,MademoiselleLaure?Puisquejevousdisqu’ilestnu!—Allons,pourquoipenserimmédiatementaupire?—Commentosez-vous,comtesse…—J’estimequ’ilcachebienmieuxsanuditéquelesnombreusesfemmesdenotrecompagnie.—Maisilestnucommeunver!—Vouslereprésentez-vousainsi?—Quellefantaisie!—Auxfers!Lavoixclaquaetc’étaitcommeunechaînequifrappaitlesol.Lechefavaitparléen
s’adressantaugéant.Sonordrefutexécutéenmoinsdetempsqu’iln’enfautpourledire.
Denouveaulapetitelampe
PierreBroktientparole
Nuit,plansetfuite
Unroyaumequisedélabre
Iln’yauraplusdebonheur
tantqueMullertownexistera
Pierre Brok était couché mi-veillant, mi-somnolent, pieds et mains immobilisés au sein de
profondesténèbres.Danscetabîme,iln’yavaitnijoursninuits.Seulement,detempsentemps,unepetitelumièrejaunâtrequiilluminaitfaiblementlacharpentepourriedugrenieretquiluisaitdanssoncerveau.
Cetespace,encombrédecapuchonsgris,appartenaitdéjààsesrêves.Etsoudain,Broksentitsonproprecorpsd’homme,visible,pleinsdedouleursetcouvertdeguenillesfétides.
Parmoments, il émergeaitdeces rêvesodieuxet remerciaitDieudenepasavoirdecorps,den’êtrequ’unevoixcapturéeaufondd’unfilet.
Le gouffre, dépourvude temps et d’espace, disparut soudain d’une façon tout à fait inattendue.Unelumièreblanchesefittoutàcoupet,grâceàelle,entrelesquatremursblancs,l’espaceredevintunechoseréelle.Et,danscettelumière,onentenditunevoix:
—Monamour,monamour,oùes-tu?Laprincesse!C’estelle!Samainestencoreposéesurl’interrupteur,maissesyeuxlecherchentdéjà.Elle est vêtue de noir, comme au temps où il la vit pour la première fois au guichet de
«Cosmos».—Princesse!Lescordescèdent, lecorpss’étireetsecambre, la joieanimaledesmusclesquisedétendentet
quichantemaintenantaucreuxdugenou!—Viens!Elleleprendparlamainetilssortentsurlapointedespieds.Leliftcentral!Descouloirssombres,desescaliersmortset,denouveau,dessallesetencoredessalles…Maisdepuis longtempsdéjàbrilledans lamainde laprincesseunepetiteétoileélectriquedont
l’uniquerayonleurmontrelechemin.—Ilfaitnuit,chuchotaBrok.—Oui, c’est la nuit.MaisMuller peut créer le jour quand il veut. S’il apprenait notre fuite, il
allumeraittouslessoleilsquidormentau-dessusdenostêtes.C’estpourquoinousdevonssortirauplusvitedeMullertown.
—DeMullertown?Connais-tulechemin?Serais-tucapabledet’enfuir?—Maisbiensûr,ômonétrangeamantinconnu!Es-tucontentdemoi?Pendantquetutejetais
dansleurpiègeetqu’ontecapturait,ômonpauvredieu,moijecourais,jecherchais,jepréparais.Broksecoualatête.—SortirdeMullertown,maisc’estimpossible!Etsicequetudisétaitvrai,pourquoinet’es-tu
pasenfuiedepuislongtempsetn’as-tupasrejointtonroyaume?—Seule,jen’ensuispascapable.Maisj’aiinventéunerusemagnifique.JesaisoùhabiteLord
Humperlinkquim’enlevaunjourhorsdemonnidnatal.TuferasMuller.NonpasMullerlui-même,maistuimiterassavoix.TuordonnerasàHumperlinkdemereconduirelàoùilestvenum’enlever.Ilne se doutera de rien. C’est uniquement la voix deMuller qui donne des ordres à ses sujets. Nuld’entreeuxn’ajamaisvusonvisage…
—Nousverrons,nousverrons…Etlaprincesse,griséeparunevisionenchanteresse,luimurmureencore:—Ilyaunpontlà-bas!Uneplancheestsuspenduedansl’aircommeunetablefixéeparuneseule
arête aumurdeMullertown.Leshirondelles d’acier s’y réunissent à l’époqueoù l’or fleurit pourMuller.Mais dans les ténèbres à travers lesquelles j’ai pénétré, j’ai vu que des voiliers aux ailesd’acier dormaient d’un sommeil de mort. J’ai découvert, parmi eux, un petit oiseau bleuâtre quipossèdeunsiègepourdeuxpersonnes…Toietmoi,nousnousenvoleronsversnotreroyaume…
Etcesderniersmots,eux-mêmes,semblaientporterdesailes.Ilyavaiteneuxdeslointainsetdedouxconfins.
Maislavoixàcôtéd’ellegravementluirépondit:— Ce n’est pas possible. Je ne peux pas. Toi, princesse, fuis, envole-toi seule, moi je reste
jusqu’à…—Alors,jeresteaussi,s’exclamalaprincesse.—Maiscommentpuis-jetecacher?Commentferai-jepourtesoustraireàsavengeance?Moi,je
puisme dissimuler dans un rayon de lumière, vivre dans l’œil deMuller !Que faire de toi ?Oùpourrai-jecachertesyeuxauxsiens?Soustrairetesmainsàsesgriffes?
—Jeconnaisparfaitementcequimemenace,monamour.Quedefois jemesuisenfuiedéjà!Maismaintenant je sais que c’est la dernière chance !Auparavant, jem’échappais. Ils fermaient àdemi lesyeuxet, quand le jeu commençait à les fatiguer, onm’arrêtait et jedevais subir alors lesmoqueries et les rires des espions et des policiers qui se trouvaient au bout de tousmes voyages.Aujourd’hui,à tescôtés, jen’aipluspeurdecesmonstres.Jecrainsseulementsessoleilsquinousguettentdans les ténèbres.Jesaisqu’aujourd’hui,c’estpour ladernière fois.Mais la fuitesans toi,quesignifierait-elle?Lecolibribleuattend;viens,enlève-moi!
»Monpère,ledernierroidesBarbesblanches,pleuresursontrône.Iln’apersonneàquiléguersonroyaume.Safilleuniqueaétéenlevéeparunsorcieret,aupieddelatour,apoussélepremieréglantier…
»Leparc,autourduchâteau,estenvahiparlesplantessauvages.»Lesbranchesdesplatanesontatteintlesmursetfonttomberleplâtre.»Lemélèzeamordudesesdentslescréneaux.» Les lilas envahissent les fenêtres, le lierre monte le long de l’escalier d’honneur ; dans les
corniches,labruyèreetleserpoletfleurissent.»Machambreàcoucherestpeupléederosierssauvages…—Monpauvrepetitcontedefée,madouceéglantine!J’auraitantdepeineàtedireadieu!Mais
jenepeuxpasquitterMullertownettoi,tunepeuxpasydemeurer.Envole-toiverstonroyaumeetlà,attends-moi.Dis àBarbeblanche, tonpère, quel étrange fiancé tu as.Dis-lui qu’il viendraun jourpour lui demander tamain.Ce seraun jourqui ressemblera à tous les autres.Toi-même tunemereconnaîtraspas,puisquetumeverras.Jenesaispasencorecequejedeviendraiquandj’aurai tuéOhisver Muller. Quelque chose se remplira, quelque chose disparaîtra, une lumière terribles’éteindra. Quelque chose s’écroulera…Ce sera ce colosse inconcevable, dément, ce colosse auxmillefoliesdont lepoids immensemebroie lecerveau.Ilsedressesur lemondeentiercommelafolle inventiond’undiable ivre.Sonombreobscurecouvremêmetonroyaumenatalqui tombeen
ruineauboutdumonde.» Il n’y aura pas de bonheur et de paix sur la terre tant que vivraMuller et queMullertown
existera!»Maiselletombera.Elletomberad’elle-mêmeaumomentoùilmourra.»Etàcemomentlàaussi,lejourpoindradansmoncerveauetluiralesoleil.Laprincesseécoute,maissabouchesetait,noyéeparlesténèbres.Touteslessallesqu’ilstraversentseressemblentparleveloursnoirdusilencequilestapisse.On
ydistingueunefouledechosesinattenduesquitraînent,sansraison,surlesdallages,surlesparquetsetsurlestapis.Danslesténèbres,ellesperdentleurnometleurvoix.Ellesflottentdanslefonddessalles,noires,anguleusesetsournoises.
Ellesapparaissentsoudainauboutdurayondelalampecommeunhameçonauboutd’uneligne.Une arête grotesquement brisée, une forme écroulée, une chose amorphe et gluante, fontd’innombrables grimaces. Les pieds trébuchent, glissent et s’enfoncent. Quelque chose craque.Quelquechoseclapote.Quelquechosecolle.Deloin,ilfautéviterquelquechose…
—Ceschoses,quelleshorreurs!murmureBrok.—Cenesontpasdeschoses,c’estlafindeschoses,c’estlaruinedeschoses…—Dequelleschoses?—Destracesdedébauches.L’aspectducielaprèsledépartdeseshabitants.Hâtons-nous,pourne
pasnousheurteràl’arméedesfemmes-esclavesquiviendrontbalayercesétablescélestes.
RuedesAéronautes
LordHumperlink,aliasGoéland
Lesoleilau-dessusdeMullertown
Brokfaitsesadieuxàlaprincesse
Etàcôtéd’elle,unsiègeinoccupé
Ainsi erraient-ils dans le labyrinthe des ruelles étroites, dont les noms sortaient de l’ombre et
s’allongeaientsouslalueurblêmedelalampedepochedelaprincesse.Ilsparvinrentenfindansunepetitegaleriedeferquis’appelait
RUEDESAÉRONAUTESUn portillon en acier, ferré de boutons de métal, portait les noms exotiques des pilotes
mullertowniens:
ARONKORKORANpiloteduCygnepleureur
ACHILLEMOBILEScapitainedu“Brigand”
DOUGLASGULLIVER
Parachutiste
VENTNOIRAéronautedelaCourdelaCroixduSud
COMTELUCIEND’EAU
Avionàtrappe
REMOUSMAJORESCOUAcrobatesurl’Albatros-plusvitequeleson
LORDHUMPERLINK
AliasGoéland—Nousvoiciarrivés!chuchotalaprincesseenarrêtantBrokdevantladernièreporte.Elleétait
ferméeàclef.Laclefavaitétéretiréeetletroudelaserrureétaitobscur.
Ils dressèrent rapidement leur plan. La princesse s’éloigna jusqu’à l’autre bout de la ruelle etéteignit sapetiteétoileélectrique.Broksebaissa,colla saboucheau troude la serrureetordonnadanslesténèbres:
—LordHumperlink,Goéland!SelleimmédiatementleColibribleuetsoisprêtàdécoller!
Puisiltenditl’oreille…Rien.L’œil…Lesténèbres.Brok répéta son ordre en élevant la voix.Cette fois, quelque chose sembla remuer derrière la
porte.Maisquelquesinstantsaprès,toutrentradansl’ordre.C’estalorsqueBrokappelapourlatroisièmefois.Etvoilà!L’imperceptiblebruitrepritetsetransformaenunpiétinementdepiedsnussurlesol.
Onentenditunjuronprononcéàvoixbasse.Etsoudain,letroudelaserrures’éclaira.Unhomme, lescheveuxendésordreetenvêtementsdenuit, regarde, interloqué,autourde lui.
Puisrésolument,ilbonditverslaporteetl’ouvreprécipitamment.Samainsecrispesurunrevolveretdanssesyeuxméfiantsselitunevolontéfarouched’abattrecettebouchequiacriédanslaserrure.
Deprofondesténèbress’étendentdevantlaporteouverte.L’hommefranchit leseuilet, toujourssurlequi-vive,portesesregardsdetouscôtés.
Brokprofitedecet instantpourseglisser furtivementà l’intérieuretsautesurune tableplacéejusteau-dessousduplafonnierconvexe.
EtlorsqueLordHumperlinkentre,Brok,dontlavoixsemble,cettefois-ci,descendreduplafond,luicrie:
—LordHumperlink,Goéland!Unefemmehabilléedenoirt’attendauboutdela rue des Aéronautes. C’est la princesse Tamara que tu enlevas, sur monordre, en territoiremorave. Je t’ordonne de la reconduire immédiatement àl’endroitmêmeoùtut’enemparas.C’estmavolonté!
LordHumperlink écouta cet ordre au garde-à-vous, une horreur sacrée sur le visage, les bras
tenduslelongducorpsetlesdoigtsécartés.— A vos ordres, mon Seigneur ! lui répondit-il avec obéissance et il se mit à ramasser ses
vêtements. Il enfila rapidement une combinaisonde cuir et se coiffa d’un casque et d’unepaire degrosseslunettes.Ilallumaunetorcheetsortit.
Laprincessel’attendaitdéjàauboutdelaruelle.Sombre,silencieuseetadosséeaumurparmilesténèbres,elleapparutdanslalueursanglantedelaflamme.
Desatorche,LordHumperlinkluifitsignedelesuivre.Brokleuremboîtalepas.Ilsparvinrentàuneportedefer.LeGoélandtenditsatorchesousunanneaunoirquipendaitau
mufled’unliond’acierquigardaitlaporte.Apeinelaflammeeut-ellenoircil’anneauque–sansunbruit–lesdeuxbattantsdelaportes’ouvrirentensemble.
L’intenseclartédujourenvahitbrusquementettriomphalementlesténèbres.L’immensesphèresolairebaignaitdanslelacbleuduciel.Incroyable!Danscetinstantd’éblouissement,Brokcrutperdrelavue.Lesoleil!Levraisoleil,vivantetréel!Etici,lanuit!
Ils arrivèrent sur une vaste esplanade entourée des trois côtés par des hangars de verre. LordHumperlinkdisparutdansl’und’eux.
Broks’approchahâtivementdelaprincesse.—Adieu!adieu!adieu!Etnetrouvantpasd’autresmots,illacouvraitdebaisers,surlefront,lesyeuxetlescheveux,et
enfin sur sa bouche entrouverte et consentante. Elle voulut parler, mais ses lèvres humides etbrûlantesallumèrentlesangdeBrok.Illarevoyaitsedéshabillerdevantsonmiroir,commedevantl’eaud’unbassindanslequelelletrempaitprogressivementsanudité.
Il la serradenouveaupourun instantdanssesbras,ployée, la tête rejetéeenarrière, souffrantd’amouretsourianttristementdanscetinstantsolennelsouslasphèreardentedusoleil.
—Viendras-tu?Viendras-tuvraimentmerejoindre?—Jeviendrai!Jeviendraisûrement!—Maiscommentpourrai-je tereconnaître?Dis-moiunseulmotquetumemurmurerasalors
lorsquetuarriverascheznous!Vite,dis-le-moivite!Pourquejepuissetereconnaître.Devantlehangar,l’engincommençaitàronfler.LaprincessefrissonnadanslesbrasdeBrok.—Dis-moi,monamour,quies-tu?—JesuisPierreBrok.Laprincesseétonnéedesserrasonétreinteetsesyeuxétonnésregardèrentdanslevide.—PierreBrok?Toi,PierreBrok!—Oui!Tumeconnais?—Jen’aijamaisvuPierreBrok.Maisj’aientendudire…—Direquoi?Dépêche-toi!LeGoélands’approche…— Je sais que Pierre Brok se nommait autrement auparavant. C’était le fils unique du roi
d’Andalousie.Ilaquittésonpèrepourdevenirbrigand.—Brigand!—Oui,maisquelbrigand!Ils’introduisaitpareffractiondanslescavesdesbanques,brûlaitles
coffres-fortsetdistribuaitl’orauxpauvres.C’étaitunbrigandquivolaitlesbrigands.—Jenesaispas…Jenesaisrien.Jenemesouviensderien!— Pendant cinq ans la police fut à ses trousses, mais sans résultat. Enfin, quand ce jeu l’eut
fatigué,ilserenditàlapoliceetdevintdétective.Détectiveetprince!Ehoui!C’estPierreBrok!Lecolibrid’acierestdéjàaumilieude l’esplanadeetsonmoteur tourneavec impatience.Lord
Humperlinkestinstallédansl’enginetfaitdelargesgestes.—Adieu,princesse!—Dis-le-moiencore.C’estdonctoi,PierreBrok?—Oui,c’estmoi!UnedernièreétreintedevantlesyeuxstupéfaitsdeHumperlinketlaprincessemonteàl’arrièredu
Colibribleu.Etàcôtéd’elle,unsiègeinoccupé…
Lessirènesd’alarme
Broksousmandatd’arrêt
LarésidencedeMuller
Broks’approchedeMuller
Ilfautd’abordprendreunbain
Quand la princesse eut disparu comme un point noir à l’horizon, Brok s’en retourna à
Mullertown et referma silencieusement la porte derrière lui. Sa première idée fut d’effacer lamoindre trace qui eût mené les poursuivants à cet aéroport avancé. Puis il prit la décision de sereposerdanslachambreàcoucherdésertedeLordHumperlinketd’attendrelemomentoùle jourseraitdécidéàMullertown.
Quand lesdeuxbattantsde laportese refermèrentsur lui, il se trouvadenouveauplongédansd’épaisses ténèbres. Il regretta ne pas avoir demandé à la princesse la petite lampe électrique aveclaquelleelleavaitéclairéleurchemin.Ilavançaitenagitantsesmainsdanslevide,lorsquesoudainilsefigea…
Au-dessusdesa têteunsifflementaiguretentit,commeonsiffleenmettantdeuxdoigtsdans labouche.Enmêmetemps,onentendit,quelquepart,dessirènesquidonnaientl’alarme.Uneviolentelumièrechassalesténèbresducouloir.
Les fenêtres et les portes s’ouvrirent des deux côtés et l’on y vit apparaître des visagessomnolentsauxyeuxeffarés.
—Qu’est-cequisepasse?Qu’est-cequec’est?Etenréponse,unevoix,commeuntonnerre,roulaauplafond.
—PierreBroks’estéchappé!Attrapez-le!Une bande d’individus, àmoitié vêtus, débouchèrent d’un couloir latéral. Poignards, gourdins,
revolvers,filets,lassos,masquesàgaz.Desappliqueslaiteusesauplafondéclairaientconfusémentleursvisages,oùsemêlaientl’effroi
etcetteextaseparticulièreauxchasseursd’hommes.EnquelquesbondsBrok eut rejoint cegroupe travesti, comme s’il eût vouluprendrepart à sa
proprepoursuite.Maissaprincipaleidéeétaitd’apprendre,avanttout,cequ’ilssavaientsursapropredisparition et vers où ils se dirigeaient. Dieu merci ! Ils n’avaient pas l’air d’être au courant del’évasiondelaprincesse!
Aprèsune longuecourse à traversdes ruelles sinueuses, ilsdébouchèrent suruneplace ronde,couverteparundômedeverre.Lesbâtimentsadministratifsdeceniveaufaisaienttoutletourdelaplace.L’un d’eux, une sorte d’hôtel de ville avec une tourelle, avait sesmurs tapissés d’avis et dedécretsdetoutgenre.
Parmieux,uneaffichedéjàancienneavait traità lapeste jaunequi ravageait l’étage489etuneautreordonnaitd’emmurertoutl’étagejusqu’àl’extinctiondetousseshabitants.
Un autre décret annonçait la mobilisation contre le soulèvement des esclaves aux étagesprolétariens.
LasociétéCRÉMATOIREannonçaitlasuppressionsansdouleurdeshabitantsvieuxetmalades.La fameuse société COSMOS offrait des avantages spéciaux et des remises aux habitants du
niveauquiémigreraientsurl’étoileL9.LA CONFRÉRIE DUDIEUMULLER annonçait une messe extraordinaire à la mémoire de la
bienheureusebaronneHortenseMuller.Maistoutlemondeseprécipitaitdevantuneaffichenoireoùuntextesaignaitenlettresrouges:
MANDATD’ARRÊT
Atousleslocatairesdel’étage376!
L’invisible diable Pierre Brok, qui s’est dressé contre notre GrandSeigneurMulleretquiavaitétécapturéhierdans la sphèredesmiroirsverts,vientdes’évader.L’OrdreSuprêmeasignéunmandatd’arrêtcontrelui.Il est à supposer qu’il poursuivra ses menées subversives et n’aura decessed’inquiéterleshabitantspaisiblesdeMullertown.Tousleslocatairesdel’étage376sontinvitésàsurveillerétroitementleshabitations et les rues, et à signaler sans retard à l’hôtel de ville,neuvièmedépartement,toutindicesuspectquiseraitdenatureàdécelerlaprésenceduprovocateurinvisible.Toutepersonnequicapturera,mortouvif,cediableinvisiblerecevraunerécompense qui comprendra un séjour à vie à Gédonie, le versementd’une somme de 100 000 mulldors et la propriété de 999 nouvellesétoiles.
SignéDocteurVanGrôsss,Gouverneurdel’étage376.
De longues et vaines suppositions émises par chacun au pied de cet avis lassèrent rapidement
Brok.Cependant,chacunsetutbrusquementettouslesregardsseportèrentsurl’hommequiapparutàlaportedel’hôteldeville.
Broklereconnutimmédiatement.C’étaitlechefmilitaireencivilauxyeuxbleusetcruelsquiluiavaitdonnéuncoupdepiedquandilgisaitdanslefilet.
La foule s’écarta.Lechefdescendaitmajestueusement l’escalieret ledédain sedevinait sur seslèvresminces.
Sans escorte, il se dirigeait vers on ne sait quel but. Brok,maîtrisant son désir de vengeance,
suivitsespas.Ilsentrèrentdansleliftetlechefpoussasurlebouton100.Quand,enunriendetemps,l’aiguille
sefutarrêtéesurcenombre,laportes’ouvritetBroksetrouvadansunparcmagnifique.D’épaissescouronnesd’arbres s’entrelaçaient,des lampionsgrotesques suspendusà leursbrancheséclairaientféeriquement leurs formes fantastiques, pareilles à des nuages verts. Brok y suivit le chef le longd’unealléetriomphalebordéedepalmiersetderoses,destatuesd’albâtreetdefontainesd’opale.Ilstraversèrent rapidement un arc de triomphe formé par des milliers de jets d’eau colorés quecrachaientdeuxrangéesdegargouillessefaisantface.
Dans le lointain, aumilieu d’un petit lac bleu, flottait une île admirable. Parmi des rideaux depalmiersetdefougèresgéantes,s’élevaitunpalaisquisemblaitfaitderayonsdesoleil.Lelacétaitcouronnéd’unarc-en-cieloù lesneufcouleurssedistinguaientnettement.Enréalité,c’était lepontquirattachaitl’îleàlaterreferme.Lorsqu’ilss’engagèrentsurcetarcheirisée,elleémitunaccordmineurdeneuftonscommeuninstrumentétrangecomposédeneufcordes.
Ilsparvinrenttousdeuxsansencombreàunepremièresalled’attente.Là,uneseuleporteaccédaitàdesthermesromainsoùl’officierdutsesoumettre,bongrémalgré,àdesablutions.Brokfutbiencontraintd’assisteràcettetoilette.Souslesmainsdesfemmes-esclaves,ledos,lesreinsetlesjambesdel’hommes’empourpraient.
Oint d’onguents aromatiques, les cheveux pommadés et vêtu d’une toge romaine, il s’engageadansunedeuxièmesalled’attente.Cinqhommess’ytrouvaientdéjàet,commelui,sortantdubainetfrottés d’huiles balsamiques. Vêtus de toges blanches, ils attendaient leur tour avec nervosité enbattantimpatiemmentlesoldeleurssandales.Certainsmêmeétaientagitésd’untremblementfébrilequitrahissaitleuragitation.Leurslèvresmurmuraientcontinuellement:Muller…Muller…Muller!
Brokaperçut,parmieux, levieuxSchwarz, spécialistede la fabricationdugazSIO,qu’il avaitdéjàrencontréàl’hôtelEldoradoilyavaitdecelaDieusaitcombiendetemps.
Lechefsedirigeaimmédiatementversuneportedissimuléeparunetentureécarlate.Elleportaituneinscription:
AUDIENCESIlfitunegrimacemoqueuseetfaillitmêmetirerlalangueàl’adressedescinqpatientsqui,tourà
tour,pâlissaientetrougissaientderage.Quandlechef,toujourssuivideBrok,entradanslasalledesaudiences,Broksesentittressaillir…
«Enfin!«Enfinleterriblemystèreserapproche;ilvaêtreàportéedesamain.Encoreunpasetjevais
voir…quevais-jevoir?«Unhomme?«AquoivaressemblerlatêtequiengendraMullertown?«Danstouslescas,etquelquesoitsonaspect,jeluiferaiface!»
L’originalduDieuMuller
Lesbarricadesdel’étage490
“…jereculeraiencoredesoixanteétages…”
VitekdeVitkovitsèvittoujours!
LevieuxSchwarzetsongaz
Lorsquel’ennemis’endormira…
Un appartement royal.Unhommeest assis sur un trône écarlate qui sedétache sur un fondde
lourdes draperies noires. Son épouvantable obésité est vêtue d’un impeccable complet veston noir.Son énorme ventre repose sur ses cuisses. Son visage rond et lisse, empreint d’une bienveillantesagesse,estornéd’uneimposantebarbeàdeuxpointestellequelaportaitlePatriarchedel’AncienTestament.Sesyeuxbleusregardentdroitdevanteux,commes’ilsétaientmorts;onn’envoitpaslespaupières.Sanscettebarbe,oncroiraitvoirBouddha.
C’estvraimentl’originaldelastatuetteenorqueBrokavu,pourlapremièrefois,danslehalldelaBourse.L’effigiedeMullerexposéedanslesanctuaireavaitcertainement,elleaussi,étéexécutéed’aprèsnature.Maisilserendcomptequecevisage-cin’estpasplusvivant.
C’estunelarveénormeauxyeuxdeverre.Biensûr,lecorpsvit,ilbouge,ilrespire.Maisquelestle vrai visage derrière ce masque ? PourquoiMuller cache-t-il son vrai visage ? Est-il tellementterriblequepersonnenepourraitlesupporter?Brokamillefoisenviedeluiarrachercemasqueetd’étudiercevisagequelqu’ensoitsonaspect.
Mais attention ! Soyons à présent tout oreilles et tout yeux ! La bouche, sur le trône, semet àparler.Leslèvressemeuventimperceptiblementcommesiellesnefaisaientquemurmurer,maislavoixestaiguëetimpérieuse.
—MaréchalGrant,quelesttonavissurladisparitiondePierreBrok?Delaporte,lemaréchalsejetaàplatventreetrampajusqu’autrône.Làseulementilserelevaet
d’unetrèshumblevoixrépondit:—ÔSeigneur,legardienAokounaétéassailliaumilieudelanuit.— Je sais cela, tonna la voix, le gardien Aokoun a déjà fait le grand voyage. Mais qui a eu
l’audace…—Ô Seigneur,m’est avis que ce diable invisible n’agit pas seul ; il doit y en avoir d’autres.
Autrementlachoseseraitinexplicable.— La paresse du gardien mise à part ! Et de plus, tu as perdu honteusement la bataille dans
l’escalier555!— Ô Seigneur, gémit Grant, ce n’est pas uniquement de ma faute. Ces scélérats ont pénétré
secrètementdixétagesplusbasetnousontattaquésdansledos.—Un bon chefmilitaire a le devoir d’assurer ses arrières, imbécile !Comment se présente à
présentlasituation?Tonavis!— Ils ont encerclé trois lignes des défenses avancées.Nous avons dû nous frayer un passage.
Néanmoins, nos pertes sont minimes. 8 000 morts, 2 000 blessés, 1 500 prisonniers. Nous noussommes repliés60étagesplusbas.A la zone490, leurmouvement a été arrêtépardesbarricadesconstruitesàlahâte.
—J’aivuvotreabsurderetraiteaccompagnéedetoutessortesdelâchetés.Quelestleurbutin?—Négligeable,ôSeigneur!Lesentrepôts-annexesontétéévacuésàtemps.—Tumens,hurlalavoix.J’aivulessilosbourrésdeblé,j’aivulesbarricadesdeconserves,j’ai
vulesfrigorifiquespleinsdeviandes,j’aivulescavesinondéesdevin!Toutcelaestpassédansleursmains.Terends-tucompte,chameau,quedansdixjoursdéjàjepourraisavoirfaim?C’estunechosedonttuneconnaispasencorelasaveur?Maistul’apprendrasdanslesoubliettes!
—ÔSeigneur,s’écriaGrantensejetantàsespieds.Donne-moiencorecinquantemillehommesetjetejurequejerepousserairapidementcesfripouillesjusqu’autoit.Etjeterapporteraijusqu’aumoindre grain de seigle, jusqu’à la plus petite boîte de conserve. J’ai un planmagnifique ! Nousreculeronsencoredesoixanteétagesafinqueleurarmées’infiltreàtraversWest-Westertoutentier.Nousallons l’inonderdevinetd’eau-de-vie.Centétagesdélirants, remplisdecabarets,debars,deprostituées et de voleurs, paralyseront leur enthousiasme et rongeront leur discipline. Les cavespleinesferontleurœuvrederuinecarlasoifrègneparmieux;l’eaucommenceàleurmanquer.Lesprisonniersracontentqu’ilsontdéjàessayédeboireleurpropreurineetlesangdescadavres.
—Maréchal,tuasparfoisdebonnesidéesquandtonpantaloncommenceàsemouiller.N’oubliecependant pas que Vitek de Vitkovitsè est toujours en vie. Aucun des coquins deWest-Wester n’aréussiàlecoincer.Toiévidemment,tuferasconnaissanceaveclafaimquandlechemindesoubliettesseralibre.Enattendant,prendsbiensoindetabedaine,remplistonestomacdelard,faisdesréserves.Etmaintenantfile!
Lemaréchal,atterré,sortitàreculonsdupasdesgénérauxvaincus.Apeineavait-ilquittélasallequ’apparutlevieuxSchwarz.CedernierseprosternaégalementetvinthumblementbaiserlajambegauchedupantalondeMuller.
—Quesouhaites-tu,ôSeigneur?zézaya-t-ild’unevoixtremblante.—Comme tu le sais, tes compagnons de l’ELDORADOont échoué là-haut. L’hypnotiseurMac
Doss n’est plus rentré de chez Vitek. Tchoulkov n’a pas mieux réussi avec sonKAWAI et il peuts’estimerheureuxd’avoirréchappévivant.MaîtrePerkeraétéfaitprisonnieret,commechâtiment,ila dû s’administrer son propre poison. Jeme suis souvenu de toi, Schwarz, pas précisément de toimaisdetongaz.Biensûr,jetiensencoreenréservelesbacillesd’Orsag,maisj’aiencorebesoindeM.Orsagpourd’autreschoses.Montre-moid’aborddequoituescapable.Sais-tufabriquertongazengrandequantité?
—Jeneremplisquedespetitsballons,ôSeigneur;unseulsuffitàvieillirunhomme.Jenesuisqu’unbricoleur.Lesmoyensmemanquent.Personneneveutvolontairementdevenirvieux.
—Combiendepersonnespeux-tuintoxiqueràlafoisendéveloppantlafabricationdeSIO?—ÔSeigneur,enunenuitjepourraistransformerMullertowntoutentierenunhospice!— Je veux que tu lâchesSIO sur l’armée des jeunes esclaves à l’étage 490. Il y en a environ
20000.Combiendetempstefaut-ilpourfabriquerlaquantiténécessaire?—20000hommes?18000gallons,86mulldors.Cen’estpasunequestiondetemps.—Demain?—Demain!—Jetesignalequelesesclavesontdesmasquesàgaz.Ilsontpillénosentrepôtsetutilisenttout
notrearmement.Toutesnosattaquesauxgazontéchouéjusqu’ici.—Ilestfaciled’yremédier.Notrearméesimuleralerepli,ellereculeraencored’unétageetdans
leslocauxdéserts,elleabandonneradessacsremplisdegaz.Lanuit,lorsquel’ennemis’endormira…—Suffit,MaîtreSchwarz!JetenommeaidedecampgénéraldumaréchalGabier!File!LevieuxfiloubaisaencoreunefoislajambegauchedeMulleret,trottinant,s’éloignaàreculons,
lesdoigtsécartéssurlacouturedupantalon,endirectiondelaportièreàtraverslaquelleildisparut.Alors,cefutletourdunouveaumaréchalGabier.
Soncrâne chauveet rose semblait être taillédansduverre.Brokeutd’abord l’impressionquecetteboulerosen’avaitpointdevisage,tantsasurfaceétaitunieetrondedetouscôtés.Deuxoreillesminuscules étaient fixées à l’épiderme. Ce n’est qu’aumoment où il le vit de face qu’il distinguaqu’uncôtédecettebouleétaitdéfiguréparundéfautratatiné,pasplusgrandquelapaumedelamain.Et cependant, des courbures et des incisions s’y groupaient selon une symétrie surprenante etgrotesque.Cettedifférencedereliefsurlaboulerose,c’étaitlevisagedunouveaumaréchalGabier.
—Maréchal,ditlavoix,80000hommesattendenttesordres.—ÔSeigneur!—Demainmatin,l’aidedecampgénéralSchwarzprendracontactavectoi.—ÔSeigneur!—Puis,vousmonterezimmédiatementparleliftàl’étage490.L’armées’estmiseenroutelanuit
dernièreparl’escalierimpérial.Elleserasurplaceavantl’aube.Schwarztediralereste.—ÔSeigneur!—File!
DenouveauAtchorguène
Uneplumesurl’épauledeMuller
Orsagvientàl’aide
Lamêlées’effondrasurlesol
“Attrapez-le…”
Quand lemaréchal Gabier eut disparu, le prince Atchorguène surgit soudain du fond noir du
rideau.Brokn’enfutpresquepassurpris.Ilsedoutaitqu’Atchorguèneseseraitlibérélui-mêmedesesliensetqu’ilseseraitrenduauprès
desonmaître.Maisalors…Mullerdevaitdéjàêtre informéde ladisparitionde laprincesse.Pourcetteraison,Brokétaittrèscurieuxd’entendrelaconversationquiallaitsedéroulerentrel’immobileMulleretsonrusésecrétaire.Peut-êtreMullerva-t-ilmêmeôtersonmasquepoursedélasserunpeu;iln’asûrementrienàcacheràAtchorguène.Mais,ôsurprise!Atchorguènefaitletourdutrôneetsetait.PuisilgravitavecdésinvolturelesmarchesdutrônemenantàMuller,soulèvelebrasaffaissédudieu et le repose sur l’accoudoir du trône, souffle une plume sur son épaule et semet à lisser sabarbe.
Broks’étonne.Est-cequecesacgonflénecontientnigraisse,nisang?Biensûr,levisage,lui,estsûrementdecire.Maislecorps,est-ceunmannequin?CecinonplusneseraitpasMuller?Pourquoidoncceslâchess’inclinent-ilsdevantlui?
OùestlevéritableMuller?Peut-êtren’existe-t-ilpas?Etcettevoix?Oùestlabouche?Oubienest-cevraimentMuller,frappéd’apoplexie?Ilestpossiblequel’apoplexieaitfrappétout
lecorpsetqueseulslespoumonsetlecœurfonctionnent…Etlecerveau?Etlagueule?Brokbonditsurletrônepours’enrendrecompte,poselamainsurlecôtégauchedelapoitrine
puissammentdéveloppée.Pasdecœur!Ilapprochesonoreilledusourirearrondi.Pasd’haleine!Etencoreuneautreexpérience:l’épingledansleventre.S’ilestvivant,ilréagira.Maissoudain–Pûûûût–laminusculeblessureencaoutchoucsemetàgémir.Monsieur Muller, sur son trône, se dégonfle à vue d’œil. Le ventre se rétrécit, la petite tête
s’affaisse, lemasquebonenfantetsabarbes’abaissentaufuretàmesureque lecorpsdiminuedevolume.Lesproportionshumainesdelabaudruches’amenuisentetdisparaissentjusqu’àdevenirunlamentabletasdechiffonsnoirs.
Le prince Atchorguène contemple l’écroulement du faux Muller avec une sorte d’étonnementsournois.Maisbrusquement,commes’ilrevenaitàlui,ils’écried’unevoixépouvantée:
—Ilestdéjàlà!Presquesimultanémentunevoixtonnaauplafond:
—Orsag!
Lerideaudufondsefenditendeuxetl’aveugleOrsagjaillitdesesplisnoirs,lesmainssurlestempes.Ses lentillesétincelaientcomme lesyeuxd’un fauve. Ildevaitêtre là,prêtàbondir,depuislongtempsdéjà.IlétaitévidentqueBrokétaitattendu.Toutcela,n’était-cepasunemiseenscène,unpiègepourl’attireretlecapturer?
Brokretintsonsouffle.Maisavantqu’ilaiteuletempsdes’esquiver,ilsentitlesgriffesbrûlantesetacéréess’enfoncerdanssoncou.
—Al’aide!hurlaOrsag.Enécho,unsignalperçantsifflaauplafond.Quelqu’unglapit:
—Atchorguène!Maisleprincenebougeapas.Seulssesyeuxassistaientàcetterixeviolenteàlavieàlamort.Ils
étaient stupéfaits, incrédules, ils changeaientconstammentdecouleuraumilieuducercledes ridesquelalâchetédistendait.
LamêléedeBrokavecOrsag,quisedéroulaitdeboutjusqu’icis’effondrasurlesol.Orsagetsonadversaire invisible roulèrent plusieurs fois sur eux-mêmes dans l’épaisseur du tapis. Brok, avecpeine,dégageasagorge,maisenydéployanttoutesonénergie,ilfutobligédesacrifiersaposition.Ainsiseretrouva-t-ilsousOrsag,terrassépassonagresseur.Dansuneffortdésespérépourdégagersesmains, il découvrit une nouvelle fois sa gorge qu’enserrèrent lesmains furieuses.Bandant sesforcesdansunultime effort, il dégagea sesmainsdedessous les genouxde son assaillant et d’ungestesauvagearrachalesdeuxappareilsdesestempes.Quelquechosecraqua.LapressionsurlecoudeBroks’évanouitd’uncoup.Lecorpsd’Orsags’écroulasurlui,inanimé.
Brok fut sur pied. Pas un instant à perdre ! La portière s’écarta et sur le fond de velours noirapparurentunecinquantained’hommescoiffésdecasquesluisants.
Broks’élançaparuneportièregrenatpoursuiviparunevoix:
—Attrapez-le!Sous ses pieds, le pont irisé fit entendre un accord désespéré. Les casques brillèrent encore à
traverslespalmiersetl’arc-en-cieltintaitaumilieud’unealarmantedissonance.Broksautadansleliftetappuyasurlebouton490.
“Lebreuvagedelavictoire”
Lecombatsurl’escalier
LevieuxSchwarzsurledosdumonstre
« Oui ! Avant tout ! Il faut sauver 20 000 jeunes révolutionnaires du fantôme hideux de la
vieillesse!EtMuller?Celui-lànem’échapperapas!Etage100.Ilsuffitseulementdepoussersurleboutonetlepalaisdel’arc-en-ciel,etaussilavoixquiyhabiteserontàmaportée!
«Enavant!»Maiscettefois,lemécanismeduliftsedétraque.Lesmursgrincentdésagréablement;l’aiguille,
surlecadran,s’affole;leplanchercommenceàtanguer.Latêteluitourne.Lerêverevient-ildenouveau?Enuninstant,noiretvertigineux,leliftsetransformeenuneétrangecivièresurlaquellePierre
Brok se sent ballotter. Deux hommes l’emmènent quelque part, deux hommes en longues blousesblanches.D’ailleurs,autourdeluitoutestblanccommedelaneige.Etlaneiges’éteintlentement,senoircit progressivement jusqu’àdevenir l’obscurité laplus complète.L’obscurité sanspensée, sanscœur,sanscerveau.
Cenefutsansdoutequ’uninstant.UnefortesecousseetBrokrevintàlui.Laportes’ouvre…Est-cedéjàl’étage490?
Unvasteespacetransforméenbivouac.Desdeuxcôtés,delonguesrangéesdetentes.Onentenddes cris, des rires et des chants. Partout fourmillent des soldats aux casques transparents qui seterminentausommetparunepointeeffilée.Lesuniformessontnoirs,desceinturesrougesonvoitsortirdespoignards,descouteauxetdesrevolvers.Leurspoitrinessontbarréespardescordonsdegrenades,commedesbranchesauxquellespendraientdesfruitsobscurs.
Certainsronflentdevantlestentes,d’autresboivent«lebreuvagedelavictoire»,d’autresencorejouentàdesjeuxétrangesavecdepetitesétoilesd’ordontilscomposentdesconstellationsfatales.Deleurs voix rogues ils chantaient les prouesses fabuleuses et les victoires féeriques du chef divinMullersurlaterre,surlesocéansetsurlesétoiles.
Broktraversequelquesgaleriesetretrouvepartoutlesmêmesscènes:destentes,deschansons,des chapelets de grenades barrant les poitrines et des coupes qui doivent allumer l’héroïsme desmercenairesnoirs.
Etpuis,derrièreunmurécroulé,apparaîtsoudainl’escalierprincipal.Certes,iln’aplustoutàfaitl’aspectqu’ilavaitquandils’yestréveilléàunétage,surletapisrouge.Cedernieradisparuetlesmarches blanches sont souillées de sang noirci. Dans des mares de sang désséché adhèrent destamponsd’ouateetdespansementssouillés.Lesmursontété labourésetpercéspar lesballes.Unepartiedelarampeauxquillesdemarbreaétéarrachéeparl’explosiond’unebombe.Lesplafonniersélectriquesduplafondsontbrisés.D’immensesprojecteurséclairentlechampdebataille.
Dansleslargesbandesdouloureusesdelalumière,Brokaperçoitunehautebarricade.Peusolide,elleestfaitedesacs,detonneauxetdecaissesdéfoncés.
Il y règne une grande animation. De nombreux mercenaires s’affairent autour d’une machinedifformeetpansuequiressembleàunepompeàincendieantédiluvienne.Certainspompent,d’autresmaintiennentdessacsetdesballonsàlabouched’untuyauenmétal.Surledosdumonstreestassislevieux Schwarz qui zézaie des ordres. Les ballons remplis sont fourrés dans des tonneaux et des
caisses.Brokcomprend sur-le-champ.C’est ici queSchwarz fabrique songaz engrandequantité. Il va
lancer une attaque contre les esclaves et puis se replier d’un étage. Les esclaves prendront cetteterriblebarricaded’assaut,etaprès…
Maisoui,c’estpourcelaquejesuisvenu.AvertirVitekdeVitkovitsè!Lereteniravantqu’ilnesoittroptard.Brokescaladelabarricadeetmonteàl’étagesupérieur.Là,setrouvelerempartdesesclaves.Il
est faitdepoutrellesde fer,deplaquesd’acier,demorceauxdegranit,de lourdes roues,desoclesd’on ne sait quelles machines. Les blocs de fer et de pierres sont agglomérés en de nombreuxendroits par du mâchefer rouillé. Les roues à moitié fondues et les trous dans les traversestémoignentquecettebarricadeadéjàsubidesattaquesaufeuliquideetauxcorrosifs.
Maiscommenttraversercesplendideconglomérat?Lefeun’estpasparvenuàlerongeretmoi,avecmesmainsvides?…
Ilmontejusqu’auplafond.Parbonheur,derrièreunecolonnede ferque le feua fendueendeux, secacheunepoternede
guetteur. Il est possible de l’ouvrir… Il est possible de traverser la petite galerie sous la cuirassed’acier.
Etc’estainsiqueBrokgagne,sainetsauf,lecampdesesclaves.Un espace ténébreux, couvert de sang, où flambent des torches par endroits. Ils n’ont pas de
projecteurs, se désoleBrok, pasmême une petite lampe.Mais on est en train de préparer quelquechose sur l’escalier. Des torches voltigent activement en bas et en haut, et, dans leurs lueurs, onaperçoitlatacherougedesvisageshumains.Lescorps,vêtusdeguenilles,sefondent,absorbésparlesténèbres.
Agrand-peineBroktraversecechaosaniméparl’essaimdestorches.IlveutparleràVitek.Maisoùetcommentletrouver?Lesmarches se terminaient, l’étage se fondait dans les lointains, derrière les ruines desmurs.
L’œilnesefamiliarisaitquelentementauflamboiementsanglantdestorchesquidégouttaientdepoixetdégageaituneâcrefumée.
Leprophètenuméro794
“J’abattraileMolochvivant…”
Lequartiergénéral
BrokseprésenteàVitekdeVitkovitsè
“Remetstonattaqueàdemain...”
Dansunespacedésert,derrièreunmurécroulé,unvieillard,entourédelanguesdefeu,estdebout
ausommetd’untasdedécombres.Auplafond,au-dessusdesatêteuntroubâille,commesilediablevenait de la traverser. Le vieillard, menaçant, se dresse au-dessus d’un groupe d’esclaves. Il estaveugle.
Et Brok, avec étonnement, reconnaît l’invalide 794 qu’il a rencontré après sa montée dansl’escalier.Aumilieude la sanglante couronnedes torches,oncroirait voir ledernier apôtrequi arassemblésontroupeautraqué,aufonddescatacombes.
—Jel’aiattendudixans,profère-t-il,etsesparolesbrûlentd’uneintenseémotion,etunjour…lemurs’estouvert.Cenepouvaitêtreunhommequivintparla.
»C’étaitLui,leLibérateurattendu,lePorteurdeLumière!»Ilestvenupournousdélivrerdel’enferauxmilleétages.»MalheuràMuller,milleetmillefoismalheur!»L’heuredesonchâtimentasonné.»Levez-vouscontreluietfaitestomberlejougdel’esclavage!»Cariladit:«Jevousrendrailesoleil,l’amour,lesdésirsetlesrêves!Jevousferaisortirde
Mullertownoùvousêtesencaptivitéetvousirezdansvosmaisons.»»Et iladitensuite :«Maintenant jedescendrai.Je travailleraipourvousenbas,afinquevous
puissieztravaillerpourmoiici.»Unevoixcriadanslafoule:—Si tonnouveaudieuest sipuissant,pourquoinesupprime-t-ilpas lui-mêmeMullerafinque
nouspuissionsentrerdansGédoniesanseffusiondesang?Levieillards’écria:—Lâche !N’a-t-il pas dit, Lui : les escaliers seront éclairés par des torches et le plafond des
étagescrèveracommelapeaudestambourspercéeparlepoignard!»»Viendraalorsuneeffusiondesangcommelesastresn’ontjamaisvueencore.» Le sang des ennemismontera et mugira à travers l’écluse des barricades et roulera par les
escalierscommeuntorrentsanglant…Etvoiciqu’uneautrevoixsefitentendre:—Aprèslamort,Mullernousprometderevivresurlesétoiles!Quenouspromettonnouveau
dieu?Levieillardlevaundoigtversleplafondetversletroubéantd’oùtombaientlesténèbres.—Iladit:«Qu’est-cequipeutvousarriverdepireetdemeilleurquelamort?Lamortbonneet
paisiblesansrêvecommelesommeild’unenfantaveugle.»Quelqu’undanslafouleprotesta:—Pourquoipenseràlamortsinouspouvonsvivredansl’abondanceàGédonie?Deshabitants
célestesauxventresremplisnousferonsdesesclavesànosplaces.Etnous,nousferonsbonnechèreenjouissantducieletdelaterre.
—Malheuràvous!s’écrialeprophètesivousvoulezfairedenouveauxdieuxdevosestomacs.»Cariladit:«Vouspénétrerezdanssestemples,seschambresàcoucheretsescénacles,vous
fustigerez les faux prophètes, lesmarchands et les sybarites,mais vosmains resteront sans tache.VousrenverserezlesidolesdeMoloch,ensuite,c’estmoiquiabattraileMolochvivant!»
Nombreuxétaientceuxquiabandonnaientceprophèteengrommelantetquisemêlaientàunautregroupe voisin au centre duquel un autre aveugle prédisait les plaisirs qui les attendaient dans lesrégionsparadisiaquesdeGédonie.
Brokdemeuraencoreauprèsdesonvieillardentouréd’unepoignéedefidèles.Ilécoutaavecungrand intérêt ses prophéties émues. Et s’étonna de ce qu’un aveugle intelligent ait pu inventer etcomment,d’unerencontrefortuite,ilavaitcrééunenouvellereligionquiépaulaitVitekdeVitkovitsè.Unmoment, l’envie l’effleuradesignalersaprésenceafindesoutenir leprophèteaveugle.Mais ilrepoussarapidementcetteidée.
Ileutcommelepressentimentdenepasavoiraccomplisamissionetqu’ilétaitgrandtempsderetourneràl’étageN°100etdeterminersonouvrage.
Quelques écriteaux portant des flèches lui indiquèrent le chemin vers le chef. Des échelless’enfonçaient dans les trous des plafonds ; par elles il monta plusieurs étages. Enfin il se trouvadevantuneportesurlaquelleétaitécrit:
QUARTIERGÉNÉRAL
Uncourrierensueurypénétraitjustement.Illesuivit.Autourd’unetableenchêne,VitekdeVitkovitsèetlesmembresdesonétat-majorétaientassiset
sepenchaientsurlacarteduchampdebatailledeMullertown.C’étaitunhommejeuneetmaigre,à lachevelureébourifféed’unnoirde jais. Ilavaitdesyeux
gris,deslèvrespâlesetserrées,unnezgrandetsensible,unmentonénergiqueetdur.Ilfumaitunecigaretteaprèsl’autre.Leboutdesesdoigtsétaientjaunisparlanicotine.
—Vitek,l’interpellalecourrier,l’assautn’apasréussi.Vitek ne broncha pas. Il se pencha au-dessus de la carte représentant l’étage 490. Il planta un
drapeletnoiràunendroitduquadrillé.Ilyenavaitdéjàtrois…Lecourrier,horsd’haleine,poursuivit:— A l’endroit que tu as marqué, la compagnie de nos sapeurs s’est heurtée à du sable. Tout
l’espace sous le plancher de cette salle a été rempli de sable jusqu’auplafond.Dans ce sable on aenfouidesmines.L’uned’ellesaexplosésouslescoupsdupic.Deuxfrèressontmorts,cinqautresblessés.
Lesvisagespenchéssurlacartes’assombrirent.—Mauditétage!—Etcelas’estdéjàproduitquatrefois!—Partoutdusableetencoredusable!— Ces scélérats ont-ils réussi à combler de sable l’étage tout entier, du plancher jusqu’au
plafond?— Je crois, dit Vitek, que nous leur avons enseigné la prudence et l’adresse. Ils ont mis des
sentinelles dans toutes les salles. Dès qu’ils entendent des coups au plafond, ils donnent
immédiatement l’alerteet remplissentcetespacedesableavantmêmequenousnecommencionsàcreuser.
Unautrecourriersurvint.LevisagedeViteksetendit.—Alors?—Dusable,ditsimplementlecourrier.Viteksemorditlalèvreetlesangapparut.Unnouveaudrapeletfutplantédanslacarte.— Il ne nous reste plus, dit-il gravement, qu’à attaquer de front la barricade. Et aujourd’hui
encore!Ildésignadudoigtunedeuxièmecarte.C’étaitunelonguebandereprésentantlacoupeverticale
deMullertown,des fondations jusqu’au toit.Lesbrèchesdans lesplafondset les lignesprincipalesétaientmarquéesdedrapeletsrouges.
Leslanguesjusqu’alorsmuettesdesgénérauxpenchésau-dessusdescartessedélièrent:—Ceseraterriblementdur!—EtpourparveniràCOSMOSilyaencore98étages!—Ilnousresteencorepour144heuresd’eaupotable.—Etduvinpour60heures!—Après,ilfaudrabienpassertousparlesalcoolsdeWest-Wester.—Lescachetsderêves,lespilulesparadisiaquesetlacocaïne!—Malheurànous!—SeulslesaéronefsduCOSMOSpeuventnoussauver!—Maisilyaencore98étages,frère!— Brutus ! – et Vitek se tourna vers un de ses généraux – cette nuit encore, tu attaqueras la
barricade N° 9. La deuxième ceinture de remparts ne sera pas solide non plus, car les Noirss’apprêtentàlanceruneoffensive.Mets5000hommesenligneetqu’onattaqueàmonsignal.
C’estalorsquePierreBrokparla:—VitekdeVitkovitsè!Toussursautèrentets’interrogèrentduregard.MaisBrokcontinua:—Remetstonattaqueàdemain.Situl’entreprendsaujourd’hui,tuferaspérirtonarmée.Vitekseressaisitlepremieretcria:—Aquiestcettevoix?Etlavoixseprésenta:—JesuisPierreBrok.—Serait-cetoi,cedieuannoncéparleprophèteN°794?—Jenesuispasundieu.Jesuissimplementvenupourt’avertirdenepasattaquercettenuit.—Pourquoi?—Nemedemanderien.Obéisettuverrasdemain.—Jetecroisett’obéirai.Jeremettrail’attaque.Brokdisparutlaissantlatentederrièreluiremplied’étonnementetdejoie.
Lessacss’échapperont…
Letrianglerouge
L’ennuiduvieuxSchwarz
Avantquejenedeviennevieux…
Lebouton100
PartoutoùpassaitBrok,lesesclavesrévoltéssepréparaientàdormir.Seuleunetorcheéclairait
l’escalierprincipal.Brok traversa rapidement l’ouverturedans labarricade.Quelques sautset il setrouvadenouveaudevantlesdéfensesdel’ennemiqu’ilfranchitsilencieusement.
Dansl’orlumineuxduprojecteur,deuxhommesétaientassissurdescaisses.L’und’eux,unjeunehomme, guettait à travers la barricade. L’autre souriait de ses rides innombrables et son souriretraduisaitsaconfianceensoi.C’étaitlevieuxSchwarz.
—Qu’ilsdormenttranquillementaujourd’hui,zézaya-t-ilenhochantsapetitetêteratatinée.S’ilsentreprennent la moindre chose, nous ripostons, mais pour rire. Nous ferons comme si nousdéfendions avec l’énergie du désespoir et comme si nous abandonnions nos petits. Bien sûr, nousserons« repoussés» et nous ironsnous cacherderrière le béton, un étageplusbas.Et pendant cetemps-là,euxserépandrontici,commedespoux.
—Ets’ilsdécouvrentlesbarilscontenantvotregaz?— Ils ne les découvriront pas,mon garçon. Les barils sont remplis de vin et les sacs dans le
liquide s’échapperont d’en dessous. Nous y avons mêlé aussi des barils normaux et inoffensifscommel’enfantquivientdenaître.Quantàceuxremplisdegaz,ilssontmarquésd’untrianglerouge.Danschaquecoinonaplacéundeceux-là.Etausignaldonné…
—C’estbienmonté,grand-père.Maissupposonsquelesrobotsaillentsecoucherailleursoùiln’yapasdevosbarils!
—Pasdedanger,ilsn’irontpasailleurs,monpetitinnocent.J’aipenséàcedétailavantquetunesoisné.Ilsseront logéscommenous,autourde l’escalier.Vitek les tiendraenbridepourqu’ilsnefassentpaslanocedanslescabaretsetlesbars,comprends-tu,monpetitblanc-bec?
—Ets’ilsvouspoursuiventparlelift?—Nepleurépas,monpetitbébé.Sont-cetesquenottesquitefontbobo?Attendsquejet’enlève
tonmaillot…SileliftsetrouvaitdanslesmainsdeVitek,ilyauraitbellelurettequ’ilsseraientdéjààGédoniepourseretaper…Maistuestoutmouillé,monenfant,oh!oh!oh!oh!…
Unlongbâillementrondouvritsaboucheédentée.Brokprofitadecetinstant.Ilsesaisitd’unpaquetd’ouateetl’enfonçadanslaboucheduvieux.Puis il s’occupa du « petit garçon » curieux, lequel reçut – avant de s’être remis de son
étonnement–uncoupdepoingsurlatempequil’assommaetlecouchaausollaboucheouverte.Déjà, le vieux scélérat s’apprêtait à brûler la politesse àBrok.Mais ce dernier le saisit par la
jambeet,letraînantloinenarrière,illeligotaavecsoinaumoyend’unelonguecorde.—Necrainsrien,vieux,chuchota-t-ilàSchwarzquiouvraitdesyeuxcommedessoucoupes,le
SIOneteferaplusguèredemal.Amoinsquetucraignestedessécherd’unsiècleencore?Puis,illiaetbâillonnasonjeunecompagnonet,quandileneutterminéaveclesdeuxcompères,
ils’approchasilencieusementdestentes.
Lecampdormait.Rapidement,ilréduisitencoreensilencequelquessentinellesquis’ennuyaient.Ils’approchades
barils et reconnut immédiatement ceux marqués du triangle rouge. De leur fond s’échappait demincestuyauxencaoutchoucserréspardesficelles.Broklesdéliaprécipitamment.
Lorsqu’ilfutàladernièrevessiedudernierbaril,ilsesentitprisd’unétourdissementsoudain.Untriangle douloureusement rouge et insupportable s’imprima dans son cerveau. Il se sentait perdreconnaissance.Ilbandatoutesonénergie.
«Horsd’ici!Horsd’ici!Avantquejenedeviennevieux!»Ilchancelatêteenavant.Encoretroispas–etlelift!«Encoreunpasetjevaistomber!»Al’ultimeinstant,Broksautadansl’ascenseur,letriangle
obtusetdouloureuxaucentreducerveau.Lebouton100,100,100!Broks’écroula.
L’étage100
“Danslepanneau!”
Avanttout,ilfauttrouverMuller
LesgardesducorpsdeMuller
Sabibliothèque
Il avait l’impression qu’il était couché sur un lit glacé et qu’il regardait le plafond, surface
blancheaumilieudelaquelles’étalaituntrianglerouge.Cetriangleestsiobtus,siinsupportablementrouge qu’il en ressent au cerveau une atroce douleur. Comme si ce triangle était creux et quequelqu’unvoulait,deforce,y introduiresoncrânearrondi.Oh!N’étaitce triangle toutestsibeauici!Leplafondestblanccommedusucre,ettalangueengoûtedirectementladouceur.Auplafondpenduneampoulelaiteuse,ondiraitunboutondenénupharquisommeille.
Etsoudain,unesecousse.Quesepasse-t-il?Ahoui,l’étage100!Laportede l’ascenseurs’ouvreetBrokaperçoit lebouquetdepalmierset lapasserellesonore
auxcouleursdel’arc-en-ciel.Ils’apprêteàlafranchir,maiss’immobiliseàtemps.Impossible!Ilsetrahirait.Mullerseraitimmédiatementavertiqu’unindésirablepénètredanssarésidence.Ilsaitmaintenant
quecen’estpasuniquementunpont,maislatabled’harmonied’uneharpequivibresouslespasduvisiteurquisehasardesouslesfenêtresdupalaisdeMuller.
Illuifautattendreetmêlersespasàceuxdupremierarrivantquis’yengagera.L’attente ne fut pas longue. Le sentier craqua soudain et entre les palmiers Lord Humperlink
apparut.LeGoélandici?Çaalors?Broks’attendaitàtoutsaufàcetteapparition!D’oùsortaitcetintrus?Lesouvenirardentdelaprincesseluitraversalecerveau.Qu’est-elledevenue?
Sanshésitation,LordHumperlinks’engageasurlepont.Broklesuitdumêmepas.L’archevibretristementetsamélodies’éteintaumomentoùilsatteignentlaportedupalais.
Le Goéland se soumet hâtivement et avec plaisir même au cérémonial d’usage qui précèdeobligatoirement l’audience. Vêtu de sa blanche toge patricienne, le voici qui s’immobilise devantl’idole.
OhisverMuller,regonflé,estdenouveauassisàsaplace,ventrerebondiposésursescuissesetbarbeimposantecascadantsoussonsourirearrondi.
—ÔSeigneur,s’écrieHumperlinkentouchantletapisdesonfront,j’aiexécutéentoutpointtonordre.
—Quelordre,grondelavoix–oncroiraitqu’ellerésonneàl’intérieurdumannequinmême.—J’airamenélaprincesseenpaysmorave.Brokexhaleunsoupirdesoulagement.—Est-cemoiquit’aidonnécetordre?fulminerageusementlavoix.—J’aiobéiàtavoix,ôSeigneur!
Et leGoélandracontabrièvementcomment ilavaitétéappelé,sespremiersdoutes,comment ils’étaitélancédanslarue,revolveraupoing,etcommentensuiteilavaitimmédiatementobéis’étantrenducomptequelaVOIXsortaitduplafond.
—Tut’eslaisséberner,tuestombédanslepanneau,hurlarageusementlaterriblevoix,tuasfaitl’idiot,Goéland, tuméritesdesoreillesd’âne.Tun’aspasobéi àmavoix,mais à celledudiable.Rentreimmédiatementauquartier!Donnel’alarmeàtouslesvaisseaux!Ilsserontàtesordres!Etnerevienspassanslaprincesse!File!
LordHumperlinkdisparut.Brokrestaseuldanslasalle.Ilcompritqu’ilfallaitàprésentagiraveclaplusgrandecéléritécarsaprincesseétaitendanger.
Achevermaintenant,acheversamission!AvanttoutilfauttrouverMuller!Fouillerlepalais!Tous les appartements, toutes les encoignures, ausculter tous les murs, les planchers et les
plafonds.Comme un chat, Brok s’approche du rideau noir qui forme le fond du trône, il l’écarte et se
heurteàunmurdeverrequidiviselasalleroyaleendeux.Uneportebattantecèdeàsapousséeetilseglissedansl’autremoitiédelasalle.Maisôsurprise,ledécoriciesttoutdifférentetquelcontrasteavecceluiqu’ilvientdequitter,oùtoutétaitclairautourdutrône!
Aumilieud’unindescriptiblecapharnaüm,ilaperçoitlescorpsétendusd’unedemi-douzainedecolosses à moitié nus aux visages rudes et imberbes. Sous leurs casques et leurs cuirassestransparentsqu’ondevined’unesoliditéàtouteépreuveetdontilssesontdéfaitsnégligemment,oncroiraitvoirdeslégionnairesromains.Et,vautréssurdesmatelas,ilsronflent.
Cesontlesgardesducorpsd’OhisverMuller.Sur la pointe des pieds PierreBrok traverse le réduit.Une petite galerie étroite et longue, des
escaliersencolimaçonetdenouveauuneporte:
BIBLIOTHÈQUEDuplancherauplafond,touslesmurssonttapissésdevolumes,detouteslesépaisseurs,donton
voitbrillerlestitressurlesdos.Certainsd’entreeuxsontaussiépaisqueletroncdesvieuxchênes.Parleurinconcevableépaisseur,ilsn’ontmêmeplusl’aspectdelivres.
Tiens!LabibliothèquedeMuller!Cela signifie sansdoutequeMullern’estpas loind’ici.Adeuxpas,des livres traînent surune
table,Brokendéchiffrelestitres.
HymnesetodesàlagloiredeMullerPRIÈRESAMULLER,
DIEUSUPRÊMECommentOhisverMullerconquit
lemondeHistoiremonumentaleLesconquêtesd’OhisverMulleràtraverslesastresHistoiredu
cosmos
Lecielestl’enferd’OhisverMullerLesmillevisagesd’OhisverMullerCommentilédifia…MullertownGUIDEDEMULLERTOWN
GédonieetsesplaisirsDesamourshumainesd’OhisverMuller
COMMENTILAIMALEMONDEOhisverMullerledieuetl’homme
PHILOSOPHIEBrok comprit que toute cette terrible collection de livres, sur tous les rayons, ne traitait
uniquementquedecetêtreinimaginableetincompréhensible.EtplusBroks’approchaitdelui,plussacuriositémontait.Quelpeutbienêtresonaspect?Quiest-il?
Delatorturedesfleurs
Unechambred’enfants
Untrésor
Desmasquessouplesenpeauhumaine
Etencoreunorang-outang!
Uneautresalle.Des vitrines derrière le verre desquelles sont exposés des modèles en argent de machines et
d’instruments dontBrok ignore l’usage et l’utilité. En y regardant de près, il a l’impression qu’ils’agit là d’instruments de torture, inventés et construits avec un raffinement consommé pourd’inimaginablessupplices,maisvuleursformesetleursdimensions,ilsnedoiventpasêtredestinésàdeshommes,maisàdesanimaux,àdesoiseauxouàdesinsectes.
Surunetable,unbouquetdelilasnoircitdansunrécipientcontenantunliquidejauneetfétide.Acôté,unlivreauxpagesdeparchemin:
DELATORTUREDESFLEURSpar
OhisverMuller
Brokl’ouvritauhasardetlut:
Commentmartyriserlarose
Choisir une rose épanouie, de l’espèce dite « aux cent pétales ». Ladétacherdel’arbrepar lefeu.Maintenir la flammeprèsde la tigeaussilongtempsquelarosenesedétachepasd’elle-même.Latigeseraensuitegrattée,jusqu’aupérianthe,aumoyend’untessondebouteille ;etenfinplongée dans un vase contenant de l’eau bouillante. Une cornue yajoutera, goutte à goutte, une forte solution d’acide sulfurique.L’aromamètre branché sur la fleur permettra de suivre la courbevertigineuseduparfum,etsachute.L’aromaphonepermettrad’entendrele faible gémissement de la reine qui souffre. Sa couleur pâlit, bleuitensuiteetlaroseperdsespétales.Lepistilestensuitedécoupé…
Etvoilàl’âmed’OhisverMullermiseànu?Est-cedelafolieoudelaperversion?Etlà,dansun
vase,unlisblancauquelsansdouteonainoculéunemaladieetquiestcouvertdetachesnoires.Sousune cloche en verre, un chrysanthème suffoque environné de vapeurs de nicotine. Une pivoineensanglantée,lepistilpercéd’uneaiguilleempoisonnée,estabreuvéed’alcool.
Biensûr,latorturedesfleursneconstitue–enelle-même–qu’unjeuinoffensifquitémoignedel’infantilisme de ce crétin dépravé. Mais ces appareils minuscules, qui font deviner par leursstructuresleurdestinationvéritableetterrible,nesont-ilspasdesmaquettesetlesoriginauxnesont-ilspasinstallésdansdessallesdetorturesdestinéesauxhommes?
Ensortantdecethorriblelocal,Broks’arrêta,étonné,auseuil…d’unechambred’enfants.Quelincroyablecontraste!C’étaituncoincharmant,d’unegrâceintime,oùsemblaientflotterdes
rêvesenfantins.Unpetit lità treillis.Suruntapisauxcouleursriantes,ungrandcerclederailssurlesquels,dansunegaredetôle,untraininterminableattendimmobile.Toutyest:untunnel,unpontetdesaiguillages.Unpeuplusloin,lesélémentséparpillésd’unjeudeconstruction,et,àcôtédelui,uneégliseinachevéequel’ontermineraaprèsledîner.Onvoitencoreunelanternemagiquerougeavecsacollectiond’imagessurverre.Uneimprimeried’enfant.Surunpapieronaperçoitlemêmemotquiserépèteenperdantsonencre:OhisverMuller…OhisverMuller…OhisverMuller…
Serait-il possible que ce tyran, cet inquisiteur dément etmaudit eût un fils et qu’il l’ait appeléOhisver, comme lui ?Oubien a-t-il reconstitué ici, pousséparune sentimentalité à laquelleonnes’attendaitpasdesapart,lesanctuairedesonenfance?Est-celuiquijoueaveccetrainsurletapisetquiprojettedesimageslumineusessurlemur?
Peut-on s’attendre à découvrirmaintenant à côté de la chambre d’enfants, une pièce de familleavecunemachineàcoudreet,encadrées,desphotographiesagrandies?Ouunechambreàcoucher?Ou encore une cuisine avec sa cuisinière et une étagère où s’alignent gentiment de petites tassesblanches?
Maislapiècevoisineestrougeetelleseraitcomplètementvide,s’iln’yavaitpasaumilieuunepetitetableronde,etsurcettetableunplatencristalremplid’unliquidelimpide,oùflotteuncœurhumain.
Lapiècesuivanteestbleue.Mêmedispositionquelaprécédente,maisdanslerécipientdecristal,remplid’eaupure,sontimmergésdeuxyeuxhumainscouleurd’azur.
Broknes’étonneplusderien.Ilpasseàlahâted’unepièceàl’autreetvoici:ilentrebrusquementdans un local où règne une odeur épouvantable et où bondissent, ronronnent et gémissent unecentainedechatsnoirs.Dece fumierdechat, il entra subitementdansune salled’uneéblouissanterichesseetrempliedenombreuxtrésors.
Descouronnes impérialeset royales,achetées, trouvéesouvolées,desglobes impériauxetdessceptres, des ostensoirs de cathédrales, des chasubles provenant du Vatican, des sanctuairesbouddhiquesetaussiducouventrocheuxdudalaï-lama.
Desdiamants,groscommedesœufsd’oie,sertisd’or, fontofficedecadresauxchefs-d’œuvrelesplusraresdesmaîtresanciensetquifurenttransférésicidesgalerieslespluscélèbresdel’Europeruinée.
Desbarresdeplatine,d’or,desoliumetderadium.Desmonceauxdebagues,dechaînesd’oretdecollierssesuccèdentlesunsàcôtédesautres.Untonneauremplidemontresenor.Unecaissedebouclesd’oreilles.Unerangéedebahutsgorgésdeducatsdetouslesempiresdumonde.
Aumilieudelasalle,untrounoiretbéantentouréd’ungarde-fou.Pourserendrecomptedesaprofondeur,Broksaisitunlingotd’oretlejetadanslesténèbres.Ilcomptaitetécoutait:rien.
C’estalorsqu’ilaperçutuninterrupteuraubordduprécipicequis’éclairajusqu’aufondlorsqu’ileuttournélepapillon.Ilcomprit:c’étaitl’entréedugigantesquepuitsdescentétagesquiconstituaientlesbasesdeMullertown.Toutcetespaceemmurén’étaitqu’un immense trésoroùMulleramassaitsonbutindetouslescoinsdumonde.
Dutrésor,Brokpassaauvestiaire.Un échafaudage de portemanteaux de plusieurs étages encombré d’une friperie hétéroclite. De
magnifiquesuniformesdegénéraux,deshabitsimpeccablesdeboursiers,desfrocsdemoinesetdessoutanesd’évêques,desmaillotsrayésdematelots,d’imposantschapeauxdecow-boys,deshauts-de-forme, des casquettes d’apaches, des guenilles rapiécées de mendiants et des suaires blancs defantômes.Mais,chosecurieuse,touscesdéguisementsétaientàlamesured’untrèspetithomme,detailleminuscule,auxépaulesétroitesetauxjambescourtes.Lesépaulesdecertainsvêtementsétaientgénéreusement rembourrées,certainsmanteauxétaientmunisdeventred’ouate. Ilyavaitmêmeunmanteauquiprésentaitunebosseartificielle.
Dans un coin se hérissait un buisson de cannes, ordinaires ou ferrées d’argent, d’autres danslesquellesétaientdissimulésdespoignards;desverges,descrossesépiscopalesetdesbéquilles.Desarmoirescontenaientdespipes,deslunettes,defaussesdents,desoreilles,desnez,desperruques,desmembresencaoutchoucarticulésetmécaniques.
Maisunautrecoin,hideuxcelui-là,accrochaleregarddeBrok;onyvoyaitunesériedesupportssurmontésdetêtesempailléessurlesquellesétaienttendusdesmasqueshumains.
Cesmasquesétaient,enréalité,desvisagesauthentiquesdétachésducrâneetnaturalisés,auxquelsonavaitmêmeconservébarbeetsourcils.Grâceàleursouplesse,onpouvait lesfixerauvisageetacquérirainsiunenouvellepersonnalité.
Unevariété infinie de déguisements et de compositions parfaites !Ainsi, il était possible de se«coiffer»d’unvisagemortdepuislongtemps,commeonmetunchapeau.Biensûr,decettefaçonetavecdetelsartifices,lediablelui-mêmeseraitincapabledevousreconnaître,
MonsieurMuller.Tuflânesdanstesétagessousl’aspectd’ungénéral,d’uncul-de-jatte,d’ungrosboursierportantchaîned’orougilet,oud’unbouffonbossu,maistoi-même,quies-tuvraiment?
Brokparvintsurleseuild’unenouvellesalle.Dansunecagerouilléeetouverte,sedressaituntroncd’arbreportantencorequelquesbranches
tristescommeunsquelettedécollé.Etsurunedesesbranchessebalançaitunsingehideux,unorang-outang!
Brokreculad’abord,s’imaginantquelesingel’avaitaperçu.Quandilsemontradenouveau,lesingeluidécouvraitsapuissantedenturedeporcelaine.Après
quelques hésitations, Brok recouvra son courage. Il avança lentement sur la pointe des pieds au-devantdumonstrequiluimontraitlesdents.
Enfin,ilarrivadevantlaporteopposéedelapièceetposalamainsurlapoignée.Ilouvritlaporteavecprécaution,trèsdoucementetsilencieusement.Illafranchitlentementetson
passageluiparutterriblementlong.Puis,il larefermaderrièreluisansavoirprovoquélemoindrebruit.
Lamachinedel’omniscience
S’ilvousplaît,Levoici!
Lecrâneàportéedelamain
LesvoixdelaBourse
Alors,ilregardaautourdelui.Un appareil immense, monstrueusement compliqué, se dressait ici en demi-cercle et couvrait
complètementlemuropposédelasalle.PierreBrok,ébahi,n’encrutpassesyeux.Apremièrevue,cet amoncellement grotesque de spirales qui tremblaient, de clochettes, de boutons, de tubes et decadransphosphorescents formaitunensembledouloureusement surprenantqui ressemblaitplutôt àunorganismevivant,àdesentraillesd’unrobotuniverselqu’àunemachineinerte.
Commed’unpianodémesurémentlong,uninterminableclavierdetouches.Celles-cisontrondes,de longueurs inégales ;àcausede leurexsanguefragilité,elles fontpenserauxdoigts,auxonglessoignésd’unejeunefillemorte.
Brokcrutsetrouverdevantdegigantesquesorgues,caruneinfinitédetuyauxenverre,detoutesdimensions,montaientversleplafond,dansuneprogressiond’épaisseursetdehauteurs.Lamachineelle-mêmeprésentaitaussid’autresélémentsauxformes lesplusétrangesetquiserépétaientmillefois avec une insupportable régularité.Mille touches, mille clochettes, mille petites lampes, millepetits yeux grands ouverts dont les disques de verre jetaient, par moments, des lueursphosphorescentescommedessignauxmystérieuxémanantdepupillesdechats.
Au milieu de ce colossal organisme dont la symétrie faisait penser à l’autel d’un dieuépouvantable, luisait un disque blanc semblable à une immense hostie au sommet d’un bizarreostensoir.Sousledisque,unhaut-parleurtaillédansunematièreprécieuseayantlaformed’uncalice.
Faceàcetautelterrible,quelqu’unestassisdansunfauteuilprofond,ledostournéversBrokquin’aperçoit qu’une petite touffe de cheveux roux s’agitant au-dessus du dossier comme uneflammèche.
Brokretintsonsouffle.Serait-cecelaMuller?Quelqu’undetrèspetit,plutôtrabougri,assisaufondd’unfauteuil-club.Oncroiraitqu’iln’yalà
qu’unepetitefilleauxcheveuxrouxdontonnevoitmêmepaslatête.Brokfitletourdufauteuilsurlapointedespieds.Ilaperçutalorsunpetitbonhommesec,auvisagehideux,vêtud’unerobedechambred’unvert
acide.Sesjouestombaientetcreusaientdesdeuxcôtésdelabouchedeuxridesdégoûtantes.Salèvreinférieureétaitnoircieetdesséchéejusqu’àlagencive.Unruisseaudepoilsrouxprenaitsasourceàsonmentonetseséparaitrapidementendeuxmincesmèchesquiluitombaientjusqu’auxgenoux.
Quant à son nez, il s’incurvait comme un bec de vautour. Comme la courbe centripète de lacoquillede l’escargot. Ilavait lapuissanceet la ténacitéd’unarc.L’arcde lamoquerie, l’arcde lahaine,l’arcdelavengeanceetdelavictoiresurlemonde.
«OhisverMuller!«S’ilvousplaît,LEvoici!«Cenabotdesséché,jauni,enterrévivantaufonddecefauteuil,commedansuncercueilfendu!
«Desoreillesveluesaux lobesnoircis.Sont-ce là lesoreillesdevant lesquelles tremblent et sefermenttouteslesbouchesdeMullertown?
« Et ces deux petites choses d’un vert vénéneux, gluantes et mobiles, cernées par les cerclesconcentriquesdesrides,sont-celàlesyeuxquivoientsimultanémenttoutdanslesmilleétagesetdanslescentainesdemilliersdesalles?
«C’estdonccecerveau-ciquiengendralerêvemonstrueuxducieletdel’enferconjuguéssurlaterre!Levoiciàprésentdevantmoi,àportéedelamainetjepourraisledétruiresur-le-champ,lefoulerauxpiedsavecsonrêvemêmeetbriserenmillemorceauxcettegigantesqueabsurdité!»
Etsoudain,OhisverMullers’apprêteàéternuer.Ilapprochesamaindesonnez,lecouvredesapaume.Broksuitattentivementchacundesesmouvements.Etilvoitavecstupéfactionquelenez,cenezmagnifiqueettriomphalluirestedanslamain.Etàsaplaceapparaîtunpetitnezsansracine,rienquedeuxpetitstrousdansunebouleminusculequis’aplatitdansuncreuxduvisage.
Etmaintenant,illereconnaît.C’estlafacequ’ilaentrevuedanslapetitefenêtrequis’estouverteau-dessusdeluiavantqu’ilnes’évanouissedanslachambredesmiroirscreux.
Lenezvictorieuxadéjàreprissaplace.Maiscesyeuxvertsetgluantsquis’accrochentauxridespournepassenoyer,pourquoifixent-ils
obstinémentledisquequibrille?Qu’est-cequec’est?Unmiroir?Oui,maisc’estunmiroirétrange.Ilprésenteeffectivementuneprofondeurd’argenttransparent,
maisilnereflèteriendeschosesprésentesdanscettesalle.Lemiroirestvide!Untainoùl’argentbrilledanslefond,etriendeplus.Mais subitementcet impénétrable lointaind’argent semblese rapprocher, il s’obscurcitetBrok
distingueungrouillementbrumeuxcommes’ilvoyaitunefourmilièresousuneloupetropépaisse.Puisilsemblequelaloupes’approcheetrèglesadistance,lefourmillementdevientnoir,seprécise,acquiertdesformesetdescontours.
EtBrokfaillits’écrier:LaBourse!C’étaiteneffetlaBoursevueàvold’oiseau.Broksesouvintdel’œildeverreauplafond.Ilrevitlehallavec,ensonmilieu,l’Atlastransparentetsonfardeauetlepullulementdeshauts-
de-formenoirs.Ensuite,l’avortondanssonfauteuilmanipulalamachinedesesdoigtssecs.On entendit un miaulement plaintif comme le cri d’un chat au milieu d’une étouffante nuit
d’amour.Puisilyeutunsilenceetlecaliceaumilieusemitàparler.PierreBrokserenditimmédiatementcomptequec’étaientlesvoixdelaBourse.Les mille et un chuchotements mystérieux, les pas menus et les exclamations agitées se
mélangeaientcommeenuneseulesphèreenfermentationsurlaquelleflottaientleshabits,lesvisagesetleshauts-de-forme.
Mais voici que la main de Muller frappe de nouveau les touches. La sphère sonore sembles’émietteretdelaconfusiondessonssedétacheundialoguedevoixclairesetcolorées:
—A-t-ilacheté?—Ilaperdu?—Mauvaistemps!
—Lemulldorbaisse…—Combien?—25!—Oh!—Chut!Etdeuxautresvoix:—Etmaintenant?—99!—Etdemain?—Ka-wai!—Mauditevoix!—Elles’estenfuie…—ElleatuéOrsag.—Elleluiaarrachélesyeux!—Qui?—Lavoix!—EtlegrandMuller?—Chut!Etdenouveauledialogue:—Lesblanchestombent…—Laprincesses’estenfuie.—Enlevéepar…—Parqui?—Parlavoix!—EtnotreéblouissantSeigneuretpèrenourricier?—Assezdecemiel!—Lafinapproche.—Chut!—Quecraignez-vous?Quelqu’undeplusgrandqueMullerarrive!—COSMOSestdévoilé.—Ledieudémasqué.—C’estlekrach!—Quigagneraalors?—Chut!—Pourquoisetaire?—Mullertombera!—Tombera!—Etquigagnera?—Elle!—Lavoix!
“HerrErlebach!”
Lebossualaparole
“...jequitteletroupeau
deschameaux
pourredevenirunhomme…”
“ArrêtezlebossuTchoulkov!”
Commesiunemeutedechiens
avaientperduleurspoils
“Mortauxparasites!”
Acemomentprécis,OhisverMullerémergeaparesseusementdufonddesonfauteuileteffleura
nonchalamment son clavier pour en tirer un accord tellement connu de lui qu’il en était las. Puis,calmementetd’unevoixglacialeilcommandadanslecalicedecristal:
—HerrErlebach!
Ledisqued’argentdécouvrit àBrokunvisageblêmequi sedétachait sur lamosaïquenoire et
blanchedeshabitsetdesplastronsdelaBourse.Unvisagedéfaitparunehorreursansnom.
—HerrErlebach!Levisageseprosterna,lesmainss’élevèrentauplafond.—Grâce!Grâce!gémitlecalice.MaisOhisverMullercommandaavecuncalmeolympien:
—HerrErlebach!95!64!Auxmiroirsrouges,porte7!Ensuiteledisquesecouvritd’unesortedebuéeblancheettoutredevintclair.Etvoilà!Nousvoici
maintenant à l’hôtel Eldorado, sous de pâles lampions qui ont la forme de crânes antédiluviens !Autourd’une table enchêne,desaventuriers sont assis.Broka lu les enseignesde leur commercequand ilaarpenté les ruellesdeWest-Wester.Quandétait-cedéjà?Combiende tempss’estécoulédepuis?
Voicidesvisagesfamiliers:ilyalàlebossuTchoulkovetl’assassin-manchotGarpona.MaisonyvoitaussilegéantquicapturaBrokaufiletetlegénéralGrant,vaincuethumilié,qui–semble-t-il–s’estdéjàadaptéàsonnouveaumilieuparlesvêtements,laparoleetlecomportement.
Lebossualaparole.—Etalors?Quidevousvalecapturer?Toi,Garpona?Es-tucapabledeletueravectespauvres
pieds ?Ou toi, Secrétaire ? Lui feras-tu humer la rose de Schwarz imbibée de vieillesse ? Et toi,Mournoha?Queluiferas-tuaumoyendetateinturesexuelle?Sais-tuquelâgeila?Tuvoulaisqu’ilseconsumed’amourpour laprincesseTamara?Vousavez tous faitchoublancavecvosgaz,vos
cachets,vospilules!Quidevousalepouvoirdelecapturer?—Cen’estpasunhomme!—C’estundieu!—Commentvoulez-vousprendreundieudansunfilet?—Iln’yaqu’undieuetc’estMuller!—Lediableestplusfortalors?—PlusfortqueMuller!—Chut!…Comme sur un ordre, chacun s’immobilisa, un doigt sur la bouche.Mais le bossu continua à
fulminer:—Lâches!Vousn’avezpasencorecomprislasituation?Qu’ilsoitdieu,hommeourien,ilest
quand même plus grand, plus fort et plus puissant que notre Muller ! Et c’est pourquoi, il fautannoncer la couleur avant qu’il soit encore temps. Rangeons-nous du côté du plus fort ! A basMuller!
OhisverMullerémergeadenouveaudesprofondeursdesonfauteuil.Ileffleuraquelquesaccordssursonvasteclavieret,approchasaboucheducalicedecristal:
—SoudarTchoulkov!
Cinq hommes se lèvent précipitamment de la table ; les chaises et les verres se renversent, les
cheveuxsehérissent,lesvisagessontconvulsésparlaterreur.Tchoulkovseulresteassis.Ilécarteseulementbruyammentsachaisedelatable.Puisilsaisitson
verreetlejetterageusementauplafond.Lesvisagesautourdeluisuiventchacundesesmouvementsavecunétonnementmi-stupide,mi-railleur.
Pierre Brok s’attendmaintenant à ce que du fond du fauteuilMuller bondisse de rage, que lefauteuillui-mêmeexploseetquelavoixsifflecommeuneballemortelle.
Maisiln’enestrien.Ilsemblequel’hommedufauteuilnepossèdeninerfs,nibile.D’unevoixmonotone,inhumaine,quasisomnolente,ilmarmonnedanslemicrophone:
—SoudarTchoulkov!95!64!Auxmiroirsrouges,porte7!
Dansledisquemiraculeux,Broksuitattentivementlefrémissementrebelleduvisagedubossu.Il
voitcommecelui-ciassèneuncoupdepoingsurlatableetrépliqueversleplafond:—Nonetnon,jen’iraipas!J’aidéjàassezfaitpourtoi,bienfaiteur!Necompteplussurmoi!
J’ai éliminé le vieux Galio et quelle a été ma récompense ? Cinquante mille étoiles ! C’estévidemmentuncadeaudedieu!Chaquesoir jevais lescontemplerenhurlantderage.Tunem’asmêmepaspermisd’alleràGédonie,pèrecéleste,etpourtanttumel’avaispromis!Maisj’yentreraiquand même, sans toi, punaise puante ! Tes cinquante mille étoiles, tu peux te les foutre sous tapaillasse, je peux les regarder quand je veux. Tes étoiles, donne-les en paiement à d’autres ânes,diableroux.Quantàmoi,àpartird’aujourd’hui,jequitteletroupeaudeschameauxpourredevenirunhomme!
Lahainedubossusisoudainementlibéréeaboiesansdoutetoujoursversleplafond,maisMuller,encequi le concerne, adéjàmisun termeà sonéloquenceparungeste sur lamachine.Labosseinsolentedisparutsousunetroublebuée.
Puisapparutl’uniformed’unmodesteinspecteurdepolice.Mullerdicta:
— Etage 411 – West-Wester – Hôtel Eldorado – Arrêtez Soudar Tchoulkov -
L’emprisonnerdanslesmiroirsrouges–95–64–7!Etdéjàl’uniformedepolices’estdissipédanslabrume.OhisverMullereffleuradenouveaule
clavier.Lesorguesdeverrepoussèrentdelongscrisaigus,onauraitditunenfantquipleurait.Non,celapiaillaitetgémissaitcommesionégorgeaitdesnouveau-nés.Ainsigémissaientethurlaientleschatsnoirs,là-bas,danscettesalleàl’atmosphèreirrespirablequeBrokavaittraverséeauparavant.Yaurait-iluneconnexionentreleschatslascifsetcetauteldiabolique?
Etvoilà!Une rangéede petits yeuxverts écarquillés jettent des éclairs phosphorescents dans lamachine
commesimillechatsregardaientlesténèbres.Mais ensuite, le concert de chats s’apaise et le disque progressivement s’éclaire. Pierre Brok
aperçoituncampement.Surlasurfacedudisque,lefilmsedéplacelentementmontrantlechampdebataillevuàvold’oiseau.Voicilabarricadedesrévolutionnaires,puisle«noman’sland»entreleslignes adverses ; enfin se tournant vers la solide enceinte desmercenaires et, à ses pieds, vers lecampementendormi.
Le visage deMuller se teinte soudain d’inquiétude.Car le gosier de cristal semet à parler unnouveau langage où éclatent le feu des grenades, des couronnes de poix, du soufre qui tombe enaverseetdesbombes.
Lagrandepupillereflètemaintenant,etdanstouslesdétails,l’assautdésespérédesesclavessurlabarricade perfide. Le mur de bois composé de caisses et de tonneaux se couvre de l’immensefloraisonbleuedusoufre.Lapoixs’accrocheauxarêtesdeboisdesesgriffesdefeu.Lesflammesquisifflentvaporisentl’eaubouillantequecrachentdeslancesd’incendie.
Choseétrange,labarricadenerépondpas;ellesemblemorte.Personnenesedressesursonfaîteentre les flammeset ledrapeaude lamort.Cet assaut forcenéaquelquechosede ridiculepuisquerien,aucundéfenseurnes’yoppose.Lesesclavesseruentenavant,aveuglésparleurproprerage.
Danslefeuetleséclatementsdeleurspropresbombesestassislefantômed’unangenoir,ceintderouge:l’AngedelaMort!
Pierre Brok suit, avec la même attention que Muller, l’assaut victorieux de la barricadeabandonnée.
Quellesurprise!D’innombrables petits vieillards se blottissent dans les coins, les mains en l’air. Et le camp
conquis présente le lamentable tableau de l’énergie éteinte, de bouches creusées, de mentonsproéminentsetdedosvoûtés.
Unearméedetêteschauves,devisagesédentés,ridiculementcouvertsderides,setraînesurlesgenouxau-devantdesvainqueursstupéfaits.Sousleurspiedsvolettentdestouffesdepoils–cheveuxetbarbestombés–commesiunemeutedechiensavaientlà,tousensemble,muésàcetendroit.Mêmedesdentshumaines,jaunesetnoircies,jonchentlesol,telleslessemencesdudragondelalégende.
Et du haut-parleur jaillissent des clameurs de joie et des lamentations que l’on peut capter etsélectionnerparl’accordsubtildelaspirale:
—C’estLui!C’estLui!—PierreBrok!—Ledétective!—Ledieu!—CeluiquenousaannoncéleProphète!—Notrenouveaudieu!—ILafaitunmiracle!—ILestavecnous!
—Lui!—Ledieuetledétective!—Silence!Silence!Au-dessusdelaclameurquis’éloigne,unevoixclaironne:—Enavant!Suivez-moitous!L’escalierestlibre!Etdenouveaudescris:—Victoire!—Enavant!—Mortauxparasites!
LegénéralOx
“...piègepourpiège!”
MulleroffreàPierreBrok
d’êtredieuàMullertown
“Voilàmaréponse!”
Broksousleclavier
C’estàcemomentseulementqu’OhisverMullerjaillitdesonfauteuil.Desdeuxpoingsilheurta
leclavieràuneextrémité.Lespupillesvertesétincelèrentplusieursfoisetlechœurdiscordantdeschatsperçalesoreillesde
Brok.Alorsapparutsurledisqueunimmensecampdetroupesjeunesetfraîches.Brokcomprit.OhisverMullervadonner l’alarmeà l’arméede réserve. Il s’apprête à colmater labrècheet à
endiguerl’assautvictorieuxdesesclaves.BrokdoitinterveniretfaireéchouerlesplansdeMuller.Ilenaentendusuffisammentàprésent;ilestaucourant.Ilconnaîtlessecretsdel’omnisciencede
Mulleretilluirestemaintenantà…OhisverMullercollesaboucheaucaliceetl’ouvrepourdonnerdesordresàl’arméequiattend.
Broklesaisitparlabarbeetlefaitreculer.Le nabot fit le geste de happer samain et poussa un cri si aigu queBrok, épouvanté, lâcha sa
prise.L’homonculerouxsemitàgambaderfrénétiquementàtraverslasalle.Ilyavaitdanscessautsconvulsifsquelquechosedesigrotesque,desiinhumainetdesihideuxàlafoisqueBroksemitàtrembler envahi par une terreur panique dont la raison lui était inconnue. De ses yeux quiconservaientnéanmoinstouteleurlucidité,ilsuivaitattentivementchaquebonddugnomeetlorsqueMullers’approchadelamachine,iltirasonpoignard.
—Enarrière,s’écria-t-il,net’approchepasdelamachineoutuesmort!—Mort?ricanaMuller,situmetouches,tumourrasavecmoi.EttoutMullertowntombera!Sesdeuxmainssejetèrentsurleclavieravecunetellefrénésiequ’ilsemblaitvouloirappelertout
l’enferàsonaide.PierreBroklaissaretombersamainétreignantsonpoignard,intriguéparlanouvelleimagequi
apparaissait sur le disque. C’était comme un film où l’on voyait se ruer l’armée des esclaves quidescendaitlegrandescalier.Au-dessusdesvisagestendus,grisésparcettevictoireinattendue,flotteundrapeauconstellédesang,commes’ilétaitlui-mêmepercédemilleblessures.
D’étageenétageonvoitcoulercetteavalanchemulticolored’esclavesenguenillesrapiécées,quibouillonnesansrépit,sansarrêtetsansrencontrerd’obstacle.Maistoutcelasepasseensilencesurledisquecarlesonducalicedecristalnedonnepas.
De sesyeuxécarquillés,Muller,pendantquelques instantsdévore ledisquepuis, avecun jurondiabolique, il rompt le film.Etdenouveauapparaît sur l’écran lecliquetis,paisibleetheureux,ducampquelquepartàl’abri.
LesdoigtsdeMullersejettentfiévreusementsurleclavier.Ilcrie:
—GénéralOx!Mais Brok intervient à temps et, d’un geste sans merci qui arrache presque la barbe de son
adversaire,ill’écartedumicro.Avec la rapidité de l’éclair, il saisit un bout de la barbe, l’enroule autour de l’accoudoir du
fauteuiletlelieàl’autreboutenunsolidenœudmarin.Ohisver Muller devint comme enragé. Il s’agitait désespérément, mais en vain, comme une
hideusesauterelledontlesantennesauraientétécoincées.Sesinfructueuxessaispourselibérerdecepiègehumiliant,sestentativesdésordonnéesdignesd’unfoufurieuxremplissaientBrokdefrayeur.Lesyeuxdecedernierfixaientleroquetquitentaitdedéfairelenœudrouxavecsesdents,letiraitdetouscôtéset,excédédenepasréussir,essayaitdes’arracherlabarbe.
Il parvint enfin à mordre la tresse à côté du nœud même. Il se redressa lentement, mais à lasurprisedeBrok,ildevintcalmeetdocilecommeunenfantaprèslafessée.
Entre-temps,Broks’étaitassisconfortablementdanslefauteuil.LesjambescroiséesetsurveillantMullerducoindel’œil,ildit:
—Ehbien,MonsieurMuller,œilpourœil,piègepourpiège!Tun’espasvenuaurendez-vousaun°99?Ilabienfalluquejeviennejusqu’àtoipourpouvoirenfinteparler.
Ilétaitdifficilededécelerexactementcequ’exprimaitàcemomentlevisaged’OhisverMuller,sauf sa laideur de nain. Mais ses doigts, au bord de sa large manche, ressemblant à des pistilsdesséchésdansuneclochette,firentunsigneendirectiondufauteuil:
—Assieds-toi,PierreBrok!—Jesuisdéjàassis,souriaBrok.Tuveuxmedirequelquechose?—PierreBrok.Jereconnaistaforceetlapuissancequetedonnetoninvisibilité.Quetusoisun
homme ou n’importe quoi d’autre, tu es invincible, exactement comme moi. Alors, Pierre Brok,OhisverMuller te tendlamainpourlaréconciliation.Il t’offresonamitié.Biensûr,souscertainesconditionsquenousscelleronstousdeuxsouslafoiduserment.Tuastonsecret,commej’ailemien.Monsecret,c’estMullertown.Jesaiscommenttut’yeségaré.J’aisuivichacundetespasdanstouslescouloirsetlesétagesdemonroyaume.Jesuiscertainquetun’espasundieu.Jet’aiattrapédansle filet du géantMastitch ! Les dieux ne se comportent pas comme toi, ils ne fuient pas, ils ne secachentpas.Tun’esdoncpasundieu,maismoijepuisteconsacrerdieu.
» Pierre Brok, écoute-moi. Je t’offre la divinité àMullertown. Je ferai de toi le dieu demonunivers.Moi,j’enserailemaîtreettoi,ledieu.Jepartageraiavectoilamoitiédemestrésors.Etsitum’es un dieu fidèle, je suis capable de réaliser davantage encore.Ensemble, nous poursuivrons laconstructiondeMullertownplushaut,encoreplushautettoujoursplushaut…celan’aurajamaisdefin.Nousl’élèveronsjusqu’auciel,enversetcontretous.
Mullertenditlamainverslefauteuil:—Veux-tu?—Maréponse,lavoici:EtBrokluicrachadanslamain.OhisverMullers’essuyalamaincontresarobedechambreverteetditsuruntonsinistre:— Gare à toi, Pierre Brok ! Je sais comment tu t’es réveillé sur l’escalier. J’ai entendu ta
conversationavec lenuméro794.J’ensaisplusqueceque je t’aidit.Si toi tuconnais lesecretdeCOSMOS, moi je connais le secret de tes rêves. Tu n’es pas un dieu, tu es un hideux et terriblecauchemarquetucroisêtreréalité.
»Alors, PierreBrok, as-tu encore le couraged’affronterOhisverMuller ?Si tu te tais, jemetairaiaussi…Regarde!
EtMullerluimontrasamaingaucheouverte.
Brokeutunétourdissementd’horreurquiluivoilalesyeux.Ilyavaitvuuntrianglerouge…Ilfermarapidementlesyeux.Maisilétaitdéjàtroptard.Letrianglepénétradanssoncerveauet,
parsesanglespointus,luipiqualesommetducrâneetlesdeuxtempes.Ilrepritconnaissancepourquelquesinstantsencore.EtvitMullerdevantlemicrodecristalqui
hurlaitd’unevoixassoifféedevengeance:
—GénéralOx!GénéralOx!Brok serra lesdoigts et sentit lemanchebrûlant de sonpoignard. Il sentit aussi que sonpoing
recélaitencoreunrested’énergie,maispouruninstantseulement.Il brandit son poignard et fit, en deux temps, un rapidemouvement. L’acier traversa le dos de
Mullerettransperçalecœur.Quelque part, au lointain et comme dans une immense profondeur, on entendit un grondement
terrible,assourdissantàenmourir,commesilalune,sortantdesonorbite,venaitdeheurterlaterre.Les murs, le plancher et le plafond commencèrent à s’écrouler d’un côté, dans un craquementépouvantable. Tous les objets suivirent. L’autel vacilla et se renversa sur Brok. Le clavier de fers’effondrasursoncrâneetl’écrasa.
Unebrèvedouleurdeverrequisedissipeimmédiatementetquisetransformeenunrien.Unriensanscouleursetsansformes…
Letrianglerouge
demeuraitauplafond
“Visdonc!”
Lerêveauxmilleétages
Personne ne sut combien de temps dura la mort de Pierre Brok sous les touches d’acier de
l’orgue renversé d’OhisverMuller.Mais il arriva que l’homme sans nom qui s’était réveillé surl’escalieraudébutdecerécitouvritlentementlesyeuxetsesyeuxvirentunplafonddélicieusement,angéliquementblanc,siblancqu’ilenbrillait.
Et,aumilieudeceplafondmerveilleusementblanc:untrianglerouge!L’hommepritpeuretvitefermalesyeux.Maispourtant,letriangledemeuraitauplafondetneluicausaitpointdedouleur,nelepiquait pas, ne l’oppressait nullement. Lentement et timidement, le regard de l’homme revenait auplafond,àtraverssescilstransparents.Ils’assuraitqueletriangleétaitvraimentpeintsurleplafondetqu’ilnepouvaitluifairemal.Aucontraire.Aprésent,iléprouvaitunbien-êtreàlecadreraucentredesesyeuxetàrêverdesasimpleetsévèreperfection.
Alors,ilentenditunevoix:—Regardez!Ilseréveilledéjà!Ilsetourna,surpris.Ils’étonna.Ilvitdesvisageshumains,devraisvisagesvivants,faitsdechairetdesang,auxbouchesmobiles,
auxpaupièresbattantesetauxsouriresfraternels.Cesverressurlenez,cettebarbichemillefoisagacée,c’estpeut-êtreunmédecin,maisilyaaussi
dessouriresjeunes,propresetlisses,encadrésdecoiffesblanches.Cesontdessœursdecharité,carellesontunecroixrougesurlapoitrine.Lachambreestpleine
demonde,etnombreuxsontlesravissantsvisagesquientourentlelitdumalade.L’hommeenblancàlabarbichegrisesepenchesursonlitetluitâtelepoignet.—Ilestguéri!dit-il.Qu’onfassecequ’onveut,qu’onleveuilleounon,qu’oncroieouqu’onne
croie pas, c’est ainsi ! Je ne crois pas encore aux miracles, mais ceci est au-delà de macompréhension.
—Oùsuis-je?murmurecraintivementl’hommeensesouvenantdesonrêveauxmilleétages.Lemédecinfaitunegrimace.—Surterre!…Envérité,tudevraisdéjàêtrecouchésouslachauxdanslafossedestyphiquesdu
campmilitairedeTotskoïe.Etluipinçantl’oreille:—Visdonc !Aujourd’hui, jeboiraiunverredeplusà ta santéetpuis j’iraidormir tranquille.
Sais-tu,démon,quetuasdélirépendanttroisjours?Delabaraquedelamort,ont’atransféréici.Turadotaisd’étrangesabsurdités,tutedisputais,tusautaisdulit;nousavonsétéobligésdetedonnerlasangle.Pendanttoutcetemps,ilnousaétéimpossibledeteréveiller.Unesortedeléthargietyphique,lediablelesait…dis-donc,fils,dequoirêvais-tu?QuiétaitceOhisverMullerquitefaisaittantdemal?
Lepatient,étrangementému,n’écoutaitmêmepaslabarbicheéloquenteetgrisedumédecin.Dans
l’espaced’unéclairilsesouvintdelui-même,desonpassé,desonnom,desaplacedanslemondequ’ilréoccuperaitquandilrentreraitchezluiaprèssacaptivité.Toutluiapparutd’uncoupetc’étaitaussiclairetprochequelescinqdoigtsdesamain.
Lenomd’OhisverMullerluirappelaseulementsonrêvemonstrueux.Mi-étonnéetmi-souriantilrépondit:—Jerêvaisquej’erraisdanslamaisonauxmilleétages.EtOhisverMuller…enétaitlemaître.
FIN
Levoyantdel’Est
JanWeissestnéàJilemnice,enTchécoslovaquie, le10mai1892.FaitprisonnieretdéportéenSibérie,pendantlaPremièreGuerreMondiale,ilycontractelafièvretyphoïde.Danslaplupartdeseslivres, lessouvenirsdecette terribleexpérienceapparaissentcommeunetoiledefond.AinsideLabaraquedelamort,paruen1927.En1929sortdepresseLamaisonauxmilleétageset,unanplustard,Lerégimentfouquistigmatisel’absurditédelaguerre.MaisJanWeisss’orientedeplusenplusverslascience-fictionavec,entreautres,DuchevalblancetLepaysdespetits-fils.LarééditiondesesœuvreslesplusimportantesestencoursenTchécoslovaquie.
Quatrièmedecouverture
Une immensemaisonsans fenêtres, sans issues,unpiègeàmilleétages refermésur l'humanitécommeunematricegéante…Unmondeoùsedébattentlerêveetlaviolence,lemystèreetlamort!Uneœuvreoriginaleetétonnanteoùfulgurentlestraditionsmillénairesdel'Europecentrale,unedesillustrationslesplusinsolitesdelascience-fictionmoderne.
TelestcelivredeJanWeissqu'onredécouvreaujourd'huiunpeupartoutdanslemondeavecunimmenseenthousiasme.