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Le langage n’est-il qu’un instrument de communication ? GGP, Lycée Ella Fitzgerald, 2014-2015

Le langage n'est-il qu'un instrument de communication? (G.Gay-Para)

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Le langagen’est-il qu’un instrument de communication ?

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Illustration de Steinberg qui est utilisée comme couverture pour La cantatrice chauve de Ionesco dans l’édition Folio Gallimard

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Introduction (1)

Quelques éléments de définition

• Le mot « langage » a deux sens principaux.

Au sens large, il désigne tout système ou dispositif qui permet de communiquer et donc de transmettre des informations. Ex : le langage du corps, le langage de l’art, le langage informatique, etc.

Au sens strict, le langage est la faculté qui permet à l’homme de s’exprimer et de communiquer avec ses semblables, grâce à un système de signes vocaux et graphiques.

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Introduction (2)

• Depuis Saussure, on distingue le langage, la langue et la parole.

Tous les hommes possèdent le langage, c’est-à-dire la capacité de s’exprimer et de communiquer. Mais, à l’évidence, ils ne parlent pas tous la même langue.

Chaque communauté a sa propre langue, c’est-à-dire son propre système de signes.

Chaque individu apprend une langue et l’utilise pour communiquer. L’usage singulier qu’il fait de la langue constitue la parole.

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Cf. Émile Benveniste :

« Le langage, faculté humaine, caractéristique universelle et immuable de l’homme, est autre chose que les langues, toujours particulières et variables, en lesquels il se réalise. » (Problèmes de linguistique générale, p.19)

La distinction entre langage, langue et parole

Langage Faculté Universelle et innée

Humanité

Langue Système de signes

Particulier et acquis

Société

Parole Acte Singulier Individu

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Introduction (3)

Langage, humanité et société

Le langage est doublement important.

1) Il définit notre humanité. Depuis Aristote, on considère le langage comme le propre de l’homme : « seul parmi les animaux l’homme a un langage » (Les politiques, I, 2). Aristote en déduit que l’homme est fait pour vivre dans une cité et donc qu’il est un « animal politique ». Selon lui, les animaux ne parlent pas. Cf. la distinction entre la parole (logos) et la voix (phonè).

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Introduction (4)

2) Le langage, non seulement nous distingue des animaux, mais fait de nous des êtres sociaux. Langage et société vont de pair. • Il n’y a pas de langage sans société. C’est parce qu’il vit en société que l’homme parle : c’est la présence d’autrui qui rend à la fois possible et nécessaire le développement du langage. • Inversement, il n’y a pas de société sans langage. C’est parce que l’homme parle qu’il vit en société. Le langage fonde le lien social.

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Introduction (5)

Problématisation

Que le langage soit un instrument de communication, cela semble évident. Grâce au langage, les hommes peuvent transmettre des messages, échanger des informations.

Pourtant, une telle conception du langage, aussi évidente soit-elle, n’est-elle pas réductrice ? Plusieurs difficultés apparaissent.

1) La communication est l’une des fonctions essentielles du langage, mais elle n’est pas la seule : quelles sont donc les autres fonctions du langage ?

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Introduction (6)

2) Les animaux aussi communiquent entre eux. Si parler revient à communiquer, on peut être tenté d’accorder aux animaux une forme de langage. En quoi le langage est-il spécifiquement humain ?

3) Lorsqu’on parle, on cherche les mots adéquats pour exprimer ce qu’on pense. La pensée semblerait précéder le langage, et exister indépendamment de celui-ci. Mais est-ce le cas ? Loin d’être un simple instrument de communication, le langage n’est-il pas une condition de la pensée elle-même  ?

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Introduction (7)

4) Une autre difficulté vient du mot « instrument ». Considérer le langage comme un instrument, c’est le réduire au statut de simple moyen, plus ou moins utile et efficace, pour atteindre les fins qu’on vise. C’est implicitement le déprécier. Peut-on considérer le langage, non comme un moyen, mais comme une fin en soi ?

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1. Langage et communication (1)

a) Le langage comme instrument de communication

Cf. John Locke, Essai sur l’entendement humain, III, 2.

Le langage : un outil nécessaire et efficace

La communication est la fonction première du langage.

Si les hommes parlent, c’est d’abord pour communiquer, c’est-à-dire étymologiquement mettre en commun, partager leurs propres pensées.

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1. Langage et communication (2)

• Selon Locke, les hommes ont besoin du langage pour une double raison :

1) Les pensées sont des états mentaux privés. Seul celui qui pense sait ce qu’il pense.

2) La vie en société n’est possible et n’a d’intérêt que si les hommes échangent leurs pensées.

Parler, c’est donc extérioriser ses pensées, afin de les faire connaître. Grâce au langage, autrui peut connaître mes pensées, et je peux connaître les siennes.

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1. Langage et communication (3)

• Le langage apparaît comme un outil efficace.

Si les hommes parlent, c’est parce qu’ils n’ont pas trouvé de meilleur moyen pour communiquer : 1) la transmission du message se fait de manière instantanée ; 2) les locuteurs ont peu d’efforts à fournir ; 3) ils peuvent communiquer une infinité de messages différents.

Il leur suffit d’être à faible distance, d’avoir leurs appareils de phonation et d’audition en bon état de fonctionnement, de maîtriser une langue commune.

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La communication

Émetteur

Récepteur

Message

Référent

Canal

Code

encodage décodage

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François Ayroles, Les Parleurs, L’association, coll. Mimolette, 2003.

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1. Langage et communication (4)

Les caractéristiques du langage humain

1) La nature du signe linguistique

Cf. Ferdinand de Saussure (1916).

Le signe linguistique est l’union arbitraire d’un signifiant et d’un signifié.

Le signifiant = l’image acoustique

Le signifié = le concept (et non pas la chose)

L’union est arbitraire, c’est-à-dire immotivée : on n’a aucune raison d’utiliser le mot « sœur » pour signifier l’idée de sœur ; on aurait pu choisir un mot différent.

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Indices

Icônes

Symboles

Signes linguistiques

Les différents types de signes

Cheval Horse

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1. Langage et communication (5)

2) La double articulation

Cf. André Martinet (1960).

On peut décomposer un énoncé linguistique en unités de sens, lesquelles se décomposent, à leur tour, en unités de son.

On appelle « monème » la plus petite unité signifiante, et « phonème » la plus petite unité sonore.

Cette double articulation permet une économie de moyens : avec un nombre limité de phonèmes et de monèmes, on peut produire un nombre illimité d’énoncés.

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1. Langage et communication (6)

b) La question du langage animal

Les animaux communiquent entre eux. Mais peut-on dire pour autant qu’ils parlent ?

L’exemple de la danse des abeilles

Cf. Karl Von Frisch (1886-1982).

Quand une abeille découvre une source de nourriture, elle transmet l’information aux autres, en effectuant deux types de danse. Von Frisch a découvert que chaque type de danse transmet une information spécifique. Les abeilles ont donc un code !

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Le langage des abeille selon Karl Von Frisch (1948)

Danse en cercle : butin situé à faible distance, jusqu’à 100 m environ autour de la ruche.Danse en huit : butin situé au-delà de 100 m et jusqu’à 6 km. L’abeille transmet deux autres informations : 1) la direction (l’axe du 8 par rapport au soleil) ; 2) la distance (vitesse d’exécution).

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1. Langage et communication (7)

Les différences avec le langage humain

Cf. Émile Benveniste (1966).

1) La communication des abeilles n’est pas vocale, mais gestuelle. 2) La transmission du message est unilatérale : elle n’appelle aucune réponse, mais une action. Il n’y a pas de dialogue. 3) Le contenu du message est fixe : il se rapporte toujours à la nourriture, et à son emplacement. Le langage humain, par opposition, peut transmettre une infinité de contenus différents. 4) Le message (la danse) ne se laisse pas analyser ou décomposer.

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1. Langage et communication (8)

→ Conclusion de Benveniste : il y a une communication animale, mais il n’y a pas de « langage animal ». Les abeilles, à défaut d’avoir un véritable langage, ont seulement « un code de signaux ».

Il faut distinguer le signal et le symbole :

Signal : signe naturel ou conventionnel qui déclenche une action. On réagit à un signal.

Symbole : signe qui renvoie à un sens et doit donc être interprété.

« L’homme invente et comprend des symboles ; l’animal, non ».

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1. Langage et communication (9)

Le langage est le propre de l’homme

Cf. Descartes, « Lettre du 23 novembre 1646 au Marquis de Newcastle ».

Le langage permet d’établir une différence de nature entre l’homme et l’animal. Seul l’homme parle. Les animaux ne parlent pas.

1) Parler, ce n’est pas nécessairement émettre des sons. Il suffit d’utiliser des signes. 2) Mais encore faut-il le faire à propos, c’est-à-dire en fonction du contexte, et non de manière mécanique. 3) Enfin, pour parler, il faut exprimer une pensée, et non des passions.

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1. Langage et communication (10)

→ « ... la parole étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul ».

Les animaux émettent, certes, des sons, mais de manière mécanique, et seulement pour exprimer leurs passions. Ils ne font que réagir aux stimuli (internes ou externes) auxquels ils sont soumis. S’ils ne parlent pas, c’est parce qu’ils ne pensent pas. Descartes en déduit qu’ils n’ont pas d’âme.

Cf. La théorie des animaux-machines : l’animal agit toujours, tel un automate, en étant déterminé par son corps.

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L’animal L’homme

Corps comparable à une machine

Union de l’âme et du corps

Emission de sons Utilisation de signes

Passions Pensée

Déterminisme(rapport de cause à effet)

Liberté(expression libre d’un sens)

L’homme et l’animal : une différence de nature

« On ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions (…). » (Discours de la méthode, V)

«  La parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans les corps. » (« Lettre à Morus » du 5 février 1649)

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1. Langage et communication (11)

Transition : pour parler, il ne suffit pas de communiquer ; il faut penser. Il n’y a pas de langage sans pensée.

Mais comment concevoir la relation entre le langage et la pensée ?

Considérer le langage comme un instrument de communication, c’est présupposer : a) que le langage est capable d’exprimer la pensée ; b) que celle-ci a une existence indépendante et antérieure à son expression linguistique.

Ces deux présupposés ne vont pas de soi.

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2. Langage et pensée (1)

a) Les limites du langage

Cf. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) et Le rire (1900).

Bergson développe une double critique du langage :

1) Le langage est un instrument imparfait. S’il est utile pour la vie en société, il est incapable de retranscrire fidèlement la pensée.

2) Il n’est pas un instrument neutre. Il a des effets sur notre perception de la réalité.

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2. Langage et pensée (2)

1) Le langage comme instrument imparfait

Notre vie intérieure est composée d’une multiplicité de sentiments particuliers, qui changent sans cesse, et qui s’interpénètrent. Or, le langage ne peut en rendre compte. Il est incapable de retranscrire fidèlement nos sentiments. Les mots, étant généraux et communs, ne peuvent exprimer les sentiments personnels dans leur singularité. Il y a donc de l’indicible ou de l’ineffable : le vécu personnel est irréductible aux mots et aux concepts qu’ils désignent.

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« La pensée demeure incommensurable avec le langage »

Selon Bergson, le langage ne peut exprimer la pensée qu’en l’altérant : il la fige dans les mots et la rend impersonnelle. Ainsi, il y aura toujours un écart entre cet amour que je ressens et qui est le mien – sentiment singulier qui change dans le temps et se mêle à mes autres sentiments – et le mot « amour » dont je dispose pour l’exprimer : ce mot est nécessairement général, commun, et conventionnel.

La pensée Le langage

Singularité Généralité

Changement Fixité

Individu Société

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2. Langage et pensée (3)

2) Le langage comme prisme déformant

Nous regardons les choses à travers le prisme des mots. Notre perception du réel est ainsi réduite ou altérée. Du réel, nous ne voyons que les éléments communs et fixes, tels qu’ils sont rapportés par les mots. La singularité des choses et leur caractère mouvant ou changeant nous échappent.

Au filtre du langage s’ajoute le filtre des besoins. L’homme ne voit du réel que ce qui l’intéresse pour son action. Le langage lui-même répond à des besoins. Il reste chez Bergson un outil.

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Le mot « arbre »

Le concept d’arbre

Bergson : « Nous ne voyons pas les choses mêmes »

(idée abstraite)

Les arbres(concrets)

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2. Langage et pensée (4)

b) La pensée dépend-elle du langage ?

Notre expérience la plus commune, lorsque nous parlons, nous indique que :

1) la pensée est antérieure au langage : nous pensons, puis nous cherchons à exprimer ce que nous pensons avec des mots ;

2) la pensée est indépendante du langage, et en particulier, de la langue : une même pensée peut être exprimée dans des langues différentes ; le choix de la langue semble être indifférent, n’avoir aucun impact sur la pensée.

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Le langageLa pensée

?

La neige est blanche

« La neige est blanche »« Snow is white »

« Der Schnee ist weiß »

« La neve è bianca »

« La nieve es blanca »

Etc…

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2. Langage et pensée (5)

Langage et vision du monde

Cf. Benjamin Lee Whorf, « Science et linguistique » in Linguistique et anthropologie (1956).

Selon Sapir et Whorf, l’expérience commune nous trompe. La langue est antérieure et conditionne la pensée. Les structures de notre langue déterminent, à notre insu, non seulement nos pensées, mais notre façon de percevoir le monde.

Loin d’être un instrument neutre, la langue véhicule une vision du monde.

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2. Langage et pensée (6)

→ Les deux ethnologues défendent un relativisme linguistique : deux individus parlant des langues différentes n’auraient pas la même perception du réel, vivraient, à la limite, dans des mondes différents.

Cf. É. Benveniste : « Nous pensons un univers que notre langue a déjà modelé ».

Selon Whorf, un tel fait est patent, lorsqu’on examine d’autres langues que les langues indo-européennes, comme la langue Hopi. Un indien Hopi n’aurait pas le même rapport au temps et à l’espace que nous !

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2. Langage et pensée (7)

Le contrôle de la pensée

L’hypothèse selon laquelle la langue détermine la pensée est explorée par Orwell dans son roman d’anticipation, 1984.

Si « la pensée dépend des mots », alors un État totalitaire qui imposerait à ses citoyens une nouvelle langue (Newspeak) pourrait, du même coup, contrôler leur pensée.

L’élimination de certains mots (ou la modification de leur sens) aurait pour effet, à long terme, la disparation des idées auxquelles ils sont associés. Ex : la liberté.

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2. Langage et pensée (8)

Objections

1) Contre Sapir et Whorf : des tests ont prouvé que les hommes reconnaissent les couleurs à peu près de la même manière, quelle que soit la langue qu’ils parlent. Cf. J.-C. Pariente : « La relativité culturelle a des effets beaucoup plus limités qu’on ne s’y attendait ».

2) Contre Orwell : la pensée est influencée par la langue, mais elle n’en est pas prisonnière. En témoigne le fait que, lorsque les hommes n’ont pas de mots pour exprimer ce qu’ils pensent, ils peuvent encore les inventer.

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2. Langage et pensée (9)

c) Il n’y a pas de pensée sans langage

Cf. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, tome III : La philosophie de l’esprit (1817-1830).

Penser et parler sont les deux faces indissociables du même processus. Parler, c’est penser. Inversement, penser, c’est parler. Le langage n’est pas un simple instrument de communication : il est la condition essentielle du développement de la pensée elle-même. « C’est dans les mots que nous pensons ».

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2. Langage et pensée (10)

1) On ne peut pas penser sans les mots.

Selon Hegel, toute pensée véritable se réalise dans le langage, s’accomplit à travers lui. Parler, c’est extérioriser ses pensées, non pas tant pour les communiquer, que pour les déterminer, les mettre en forme, et ainsi en prendre conscience.

Je sais vraiment ce que je pense qu’au moment où je le dis. C’est seulement une fois verbalisée que ma pensée acquiert un contenu déterminé. Avant la verbalisation, il n’y a qu’une pensée confuse et vague.

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2. Langage et pensée (11)

→ Hegel distingue ainsi deux formes de pensée :

① La pensée pré-linguistique n’est pas une pensée véritable ou authentique : il s’agit d’un processus mental inabouti et donc toujours indéterminé. Il y a de la pensée, et pourtant rien n’est véritablement pensé !

② La pensée véritable est linguistique : elle s’accomplit dans les mots. La mise en mots est une mise en ordre. La pensée se détermine, se précise. Il n’y a donc pas d’antériorité de la pensée sur le langage, mais plutôt synchronie.

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2. Langage et pensée (12)

2) La critique de l’ineffable

Selon Hegel, on a tort de critiquer le langage, sous prétexte qu’il est incapable d’exprimer la pensée. On a tort, du même coup, de valoriser l’ineffable. L’ineffable, ce n’est rien d’autre que « la pensée obscure », « la pensée à l’état de fermentation » : celle qui n’a pas assez mûri pour pouvoir été verbalisée.

Certains philosophes croient avoir une pensée supérieure, subtile et fine, que le langage ne peut exprimer : en fait, dit Hegel, c’est simplement qu’ils pensent mal.

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2. Langage et pensée (13)

Remarque : l’expression commune « chercher ses mots » est donc trompeuse.

Elle suggère que la pensée est antérieure au langage, qu’elle est déjà constituée et qu’il suffirait de choisir les bons mots pour la communiquer.

En fait, celui qui « cherche ses mots » cherche aussi, d’une certaine manière, sa pensée. Au moment même où il parle, s’il hésite, c’est parce que sa pensée n’est pas encore tout à fait aboutie, achevée : il est justement en train de l’élaborer.

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Cf. Ferdinand de Saussure : « Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n'est qu'une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d'une façon claire et constante. Prise en elle-même la pensée est comme une nébuleuse où rien n'est nécessairement délimité. Il n'y a pas d'idées préétablies, et rien n'est distinct avant l'apparition de la langue. » (Cours de linguistique générale, Deuxième partie, chapitre IV, §1)

Le langage : une condition de réalisation de la pensée ?

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Destinateur Destinataire

Contact

Code

Les six fonctions du langage selon Roman Jakobson

Contexte ou référent

Message

1) Fonction référentielle

2) Fonction expressive

3) Fonction conative

4) Fonction phatique

5) Fonction métalinguistique

6) Fonction poétique

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3. Le langage comme fin en soi (1)

a) Un rapport non-instrumental au langage : la poésie.

Cf. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? (1948).

Il faut distinguer la prose et la poésie.

• Dans la prose, le langage n’est qu’un outil de communication. Il n’est qu’un moyen pour transmettre un message. On considère les mots comme de simples signes qui renvoient aux choses : ils sont, avant tout, des « conventions utiles ». En eux-mêmes, ils n’ont aucune valeur.

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3. Le langage comme fin en soi (2)

• Le poète a un autre rapport au langage.

Au lieu de se servir des mots, il les sert, il est à leur service. Parce qu’il est sensible à leurs qualités phoniques et graphiques, il cherche à leur rendre hommage : il les considère pour eux-mêmes, comme des êtres à part, des choses dont il faut s’émerveiller, et non plus comme des signes utiles.

Contrairement au prosateur qui oublie les mots au profit des idées qu’ils véhiculent, le poète se soucie des mots pour eux-mêmes, indépendamment de leur signification.

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Prose et poésie

La prose La poésie

Forme (signifiant)

Multiplicité des formes

Forme unique

Fond (signifié)

Fond unique

Multiplicité des sens

Cf. Paul Valéry : « La poésie n’a pas le moins du monde pour objet de communiquer à quelqu’un quelque notion déterminée, – à quoi la prose doit suffire. Observez seulement le destin de la prose, comme elle expire à peine entendue, et expire de l’être, – c’est-à-dire d’être remplacée dans l’esprit attentif par une idée ou figure définie. (…)Toute autre est la fonction de la poésie. Tandis que le fond unique est exigible de la prose, c’est ici la forme unique qui ordonne et survit. (…) Un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres. » (« Commentaires de Charmes », 1936)

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3. Le langage comme fin en soi (3)

b) Le langage n’est pas un instrument.

Cf. É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, chapitre XXI.

Comparer le langage à un instrument est non seulement réducteur mais trompeur. Une telle comparaison laisse penser que le langage est extérieur à l’homme, et artificiel, comme les objets techniques qu’il fabrique et qu’il utilise. Or, ce n’est pas le cas. Le langage fait partie de nous, il nous constitue. Nous sommes langage, pourrait-on dire.

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Suggestions de lecture (pour aller plus loin)

Jean-Claude Pariente, « Le langage » in Notions de philosophie, tome 1, Gallimard, Folio essais, 1995.

Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome 1, Gallimard, coll. TEL, 1966.