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16/07/10 1 LA PRÉSENCE ÉDUCATIVE dans une perspective de spiritualité laïque René Barbier (conférence à Font-Romeu, juillet 2010) à Danièle Legros INTRODUCTION L’éducation est sans doute l’accomplissement d’une spiritualité laïque. Laïque d’abord parce qu’une éducation – surtout nationale - doit être sans obédience quelconque à un univers religieux considéré comme une référence absolue. Spiritualité ensuite parce qu’il s’agit du résultat d’une activité de l’esprit qui n’est pas simplement rationnelle mais comporte, un dépassement, par intuition, imagination et expériences affectives supra-sensibles, des ouvertures de sens sur l’inconnu de ce qui est et advient sans cesse Spiritualité laïque : état d’un être humain qui a simplement la conscience d’être ici et maintenant et qui, de ce fait, éprouve une joie subtile comme un mince filet de menthe se dissout dans un verre d’eau fraiche par temps de canicule pour tous les assoiffés que nous sommes. Cinq carrefours de questionnements autour de « la présence en éducation ». - Carrefour sémantique - Carrefour philosophique - Carrefour spatio-temporel - Carrefour de sens de l’être humain présent - Carrefour pragmatique

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Une réflexion élaborée sur les relations entre l'éthique, la présence et l'éducation

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LA PRÉSENCE ÉDUCATIVE dans une perspective de spiritualité laïque

René Barbier

(conférence à Font-Romeu, juillet 2010)

à Danièle Legros

INTRODUCTION

L’éducation est sans doute l’accomplissement d’une spiritualité laïque.

Laïque d’abord parce qu’une éducation – surtout nationale - doit être sans

obédience quelconque à un univers religieux considéré comme une référence

absolue.

Spiritualité ensuite parce qu’il s’agit du résultat d’une activité de l’esprit qui

n’est pas simplement rationnelle mais comporte, un dépassement, par intuition,

imagination et expériences affectives supra-sensibles, des ouvertures de sens

sur l’inconnu de ce qui est et advient sans cesse

Spiritualité laïque : état d’un être humain qui a simplement la conscience d’être

ici et maintenant et qui, de ce fait, éprouve une joie subtile comme un mince

filet de menthe se dissout dans un verre d’eau fraiche par temps de canicule pour

tous les assoiffés que nous sommes.

Cinq carrefours de questionnements autour de « la présence en éducation ».

- Carrefour sémantique

- Carrefour philosophique

- Carrefour spatio-temporel

- Carrefour de sens de l’être humain présent

- Carrefour pragmatique

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1. CARREFOUR SÉMANTIQUE

.

Quid de la présence ?

Certainement un des principaux concepts en éducation aujourd’hui, mais peu

explicité. Mot tabou si on va au fond car trop révolutionnaire ou mot valise

prononcé à tout vent si on s’arrête au superficiel.

Tout d’abord je me démarque immédiatement d’une représentation du concept

pris au piège de la société spectaculaire et de pouvoir d’aujourd’hui. Il s’agit

alors de la présence comme instantanéité de là jouissance individuelle à tout

prix, notamment pour tous ceux qui possèdent les biens de ce monde. Les

sociologues parlent de « l’homme instantané » ou encore de « l’homme

présent » en ce sens. Celui du stress comme moyen efficace de management, de

la concurrence effrénée, du temps c’est de l’argent, du « culte de l’urgence »

(Nicole Aubert) et des réunions dérisoires du G20.

Au sein de ce sens de la présence fallacieuse, la personne au plus bas de

l’échelle sociale n’a plus qu’un moyen souvent, pour survivre physiquement et

psychologiquement comme l’a montré magistralement une psychosomaticienne

et psychanalyste clinicienne du travail, Marie Pezé, lors d’une communication

récente (au 40e anniversaire du Laboratoire de Changement Social à l’université

Paris 7, 9-12 juin 2010) : se laisser envahir par la conscience de la réalisation

objectale à accomplir, ne plus penser à rien d’autre, être totalement dans l’acte,

même ridiculement machinal. L’ouvrière, dans ce cas, est bien « présente » mais

dans une aliénation totale à l’ordre néolibéral.

Par ailleurs, le mot « présence » est trop connoté par ses références aux grandes

religions monothéistes, notamment au christianisme. Le mot reflète l’emprise

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des Religions du Livre et la liaison avec la déchristianisation et la sécularisation

du sacré.

La présence n’est pas seulement liée au mystère de l’incarnation d’une déité

innommable et indéfinissable par la raison, malgré les réfutations de Thomas

d’Aquin. Il faut l’ouvrir à tous dans le sens d’une spiritualité laïque, aux non-

croyants a priori mais sans nier que ce terme puisse également concerner les

croyants d’aujourd’hui.

Comme le propose très bien Gilles Deleuze, en suivant les Stoïciens, dans les

premières pages de Logique du sens consacrées à Alice au Pays des Merveilles

et Lewis Caroll1, le présent est en quelque sorte la surface du temporel. Pour lui

seule la surface fait sens, avec l’événement, la surface sans frontière, et comme

dit Paul Valéry, « le plus profond c’est la peau » (cit.p.18). L’hédonisme solaire

de Michel Onfray, aujourd’hui, dirait-il autre chose ?

Dans la ligne du philosophe indien Shankara (VIIIe siècle) et de la non-dualité2,

surface et profondeur sont d’un seul tenant. Instant et éternité d’une même

dynamique. Le présent absolu dans la conscience d’exister est présence à soi et

ne se fractionne pas. On peut dire que toucher d’un doigt la surface de l’océan ,

c’est rencontrer la totalité de l’océan. Comme le pensait Krishnamurti,

comprendre un arbre, savoir le voir sans le penser en tant que catégorie, c’est

rencontrer la forêt et plus largement la vie dans son intensité transformatrice et

sempiternelle.

Cela pose les questions suivantes : qu’est-ce qu’un éducateur et l’éducation ?

quel est le sens de l’éducation ? qu’est-ce-que la présence en éducation ?

1 Gulles Deleuze, Logique du sens, 10/18, Éditions d e Minuit, 1973, (1969), 446 p. 2 Roger-Pol Droit, s/dir, Philosophies de l’ailleurs, Les pensées indiennes, chinoises et tibétaines, Hermann, 2009, 488 p., pages 75-97

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La crise de l’école a de multiples causes. Au moment où je prépare cette

conférence (en mai et juin 2010), une élève de collège a poignardé sa camarade

à Villiers le Bel, plusieurs autres collégiens ailleurs ont tenté de se suicider, une

jeune adolescente à réussi malheureusement son coup et personne n’y comprend

rien. Il se pourrait que l’une des causes, indépendamment du contexte général

quelque peu cynique de la société contemporaine, reflète le manque de présence

de l’enseignant considéré non seulement comme un transmetteur d’informations

et de savoirs mais surtout comme un éducateur digne de ce nom.

Peut-on parler d’un processus de la présence éducative comme le sens de

l’apprendre à être présent aux autres, au monde et à soi-même tout en

s’enrichissant des visions du monde plurielles issues des cultures humaines ?

1.1. PRÉCISIONS CONCEPTUELLES

Commençons par préciser quelques concepts dans la perspective philosophique

qui est la mienne :

GLOSSAIRE TRANSVERSAL

ACTIVITÉ

J’appelle « activité » un courant d’actions dirigées vers un but

EDUCATION

L’éducation est le processus d’activités dont le but est la connaissance de l’être

humain dans son entièreté et sa complexité.

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Elle s’exprime par une dialogique incessante entre un champ de savoirs pluriels

et un champ de connaissance expérientielle de soi. J’y reviendrai.

La méditation sans objet (sans concept ni image) est au cœur de cette dialogique

car elle introduit au non-savoir sur ce qui est et advient sans cesse.

FORMATION

La formation est l’éducation que se donne un individu lorsqu’il rencontre des

maîtres d’enseignement et des maîtres de vie, formellement dans des institutions

et informellement tout le long de sa vie.

INSTRUCTION

L’instruction est la formation donnée et souvent imposée par un tiers doté d’une

puissance sociale institutionnalisée.

ENSEIGNEMENT

L’enseignement est l’instruction qui consiste à marquer symboliquement

l’enseigné sous l’emprise d’un cursus de savoir considéré comme légitime au

sein d’une société à un moment donné de son histoire.

PRÉSENCE ÉDUCATIVE

La présence éducative est l’influence humaine qui conjugue à la fois la plus

grande simplicité, le plus haut degré de connaissance de soi et la somme de

savoirs pluriels la plus complète.

APPRENDRE

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Apprendre est un processus psychologique que vit un individu volontairement et

qui le fait entrer dans l’éducation à la fois par soi-même et par les autres.

EDUCATEUR

L’éducateur est la personne dont la présence est déterminante pour autrui dans

l’acte d’apprendre.

POÉSIE

La poésie comme forme tangentielle à ce qui est et advient prend sa source dans

la méditation sans objet. Si le sens de l’être est une énigme à jamais ouverte, la

poésie dessine son bouton d’or.

SPIRITUALITÉ LAÏQUE

Je nomme "spiritualité laïque" sans référence a priori à un dieu et dans la

perspective d'une reconnaissance de la non-dualité de ce qui est et advient, le

résultat du processus éducatif précédemment défini, d'une personne qui

s'achemine vers un état de "présence" dans la vie de tous les jours.

Pour comprendre, revenons sur quelques points précis.

1.2. Le sens de l’éducation : les trois dimensions

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Les trois composantes du sens (dans une vidéo du ministère de l’éducation et

de la recherche en 1996 pour moi actuellement sur « le journal des chercheurs »,

récemment en 2006 chez François Cheng, Cinq méditations sur la beauté,

p.35 : « Si je poussais plus avant ma pensée, je dirais que notre sens du sens,

notre sens d’un univers ayant sens vient aussi de la beauté, dans la mesure où,

justement, cet univers composé d’éléments sensibles et sensoriels prend

toujours une orientation précise, celle de tendre, à l’instar d’une fleur, d’un

arbre, vers la réalisation du désir de l’éclat d’être qu’il porte en lui, jusqu’à

ce qu’il signe la plénitude de sa présence.

On trouve en ce processus écrit F.Cheng, les trois acceptions du mot sens en

français : sensation, direction, signification cf. aussi p.40-41 « Précisons que par

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signification, nous n’entendons pas forcément un acte intentionnel en vue de

quelque chose. Si « en vue » il y a, c’est de la jouissance, tant il est vrai qu’on

ne peut pleinement jouir de l’Être qu’en jouissant de tous les sens, y compris

cette instinctive connaissance de sa présence au monde, en tant que « signe de

vie », un signe qui implique toujours les potentialités et virtualités qu’on porte

en soi »)

- direction ou finalité. La finalité semble être le plein accomplissement de la

« puissance d’agir » qui s’ouvre sur la joie d’exister au sens de Spinoza, mais

d’une puissance d’agir qui tient compte de l’être-ensemble parce que, comme

l’ont bien vu les anciens Chinois, l’être humain est avant tout un être avec, un

être de l’entre deux, un être de relation.

- signification ou compréhension et intelligence de la finalité

La signification est l’ensemble des rapports de sens en liaison avec la finalité de

l’activité qui permet de donner une intelligibilité au monde avec lequel le sujet

entre en relation.

- sensation ou inscription corporelle de la signification.

La sensation constitue l’éprouvé de l’être humain et du vivant non humain dont

le corps est en contact avec le monde. Elle est le premier objet de connaissance

en tant qu’en elle s’inscrit et s’anime l’énergie même de ce qui est, c’est à dire le

Réel.

1.3 L’Advenir et le Sensible

Par la sensation nous percevons le présent du présent, c’est à dire la conscience

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de ce qui advient, le Sensible dont nous parle Danis Bois.

L’Advenir chez Danis Bois

L’Advenir est à la croisée des temporalités comme le propose le professeur

Danis Bois dans le massage des « fascias » (mouvements des muscles internes)

et la reconnaissance radicale de la catégorie du Sensible en

somatopsychopédagogie3. L’advenir nous place sur le seuil d’un regard vers le

passé et d’un regard sur l’avenir, au moment même de leur prise de conscience.

Vers le passé, il éclaire en les réactualisant des pans de conscience dépassée et

vers l’avenir, il découvre intuitivement des potentialités non encore actualisées.

2. CARREFOUR PHILOSOPHIQUE

3 Danis Bois et alii, Sujet et renouvellement du moi. Les apports de la fasciathérapie et de la somato-psychopédagogie, éditions Points d’appui, 2009, 454 p. et Danis Bois, « L’advenir, à la croisée des temporalités, Analyse biographique du processus d’émergence du concept de l’advenir », revue Réciprocités, n°3, mai 2009, pages 8 à 15.

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2.1. L’éducation entre médiation et défi

- une médiation dialogique entre savoirs pluriels et connaissance de soi

* les savoirs pluriels sont ceux que légitimement l’humanité reconnaît

comme pertinents pour entrer dans l’intelligibilité du monde aujourd’hui. Ils

englobent toutes les disciplines et tous les savoirs scientifiques et

philosophiques comme toutes les formes d’expressions artistiques.

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* La connaissance de soi est essentiellement expérientielle et évolue en

fonction d’une intégration à la fois des savoirs pluriels, nécessairement limités

pour l’individu, et son rapport direct et vécu à la réalité, y compris dans des

moments de flashes existentiels étonnants.

* un défi radical qui correspond à l’interpellation de chaque pôle par

rapport à l’autre. Des savoirs pluriels par la connaissance de soi et de la

connaissance de soi par les savoirs pluriels.

* la méditation à reconnaître et à vivre comme moment de non-agir et de

non-savoir entre médiation et défi (sur la question de la méditation : Mathieu

Ricard, Krishnamurti, Thich Nhat Hanh, Jon Kabat-Zinn Jean Klein, etc)

2.2. Pourquoi l’éducation en rapport avec la présence ?

L’éducation nous pousse à nous ouvrir aux autres, au monde et, en fin de

compte à nous redécouvrir en personne. Il existe un rapport étroit entre

éducation et philosophie sur ce plan. Mais à condition de ne pas enfermer la

philosophie comme on l’a fait à partir de la fin du XIXe siècle et au XXe siècle

dans la sphère de la civilisation gréco-latine, anglosaxonne et française. Roger-

Pol Droit a bien montré qu’il s’agissait maintenant de s’ouvrir à ce qu’il nomme

« les philosophies d’ailleurs » (Chez Hermann, 2009) c’est à dire l’Inde, La

Chine, le Tibet, l’Egypte ancienne, la pensée hébraïque, arabe ou persane etc.

Toutes traditions de pensée véritablement philosophique mais que les

philosophes professionnels d’Occident et leur cursus académique ont tenu hors-

jeu jusqu’à la fin du XXe siècle.

Comme l’écrit Pierre Hadot dans son livre d’entretiens « La philosophie comme

manière de vivre » : « D’une manière générale, j’aurais tendance

personnellement à me représenter le choix philosophique fondamental, dont

l’effort vers la sagesse, comme un dépassement du moi partial, partiel,

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égocentrique, égoïste, pour atteindre au niveau d’un moi supérieur qui voit

toutes choses, dans la perspective de l’universalité et de la totalité, qui prend

conscience de lui-même comme partie du cosmos, qui embrasse alors la totalité

des choses » (p.141)

3. CARREFOUR SPATIO-TEMPOREL

3.1. La présence comme croisement entre l’horizontalité et verticalité de

l’existence.

3.1.1. L’horizontalité du quotidien

C’est le temps de l’habitude, de la routine, de la conformité de pensée, le temps

linéaire, de l’homme enfermé dans ces certitudes et ses peurs, ses

conditionnements, le temps de l’homme de désir et du conflit, de l’homme de

l’art et de la poésie aussi. Et parfois, du questionnement en fonction de flashes

existentiels lorsque la vie percute le réel et désarticule les charpentes de sens

trop rigides que nous nous étions données pour nous rassurer devant l’inconnu.

P.Hadot, parle d’exercice spirituel ? = « prise de conscience de la présence du

monde et de notre appartenance au monde. Ici l’expérience du philosophe rejoint

celles du poète et du peintre » (p.156,) la philosophie comme manière de vivre).

Il s’agit de savoir changer de regard sur ce qui est : « Percevoir les choses

comme étranges, c’est transformer son regard de telle manière que l’on a

l’impression de les voir pour la première fois, en se libérant de l’habitude et de

la banalité » p.156

Mais ce nouveau regard s’arrime à l’instant lorsque l’horizontalité de l’existence

rencontre la verticalité de l’être.

3.1.2. la verticalité comme flash existentiel

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- un éclairement de l’être lié à une instantanéité de notre présence au

monde : F.Cheng écrit « L’unicité transforme chaque être en présence, laquelle

à l’image d’une fleur ou d’un arbre, n’a de cesse de tendre, dans le temps, vers

la plénitude de son éclat, qui est la définition même de la beauté » (p.26 des

Cinq méditations sur la beauté, Albin Michel, 2006) et « la vraie transcendance

est dans l’entre » (p.28)

- une interpellation sur l’horizontalité de notre existence : qu’est-ce qui fait

sens ?

Un jour un accroc dans notre réalité quotidienne vient nous interpeller, nos

inquiéter, nous plonger dans le non-sens. Nous nous ouvrons à autre chose, à la

Profondeur et à la philosophie. Pour ma part ce fut un jeune homme mort sur la

route et rencontré lorsque j’avais une dizaine d’années.

- une ouverture à la Profondeur, dans laquelle on semble entrer définitivement

mais où nous étions déjà depuis toujours, malgré la mort de l’homme et la

finitude de toute chose.

Robert Linssen, ce grand connaisseur de la pensée de Krishnamurti, en parlait

ainsi : Dans le numéro 3 de la revue OM sur le thème « Lucidité » (p. 607), à la

question : « Comment voyez vous la « finitude » de la personne, il

répondait :« Rien ! Une vaguelette évanescente, anonyme, parmi les milliards de

vagues de l’Océan insondable du Grand Vivant, un corps parmi les milliards

de corps connus et inconnus, incompréhensiblement envahi par la bénédiction

surprenante et non recherchée d’une force d’Amour, présente au cœur de tous

les êtres, un corps qui ne respire plus mais qui « est respiré », qui n’agit plus

mais « est agi » et qui n’y est pour rien ». (voir

http://www.maaber.org/issue_march06/spiritual_traditions2f.htm )

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3.1.3. La présence comme moment vécu au croisement entre l’horizon

quotidien et la verticalité de l’existence en situation

- le lieu devient l’endroit, l’universel passe vers le particulier et le singulier

Le lieu dans l’enseignement supérieur par exemple c’est l’ensemble

géographiquement situé de chaque établissement universitaire sur le territoire

national, ensemble considéré comme universel.

L’endroit, c’est là où se tient un établissement particulier, précis, dans un

rapport à cet ensemble universel. L’université de la Sorbonne dans le 5e

arrondissement de Paris. Plus précisément l’endroit sera même là où l’on fait

cours, dans sa classe, à une heure donnée, dans cet endroit précis.

- Le lieu va de pair avec la durée. L’endroit introduit à l’instant qui

particularise la durée en lui donnant une existentialité immédiate et à nulle autre

pareille. En passant du lieu à l’endroit la durée linéaire de Chronos devient

Kaïros, événementiel et existentiel, durée bergsonienne à proprement parler.

- la situation et le moment

En fait, l’éducation concrète est toujours située à un moment donné. La

situation est constituée par l’ensemble des activités des personnes concernées

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par un endroit et une série d’instants qui se déroulent d’une manière processuelle

dans un moment éducatif. Le moment singulier de la présence est toujours plus

que l’instant particulier mais toujours moins que la durée universelle.

Comme l’écrit Krishnamurti :

« Le présent, dans son intensité exigeante et sa rapidité changeante, apparaît

comme un défi constant à l'esprit. Le présent et le passé sont toujours en conflit,

sauf si l'esprit s'avère capable d'appréhender totalement le passé mobile. Le

conflit n'a lieu que lorsque l'esprit, alourdi par le passé, le connu, l'expérimenté,

répond de façon incomplète au défi du présent, qui est par essence nouveau, en

constante mutation. » (Extrait du livre :CSV Tome 3, note 54 'Le défi du

présent')

- Dans cet esprit, l’histoire générale et universelle devient situation singulière

enracinée dans la complexité du moment existentiel.

4. CARREFOUR DU SENS DE L’ÊTRE HUMAIN PRÉSENT

4.1. La présence au carrefour de la Profondeur, de la Reliance et de la

Gravité.

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4.1.1 La Profondeur ou l’impossible de la symbolisation (J.Lacan, les

mystiques rhénans, Krishnamurti et l’otherness, mais aussi Bernard D’Espagnat

et le « réel voilé »)

- ce qui est et advient sans cesse, le Réel-Monde, comme Sans-Fond de tous les

fonds, et ce qui ne peut être représenté

- ce qui agit et nous agit en permanence parce que nous sommes pour l’essentiel

cette Profondeur même.

- ce qui nous fonde comme projet implié en nous-mêmes et nous donne la

direction du sens : Peut-être « l’éloge du simple » et une sorte d’archétype du

moine en nous-mêmes comme le pense le philosophe Raimon Panikkar.

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4.1.2. La Reliance comme conséquence du vécu de la Profondeur (Marcel

Bolle de Bal4, Edgar Morin, Michel Maffesoli5 et sur le plan épistémologique

en physique quantique (Michel Bitbol6) etc.)

- c’est le sentiment d’être relié au monde et aux autres, à tout ce qui vit et même

à tout ce qui est pour les Orientaux.

- le sentiment océanique de la présence considéré comme un éprouvé qui nous

affirme qu’il faut « relier ce qui est séparé et distinguer ce qui est confondu »

comme l’écrit Edgar Morin.

4 Marcel Bolle de Bal, la reliance : connexions et sens, Paris, Connexions, n°33, Epi,1981; La reliance ou la médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept charnière, Actes du XIIIe Colloque de l’Association International des Sociologues de Langue Française, 1988, Tome 1, pp. 598-611. Voir aussi (“Voyages au coeur des sciences humaines, la reliance”, L’Harmattan, 1996, 2 volumes 5 Michel Maffesoli, Reliance et triplicité, Religiologiques, Jeux et traverses. Rencontre avec Michel Maffesoli, s/dir. Guy Ménard, Université du Québec à Montréal, Département des Sciences religieuses, Printemps 1991, n°3, 163 p., pp 25-86 (avec les débats). Cet article est à mettre en rapport avec le livre de Dany- Robert Dufour “les mystères de la trinité”, Paris, Gallimard, 1991 en fonction de la pensée trinitaire. Comme pour moi, la “reliance” chez Maffesoli n’exclut pas le conflit, bien au contraire. L’écoute de la reliance sociale suppose une très grande ouverture d’esprit et d’improvisation d’expression : “...il y a une multiplicité d’expressions de cette rhétorique sociale. Et cette multiplicité d’expressions peut aller du bouquin théorique au roman en passant par d’autres expressions spécifiques. Il faut que je sois à même, moi qui veux dire mon temps, de l’intégrer dans ce que j’essaie de dire. Donc, jouer d’une construction qui soit le plus fidèle possible à la rhétorique générale et qui intègre une dimension de stylisation.” (p.82). On retrouvera un développement sur la reliance, à partir de l’oeuvre de E. Durkheim, dans la présentation de M. Maffesoli à la réédition des “formes élémentaires de la vie religieuse” en livre de poche (L.G.E. 1991), 758 p.. La “reliance” est alors, pour M. Maffesoli, très proche de la notion d’ “effervescence” chez Durkheim (cf. p.16-17 6 Michel Bitbol, De l’intérieur du monde, pour une philosophie et une science des relations, Pari, Flammarion, Bibliothèque des savoirs, 2010, 720 pages (remarquable exposé de la nouvelle théorie de la connaissance en fonction de la physique contemporaine).

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4.1.3. La Gravité comme implication

Nous n’échappons pas au sentiment de gravité dès que nous sommes reliés. La

Gravité est une conséquence inéluctable de la Reliance.

Nous saisissons ainsi les trois dimensions en boucle de l’implication (être

impliqué, s’impliquer, impliquer autrui), et avec Hans Jonas nous faisons nôtre

le principe de responsabilité, l’ éthique du visage chez Levinas, la distinction

des quatre ordres chez Comte-Sponville et leur autonomie relative (techno-

économico-scientifique, juridico-politque, morale et éthique).

- C’est être responsable de ses paroles et de ses actes comme de leur absence le

cas échéant.

- C’est la solidarité avec le vivant : une éthique écologique et sociale

- C’est une implication politique dans le devenir du « vivre-ensemble »

(Castoriadis et principe d’autonomie ; Robert Legros et « idée d’humanité »,

Alain Touraine et son « penser autrement »)

4.2. La présence éducative comme l’advenir du Profond

Revenir à la Profondeur

4.2.1. La Profondeur fait naître le Profond

Je propose le terme de Profondeur pour nommer et pouvoir discuter, c’est à

dire porter sur le plan symbolique, malgré l’inadéquation radicale de tout

concept, le Réel-Monde. La Profondeur, c'est tout ce qui est, sans pouvoir être

nommé ou imaginé dans sa totalité dynamique. Elle n'a ni commencement ni fin.

Dans sa mouvance permanente de structuration, destructuration, restructuration,

elle est le Procès du monde en cours.

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La Profondeur est transcendante, ailleurs, tout-autre, insaisissable, non-

rationalisable, au-delà du temps et de l'espace, innommable, sans naissance et

sans mort, englobante.

Dans la Profondeur, amour et mort s'enchevêtrent sans fin et sans limite, d'une

manière corpusculaire et ondulatoire.

La Profondeur dans son flux est amour et mort dans son reflux.

- Quid du Profond dans sa relation à la Profondeur ?

Nuitée Sur un pic, un temple

Je lève la main, frôle les étoiles

Je n'ose parler à haute voix

Peur d'effrayer les êtres célestes

Li Bai

Le Profond est cet état de nomination "conventionnelle", inadéquate et

polysémique d'inscription du procès de la Profondeur dans le cours du monde, à

un moment donné. Il représente la multitude infinie des formes de la Profondeur

dans son déploiement incessant.

La Profondeur donne au Profond sa lumière et son sens.

Le Profond donne à la Profondeur son existence concrète et sa voix toujours

inachevée.

Le Profond est immanent, incarné, ici et maintenant, en mouvance.

Entre le Profond et la Profondeur existe un lien de réciprocité nécessaire et

l'espace de l'imaginaire.

Le Profond, dans le flux de la Profondeur, se donne et participe. Dans son

reflux, il tue et prend.

Le Profond, entre le flux et le reflux de la Profondeur, se passionne et s'élève.

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Le Profond, au sein de la Profondeur, est au-delà de la joie et de la souffrance.

Moment ineffable où le Temps et l'Eternité se croisent et flambent.

Lorsque le Profond sait, il s'arrête et s'endort.

Lorsque le Profond connaît, il se perd et se tait.

Lorsque le Profond s'approfondit, il connaît et s'allège.

La Profondeur est Jeu du Monde, le Profond est jeu de l'homme.

Entre la Profondeur et le Profond, le jeu se fait symboles.

Quand le Profond s'approche de la Profondeur, son jeu devient un jeu d'enfant.

Le jeu de l'homme est relié au Jeu du Monde par un sourire.

Dans la flamme, le jeu de l'adulte ne voit que du feu.

Dans la Profondeur, le jeu de l'enfant touche la flamme de l'eau.

Le jeu de l'homme est relié à l'ordre social par un cri.

Dans sa nature ludique la plus spontanée, la Profondeur est Errance.

La solitude est la demeure du Profond.

Le Profond va vers le silence et trouve la solitude.

Derrière la solitude du Profond, la Profondeur joue et gagne.

Pour le Profond, le silence est le bruit de la Profondeur.

Entre le silence et la solitude, un rien, qu'on ne peut recouvrir.

La mort est ce point d'être qui transforme la solitude en silence.

4.2.2. Profond et Surface : une étroite liaison

Le Profond reste prisonnier de la blancheur des choses. Il n’est jamais très loin

de la vie en acte avec son cortège de malentendus, d’ambivalences, de lâchetés

et de courages incompréhensibles. Mais il est également porteur de la

Profondeur qui ne le quitte jamais car il est cela même, comme un poignard

planté dans l’infini.

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Éloge du "Surfaciel"

Ce qui n’advient qu’en surface, c’est l’événement et l’existentialité du Profond.

Deleuze écrit « Là, les événements, dans leur différence radicale avec les

choses, ne sont plus du tout cherchés en profondeur, mais à la surface, dans cette

mince vapeur incorporelle qui s’échappe des corps, pellicule sans volume qui les

entoure, miroir qui les réfléchit, échiquier qui les planifie.( Logique du sens,

Paris, Éditions de Minuit, 1969, Paris, p. 19 et 20.) Pour Benoît Proux,

reprenant une doctrine stoïcienne, Gilles Deleuze propose justement une théorie

de l’événement fluide, qu’il oppose à la fixité des choses, (Benoît Proux,

Philosophiques, vol. 30, n° 2, 2003, p. 371-389. Cit. p.383,

http://www.erudit.org/revue/philoso/2003/v30/n2/008646ar.pdf ). L’événement

arrive en surface, et fait advenir la surface, parce qu’il est attribut logique, et non

pas qualité ou propriété physique. Il est effet incorporel de corps qui sont causes

pour d’autres corps. L’événement insiste, mais n’existe pas pour Deleuze7.

La Surface ou plutôt "le Surfaciel" ne doit pas être confondu avec le surperficiel.

Ce dernier est au Surfaciel ce que le fond de teint est à la peau de jeune fille. Le

Surfaciel vous enveloppe dès les premiers moments de votre naissance. Il

représente une catégorie de contact. On sait que l’attachement va de pair avec la 7 Selon Alexandre Matheron, pour Toni Negri, commentant Spinoza, on peut encore parler de Dieu (comme le fait Spinoza, et comme, de son propre point de vue, il a raison de le faire) pour désigner cette activité productrice immanente aux choses, cette productivité infinie et inépuisable de toute la nature, mais à la condition de bien se rappeler ce que cela veut dire : la nature naturante, c’est la nature en tant que naturante, la nature considérée dans son aspect producteur isolé par abstraction ; et la nature naturée, ou les modes, ce sont les structures qu’elle se donne en se déployant, la nature en tant que naturée ; mais dans la réalité, il n’y a que des individus plus ou moins composés, dont chacun (naturant et naturé à la fois) s’efforce de produire tout ce qu’il peut, et de se produire et de se reproduire soi-même en produisant tout ce qu’il peut : l’ontologie concrète commence avec la théorie du conatus. C’est pourquoi Negri a tout à fait raison de caractériser cet état final du spinozisme comme une métaphysique de la force productive ; et cela par opposition à toutes les autres métaphysiques classiques, qui sont toujours plus ou moins des métaphysiques des rapports de production dans la mesure où elles subordonnent la productivité des choses à un ordre transcendant. http://multitudes.samizdat.net/Preface-a-l-Anomalie-sauvage-de,1417 (préface à l’Anomalie sauvage de Toni Negri, par Alexandre Materon)

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présence chaleureuse de l’autre, bien au-delà de la simple fonctionnalité

nourricière. Chez les grands mammifères comme chez le petit de l’homme le

contact de la peau et la réalité du toucher (Montagu, 1979) constituent un

élément essentiel de la survie et du développement psychologique. Le "moi-

peau" de Didier Anzieu, à la fois protège, dessine une frontière du self, et en

mème temps permet l’ouverture et l’échange avec le milieu extérieur. En

Gestalt-thérapie l’ancrage va toujours dans le sens d’un retour au Surfaciel, à

l’enracinement.

Le Surfaciel exige la rencontre avec ma finitude et avec le monde. C’est en

devenant sans cesse immanent, intramondain, que je glisse vers la

transcendance. Il faut comprendre ici le sens du visage de l’autre chez

Emmanuel Levinas. Le visage d’autrui est le lieu de ma présence au monde.

Quand je regarde mon prochain, je ne cherche pas la Profondeur, je la trouve. Je

n’ai aucune intention, aucun projet sur l’autre. Alors la Profondeur est là,

imperceptiblement cachée dans la Surface d’un visage qui se donne à voir. Je

n’ai rien à inventer mais tout à contempler. Si je suis dans l’attitude juste, même

la chaleur du visage me touche et mon regard est une brûlure mystérieuse.

Pourquoi acceptons-nous de faire vaciller le Surfaciel - cette surface qui porte le

ciel - dans les ornières du Superficiel ? Qu’est-ce qui nous pousse à devenir des

êtres virtuels et spectaculaires là où nous pourrions être les mouvements mêmes,

les vagues, de la surface océanique ? Les machines modernes de virtualisation -

ordinateurs et autres engins - nous éloignent de la surface pour nous engloutir

dans l’image. Plus exactement ils mettent à la place d’une surface réelle

d’échange interhumain un plan artificiel de communication. Ce qui devrait rester

un moyen technique et fonctionnel remarquable envahit notre existence concrète

et nous transforme en cybernautes abstraits.

L’éducation implique le contact, le Surfaciel. L’éducation à distance, sans

aucune présence physique et sans manifestation de notre sensibilité, est une

aberration de notre temps post-moderne. Elle va dans le sens d’une éducation-

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spectacle, d’un "show" de tête à claques. Mais surtout elle rassure les politiques

qui ne trouvent plus les moyens d’une véritable éducation collective, trop

coûteuse dans sa nécessité relationnelle. L’éducation à distance ne supporte pas

l’improvisation et le chaos créateur qui sont propres à la vie. Elle nous conduit

vers des procédures de fonctionnement programmé, des pseuso interactivités où

les jeux combinatoires sont toujours déjà faits. Nous entrons peu à peu dans

l’ère du Niktando éducatif. Le superficiel grignote ainsi le Surfaciel. Le poète

cherche désespérément celui qui viendra le surprendre :

"Celui qui vient sur terre pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience"

écrit René Char.

Le Profond est l’homme ou la femme de la surface tangentielle à la Profondeur.

Il est conscient d’engager une lutte à mort contre les impresarii du mirage. Ces

derniers parlent sans cesse de l’avenir, du progrès, de la chance inespérée de

vivre avec nos technologies et nos technocrates. Ils se moquent volontiers du

traditionnel, du "dépassé", du vieillot. Leur jouissance s’enracine dans la

science-fiction qu’ils colorent selon leur humeur manichéenne en catastrophe ou

en paradis ensoleillés. Ils prennent de plus en plus le pouvoir dans nos lieux

quotidiens, dans nos usines, dans nos administrations, dans nos universités. Ce

sont les seuls "envahisseurs venus de notre monde" que je connaisse.

Le Profond revendique de comprendre et de connaître - de prendre et de naître

avec - la parole et les pratiques des Anciens. Il inscrit cette culture du passé dans

le mouvement du présent. Il ne déifie aucun symbole, il ne se vautre dans aucun

mythe. Il sait que la Profondeur fait fondre l’établi, fait voler l’institué en

poussières de suie. Mais c’est la vie même qu’il recueille du passé. Un élan de

vie qui lui fait signe à travers les péripéties, les malheurs quotidiens, les

catastrophes à hauteur d’homme.

- Le Profond c’est le Réel-Monde incarné dans ses dimensions humaines.

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- le Profond ou l’être humain de la pleine conscience dans la relation entre

Profondeur, Reliance et Gravité au quotidien « là où le temps et l’éternité se

croisent et flambent »

- le Profond ou le futur de l’accomplissement : par dépassement de l’achèvement

et de l’inachèvement

- le Profond , la Profondeur et l’Etre humain fondent l’activité de Création

comme étant au cœur d’une éducation radicale.

Par l’existence au niveau du Profond, l’être humain entre dans la Présence

et trouve les moyens de son activité féconde

5. CARREFOUR PRAGMATIQUE

5.1. Comment être présent ?

Il faut aller en chercher les manières d’être chez les sages et philosophes de

l’humanité :: Revue « Question de n°107, Conscience et présence, 1997,

Gabriel Marcel, Albert Camus, Krishnamurti, Baruch Spinoza, Nicolas Go,

Pierre Hadot, André Comte-Sponville, Jean Klein, Arnaud Desjardins et

Prajnanpad, Thich Nhat Hanh, Daniel Pons.

Que veut dire « être présent ? »

pour Krishnamurti : L'état d'une conscience si totalement présente est

semblable à celui où l'on se trouverait en vivant avec un serpent dans la

chambre: on observerait tous ses mouvements, on serait très, très sensible au

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moindre bruit qu'il ferait. Un tel état d'attention est une plénitude d'énergie où

la totalité de nous-mêmes se révèle en un instant. (se libérer du connu, ch3)

5.1.1. Interpeller l’intention et l’attachement conditionné (un besoin

primaire ? attachement et amour : René Zazzo, John Bowlby)

Pour cela il va entrer dans la lucidité et voir

- Lucidité sans limite Krishnamurti : Êtes-vous conscients de la fragmentation

de vos existences? Est-il possible à un cerveau qui a mis en pièces la structure

de sa pensée de percevoir le champ total de la conscience? Nous est-il possible

d'appréhender tout notre état de conscience, complètement, absolument, c'est-à-

dire de devenir des êtres humains achevés? (se libéré du connu, ch3)

- l’intention et le désir : intention vers quelque chose ou quelqu’un. Suppose la

pensée dans le passé et l’envie de retrouver le passé. Frustration et souffrance

répétitives. François Roustang parle dans son livre de « la fin de la plainte » et

se dégage de la psychanalyse classique pour s’ouvrir au bouddhisme.

Krishnamurti : Comprendre le plaisir, ce n'est pas y renoncer. Nous ne le

condamnons pas, nous ne disons pas que c'est bien ou mal de le poursuivre ;

mais faites-le, du moins, les yeux ouverts, en sachant que sa recherche constante

trouve toujours son ombre: la douleur. (Se libérer du connu, ch4)

- l’attachement sous emprise (Bouddhisme) : attachement aux objets, aux

personnes, aux pays, aux rencontres, aux souvenirs, aux projets, aux statuts

sociaux et économiques

- Sans passer par la pensée (ni concept, ni image) :Krishnamurti La pensée

n'est jamais neuve, car elle est une réaction de la mémoire, de l'expérience, du

savoir. Parce qu'elle est vieille, elle vieillit l'objet que vous avez regardé avec

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délectation et que vous avez, dans l'instant, senti profondément. Et c'est ce qui

est vieux qui donne du plaisir, jamais ce qui est neuf, car, dans le neuf, le temps

n'existe pas. (Se libérer du connu, ch 4)

- Sans aucune comparaison : Krishnamurti Lorsque je comprends que toute

comparaison, quelle qu'elle soit, ne peut que conduire vers de nouvelles

illusions et de nouveaux maux, j'élimine complètement cette façon de penser,

tout comme j'élimine l'analyse psychologique, l'étude de moi-même morceau par

morceau, ou mon identification avec quelque chose d'extérieur à moi, une

idéologie, un Sauveur, l'État. (se libéré du connu ch 3)

- Se détacher ou plutôt être avec, ni dans l’attachement, ni dans le

détachement, mais dans le non-attachement. Accompagner,

écouter/observer sans attachement

- la voie apophatique et le Faire

« La manière de vivre philosophique, c’est tout simplement le comportement du

philosophe dans la vie quotidienne. Par exemple, le juste selon un stoïcien

romain de l’époque républicaine, Qintus Mucius Scaevola, gouverneur de la

province d’Asie, qui mit son point d’honneur, à la différence de ses

prédécesseurs, à payer son séjour en Asie de ses propres deniers, à obliger son

entourage à en faire autant et à mettre fin aux excès des collecteurs d’impôts

romains » (P.Hadot, p.159)

Le FAIRE est de l’ordre du la vie minuscule (la vaisselle, le jardinage, la

moindre petite action, l’écoute sensible de notre interlocuteur) tel qu’en parle

Thich Nhat Hanh

5.1.2. De l’intention à l’attention par la méditation et les « exercices

spirituels » :

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« Être présent » Plotin s’efforçait dit Porphyre d’ « être présent à lui-même et

aux autres » (Vide de Plotin, 8, 19)

Exercices spirituels : ni exercices purement religieux (cf Paul Rabbow), ni

exercices moraux, ni exercices éthiques, ni pratiques de soi (Foucault), ni

« montages » (Raymond Ruyer), plutôt proches de la poésie « comme exercice

spirituel » (revue Fontaine après 2e Guerre mondiale) ou proche de Georges

Friedmann « La Puissance et la sagesse » qui affirmait « chaque jour un exercice

spirituel » comme les stoïciens. Une « physique vécue » qui « consiste à prendre

conscience du fait que l’on est une partie du Tout et qu’il faut accepter le

déroulement nécessaire de ce Tout avec lequel nous nous identifions puisque

nous sommes l’une de ses parties » (p.154). Marc Aurèle le rappelait « à chaque

instant je peux penser à l’indicible événement cosmique dont je fais partie »

(P.Hadot, 259)

- le désencombrement de l’esprit par l’observation :

- L’attention vigilante, holistique, non attachée à l’égard de tout ce qui est et

advient d’instant en instant

Krishnamurti, Le vol de l'aigle (partie1)

http://www.nous-les-dieux.org/index.php/Krishnamurti/Krishnamurti_1960-

Le_vol_de_l%27aigle/Le_vol_de_l’aigle_-_Partie_I_-

_Questions_et_Réponses/meditation

Là où il y a une observation constante il n'y a aucun mouvement du passé.

« Observer » implique une vision claire, et pour qu'il y ait une vision claire il

faut qu'il y ait liberté, il faut être libre de tout ressentiment, de toute hostilité, de

tout préjugé, de toute rancune, de tous ces souvenirs que nous avons accumulés

qui sont notre savoir et qui sont autant d'empêchements à notre vision. Quand

existe cette qualité, cette liberté qui accompagne un état d'observation constante,

observation des choses extérieures aussi bien qu'intérieures, observation de ce

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qui se passe réellement – dans un tel état quel besoin de recherche ? – car tout

est là, le fait, le « ce qui est », tout cela est observé.

- Savoir passer de l’intention 1 à l’intention 2 : Lorsqu’agit la présence de la

Profondeur dans tout regard sur ce qui nous arrive. L’intention 2 est sans désir

au sens habituel mais avec beaucoup d’ardeur et d’intensité sans objet.

Dans le processus noétique, plus encore l’intention 2 est création

permanente – esprit créateur – porté sur le monde par le regard,

l’expression, l’action. C’est la liberté créatrice par excellence, dénuée de

lourdeurs narcissiques.

Cela conduit à la participation immédiate à la réalité

5.2. Complexité de la sagesse

L’expérience spirituelle de Ramana Maharshi s’ouvre sur la sempiternelle

question du « qui-suis-je ? » . De son côté, un autre sage non dualiste comme

Jean Klein nous interpelle sans cesse.

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Les propos de Jean Klein ont le pouvoir de nous éveiller au silence intérieur, à la

Présence Essentielle qui peut se dévoiler lorsque l’ego se dissout. « C’est par

l’interrogation Qui suis-je que nous progressons vers la reconnaissance que le

corps et le mental ne sont pas notre véritable nature, pas plus que nos pensées,

nos sensations et nos sentiments. Ils sont seulement objets de la Conscience,

tandis que nous sommes la Conscience. Il est donc évident qu’en tant que

Témoin nous les transcendons. Tôt ou tard, nous réalisons cet ultime Sujet,

Réalité non-duelle qui ne peut jamais être objet. »

L’expérience du Soi « est à la fois un état d’Etre et de Connaître où il y a

identité totale entre l’observateur, l’observation et la chose observée. » «

Seul, celui qui utilise le Qui Suis-je ? peut faire l’Expérience de l’état de

Félicité sans objet, et s’y établir d’une manière permanente. […] Comment le je

personnel, c’est-à-dire l’ego, pourrait-il être l’ultime Réalité ? Le moins ne peut

jamais être le plus, ni le changement identique à l’Immuable. Le je de l’ego ne

peut jamais être la Conscience-Témoin et l’expérience Je-suis-Brahman est

absolument impensable. Je-suis-Brahman signifie qu’une fois éliminée, il ne

reste que l’arrière-plan, Conscience sans objet, ultime Réalité, Brahman. Pour

cette ultime Réalité, il faut avoir complètement éliminé le je et cessé d’être

personnel. Le lâcher-prise de tout ce qui est objectif en nous se fait par

étapes, sans effort, sans que l’on se rende compte que quelque chose a lâché,

donc sans conflit. C’est le résultat du discernement. De la même manière

qu’on cesse de prendre l’ombre pour un voleur, on cesse de surimposer le je à la

Réalité. » (« la joie sans objet » Almora, 2009)

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- Une mise à distance à la fois de la misologie (haine du concept) et de la

philodoxie (surabondance du concept)

- un rapport à la méditation silencieuse du philosophe et à la méditation

silenciaire du sage (Nicolas Go, les printemps du silence)

- une pratique du tétralemme platonicien ou bouddhique : si on trouve A et B

(comme contraire de A) : ex vie et mort ou mieux encore vide et plein, une suite

logique peut être celle-ci :

*A ou B

* A et B

* Ni A ni B

* Ni niA ni niB

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Ce processus logique nous fait entrer dans la transdisciplinarité telle qu’en parle

Basarab Nicolescu comme approche entre et au delà des disciplines.

- être ici et maintenant c’est à dire être atopos paradoxalement « Dans

l’Antiquité le philosophe est toujours considéré un peu comme Socrate lui-

même ; il n’est « pas à sa place », il est atopos, on ne peut pas le mettre dans un

lieu, dans une classe spéciale, il est inclassable » (P.Hadot, p.162). Peut-être

cherche-t-il lui aussi comme le poète, le vrai lieu ? (« le désir du vrai lieu est le

serment de la poésie » Yves Bonnefoy)

- entrer dans la joie sans objet qui est le joie simplement d’être.

- être libre radicalement : pouvoir dire oui là où l’Autre demande de dire non,

pourvoir dire non là où l’Autre demande de dire oui ; pouvoir dire oui et non, là

où l’autre demande de choisir ; pourvoir dire ni oui ni non là où l’Autre

demande de décider et d’agir vite. (L’Autre = Tout ce qui vient conditionner la

représentation singulière de l’être humain dans son rapport au monde)

5.3. Conclusion partielle sur la présence éducative

Ce que nous a appris la pensée asiatique par son ouverture à la non-dualité, c'est

la reconnaissance de la nature essentielle de la présence comme instant vécu.

Paradoxalement, le présent fait disparaître la temporalité de l'instant tout

en reconnaissant sa seule existence. Le sujet réellement présent n'est ni dans le

passé, ni dans l'avenir. Il vit dans l'instant même du présent à ce qui est, mais

cette instantanéité ne donne lieu à aucune prise temporelle en terme de durée. Le

sujet présent n'est pas dans le concept ou dans l’image mais dans un vide de

conscience qui est pourtant un « plein » et non un néant. Un rien qui appréhende

le tout. Il n'arrête pas le flux de conscience dans les détours de la mémoire ni ne

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l'excite dans le projet comme projections de figures d'espérance ou de

désespérance tissant un avenir hypothétique. Le sujet présent se vit comme un

être au cœur d'une attention vigilante à tout ce qui est et advient. Il passe sans

cesse de l'intention à l'attention dans une perception directe de la réalité. Plus

exactement sa seule intention est de faire attention. Il demeure parfaitement

immobile au sein de l'extraordinaire mobilité du vivant et du monde. Il est sans

mouvement psychologique intérieur et n'engendre aucune temporalité ni ne crée

aucun espace superflu car il ressent, profondément, un espace sans limite et

omniprésent. Il semble être tout l'espace en un seul point. L'infini dans le chas

d'une aiguille.

Le sujet présent n'est pas dans un temps psychologique ou chronologique bien

qu'il puisse en tenir compte, le cas échéant, pour les besoins d'une vie ordinaire

et fonctionnelle. Il est a-temporel, au delà du temps et de l'espace, mais au cœur

de ce qui advient. Il est la création même, mais aussi la mort (par la conscience

de l'instantanéité de ce qui naît et disparait) et l'amour (par la reliance) nous dit

Krishnamurti, comme termes équivalents. Il est jaillissement attentif de l'

écouter-voir dans son rapport aux autres, au monde et à lui-même. Il vit un

moment de « pleine conscience » (Thich Nhat Hanh) comme une sorte de « trou

noir » cosmique dans la conscience absorbant tout ce qui l'entoure dans sa

conscience d'être. C'est la raison pour laquelle le sujet présent attire et fascine

selon un processus proche du sacré. N'étant ni dans la temporalité dominante et

linéaire, ni dans l'espace banalisé, il paraît venir d'un autre monde, d'un autre

niveau de réalité, dans les moments où sa « présence » est la plus soutenue. À ce

niveau, le savoir habituel se dilue dans la connaissance singulière et

expérientielle. Mais, ce faisant, cette connaissance donne naissance à un

nouveau savoir totalement imprévu.

Examinons les effets de la présence en éducation

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5.4. Les effets de la présence en éducation

5.4.1. Pour l’autre : une autre autorité, l’autorité-source

- la reconnaissance du Visage non comme effraction mais comme infini dans le

fini qui fait reliance dans l’étrangeté (Lévinas, G.Marcel)

5.4.2. Pour le monde : le Réel-Monde comme plénitude mais dans l’étrangeté et

l’inconnu : imprévu, ouverture

5.4.3. Pour soi : apprendre à dire OUI, sens du DON, de l’absorption dans la

nature , sans perte de singularité, sens de l’amour et de la compassion , sens de

l’engagement politique vers une véritable autonomie collective (Castoriadis)

5.4.4. Retrouver l’esprit d’enfance (repuerescere), sans faire l’enfant

le « retour chez soi » des traditions asiatiques

cf. Denis Kambouchner et Roger-Pol Droit

Retrouver l’esprit d’enfance c’est découvrir le sens de « l’autre nuit » que je

traduis dans un poème. Cet « autre nuit » que l’éducateur d’aujourd’hui doit

savoir reconnaître chez son élève comme le psychanalyste chez son analysant et

l’être aimant à l’égard de l’être aimé.

La nuit

Tous les chemins sont des fruits mûrs

Le vent s'apaise dans le feuillage de la mémoire

Le temps s'écoule à l'envers

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La nuit revient et nous enroule

Dans ses courbes et dans ses flux

Nous changeons d'univers

Nous traversons les tempêtes

Nous ne sommes plus d'ici

Mais peut-être de chez nous

La nuit porte l'épée

Dans nos rêves

Les sources se décantent

L'amour s'éclaire dans nos images

C'est dans cette nuit

Que je veux te dire un silence

Fourré de clair-obscur

Animé par la vague bleutée de l'univers

Il jaillit du fond des âges

Nomme le cœur des choses

Découvre la mer dans les murs

Ce silence de la présence

Qu'il soit pour toi

En cet instant

Un oreiller de douceur

Une petite flambée de menthe

Pour caresser ton sommeil

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Nous entrons alors dans l’univers de la Profondeur qui se donne à voir, toujours

d’une façon inadéquate et inattendue, par la poésie et, peut-être, par une vision

taoïste de la vie qui peut se dire ainsi :

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