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0123 JEUDI 30 JUILLET 2015 AVEC SES LONGUES JAMBES, LE BANDEAU FILA QUI RETIENT SA CRINIÈRE ET SON AIR DE ROCK STAR IMPÉNÉTRABLE, IL RETIENT ALORS L’ATTENTION DES MINETTES MONDIALES E n ce milieu des années 1970, les posters de Björn Borg commen- cent à décorer les chambres des ados ou les toilettes des parents. Le petit écran a cessé depuis peu d’être un objet de luxe, la deuxième chaîne de télévision a quitté le noir et blanc pour la couleur, une troisième chaîne vient d’être créée et, vu la rareté des program- mes, la finale de Roland-Garros du dimanche après-midi est, autant qu’« Apostrophes » le vendredi soir, un rendez-vous universel. Qu’on aime le tennis ou non, le jeune pro- dige suédois qui emporte la finale en 1974, avec ses longues jambes, le bandeau Fila qui retient sa crinière d’archange et son air de rock star impénétrable, retient l’attention des minettes mondiales. Les mères s’extasient sur son charisme tranquille, les pères lui trou- vent les yeux trop rapprochés. Cette même année 1974, un tennisman d’un autre style débarque aussi sur les téléviseurs. Jimmy Connors remporte pas moins que les trois autres tournois du Grand Chelem, les in- ternationaux d’Australie, Wimbledon et l’US Open. Jimmy l’Américain plaît aussi aux filles, avec sa coupe au bol et sa frange brune qui souligne son regard boudeur. Il a un caractère de cochon, râle, grogne, crache par terre, casse ses raquettes, pousse des « Ahan ! » de bûche- ron, bref, le contraire de son futur adversaire Borg, alias « Iceborg », le monstre froid au bandeau blanc qui ne sourit jamais et souffle sur ses ongles entre chaque point. Connors-Borg : le gaucher bouffeur de viande venu du Midwest, toujours à l’offen- sive, et l’impavide rockeur blond de la Balti- que, bien élevé à la social-démocratie sué- doise, en fond de court. Une troisième figure domine 1974 chez les dames : la timide Améri- caine Chris Evert, future compagne de Con- nors, qui remporte Roland-Garros et gagnera dès lors au moins un tournoi du Grand Che- lem par an, de 1974 à 1986. Ces trois-là ne se doutent pas qu’ils sont en train de révolution- ner le tennis mondial, en raison d’un point commun dont le grand public se fiche autant qu’il excite les commentateurs. Ce n’est pas seulement leurs belles gueules qui font les af- faires des magazines, mais un geste très bi- zarre : tous les trois ont la particularité de te- nir la raquette avec les deux mains en revers. Rien de plus banal aujourd’hui, mais à l’épo- que la chose est radicalement nouvelle et per- çue comme une hérésie barbare. Les profes- seurs de tennis font les gros yeux aux élèves qui mettent les deux mains sur le manche, et ne prescrivent que le gracieux revers à une main, il est vrai plus élégant. « ILS ONT TROUVÉ LE TRUC » Et voilà que soudain, en 1974, le circuit se trouve dominé par trois champions au revers à deux mains. Le mot circule : « Ils ont trouvé le truc. » S’ils gagnent, c’est à cause de ce style peu orthodoxe. Du jour au lendemain, le re- vers à deux mains est enseigné dans les éco- les. La révolution du tennis est en marche. Quarante ans plus tard, les cheveux de Björn sont passés du blond au blanc mais il a tou- jours ses yeux bleus concentrés, son sourire minimaliste et un penchant assez limité pour le bavardage et l’exubérance. On lui demande- rait bien de mettre son bandeau Fila au milieu du front, histoire de retrouver les bons souve- nirs d’antan, mais la politesse baltique n’est pas des plus incitatives. En ce mois de juillet, Björn Borg est venu au Classic Tennis Tour de Saint-Tropez (Var) par- ticiper « pour la dernière fois », annonce-t-il, à l’un de ces tournois d’exhibition où il s’af- fronte à d’autres légendes du tennis. Marat Safin, Ievgueni Kafelnikov, Ilie Nastase, Fa- brice Santoro ou Mansour Bahrami sont là. Jimmy Connors devait venir, il a décliné pour cause de mal à la hanche. Parmi les trois révo- lutionnaires de 1974, Connors-Evert-Borg, ce dernier bouscule l’Histoire encore davantage en ajoutant un puissant effet de lift, comme l’Argentin Guillermo Vilas, à une main, pres- que au même moment. Avec son revers à deux mains lifté touchant à la perfection, Björn Borg plonge les experts dans un état d’ébahissement. La première fois que le futur champion tient une raquette, c’est à Södertälje, près de Stockholm, en 1965. Il a 9 ans et aucune idée de la technique. Son père fait des tournois de tennis de table, lui pratique le hockey sur glace et il prend natu- rellement la raquette comme une canne de hockey : « comme ça », dit-il (il se lève, pivote son buste vers la gauche et fait le geste d’un re- vers à deux mains). Il commence tout seul contre une porte de garage puis débarque au club local où les professeurs s’escriment à lui faire passer cette fâcheuse habitude de mettre ses deux mains sur le manche en revers. « Ils ont tout fait pour m’en dissuader, raconte-t-il. Ils me disaient : Tu ne peux pas jouer comme ça, ça ne peut pas marcher, ce n’est pas beau, ce n’est pas comme ça qu’on fait, tu vas te faire mal au bras’’, etc. Je disais : OK, je vais essayer’’, mais je n’avais aucune envie de faire autre- ment, c’était mon geste. » Son coach Lennart Bergelin, qui le prend en mains dès l’âge de 13 ans, décide de ne pas le contrarier. De son côté, Jimmy Connors, né au fin fond de l’Illinois, est très tôt envoyé en Californie pour y être entraîné par un grand champion d’origine équatorienne, Pancho Segura. Ce- lui-ci, fils du gardien du tennis-club de Guaya- quil, avait commencé en se bricolant des ra- quettes et en tapant des balles sur le mur pen- dant que les riches débattaient sur les courts. Il est petit, souffreteux, a les jambes maigres et arquées. Quand il s’empare pour la pre- mière fois d’une vraie raquette, elle est trop lourde. Il la prend à deux mains et improvise des coups droits en tournant fortement les épaules pour se donner plus de force. Le pre- mier grand coup droit à deux mains du tennis est né. Pancho Segura a droit à toutes les mo- queries, mais il marque les années 1940 et 1950 et ce n’est pas lui, comme Burgelin avec Borg, qui va contrarier le coup si spécial de son élève. Il l’encourage. Le geste de revers de Jimmy Connors, qui semble venir du base- ball, est l’exacte réplique du fameux coup droit à deux mains de Pancho Segura. D’autres revers à deux mains surgissent ici et là, à l’époque des Borg-Connors et avant. L’Australien John Bromwich le pratique déjà avant-guerre, puis les Sud-Africains Cliff Drys- dale ou Frew McMillan, l’Italien Beppe Merlo, les Français Jean-Claude Barclay ou Daniel Contet. Le coup reste marginal et l’apanage des plus petits champions. Personne n’a l’idée de l’intégrer dans le registre classique du ten- nis. Chaque fois, il se pratique par les hasards des vies de chacun. C’est l’affaire des moins ri- ches, comme McMillan, dont la famille n’a pas les moyens de payer un professeur, qui s’emparent comme ils peuvent de raquettes trop lourdes pour eux. C’est l’affaire de ceux au physique moins bien loti, comme Jean- Claude Barclay, qui n’a rien pour faire un champion : petit, gaucher contrarié, malin- gre, bigleux, une vue à 2/10 e , interdit de sport à l’école, il est la risée des profs de gym mais hérite d’une raquette et la tient n’importe comment, avec une prise à l’envers. La myopie l’oblige à se concentrer plus que la moyenne, le handicap physique à inventer un revers à deux mains incongru et laid qui part de tout à une main n’est pas pour autant has been puisque, sur les cinquante meilleurs joueurs du monde, environ un tiers le pratique. Ceux de Federer, Mauresmo, Henin, Gasquet ou Wawrinka devraient au moins figurer parmi les sept merveilles du monde. L’apparition du revers à deux mains n’est qu’un symptôme : celui du grand chamboule- ment des années 1970 dans le tennis. « Les ra- quettes, les cordages, l’argent, la télévision, les pays, les nouveaux, les balles, les chaussures, les surfaces, la puissance, les effets, tout change à ce moment-là, note l’ancien champion Patrick Proisy. Les nouveaux gestes interviennent comme des antidotes aux inventions. Le tennis n’est plus le même sport. » L’étrangeté du revers lifté de Borg intriguait au plus haut point Raymond Aron, dont l’œuvre intellectuelle a injustement laissé plus de traces que sa passion immense pour le ten- nis. Le maître de philosophie politique prati- quait ce sport de manière obsessionnelle et dans un style classique, à très bon niveau. En rentrant un jour des tribunes de Roland-Gar- ros, l’éditorialiste de L’Express a tenu à se faire expliquer le fameux geste dans l’ascenseur, au siège de l’hebdomadaire, par le grand reporter Yves Stavridès, qui passait par là. Les confrères de ces années 1980 se gondolent encore au souvenir de leur camarade agrippant par-der- rière le poignet du vieux Raymond, dans l’as- censeur de L’Express, pour une leçon de lift. Tiens, une idée de thèse : de l’influence de Björn Borg sur l’œuvre de Raymond Aron. p Prochain article : Henri Mendras Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festival en bas comme une pelle. Il sert à la manière de Jacques Tati dans Les Vacances de M. Hulot. Ré- sultat : les adversaires n’y comprennent rien. A force de jouer tout à l’envers, et très vite, Bar- clay perce au début des années 1970 : par étrangeté. SPORTIF MONDIAL LE PLUS POPULAIRE Mais c’est Björn Borg qui change tout. L’im- mense champion remporte six Roland-Gar- ros et cinq Wimbledon avec sa raquette en bois Donnay et domine totalement le tennis mondial de 1974 à 1981, au point de devenir, avec Mohamed Ali, le sportif le plus populaire dans le monde. Il est si concentré et se déplace si vite que le terrain semble moins large de son côté. Jeu de jambes, accélérations fulgurantes, retours de service et passing-shots sont sa marque. Son coup droit lifté est exceptionnel, son revers à deux mains redoutable. « L’avan- tage du revers à deux mains, explique-t-il, c’est la puissance que tu donnes et le fait que l’adver- saire peut moins deviner la trajectoire. L’incon- vénient, c’est que tu n’as pas la même ampli- tude, mais je compensais en me déplaçant très bien et très vite. Grâce à Jimmy et moi, je pense, les coachs se sont décontractés : ils ont arrêté de contraindre les jeunes à reverrer à une main. Ce n’est pas mieux à deux mains, c’est juste qu’il faut laisser parler son tempérament. » Jean-Paul Loth, ancien entraîneur et com- mentateur fameux, en est d’autant plus con- vaincu qu’il avait commis l’erreur d’avoir dé- truit la confiance d’un joueur en l’obligeant à renoncer à sa deuxième main. « En gagnant tout, Borg a fichu le bazar, raconte-t-il. On n’a plus pu arrêter les enfants qui voulaient l’imiter. Tout a changé depuis. La méthode française ne proscrit plus le revers à deux mains, sans le pré- coniser a priori. » C’est le revers à deux mains qui règne aujourd’hui sur le tennis, mais celui Bj örn Borg, l’archange du tennis 9|12 LES PROPHÈTES CONTEMPORAINS Avec son revers à deux mains lift é touchant à la perfection, le jeune prodige suédois remporta sa premi ère finale à Roland-Garros en 1974 et r évolutionna la gestuelle du jeu Le tennisman, lors du Classic Tennis Tour de Saint-Tropez, organisé les 13 et 14 juillet. OLIVIER MONGE/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »

Croire en soi !

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0123JEUDI 30 JUILLET 2015

AVEC SES LONGUES JAMBES, LE BANDEAU

FILA QUI RETIENTSA CRINIÈRE ET SON AIR DE ROCK STAR

IMPÉNÉTRABLE, IL RETIENT ALORS

L’ATTENTION DES MINETTES

MONDIALES

En ce milieu des années 1970, lesposters de Björn Borg commen-cent à décorer les chambres desados ou les toilettes des parents.Le petit écran a cessé depuis peud’être un objet de luxe, la

deuxième chaîne de télévision a quitté le noiret blanc pour la couleur, une troisième chaînevient d’être créée et, vu la rareté des program-mes, la finale de Roland-Garros du dimanche après-midi est, autant qu’« Apostrophes » le vendredi soir, un rendez-vous universel.

Qu’on aime le tennis ou non, le jeune pro-dige suédois qui emporte la finale en 1974, avec ses longues jambes, le bandeau Fila qui retient sa crinière d’archange et son air de rock star impénétrable, retient l’attention des minettes mondiales. Les mères s’extasient sur son charisme tranquille, les pères lui trou-vent les yeux trop rapprochés.

Cette même année 1974, un tennisman d’unautre style débarque aussi sur les téléviseurs. Jimmy Connors remporte pas moins que les trois autres tournois du Grand Chelem, les in-ternationaux d’Australie, Wimbledon et l’US Open. Jimmy l’Américain plaît aussi aux filles,avec sa coupe au bol et sa frange brune qui souligne son regard boudeur. Il a un caractèrede cochon, râle, grogne, crache par terre, casseses raquettes, pousse des « Ahan ! » de bûche-ron, bref, le contraire de son futur adversaire Borg, alias « Iceborg », le monstre froid au bandeau blanc qui ne sourit jamais et soufflesur ses ongles entre chaque point.

Connors-Borg : le gaucher bouffeur deviande venu du Midwest, toujours à l’offen-sive, et l’impavide rockeur blond de la Balti-que, bien élevé à la social-démocratie sué-doise, en fond de court. Une troisième figure domine 1974 chez les dames : la timide Améri-caine Chris Evert, future compagne de Con-nors, qui remporte Roland-Garros et gagneradès lors au moins un tournoi du Grand Che-lem par an, de 1974 à 1986. Ces trois-là ne sedoutent pas qu’ils sont en train de révolution-ner le tennis mondial, en raison d’un point commun dont le grand public se fiche autant qu’il excite les commentateurs. Ce n’est pas seulement leurs belles gueules qui font les af-faires des magazines, mais un geste très bi-zarre : tous les trois ont la particularité de te-nir la raquette avec les deux mains en revers. Rien de plus banal aujourd’hui, mais à l’épo-que la chose est radicalement nouvelle et per-çue comme une hérésie barbare. Les profes-seurs de tennis font les gros yeux aux élèves qui mettent les deux mains sur le manche, et ne prescrivent que le gracieux revers à une main, il est vrai plus élégant.

« ILS ONT TROUVÉ LE TRUC »Et voilà que soudain, en 1974, le circuit se trouve dominé par trois champions au revers à deux mains. Le mot circule : « Ils ont trouvé le truc. » S’ils gagnent, c’est à cause de ce style peu orthodoxe. Du jour au lendemain, le re-vers à deux mains est enseigné dans les éco-les. La révolution du tennis est en marche. Quarante ans plus tard, les cheveux de Björn sont passés du blond au blanc mais il a tou-jours ses yeux bleus concentrés, son sourire minimaliste et un penchant assez limité pourle bavardage et l’exubérance. On lui demande-rait bien de mettre son bandeau Fila au milieudu front, histoire de retrouver les bons souve-nirs d’antan, mais la politesse baltique n’est pas des plus incitatives.

En ce mois de juillet, Björn Borg est venu auClassic Tennis Tour de Saint-Tropez (Var) par-ticiper « pour la dernière fois », annonce-t-il, àl’un de ces tournois d’exhibition où il s’af-fronte à d’autres légendes du tennis. Marat Safin, Ievgueni Kafelnikov, Ilie Nastase, Fa-brice Santoro ou Mansour Bahrami sont là. Jimmy Connors devait venir, il a décliné pourcause de mal à la hanche. Parmi les trois révo-lutionnaires de 1974, Connors-Evert-Borg, ce dernier bouscule l’Histoire encore davantage en ajoutant un puissant effet de lift, comme l’Argentin Guillermo Vilas, à une main, pres-que au même moment.

Avec son revers à deux mains lifté touchantà la perfection, Björn Borg plonge les experts dans un état d’ébahissement. La première foisque le futur champion tient une raquette, c’est à Södertälje, près de Stockholm, en 1965. Il a 9 ans et aucune idée de la technique. Sonpère fait des tournois de tennis de table, lui pratique le hockey sur glace et il prend natu-rellement la raquette comme une canne de hockey : « comme ça », dit-il (il se lève, pivoteson buste vers la gauche et fait le geste d’un re-vers à deux mains). Il commence tout seul contre une porte de garage puis débarque au club local où les professeurs s’escriment à lui faire passer cette fâcheuse habitude de mettreses deux mains sur le manche en revers. « Ils ont tout fait pour m’en dissuader, raconte-t-il. Ils me disaient : “Tu ne peux pas jouer comme ça, ça ne peut pas marcher, ce n’est pas beau, cen’est pas comme ça qu’on fait, tu vas te faire mal au bras’’, etc. Je disais : “OK, je vais essayer’’,

mais je n’avais aucune envie de faire autre-ment, c’était mon geste. » Son coach Lennart Bergelin, qui le prend en mains dès l’âge de 13 ans, décide de ne pas le contrarier.

De son côté, Jimmy Connors, né au fin fondde l’Illinois, est très tôt envoyé en Californiepour y être entraîné par un grand champion d’origine équatorienne, Pancho Segura. Ce-lui-ci, fils du gardien du tennis-club de Guaya-quil, avait commencé en se bricolant des ra-quettes et en tapant des balles sur le mur pen-dant que les riches débattaient sur les courts. Il est petit, souffreteux, a les jambes maigres et arquées. Quand il s’empare pour la pre-mière fois d’une vraie raquette, elle est trop lourde. Il la prend à deux mains et improvise des coups droits en tournant fortement les épaules pour se donner plus de force. Le pre-mier grand coup droit à deux mains du tennisest né. Pancho Segura a droit à toutes les mo-queries, mais il marque les années 1940 et 1950 et ce n’est pas lui, comme Burgelin avec Borg, qui va contrarier le coup si spécial de son élève. Il l’encourage. Le geste de revers de Jimmy Connors, qui semble venir du base-ball, est l’exacte réplique du fameux coup droit à deux mains de Pancho Segura.

D’autres revers à deux mains surgissent iciet là, à l’époque des Borg-Connors et avant.L’Australien John Bromwich le pratique déjàavant-guerre, puis les Sud-Africains Cliff Drys-dale ou Frew McMillan, l’Italien Beppe Merlo, les Français Jean-Claude Barclay ou Daniel Contet. Le coup reste marginal et l’apanage des plus petits champions. Personne n’a l’idéede l’intégrer dans le registre classique du ten-nis. Chaque fois, il se pratique par les hasards des vies de chacun. C’est l’affaire des moins ri-ches, comme McMillan, dont la famille n’a pas les moyens de payer un professeur, qui s’emparent comme ils peuvent de raquettes trop lourdes pour eux. C’est l’affaire de ceux au physique moins bien loti, comme Jean-Claude Barclay, qui n’a rien pour faire un champion : petit, gaucher contrarié, malin-gre, bigleux, une vue à 2/10e, interdit de sport à l’école, il est la risée des profs de gym mais hérite d’une raquette et la tient n’importe comment, avec une prise à l’envers. La myopiel’oblige à se concentrer plus que la moyenne, le handicap physique à inventer un revers à deux mains incongru et laid qui part de tout

à une main n’est pas pour autant has been puisque, sur les cinquante meilleurs joueurs du monde, environ un tiers le pratique. Ceux de Federer, Mauresmo, Henin, Gasquet ou Wawrinka devraient au moins figurer parmi les sept merveilles du monde.

L’apparition du revers à deux mains n’estqu’un symptôme : celui du grand chamboule-ment des années 1970 dans le tennis. « Les ra-quettes, les cordages, l’argent, la télévision, lespays, les nouveaux, les balles, les chaussures, lessurfaces, la puissance, les effets, tout change à ce moment-là, note l’ancien champion Patrick Proisy. Les nouveaux gestes interviennent comme des antidotes aux inventions. Le tennis n’est plus le même sport. »

L’étrangeté du revers lifté de Borg intriguaitau plus haut point Raymond Aron, dont l’œuvre intellectuelle a injustement laissé plusde traces que sa passion immense pour le ten-nis. Le maître de philosophie politique prati-quait ce sport de manière obsessionnelle et dans un style classique, à très bon niveau. Enrentrant un jour des tribunes de Roland-Gar-ros, l’éditorialiste de L’Express a tenu à se faire expliquer le fameux geste dans l’ascenseur, ausiège de l’hebdomadaire, par le grand reporterYves Stavridès, qui passait par là. Les confrèresde ces années 1980 se gondolent encore au souvenir de leur camarade agrippant par-der-rière le poignet du vieux Raymond, dans l’as-censeur de L’Express, pour une leçon de lift. Tiens, une idée de thèse : de l’influence deBjörn Borg sur l’œuvre de Raymond Aron. p

Prochain article : Henri Mendras

Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festival

en bas comme une pelle. Il sert à la manière deJacques Tati dans Les Vacances de M. Hulot. Ré-sultat : les adversaires n’y comprennent rien. A force de jouer tout à l’envers, et très vite, Bar-clay perce au début des années 1970 : par étrangeté.

SPORTIF MONDIAL LE PLUS POPULAIREMais c’est Björn Borg qui change tout. L’im-mense champion remporte six Roland-Gar-ros et cinq Wimbledon avec sa raquette enbois Donnay et domine totalement le tennis mondial de 1974 à 1981, au point de devenir, avec Mohamed Ali, le sportif le plus populaire dans le monde. Il est si concentré et se déplacesi vite que le terrain semble moins large de soncôté. Jeu de jambes, accélérations fulgurantes, retours de service et passing-shots sont sa marque. Son coup droit lifté est exceptionnel, son revers à deux mains redoutable. « L’avan-tage du revers à deux mains, explique-t-il, c’est la puissance que tu donnes et le fait que l’adver-saire peut moins deviner la trajectoire. L’incon-vénient, c’est que tu n’as pas la même ampli-tude, mais je compensais en me déplaçant très bien et très vite. Grâce à Jimmy et moi, je pense, les coachs se sont décontractés : ils ont arrêté de contraindre les jeunes à reverrer à une main.Ce n’est pas mieux à deux mains, c’est juste qu’ilfaut laisser parler son tempérament. »

Jean-Paul Loth, ancien entraîneur et com-mentateur fameux, en est d’autant plus con-vaincu qu’il avait commis l’erreur d’avoir dé-truit la confiance d’un joueur en l’obligeant à renoncer à sa deuxième main. « En gagnant tout, Borg a fichu le bazar, raconte-t-il. On n’a plus pu arrêter les enfants qui voulaient l’imiter.Tout a changé depuis. La méthode française ne proscrit plus le revers à deux mains, sans le pré-coniser a priori. » C’est le revers à deux mains qui règne aujourd’hui sur le tennis, mais celui

Björn Borg,l’archange du tennis

9|12 LES PROPHÈTES CONTEMPORAINSAvec son revers à deux mains lifté touchant à la perfection, le jeune prodige suédois remporta sa première finale à Roland-Garros en 1974 et révolutionna la gestuelle du jeu

Le tennisman, lors du Classic Tennis Tour de Saint-Tropez, organisé les 13 et 14 juillet. OLIVIER MONGE/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »

Carole
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