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Revue de l'histoire des religions La baraka chez les Arabes ou l'influence bienfaisante du sacré Joseph Chelhod Citer ce document / Cite this document : Chelhod Joseph. La baraka chez les Arabes ou l'influence bienfaisante du sacré. In: Revue de l'histoire des religions, tome 148, n°1, 1955. pp. 68-88; doi : 10.3406/rhr.1955.7042 http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1955_num_148_1_7042 Document généré le 03/05/2016

La baraka chez les arabes

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Revue de l'histoire des religions

La baraka chez les Arabes ou l'influence bienfaisante du sacréJoseph Chelhod

Citer ce document / Cite this document :

Chelhod Joseph. La baraka chez les Arabes ou l'influence bienfaisante du sacré. In: Revue de l'histoire des religions, tome

148, n°1, 1955. pp. 68-88;

doi : 10.3406/rhr.1955.7042

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1955_num_148_1_7042

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ou l'influence bienfaisante du sacré1

Le rédacteur de l'article Mana, dans l'Encyclopédie Hastings2, classe la baraka parmi ces forces mystérieuses et efficientes qui se manifestent un peu partout dans la nature et vis-à-vis desquelles la mentalité religieuse dite primitive se croit dépendante3. En réalité, bien qu'elle leur soit étroitement apparentée, elle s'en distingue nettement. Cette notion, que l'on exprime communément par l'idée de bénédiction, possède en fait une signification plus étendue et complexe que celle-ci, mais assurément moins riche et plus restreinte que le sacré. On pourrait dire qu'elle se tient à mi-chemin entre ces deux extrêmes. Il serait pourtant malaisé et surtout imprudent de la rendre par un seul mot ou même d'en donner une définition unique, car elle a, à son actif, une longue carrière qui s'étend à la fois dans le temps et dans l'espace. Aussi avons-nous préféré parler des Arabes en général, sans spécification de lieu ou de période. Manipulée par les anciens Arabes, reprise par le Coran, introduite enfin par la conquête islamique dans les différentes nations gagnées, de gré ou de force, à la nouvelle idéologie, elle a subi, de ce fait, une lente et profonde évolution. De sorte qu'il y a lieu de parler de deux, voire de plusieurs acceptions différentes de la baraka. Aujourd'hui, c'est une

1) Communication faite à l'Institut français d'Anthropologie, le 19 janvier 1955. L'auteur adresse ses remerciements à M. le Pr Blachère qui a bien voulu l'éclairer de ses conseils.

2) Encyclopédie Hastings, vol. VIII, p. 378. 3) De même, G. Van der Leeuw, La religion dans son essence et ses

manifestations, p. 13, Payot, Paris, 1948.

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notion commune à tous les Arabes et Arabophones, sans distinction de race ou de religion ; mais on la trouve également, en dehors du monde arabe proprement dit, dans tous les pays soumis à l'influence spirituelle de l'Islam. Il est possible que des notions similaires aient existé dans différentes populations antérieurement à leur islamisation et, qu'en allant au iond des choses, on puisse encore en relever des traces dans la pensée populaire. Toujours est-il qu'en l'état actuel des choses, elles seraient complètement submergées par celle de la baraka. En effet, partout où elle se trouve, celle-ci possède une nette résonance arabe et islamique1.

Il serait sans doute utile, même nécessaire, avant d'essayer d'en préciser le contenu, d'illustrer, par. des données, la manière de se manifester et d'agir de cette force. Mais les études substantielles de Doutté2 et surtout de Westermarck3 rendent quelque peu superflu un tel prologue. Et c'est à l'analyse même de cette notion que nous voudrions nous limiter. Toutefois, en vue de pénétrer dans le vif du sujet, essayons de la montrer brièvement à l'œuvre. A cet effet, suivons un familier dans sa visite à une maison arabe de Syrie. La famille est à la besogne et prépare le repas du midi. Notre première parole, après les salutations d'usage, doit être : « Que la baraka soit sur lui » et on doit répondre : « Et que la baraka soit sur toi aussi. » Le café est servi ensuite. On pourrait ne voir dans ce geste d'hospitalité qu'un aspect de ce cérémonial oriental' si ennuyeux généralement. En fait il y a là davantage que de la simple courtoisie. Le café, dans une maison, est un signe d'abondance, de prospérité, de bénédiction du ciel. Une maison sans café est une maison que le

1) J. Spencer Trimingham, Islam in Ethiopia, pp. 153 sqq., 233, 236 sq., Oxford University Press, London, New Y orkr Toronto, 1952 ; A.-M. Goichon, La vie féminine au Mzab, t. I,pp. 169, 193 sq., t. II, p. 75, Geuthner, Paris, 1927-1931 : Mathéa Gaudry, La femme chaouia de VAurès, p. 299, Geuthner, Paris, 1929.

2) Doutté, Magie et religion dans l'Afrique du Nord, pp. 439 sqq., Jourdan éd., Alger, 1909. ,

3) Westermarck consacre un ouvrage entier à cette notion : The moorish conception of holiness, Helsingfors, 1916. Il en reprend l'étude dans : Survivances païennes dans la civilisation mahoméiane, pp. 29, 82, 95 sqq.', 111-176, 180 sqq., Payot, Paris, 1935.

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malheur a visitée. Durant les* quarante jours qui suivent le décès d'un membre de la famille, il est interdit d'offrir le café. La mort en frappant apporte avec elle le deuil et la souillure qui chassent la baraka. On ne saurait donc décliner la tasse offerte : la refuser c'est rejeter l'hospitalité, repousser la baraka, se conduire en ennemi. L'étiquette exige du visiteur, une fois le café pris, qu'il dise : « Que votre café soit permanent », ce qui revient à dire : « Plaise au ciel que votre maison soit toujours prospère et que le malheur n'y pénètre jamais. » Ainsi on rend en souhaits et bénédictions l'hospitalité sommaire dont on vient d'être l'objet. Mais il y a plus : l'hôte, dans les croyances arabes, est un être sacré ; en pénétrant dans une demeure il est porteur d'une baraka qu'il échange partiellement, en acceptant l'hospitalité, contre celle de la famille.

Ce bref exemple nous donne déjà les principales caractéristiques de la baraka. Elle est inhérente à un objet qui symbolise l'abondance et la prospérité. Sa présence dans une famille est interprétée comme un bienfait du ciel. Elle peut augmenter ou diminuer selon les circonstances ou les êtres avec lesquels elle est mise en rapport.- Signe de bénédiction, elle se retire d'une maison frappée par le malheur ou souillée par la malédiction. On en ignore la cause, mais on l'attribue en définitive à cette force mystérieuse qui est à l'origine de tout bonheur comme de tout malheur.

Il serait sans doute prématuré de donner, après ce bref aperçu, une définition de la baraka. Mais, d'ores et déjà, nous entrevoyons qu'elle est en rapport avec l'au-delà, l'invisible. Pour bien -la comprendre, il ^nous semble indispensable d'examiner au préalable, cette force efficiente qui joue derrière elle, c'est-à-dire le sacré. Non point pourtant tel que le conçoit la pensée musulmane, car on se trouve en présence d'une notion qui lui est antérieure. Il s'agit de remonter, par delà l'Islam; jusqu'au vieux fond sémitique, pour atteindre le sacré dans sa naïveté première, comme se le représente la mentalité bédouine.

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* * *

II est sans doute plus aisé de saisir le sacré par les attitudes qu'il provoque que de le définir. A l'instar d'un courant électrique, rien ne décèle extérieurement sa présence : il n'est signalé que par ses effets. Un livre comme il y en a tant ; un arbre, une pierre, une source... qui ne1 présentent aucune particularité essentielle. Et pourtant, que de précautions sont prises pour s'en approcher, quelles .marques de respect et d'amour, quelle vénération leur sont témoignées ! C'est que, derrière ces apparences extérieures, communes et quelconques, se tient une force occulte dont dépendrait la vie de l'homme et de la nature : le sacré.

Pareille aux eaux tumultueuses d'un puissant fleuve, cette énergie mystérieuse est à la fois bienfaisante et redoutable. Indispensable à l'harmonie universelle, elle est aussi une source de pouvoir qui permet à celui qui peut la capter d'accomplir des choses merveilleuses. Mais la rapidité même de son courant, sa force foudroyante tiennent en respect les plus audacieux. Pour la manipuler sans courir un réel danger, il faudrait d'abord pénétrer ses secrets, du moins sommairement. Une longue expérience séculaire fournit à quelques « spécialistes » un ensemble de moyens préventifs qui leur permettent d'éviter les suites néfastes d'un contact trop brutal. Conscient du péril qui le guette, le profane s'interdit généralement avec elle toute familiarité inutile. Il s'en isole et l'isole à son tour du cours de sa vie quotidienne. Le sacré se présente socialement sous la forme de l'interdit, du prohibé, du harâm : vaste domaine où se côtoient deux. forces de sens contraire, dont l'origine et la destinée sont tout aussi mystérieuses : le pur, lâhir, et l'impur, najis (cf. infra, p. 84, n. 1).

Pourtant, en dépit de cette ' rigueur parfois brutale avec laquelle le sacré est séparé du profane, il ne semble pas que la solution de continuité. soit partout aussi. radicale. Pour la pensée primitive en particulier, le sacré paraît plus intime et familier. Il en serait de même chez les arabes nomades. Le

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sacré assiège la vie sans qu'il se présente toujours sous l'aspect d'une puissance redoutable. Bien au contraire, son immanence fait qu'au lieu de la vénération, on lui témoigne parfois de l'irrévérence. De là cette contradiction apparente dans la conduite du nomade. Si l'on observe chez lui un certain matérialisme frappé au coin de l'incrédulité, en revanche sa vie baigne dans le sacré. Il le voit en effet partout : il est dans la solitude du désert, dans les pierres fétiches, dans les sources et les arbres ; il est aussi dans l'homme comme dans l'animal. C'est lui qui donne au chef son autorité1, au sorcier son savoir, au poète la puissance du verbe, à l'hôte sa figure énigmatique de messager divin2. Il tisse autour de la vie un réseau inextricable d'interdits, de croyances et de superstitions qui donnent à chaque nouvelle entreprise, à. chaque événement important de l'existence, l'aspect d'une aventure, d'un pas dans l'inconnu.

Cette profusion du sacré dans les êtres et les choses montre que, chez les nomades, il est encore à l'état diffus. Présent un peu partout, il l'est rarement avec une intensité suffisante au point de devenir un véritable objet d'adoration. Hormis peut-être le cas de l'ancêtre et ànmarkab — sorte de litière sacrée — auxquels un culte spécial est voué, il suscite surtout une peur superstitieuse, sans prendre toutefois assez de réalité au point d'épouser les contours d'une entité divine bien définie. Le dieu des nomades paraît aussi impersonnel et flou que le surnaturel lui-même.

En attendant que l'Islam vienne rationaliser sommairement le sacré et lui donner Dieu pour origine unique, sa source, dans le vieux fond nomade, ne paraît nullement bien délimitée. Énergie mystérieuse et insondable, il semble se confondre avec tout ce qui provoque l'étonnement ou cause la terreur. Il affecte différemment les êtres et les choses, et sa

1 ) Selon les croyances des anciens Arabes, le sang des rois guérit de la rage et des cas de possession.

2) A. Jaussen, Coutumes des Arabes au pays de Moab, p. 83, n. 2, A. Maison- neuve, Paris, 1948.

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présence en eux est permanente ou accidentelle, collective ou individuelle. Or, celle-ci ne leur ajoute pas seulement une qualité qui pourrait les isoler du monde profane, mais elle leur communique aussi, selon l'intensité du sacré en eux, le pouvoir d'effectuer des choses merveilleuses : miracles, protection,' guérison, prospérité, d'une part, maladies, possession, folie, misère, de l'autre.

Il n'est pas nécessaire que l'exercice de ce pouvoir soit conscient. Le sacré agit automatiquement, par simple contact, voire à distance. Il suffit de sa simple présence pour que des effets salutaires ou nuisibles soient provoqués. Il peut aussi communiquer ce pouvoir par contagion, analogie ou contraste, à des êtres et choses profanes. Mais il semble que, dans de telles conditions et pour une même variété d'objets, l'influence exercée donne sensiblement le même effet. Il se produit en effet un curieux phénomène de spécialisation. Ainsi, la verroterie bleue, couleur au ciel, chasse le pouvoir maléfique du mauvais œil, bleu généralement ; le chiffre 5, symbole de la main — elle-même peut-être un symbole phallique — a le même effet salutaire. De là l'usage des porte-bonheur, tatouages et autres moyens prophylactiques, qui ne sont pas toujours sacrés, mais doivent leur pouvoir à leur contact ou similitude avec des corps reconnus comme tels.

A l'instar de ce qui se passe dans le monde juridique qui sépare le pouvoir de l'autorité dont il émane, il y aurait lieu également de dissocier le pouvoir de produire le merveilleux de l'énergie dont il dépend originairement. Celle-ci est en effet le principe et la source, celui-là en est la forme et la manifestation. Alors qu'il est toujours plus ou moins dangereux, pour l'être profane, d'entrer en communication avec l'une, il pourrait sans préjudice subir les effets de l'autre. Mieux encore, les agents et intermédiaires de ce pouvoir ne sont pas nécessairement des êtres sacrés, car, en se communicant, celui-ci finit par perdre de son intensité première. Le marabout peut faire des miracles par la voie de son serviteur, sans lui communiquer sa sainteté. Mais si ce dernier ne peut provoquer lui-même1 le

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merveilleux, du moins il pourrait le favoriser par son intercession ou sa présence. C'est pourquoi, sans lui reconnaître aucun caractère sacré, il jouit d'un grand prestige. Car le sacré réagit sur tout ce qui l'entoure. Aussi voyons-nous qu'une certaine déférence est témoignée à tout ce qui l'approche de près ou de loin. De là le culte des reliques et des icônes dont la sacralisation partielle paraît dépendre du même principe de contagion et de similitude évoqué plus haut.

Ainsi, sans qu'il soit lui-même frappé d'interdit, un être ou 1Ц1 objet peut receler une partie de ce pouvoir merveilleux caractéristique du surnaturel. Il a été contaminé par le sacré et, à son exemple, il. pourrait susciter un courant de perturbations, bonnes ou mauvaises, selon la nature de l'énergie qui l'affecte. Et comme sa manipulation ne présente pratiquement aucun danger, il sera donc recherché ou rejeté par le profane à cause de ses bons ou mauvais effets. Quand son influence est faste, on dit qu'il contient de la baraka.

Cette notion, aussi ambiguë que le sacré lui-même, se trouverait peut-être éclairée par cette distinction que nous avons tenté d'établir entre le sacré et le pouvoir qu'il communique. On pourrait la définir provisoirement comme l'influence bienfaisante du sacré chez un intermédiaire du pouvoir surnaturel. Le terme « bénédiction », son équivalent conventionnel, donne une idée assez exacte de son contenu latent, sans doute mieux que « sainteté ». Mais l'ambivalence des racines arabes fait que toute traduction, en l'occurrence, rende avec une fausse résonance. la richesse qu'elle prétend exprimer.

Considérée dans sa stricte acception, la baraka n'est tout d'abord pas la sainteté. Dans un important travail consacré à cette notion, E. Westermarck en parle comme d'une force mystérieuse, une bénédiction du ciel. Et il ajoute : elle pourrait être conventionnellement traduite par le mot sainteté1. En fait, celle-ci est une source importante de baraka, mais elle est loin d'en être l'unique. Le même auteur montre que retle

1) E. Westermarck, Holiness, p. 6.

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force est non seulement possédée par tout ce qui est saint (prophètes, walis, noms et attributs divins...), mais aussi par des êtres et choses absolument profanes (chevaux, moutons, lait, beurre, miel, dattes...). C'est qu'au Maroc, lieu de son enquête, à l'instar de tous les pays de langue arabe islamisés, se jouent deux influences différentes et superposées : d'une part, la vieille culture bédouine et antéislamique, d'autre part, l'Islam. En faisant de la baraka un quasi-synonyme de la sainteté, Westermarck semble ignorer cet état de choses. En fait, il va dans le sens de cette dernière influence qui ramène tout le sacré à Dieu1. Plus nuancée est sans doute la brève analyse qu'en donne Doutté. Il nous semble pourtant qu'elle prête le flanc à la même critique2.

La baraka ne se confond pas davantage avec l'impureté. Westermarck, qui s'est laissé d'abord influencé par l'enseignement islamique, va dans un sens opposé quand il conclut à une . certaine ressemblance entre la baraka et l'impur. Celui-ci constitue sans doute le pôle négatif ■ du sacré. Il possède toutes les caractéristiques de son antipode et suscite chez les « primitifs » la même terreur superstitieuse que le saint. Mais, tandis que le pouvoir de ce dernier est essentiellement bénéfique (sauf bien entendu quand il s'agit de châtier), celui de l'impur est avant tout maléfique. A l'instar du pur, on pourrait s'en servir comme moyen prophylactique, * ou dans le but d'accomplir des choses aussi mervilleuses que celles produites par la baraka elle-même3. Il n'en reste pas moins qu'il se place à l'autre extrémité du pur, du sainť et partant de la baraka. Il est surtout exploité pour favoriser quelque funeste dessein et constitue l'élément de base de la magie4.

1) E. Westermarck, Survivances, pp. 111 sqq. Cf. infra, la rationalisation de la baraka par l'Islam.

2) Douttè, Magie et religion, pp. 431 sqq. 3) E. Westermarck, Holiness, p. 152 ; Survivances, p. 176. 4) Westermarck souligne pourtant l'incompatibilité de la baraka et de

l'impur (Holiness, pp. 121 sqq., Survivances, 164 sqq.). Pour le cas du porc, dont on se sert comme moyen prophylactique (Holiness, p. 152 ; J. Desparnet, La mauresque et les maladies de l'enfance, p. 511, dans Revue des Études ethnographiques

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Si la baraka n'est ni le saint, ni l'impur, si, en d'autres termes, elle ne représente ni le pôle positif, ni le pôle négatif du sacré, elle ne saurait donc être confondue avec celui-ci. Elle en est le prestige, l'influence bienfaisante. Le domaine de l'interdit la côtoie sans l'envelopper. C'est pourquoi elle en possède les principales caractéristiques : comme lui, elle agit par contagion ; comme lui aussi elle exerce son activité à la manière d'une énergie qui affecte les êtres et les choses collectivement ou individuellement, et pour une durée longue ou éphémère. Mais, contrairement au harâm, qui est par définition le prohibé, l'interdit, tout ce qui ne peut être approché impunément par l'être profane, elle est exempte de nocivité. Son acquisition, toujours recherchée et souhaitée, ne nécessite aucun de ces rites de passage indispensables à l'homme pour pénétrer dans le domaine du sacré. Le danger, quand il y en a, ne provient pas tant d'elle que de l'interdit qui pèse sur l'être ou la chose dont elle émane. Ainsi, ce n'est pas la baraka des prémices qui les rend dangereuses, mais le fait qu'il s'agit de produits réservés à la divinité. De même, s'il est périlleux qu'un pèlerin rentre directement chez lui, à son retour de La Mekke, sans passer par la mosquée, ce n'est point, semble- t-il, à cause des bénédictions dont il est chargé, mais parce qu'il est devenu, par suite de son pèlerinage, un être sacré. La confusion entre le sacré et la baraka, étonnante chez un ethnographe aussi averti que Westermarck, lui fait supposer l'existence, dans celle-ci, d'un élément nuisible1, alors qu'elle se traduit effectivement en bénédictions et bienfaits.

* * *

Cette notion étant ainsi expurgée des éléments qui l'encombrent, que devient alors la baraka ? Il appartient présentement

et. sociologiques, Paris, 1908) malgré les interdictions coraniques, il y a lieu de se demander si son pouvoir de guérison est dû à son impureté ou à une survivance antéislamique relative à sa sainteté (Lammens, L'attitude de l'Islam primitif en face des arts figurés, p. 277, dans Journal asiatique, 11e série, t. VI, 1915; Abu Faraj IçfahânI, Kitâb-ol- Aghânl, VIII, 192, IX, 97. Bulâq, 1285).

1) Westermarck, Holiness, pp. 146 sqq.

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à la philologie de nous donner quelques éclaircissements. Étymologiquement, ce terme dérive de la racine baraka, s'agenouiller, réservée exclusivement aux chameaux, ce qui dénote évidemment son origine nomade. Dans un article pertinent intitulé « Genou, famille, force, dans le monde cha- mito-sémitique », M. Cohen, avec son autorité habituelle, a montré que la racine brk, dans les langues sémitiques, exprime à la fois l'idée d'accroupissement et de bénédiction1. Gomment s'est effectué ce passage d'un sens à l'autre ? Est-ce parce que l'agenouillement est la position naturelle de celui qui reçoit la bénédiction ? C'est possible- Mais il y a lieu de noter que la langue arabe dispose d'un autre verbe, raka'a,' pour s'agenouiller quand il s'agit de l'homme. Or, il n'a nullement cette ambivalence et ne soutient aucun rapport avec l'idée de bénédiction. Une cause plus profonde et plus originale semble se placer à l'origine de ce glissement, et c'est précisément ce que nous voudrions montrer ici en ce qui concerne le monde arabe. Remarquons auparavant qu'en dépit de la grande affinité que les langues sémitiques ont entre elles, c'est seulement chez les Arabes que la racine en question a donné lieu, en plus de son sens général et liturgique, à cette notion sui generis de baraka. Chez les autres sémites, qui possèdent peut-être d'autres notions similaires, la racine brk exprime l'idée de bénédiction au sens strict du mot2.

Baraka (verbe), disions-nous, veut dire s'agenouiller. Pareille à l'attitude d'un chameau qui, lors d'une halte, tend à demeurer dans sa position accroupie, la baraka signifie d'abord la constance d'une action, la continuité d'une chose. La même racine fournit le substantif bark qui sert à désigner

1) M. Cohen, o. c, pp. 204-, sq., dans Mémorial H, Basset, Publications de l'Institut des Hautes Études marocaines, t. XVII, 1928.

2) En hébreu, le mot berakot signifie bénédictions, prières de remerciement et de louange récitées durant le service divin ou lors d'une occasion spéciale. La forme en est ancienne et s'exprime dans la formule « béni soit le Seigneur » {Jewish Encyclopedia, art. « Benedictions », vol. Ill, pp. 8 sqq.). En Ethiopie, sauf quand il s'agit d'une influence musulmane (cf. J. Spencer Trimingham, Islam in Ethiopia), bârraka signifie essentiellement, selon une communication de M. Tubiana, bénir, sanctifier. Voir M. Cohen, o'. c, pp. 205 sq.

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un troupeau ou un grand nombre de chameaux agenouillés. De là cette autre idée de prospérité, de multiplicité dans la baraka. .

Mais la position accroupie n'est-elle pas aussi celle du chameau quand il est monté par l'homme? Un glissement insensible s'est effectué d'une action à l'autre comme en témoigne à l'évidence la métathèse baraka-rakiba. Un second glissement non moins nuancé et tout aussi évident que le premier a eu lieu dans le langage par suite de l'emploi du verbe rakiba au sens fort. En effet, celui-ci signifie aussi saillir, s'accoupler, tant pour la bête que pour l'homme1. La position accroupie devient finalement celle de l'accouplement, de l'acte sexuel. C'est ce qu'exprime avec un rare réalisme la vieille formule de répudiation en usage chez les anciens Arabes : «Tu es pour moi comme le dos de ma mère »2, c'est-à-dire ton dos m'est interdit comme celui de ma mère. Du reste, le substantif rakab, de la racine rakiba, désigne les parties du, corps que la pudeur dérobe aux regards et d'une manière générale les organes génitaux de l'homme et de la femme3.

La présence d'un élément sexuel dans l'action de s'age- nouiller-bénir n'est d'ailleurs pas exclusive à l'Arabe. Il est avéré en effet « qu'il y a un rapport entre le genou et l'établissement du lien familial, sur de nombreux points du domaine des langues indo-européennes et aussi sur les domaines basque et ouralien »4. Pour ce qui est du monde sémitique, M. Cohen a montré que le genou, pris souvent dans le sens de membre viril, est en liaison avec l'idée de procréation et de force5.

Un élément nouveau entre ainsi en jeu et donne à la baraka sa signification de base. Avant de prendre un sens liturgique ou

1) Ibn Manzur, Lisân-ol 'Arab, art. Z H R, V, 201, Bulâq, 1300 (nous le désignerons par l'abréviation Lisân). Le langage littéraire se sert de préférence du verbe wati 'a, fouler, pris dans le sens de monter (Zabidi, Tâj-ol 'Arus, 1, 134 ; il sera désigné par l'abréviation Tâj).

2) Coran, LVI II; 2. Lisân, V, 201. 3) Lisân, II, 418 ; Tâj, I, 278, un vers du poète Farazdaq en ce sens. 4) M. Cohen, о. c, p. 203, avec références. 5) Chez les Azd, tribu yéminite, le genou, rokba, a comme sobriquet от

kaysân. Il faudrait peut-être rechercher si ce dernier terme ne peut être rattaché à kays, accouplement (Lisân, II, 416, VIII, 86).

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d'exprimer l'idée d'une grâce divine, de bénédiction du ciel, la baraka aurait commencé par désigner, dans une famille, la nombreuse descendance, et chez le père, sa puissance fécondante. Pour reconnaître sa postérité, signifier que ses enfants sont bien de lui, il les prenait sur ses genoux ou sur son giron. Ce faisant, il les agréait dans la famille et les plaçait sous sa protection1. Mais il y a lieu de voir en ce simple geste plus qu'un rite de reconnaissance ou d'adoption, car c'est aussi un geste de bénédiction, le père communique ainsi à ses enfants une partie de cette force virile et mystérieuse qui se trouve en lui. Toute cette partie du corps qui s'étend du bas ventre aux genoux est en effet sacrée. Encore une fois, la philologie vient au secours de l'ethnographie. Le hi/r, giron, est également l'interdit, l'illicite, et donne par métathèse johr, vulve. Tout contact intime avec lui assure donc le transfert d'une partie des forces vitales qu'il recèle au bénéfice de celui qui le touche. A la bataille de Badr, pour se pénétrer de la baraka du prophète Mahomet, un combattant lui baise le ventre2. Il est intéressant de noter que la baraka de cette région s'étend aussi à certains organes intérieurs. Le foie, en particulier, morceau de prédilection dans le sacrifice, semble . être le siège par excellence de ce fluide mystérieux3.

1) L'expression « être dans le giron tie tel » signifie être sous sa protection (Lisân, V, 239).

2) Ibn HiçAm/ Síra, II, 216, Imprimerie Khayriya, Le Caire, 1329; Tabarï, Annales, Série I, p. 1319, édition de Goeje, Leyde, 1896. La région sacrée du corps s'étendrait également aux membres inférieurs. A la bataille ďOhod Mahomet donna l'ordre de placer sur son pied la tête d'un moribond dont l'ardeur au combat, pour la défense du Maître, lui coûta la vie. Et le narrateur d'ajouter : « II mourut ayant sa joue placée contre le pied de l'Envoyé de Dieu » (Ibn HiçÂm, ibid, II, 366). De telles croyances seraient à l'origine du cache-sexe. Chez les Rwala de Damas, le serment le plus grave, celui qui contraint à confesser la vérité, consiste à poser la main droite sur le bas-ventre du témoin de manière à toucher ses organes génitaux et lui dire : « Je t'adjure par ta ceinture (,= ta femme), tes organes génitaux (= tes enfants) et par ce qui se couche devant toit dans la nuit (= le troupeau), de me faire un rapport tel qu'il puisse plaire à Dieu » (Musil, The Manners and Customs nf the Rwala bedouins, p. 430, New York, 1928). Il y aurait lieu de rapprocher de ce qui précède le salut cérémonial des Arabes, qui consiste, comme on le sait, à s'incliner pompeusement puis à se redresser posément en plaçant la main droite ouverte vers l'extérieur devant les genoux, et en la portant ensuite successivement sur la poitrins et le front.

3) J. Chelhod, Le sacrifice chez les Arabes, pp. 113 sq., P. U. F., Paris, 1955.

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Mais à la longue, le geste initial de transfert de baraka a changé de signification en même temps que de forme. La bénédiction du ciel est venue se substituer à la force vitale du chef de famille et l'imposition des mains a remplacé le contact avec le giron. Pourtant la main n'est-elle pas un symbole phallique1, et l'index, as-sabbaba (celle qui invective) ne symbolise- t-il pas le membre viril ? La main qui bénit est aussi celle qui maudit, et la force qu'elle invoque ne diffère pas essentiellement, quant à son contenu, de celle qui joue, dans les croyances primitives, derrière le monde sexuel. Ainsi, dans l'évolution finale de la bénédiction, seuls le geste et l'intention changent.

Hâtons-nous d'ajouter que l'introduction d'un élément sexuel dans la baraka ne signifie nullement qu'elle appartient au pôle négatif et impur du sacré. Nous devons nous rappeler que la prostitution sacrée fut un moyen de communication, de communion avec la divinité et prendre garde de raisonner à partir de nos conceptions "judéo-chrétiennes sur la pureté.

Cet aperçu étymologique donne les principales idées contenues dans la notion de baraka : d'une part, la prospérité et la croissance, d'autre part, la bénédiction entendue comme le transfert de la force vitale et fécondante du père à sa progéniture. Quand une chose augmente toujours en nombre ou en volume malgré l'usage qu'on en fait, on dit qu'elle contient de la baraka. C'est le miracle de la multiplication, celui qui permit à Salman le Persan de s'affranchir du joug de l'esclavage en versant à son maître les 40 ouquiya d'or convenus pour son rachat, d'un lingot initial gros comme un œuf de poule, que lui donna le prophète Mahomet2. Cette abondance insensible et permanente comparable à la croissance d'un troupeau dont le volume grandit sans cesse malgré la consommation qu'on en

1) Cf. J. Herber, La main de Fathma, dans Hespéris, 1927. t. VII, pp. 209-219. 2) Ibn HiçAm, Sîra, I. 213.

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fait, c'est précisément la baraka1. La force qui joue derrière elle est aussi mystérieuse que la force fécondante et la prospérité elle-même. Dans ce sens, elle serait presque comparable à la Fortune. Sans en faire pourtant une divinité, car le sacré est encore chez eux à l'état diffus, les nomades ne lui attribuent pas moins une origine surnaturelle. C'est pourquoi elle s'apparente au sacré sans se confondre pourtant avec lui. C'est elle qui donne la prospérité, multiplie les naissances, favorise le succès ; elle est l'abondance dans la prairie, la croissance dans le troupeau, l'effet salutaire dans le remède. On pourrait presque la comparer au mana totémique et dire avec M. Davy : c'est « une qualité ajoutée aux choses, sans préjudice de leurs autres qualités, ou, en d'autres termes, comme une chose surajoutée aux choses ». Mais, au lieu d'être elle-même, à l'instar du mana, « l'invisible, le merveilleux, le spirituel »2, autrement dit au lieu d'être le sacré, elle en dérive. Celui-ci manifeste son pouvoir en favorisant quelques individus d'un souffle bienfaisant3. La proximité du sacré, à ce stade de l'évolution, communique à la baraka son caractère intime et familier. Elle est donc omniprésente, mais elle passe souvent inaperçue car elle ne se trouve pas partout avec la même intensité. Rien ne trahit extérieurement sa présence ; c'est après coup, en constatant ses effets merveilleux, que l'on conclut à sa possession par un être ou une chose. Mais on sait, grâce à une expérience maintes fois séculaire, que ce souffle mystérieux demeure ici plutôt qu'ailleurs, dans tel objet plutôt que dans tel autre. C'est ainsi qu'on croit à la baraka du nouveau-né, du garçon nouvellement circoncis, du nouveau marié, de la nouvelle récolte et, d'une manière générale, de toute situation nouvelle qui nécessite un rite de passage ; elle réside aussi dans le vénérable vieillard, dans le chef sage et pondéré, dans certains produits qui sont, chez les

1) Cf. Westermarck, Holiness, p. 147. 2) G. Daw, Des clans aux empires, p. 55. Bibliothèque de Synthèse historique,

Paris, 1923. 3) Ibn HiçÂm, Sîra, I, 153 ; Tabari, Annales, série I, pp. 971 Щ.

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nomades, synonymes d'abondance : lait, pain, miel, dattes ; dans les animaux qui leur procurent le bien-être de la vie : chevaux, chameaux...1 ; dans certaines pierres, quelques météorites, la pluie... La baraka de ces êtres et objets n'est souvent pas miraculeuse, mais elle est susceptible d'apporter avec elle la prospérité et la croissance.

Il serait même possible de provoquer « magiquement» son effet bienfaisant. Sa caractéristique étant l'abondance, certains moyens sympathiques employés dans ce dessein sont qualifiés parfois de bénéfiques. C'est ainsi qu'en Syrie les petites graines noires qu'on répand généreusement sur le pain sont appelées « graines de baraka ». Le but de cette opération est, croyons- nous, la multiplication du pain d'une manière telle qu'il devienne aussi abondant que les graines qui le parsèment.

Pour profiter de ses bienfaits, le nomade cherche à détourner en sa faveur la source de la baraka ou, du moins, à l'approcher et à la toucher. Une de ses caractéristiques fondamentales est d'être en effet transmissible, et cette transmission se fait essentiellement par contact2. Plus celui-ci est durable et intime plus la transmission est grande. C'est ainsi qu'il est avantageux de baiser la main d'un honorable vieillard ou de toucher ses habits ; mais le profit est plus grand si l'on peut prolonger le contact en ingérant les restes de son repas ou un peu de sa salive. L'eau dans laquelle un homme doué de grande baraka s'est lavé les mains est ardemment recherchée : celle provenant des ablutions du prophète Mahomet, la personnification par excellence de la baraka, était chaleureusement disputée. Celui qui en obtenait quelque peu se frottait le corps avec ; les moins favorisés se contentaient de toucher la main à leurs concurrents plus heureux3.

Mais, du fait même qu'elle est susceptible de transmission,

1) Ce sont surtout les animaux, leurs produits et les végétaux qui sont affectés de baraka permanente. Dans l'Islam, les chérifs, ou les descendants mâles du Prophète par sa fille Fatima, jouissent également d'une baraka héréditaire.

2) Doutté, Magie et religion, p. 441. 3) Tabari, Annales, I, 1537; BokhÂrï-QastalÂnï, Çahîh, VIII, pp. 449 sq.,

Bulâq, 1304.

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elle est aussi susceptible de perte. Tel un aimant magnétique dont l'efficacité s'altère par suite de son contact prolongé avec l'acier, l'intensité de la baraka diminue au fur et à mesure de son emploi. Mais il existe une autre cause de sa destruction sur laquelle on a peu attiré l'attention. Elle. possède en effet son antonyme : la la'na. Tout ce qui est cause de malédiction détruit évidemment la bénédiction. Et c'est peut-être à cause de cette opposition que la baraka a fini par devenir un synonyme de bénédiction au sens large du terme. L'antinomie de ces deux concepts nous fait saisir davantage la nature de la baraka.

De la racine la 'ana, renvoyer, chasser, la la* ha signifie l'exclusion de tout bien1. Le substantif maVana, latrine, nous permet d'ores et déjà de connaître une des causes essentielles de la malédiction : l'impureté. Or, comme dans les sociétés sans machinisme, celle-ci, chez les Arabes, ne signifie pas nécessairement saleté. Un corps est impur, non pas à cause des éléments matériels étrangers qui le souillent, mais bien plutôt à cause du principe maléfique qui l'affecte, lequel est inhérent à une catégorie d'êtres et de choses. On conçoit aisément que ce n'est pas le raisin qui est cause d'impureté dans le vin, mais le principe nocif v qui s'ajoute à son jus avec la fermentation. De même, l'impureté du feu ne provient pas du bois, mais du principe incandescent qui est de l'essence même des démons2.

La malédiction pourrait donc être définie comme l'introduction d'un élément maléfique dans les êtres ou les choses. Elle est provoquée non seulement en proférant quelques formules ou paroles magiques capables de causer une telle altération dans celui qui est maudit, mais aussi par le contact d'un corps impur, c'est-à-dire, redisons-le, chargé de par sa nature d'un principe malfaisant (sang menstruel, urine, certains animaux comme le serpent, la souris...), ou contaminé

1) Lisân, XVII, 272. C'est pourquoi l'épouvantail est dit la'în, celui qui chasse et renvoie.

2) Coran, VII, 12.

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celui-ci accidentellement (personnes malades ou en état d'impureté sexuelle...).

La pureté ne signifie pas l'absence d'un élément occulte — ce qui est plutôt l'apanage du profane1 — mais que cet élément, quoique dangereux, s'apparente aux forces bienfaisantes. Le pur et l'impur sont donc tous deux sacrés. Mais tandis que celui-ci est malfaisant, le premier se répand en bienfaits. Leur évolution ultérieure ne fera qu'accentuer leur opposition : l'un s'alliera au magique et au chtonien, tandis que l'autre deviendra le domaine par excellence du religieux et du céleste. Leur coexistence dans un même corps semble donc difficilement concevable, en fait, ils se détruisent mutuellement.

La baraka ne saurait donc résister au contact de l'impur. Tout ce qui affecte la pureté diminue du même coup son intensité : impureté corporelle et sexuelle, sang, cadavre... Inversement, la pureté est une condition de sa conservation. C'est pourquoi les hommes pieux au Maghrib portent de préférence le blanc. Elle est aussi une cause de son acquisition. Le nouveau circoncis se trouve chargé de baraka, non seulement à cause du rite de passage qui lui procure un caractère sacré accidentel, mais surtout parce qu'il s'est débarrassé ainsi, d'un élément nocif particulièrement- dangereux à ce tournant de sa vie.

On comprend, dans ces conditions, qu'une baraka ne puisse se trouver dans les endroits fréquentés par les djinn. Si le cas se présentait, il s'agirait alors d'influences islamiques : le Coran parle en effet de bons génies qui se sont convertis à l'Islam2.

1) Dans la terminologie musulmane, pur, fâhir, est parfois entendu dans le sens de profane : il signifie alors l'absence de tout élément maléfique dangereux pour l'homme. C'est dans ce sens qu'on dit d'une eau potable, d'une bête consommable, qu'elles sont pures. Mais la pureté est aussi synonyme de sainteté. Pour l'exprimer, on se sert de préférence de la racine qadasa. Il existe enfin un état intermédiaire entre le sacré et le profane, qui permet de passer de celui-ci à celui-là : c'est la pureté légale, fahâra, acquise par les ablutions d'usage et qui, en sacralisant partiellement l'homme, lui permet d'accomplir notamment les prières canoniques. Pour la sacralisation totale, cette purification est complétée par d'autres pratiques : il s'agit alors de Yihrâm (cf. Gaudefroy-Demombynes, Le pèlerinage à La Mekke, pp. 168 sqq., Annales du Musée Guimet, Bibliothèque d'Études, t. 33,' Geuthner, Paris, 1924).

2) Coran, sourate LXXII ; cf. Westermarck, Survivances, p. 29.

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L'Islam, qui a subi l'influence de la société animiste où il vit le jour, est également imprégné de cette notion de baraka., Toutefois, sa rationalisation du sacré eut pour effet de ramener toutes les forces occultes infra ou extra-terrestres à Dieu. Nulle créature ne peut prétendre à certains privilèges sinon à ceux octroyés délibérément par lui. Il est significatif d'examiner à cet effet l'usage que le Coran fait du concept baraka. « Le terme, écrit avec pertinence M. Gibb, n'est jamais employé au singulier, mais seulement au pluriel et Dieu lui-même est la source unique et directe de toutes les barakât. La même chose s'applique à tous ses dérivés : l'usage fréquent de iabâraqa en glorifiant Dieu ; le transitif bâraqa pour exprimer l'acte par lequel Dieu confère la baraka aux personnes et aux choses ; et le participe mubârak pour désigner des personnes ou des choses auxquelles Dieu a conféré la baraka ou le pouvoir de la conférer. Il n'est pas nécessaire de nier formellement l'existence de toute autre source de baraka dérivant d'une autre source que Dieu ; dès lors que le concept baraka a été identifié, mentalement, sentimentalement, avec le concept d'Allah, toute autre association d'idée devient impensable1. »

Ainsi, sous l'influence de l'Islam, la baraka cesse d'être un état dérivatif du sacré (pur et impersonnel) et devient un attribut divin. Dieu est désormais la seule source de la baraka, qu'il octroie à ses élus.

On pourrait en dire autant du pouvoir maléfique. Iblis, le maudit par excellence2, n'a d'autre pouvoir de séduction sur les humains que celui que Dieu a bien voulu lui accorder. C'est par la puissance de Dieu qu'il, induit les gens en erreur et les jette dans l'aberration3. Celui qui écoute les suggestions de Satan

1) H. A. R. Gibb, La structure de la pensée religieuse de V Islam, p. 21. Larose, Paris 1950 2)'

Coran, XV, 34 ; XXXVIII, 77. 3) Coran, XXXVIII, 82 ; XXXIV, 20.

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s'écarte du « droit chemin ». Il s'éloigne ainsi de la miséricorde divine, de sa bénédiction et mérite, avec la malédiction de Dieu, les peines éternelles1.

Si la bénédiction et son antonyme empruntent, pour se manifester, deux voies diamétralement opposées, ils dépendent pourtant d'une seule et même volonté : celle de Dieu. Tout se ramène en définitive à la miséricorde divine : la bénédiction signifie sa présence, la malédiction signifie son absence. Et c'est ainsi, semble-t-il, que baraka, employée au pluriel, barakât, a pris le sens de richesses, de ressources d'un pays.

Cette rationalisation du sacré par l'Islam amène aussi d'autres conséquences. Certes,. la baraka conserve ses principales caractéristiques et demeure toujours bienfaisante ; comme au stade du nomadisme, toute personne peut prononcer des formules susceptibles d'appeler la bénédiction ou la malédiction du ciel sur une quelconque créature. .Mais, alors qu'elle était diffuse dans les êtres et les choses, à' l'instar du sacré lui-même, elle tend désormais à subir le même ̂ sort réservé à ce dernier, c'est-à-dire à se retirer d'eux pour se concentrer en Dieu, et ses élus, en un mot à devenir un état dérivatif de la sainteté2, tandis que la la'na réside essentiellement en Satan et ses cohortes. C'est, nous semble-t-il, sous l'influence de la vieille culture arabe qu'on parle encore aujourd'hui de la baraka d'un individu ou d'une chose dépourvue de sainteté.

La baraka est désormais sensible à tout ce qui peut augmenter ou diminuer la sainteté," éloigner ou rapprocher du chtonien et de l'impur. Pour faire durer ses effets, il est indispensable, dans l'Islam, d'ajouter, à la foi et aux bonnes actions, l'exercice des pratiques religieuses, notamment de la purification.

1) Coran, XXXIII, 61 ; XLVIII, 6, etc. 2) C'est parce qu'ils n'ont vu dans la baraka que son aspect religieux, sans

égard à son antécédent nomade, que la plupart des auteurs l'ont associée étroitement à l'Islam.

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* * *

Que devient en définitive la baraka chez les Arabes ? Même au terme de cette analyse, il nous semble difficile

d'en donner une définition adéquate, à cause de la stratification culturelle qui, aux croyances nomades, superpose le rationalisme musulman, lui-même aux prises avec le mouvement mystique et la foi populaire1. De sorte qu'il y a lieu de parler de deux, voire de plusieurs acceptions différentes de la baraka. Mais, prise. à n'importe quel stade de son évolution, nous nous croyons en mesure d'affirmer qu'elle ne saurait être confondue ni avec le saint, ni avec l'impur, ni avec le sacré. En revanche, elle est essentiellement synonyme d'abondance et de prospérité.

La philologie nous permet d'abord de hasarder une première définition. La baraka serait la force fécondante du père qu'il communique à ses enfants en les bénissant, c'est-à-dire en les plaçant sur ses genoux ou dans son giron, reconnaissant du fait même sa paternité et accordant sa protection.

Pour la pensée antéislamique et plus généralement nomade, elle serait une qualité mystérieuse et invisible, sinon par ses effets, d'origine extra-terrestre, qui se surajoute aux êtres et aux choses et leur apporte, avec elle, l'abondance et le succès. Elle est susceptible de transmission, comme elle est susceptible de perte. Principe bénéfique, tout contact avec le principe maléfique occasionne sa diminution, voire sa destruction.

La pensée religieuse islamique conserve à la baraka toutes ses prérogatives merveilleuses. Mais, en faisant de Dieu l'unique source du sacré, elle la réduit à n'être qu'une manifestation de sa miséricorde. De ce fait, elle tend à dépendre du saint et du pur et devient sensible au chtonien et à l'impur.

La pensée populaire, dont l'influence est pourtant grande sur plus d'un lettré, héritière à la fois du legs islamique et de

1) Cf Gibb, La structure de la pensée religieuse de V Islam.

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l'animisme des nomades et des soufîs, accepte l'enseignement coranique sans rejeter pour autant les vieilles superstitions. La baraka, qui conserve ses caractéristiques, émane alors de deux sources, lesquelles, sans être hétérogènes, se trouvent, depuis l'Islam, en position de rivalité : Dieu et le sacré indéfini. En effet, elle est conçue à la fois comme la miséricorde d'Allah chez ses élus, mais aussi comme l'abondance dans les êtres et les choses indépendamment de toute intervention de Dieu. On est réellement frappé par la qualité poreuse du saint et du merveilleux, qui, à cause de leur superposition, tend à faire passer dans l'un les prérogatives de l'autre.

Ce flottement dans les causes amène un flottement similaire dans l'attribution, voire dans l'acception. La baraka se manifesterait partout où s'exerce bénévolement un pouvoir extrasocial : merveilleux, sainteté, puissance. Elle n'est pas le surnaturel lui-même, mais elle en émane. Elle en est la frange de vêtement, le prestige, la forme bienveillante. Et, pour reprendre la formule utilisée au début de ce travail, elle est, en bref, l'influence bienfaisante du sacré1.

Joseph CiiELHOD.

1) II y a lieu d'examiner à part la conception que se font de la baraka les populations non arabes soumises à l'influence de l'Islam. Chacune d'elles possède en effet, en plus de l'enseignement coranique, ses propres croyances, traditions et folklore, qui n'ont sans doute pas manqué de réagir sur la conception islamique de la baraka.