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REVUE EMIGRATIONS & VOYAGES

Publiée par le Laboratoire d’Etudes Socio-Historiques sur les Mouvements Migratoires, Université Mentouri- Constantine

Vol. 2, Avril 2008

Laboratoire d’Etudes Socio-Historiques les Mouvements Migratoires, Bloc des Sciences,

BP 317 Université Mentouri - CONSTANTINE, 25017 - ALGERIE.

Tél : +213- 31-818125 ***** Fax : +213- 31-818125

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DIRECTEUR DE PUBLICATION

Kamel FILALI

REDACTEUR EN CHEF

Hacène SAADI alias Mikhaïl SAADA.

Comité de la Rédaction

Kamel FILALI, Hacène SAADI, Liamna MERABET/LEKMITI, Nourreddine TENIOU,

Hosni BOUKERZAZA , Larbi KOLLI, Ahmed SEGHIRI, Djamel BOULABAIZ, Djamila

MAACHI, Karima BENHASSINE, Sabrina REMMACHE

Comité scientifique

Irène MELIKOFF (Université de Strasbourg), Al Sayyad FULAYFAL (Institut d’Etudes Africaines,

Université du Caire), Mikel de EPALZA (Institut d’Etudes Arabes, Université d’Alicante), Kamel

FILALI, (LERSHM, Université de Constantine), Franco Francisco SANCHEZ (Institut d’Etudes Arabes,

Université d’Alicante), Husni BOUKERZAZA (Dept. de géographie, Université de Constantine),

Khayriya QASIMI (Dept. d’Histoire, Université de Damas), Hacène SAADI (LERSHM, Université de

Constantine), Abdeldjallil TEMIMI (FTERSI, Tunis), Abdelwahab CHEMAM (Faculté des Sciences

«économiques, Université de Constantine), Urcümend Kuran ( Université d’Ankara).

Correspondances

Toute la correspondance (manuscrits, livres et périodiques, etc.) doit être adressée à : Monsieur kamel FILALI Directeur de la REV, Laboratoire d’Etudes Socio-Historiques les Mouvements Migratoires,

Bloc des Sciences, 317 Université Mentouri-Constantine, CONSTANTINE 25017 -ALGERIE.

Tél : +213-31818125 **** Fax : +213-31818125 e. Mail : [email protected]; [email protected]; [email protected]

ISSN 1112-6140 Dépôt légal : Avril 2008

Publication LERSHM 2008

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RECOMMANDATIONS DE MISE EN FORME

• TITRE DE LA CONTRIBUTION: Majuscules, 16 Times New Roman Gras. Commencement de la première page au 4ème centimètre vertical.

-Prénom, NOM de l’auteur :12 Times New Roman -Sous titre : 12 Gras - Intertitres : 1er niveau en gras; et si besoin, 2ème niveau en italiques. Justifié 1 cm comme le Texte.

• Texte : 12 Times New Roman, simple interligne. - Les citations sont placées entre guillemets.

• Références de bas de pages:10 Times New Roman - Appels de notes : exposant, en fin de phrase (sauf si nécessaire pour citation biographique ou autre). - Numérotation continue automatique. Numéro de référence est suivi d’un point, d’un espace, puis du contenu de la note. - Ouvrages : Prénom NOM de l’auteur, titre, lieu ou ville d’édition, Maison d’édition, Année, Page. Ex : Jaques BERQUE, L'intérieur du Maghreb, Paris, Gallimard, 1978, p.12 - Périodiques : Prénom NOM, « Titre », Revue ………, t…., n°….

Ex. : Louis FERAUD, « Monographie des villes et Provinces du constantinois », Revue Africaine, t. XXVII, n° 13, juillet-septembre 1870, pp. 301-314.

- Archives : fonds, localisation et référence dans la première citation avec abréviation et par la suite les abréviations seulement suivies des références. Exemple : Archives Nationales Algériennes (A.N.A, Bir Khadem, Alger, B2), ou Archives départementales de Constantine (A.C, ae 21). - Le (e) après les chiffres romains de siècle est en exposant, (XIe) - Référence déjà citée: J. BERQUE, L’intérieur..., op. cit. pp. 45-52 ; L. FERAUD, art. cit. p. 325.

• Références bibliographiques : Jaques BERQUE, L'intérieur du Maghreb, Paris, Gallimard, 1978, 552 p

• Photos, Graphiques et tableaux devront être transmis séparément sous leur forme initiale (pdf, Excel, ou autres) : ne pas incorporer dans le texte sous Word. De même pour les cartes, à fournir séparément.

• Un résumé d'une dizaine de lignes en français ou en anglais est obligatoire ; un autre résumé en langue arabe pour ceux qui maîtrisent la langue arabe, pour le reste la Rédaction se charge de traduire le résumé de la langue d’origine de l’article (vers l’arabe).

N. B : Les articles envoyés à la REV doivent être inédits. L'auteur s'engage à conserver l'exclusivité pour la Revue. Après réception du texte à publier, l'auteur est avisé dans un délai maximum de trois mois. Les manuscrits des articles non retenus ne seront pas retournés. ---------------------------------------------------------------------------------------------

REV, Université Mentouri, Bloc des Sciences, BP 317 CONSTNTINE, Algérie

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SOMMAIRE DE LA PARTIE FRANÇAISE Préambule……………………………………………………………**

• La migration Turque : le défi de l’intégration………...…….07 Ercümend Ahmet ENÇ Ambassadeur de Turquie à Alger

• Voyage intérieur autour d’une géographie archaïque du temps……………………………………………….………..15 Hacène SAADI

• Routes de pèlerinage et germination épique dans les modèles négro-africains…………………………………...………….27 Samba DIENG

• Parcours d’Exilés. Dans le roman algérien de la langue française : Hamid Seraj et Khaled Ben Tobal……….……..53 Abdellali MERDACI

• Les liens entretenus par les immigrants ruraux avec les milieux d’origine (cas du Maroc) ……………………..73 Mohamed SEBTI

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PREAMBULE

La Revue Emigration et Voyages (R.E.V) est une revue pluridisciplinaire des sciences humaines, elle est éditée par le Laboratoire d’Etudes Socio-Historiques sur les Mouvements Migratoires – Université Mentouri, Constantine. Son ambition est d’offrir un espace d’expression aux recherches sur les migrations et voyages afin de construire une vision progressive d'ensemble sur la mobilité des hommes dans l’histoire du passé et du présent.

Les recherches dans le domaine de la migration et des voyages (la rihla, si chère aux dans les littératures arabes) sont de plus en plus nombreuses dans cette nouvelle ère. Elles sont le résultat corollaire de l’évolution du monde sous son nouvel aspect de mondialisation et les impacts de celle-ci sur les modes de circulation des personnes. Ainsi, la revue se trouve animée par un double souci, à la fois, de compréhension des mobilités des hommes à travers leurs mouvements de migrations, leurs voyages voire leurs exils, et de témoignages pratiques sur l’impact des migrations individuelles et collectives.

La volonté de la REV est de comparer les témoignages et réflexions des chercheurs qui agissent sur le terrain et de publier les résultats de leurs projets de recherche.

Apparaissant deux fois par an, elle comporte Trois rubriques principales : recherches, comptes rendus et bibliographies critiques. Ces volets s’efforcent à faire le point sur des travaux tournant au tour d’études de synthèses et de méthodologies, d’études critiques d’ouvrages rendant publiques des documents d’archives et mettant à la portée du chercheur des textes et des données nouvelles.

La Direction

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LA MIGRATION TURQUE : LE DEFI DE

L’INTEGRATION

Ercümend AHMET ENÇ∗

Une ère nouvelle s’est substituée à la guerre froide : celle de la mondialisation. Porteuse d’espoirs quant à l’amélioration des conditions de vie pour la majorité des hommes présents et à venir, la mondialisation a aussi suscité de nouveaux doutes et incertitudes. L’accroissement massif de l’interdépendance entre les Etats a déclenché inévitablement une accélération des flux migratoires.

Depuis près de deux décennies, le thème des migrations, qu’elles

soient régulières ou irrégulières, a occupé les premiers rangs des priorités dans l’agenda politique des Etats. Et il est certain que le phénomène de la migration sera l’un des enjeux majeurs du monde de l’après guerre froide.

∗ Ambassadeur de la Turquie en Algérie

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1. les principaux facteurs qui sont à la base des flux migratoires.

Les facteurs qui sont à la base des migrations internationales sont

partout les même. Il y a d’abord ceux propres aux pays de départ qui poussent les populations à l’exil forcé : troubles sociaux et politiques, dégradation de l’environnement, instabilité économique et faiblesse des revenus dans les pays d’origine, absence de perspectives sociales et économiques, défaillances des services d’éducation et de santé. Il y a ensuite ceux qui facilitent leur « expédition » : un marché du voyage plus accessible, la faiblesse des contrôles frontaliers ou le vide juridique dans les pays de transit, les contradictions dans les dispositifs législatifs et administratifs des pays d’accueil sont l’offre illégale d’emplois, l’accès à l’éducation et aux prestations (social/médicales) et la présence d’une communauté établie de même origine, les modalités de traitement des demandes d’asiles, l’existence ou non de contrôle d’identité sur le territoire de l’Etat considéré.

2. L’historique de l’émigration turque vers l’Europe.

Le nombre d’immigrés turcs vivant dans les pays de l’Union

Européenne est estimé à 3,5 millions de personnes, la majorité (2,5 millions) vivant en Allemagne, et des groupes importants résidant en France, aux Pays-Bas, en Autriche et en Belgique. Le gros de l’immigration turque date des années 1960 et du début des années 1970 quand les gouvernements européens, poussés par le manque de main d’œuvre, mirent en place des programmes d’accueil pour les travailleurs étrangers ; de nombreux travailleurs turcs, venus à titre temporaire s’installèrent définitivement dans les grandes villes de leur pays d’accueil.

Depuis lors, les politiques d’immigration sont devenues beaucoup plus restrictives. Les flux migratoires en provenance de la Turquie et vers l’UE furent réduits d’une manière drastique, se limitant essentiellement au regroupement familial, à l’immigration par mariage ainsi qu’aux demandes d’asile.

La plupart des immigrés turcs étaient des travailleurs non-qualifiés issus des régions rurales d’Anatolie, qui durent subir le double choc d’un exil de la campagne vers la ville d’une part, et de leur terre natale vers un pays étranger d’autre part. cela explique en partie les difficultés que beaucoup d’entre eux rencontrèrent pour s’intégrer dans la société des pays d’accueil. De plus, la destination finale des

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immigrants turcs dans certaines régions, et à l’installation de travailleurs regroupés en fonction de leurs localités d’origine. Dans le cas de la première génération d’immigrants en particulier, ces facteurs, associés à un sentiment d’exclusion sociale et économique, favorisèrent le développement d’enclaves ethniques et religieuses caractérisées par des structures fondées sur la famille, le maintien de la langue natale et un attachement très fort aux croyances religieuses et aux traditions culturelles.

A en juger par l’expérience de la grande communauté des Turcs d’Europe en Allemagne, les immigrés ne sont en aucun cas un groupe homogène : les attitudes varient considérablement. De nombreux Turcs d’Allemagne ont montré leur volonté de s’intégrer dans le système politique, économique et social de leur nouvelle partie. Plus d’un tiers ont acquis la nationalité, et beaucoup d’autres souhaitent l’obtenir.

Au fil des ans, une classe moyenne de Turcs européens a émigré, créant des entreprises dans des secteurs comme les service, le tourisme, la restauration, les télécommunications et la construction. A cet égard, il convient de préciser que sur l’ensemble de l’UE, 80.000 employeurs issus de l’immigration turque, avec un chiffre d’affaires avoisinant les 35 milliards d’euros, fournissent du travail à 420.000 personnes. Parmi ces employeurs, 61.000 résident en Allemagne, en accumulant un chiffre d’affaires de 30 milliards d’euros et en fournissant un emploi à environ 350.000 personnes.

D’autres Turcs européens se sont affiliés à des partis politiques et s’y investissent au niveau local et national. En règle générale, l’intégration se produit à la deuxième, voire à la troisième génération, et se mesure à l’aide d’indicateur tels qu’une plus grande maîtrise de la langue locale, de meilleures positions sur échelle socio-économique, une augmentation des mariages mixtes, et un déclin du taux de natalité.

De pays d’origine, la Turque est aussi devenue pays d’accueil à partir des années 1980. En effet, des conditions socio-économiques défavorables ont poussé des milliers de Moldaves, Ukrainiens, Roumains et Bulgares à s’installer en Turquie pour y travailler clandestinement. La gestion de cette réalité nouvelle qui transforme progressivement la Turquie en « pays d’immigration » pose un véritable problème aux autorités turques. La Turquie n’a ni les fonds pour créer des centres de rétention, ni les moyens de renvoyer les immigrés illégaux dans leur pays d’origine. Dans ce cadre, une coopération étroite s’impose avec l’UE pour une meilleure gestion de ce problème.

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3. Aspects économiques et budgétaires de l’immigration.

L’immigration est source, globalement, d’un gain de bien-être. S’il

est vrai que celui-ci échoit en grande partie aux immigrants eux-mêmes, il en reste aussi quelque chose, selon la plupart des études, pour la population autochtone. Les immigrant forment en outre, un groupe dont la pyramide des âges est plutôt favorable aux finances publiques des pays d’accueil. Il s’agit en effet en moyenne de personnes relativement jeunes et en âge de travailler, dont les chances de payer de plus en impôts qu’ils ne perçoivent sous forme de transferts publics et de services individuels sont plus élevées que celles de la moyenne de la population.

Par ailleurs, l’immigration continue de jouer un rôle important dans le développement économique et social, ainsi que dans le maintien des systèmes de sécurité sociale surtout dans les pays de l’UE. Face au vieillissement démographique et au rétrécissement de la population en âge de travailler, une augmentation des flux d’immigration est probable et de plus en plus nécessaire pour répondre aux besoins de l’Union élargie.

4. Les nouvelles approches politiques des pays d’accueil : priorité à la dimension « sécuritaire » au détriment de « l’inclusion sociale ».

La chut du mur de Berlin, la fin du système soviétique, puis le

conflit yougoslave ont suscité de vives craintes relatives à un afflux d’immigrants en Europe. Ainsi, le début des années 1990 a été l’occasion dans tous les 2tats membres de l’EU d’une activité législative et réglementaire intense. Tous les aspects de l’immigration ont fait l’objet de mesures restrictives. Dans l’approche de la question, la priorité fut donnée à la dimension «sécuritaire». Deux domaines symbolisent bien l’orientation choisie : le regroupement familial et les mariages mixtes.

Le regroupement familial est apparu dans toute son ampleur sitôt la décision prise d’arrêter l’immigration de travail au milieu des années 1970. Il constitue depuis une des principales modalités des dynamiques migratoires. Il est aussi une cible permanente des Etats qui ont constamment cherché, sinon à s’y opposer, au moins à le limiter. Les politiques restrictives de ces quinze dernières années ont accentué cette tendance, renforcé les atteintes portés à son exercices et, par suite, précarisé la situation des familles concernées.

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Son contrôle figure désormais en bonne place parmi les freins à la circulation des ressortissants des pays tiers : en règle générale, le regroupement familial n’est autorisé que sous conditions de durée de résidence du demandeur, de logement approprié et de ressources lui permettant d’assurer le charge de la famille. A ces règles générales, certains pays ont ajouté des mesures plus spécifiques, comme l’obligation pour l’étranger qui souhaite faire venir sa famille d’avoir bénéficié préalablement d’au moins un renouvellement de ses titres de travail et/ou de résidence.

Longtemps tenus pour un indicateur « d’intégration », les mariages « mixtes » sont eux aussi entrés dans l’ère du soupçon. Il font donc l’objet d’une vigilance grandissante et des mesures ont été arrêtées pour en réduire le nombre, notamment en accordant aux maires le pouvoir de refuser la célébration d’une union qu’il soupçonne être de complaisance. Le durcissement des législations sur cette manière s’est partout poursuivi, au risque que le doute systématique dérive vers une suspicion généralisée

5. Les difficultés rencontrées par les immigrés turcs sur la voie de l’intégration.

Parmi les obstacles à l’intégration des immigrés turcs, il convient de citer en premier lieu l’impossibilité d’accéder à l’emploi. Le manque de connaissances linguistiques et la difficulté de faire reconnaître ses compétences et qualifications professionnelles sont également des entraves importantes.

Les compétences linguistiques et l’amélioration du niveau d’éducation représentent un autre défi majeur.

Par ailleurs, la participation au processus de prise de décision politique est une étape formelle importante sur la voie de l’octroi aux immigrés des mêmes droits et obligations qu’aux citoyens des pays d’accueil.

Bien que la communauté turque d’Europe constitue un exemple d’intégration relativement harmonieuse, elle n’est pas à l’abri de traitements discriminatoires comme beaucoup d’autres communautés issues du sud de la Méditerranée.

La lutte contre la discrimination et le racisme est devenu encore plus complexe au lendemain des événements du 11 Septembre ainsi que des attentats qui ont secoué certaines grandes villes européennes. Souvent, cette lutte ne figure malheureusement pas parmi les priorités des pays d’accueil. Cela étant, la nécessité d’agir ne fait de doute pour personne. A cet égard il convient de citer l’importance du rôle des

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gouvernements des pays d’envoi dans l’encadrement moral et religieux de leurs populations immigrées et dans l’encouragement de leur intégration, afin de leur permettre de connaître les valeurs réelles de leur culture d’origine et de ne pas offrir une proie facile aux mouvement radicaux.

En l’absence de personnel suffisant pour l’encadrement de la vie religieuse, laissant la place libre à l’apparition de meneurs échappant au contrôle des autorités, et coupés des vraies valeurs de l’islam, le rôle des instructeurs (moral et religieux) est primordial dans la diffusion de valeurs morales qui son propices à l’intégration.

La formation desdits instructeurs par les pays d’envoi, et sous le contrôle des institutions d’Etat, est un garant contre l’auto-désignation, au sein des populations issues de l’immigration, d’éléments qui pourraient contrarier le maintien de l’ordre.

Sur le plan positif, on observe une prise de conscience croissante au sein des gouvernements et dans la société civile du fait que l’intégration doit être un effort partagé. De même que les immigrés ont à faire des efforts pour s’intégrer, les pays d’accueil doivent mettre en œuvre des politiques qui favorisent leur intégration. Et, plus important encore, la société elle-même doit changer, en remettant en question attitudes et perceptions qui parfois penchent vers l’xénophobie (quand ce n’est le racisme pur). La subtile nuance entre intégration et assimilation doit être mieux comprise. Exiger des immigrés qu’ils s’adoptent des valeurs universelles communes ne doit pas nécessairement conduire à les priver de leurs libertés religieuse et culturelle.

Dans ce cadre, il convient de préciser que l’identité européenne en gestation doit pouvoir comporter un composant « turc », dans un effort de surmonter les préjugés et clivages par rapport à l’ « Autrui », un terme insinuant les immigrés, sur lequel une partie considérable des société d’accueil bâtit souvent la définition de leur propre existence.

6. L’effet de l’adhésion de la Turquie sur l’immigration.

Il serait encore prématuré pour le moment de se prononcer sur l’effet de l’adhésion de la Turquie sur l’immigration. Les estimations du potentiel d’émigration turque varient selon les études, la plus fréquemment citée faisant état de 2,7 millions de personnes sur long terme. Ceci représenterait un assez modeste 0,5 % de la population totale de l’UE. Cela dit, il est peu probable que les flux migratoires se repartissent de manière égale dans les états membres ; des pays comme l’Allemagne, où la communauté turque est déjà très importante, risquent de devoir accueillir la plus grande part de ce flux.

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Il est probable qu’on comptera parmi les futurs immigrants turcs plus de travailleurs qualifiés et de personnes mieux éduquées, ce qui réduira les difficultés d’intégration qu’ont rencontrées les immigrants non-qualifiés du passé. Enfin, l’adhésion de la Turquie pourrait engendrer une plus grande mobilité parmi les migrants, de nombreux Turcs voyageant dans les deux sens, et d’autres décidant de rentrer définitivement au pays lorsque l’économie turque aura prospéré dans l’UE.

7. Les enjeux d’une nouvelle coopération Nord-Sud : le problème de la « fuite des cerveaux ».

Comme l’a révélé l’échec de la réunion de l’Organisation

Mondiale du Commerce (OMC) à Cancun (Mexique) en septembre 2003, la mondialisation est, en effet, à un tournant historique. De jeu à somme positive pour tous les participants, elle risque de se transformer en guerre pour la croissance. Chaque pays veut aller plus vite, fût-ce aux dépens des autres. Dans cette lutte pour la croissance, fait est de constater que les pays d’accueil se livrent à une course de plus en plus acharnée pour la chasse à une main d’œuvre qualifiée des pays du Sud. Mais on ne peut pas ignorer que cette fuite accélérée des « cerveaux » qui vide les pays de départ de forces essentielles à leur développement constitue aussi un réel danger pour l’avenir. S’il est indéniable que la mondialisation dans sa logique actuelle a accéléré le rythme des échanges, il est tout aussi patent qu’elle a accru plus fortement les inégalités.

Ce départ des plus qualifiés est ouvertement organisé par les pays occidentaux au risque d’une aggravation des difficultés des pays d’origine. Il faut donc réfléchir à des nouvelles formes de coopération capable d’utiliser l’expansion des migrations internationales des travailleurs comme un des atouts du développement, en veillant à un partage équitable des profits qui en résultent. Si l’on veut rééquilibrer au moins partiellement ce partage inégal, c’est la philosophie même de la coopération qui doit être repensée pour favoriser ce qu’à l’OCDE on nomme le principe du « double horizon » du migrant formé à l’étranger que l’on aide ensuite à participer au développement de son pays d’origine.

A.ERCÜMEND

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VOYAGE INTERIEUR AUTOUR D’UNE GEOGRAPHIE ARCHAΪQUE DU TEMPS

COULEUR DU TEMPS

Hacéne SAADI

(LERSHMM, Université de Constantine)

« Il y a toujours un peu de folie dans l’amour, mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. Et moi qui aime la vie il me semble que ceux qui connaissent le mieux le bonheur, ce sont les papillons et les bulles de savon et tous ceux qui leur ressemblent » Nietzsche, " Ainsi parlait Zarathoustra"

Il y a, au cours d’une existence quelconque, même dépourvue de

toute ambition, si ce n’est la curiosité naturelle chez l’homme pour les êtres et les choses du monde, cette fonction dans le temps de vivre que l’on pourrait appeler de fonction « récréative », à travers une forme de production individuelle ou collective, qui assurerait un témoignage porté à la mémoire et au souvenir des générations successives. Banalité, sans doute, mais passons.

Dit autrement, le temps de vivre est, somme toute, constitué pour chaque individu d’une synthèse d’expériences d’abord, synthèse ensuite qui rend ce parcours par les chemins sinueux du destin – nouveauté, contingence ou hasard suprême – unique entre tous les cheminements lesquels, pour certains (peut être une infime minorité parmi la multitude qui vit et qui souffre) se confondent avec ou finissent par devenir des destins singuliers. Ces « destins singuliers » ce sont les auteurs qui essayent, comme géniteurs et objets du livre écrit ou à venir, à la fois de répandre et de décrypter le mystère de la parole sur une page. Chaque vie d’auteur ne cesse de tisser autour de lui des fils différents qui, dans les mots de Proust : « finiss(ai)ent par

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le feutrer de ce beau velours inimitable des années, pareil à celui qui dans les vieux parcs enveloppe une simple conduite d’eau d’un fourreau d’émeraude » (Le temps retrouvé)

En partant d’un autre élan, beaucoup plus périlleux que le premier, la tentation est de dire qu’au désir d’une vie rêvée, ou d’une vie vécue autrement, correspond un besoin de tout transfigurer par l’écriture, ou au mieux de styliser des tranches d’une même vie – le style étant pour Flaubert et Proust une certaine lecture de la réalité et une tonalité – et éviter ainsi de tomber dans le piège facile du bavardage, beaucoup plus prosaïque que poétique, sur la vie réelle, les faits péniblement rassemblés sur la vie d’un personnage autour duquel se construit le livre à écrire. Et pour reprendre d’Oscar Wilde, génie de la contradiction, et doublement spirituel, quelques mots célèbres, adressés un jour à André Gide, jeune auteur des « Cahiers d’André Walter », « (…) There is no need to talk about (the real world) in order to see it ; (the world of art) is the one which has to be talked about because it would not exist otherwise”1.

C’est justement ce besoin, vieux comme le monde, et hautement ambitieux, de faire oeuvre d’art qui a de tout temps animé les esprits en quête de création ou de production d’œuvres originales.

Ainsi pour rentrer dans un cadre général de création artistique, d’une forme de production qui aspire à l’œuvre d’art - mots qui ne sont pas aussi creux que ne le voudrait faire croire une certaine mode d’écriture qui les a sciemment dédaignés depuis bon nombre d’années – quelle que soit la force avec laquelle s’imposera à notre esprit l’objet de notre imagination ou de notre fantaisie, la page écrite ne doit pas être une simple transcription de l’impression reçue – pour continuer le credo d’Oscar Wilde -, elle doit être au contraire la quintessence de l’image de beauté que va produire l’esprit lorsque cette impression se réfléchira sur lui.

Tout été dit, ou presque, sur la littérature (la littérature au singulier, parce qu’il n’y a pas des littératures, il n’y a qu’une seule, c'est-à-dire, la Littérature, où la gamme de toutes les émotions humaines a trouvé sa véritable expression, et où le but essentiel de l’écrivain n’est pas tant d’écrire pour écrire, mais écrire pour atteindre un idéal d’écriture qui permette de transformer l’impression reçue ou le sentiment éprouvé chez l’homme en œuvre d’art destinée à transcender les temps et les époques, et atteindre enfin à la poésie, comme unique alternative à l’implacable logique de l’utilité) à travers tout le 20ème siècle par la critique, pour qu’il faille s’attarder davantage sur une élucubration périlleuse, inutile dans le contexte de cet écrit, et parfaitement encombrante. De l’écriture comme exorcisme, au 1 - « On n'a pas besoin de parler du monde réel pour qu’il existe ; le monde de l’art est celui dont on doit parler parce que, sans cela, il n’existerait pas »

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« plaisir du texte », en passant par la rêverie sur les noms de lieux et de pays – chère à Proust et les deux cotés, Swann et Guermantes, gisements profonds de son sol mental, rêverie admirablement rendue par Rolland Barthes – sont les seules « mythologies » par lesquelles l’auteur voudrait clore ces premières phrases, pour le moins fiévreuses, sur le besoin d’écrire.

Ce rêve d’écrire un livre, un seul livre – rêve aussi Faustien que la vision étonnante d’un alchimiste à la poursuite d’un langage hiéroglyphique, aspiration ultime vers une gnose divine, qui lui ouvrirait les portes illusoires de l’éternité- sur un voyage intérieur autour d’une géographie archaïque du temps, et introduire ainsi la perception assez singulière chez un personnage, le tracé géographique qu’épouse sa vision de l’évolution du temps, aux antipodes de l’espace-temps conçu, compris, interprété et expliqué par les homme de sciences, les historiens, les penseurs d’une manière générale, ce rêve là est, me semble t-il, infiniment plus exaltant que toute tentative intellectualisée de l’esprit. Cette géographie intérieure du temps est une vision qu’on pourrait qualifier de poétique, parce qu’elle remonte à la perception et la compréhension naïve de l’enfance du personnage, avec ses expériences de la vie, ses lectures, ses rêves, ses joies et ses tristesses. Arriver a en réaliser le tracé des contours de ses rêveries sur le temps pourrait peut être révéler un espace insoupçonné de la rêverie poétique sur le temps, très loin de la perception prosaïque du temps qui passe, parce que le temps des poètes est une mélodie miraculeuse, conservée avec bonheur, des évasions et des rêveries enfantines. Quelle joie et quel bonheur indescriptibles que de pouvoir restituer cet univers particulier, ce royaume inaccessible à l’adulte empêtré dans les problèmes du quotidien, où à l’intellectuel en général engagé dans un commerce perpétuel avec la raison, ou l’homme qui a la lourde charge de la gestion des affaires humaines, ou encore l’homme séduit, absorbé et rivé au pragmatisme pécuniaire, et à la grande masse entraînée irrémédiablement dans la course désespérée de rats vers la mort !

Cette vision assez singulière de la carte intérieure du temps pourrait être, dans une autre mesure, comparable à celle d’un imagier, faiseur et montreur d’images, qui nous fait rêver d’un autre temps, d’une autre époque ; nous faire voyager dans le temps et dans l’espace, nous faire entrevoir des rayons de lumière dans les pans obscures de vies diverses et notre propre vie passées, nous donner l’illusion de revivre des instants irremplaçables de bonheur.

Cette rêverie sur le temps a curieusement commencé chez l’auteur de ce texte par une conception résolument matérialiste de la notion de temps et de durée. Ainsi des années auparavant, l’auteur, frais émoulu de l’université, écrivait dans un style naïvement philosophique, cette

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petite réflexion sur le temps, et déjà révélatrice d’une idiosyncrasie particulière :

« Le temps n’existe pas. C’est la sensation interne de passage du temps que nous donne notre corps matériel, cette sensation de dépérissement du corps que l’on constate à travers les multiples expériences de la vie qui nous fait réaliser l’écoulement du temps, de la durée. Le temps que nous donne les horloges est un espace mesurable et dont l’idée nous est directement venue de l’observation du soleil, de ses différentes phases ou plutôt le mouvement de la terre autour d’elle-même et la projection des rayons du soleil sur les parties de la terre qui lui sont exposées, d’où l’idée d’un cadran imitant le cadran solaire, qui représente les heures diurnes et les heures nocturnes. Le temps en tant qu’entité n’existe pas, c’est le dépérissement de mon corps, ou le vieillissement et, la mort des cellules qui me fait réaliser que je ne suis plus l’être que j’étais. Le temps est en moi, je le réalise, et il mourra avec moi, car la conscience que j’ai du temps a rapport avec le changement que subit mon corps, jusqu’au moment où ce corps sera privé de vie – rendant ainsi inutile toute notion de temps, le corps retournant à la poussière qui finira par se confondre avec l’univers intemporel ».

Des années plus tard, apprenti Bergsonien, il écrivait toujours dans le même sillage de la relation temps espace, temps mouvement dans l’espace, ceci :

« Le présent est chaque fois présent, c’est un point dans l’espace temps qui se déplace vers un autre point, dans le futur qui n’existe pas tant qu’il n’aura pas été vécu, tandis que le passé à été vécu. Le présent est mouvement perpétuel ; il n’existe qu’a l’instant de conscience précise où je réalise que quelque chose est là, avec lequel je suis en contact à l’instant même où je réalise que je suis en contact avec quelque chose. Cet instant de conscience de ce présent, deviendra vite un passé, en raison du présent se projetant en avant … »

Tout récemment encore, à la lecture de « La mémoire, l’histoire, l’oubli » de Paul Ricoeur, il se trouva un peu conforté dans ses élucubrations métaphysiques hésitantes d’un temps, et consigna, en bas de page, ce petit passage de Ricoeur à l’appui de ses réflexions :

« …la référence au présent rejoint l’expérience quotidienne que nous faisons des choses qui commencent, continuent et cessent d’apparaître. Commencer constitue une expérience irrécusable. Sans elle nous ne comprendrions pas ce que signifie continuer, durer, demeurer, cesser. Et toujours un quelque chose commence et cesse. Au reste, le présent n’a pas lieu d’être identifié à la présence – en aucun sens métaphysique que ce soit ».

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Telles qu’en elles-mêmes, ces tentatives de réflexions sur le temps n’ont été qu’une série d’approximations sur le passage du temps et de la notion de durée, mais la réalité du temps et de la durée - même bergsonienne, avec cette intuition qui est d’abord conscience immédiate, et même coïncidence avec l’objet, ensuite conscience élargie et à travers l’objet saisi dans son flux continu la participation à la spiritualité – restaient toujours insaisissables. Quelque chose manquait encore à la compréhension du temps autre que le temps mesurable ou intellectualisé, il manquait encore ce temps intérieur immémorial qui habite chacun de nous, et qui tient la clé de ce passé individuel mythologisé, cette géographie intérieure archaïque – « archaïque » au sens d’être au rythme d’une espèce d’age d’or des anciennes romances, pour dissiper toute équivoque - peut être seule capable à révéler, à chacun, la couleur du temps, le temps du souvenir.

Certes, il y avait quelques lectures ultimes, et pour lui hautement significatives, qui lui avaient donné un avant goût de cette poétique du temps, tel ce vertigineux poème en prose de Rimbaud, « Aube », où le poète, à peine sorti de l’age juvénile et déjà en parfait magicien du verbe, voudrait saisir la fraîcheur et le silence d’un paysage à cette heure indicible qui marque pour nous l’heure surnaturelle où l’enfant poète, se ruant à la recherche de l’absolu et de l’insaisissable, écrit une allégorie de l’aube et en même temps sa révolte contre le temps ! La lecture d’un ouvrage extrêmement pénétrant (avec une langue poétique très proche du poète mort jeune) sur la vie et l’œuvre de Jules Laforgue, de fragments de textes insolites de Léon-Paul Fargue, et en particulier « souvenir d’un fantôme » écrit un soir d’une rêverie somnolente, et d’une rare poésie sur l’écoulement du temps, des bizarres transformations qu’il apporte et sur la mort, et enfin l’inconditionnelle, l’indétrônable rêverie sur le temps perdu qu’est, « Du coté de chez Swann » de Proust. Est il besoin de s’étaler davantage sur ces textes quintessenciés, particulièrement sublimes sur le passage du temps sur le monde des êtres et des choses, sur les amours passés, sur les fleurs et les visages insaisissables des paysages familiers ou lointains, sur les rêveries d’un autre temps ? Oui, sans doute, si cette ouverture sur le plaisir du texte est un tant soit peu éclairante sur l’évolution de cette vision idiosyncrasique, assez singulière, de la carte intérieure du Temps, et les méandres d’une histoire personnelle – mêlée à d’autres histoires de personnages réels ou imaginaires – d’un auteur en quête de poésie.

« J’ai embrassé l’aube d’été » l’avait amené par une heureuse disposition de son esprit, à frôler le vertige et à palper l’insaisissable :

« En me pâmant dans mes retours nombreux et impromptus A la lecture de l’aube du fulgurant Rimbaud

J’ai frémi à l’approche du "Wasserfall"

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Et d’un coup de rein j’ai volé vers les sapins des bois oubliés

O cette musique de mes vies antérieures

Emportée par un soudain zéphyr qui répand l’indicible

A travers les feuilles qui racontent des amours passés

Comme des phalènes éclairs, couleur de l’innocence

Et qui désespérément crient « ne m’oublies pas ! »

Un passage magnifique, entre autres, de Marie-Jeanne Durry sur la vie et la poésie de Jules Laforgue, en une suite de tableaux au crayon gouaché, l’avait tellement rempli de bonheur, qu’il l’écrivit avec un soin amoureux à l’encre de Chine et le colla à la porte intérieure de son bureau. En un passage éclair, toute la vie douloureuse de Laforgue, le Pierrot des « Complaintes » et des « Moralités légendaires », « L’homme-enfant », l’éternel adolescent, se trouve ramassée dans un saisissant raccourci. Certains détails, certains traits, certains faits réels ou imaginaires de la vie de Laforgue, patiemment et sensiblement construits à partir de ses œuvres et de sa correspondance, par Marie-Jeanne Durry, critique et poète, lui rappelèrent beaucoup d’impressions identiques, vivement ressenties, en dépit des différences d’époques, et à la différence des fiacres et des omnibus remplacés par les hauts bus rouges à double pont et les mini cabs, dans sa vie d’indécrottable noctambule dans une grande ville du nord, que l’auteur éprouve un besoin irrésistible de citer, in extenso, la page en question :

« Les bibliothèques, les boulevards, la lumière falote du gaz, les cafés où les dames du comptoir ont des regards ternes, les rosses résignées des fiacres, les omnibus, - et ce dernier omnibus qu’on attend à minuit avec on ne sait quel espoir de le rater pour qu’on puisse traîner plus longtemps dehors ; les garnis grelottants, ou l’abri cherché dans des chambres feutrées ; les dimanches où l’on n’a rien à faire, où l’on écrit parce qu’on n’a rien à faire, les après midi flânées ; les gares, les poteaux télégraphiques, les réverbères, les flaques, les faubourgs, les banlieues, les terrains vagues ; les viscosités d’aquarium pleines d’une vie pétrifiée ou aqueuse, fœtale, vibratile, toujours sourde, aveugle ; les eaux où passent de vieux bateaux, des péniches, des radeaux, où souvent pas une barque ne passe, les berges où l’on erre en se racontant des paraboles « réalistes et orphelines » ; les places, dominicales, provinciales, vides ; les rues mornes, les rues bruyantes ; les cloches, les pianos de pensionnaires, les orgues de barbarie et parfois le son d’un cor.

Les crépuscules, l’automne, monotonement, dans un vent de plus en plus froid et mouillé, de plus en plus noir ; l’hiver qui vient. Un couple y glisse ; non pas un couple en vérité : ce qui voudrait être un couple, deux ombres qui ont besoin l’une de l’autre, qui se guettent,

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qui s’attendent, qui se cherchent, qui se tendent les bras, mais pas en même temps ; et elle fuit, il fuit, dans son frac et sous son claque. Il est seul éreinté, toussant, dans l’averse, « sûr d’aller sa vie entière /malheureux comme les pierres ». Il fait semblant de vivre, ou, follement, se met à danser sous la pluie le pas du « critérium de la certitude humaine ». Là-haut le soleil vautré dans son sang, et surtout une lune de gel, abandonnée parmi des déserts stellaires, qui se fige et tourbillonne dans un cerveau hanté de

philosophies nihilistes. Rares sont les places lumineuses, les frelons bourdonnant, les tiges d’ombrelles et subitement, dans un univers où l’art et la nature ne font qu’un, une envie de « vastes toiles limpides dans lesquelles on pourra se baigner » : le gris retombe, de pluie, de brume et d’ennui. Laforgne a voyagé. De son paysage intérieur il n’est jamais parti. »

Qui se souvient encore de Léon Paul Fargue ? C’est à peine si de loin en loin un bavardage littéraire incongru de quelques nostalgiques de la poésie des temps à jamais disparus, dans certains magazines du même nom qui évoquent à contre courant une grande figure de cette poésie indomptable de l’entre deux Guerres, en s’excusant d’avance de leur inconduite pour avoir osé transgresser cette insoutenable et insipide écriture morse au parfum du software des temps présents ! « La gare » « Rappel », « Souvenirs d’un fantôme » et surtout « Le piéton de Paris » font de Léon Paul Fargue le grand poète de la ville. Il a longtemps rêvé, en lisant « Souvenirs d’un fantôme », à cette « race fiacreuse », imaginé, avec déchirement, les derniers fiacres, rares « insectes égarés » des paysages urbains de la grande ville, gauches à force d’être uniques, traînés péniblement par des fantômes ou des « Hobereaux ruinés » le long des rues oubliées – et même une fois alors que le poète somnolait sur une chaise des Champs Elysées, un fiacre géant surgit tel un centaure de son rêve, buta contre sa chaise, et prit le visage de Barbey d’Aurevilly, ruiné lui aussi comme ces hobereaux qui s’accrochaient encore désespérément à leurs vieux fiacres…… Et toute la gamme des mots antédiluviens de la mythologie Farguienne, pour désigner cette espèce disparue, a étanché, un soir, sa soif de poésie d’un autre temps.

Le retour à Marcel Proust a été, par-dessous tout, l’ultime leitmotiv tant espéré et attendu de cette musique aux tons multiples et déroutants – Cathédrale élevée au temps ? Opéra ? Poème symphonique ? – du temps perdu. Cette lecture marquante l’avait peu à peu amené à pénétrer la chambre noire de l’esprit du narrateur et sentir défiler toutes ces chambres obscures et cossues, habillées de silence mystérieux aux heures les plus insolites du coucher, devant les yeux du dormeur à demi éveillé. Quand donc toutes ces chambres qu’a connues le narrateur d’ "A la recherche du temps perdu" auront successivement défilé dans le souvenir du dormeur éveillé, le

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personnage qui subsiste – aussi présent que ce rêveur qui respire jusqu’à l’extase, dans ses promenades du côté de Méséglise « l’odeur d’invisibles et persistants lilas »- de tout ce tumulte d’impressions et de souvenirs, ressemble à ce petit capucin exposé dans la vitrine de l’opticien de Combray qui ouvrait son parapluie s’il pleuvait ou ôtait son chapeau pour annoncer le soleil.

Il n’y a pas de plus belles pages dans la littérature française du 20e siècle pour exprimer, dans un style inimitable, la fluidité des jours, la musique et l’air des saisons, la joie intempestive provoquée par un furtif rayon de soleil sur une balcon, prélude à une journée pleine de promesses d'un « temps ensoleillé et froid ». Car Marcel Proust , le dernier poète du temps qui passe, du voyage sentimental autour de cet univers à peine dévoilé des nerfs constitutifs du moi profond, n'a pas son pareil dans l'orchestration et l'exécution de la musique des jours : « Cette mince raie du jour, au dessus des rideaux selon qu'elle est plus ou moins claire me dit le temps qu'il fait, avant même de me le dire m'en donne l'humeur ... à la sonorité du premier tramway qui s'approche de son timbre d'appel, je peux dire s'il roule avec résignation dans la pluie ou s'il est en partance pour l'azur» ( M . Proust "Contre Sainte-Beuve", Gallimard, 1954,p. 80 )

L'annonce d'une journée claire et glaciale par les premiers sons des cloches de l'angélus du matin, allait inéluctablement réveiller chez le narrateur devenu adulte, ce désir irrésistible de goutter au plaisir d'une excursion dans l'air embaumé d'un jour d'été encore hésitant, mais déjà annoncé et reconnu à travers les manifestations de lumière et d'odeur que filtrent des rideaux encore fermés, à cette heure insolite où les amoureux de promenades matinales aiment à surprendre et pénétrer le secret de la beauté d'un paysage à peine réveillé, tout comme chez ce voyageur matinal dont le rêve charnu va se cristalliser autour d'un visage aperçu à travers les vitres d'un train qui traverse la compagne encore endormie, le visage frais et rose d'une laitière émergeant tel un astre dans le ciel d'un jour finissant, parmi les blés et les coquelicots d'un champs de la Beauce, ce désir de pénétrer le secret de sa vie et du coup atteindre la possibilité d'un bonheur encore insoupçonné. Irrésistible aussi ce même sentiment, ce même désir de pénétrer dans l'inconnu d'une petite fille rousse entrevue devant une haie d'aubépines en fleurs, du coté de Méséglise où le narrateur encore enfant allait avec ses grand parents les après - midi d'été, lorsqu'il entendit pour la première fois le nom de Gilberte prononcé d'une « voix perçante et autoritaire » par Mme Swann; ce nom avec tout ce qu'il pouvait véhiculer de mystérieux d'inconnu et d'inaccessible, allait entrer par "effraction", comme le montrera la suite des événements dans la vie du narrateur, dans la mythologie douloureuse de l'amour :

« Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman qui me permettait peut être de retrouver un jour celle dont il

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venait de faire une personne et qui, l'instant d'avant, n'était qu'une image incertaine. Ainsi passa-t-il proféré au dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l'arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d'air pur qu'il avait traversée et qu'il isolait du mystère de la vie de celle qu'il désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant sous l'épine rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l'inconnu de sa vie où je n'entrerais pas » (M-Proust « Du côté de chez Swann », R. Lafont, ed .,p. 132).

Des années plus tard, le narrateur vieillissant ayant épuisé successivement toutes ses illusions d'amours et de possessions de vies qui ont marqué son existence d'enfant sensible, de jeune homme séduisant mais à la santé délicate, d'observateur impitoyable et enfin d'ermite, une espèce de « mage oriental » aux grands yeux sombres cernés par de longues nuits de veille, et qui s'est volontairement cloîtré pour mieux fouiller son moi intime, parlait avec un regret profond de ces magnifiques attelages comme dans les dessins de Constantin Guys, qui promenaient Odette Swann, ou cette incomparable Victoria dans laquelle elle « reposait avec abandon....... à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu » (Du côté de chez Swann, p. 345 ), sourire où le narrateur ne voyait que la « bienveillance d'une majesté» ou « la provocation de la cocotte », et qui saluait en affectant les gestes d'une reine d'un jour, les gens ou les amis qu'elle reconnaissant le long de l’allée des Acacias, au Bois de Boulogne. Et ces automobiles élégantes conduites par des mécaniciens moustachus qui maintenant défilaient avec un luxe ostentatoire dans ce même Bois, étaient loin aux yeux du narrateur d'avoir le charme de ces attelages d'autrefois où Odette Swann apparaissait dans l'Avenue « coiffée d'une simple capote mauve ou d'un petit chapeau que dépassait une seule fleur d'iris toute droite » (Du côté de chez Swann, p. 349), moments intenses où il sentait son coeur palpiter d’émotion, marquant ainsi définitivement ces fragments d'existence et ces lieux du sceau du Temps dans le souvenir des images du passé, parce que pour l'écrivain qu'il allait devenir « le souvenir d'une certaine image n’est que le regret d'un certain instant, et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années» (Du côté de chez Swann p. 351).

Tout ce long détour par ces pages d’auteurs chères à son cœur aura, peut être, servi à révéler ce fil d’Ariane qui relie ces fragments d’œuvres qui dénoncent ou qui rêvent sur le temps, et la configuration intérieure particulière du temps – avec ses plages et sa géographie secrète – chez un auteur en quête d’initiation poétique.

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Un poète dirait que sa tête est pleine de sons et d’échos de souvenirs du passé qui hésitent à sortir de peur que leur sonorité assez distinctive, leur rythme et leur couleur soient trahis par une écriture insipide. Du voyage intérieur, une géographie secrète aurait retracé les contours des souvenirs, de sorte que le rendu qui en résulterait du passage du temps épouserait les couleurs et les tons multiples et nuancés d’un paysage, avec présence de visages de silhouettes et d’objets humains, qu’un peintre aurait recrées de mémoire dans son studio des journées durant. Un souvenir qui n’est que l’impression immédiate à peu prés exacte du moment de l’événement ou de la scène dont on est le témoin ou qu’on aura subie, ne servirait qu’a grossir les détail d’une enquête sociale ou d’un crime. Mais le souvenir, destiné à enrichir une œuvre écrite, le souvenir d’échos et de présences (des choses et d’autres d’apparence anodine, des riens exceptionnels de la vie de tous les jours, des mouvements et rythmes naturels : le bruit des vagues sur une plage déserte, l’écho du vent dans les arbres, le silence ancestral et la solitude d’un bois, une brume matinale, le bruit d’une conversation, un certain regard, le bruit de pas étouffés d’une course folle de gamins dans une cour d’école enneigée un matin d’hiver, la royauté d’un champ de blé au cœur du midi grésillant, et couvrant le tout, des prairies d’innocence et d’amour) est d’autant plus placé sous le signe du temps intérieur qu'il épouserait, dans l’esprit de l’écrivain, les contours d’une poésie des rêves, d’un certain rythme caractéristique de la personne qui raconte, d’une certaine mélodie et ariettes oubliées des saisons, des amours passés et des amours enfantines.

Si parler du livre à venir que constitueraient toutes ces choses, c’est faire en quelque sorte de la poésie, même dépourvue de métrique, alors que la poésie commence !

H.SAADI

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ROUTE DE PELERINAGE ET GERMINATION ÉPIQUE DANS LES

MODÈLES NÉGRO-AFRICAINS : LA CHANSON DE ROLAND ET LA VIE D’EL-HADJ

OMAR

Samba DIENG (Université Cheikh Anta Diop. Dakar Sénégal)

La corrélation des routes de pèlerinage et de la germination épique dans les chansons de geste et les épopées peules est plus un thème récurent dans ces œuvres. Elle les structure et en constitue une véritable clef de lecture et de sens. Ce phénomène, mis en gros plan dans des chefs d’œuvre distants dans le temps et dans l’espace, a suscité notre intérêt. Nous nous proposons d’examiner la question à travers deux œuvres représentatives du genre : la chanson de Roland et la Vie d’El Hadj Omar Qacida en poular. Notre réflexion s’ordonne autour de l’espace d’appréhension critique des deux gestes sur les routes du pèlerinage et du jihâd.

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A– LA CHANSON DE ROLAND ET LES ROUTES DE PÈLERINAGE

I – De l’origine des chansons de geste

En 1832, Paulin Paris, le père de Gaston Paris, édite le Roman de

Berte au grand pied, poème épique de la fin du XIIIe siècle, œuvre médiocre par endroits. La même année, deux autres érudits, Henri Monin et Francisque Michel découvrent à Paris et à Oxford deux manuscrits d’une chanson dont le souvenir n’était conservé que dans la mémoire collective, cependant la plus belle et la plus ancienne des chansons de geste : la chanson de Roland. Elle semble remonter au début du XIIe siècle et compte 4002 désayllabes, répartis en 291 laisses inégales. Le manuscrit d’Oxford est écrit en dialecte anglo-normand. On peut supposer toutefois qu’il s’agit d’une transposition, le texte primitif devant être rédigé dans un autre dialecte.

Pour rétablir la matérialité des faits historiques qui ont suscité la Chanson de Roland, la critique rolandienne ne dispose que de deux sources : les unes latines, les autres arabes. Dès lors, pour mieux saisir l’affaire de Roncevaux, il convient de les envisager séparément avant de les confronter.

1 – Les sources Il s’agit principalement des sources franques et arabes.

a) les sources franques sur la campagne de 778 Elles se subdivisent en Annales étendues et Annales brèves. Ainsi,

le type le plus étendu, dans la relation qu’il consacre à l’expédition espagnole de 778, rapporte les faits suivants : Charles entre à Pampelune, arrive devant Saragosse, reçoit comme otages plusieurs chefs sarrasins, et rentre en France, après avoir détruit les murs de Pampelune et soumis les Basques espagnols. On trouve ces récits dans les plus anciennes Annales : les Annales Mettenses (de Metz)

Jusqu’en 805. Elles ont été remaniées et augmentées dans les Annales Mettenses Jusqu’en 903 et dans les chroniques de l’Abbé Reginon.

Quant aux Annales royales jusqu’en 801, remaniées dans les Annales Royales jusqu’en 829, elles introduisent une innovation majeure, par rapport aux

Précédentes Annales : le récit du désastre subi par l’arrière-garde de l’armée de Charles. Enfin les Annales brèves rapportent que Charles soumit Pampelune, se fit livrer des otages par des Sarrasins .Il

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arriva par la suite à Saragosse, puis ramena avec lui Ibn Arabi en France. Ce type de récit se trouve dans les Annales jusqu’en 803, 817, et 818. On admet cependant que les Annales brèves dévièrent des Annales royales. En somme, les sources latines, dans un dessein d’adulation manifeste, ajoutent en finale la soumission des Basques. Elles insistent aussi sur le fait que l’objectif principal da la Campagne de 778 était les Basco-navarrais. Il convient de noter aussi le silence des Annales brèves au sujet des Basque, et leur intérêt pour la défaite des Sarrasins.

b) Les sources arabes L’expédition de Charlemagne en Espagne n’est abordée par les

historiens arabes qu’à deux occasions. La première occasion a pour motif la remise à Charles du prisonnier Thalaba, général d’Abderrahmân 1er de Cordoue. On retrouve ce récit dans l’akhbar Majmua (XIVe siècle), chez Ibn Athir, (XIIIe siècle), Ibn Khaldun (XIVe siècle). La deuxième occasion concerne le récit de la capture, par le Roi Franc, d’Ibn Arabi et de la libération de ce dernier par ses fils.

Ainsi, ce qui précède montre que l’historiographie latine n’envisage l’incursion de Charlemagne en Espagne que pour étayer sa thèse fondamentale : l’expansion du pouvoir de Charles au-delà du Rhin, des Alpes, des Pyrénées, du Danube. Par contre, l’historiographie arabe ne considère l’entrée de Charlemagne en Espagne, que sous l’angle de ses relations avec les gouverneurs musulmans sur la frontière Nord, qui rejetaient l’autorité d’Abderrahmâne I, l’illustre fondateur de la dynastie Ommeyyade en Espagne.

II- LES FAITS HISTORIQUES

La plupart des auteurs modernes refusent d’utiliser l’historiographie arabe conjointement à l’historiographie latine, pour reconstituer le déroulement de l’expédition espagnole du roi Charles. Une telle attitude jure avec la science et l’honnêteté intellectuelle, et Ramon Menéndez Pidal a noté fort justement à ce propos : On dirait que l’autorité des Annales royales n’admette pas aisément de voir modifier par des textes rivaux son récit consacré par les siècles2

Or, l’objectivité commande de considérer toutes les sources, pour une meilleure intelligence des faits. En conséquence, en confrontant les sources arabes, dans le souci scientifique, on constate, qu’en dépit

2 Pidal (R.M), La Chanson de Roland et la tradition des Francs, 2e édit, Paris, A et J Picard, 1960, p.183.

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des divergences de point de vue, elles concordent sur quatre événements de haute portée et dont la lecture cohérente donne un récit d’une assez grande clarté et qu’il convient de retracer à présent.

En l’an 778, l’occupation musulmane en Espagne avait duré soixante ans seulement. L’Emir Omeyyade Abderrahmane I s’était emparé de Cordoue, et de ce fait l’Espagne musulmane s’était séparée du califat Abbasside de Bagdad. Il venait de rompre ainsi, pour la première fois, l’unité politique du monde arabo-islamique en se dotant d’une personnalité indépendante. Et le Calife de Bagdad, Al-Mahdi, aspirait à restaurer l’autorité des Abbassides sur l’Espagne. C’est au milieu de tant de difficultés que Suleiman Ibn Al-Arabi, gouverneur de Barcelone et de Gérone, allié dès 774 à AL-Husayn Ben Yahya, se retrancha avec celui-ci dans Saragosse, en rébellion ouverte contre Abderrahmane I, leur suzerain. Ce dernier envoya de Cordoue une armée sous les ordres d’un général, Thalaba Ben Ubayd, qui assiégea Saragosse.

Mais au cours d’une sortie inopinée, Al-Arabi captura le général imprudent, aussitôt l’armée des assiégeants se dispersa. Ibn Arabi pensa alors faire appel à Charlemagne. Or, celui-ci se trouvait en Westphalie depuis les fêtes pascale l’an 777, où il célébrait la grande diète de Paderborn, et où furent baptisés par milliers des Saxons vaincus .Toutefois, leur chef vaincu, Witikind, s’enfuit pour échapper à ce traitement humiliant .C’est donc à Paderborn qu’Ibn Al-Arabi, accompagné d’autres musulmans d’Espagne, se présenta à Charles et sollicita sa protection. En contre partie, il promit de livrer au Roi la ville de Saragosse, ainsi que Thalaba, l’illustre prisonnier qui s’y trouvait enfermé.

Aussi devant les offres d’Al Arabi et l’excellente conjoncture qui se présentait, Charles décida-t-il son expédition en Espagne. Celle-ci plaçait donc dans un dessein politico-religieux nettement affirmé : Abderrahmane I se trouvait dans une situation critique, et les Saxons venaient de recevoir le baptême .Le Roi se mit donc, sans hésiter, en route. Il célébra pâques, le 19 Avril 778 dans une villa royale d’Aquitaine, chasseneuil, non loin de la route menant de Bordeaux à Pampelune. C’est là qu’il fut accueilli par Ibn Arabi, Emir de Saragosse qui, fidèle à la promesse faite à Paderborn, livra des otages à Charles. L’Emir de Huesca, Abu Thawr, remit aussi en otage son frère et son fils, tandis que le général Thalaba est présent comme se trouvant en France auprès de charlemagne, après l’expédition d’Espagne.

Puis, Charlemagne se dirigea vers Saragosse. Aux portes de la ville, le Roi se trouva en butte à une grave difficulté : Al-Hussayn l’un des conjurés, qui ne s’était pas rendu à Pampelune, pas plus qu’a Paderborn, refusa de l’y accueillir. Pire encore, l’ayant précédé à

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Saragosse, il s’enferma dans la ville et s’y fortifia, plaçant ainsi Ibn Arabi dans l’impossibilité d’exécuter entièrement les accords de Paderborn.

Ainsi contraint d’interrompre la vaste entreprise préparée avec tant d’énergie, Charles eut l’idée d’emmener avec lui, en plus des otages, Ibn Arabi, d’autant plus qu’une rébellion des Saxons convertis précipita son départ. Le Roi s’engagea alors dans les défilés boisés des Pyrénées, à Roncevaux. Lisons les Annales royales à ce niveau :

C’est là, à leur sommet que les Basques étaient placés en embuscade, ils fondirent sur l’arrière-garde, causant un grand trouble et un grand tumulte dans l’armée tout entière. Bien que les Francs fussent supérieurs aux Basques, tant par l’armement que par le courage, ils étaient alors en position d’infériorité en raison des accidents du terrains et de leur moindre entraînement à ce genre de combat. Là trouvèrent la mort, la plupart des grands dignitaires de la Cour royale, auxquels le roi avait confié les équipages et les approvisionnements de l’armée ; les impedimenta (provisions) furent pillés, et l’ennemi qui connaissait bien le terrain se dispersa dans toutes les directions.

Ecrivant sa Vita Karoli, très peu de temps après les Annales royales, Eginard semble recueillir des sources orales pour ajouter les noms de ceux qui trouvèrent la mort au cours de ce combat : Eggihard, maître de la table royale ; Anselme, Comte du Palais ; Roland, Préfet de la Marche de Bretagne, et plusieurs autres grands dignitaires. A son tour, l’historiographie arabe rapporte ainsi la catastrophe finale de l’expédition de Charlemagne en Espagne. Suivons le récit d’Ibn Al-Athir, représentatif du genre :

En voyant qu’Al-Hussayn n’ouvrait pas les portes de Saragosse, Charles conçut des soupçons à l’égard d’Ibn Al-Arabi, et s’emparant de ce dernier, il l’emmena

vers son pays.Alors que Charles, s’étant éloigné des terres musulmanes, se croyait complètement en sécurité, les fils d’Ibn Al-Arabi, Matruh et Ayshun, fondirent sur le roi franc avec leurs troupes. Ils rendirent la liberté à leur père et retournèrent à Saragosse avec lui »

Alors Charles se laissa enlever les otages, ainsi une future action contre l’Espagne devenait impossible, étant donné que le bénéfice de la grande expédition se soldait par un échec. En définitive de la coopération des Musulmans avec les Basques chrétiens, l’attaque du 15 Août 778 fut un désastre à Roncevaux pour l’armée franque. Au

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plus, il n’est permis de douter raisonnablement de la collusion entre Basques et Musulmans. Dès lors, l’hypothèse émise et rejetée par Bédier s’impose actuellement comme une certitude : les Sarrasins ont collaboré avec les Basques à Roncevaux le 15 Août 778 ; la Chanson de Roland est plus véridique que les annales royales, puisqu’elle procède de poèmes contemporains de l’événement historique.

Puis, l’affaire de Roncevaux poussa les érudits à interroger les documents de l’époque. On s’intéressa avant tout aux Annales royales. Les chroniqueurs, sous ce titre, signalèrent à peine la bataille de roncevaux. Ils indiquent qu’en 778, charlemagne franchit les Pyrénées à la tête d’une expédition militaire jusqu’à Saragosse, puis retourna en France en détruisant Pampelune. Le texte observe un silence complet sur le trajet aller et retour. Il ne signale pas non plus un engagement dans les Pyrénées.

Vingt ans plus tard, en 798 une addition discrète dans les Annales royales apportent d’autres précisions. Au moment où les troupes traversent les Pyrénées pour rentrer en France, l’arrière-garde de l’armée fut attaquée par des Basques, peuple chrétien, qui l’écrasa, tuant les principaux chefs et semant le désordre dans l’armée. Un fois le forfait accompli, les agresseurs se dispersèrent. Le Roi Charles en fut profondément chagriné d’autant plus qu’il ne put se venger. La deuxième source est constituée par la Vita caroli d’Eginhard. Vers 830, alors que Charlemagne était mort depuis une vingtaine d’années, l’historien Eginhard dans sa Vie de Charlemagne donne un récit pittoresque de la bataille de Roncevaux. Selon la Vita, le jeune Charles, âgé de 36 ans, allié des chefs arabes en lutte contre musulmans, franchit les Pyrénées au printemps 778, soumit Pammelune, ville chrétienne, assiégea Saragosse.

Un soulèvement en Aquitaine et une attaque des saxons précipitèrent le départ de Roi. Le 15 Août 778, son arrière-garde, surprise dans les défilés par des montagnards basques chrétiens, fut massacrée, ses bagages pillées. Les Basques se dispersèrent impunis.

L’épitaphe d’Eggihard, bien qu’elle fût une découverte minime n’en fut pas moins précieuse. Un manuscrit portant le texte de l’épitaphe d’un des chefs tué à Roncevaux, Eggihard, donne la date exacte de la bataille : 15Août 778. Les faits qui constituent le fond historique de la bataille de Roncevaux, après un silence de trois cent ans, devaient subir un certain nombre de déformations. L’imagination et la fierté des trouvères firent d’un fait divers militaire, une aventure dont le récit put émouvoir, outre les seigneurs dans leurs châteaux, les pèlerins qui, par le col de Roncevaux, allaient de France au sanctuaire de Saint-Jacques-de-Compostelle en Espagne.

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III- LE TRAITEMENT EPIQUE DES FAIT HISTORIQUES : 1) Le poème Le roi Marsile convoque son conseil, composé de comtes, de

Ducs et propose de faire partir Charlemagne , des otages lui sont livrés pour confirmer la bonne foi du roi .A son départ , le Roi et son peuple se convertiront. Blancandrin qui fut ce discours fut approuvé par le conseil, et des ambassadeurs furent envoyés à Charlemagne. Sur le conseil de ses sages, celui-ci accepta la proposition avec des réserves. Qui envoyer à Marsile ? Roland propose son parâtre Ganelon. Roland est un des douze pairs de Charlemagne, comme le Christ avec douze de ses Apôtres. Ganelon partisan de la paix est furieux d’être envoyé. Il interprète le geste de Roland négativement : il est envoyé pour être exécuté et jure de se venger. Blancandrin persuade Ganelon de trahir Charlemagne avec beaucoup de finesse. Le plan est présenté à Marsile et Ganelon se révèle un traître rusé. On décide qu’on fera partir Charlemagne et à la tête de l’arrière-garde, on mettra Roland. Ainsi, proposé par Ganelon, Roland se retrouve à l’arrière-garde. Lors de la traversée de Roncevaux, il est attaqué par les païens. Roland refuse de sonner du cor pour appeler au secours alors que le rapport de force est inégal.

Prenant consciences de ce fait, il décide de sonner du cor, mais Olivier l’en dissuade parce que c’était trop tard. Lorsque Charlemagne arrive, il trouve que tous les preux sont morts. Charles, le Roi, extermine tous les païens. Il prend Saragosse. La deuxième partie de l’épisode narre l’histoire de Baligant, émir de Babylone. Appelé au secours par Marsile, Baligant chef païen et son armée sont écrasés. La victoire est aux chrétiens. Enfin un dernier épisode, la punition de Ganelon. Charlemagne convoque son conseil qui propose de tout enterrer. Ganelon est aux fers depuis Roncevaux. Son champion Pinabel décide de combattre pour lui. Thierry arrive et lutter pour Roland. Les deux champions prennent Dieu à témoin, à l’issue du combat ; Thierry qui à Dieu avec lui gagne le combat. Ganelon est écartelé tandis que les trente membres de sa famille sont exterminés. Bramidoine, la reine païenne, prise en otage est baptisée Julienne.

Ainsi finit la chanson de Roland, mais l’aventure de Roncevaux n’est qu’un épisode de la légende de charlemagne, l’éternel croisé : l’ange Gabriel lui apparaît en songe, et lui ordonne d’aller secourir le roi Vivien, dans sa cité d’Imphe que les païens assiègent. Dieu, que peineuse en ma vie ! Gémit le vieil empereur.

Ci falt la geste que Turoldus declinet

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2) Les embellissements

Aucun fait ne permet de soutenir que la défaite Roncevaux ait été un événement de première importance dans le règne de Charlemagne. La chanson de Roland a choisi son sujet en raison de ces qualités épiques. On verra que l’histoire et l’épopée s’y opposent, comme l’art et la science. Qu’un passé réunisse historiens et poètes ne suffit pas pour autant pour confondre les raisons d’être de l’histoire et de la geste.

Ainsi, c’est un fait divers de faible importance qui se trouve a la base de la chanson de Roland .La légende a paré les faits d’embellissement tiré du merveilleux humain et chrétien pour aboutir a la chanson .Ce fait se trouve dans toutes les chansons de geste, car il agit de célébrer la geste, (gestae), les exploits d’un héros .Le passage de l’histoire à la légende, a, par conséquent, passionné les érudits. Une obscure bataille perdue par les troupes de Charlemagne dans une étroite vallée de Pyrénées, inspire un trouvère un vaste poème qui se répand dan toute l’Europe. Apres trois siècles de silence, Roland devient le neveu de Charlemagne et l’un des douze pairs de France, ses compagnons des barons chrétiens, y figurent Olivier l’ami et dont la sœur Aude est fiancée à Roland et l’archevêque Turpin, le vaillant .Le jeune Charles devient le vieil empereur a la barbe fleurie qui a deux cents ans. L’expédition militaire se transforme en croisade qui dure depuis sept ans. L’embuscade des montagnards Basques et des fils d’Ibn Arabi devient l’ attaque de 400.000 cavaliers Sarrasins, les Francs ne seront vaincus que par la trahison de Ganelon et la démesure de Roland. La mort du courageux Roland devient un affront fait à la France que l’empereur doit laver en punissant Ganelon et en châtiant les Sarrasins.

Ces embellissements, que la légende fait porter au fond historique de la chanson de Roland, sont merveilleusement résumé par Léon Gautier3

Dès le lendemain de la catastrophe de Roncevaux, la légende, cette infatigable travailleuse et qui ne reste jamais les bras croisés) se mit à travailler sur ce fait profondément épique. Elle commença tout d’abord par exagérer les propositions de la défaite. Le souvenir de la grande invasion des sarrains en 793 et des deux révoltes des Gascons en 812 et en 824 se mêla

3 Gauthier, Léon, Les épopées françaises Paris, 1878-1882.

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vaguement, dans la mémoire du peuple, aux souvenirs où Roland avait succombé. En second lieu, la légende établit des rapports de parenté entre Charlemagne et Roland dont elle fit décidément le centre de tout ce drame : faisant alors un nouvel effort d’imagination, elle supposa que les Français auraient été trahis par un des leurs, et inventa un traître auquel fut un jour attaché le nom de Ganelon : ensuite, elle perdit de vue les véritables vainqueurs, qui étaient les Gascons, pour mettre uniquement cette victoire sur le compte des Sarrasins, qui étaient peu à peu devenus les plus grands ennemis du nom chrétien, et enfin, ne pouvant s’imaginer qu’un tel crime fût demeuré impuni, la légende raconta tour à tour les représailles de Charles contre les Sarrasins et contre Ganelon. Tels sont les cinq premiers travaux de la légende. Mais il en est encore deux autres que nous ne saurions passer sous silence. Dès la fin du IXe siècle, les mœurs et les idées féodales s’introduisent fort naturellement dans notre récit légendaire, dont elles changèrent la physionomie primitive. Puis, vers la fin du Xe siècle plusieurs personnages nouveaux firent leur apparition dans la tradition Rolandienne. C’est alors (pour plaire au Duc d’Anjou Geoffroi et au Duc de Normandie Richard), c’est alors peut être que les personnages de Geoffroi et de Richard furent imaginés par quelques poètes adulateurs. Ce qu’il y a de certain, en ce qui concerne notre Roland, c’est que la légende a modifié l’histoire à sept reprises et de sept façons différentes. Ce grand mouvement a commencé vers la fin du VIIIe siècle et il était achevé au commencement du XIe siècle.

Ainsi, le simple combat d’arrière garde du VIIIe siècle devient une croisade ou s’exaltent les sentiments profonds des Français des XIe et XIIe siècle : foi, enthousiasme, amour des exploits et des grands combats chevaleresques, sens de l’honneur féodal, amour de la douce France. Assurément le contexte historique de la rédaction de la chanson de Roland reflète sur l’affaire de Roncevaux les préoccupations des croisés du XIIe siècle. Aussi la vérité historique et religieuse sont-elles faussées dans la chanson de Roland.

B- LA THEORIE DES ORIGINES.

Dès lors, l’origine des chansons des gestes a suscité des théories diverses et controversées.

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I) la genèse du manuscrit d’Oxford Dès la découverte du manuscrit d’Oxford la critique littéraire

s’exerça sur cette œuvre homogène, conçue et rédigée en dialecte anglo-normand par un écrivain qui signe Turold. On supposa qu’il s’agit d’une transposition, le texte primitif devant être rédigé dans un autre dialecte. Divisée en quatre parties : la trahison, la bataille, le châtiment des païens et la punition du traître, la Chanson de Roland, geste remarquable, a suscité des théories ingénieuses tant la vérité historique y est éclaboussée par les embellissements.

II) Des thèses controversées Il s’agit essentiellement de la théorie des cantilènes et de la théorie

des légendes épiques.

1) La théorie des cantilènes En honneur dans la seconde moitié du XIXe siècle, cette théorie

résulte d’idées générales sur la naissance des épopées, développées par les savants germaniques : les héros des chansons de geste furent célébrés de leur vivant par de courts poèmes anonymes et spontanés, de forme lyrico-épique qu’un poète est venu assembler beaucoup plus tard pour en composer une épopée. Ces courts poèmes ont reçu le nom de cantilène dérivé du latin « cantilena », qui dans le latin du Moyen-Age, servait à désigner les chansons de geste. Au XVIIIe siècle, l’Allemand Wolf (1759-1824) avait expliqué de la même manière la genèse de l’Iliade et de l’Odyssée, Herder (1744-1803) celle des poèmes écossais attribués à Ossian, Lachmann (1793-1851) celle des épopées germaniques les Niebelungen. Popularisée en France (à partir de traduction) au XIXe siècle par les Frères Grimm (1785-1863) et (1786-1859), cette théorie, diversement formulée avec ou sans nuances, se retrouve chez Henri Monin qui, découvrit en 1832 le premier manuscrit de la chanson de Roland et chez son contemporain Claude Fauriel.

Il raisonnaient ainsi : l’épopée résulte d’une création spontanée, collective, de toute une nation. Les cantilènes mélangeaient récits de faits historiques et lyrisme, dans l’exaltation du sentiment national. Il ne reste plus au poète de génie que de « coudre » ces chants épico-lyriques. En résumé ; l’épopée était l’œuvre collective, spontanée d’une foule enthousiaste. Par la suite, les érudits ont apporté quelques nuances en formulant cette théorie. Ainsi, Léon Gautier avance vers 1870, une autre théorie sur l’origine des chansons de geste. Il estime

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en ce sens que quatre conditions sont nécessaires pour que naissent une épopée :

a) Une époque primitive

b) Un milieu national et religieux

c) Des faits extraordinaires et douloureux

d) Des héros qui soient la personnification de tout un pays et de tout un siècle4

Ces conditions furent, selon lui, toutes réunies en France d’où la naissance des épopées françaises. Celles-ci portent cependant les traces de l’époque mérovingienne, et surtout une influence germanique prépondérante visible dans leur élaboration, leur goût pour la musique, les noms des héros Roland, Charles, Gautier, Raoul…, leur nature emportée, l’organisation politique du pouvoir de Charlemagne, le conseil des notables, le triomphe du droit germanique auprès de Ganelon : duel judiciaire, champion, otages…

Gautier cite à l’appui de sa thèse la cantilène de Saint-Faron qui date du VIIe siècle. Cette cantilène raconte comment le Saint fit libérer des prisonniers Saxons que Clotaire II voulait tuer. Un autre théoricien, Gaston Pâris, contemporain de Léon Gautier, soutenait à propos de l’origine et de la formation des chansons de geste une thèse à peu près similaire. Il distingue deux grands courants poétiques : une poésie lyrique qui exprime des sentiments et une poésie épique qui chante des événements. Selon Pâris, l’épopée est une narration poétique inspirée par une poésie nationale qui l’a précédée. La tradition fournit les faits et les personnages, alors que la forme appartient au poète en propre. La poésie épique utilise des faits qui peuvent être ou mythiques ou historiques, le mythe étant un récit fondateur de tendance religieuse en général, ou les faits et croyances sont exprimés par l’intermédiaire de personnages vivants et d’événements humains. Les faits historiques sont empruntés aux souvenirs de la vie nationale, vrais, exagérés ou faux.

Gaston Pâris soutient aussi que l’épopée française est historique contrairement à l’épopée allemande qui est mythique : l’épopée française repose essentiellement sur des chants nationaux , les fameuses cantilènes attestées par l’histoire poétique de charlemagne .Il s’appuie aussi sur l’Astronome Limousin , biographe de Lois 1er écrivant vers 850, pour évoquer les morts illustres de Roncevaux : « Quorum qui , a vulgata sunt, nomina dicera supersedi » (comme leurs noms sont bien connus, je n’ai pas eu à les redire. Certes Eginhard dans sa vie de charlemagne, avait nommé trois de ces morts : le sénéchal Eggihart, le comte du palais Anselme et Roland,

4 GAUTHIER, Léon Les épopées françaises Paris, 1878.

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préfet de la marche de Bretagne …Mais « vulgata », selon Pâris a un sens plus étendu, il signifie « répandus dans le public ».

Mais alors répandus, par qui ? Se demande le théoricien, qui s’empresse de répondre, par des chansons que les guerriers, de retour dans leur foyer chantaient, les paysans déclament lors des veillées, les femmes et les enfants sur les places, au carrefour. Gaston Pâris invoque aussi le témoignage du Moine de Saint-Gall. Charles-le- gros, Roi de France, rencontra en suisse un moine qui lui fit de curieux récits relatifs aux exploits de Charlemagne. D’ou les tenait-il !sans doute d’un soldat de charlemagne qui en aurait probablement bercé l’enfance du futur moine.

Chales-le-Gros lui demanda de rédiger un ouvrage à l’aide de ces souvenirs. Le moine s’exécuta .Son livre, plein d’emphase et d’exagérations, s’intitule : Des geste de Charlemagne. Pâris repousse cependant toute influence germanique dans les épopées françaises contrairement à Léon Gautier. Il convient de souligner aussi que cette question divisa les érudits du XIXe siècle.

En 1884, l’Italien Pio Rajna soutient une thèse plus hardie que celle de Léon Gautier. Il rejette la théorie des cantilènes insoutenable pour la bonne raison qu’il n’en reste pas une seule. Les vagues fragments existants, ne constituent pas, en bonne critique, des documents sérieux permettant de bâtir une théorie solide.

Par contre, il démontre l’origine germanique des chansons de geste, avec une rigueur remarquable. La chanson de Roland naquit à l’époque carolingienne, elle fut par conséquent contemporaine des événements qu’elle racontait. Les Allemands, spécialistes de l’épopée, en avaient fourni le modèle aux poètes des époques mérovingiennes et carolingiennes. La chanson de Roland, comme toutes les autres chansons de geste, n’était qu’une simple transposition, sinon un simple calque de l’épopée germanique. Cette thèse trop excessive fut très vite attaquée par l’historien Fustel de Coulanges, qui montre à l’aide d’une méthode rigoureuse, en étudiant les institutions politiques de l’ancienne France, qu’on exagérait l’influence germanique dans l’histoire du Moyen Age. A l’issue de ses travaux, une assertion comme celle de Gautier « l’esprit féodal est né de l’esprit germain » devenait insoutenable, de même la thèse de Pio Rajna devenait obsolète.

Les premières théories se fondaient sur la théorie des cantilènes et sur les influences germaniques. Ces dernières furent détruites, il restait le problème des cantilènes. A mesure que l’étude des l’épopées s’affinait, et qu’elle devenait minutieuse, elle fournissait des arguments contraires. La raison généralement invoquée fut l’absence de cantilènes conservées, dès lors la théorie ne reposait plus que sur

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des hypothèses purement gratuites. D’autres théories s’imposèrent pour tenter de rendre les faits plus intelligibles.

2) La théorie des légendes épiques Joseph Bédier, ancien élève de Gaston Pâris, croyait comme tout

le monde à la théorie des cantilènes, mais en étudiant un poème épique du XIIe siècle, la Geste de Guillaume d’Orange, il découvrit une collaboration entre moines et jongleurs à Gellone : une étape importante du pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle. Vers 1910, Bédier découvrit qu’il existait un rapport étroit entre divers lieux cités dans les chansons de geste et les étapes des grands pèlerinages où passaient les fidèles au XIe siècle : de Paris à Saint-Jacques de Compostelle, de Paris à Rome, de Paris à Jérusalem. Selon Bédier, les pèlerins trouvaient dans les abbayes et les sanctuaires où ils se reposaient, le souvenir des héros du VIIe siècle : sarcophage, inscriptions, vie de saints en latin. Moines et clercs enjolivent ces souvenirs qui piquent la curiosité de leurs hôtes sur un fond de reliques. A leur tour, les pèlerins diffusent la légende sur la route.

Par exemple avant 1110, sur la route de Blaye à Saint-Jacques de Compostelle, qui passe par Roncevaux, on parle de Charlemagne comme d’un héros et de Roland comme d’un saint. On montre aux pèlerins et aux guerriers qui vont en Espagne la tombe de Roland à Blaye et son olifant à Saint Seurin de Bordeaux. On peut résumer ainsi la théorie de Bédier : au commencement était la route avec ses sanctuaires, où naissent les légendes, diffusées par les pèlerins, exploitées au XIe et XIIe siècle par les poètes épiques. Le mérite de Bédier réside cependant dans l’immense enquête qu’il a menée dans tous les sanctuaires, permettant ainsi une critique géographique sérieuse de la chanson de Roland. Quant au Vulgata de l’Astronome limousin, il signifie simplement « connus » : connus par le récit de la bataille fait par Eginard dans sa ‘vie de Charlemagne’ qu’il avait sous les yeux en écrivant. De même, le Moine de Saint Gall dans ses Gestes de Charlemagne ne faisait que composer une hagiographie comme tous les religieux de son époque.

La cantilène de Saint Faron, si chère aux théoriciens des cantilènes, met en scène, selon Bédier, des faits qui n’ont jamais eu lieu : Clotaire Il n’a jamais eu de démêlés avec les saxons, le Bon Saint-Faron n’a pas eu l’occasion de libérer des prisonniers. Cette chanson ne fut qu’une œuvre de pure fantaisie. Bédier pense qu’une foule ne peut pas créer une cantilène. A la base de l’épopée se trouve un poète unique, maître de son art, travaillant sur des données

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fournies par la vie de Saints, agrémentés de détails fictifs propres à séduire la société de son temps, celle de Xie siècle.

Vingt ans après, la théorie de Bédier est attaquée à son tour. En 1933, M.Pauphilet montre dans (Romania, 1933) qu’avant 1100, date probable du Roland, les sanctuaires sont muets. De même les documents cités par Bédier (inscription, reliques) se produisent après. Roland serait l’aboutissement d’une longue élaboration artistique, reposant sur une production antérieure, comportant peut être plusieurs chansons de Roland. Pour M.Pauphilet, c’est l’inverse de la théorie de Bédier qui est vraie : ce n’est pas le poème qui est née des légendes locales, mais ce sont les légendes qui sont nées du poème.

Toujours en 1933 M.Robert Fautier, au terme de ses travaux sur la question, s’inscrit nettement en faux contre la théorie de Bédier. Sa thèse se résume ainsi : Pas de clerc ! Il est impossible qu’un clerc ait inspiré le poète de la chanson de Roland, eu égard aux nombreux silences et erreurs. Si le poète fut un fervent Chrétien, il s’intéressa peu à l’Eglise et aux querelles qui l’agitaient à ce moment, par exemple la querelle des investitures : lutte entre les Empereurs d’Allemagne et les papes 1074-1122 ; les uns et les autres prétendaient avoir seul le droit de décerner les titres ecclésiastique. Il rapporte aussi le mépris d’un guerrier pour les moines et les ordres contemplatifs : Un chevalier, dit l’Archevêque Turpin, doit se montrer fort et fier : autrement, il ne vaut pas quatre deniers. Qu’il se fasse plutôt moine dans un moutier qu’il prie chaque jour pour nos péchés !.(Vers1878-1882). D’autres critiques concernent la théorie des légendes épiques .A propos des reliques et des souvenirs, pourquoi là aussi ne pas renverser la théorie ? Est-ce-que ce n’est pas plutôt la chanson de Roland qui a rendu célèbre le défilé de Roncevaux, que Roncevaux qui a fait naître la chanson ? Car la route normale pour aller de France en Espagne passe par le Somport et non par le Roncevaux

En outre, la chanson de Roland est sans doute plus ancienne que ne le croyait Joseph Bédier, car en 1066, à la bataille de Hastings, un jongleur nommé Taillerfer récita des vers de la chanson de Roland.

Reprenant l’explication de « vulgata », Fautier lui donne le même sens que Gaston Pâris.Il envisage le Moine de Saint-Gall et conclut aussi comme Paris .Etudiant le texte même de la chanson de Roland , il découvre les traces d’un poème plus ancien :Laon, capitale des rois de France au Xe siècle devient le siège de Charlemagne au XIe, inadvertance , l’arc, arme des nobles au temps de Charlemagne , comme l’épée ou la lance, ne l’est plus au XIe siècle, mais ils reste

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l’arme du peuple .Si la chanson attribue l’arc aux barons, c’est qu’elle a gardé des traces d’une vieille chanson. Fautier pense que les récits des anciens combattants ont inspiré la seconde génération des poètes et cela d’âge en âge pendant trois siècles.

Bédier avait prévu certaines de ces critiques. Il postulait qu’au Moyen-Age, clercs et guerriers vivaient en bonne intelligence, ainsi Roland a pu être une transposition héroïque des inventions des clercs, tout comme au XIIIe siècle, la chronique des Turpin, initiée par les moines de Cluny, sera la transposition, sur le plan clérical, des inventions des poètes épiques. La Théorie de Bédier a cependant sur les autres l’avantage d’être entièrement localisée dans le sol de la France .Il nous reste à examiner une dernière question relative aux origines des chansons de geste, de la chanson de Roland principalement : celle de l’auteur . Le statut de Turold dont il question au derniers vers du poème : ci falt la geste que Turoldus declinet a suscité moult interrogations et tout sens attribué au verbe ‘déclinet’ introduit une théorie : si declinet signifie composer Turoldus l’auteur du poème ; si l’on traduit par transcrire c’est un chroniqueur ou un copiste, enfin si c’est réciter il s’agit d’un jongleur…

Ce qui est certain, c’est que Turoldus était un homme cultivé doublé d’un artiste de métier.

Que conclure à ce niveau ?

Les critiques érudites de détails historiques, géographiques et philologiques montrent à quel point la discussion est vive. Les érudits soulèvent des milliers d’interprétations possibles, de dates, de textes de mots, rendant ainsi une conclusion malaisée. Depuis plus d’un siècle, les hypothèses se succèdent (cantilènes, influences germaniques, routes de pèlerinage, silence des siècles…). Chaque hypothèse subit l’assaut d’une autre, comme il est de règle au cours des polémiques de savant. Toutefois, germination épique et routes de pèlerinage cheminent comme des sœurs jumelles.

Qu’en est-il de la tradition épique peule ? Héritière des formes pré-existantes de la littérature poular et de

ses formes modernes, constituées principalement par les formes islamiques, le daarol Sayku Umar participe de la tradition épique peule et des apports de l’écriture. En ce sens, nous retiendrons comme deuxième terme de la comparaison avec Roland, l’épopée d’El Hadj

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Omar, représentative de l’épopée peule. Nous envisageons ici une version classique : La Vie d’El Hadj Omar qacida en poular de Mohammadou Aliou Tyam5

C- LA QACIDA EN POULAR ET LES SENTIERS DU JIHÂD

Œuvre majeure et forme islamique de la littérature poular, la Qacida en poular se formalise autour de l’épopée peuple traditionnelle, laquelle se structure au niveau des formes dominantes de la littérature poular. A ce titre, la Qacida en poular Vie d’El-Hadj Omar résulte de la rencontre d’une solide tradition littéraire avec un destin individuel hors du commun. L’examen de cette riche matière exige avant tout sa mise en lumière.

I- Le contexte de production Un double contexte délimite la Qacida : culturel et historique

1. Le contexte culturel : La littérature de « Fulbe », « haal pulaar » ou Peuls se définit par la diversité de ses formes, leur ampleur et leur dynamisme. Son islamisation constitue aussi un autre aspect de son originalité, puisqu’elle apporte au lyrisme oral le formalisme de l’écrit. Ainsi la typologie des formes de la littérature poular met en gros plans trois types de formes : spécifiques, communes et islamiques. Les premières appartiennent à des corporations ou professions : chasseurs (keroode), pêcheurs (pekaan), tisserands (dillere), guerriers (Gumbalaa),griotes (yela),poésie pastorale (fantang). Les formes communes restent la propriété de tous : les contes (tinndi ou talli), les allusions (malli), les poèmes pastoraux (jaargi), les proverbes (puri), les mythes, les épopées (daari).L’islam permit aux lettrés de combiner la graphie arabe avec certaines lettres de cet alphabet ajusté, pour transcrire leur langue et composer une littérature, dont les genres sont : l’apologie du Prophète (le beytol), pluriel. (Beyti), le chant de nostalgie (leele), le sermon (khutba), le poème (Qacida).

Toutes ces formes culminent au niveau de l’épopée, forme longue déclamée au firmament des autres formes, confirmant du même coup l’assertion de Dumézil : l’épopée est grosse des genres littéraires6. Ainsi les motifs du mythe, du conte, du proverbe, de la légende, de la devinette ponctuent la narration épique. Du reste la glose de l’épopée 5 GADEN, Henri, La vie d’El Hadj Omar Quacida en poular. Paris Institut d’ethnologie, 1935 6 Dumezil, Georges, Mythes et épopée. Paris : Gallimard, t.1,1968, p.19

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peule résume l’idéal esthétique et éthique des formes littéraires peules : culture de l’élégance et de l’éloquence, autrement dit pulaagu.

En somme, divers mécanismes agissent pour susciter les épopées. Celles-ci s’ordonnent en une trilogie cyclique : cycle de la lance (exaltation de l’héroïsme), cycle de la vache (chant de razzia), cycle de la femme (héroïsme galant). L’Islam a annexé à cette trilogie un autre ensemble : le cycle du livre (épopée islamique, hagiographie). La Qacoda en poular, épopée peule traditionnelle tributaire des formes islamiques, récupère la trilogie cyclique peule traditionnelle et la coule dans son projet d’exaltation des valeurs islamiques. Elle exprime ainsi, dès son titre, son contenu et sa portée : elle s’inscrit dans une tradition (poular), tout en introduisant une rupture (Qacida) dans le cadre d’un chef d’œuvre unique.

Phénomène normal : El-Hadj Omar étant à la fois un personnage historique et un héros épique de premier plan. Les faits sont formels.

2. Le contexte historique : Cheikh El Hadj Omar est un géant de l’histoire africaine. Aussi sa vie et son œuvre ont-elles suscité de nombreuses œuvres à la fois orales et écrites, tant les destinées singulières constituent des sources d’inspiration très vives Ainsi la vie d’El-Hadj Omar, quelque soit l’aspect considéré, se prête à l’épopée. Né vers 1794 à Halwar près de Podor, de Thierno Saîdou TALL et de Sokhna Adama TALL, Omar suscita de nombreux miracles à sa naissance, en bas-âge et toute sa vie durant. Il mémorisa le Coran à l’âge de huit ans. A 18 ans, il maîtrisa toutes les sciences coraniques et islamiques enseignée en Afrique noire. En 1826, il se rendit aux Lieu Saints de L’islam, visita l’Egypte, l’Arabie, la Syrie, Jérusalem. Apres trois pèlerinages à la Mecque, il fut fait Khalife de la tidjanyya par Mohammed El Ghâli, disciple de Cheikh Ahmed At-Tidjâne, fondateur de la confrérie de même nom. Puis El Hadj prit le chemin du retour. Au Caire, il fut opposé aux Ulémas à travers des joutes oratoires célèbres qui signèrent son triomphe. Il écrit des opuscules et des odes.

De l’Egypte, El-Hadj Omar gagna le Sokoto. Il resta sept ans auprès de Mohammed Bello, puis poursuivant son chemin, il passa par le Macina, Ségou ou le roi voulut en vain le tuer avant de devenir son disciple. Enfin Cheikh Omar s’installa en Guinée à Djeguko, et en 1846, après vingt années d’absence, il retourna à Halwâr, son village natal. Il fut reçut à Donnaye près de Podor, par Caille, alors Directeur des affaires politiques ; représentant du Gouverneur, le Bourbon de Grammont. El Hadj leva une armée de combattants de la foi, et se rendit à Djegunko, puis émigra à Dinguiraye. Il affirma son projet net : islamisation de l’Afrique noire, diffusion de la culture arabo-

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islamique et lutte anti-coloniale totale. En ce sens en 1850, il battit deux chefs mandingue : Yimba et Bandiougou et s’empara du Bambouck. En 1857 ses soldats assiégèrent le Fort de Médine défendu par Paul Holle, un mulâtre Saint-Lousien. Ce fut un désastre pour les talibés.

Par la suite, de 1858 à 1862, Cheikh Omar conquit le Kingui, Ségou, le Macina. En 1863, il fut assiégé à Hamdallahi, capitale du Macina par une coalition formée par les Peuls, Bambaras et Maures Kounta. Cheikh Omar mit fin au siège en Février 1864. Il se réfugia à Déguembéré et disparut dans la grotte de cette falaise dogon. Son neveu Tidjâni le venga admirablement, alors que son fils aîné Ahmadou aider par Alboury Ndiaye, le Bourba Djoloff résista farouchement à la domination coloniale.

Ecrivain de génie, saint de classe exceptionnelle, résistant à la colonisation, El Hadj Omar réunit en lui toutes les qualités d’un héros épique. Mouhamadou Aliou Tyam comprit, en premier le parti qu’on pouvait tirer de la vie d’El-Hadj Omar. Il consacra à celle-ci sa Qacida ; monument littéraire et document historique capital.

II- Le poème :

La genèse de la Qacida, sa composition et son contenu désignent une épopée particulièrement féconde.

1. La Genèse : La Vie d’El-Hadj Omar Qacida en polar fut publiée par Henri Gaden, ancien gouverneur des Colonies, en 1935. Elle figure dans les travaux et Mémoires de l’Institut d’Ethnologies. XXI. Gaden se fonda sur deux copies qu’il collationna entre 1920 et 1935. Sa vaste culture peuple et historique, ses enquêtes lui permirent de transcrire, traduire, d’annoter et de joindre un glossaire à l’œuvre de Tyam.

2. L’auteur originaire du Lao, précisément de Haïré, Mohammad Aliou Tyam fut recruté par El-Hadj Omar en 1846. Il participa à toutes les campagnes du jihâd. C’est en garnison à Ségou entre 1863 et 1884 qu’il rédigea sa qacida : il composait à ses heures de loisirs, récitait aux disciples ses vers ; et fort de leurs critiques, améliorait son premier jet. Il voulut remettre à Ahmadou alors installé à Nioro son poème, mais le colonel Archinard (colonisation) l’en empêcha. Il resta à Ségou jusqu’à l’occupation coloniale survenue en 1890. Mohammadou Aliou Tyam reprit le chemin du retour au pays natal, riche de sa Qacida. Il regagna Haïré où il retrouva un frère et des neveux. y vécut une vingtaine d’années avant d’y mourir aveugle en 1911.

3. Le poème : Long poème d’environ 1200 vers – en réalité 1189- la Qacida embrasse poétiquement la vie d’El-Hadj Omar : naissance,

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formation, pèlerinage, jihâd, disparition. Elle sublime Dieu, le prophète, Cheikh Ahmed Tidjâne, El-hadj Omar, Ahmadou son fils aîné et la communauté des talibés jihâdistes. En rendant hommage à l’auteur, Henri Gaden note avec joie que « Mouhammadou Aliou a donc fait œuvre d’historien » pVII dans le cadre de sa qacida, la première biographie du cheikh.

A la fin de son poème, l’auteur présente au lecteur ou l’auditeur une véritable carte d’identité, qui manque si cruellement au Turold de la chanson de Roland. Ecoutons et lisons le poète :

A Chanté ce poème un petit esclave (d’Allah) Son origine, C’est au village de Dyan Dormbos Qu’il a fait son apparition (en ce monde) Et auprès de Haïré qu’il a été remarqué Mohammadou Aliou il est nommé, son père Aussi est Mohammadou, des homonymes De l’habitant d’Habibata. Quant au nom maternel, c’est Ahmadou, fils de Fatimata du côté des Barobé ; ceux-ci sont Une famille de science cela est connu. Elle est achevée, ma qacida ; sachez que Sa contenance est de deux centaines (de vers)

Celles-ci après un millier sans qu’il en manque. p.207-208 (vers 1186-1189)

Bien que résultant d’une collaboration entre jihâdistes, l’origine orale la Qacida ne fait aucun doute. Elle reste solidaire de la grande épopée du jihâd. Née au lendemain de la première victoire des talibés sur les animistes vers 1852, celle-ci eut la chance de prospérer dans le temps et dans l’espace7. Ses nombreuses versions orales et écrites se diffusèrent dans l’aire soudano-nigérienne. En se cristallisant autour de vie d’Omar, de ses fils et de ses principaux généraux, les thèmes majeurs de l’œuvre formalisèrent la geste du jihâd dans des versions dont les structures se fixèrent vers 1900. Certes, l’improvisation et les anachronismes des griots essayent de tempérer un noyau de base invariant. En définitive la route occupe une place prépondérante dans la Qacida : pèlerinage de Cheickh Omar, routes du jihâd qui se définissent comme les sentiers d’Allah (Sabîl lil lâh) .Inspirée au cours de l’aire du jihâd, la Qacida s’est propagée aussi dans cet espace où elle délimite des routes de pèlerinage : Halwâr- Dinguraye- Nioro- Segou- Hamdallahi- Bandiagara. Lettrés et professionnels du verbe la déclament sur ces routes de pèlerinage au cours de pérégrinations sans fins.

7 Voir DIENG, Samba. L’épopée d’El Hadj Omar entre l’oralité et l’écriture, in Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Univ. C.A.D.

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CONCLUSION En définitive, l’origine des chansons de geste, faute de conclusion,

suscite une opinion mitigée que Siciliano note assez clairement : Nos propres expériences et celles d’autrui nous ont

enseigné Que notre contradictions réelles ou apparences,

épisodes plus Ou moins nécessaire, réminiscences doctes ou thèmes Populaires, présence de prêtres ou de jongleurs, faits historiques et indication géographiques, description d’armes et de chevaux, archaïsme, reliques,

Sanctuaires, « chartes », « gestes », etc.… n’ont rien. de sûr ni de probant, qu’il est par conséquent vain

de solliciter le poème sur ces chapitres, car, interrogés

sur ces chapitres, le poème nous répondrait comme

il répond à tous : en nous disant ce que nous voulons

lui faire dire, en nous donnant des indications extérieures

à sa genèse, bonne pour toute thèse, vaines pour toute solution8

D’une manière générale, l’origine des chansons de geste reste encore incertaine, étant étendu que les manuscrits n’indiquent pas nettement l’antériorité d’une tradition orale. Par contre, les épopées peules actuelles qui datent entre les XVIIe et XIXe siècles, contrairement à la chanson de Roland, baignent dans une lumière historique vive, accusent une origine précise. Cependant si la question des origines continue encore de diviser les érudits, la beauté des épopées rencontre l’unanimité des savants et des profanes. Aussi après la somme d’effort et de réflexion concentrée autour des origines des chansons de geste, un retour se dessine-t-il vers les questions littéraires et philologiques. Toutefois, les routes de pèlerinage et les sentiers du jihâd occupent dans ces œuvres une place de choix. Lieux de mémoire et espaces symboliques, les routes et les sentiers restent, quelle que soit la clef de lecture, des clefs de sens, des passages obligés.

S.DIENG

8 SICILIANO, Italo.Op.Cit, p.212.

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BIBLIOGRAPHIE L’EPOPEE MEDIEVALET ET PEUPLE

I. LA CHANSON DE ROLAND

ÉDITIONS

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- Farale, Edmond. La chanson de Roland. Les chefs-d’œuvre de la littérature expliquée (coll. Méllottée). Paris : Edition de la pensée moderne, 1948

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- La chanson de Roland. Paris : Hâtier, 1967.

- Moignet, Gérard. La chanson de Roland. Paris : Bordas, 1969.

(Manuscrit d’Oxford)

OUVRAGES

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- Delbouille, le Maurice. Genèse de la chanson de roland. Bruxelles : Académie royale de langue et de littérature Française, (S.A.B.R.I).1954

- Menendez Pidal, Ramon. La chanson de Roland et la tradition épique des francs paris : 1960.

- Menendez Pidal, Ramon. La chanson de Roland et la tradition épique des francs. (2éme édition revenue et mise à jour par l’auteur avec le concours de R.Louis Trad. De l’espagnol par I. –M Cluzel. XII.) Paris : Picard, 1960.

- Miraux, Emile. La chanson de Roland et l’histoire de France. Introd., par l’auteur. Les chefs-d’œuvre et l’histoire .Paris : Albin Michel, 1943

II. LES EPOQUES PEUPLES

- BA.A. Hampaté. Une époque peuple : Silâmaka. T.8.N° 1 1968

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45

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- MONIOT, Henri. « Al-Hadj Omar » in les Africains, Editions J.A ? Tome XXI.

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- VERDAT.M. La bataille de Bongoye, in l’éducation africaine. Bulletin de l’éducation en A.O.F., N°15, 1952 (numéro spécial).

III-L’EPOPEE-OUVRAGES DE BASE

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- DUMEZIL. Georges, Mythes et épopées (l’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples Indo-Européennes) (X).N.R.F.Paris : Gallimard, 1935.

- GAUTHIER, Léon. Les épopées françaises. Paris : 1878-1882.

- MASSE, Henri. Firdousi ou l’épopée persane. Parsi : Librairie académique, Perrin.1935.

- RYCHNER, Jean. La chanson de geste, Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Lille : 1955

-SICILIANO, Italo. Des origines des chansons de geste. Paris : 1951.

- La Table-Ronde, n°de 1958

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PARCOURS D’EXILÉS DANS LE ROMAN ALGÉRIEN DE LANGUE

FRANÇAISE :

HAMID SERAJ ET KHALED BEN TOBAL

Abdellali MERDACI (Département de Français. Université de Constantine)

Les parcours de Hamid Seraj (Mohammed Dib) et Khaled Ben Tobal (Malek Haddad) évoquent deux types de personnages romanesques dont l’histoire est informée par l’exil. Cette inscription dans l’exil explique leur position sociale et la singularité de leur prise de parole dans le roman algérien de langue française de la période coloniale. La formation de ces personnages, nettement articulée à l’histoire du mouvement national algérien, permet d’envisager la question de leur conformité au vécu historique et d’interroger les mécanismes de leur création par les auteurs. Dib et Haddad n’engagent pas la même réflexion sur l’écriture du roman et sur son rapport à l’Histoire ; le réalisme social de l’un et le réalisme poétique de l’autre engagent au-delà de leur personnage la pertinence de deux conceptions du travail littéraire.

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Le roman algérien de langue française aura assez tôt marqué

un intérêt pour les migrations transfrontalières à l’intérieur du Maghreb, notamment vers la Tunisie pour Omar Samar9 et le Maroc10 pour Saïd Guennoun (La Voix des monts, mœurs de guerre berbères, 1933) et Mohamed Ould Cheikh (Myriam dans les palmes, 1936). Mohamed Ben Chérif11 fait voyager dans Ahmed Ben Mostapha, goumier (1920) son personnage au Maghreb et en Europe, des opération de « pacification » du Maroc (1908-1910) aux tranchées de la première guerre mondiale sur le front du Nord, en France, puis en Allemagne dans les prisons de Krefeld et Zossen, enfin en Suisse pour une longue période de convalescence (1914-1918). Dans les années 1940-1950 la migration continentale vers l’Europe est plus accentuée ; si elle est justifiée par l’histoire, notamment le second conflit mondial chez Mouloud Mammeri12 (La Colline oubliée, 1952 ; Le Sommeil du juste, 1955), elle situe aussi explicitement la recherche de nouveaux horizons économiques pour Mouloud Feraoun dont le père a été longtemps ouvrier dans les mines du Nord de la France (Le Fils du pauvre, 1950-1954 ; La Terre et le sang, 1953). Elle est sans doute plus pathétique dans le cas de Marie-Louise Amrouche qui écrit une œuvre dans laquelle viennent se superposer deux formes de séparation : celle l’exil intérieur, du déracinement culturel et religieux et celle de l’exil extérieur qui marque de la Kabylie, à la Tunisie, puis à la France les étapes géographiques de migrations souvent problématiques (Jacinthe noire, 1947 ; Rue des Tambourins, 1961).

Les migrations des personnages du roman algérien de langue française de la période coloniale prennent appui sur un champ historique – celui de l’éclatement de la société indigène colonisée - qui sans être un thème essentiel décide de leur rapport au réel13. Elles 9 Omar Samar (signant aussi Zeïd Ben Dieb) est le premier romancier algérien de langue française. J’ai découvert et édité ses Romans-feuilletons (Ali, ô mon frère !, 1893, et Divagations d’âmes, roman de mœurs mondaines et exotiques, 1895) chez Simoun, en 2003. 10 Le roman à « thème marocain » connaîtra au-delà de ces deux auteurs différentes variations avec Ali El Hammami (Idris, 1948), Taïeb Djemeri (La Course à l’étoile, 1952) et Abdelkader Oulhaci (Marié, 1960). 11 Ahmed Ben Chérif (1879-1921), membre de la Fédération des Ouled Sidi Cheikh, élève de St Cyr, suggère dans ce roman une autre forme de voyage dans le « temps des Arabes » où se mêlent évocations poétiques et philosophiques. 12 Dans La Colline oubliée, le narrateur tire un trait sur le destin de Menach, soulignant le pressant appel vers d’autres espaces : « Il pouvait maintenant mourir en héros de la civilisation, n’importe quand, n’importe où » (éd. 10/18, 1978, p. 184). 13 Le passage de frontières a une fonction quasi-initiatique dans le cas des personnages de Myriam dans les palmes de Mohammed Ould Cheikh. Au Maroc, Myriam et son frère le lieutenant Jean-Hafid Debussy, issus d’un couple mixte, sont confrontés aux questions relatives à leur identité ; lorsqu’ils retournent en Algérie au terme de nombreuses péripéties ils peuvent envisager sereinement leur statut dans la

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posent des questions essentielles à l’histoire, mais aussi à son passage dans l’imaginaire des écrivains14.

On considère ici deux parcours typiques d’exilés que symbolisent sur des registres différents Hamid Seraj, personnage emblématique de la trilogie « Algérie »15 (1952-1957) de Mohammed Dib et Khaled Ben Tobbal, l’écrivain en quête d’absolu du « Quai aux Fleurs ne répond plus »16 de Malek Haddad (1961). Ils permettent d’interroger les dimensions socio-historiques à l’œuvre dans la formation du personnage du roman qui déterminent sa lisibilité, ses postures de parole et son intelligibilité dans le groupe. Il est possible à partir de la fonction que leurs assignent leurs créateurs d’interroger ce que Michel Collomb17 appelle « la compétence sociologique des romanciers », cette faculté à agir sur « les formes de médiations langagières, génériques, intertextuelles par lesquelles le romancier est parvenu à introduire la socialité dans la fiction et, inversement, à faire de cette fiction une parole sociale ».

I. Le cas de Hamid Seraj

Hamid Seraj est un des personnages les plus typés de la trilogie « Algérie » de Mohammed Dib. Il est dans le récit le lien essentiel avec l'histoire de la colonie. Il est même perçu par l'adolescent Omar comme une sorte de conscience agissante : « Omar pensa ensuite à Hamid Seraj. Depuis que celui-ci a été enfermé dans un camp, on eût dit que la voix de tout un peuple s'était tue » (III, 202). Il est vrai que Hamid Seraj est porteur du discours de la rupture d’avec l'ordre colonial, actualisant dans le récit même les urgences du mouvement national algérien.

Mais Dib entoure volontiers Hamid Seraj d'un halo de mystère, cédant dans l'élaboration de ce personnage à une forme de romantisme révolutionnaire, classique dans la littérature sociale. Il entoure de société et en assumer les choix. Cf. sur cet ouvrage l’analyse d’Ahmed Lanasri : Mohammed Ould Cheikh, un romancier algérien des années trente, Alger, OPU, 1986. 14 Cf. sur ce point notre lecture de la genèse de l’archétype du Fondateur chez Kateb Yacine dans «De l’indécidable père et de la forclusion de la langue maternelle. Deux épisodes de l’imaginaire katébien», Champs, psychopathologies et clinique sociale, vol.2, 2006. 15 I. La Grande maison, 1952 ; II. L’Incendie, 1954 ; III. Le Métier à tisser, 1957, tous édités à Paris, aux éditions du Seuil. Les références de page renvoient aux éditions originales. 16 Les numéros de pages citées renvoient à l’édition /18, Paris, 1973 17 Cf. L’empreinte du social dans le roman depuis 1980, textes réunis par Michel Collomb, Montpellier, université Paul Valéry, Centre d’étude du XXe siècle, 2005, p. 8.

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beaucoup de cases vides l'itinéraire de son héros : « Sa vie, pour ceux qui l'approchaient, paraissait pleine de secrets. Tout jeune encore, âgé de cinq ans, il avait été emmené en Turquie, lors de la grande émigration qui fit fuir tant de gens de chez nous pendant la guerre de 14, quand l'enrôlement devint obligatoire. En Turquie, à quinze ans, Hamid disparut et Dieu seul sait où il alla se fourrer. Absent pendant plusieurs années, il ne donna de nouvelles ni à ses parents, ni à son unique soeur, restée en Algérie. Et sa famille rentra de Turquie sans être informée de son sort. […] Un beau jour, il réapparut. La police surveilla ses allées et venues » (I, p. 62).

La conception du personnage de Hamid Seraj reprend jusqu'à la caricature les poncifs de l'intellectuel révolutionnaire : « Il était rare de ne pas découvrir dans les poches de son large paletot, vieux et gris, des livres brochés dont la couverture et les pages se détachaient, mais qu'il ne laissait jamais perdre » (I, p. 63). « ...les femmes allaient souvent épier Hamid. Il était toujours en train de lire » (I, p. 63).

Les habitants de Dar-Sbitar notent volontiers la singularité de leur voisin : « Mais si une question les préoccupaient, lorsqu'ils en venaient à parler de Hamid, c'était de savoir pourquoi il lisait tant. A cette question, ils ne purent jamais donner une réponse satisfaisante » (I, p. 65). Etrange aux yeux même des siens, il est celui qui vient d'ailleurs pour proposer un nouveau discours, celui de la prise de conscience et de la liberté. Et tout au long du récit, il s'impose surtout comme un subtil propagandiste politique.

1 | Naissance d’un personnage dans l’exil

En diverses occasions, s’exprimant sur sa conception de la littérature, Mohammed Dib a marqué son intérêt pour le type de personnage romanesque pragmatique justifiant pleinement son existence dans le procès de l’histoire18. Il se glisse pourtant dans le portrait de Hamid Seraj quelques évidentes distorsions historiques :

- Sur la migration (hijra)

18 On se reportera sur cette question doctrinale à son étude sur « La littérature yankee », publiée dans Forge (Alger), n° 5-6, octobre-novembre 1946. Sa conception de « l’écrivain engagé » est présentée dans un article publié dans Alger républicain sous le titre « les écrivains algériens et le mouvement national » (26 avril 1950).

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Hamid Seraj est un enfant de la hijra. Il a cinq ans lorsque sa famille se rend en Turquie. Dib ne vérifie pas ici la datation de la grande émigration de Tlemcen qui a lieu en 1911, mais non en 1914 comme il l'indique. Selon les historiens qui ont traité des flux de migration vers le Proche Orient des populations de la région de Tlemcen, on retiendra certains paramètres qui permettent de saisir la dynamique de la hijra et ses attentes :

a | Le principal motif de la migration des Tlemcéniens restait l'imminence de la promulgation d'une loi sur la conscription obligatoire. Le décret du 28 février 1911 portant sur le recensement annuel de la population de conscrits est un premier indice, suivi de rumeurs alarmantes de guerre contre le Maroc. Charles-Robert Ageron note à ce propos : « A Tlemcen, en période de Ramad'ân [1910] ce fut la panique : les femmes répandirent les rumeurs les plus alarmistes qui se propagèrent jusque dans les douârs. Immédiatement, dix-sept jeunes gens qui se crurent menacés de devoir porter les armes contre les Marocains, partirent dont deux fils de mûfti et trente sept adultes les imitèrent. L'exode commençait : en un seul jour il y eut jusqu'à 130 départs... »19.

b | Sur les acteurs de la migration. Selon diverses sources, on parlera d'un total de 1200 personnes sur une population de 25000 Musulmans habitant Tlemcen et sa région qui émigrent vers les pays d'Orient - avec ou sans autorisation administrative20. Relativement aux acteurs de cette hijra qui ont animé avec pugnacité le refus du service militaire, Abul-Kassem Saadallah précisera l'ancrage social : « Toutes les classes de la société s'y opposèrent [au service militaire] mais les plus intransigeants furent les notables et les traditionalistes. Lorsqu'il fut clair que la loi sur le service militaire allait être promulguée, ils vendirent leurs domaines, et, accompagnés de leurs femmes et enfants, quittèrent le pays »21.

La grande vague migratoire des Tlemcéniens s'arrêta en Syrie. L'émigration vers la Turquie, et c'est le cas pour la famille de Hamid Seraj, fut moins importante, mais socialement plus sélective, ainsi que l'observe Pierre Bardin : « Les Algériens qui vivaient à Constantinople se regroupaient autour des mosquées de Bayazid, Fatih et Sulayman le

19 Charles-Robert AGERON : Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Paris, PUF, 1968, p. 1087. 20 Pendant cette flambée de départs d’Algérie, le gouvernement général a réduit drastiquement la délivrance de passeports aux candidats à l’émigration. De nombreuses familles transiteront par le Maroc sans autorisation de l’administration coloniale et échappent ainsi à ses statistiques; cf. les indications qu’en donne Ageron (op. cit. pp. 1083-1092). 21 Aboul-Kassem SAADALLAH : La Montée du nationalisme en Algérie, Alger, ENAL, 1983, p. 93.

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Magnifique. La majorité d'entre eux appartenaient à de riches familles commerçantes et accueillaient les négociants »22.

Il est donc établi que la migration vers la Turquie concerna au premier plan les familles aisées de Tlemcen. Ces éléments précisent le portrait de Hamid Seraj appartenant à une lignée de commerçants fortunés. Ce que laissent sous-entendre les railleries que lui adresse le vieux Ba Dedouche lors de la réunion des paysans de Bni-Boublen : « Monsieur ici présent... dit encore Ba Dedouche avec solennité, en se tournant vers Hamid Seraj, monsieur ici présent est un bourgeois versé dans toutes les connaissances, à n'en point douter, un Grand Bourgeois !... » (II, p. 80).

Mais les références à ce statut social d'agitateur politique de Hamid Seraj, longtemps absent et inconnu dans la région, paraissent bien lointaines et incertaines. On sait que peu de temps après les départs, ce fut le reflux. La plupart des Algériens émigrés au Proche Orient retournèrent chez eux pauvres et endettés. Et surtout déclassés. L'historien Pierre Bardin fait état de la situation très critique des Tlemcéniens établis en Turquie, très vite ruinés : « Beaucoup de ces malheureux ont dû errer le long de la côte, cherchant un port où s'embarquer. Le consul de Smyrne en a rapatriés dans un grand état de misère, ils n'ont pu lui fournir d'indications précises sur leur domicile si ce n'est qu'ils sont de Tlemcen »23.

La famille de Hamid Seraj serait-elle dans ce cas de figure ? Cela est probable en regard précisément du statut social de Fatima, la soeur restée en Algérie, qui partage le quasi-dénuement des habitants de Dar-Sbitar.

- Sur l'itinéraire de Hamid Seraj.

Hamid Seraj a cinq ans lorsque sa famille émigre en Turquie. Si on considère la date de 1911 admise par les historiens comme date-référence des grandes migrations, il serait donc né en 1906. A quinze ans, donc en 1921, il disparaît, pour ne reparaître à Tlemcen qu’à la veille de la seconde guerre mondiale. Jacqueline Arnaud24 propose une explication à cette longue absence et la réfère à l’expérience de l’écrivain Nazim Hikmet en partie rapportée dans son roman Les Romantiques25. L’hypothèse d’une formation à Moscou dans les

22 SAADALLAH, La Montée du nationalisme…, op. cit. p. 95. 23 Pierre BARDIN : Algériens et Tunisiens dans l’Empire ottoman, de 1848 à 1914, Paris, Éditions du CNRS, 1979, pp. 177-178. 24 Jacqueline ARNAUD : La littérature maghrébine de langue française, I. Origines et perspectives, Paris, Publisud, 1986, pp. 185-186. 25 Paris, EFR, 1964.

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sections internationales du Komintern – ou à la fameuse université d’Orient - ne serait donc pas à écarter. Elle reste la plus acceptable si l’on s’arrête à la démarche de militant-formateur et au discours que diffuse Hamid Seraj en ville et à la campagne : un faire et un dire suffisamment proches de l’orthodoxie communiste de la période26.

Il est utile de relever que dans la problématique sociale du personnage de Seraj Dib a observé scrupuleusement les effets de congruence qu’apporte l’histoire du mouvement national algérien sur les modes d’organisation et de pertinence des discours politiques. Faut-il rappeler ici que les seuls discours de rupture qui émergent à partir des années 1920 dans la colonie en sont structurellement externes27 : celui de la section algérienne du PCF (1924) et celui de l’Étoile nord-africaine (1926) et de leurs démembrements (seconde ÉNA, en 1927 ; puis PPA et PCA en 1936-1937) naissent et se développent en France dans l’émigration ouvrière indigène ?

Comme le militant étoiliste délégué de France en Algérie, le militant communiste vient aussi d’ailleurs - de Moscou sans doute ; à l’image de Hamid Seraj, il est à la fois étrange et étranger, à la mesure d’une parole dont les lieux d’énonciation ne sont jamais strictement repérables pour ses interlocuteurs citadins et paysans qui constituent la partie la plus perméable au discours du changement socio-politique de l’endo-groupe indigène.

2 | Le militant internationaliste

En élaborant le personnage de l’exilé Seraj, agitateur communiste internationaliste, Dib reste dans une relative prudence par rapport à la vérité historique de l’Algérie coloniale. Il s’agit moins pour lui de faire l’exemple d’une gnose politique communiste encore assez forte au moment où il écrit sa trilogie – de la fin des années 1940 jusqu’au milieu des années 1950 - que d’en montrer les effets auprès des populations ciblées ; la réceptivité au discours de contestation de l’hégémonie coloniale française en Algérie reste alors moins au second plan par rapport à la nécessité de diffuser et de contrôler

26 Le principe défendu alors par le PCA en Algérie et le PCF en France est celui d’une convergence des luttes ouvrières dans les deux pays pour renverser l’impérialisme. Cette thèse, largement exploitée dans la trilogie « Algérie » ne sera officiellement abandonnée par le PCA qu’en 1948. Voir Larbi Bouhali : L’Avenir du peuple algérien se décidera avant tout par la lutte de notre peuple sur le sol national, Alger, éditions Liberté, (sd, 1948). 27 Cf. sur ce point Benjamin STORA : Histoire de l’Algérie coloniale, Paris, La Découverte, 1991 ; Gilbert MEYNIER : L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz, 1981.

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auprès des citadins et des paysans de Tlemcen et de sa région des modèles d’organisation politique structurés et fiables.

Dès lors l’agitateur communiste internationaliste va épuiser les attendus et les directives d’un discours d’appareil aux motivations singulièrement didactiques. Les réunions secrètes de la rue Basse, à Tlemcen, et celles de Bni Boublen ne prennent-elles pas le décorum d’ordinaires séances de cellules communistes ? Pour Seraj, il convient d’abord de former des militants à la discipline de la parole et de l’action qui prendront sûrement et certainement la relève. De ce point de vue son histoire personnelle fonctionne comme une caution à son discours et à sa légitimité politique. Ne reste-t-il pas aux yeux de tous celui qui a acquis par sa longue absence et par son indécidable statut d’étrangeté un droit de parler, et plus précisément de parler autrement ? Il est en effet très différent des modèles d’intellectuels28 connus dans la société algérienne d’alors. Son discours excède les prescriptions canoniques des religieux et surmonte les hésitations qu’exprime l’instituteur d’Omar dans La Grande maison lorsqu’il décide de prendre la parole en langue arabe pour dénoncer la fiction de la patrie française que diffuse le discours de l’école coloniale aux écoliers indigènes (I, pp. 22-23). Il acquiert une tonalité propre dans le champ politique de la période où les discours du réformisme religieux des Oulémas et des Élus étaient les plus audibles dans la sphère indigène.

Hamid Seraj possède l’abécédaire de l’agitateur qui amène peu à peu ses interlocuteurs à dire eux-mêmes en des formules saisissantes leur sentiment d’impuissance devant une situation coloniale qui les écrase :

« Et quand à la maison tu n’as pas un bout de pain, c’est faire de la politique que de le réclamer ? » (II, p. 33).

« Nous avons le désir sincère de nous améliorer et même de transformer le monde » (II., p. 83).

Hamid Seraj a fait germer à Tlemcen et dans son arrière-pays l’idée d’une transformation possible de la société indigène – et surtout le discours critique de cette transformation. Commandar ne se surprend-il pas à parler comme lui? (II, p. 141).

28 Cf. sur cet aspect de la définition de l’intellectuel dans les romans de Dib proposée par Zineb ALI-BENALI dans « Les figures de l’intellectuel dans l’œuvre romanesque de Mohammed Dib : masques et postures discursives » publiée dans l’ouvrage collectif dirigé par Naget Khadda Mohammed Dib, 50 ans d’écriture, Montpellier, Publications de l’université Montpellier 3, 2002, pp. 307-320. Zineb Ali-Benali rapporte le rituel de la prise de parole dans les groupes où intervient Hamid Seraj à la traditionnelle palabre de la djemaa. Il ne me semble pas que cela soit le cas ; l’agitateur s’inscrit plutôt dans un discours d’ordre qui est plus celui de la cellule que de la djemaa.

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La présence – tout comme la sortie - de Hamid Seraj dans la trilogie offre l’indiscutable argument de la cohérence de l’histoire fictive et de sa projection dans l’histoire réelle. Dib aménage la sortie la plus probable du récit au militant communiste. Comme bon nombre de cadres du PCA et du PPA, il est arrêté en 1940 par la police coloniale agissant sur ordre du gouvernement de Vichy et relegué dans un camp saharien semblable à celui de Djenien Bou Rezg29. On ne peut reprocher à Mohammed Dib d’avoir ignoré dans la formation de ce personnage essentiel les grands mouvements de l’histoire nationaliste de la période 1930-1940, combien même il souscrit à un romantisme révolutionnaire, celui de l’acteur excentré qui arrive en mission dans une société pour enfanter l’avenir30. Dib a été soucieux de croiser dans la trilogie « Algérie » les nécessités du discours de la fiction avec celles de l’histoire et plus particulièrement celles qui s’attachent aux attentes du PCA. Hamid Seraj aurait-il été plus crédible sans cette aura de révolutionnaire que lui apporte un si long exil et sa capacité à entrer, en cette qualité, dans l’histoire ?

II. Khaled Ben Tobal

Dans Le Quai aux Fleurs ne répond plus, quelle est la réalité décrite ? La guerre d'abord, même si elle est lointaine, l'exil ensuite qui en est présenté comme un effet objectif. Cet exil est cause de tout : de la nostalgie, de la solitude, du pessimisme. Le roman rapporte l’histoire des retrouvailles entre deux amis d'enfance : Khaled Ben Tobal, devenu écrivain, et Simon Guedj, avocat à la Cour. Il s'installe au cœur de la vie familiale des Guedj subitement découverte par l'écrivain. Et c'est cette vie familiale nouvelle qui semble repousser les proclamations anciennes lorsque Khaled et Simon affirmaient : « Notre amitié est historique ! » (p.10).

A Paris, Khaled Ben Tobal rencontre un ami différent : marié à Monique, père d'une petite fille, Nicole, désormais ancré dans une vie bourgeoise: « le Quai aux Fleurs baignait dans la sérénité » (p.16). Il n'en fallait pas plus pour oublier le passé que Khaled Ben Tobal apporte avec lui et distribue comme un jeu d'images : « […] le vieux lycée qui domine le Rhumel, ces ruelles nerveuses, la place des Galettes, la place Sidi-Djellis, le faubourg Lamy, perche sur la colline, tous ces hauts lieu du souvenir, tous ces thèmes firent que le Quai aux Fleurs n'était plus bordé par la Seine » (p.16). 29 On trouvera un récit précis de la vie de ce camp et du rôle qu’y tiendront les militants du PPA et du PCA dans Mohammed-Areski BERKANI : L’Histoire de Djenien-Bou-Rezg. Trois années de camps, Koudia, Sétif, (sd, 1968 ?). 30 Voir sur ce point le modèle que constitue dans la littérature sociale du XIXe siècle le personnage d’Étienne Lantier dans Germinal (1885) d’Émile Zola.

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Car l'écrivain exilé veut ranimer chez son ami la chaleur du souvenir, ressusciter les sentiments d'autrefois : « Le Quai aux Fleurs, ça ne fait pas sérieux » (p.17). Et croit-il parfois y avoir réussi, retrouvant l’ami perdu ? « Insensiblement, il redevient Simon Guedj. On ne meurt jamais tout à fait, on ne déserte jamais complètement. La braise est heureuse. Les souvenirs la raniment […] Khaled relisait des poèmes de Simon31 » (p.43).

Toutefois Simon Guedj semble appartenir pleinement au Quai aux Fleurs, à cette société où il est Maître Simon Guedj. L'écrivain Khaled Ben Tobal s'en aperçoit et la confirmation d'une amitié historique devient d'autant plus difficile. Sur ce thème central viennent se greffer les vicissitudes d'un quotidien déplorable, des amours déçues et la désillusion politique. Khaled Ben Tobal « savait que le Quai aux Fleurs ne répondait plus, qu'il répondait mal et qu'il s'était peut être trompé de numéro » (p.95) Simon n'est plus l'ami qu'il était et Ourida, sa femme, restée en Algérie, n'est plus l'épouse idéalisée, « le seul port réservé après la dernière tempête au dernier des navires rescapés » (p.119).

La négativité s’impose donc comme le trait marquant de l'histoire. A Paris, l'écrivain exilé n'a pas reconnu son ami; dans le pays, sa femme, Ourida, l'a trompé; et cette négativité a le ton de l'amertume qui est aussi celle de Monique, lassée par le Quai aux Fleurs et qui cherche auprès de Ben Tobal une autre perspective : l'inconnu, peut être… Enfin dans cette histoire tout est double : la déception amoureuse de Monique est aussi celle qu'a ressentie Ourida auprès de Ben Tobal pour l'avoir quitté pour un parachutiste.

Dans cet engrenage nul ne trouvera sa voie : nulle part, il n' y a de solution pour des existences escarpées, volontairement vouées à la répétition du désespoir où se glissent les pas de l'errance.

1 | Roman, exil et histoire

Lorsque Khaled Ben Tobal, le personnage-écrivain du « Quai aux fleurs ne répond plus », arrive en France par le chemin caillouteux de l'exil, en Algérie, la guerre qu'il laisse derrière lui ne cessait un moment que pour faire face aux démons de la politique « politicienne » : combien de combinaisons butaient ici et là devant la tenacité et l'incompréhension des uns et des autres ? 31 On ne peut pas exclure ici le compagnonnage de Malek Haddad et de Roland Doukhan, jeunes lycéens constantinois rejoignant le PCA et co-signant dans son hebdomadaire Liberté un hommage au militant communiste Kaddour Belkaïm (« A Kaddour Belkaïm qui n’est pas mort », 27 juillet 1950). On retrouvera l’image des deux amis dans Bérechit de Roland Doukhan, Paris, Denoël, 1981.

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Dans ce climat politique, toile de fond à peine entrevue dans le roman, seul l'homme apparaît : agité par ses passions, mais pareillement saisi par son désespoir : « Un tel est mort, un tel est torturé, un tel a disparu, un tel est arrété, un tel est mort, un tel est torturé, un tel a disparu, un tel est arrété … » (page 89). Sombre litanie, inscrite au fil des pages, qui brise la sérénité d'une vie quotidienne presque satisfaite de sa banalité : « Dans cette histoire, tout se tenait : cette habitude du passé, la guerre, l'exil ». Sombre litanie qui résonne parfois au cœur de cette quotidienneté résolument accordée à la douleur. Voilà donc le projet de l’oeuvre: « Le lendemain de son arrivée à Paris, Khaled savait qu'un roman commençait, dont l'exil serait plus l'auteur que le cadre » (p. 12). L'exil devient le soubassement même de l’écriture du roman. La parole de l’écrivain exilé Khaled Ben Tobal ne fait sens que par cette scansion incantatoire de l’exil.

Le Quai aux Fleurs ne répond plus pose cette tentative d'objectivisation de l'Histoire immédiate. Dans la perspective d'ouverture de négociations entre le Gouvernement provisoire de la République algérienne et la France, une politique de la main tendue est inaugurée par le président Abbas au nom du GPRA. Son « Appel aux Européens d'Algérie » marque une étape décisive de cette politique : « L'Algérie est le patrimoine de tous. Depuis plusieurs générations, vous vous dites Algériens ! Qui vous conteste cette qualité ? Mais en devenant votre pays, l'Algérie n'a pas cessé d'être le nôtre »32

Cet appel pour une édification commune du pays trouvera un écho dans « Le Quai aux Fleurs » ainsi qu'en témoigne ce dialogue entre Khaled Ben Tobal et son ami Simon Guedj :

« Mon petit Simon, comptes tu rentrer un jour chez nous ? - Chez nous ? - Oui, chez nous ! Le Quai aux Fleurs, ça ne fait pas sérieux… » (p.16).

Et l'auteur ajoute avec amertume : « Car pendant dix ans, maître Simon Guedj, avocat à la Cour, quand il n'était pas encore maître Simon Guedj, avocat à la Cour, avait chanté son pays, ses malheurs et son espoir. Car des jeunes d'Algérie avaient récité ses poèmes. Car Khaled avait raconté à sa mère, qui ne savait pas lire, des nouvelles de Simon Guedj » (p.17).

Khaled Ben Tobal est en phase avec le discours nationaliste. La situation des Français d'Algérie a été une préoccupation constante dans le discours de la révolution algérienne. Avant même l'appel du président du GPRA, une déclaration contenue dans la plate forme du congrès de la Soummam, le 20 août 1956, précisait leur avenir : « La

32 . El Moudjahid (édition brochée, Belgrade, 1962), vol. 3, janvier 1961.

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Révolution Algérienne n'a pas pour but de «jeter à la mer» les Algériens d'origine européenne, mais de détruire le joug colonialiste inhumain ». L'articulation du discours du « Quai aux Fleurs » au discours politique de la dernière phase de la lutte de libération nationale est évidente : elle répond en partie à la nécessité de ce dialogue avec la minorité européenne d'Algérie que la bourgeoisie autochtone n'a jamais interrompu et que réinvestit le discours nationaliste indépendantiste.

Sur l'autre rive méditerrannéenne, Khaled Ben Tobal, au-delà de la fureur sanglante de la guerre, est allé chercher la chaleur d'une amitié ancienne qui se ressource à l'âge de l'enfance et de l'adolescence. Mais voilà désormais l'âge d'homme. Et au terme de sa route, au fort de son exil, Khaled Ben Tobal en visite au Quai des Fleurs porte cette lourde et significative interrogation sur cette amitié. Cette lointaine amitié saura-t-elle résister aux soubresauts de la guerre, à cette venue régulière de la violence et de l'oppression ? Le Quai aux Fleurs y répondra-t-il, sera-t-il ce havre où l'exilé trouvera le sentiment de la paix ?

Le Quai aux Fleurs ne répond plus a été écrit à une période où une partie de la minorité européenne d’Algérie se posait des questions sur son devenir : n'appréhendait elle pas comme l'écrivain exilé du roman une rupture avec l'autre communauté ? A cet égard, l'enjeu pour elle est de sauvegarder quelque espoir pour des temps meilleurs. Espoir pour un temps mythique – « le temps des cerises » dira l'auteur - celui de lendemains qui chantent.

2. Interdiscursivité et production du texte.

Dans quelle mesure le discours littéraire assume une symbiose avec la parole sociale institutionnelle, celle des acteurs politiques notamment, et transfère dans la fiction des positions du réel ? Khaled Ben Tobal porte au Quai aux Fleurs une question politique. Cette question engage les perspectives d'avenir pour la minorité européennedans une Algérie nouvelle indépendante ; elle existe déjà dans le discours d’idées et le discours social en Algérie et en France. Nous présentons ici quelques textes qui résument les principaux axes d’une interdiscursivité qui agence la production du texte33.

33 Sur cette question de l’interdiscursivité des textes et ses développements théoriques, voir Denis MAINGUENEAU : Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993

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a | Du côté algérien.

1. La déclaration publiée par le journal El Moudjahid du 29 janvier 1961, sous le titre Le FLN et la question de la minorité européenne, observe : « L'offre par le FLN de la citoyenneté algérienne (aux Européens d'Algérie) répond au vœu d'une fraction de la minorité européenne qui ne veut pas vivre en étrangère dans un pays qui l'a vu naître et qu'elle revendique comme patrie. Pour elle, elle constitue un statut durable et intangible ».

2. Déclarations de responsables politiques. - M. Yazid, porte parole du GPRA : « Le peuple algérien s'est

déterminé dans les faits en plébiscitant la politique du GPRA, en plaçant cette journée sous le signe de l'indépendance, de l'intégrité territoriale et de la cohabitation avec les Européens d'Algérie. Nous avons eu en quelque sorte une préfiguration de l'Algérie nouvelle qui est en train de se construire, où les Européens sont assurés d'une cohabitation loyale avec le peuple algérien et de voir leurs intérêts légitimes garantis et protégés… » (1er novembre 1961).

- M. Dahlab, ministre des affaires étrangères du GPRA dans une interview à l'hebdomadaire L’Action34 : « Nous sommes peut être les seuls parmi les peuples colonisés qui voient la possibilité de vivre avec leur ancien colonisateur… Nous sommes décidés à leur accorder tous les droits qui leur permettront de s'épanouir en Algérie… »

b | Du côté de la minorité algérienne.

Le Club de Jean Moulin35 s'exprime ainsi sur le problème de la minorité : « Un certain nombre de Français quitteront l’Algérie. A ceux qui resteront, il ne s’agit pas d’accorder des tolérances ou des privilèges, mais bel et bien de faire respecter les particularismes d’un groupe humain qui peut prétendre demeurer sur la terre où il s’est établi sans être pour autant menacé d’être noyé, détruit dans les différents éléments de sa personnalité ».

La même inquiétude est ressentie par Jules Roy et Jean Daniel, écrivains français d’Algérie. Le premier dira, en synthétisant un courant d’opinions largement répandu dans la minorité française : « Je suis attaché à ma terre, parce que mes parents et mes grands parents sont enterrés dans un cimetière là, tout près. Parce que je ne pourrais 34 Tunis, 1er au 6 novembre 1961. 35 La Revue de presse, Alger, n° 53, mars 1961.

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pas vivre ailleurs. La République algérienne arrive alors j'ai peur. J'ai peur d'avoir à quitter l'Algérie ». Jean Daniel aura des mots plus tranchants : « Si je vivais en Algérie, je lutterais pour qu'une certaine France y soit intensément représentée. Si je vivais en France, je lutterais pour que les liens avec l'Algérie soient les plus étroits possibles. Une rupture totale entre l'Algérie et la France se traduirait par un divorce, un déséquilibre »36.

c | Une recherche impossible du temps réel.

Ces textes situent la préoccupation des responsables politiques algériens de prendre date sur une question préoccupante qui réagira dans les négociations futures avec le gouvernement français. L'influence de ces constructions historiques dans Le Quai aux Fleurs ne répond plus est apparente. Khaled Ben Tobal se place volontairement dans la ligne politique du FLN :

« C'était Monique qui parlait de l'Algérie. Et parfois, Khaled doutait qu'elle ne fût pas sincère. - L'Algérie, j'en crèverai. - Voulez vous vous taire. Elle a besoin de vous » (p. 26).

Le ministre des affaires étrangères du GPRA ne s'exprimait pas autrement : « Il y aura également coopération économique en Algérie. Nous ne voulons pas rejeter les Européens. Il faut que la France comprenne que, pour nous, il ne suffit pas de placer les Algériens au pouvoir, un drapeau algérien, et c'est là l'indépendance… Toute l'économie algérienne est une économie coloniale. Il faut la reconvertir en économie nationale. Ce n'est pas incompatible avec les intérêts de la France »37.

Cette convergence du discours littéraire et du discours politique assure le passage de l'histoire fictive du roman à l'histoire réelle. Elle revêt toutefois un caractère labile dans Le Quai aux Fleurs ne répond plus. Ainsi, la recherche par Ben Tobal d’un temps réel reste peu assurée, voire impossible. L’auteur éprouve des difficultés à retrouver la cohérence de l’histoire ? Le monde nouveau que projète l'écrivain exilé se dilue dans le songe poétique : « Quand je reverrais Paris, Ourida m'accompagnera. Le matin ne sera plus blême. Les moineaux me reconnaitront. Les pigeons roucouleront pour mon amour. La Seine ne sera plus une grosse couleuvre. La RTF n'annoncera plus les tragiques bilans opérationnels. Les voitures de police ne tailladeront plus la nuit qu'à la recherche de vrais criminels. Les murs des maisons

36 Afrique-Action, Tunis, 13 février 1961 37 L’Action (Tunis), art. cité.

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auront retrouvé leur vocation de protection et ne serviront plus de parchemins aux slogans de l'histoire. Le temps des oiseaux aura succédé à celui des grenades. Un homme ne tutoiera plus un homme. La peur ne se lira plus sur un visage d'un homme. Le mépris ne se lira plus sur les yeux d'un homme. Ourida m'accompagnera. Les sourires renaîtront naturellement, Paris ne sera libre que lorsqu'Alger le sera » (p. 96).

Ce programme sera certes celui de l'égalité. Le rapport d'altérité y est définitivement surmonté : le Même et l'Autre se joindront dans une même identité, celle de la liberté. Pourtant au bout de ce chemin d’exil, le Quai aux Fleurs ne répondra pas. Le sentiment d’exil se transforme en sentiment d’échec. Et ce sentiment d’échec est aussi celui de l’échec du roman qui ne trouve pas le sens de l’histoire vraie.

L’excipit du roman désigne cette fin irrésolue qui s’abîme dans une construction fugitive, un schotome posé sur ce qui était un espoir de retrouvailles : « Khaled Ben Tobal sauta sur le ballast. Il allait chez un Vieux Mystère pour lui demander des comptes » (p. 124). Cet anéantissement du personnage introduit une rupture radicale du roman d’avec l’histoire ; le discours du FLN sur les minorités qui a inspiré la démarche de Khaled Ben Tobal ne s’est jamais infléchi et le mouvement nationaliste n’a pas perdu son dynamisme face aux diverses réponses à ses propositions qu’ont pu formuler les communautés minoritaires d’Algérie. La fuite vers l’inconnu de Khaled ben Tobal n’est-elle pas une regression par rapport à la dynamique de l’histoire ? Elle achève dans d’indiscernables nuées un exil qui cherchait pourtant un appui ferme sur l’histoire présente d’une Algérie coloniale en crise.

III. Conclusion

Autant chez Mohammed Dib que chez Malek Haddad, la question de l’exil tient un rôle central dans la formation du personnage : Hamid Seraj et Khaled Ben Tobal, acteurs de périodes historiques sensibles, permettent de fixer les imaginaires des romanciers et leur proximité d’un réel structurant. Cependant le traitement qu’ils en font est nettement différencié ; si Dib et Haddad sollicitent la posture de l’exilé comme une médiation utile pour poser une parole critique, ils n’aboutissent pas au même résultat :

1° | Hamid Seraj revient à Tlemcen après une longue absence inexpliquée ; son retour correspond à la création du PCA dont il va diffuser les modes d’organisation et les messages politiques ; malgré un certain schématisme presque caricatural du héros révolutionnaire (l’isolement par rapport au groupe, le profil de

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l’intellectuel livresque, le didactisme des réunions et le charisme), Dib a su créer un personnage qui renvoie à l’histoire et à la conscience du groupe dans la situation pré-révolutionnaire de l’Algérie des années 1940-1950. Le travail du romancier – plus précisément cette compétence sociologique - parvient à capter et à assimiler la parole sociale de la période et sanctionne un procès de transposition réussi de l’Histoire dans la fiction.

2° | Lorsque Khaled Ben Tobal arrive à Paris la guerre de libération s’est accentuée en Algérie ; le message qu’il porte est celui que fait alors connaître le FLN sur le sort des minorités européennes dans l’Algérie indépendante. Il ne saura pas convaincre le Quai aux Fleurs ; son discours entre dans une dérive poétique qui ne sert pas les propositions du FLN.

3° | Au moment où le personnage de Dib converge vers une fin cohérente au regard des événements de l’histoire qui est celle des camps de relégation du régime de Vichy, celui de Haddad retourne alors vers les miasmes d’un « Vieux Mystère ». La mise en œuvre dans la fiction de la séquence de l’exil devient alors chez Dib un moment intégrateur de l’Histoire, soulignant en creux toute une mythologie de l’agitateur internationaliste sorti des écoles du Komintern qu’incarne âprement Hamid Seraj. Pour Haddad, elle n’est qu’un motif littéraire, une sorte d’écran jeté sur une histoire doublement inaboutie, celle d’une parole politique détournée et celle d’un inconfortable projet romanesque caractérisé par l’entropie. C'est pour cela que l'exil – cette infinie méditation du narrateur-écrivain Khaled Ben Tobal - ne deviendra jamais tout à fait une aventure38.

A.MERDACI

38 Khaled Ben Tobal déclare à Simon : « Maintenant, je crois plus que jamais que la vie est un phénomène littéraire, oui, plus que jamais… » (p. 74). Il s’agit ici d’un choix de l’auteur qui construit une histoire minimaliste, une longue méditation qui évite la recherche d’un salut et d’un héroïsme positif. Le dénouement du « Quai aux fleurs » est plus littéraire que politique.

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LES LIENS ENTRETENUS

PAR LES IMMIGRANTS RURAUX AVEC LES MILIEUX D’ORIGINE

(Cas du Maroc)

Mohamed SEBTI (Université Cadi Ayad. Marrakech)

Le mouvement d’exode rural au Maroc est un élément important dans la dynamique urbaine. Il participe nettement aux différents changements économiques, sociaux et culturels qui affectent les villes. C’est que celles-ci se nourrissent perpétuellement de nouveaux éléments venus du monde rural, qui s’intègrent progressivement à la vie urbaine, à travers différentes expériences et de multiples itinéraires socioprofessionnels et spatiaux. Mais dans ce processus d’intégration des immigrants ruraux à la ville, la question des rapports entretenus avec le milieu d’origine mérite d’être envisagée. Car, pour les individus en provenance de la campagne, ces rapports risquent de constituer un support important, même avec l’ouverture complète sur la ville et l’identification au modèle culturel urbain.

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Dans la masse des ruraux qui affluent vers les villes marocaines,

il y a une grande hétérogénéité des situations. Celles-ci sont déterminées par des facteurs divers liés à l’origine géo-ethnique, à l’éducation et à la qualification professionnelle des migrants. Cette diversité explique l’existence d’une large gamme de pratiques et de comportements économiques, sociaux, spatiaux et culturels.

Ces pratiques, décelées dans les personnalités des migrants, sont autant de manifestations exprimant les différents modes d’insertion dans la structure socio-spatiale de la ville. Dans ce processus d’intégration des immigrants ruraux à la vie urbaine, il y a en fait un compromis entre ce qui est proposé par la ville et ce qui est apporté par le milieu d’origine.

Un déploiement qui se fait dan un contexte de tension entre la constance et la déchirure, entre la recherche du semblable et la rencontre de l’autre Ces compromis ne manquent pas eux-mêmes de générer des formes d’échange et des liens, plus ou moins importants avec le milieu d’origine39.

1- Les rapports avec le bled: quelle signification?

La question des liens, entretenus par les migrants ruraux avec les lieux d’origine, s’avère pertinente dans l’analyse du processus d’insertion dans le milieu urbain. Souvent, la migration de la campagne vers la ville ne signifie pas seulement un déplacement et un changement de résidence et d’occupation. Le mouvement des ruraux peut s’accompagner également d’un renforcement des liens préexistants et la création de nouveaux rapports, plus ou moins forts avec le village d’origine, basés sur des échanges mutuels et sur la solidarité partagée. D’ailleurs, le besoin de ne pas couper les ponts et de maintenir les bases d’une véritable solidarité active est ressenti par les deux pôles de la migration.

Dans la mesure où la migration peut être considérée comme un processus conscient et organisé, à l’échelle du village, il y a déjà des calculs qui se font au départ, concernant les perspectives économiques prometteuses pour la famille étendue. Que les déplacements soient temporaires ou plus définitifs, la communauté villageoise voit la ville en tant que marché économique et lieu de ressources, évaluées en fonction des profits que l’ensemble de ses membres peut espérer en tirer.

Dans ce sens, le départ à la ville d’un ou de plusieurs individus appartenant à une famille étendue peut être considéré, au moins dans un certain sens, comme le résultat de stratégies globales de groupes. Les déploiements consistent à envoyer des antennes en ville, en vue de

39 Grafmeyer Y., «Sociologie urbaine». Nathan, 1994.

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multiplier les opportunités économiques et parer ainsi aux difficultés de la vie quotidienne.

Il faut rappeler, que c’est au sein du village que se façonnent les stratégies familiales, dans lesquelles s’inscrivent les déplacements des individus vers la ville. Pour cela, le poids du groupe familial pèse souvent de manière très forte sur les actions des individus participant au mouvement migratoire. En choisissant de quitter leur village d’origine, Ils prennent part de façon délibérée à l’organisation et au fonctionnement du système de solidarité, formé autour du village ou de la tribu.

Ainsi, les migrants prennent une certaine conscience de leurs engagements et de leurs devoirs, vis à vis de la communauté d’origine. Ils participeront eux-mêmes au renforcement du réseau structuré de solidarité, facilitant l’insertion d’autres candidats à l’exode, en les hébergeant et en les aidant à trouver du travail. Par là, ils continuent à s’identifier par référence à leur milieu d’origine, défiant peut-être les risques d’isolement et de déracinent pouvant accompagner l’expérience migratoire.

Partir en ville, en laissant les autres membres de la communauté au village, migrer par rotation, la famille se transforme et se prolonge. Elle se segmente en ville, par l’envoi de satellites sur lesquelles elle peut compter, renforçant ainsi son statut et garantissant sa continuité.

Pour l’immigrant qui arrive en ville, il y a souvent la nécessité de garder des liens avec les membres de sa famille. Non seulement il reste préoccupé, par ce qui se passe dans son village, mais il sent le besoin d’être soutenu en cas de nécessité par les siens. Il aura peut-être besoin de revenir, au moins temporairement, dans sa région natale pour différentes raisons. Il y a aussi la pratique courante, chez les immigrants, consistant à laisser épouses et enfants au village, dans l’attente de trouver un travail et un logement convenables.

D’ailleurs, dans beaucoup de cas, l’épouse elle-même est choisie parmi les familles du village d’origine, certainement pour une question de confiance. Une pratique, qui ne manque pas en tout cas de renforcer les liens déjà existants avec le milieu de départ. Par ailleurs, si le village d’origine est continuellement sollicité par le migrant arrivé en ville, c’est aussi parce qu’il a besoin d’une garantie réelle en cas de changements inattendus pouvant survenir au cours de sa nouvelle existence.

Il y a également le prestige d’appartenir à une communauté villageoise, motivant les immigrants ruraux à maintenir des rapports significatifs avec le lieu d’origine. Sans aucun doute, ne pas être complètement détaché de la communauté d’origine est un signe de réussite sociale pour le migrant, même dans les tourments de la vie urbaine. Rien que pour cela, il reste constamment préoccupé par ses

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origines et motivé par le sentiment d’attachement à sa famille restée à la campagne.

Ainsi, les deux pôles de la migration vont chacun à l’encontre de l’autre, dans une perspective d’amélioration des conditions d’existence. Chaque partie constituante de l’espace migratoire fonctionne en même temps comme assureur et assuré, dans un contexte de difficultés et de contraintes de la vie quotidienne. Les deux parties cherchent surtout à diversifier les ressources économiques et à sauvegarder tant que possible la famille étendue.

Des stratégies rendues nécessaires par la pression accrue sur les terres agricoles et le manque d’opportunités d’emploi et de perspectives de développement économique. On peut parler, en tout cas, d’une tentative de rentabilisation de l’expérience migratoire, valable aussi bien dans le cas du migrant arrivé à la ville que dans celui de la famille restée au village.

Mais si la migration se présente comme une solution destinée à augmenter les ressources, la communauté villageoise reste généralement soudée. En effet, les populations qui partent vers la ville conservent des liens plus ou moins solides avec le milieu d’origine. Dans les régions montagneuses, ou les paysans sont particulièrement attachés à la terre et au village, les relations gardées entre les deux pôles de la migration sont importantes.

En fait, la distance joue un rôle déterminant dans le renforcement ou la réduction des rapports entre les deux pôles de la migration. Il existe en effet une nette différence entre les migrations lointaines et les migrations de proximité. Celles-ci s’intègrent plus dans le système des relations réciproques, surtout quand les villages sont accessibles, les routes viables et les moyens de transport suffisants.

Un autre élément important, à considérer, concerne les biens et les intérêts économiques possédés par le migrant dans son milieu d’origine. Si ces biens sont précis et suffisamment importants, comme la terre, le bétail, et l’habitation, les migrants restent généralement attachés à leur village d’origine et y retournent fréquemment40.

La particularité des liens sociaux, existant entre les différents membres de la communauté villageoise, peut aussi avoir un certain poids dans le maintien ou le relâchement des rapports entre le migrant et le lieu de départ. Les rapports sont mieux conservés, si les liens de parenté restent forts et si l’atmosphère sociale caractérisant le village

40 Zouiten M., «Migration, réseaux familiaux et stratégies d’insertion

urbaine au Maroc: Etude exploratoire du cas de l’agglomération de Salé». PHD, Faculté de l’Aménagement, Université de Montréal, 1995.

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va dans le sens du renforcement de ces liens et favorise l’attachement au milieu d’origine.

Que les mouvements soient récents ou déjà fort anciens, ils ne s’accompagnent généralement pas d’une rupture avec le milieu d’origine. Des liens solides sont conservés avec le milieu d’origine, même quand le pôle de destination est lointain et dans le contexte d’une migration prenant une forme définitive. Ainsi, de nombreux villages situés au cœur de la montagne se sont transformés, avec le temps, en lieux de vacances et de villégiature, accueillant les migrants bien implantés en ville et vivant parfois confortablement. Ils reviennent pour se reposer ou prendre la retraite, montrant par là leur fort attachement au pays natal41.

A ces facteurs s’ajoutent d’autres considérations, pouvant avoir une certaine influence sur les rapports entre les migrants et leur lieu d’origine. Parmi ces considérations, l’âge du migrant au départ du village peut intervenir, comme un élément positif ou négatif, renforçant ou réduisant les relations. Plus l’âge du migrant est avancé, plus celui-ci renonce difficilement à son statut au sein de la communauté villageoise à laquelle il appartient. Dans le cas contraire, les nouvelles générations de migrants parties en ville ont tendance à prendre de la distance vis à vis du milieu traditionnel.

La durée de séjour en ville présente aussi une certaine importance. Il s’agit d’un indicateur, pouvant jouer un rôle complémentaire avec les autres déterminants, en renforçant ou en réduisant leurs effets. Le revenu dont dispose le migrant intervient dans le même sens, dans la mesure où l’entretien de relations significatives avec le milieu d’origine nécessite, à coup sûr, une certaine disponibilité matérielle. Un effort et en même temps un privilège, que seules les catégories sociales bénéficiant d’un revenu relativement confortable peuvent se permettre d’offrir.

2- Les liens d’ordre économique La première façon de déceler l’importance des ces relations,

consiste à vérifier les indicateurs d’ordre économique. Il s’agit de voir si les immigrants réussissent à conserver des terres agricoles, s’ils continuent à s’approvisionner de la campagne et s’ils entretiennent encore des parents restés au village. La possession des terres, dans le milieu d’origine, paraît importante dans le maintien des liens avec le milieu d’origine, quelle que soit la distance vis à vis de la ville.

On le sait, les ruraux qui arrivent en ville, reculent souvent devant l’idée de vendre ou délaisser les terres héritées de leurs parents. C’est un attachement traditionnel, résultant de l’intérêt matériel et du rôle 41 Noin D., «Etude géographique des populations». Masson, 1995.

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symbolique de la terre, dans un milieu marqué fortement par les inégalités d’accès à la propriété foncière.

La proportion des ménages, possédant des terres à la campagne, peut dépasser parfois 50%, dans certains cas42. Quelles que soient les variations, pouvant être enregistrées d’une région à une autre, on trouve là une concrétisation des liens de type économique que les ruraux gardent avec leur milieu d’origine. En préservant une partie ou la totalité du patrimoine foncier, les immigrants ne sont pas prêts à rompre leurs attaches rurales.

Mais la possession des terres à la campagne n’implique pas toujours une attitude favorable au renforcement des liens avec le village. Il s’agit d’un élément important, en lui-même, mais il ne suppose pas forcément l’existence d’une action dynamique et entreprenante de la part du migrant vis à vis de son milieu d’origine.

D’autres facteurs peuvent intervenir, jouant dans le sens de l’affaiblissement des liens avec ce milieu, comme les querelles familiales, dues aux problèmes d’héritage et de succession ou survenant à la suite de certaines mésaventures du mariage entrepris au sein du clan tribal. Autant d’éléments pouvant désintéresser ou décourager le migrant de sa propriété à la campagne.

Parfois, c’est l’importance et la valeur du patrimoine foncier qui entrent en considération, pour justifier le désir plus ou moins fort de couper les ponts avec le milieu d’origine. Si on s’interroge, par exemple, sur ce que représente réellement les terres possédées en termes de superficie, les chiffres indiquent qu’il s’agit souvent de petites exploitations, ne dépassant pas un ou deux hectares.

Dans leur grande majorité, les ménages d’origine rurale ne possèdent que des petites propriétés, localisées essentiellement dans des régions souffrant durement des effets de la sécheresse prolongée. L’exploitation de ces terres se fait généralement de manière indirecte, par l’intermédiaire des membres de la famille ou en association avec les paysans du village. La micro-propriété ne peut justifier évidemment l’élargissement du mode de faire-valoir direct et, ceci témoigne déjà de la faiblesse des ressources pouvant être tirées de la possession de terres à la campagne43.

Mais bien souvent, être propriétaire d’une terre ne signifie pas être dans une situation de bénéficier d’un revenu important, en nature ou en argent, en provenance du monde rural. Sans doute, les situations

42 Sebti M, «L’explosion urbaine à Marrakech: les lacunes d’une

croissance». Thèse de Doctorat Es Sciences Economiques et Sociales, Université de Genève, 2004.

43 Sebti M, op cit.

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peuvent varier selon la taille de la propriété et les conditions de mise en valeur agricole, mais c’est la faible rentabilité des terres qui ressort souvent des déclarations des chefs de famille.

Ce qui caractérise encore, aujourd’hui, les rapports économiques entre le migrant et le milieu d’origine, c’est surtout l’apport d’une certaine quantité de céréales pour la consommation quotidienne. C’est une ressource d’appoint, qui peut être importante pour certaines familles, mais qui concrétise seulement, chez d’autres, le désir de conserver des attaches avec le milieu d’origine. Il faut signaler, à ce sujet, l’existence chez les ruraux, même parmi ceux ayant émigré depuis longtemps, d’une habitude consistant à apporter directement de la campagne des produits en nature (céréales, huiles...).

C’est une tradition toujours vivace, dans le milieu urbain marocain, marquant peut-être d’avantage la volonté de ne pas couper totalement les liens avec le milieu d’origine que le besoin réel de produits destinés à la nourriture. A leur tour, les immigrants peuvent envoyer de l’argent aux parents restés à la campagne, montrant une certaine réciprocité dans les échanges entre la ville et le monde rural. C’est une pratique qu’on retrouve chez un bon nombre de migrants, même ceux avec de revenus insuffisants44.

Evidemment, les sommes d’argent transférées sont en fonction des moyens matériels dont disposent les migrants. Mais il ne s’agit pas seulement de subvenir aux besoins des parents restés au village, c’est également de montrer l’attachement à la famille et à la région d’origine. Pour le migrant, c’est une façon de tenir sa promesse vis à vis de sa parenté restée au village. Sinon alors, pour beaucoup, comment justifier l’exode vers la ville, si on se permet d’oublier ses engagements?

De plus, continuer à envoyer plus ou moins régulièrement une quantité d’argent place le migrant dans une position confortable, vis à vis de ses parents restés à la campagne. C’est une pratique qui joue dans le sens du maintien de la place du migrant dans le groupe familial. En assurant un minimum de soutien financier à sa famille, il perpétue ainsi son identité et son appartenance à la communauté d’origine.

3- Echanges affectifs et liens sociaux Le désir de garder des attaches avec le monde rural apparaît sous

une autre forme, quand on examine les liens d’ordre social. Su le plan

44 Agouram L., «Le rôle des réseaux sociaux de solidarité dans l’insertion

des immigrants dans le secteur informel: le cas des petites activités de production à Inezgane». Med-Campus «Migration et développement dans le Sud-Ouest du Maroc», Tours, 1993.

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quantitatif, ces liens sont plus importants que les relations économiques. Que la date de migration soit ancienne ou plus récente, les attaches sociales restent toujours très fortes. Dans tous les ensembles urbains, les investigations montrent que les relations avec les parents et les proches sont maintenues, par les déplacements réciproques effectués entre la ville et le lieu d’origine. Ces déplacements sont généralement intenses, puisque plus de 60 % des chefs de ménages interrogés déclarent se rendre en visite à la campagne et recevoir des visites fréquentes de proches restés dans le village45.

Les raisons qui justifient les visites rendues aux parents et aux proches à la campagne sont diverses. Les individus concernés évoquent la nécessité de se rendre au bled pour passer les vacances. Pour les familles n’ayant pas d’autres endroits où aller pour changer d’air, surtout quand les enfants sont encore jeunes, la campagne constitue un lieu privilégié et surtout ne nécessitant pas beaucoup de frais. D’autres raisons sont également évoquées, comme la nécessité de surveiller les travaux agricoles ou encore rien que le désir de ne pas couper totalement avec la terre des ancêtres.

Dans le discours des populations issues de la migration, on note toujours une certaine appréciation des visites rendues au village, dans la mesure où on parle de moments de détente, de loisirs, de souvenirs généralement agréables et de l’effet bénéfique de l’odeur du bled. Mais quand on parle des visites des parents venant de la campagne, ce ne sont pas les mêmes motifs qui sont cités46. Dans le cas de ces déplacements en sens inverse, c’est le besoin et l’opportunisme qui rentrent surtout en ligne de compte.

Pour les membres de la famille, restés au village, essentiellement dans les campagnes relativement proches, descendre en ville découle de la nécessité de s’approvisionner, de se soigner ou de remplir certaines obligations administratives. Effectivement, avoir des parents ou des proches est une chance à saisir, surtout dans la tradition et la culture marocaine. Ne pas aller séjourner chez les parents vivant en ville serait, à priori, quelque chose mal vue et surtout mal vécue par les deux parties, même si on décèle parfois chez les immigrants quelques attitudes négatives, vis à vis des visites répétées de leurs parents de la campagne.

Le fait d’être constamment sollicités les gênes en quelque sorte, surtout qu’ils n’arrivent plus à tirer le maximum de profits de leurs

45 Sebti M, op cit. 46 Sebti M, op cit.

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visites rendues au village. On évoque toujours le passé avec une certaine nostalgie. Autrefois, chaque déplacement vers la campagne se soldait par d’importants apports essentiellement en nature. Ces apports faisaient le bonheur des grands et des petits et les encourageaient chaque fois à revenir au bled.

Aujourd’hui, même si les relations sociales avec la campagne sont restées relativement fortes, les visites rendues au village d’origine ne rapportent plus ce qu’on espère, étant donné le poids des contraintes réelles qui pèsent de plus en plus sur le monde rural et sur les paysans par voie de conséquence. Désormais, ces derniers ne se montrent plus généreux comme par le passé. Ils ne donnent plus de cadeaux, sauf en cas de nécessité ou pour remplir certaines obligations, vis à vis des parents ou des proches résidant en ville, qui se considèrent en définitive comme particulièrement désavantagés.

Dans tous les cas, la fréquence des visites reçues ou rendues au village d’origine constitue encore un élément important dans la vie des populations migrantes. Celles-ci restent généralement repliées sur leurs familles et leurs proches. Il est difficile de parler, dans ce cas précis, d’une organisation globale, mais il s’agit de l’existence d’un certain nombre de références qui viennent tempérer les handicaps, dont peuvent souffrir les immigrants au sein du monde urbain. Ainsi, l’étroitesse des liens maintenus avec le milieu d’origine peut être un facteur sécurisant, jouant en faveur de l’insertion urbaine des immigrants.

Les liens avec la parenté restée au village sont donc réels et demeurent actifs, longtemps après l’installation en ville. Mais les attaches affectives peuvent aussi diminuer avec la distance, les difficultés de transport et les obligations de la vie urbaine. Des conditions, pouvant augmenter les risques d’isolement social et favoriser le repliement sur d’autres formes de solidarité, autres que celles centrées sur la famille élargie.

Cependant, même dans le cas de l’existence de ces contraintes, les liens avec la parenté restée au village peuvent être réactivés, prendre de nouvelles formes et d’autres dimensions, dans des situations problématiques. Cette forme de sociabilité reste, en dépit de tout, une ressource culturelle et spatiale actionnable, surtout dans un pays où en fin de compte la famille garde toujours une place de choix dans l’édifice social.

Il s’agit d’un phénomène qui se caractérise donc par sa durabilité, légitimé en référence à des valeurs morales et religieuses, rentrant en principe dans la définition de la personnalité de l’individu. Il faut y ajouter le fait, qu’au delà des moyens matériels et financiers, dont peut disposer le migrant dans sa nouvelle existence en ville, l’appartenance

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à une entité ethnique, tribale ou familiale constitue un élément important dans la détermination de son statut et de son identité même.

L’intensité des liens sociaux avec les membres de la famille restés au village découle de la nécessité de ne pas couper les amarres avec le milieu d’origine, parfois pour améliorer la situation et élever son image de marque parmi les siens. Si l’immigrant reste trop longtemps absent, sans être remarqué au village, il risque alors d’être mal estimé et vite oublié. Il aura manqué à son devoir envers sa lignée et son appartenance au groupe tribal.

En fait, pour que les relations avec le monde rural durent en intensité, il faut qu’elles soient constamment soutenues par un certain nombre d’éléments. Il s’agit essentiellement de points d’appui et de relais, agissant dans le sens du maintien du contact et de la liaison avec le milieu d’origine. Sans doute, le degré d’ancrage dans ce milieu et le statut initial de l’individu sont importants dans la détermination de la nature des liens gardés avec le lieu de départ. Il faut ajouter à cela, l’importance donnée aux valeurs familiales et aux repères identitaires campagnards.

Ainsi, vu le poids que représente réellement le monde rural, le campagnard arrivé en ville n’a pas intérêt à renoncer à son origine et à son identité. Cet attachement ne constitue pas, en lui-même, un obstacle à son intégration dans la cité. Une telle ouverture peut même être une source d’enrichissement de l’individu et constituer un élément de renforcement de ses potentialités. En tenant le plus longtemps possible à son origine, le migrant fait preuve de bon sens, d’habileté et d’adresse à se faire valoir et à agir dans un univers urbain souvent difficile, voire parfois répulsif.

Conclusion

Témoins et acteurs des mutations socio-spatiales, les migrants ruraux arrivent plus ou moins à s’intégrer progressivement à la ville qui les accueille, en comptant souvent des réseaux de solidarité familiale et villageoise. Dans ce sens, les rapports avec la région d’origine réussissent à se maintenir, même après une longue présence en milieu urbain.

Ainsi, les immigrants issus de la campagne sont souvent à cheval sur deux mondes différents, ce qui les empêche parfois d’accéder à la pure citadinité, considérée par les anciens comme la seule façon correcte de vivre et d’agir dans le milieu urbain. Mais, il n’existe pas une seule façon de voir les choses, et les migrants ruraux façonnent leur propre identité, celle qui leur permet de survivre dans un contexte urbain de plus en plus difficile.

Faut-il alors comprendre que finalement les migrants, par l’attachement à leur milieu d’origine, arrivent à déjouer les risques

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d’exclusion et de déracinement? Si la situation actuelle permet de l’affirmer, l’avenir sera peut-être problématique, en tenant compte de l’évolution très rapide, qui se fait actuellement dans les deux pôles constitutifs de la migration.

Dans le monde rural, l’ouverture sur l’économie moderne, la dilution progressive des modes traditionnels de consommation et la mise en question des anciennes valeurs sociales agiront probablement dans le sens de l’atténuation des formes de solidarité, basées sur la communauté d’origine ou l’appartenance familiale.

Le monde urbain, lui-même, connaît des transformations profondes accompagnant le passage de la ville traditionnelle à la ville moderne. L’affaiblissement de la capacité des villes à intégrer les populations pauvres d’origine rurale, le trop plein démographique même de ces organismes, les ruptures, les contradictions et les désordres qui les caractérisent ne constituent pas des éléments favorables au maintien permanent des solidarités centrées sur la famille ou la tribu d’origine. Le risque de porter atteinte aux relations sociales, en vigueur, vaut aussi bien pour celles entretenues vis à vis du milieu urbain que celles gardées avec le milieu rural.

Pour le moment, les migrants ont recours aux diverses formes traditionnelles de solidarité, pour assurer et garantir leur insertion dans le milieu urbain. Tant qu’elles sont entretenues par les populations, parfois au prix de quelques sacrifices matériels et affectifs, ces formes resteront des moyens intervenant efficacement dans le processus d’insertion dans la ville.

Mais à supposer que les valeurs et les modes de représentation des populations viennent à changer, surtout par rapport aux couches sociales inférieures, on se demande quelle sera la situation des relations sociales. Les générations futures tiendront-elles aussi fortement à leur origine ou à leur appartenance tribale, dans une évolution qui les précipite logiquement vers une insertion totale dans l’univers urbain?

M.SEBTI

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BIBLIOGRAPHIE

- L.AGOURAM, «Le rôle des réseaux sociaux de solidarité dans l’insertion des immigrants dans le secteur informel: le cas des petites activités de production à Inezgane». Med-Campus «Migration et développement dans le Sud-ouest du Maroc», Tours, 1993.

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- M.ZOUITEN, «Migration, réseaux familiaux et stratégies d’insertion urbaine au Maroc: Etude exploratoire du cas de l’agglomération de Salé». PHD, Faculté de l’Aménagement, Université de Montréal, 1995.