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7/29/2019 bulletin thique militaire
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DITORIAL
Le mtier des armes, quil soit sur ou sous mer, sur terre ou encore dans les airs,pose le problme, tous ceux qui lembrassent, de la transgression de linterdit detuer, comme lexpose monsieur Michel Serres dans lentretien quil a bien voulunous accorder. Le contre-amiral Gillier, comme le vice-amiral Bourdoncle de Saint-Salvy sappuient sur leurs expriences personnelles pour illustrer la difficult de
prendre une dcision qui soit la meilleure possible. Notre spcificit rside dansnotre double identit de combattant mais aussi de marin. En effet, lenvironnementdans lequel nous voluons a des consquences sur nos actes. Nous ne creusons pasde tranches, nous nrigeons pas de casemates, notre refuge est, par exemplepour les sous-marins, la couche bathymtrique idoine. Cela passe, comme lexpliquele contre-amiral Lajous, par la meilleure connaissance possible de cet environne-ment complexe. Au fur et mesure des progrs technologiques, le combat estdevenu plus distant et potentiellement plus meurtrier. Laffrontement se fait au tra-vers dune interface technique qui peut dnaturer la perception des consquencesde son acte. Cest un des thmes abords par lamiral Dupont.
Il faut se poser toutes ces questions ds le dbut dune carrire. Mme si les solu-tions trouves ce moment-l pourront voluer avec le temps et les vnements,rien nest pire, dans notre mtier, que limprparation. Sous limpulsion de Mon-sieur Antoine Assaf, initiateur de ce dossier et auteur dune contribution, chaquepromotion de lcole navale planche sur un sujet thique. Vous trouverez le tra-vail des lves qui se sont distingus en 2006 et 2007. Il vous sera donc possible decomparer les visions de deux gnrations dofficiers, au dbut et la fin de leurscarrires. Quand les interrogations thiques se font trs fortes, beaucoup de marinsse tournent vers les aumniers, acteurs discrets mais bien prsents dans lenviron-nement de la Marine nationale. Quatre aumniers gnraux nous livrent leur per-ception de lthique du marin militaire. Ce dossier se poursuit avec les articles de
monsieur Letot qui nous explique que les marins ont t les vecteurs dhumanismeet que celui-ci a t une consquence directe du travail sur la connaissance fait parnos prdcesseurs. Il se termine avec larticle du professeur Pancracio, plus inqui-tant, sur la dlivrance par le gouvernement des tats-Unis dAmrique, de lettresde marques des socits militaires prives. En illustrant la tendance forte uneprivatisation des conflits, cet article met aussi en vidence les problmatiquesconcernant lthique militaire.
Nous terminons ce numro double avec les actes du colloque sur les urgentistes dela mer: sauvetage et pollution qui sest tenu lcole des officiers du commissa-riat de la marine, le vendredi 4 avril 2008. Ces actes vous permettront de mieux
apprhender les spcificits et la complexit de lenvironnement maritime.Pour nous aider dans le dveloppement de votre revue, nous avons dcid deconstituer un comit de lecture compos des personnalits suivantes: les amirauxPierre Lacoste, Franois Dupont et Olivier Lajous, ainsi que les professeurs PascalChaigneau et Martin Motte. Nous profiterons de leur sagacit pour continuer explorer les routes de la connaissance avec nos prochains numros consacrs lAsie, au thme Commander/Manager, et lAmrique.
Il ne me reste plus qu vous remercier de votre fidlit et passer la barre aucontre-amiral Franois de Lastic qui prendra le commandement du Centre densei-gnement suprieur de la marine et la direction de votre revue compter du 1er sep-
tembre.
Bon vent et bonne lecture.
Capitaine de vaisseau ric Chaplet
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Lthique du marin militaire
5 Entretien avec Monsieur Michel SerresPropos recueillis par le capitaine de corvette ric Levy-Valensi
13 Lthique du marin dtatContre-amiral Olivier Lajous
19 thique militaire : expriences vcuesVice-amiral Anne-Franois de Bourdoucle de Saint-Salvy
27 Commandant de SNLE, Janvier 1995, mer dIroise, bord du Triomphant
Amiral Franois Dupont
33 La dignit de lHomme: lofficier face ses choixContre-amiral Marin Gillier
41 Une mission dexploration thique la fin du XIXe sicle.Les Indiens dAmrique appartiennent-ils lhumanit?Monsieur Laurent Letot
47 Les forces morales et la vocation de lEurope
Monsieur Antoine-Joseph Assaf
49 Lthique du marin militaire (Prix dthique de lcole navale)Aspirants Murielle Bazin, Thibault Vallery-Radotlves-officiers Tanguy Pelletier-Doisy, Jean Masdupuy, Jean-Baptiste Rabany
55 Quelle thique pour le soldat de la mer?Libres remarques dun aumnier catholiquePatrick Le Gal
61 La vie, la mort et les marinsHam Korsia
65 Le marin musulman entre ciel et merAbdelkader Arbi
67 Regards protestants sur lthique militaireBernard Delannoy
71 Le retour de la guerre de courseMonsieur Jean-Paul Pancracio
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Les urgentistes de la mer
82 Mot daccueil, ouverture du colloqueCommissaire en chef de la marine Jean-Loup Velut et Matre Patrick Simon
85 Laction de ltat en mer : pratique et volution du droit maritimeMonsieur Xavier de la Gorce
89 Urgences en AtlantiqueVice-amiral descadre Xavier Rolin
93 Une coopration internationale indispensable la bonne gestion des vnements de merContre-amiral Philippe Priss
97 Notion dauteur dune pollution involontaire par hydrocarburesMatre Nathalie Franck
101 La responsabilit de larmateur en cas de pollution par hydrocarburesMadame Ccile Bellord
107 Le vetting, source de responsabilitMatre Guillaume Brajeux
109 La responsabilit du capitaine de navireMatre Michel Quimbert
113 Les prrogatives de ltat ctier en matire de pollutionspar rejets volontaires dhydrocarburesMonsieur Xavier Tarabeux
121 Immunit et souverainetMatre Isabelle Corbier
127 Situation du pavillon en cas dimminence du dangerMadame Franoise Odier
131 ltat ctier et la notion de dangerCommissaire en chef de la marine Jean-Loup Velut
135 La pnalisation du mtier de sauveteur de la merMatre Claudia Ghica-Lemarchand
139 L'urgence peut-elle toujours primer sur la forme?Commandant Charles Claden
141 Atteintes lenvironnement marin: quelles rparations pour quels prjudices?Monsieur Yann Rabuteau
145 La rparation du prjudice cologique, les conditions du succsMatre Thomas Dumont
148 Allocution et mot de clture du colloqueContre-amiral (2S) Bertrand Lepeu et Commissaire gnral de 1re classe Jean-Louis Fillon
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EntretienMonsieur Michel SerresHistorien de la philosophie et des sciences
Membre de lAcadmie franaise
La premire question que nous souhaitons vous posez est la suivante:
comment dfinir lthique par rapport la morale?
Les deux termes veulent en fait dire la mme chose, simplement lun
est grec et lautre latin. Morale vient de mores qui signifie les
mursen latin et ethosqui signifie les murs en grec. Par
consquent, que vous disiez thique ou morale, cest a priori la
mme chose. Mais, peu peu, le sens de chacun des deux termes
est devenu diffrent parce que la morale a volu au cours de lHis-
toire de deux manires. Dun ct, la morale a tendu devenir psy-
chosociologique: description des conduites, des murs courantes
(par exemple des catholiques ou des juifs, des Franais ou des Alle-
mands). Et, de lautre ct, on assimile la morale des conseils, des
prceptes plus ou moins normatifs. Tantt, on a appel lun moraleet lautre thique. Le sens de ces deux vocables a beaucoup vari
et, actuellement, on peut employer indiffremment thique et
morale. Si lon dit plutt thique aujourdhui, cest pour tre politi-
quement correct. La morale a dsormais mauvaise rputation qui
sait pourquoi? Alors que tout le monde en fait, en particulier dans les
publicits! Il vaut mieux dire thique parce que a cache un peu le
ct normatif de la morale.
Il nen demeure pas moins que, quand on fait de la morale ou de lthi-
que, on a tendance la fois dcrire les murs et tenter daccder
des prceptes normatifs.
Dans le monde daujourdhui, on parle beaucoup dthique
On parle beaucoup dthique, en effet. Cest une vritable mode.
Auparavant, il existait un troisime terme au-del dthique et de
morale, cest le terme dontologie. Il est moins usit aujourdhui et
le mot thique le remplace de fait. On parlait de dontologie du pra-
ticien (par exemple du mdecin), de dontologie de lavocat, etc., et
de dontologie du militaire. Et, lorsque Alfred de Vigny crit Servi-
tude et grandeur militaires, il dcrit la dontologie de lArme. Ce que
je veux dire, cest quil y a une thique ou une morale spciale et sp-
cifique un mtier.
Il existait des manuels de dontologie de tel ou tel mtier autrefois et,
mon avis, thique aujourdhui est utilis en lieu et place de don-
tologie. Il ne sagit pas dun hellnisme, mais dun anglicisme. On ditthique cause de ethics. On dit aujourdhui : thique pour des
prescriptions concernant un mtier donn.
Pour autant, avons-nous un comportement
plus thique que nos anctres?
Aujourdhui, la dontologie touche beaucoup plus de mtiers quelle
nen touchait autrefois et cest a qui est moderne.
Par exemple, ds le Ve sicle avant Jsus-Christ, Hippocrate avait
dfini une dontologie mdicale: le Serment dHippocrate; mais on
naurait pas imagin une seule minute quun scientifique quelconque
ait des devoirs moraux. Un physicien, un chimiste, au XVIIIe sicle ou
au XIXe, navait pas de problme thique. Or, la science a rencontr,
un peu partout, des problmes de socit partir de 1945, dHiro-
shima et de Nagasaki. Puis, peu peu, la chimie a rencontr ce type
de problme. Il en a t de mme pour la biologie, par exemple. Le
monde scientifique sest trouv confront des questionnements
quon aurait appels autrefois dontologiques et qui se sont appe-
ls : des problmes dthique.
Jai t le premier, en philosophie des sciences, pointer ce pro-
blme-l. Dailleurs, mes anciens professeurs ou collaborateurs mont
beaucoup condamn lpoque. Je leur avais demand: comment
se fait-il que vous fassiez de la philosophie de la physique nuclaire,par exemple, sans parler une seule minute dHiroshima?; parce que
cela posait un problme moral.
La rflexion sur lthique, mene par les universitaires,
va-t-elle faire progresser lhumanit ou est-ce une faon habile
dimposer un paradigme rpondant
des rgles poses par celui qui les crira le premier?
Il y a plusieurs questions dans votre question.
Dabord, il nest pas compltement sr que les universitaires fas-
sent de la dontologie. Aujourdhui, les problmes dthique sont
des problmes collectifs. Par exemple, dans le service des soinsintensifs de lhpital Cochin, des problmes thiques se posent tous
les jours. Tel malade homme ou femme, vieux ou jeune a telle et
telle maladies. Faut-il continuer le soigner? Faut-il le maintenir en vie
en sachant quil aura des handicaps majeurs qui lempcheront de
vivre? Faut-il arrter les traitements, auquel cas on le tue et a sap-
pelle leuthanasie? Comment dcide-t-on? Cest un problme don-
tologique, cest un problme dthique. Jai souvent particip des
runions de comit dthique. On est au moins douze, autour de la
table: le patron des soins intensifs, des infirmires, des masseurs,
des pharmacologues, un mdecin spcialiste en fonction de la patho-
logie du malade, des membres de la famille, la rigueur, un homme
de religion, et parfois un philosophe.
Par consquent, il nest pas vrai que les dcisions thiques se fassentsolitairement. Ce nest jamais ni strictement universitaire ni stricte-
ment mdical. Cest le plus souvent collectif. Et cest pour a quil y a
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des comits dthique. Ensuite, je ne pense pas que lon puisse impo-
ser un paradigme. Les cas dthique sont toujours des cas particu-
liers. Faut-il arrter le traitement dun patient? Si la dcision concerne
le patient, cest un collectif qui va dcider. Dans les cas que jai
connus de prs, jai toujours assist des runions relativement nom-
breuses. Beaucoup de points de vue taient reprsents.
Quand nous avons prpar ce dossier, nous nous sommes aperu
que beaucoup de recherches, dans le domaine de lthique taient menes
par des Anglo-Saxons. Pourquoi, selon vous, il y a-t-il ce tropisme?
Tout simplement parce que cela ne touche pas lthique, cela touche
la langue. Avez-vous remarqu quon ne dit plus vnement mais
events. Jtais rcemment invit par un industriel qui avait un
event et je lui ai demand sil tait baleinier parce que les vents de
la baleine sont les narines par lequel passe leau. En fait, vous parlez
de tropisme anglo-saxon dans votre question, mais ce tropisme est
reproduit dans tous les domaines, hlas! Nous sommes assez intelli-
gents pour poser les problmes nous-mmes; mais la plupart des
dcideurs sont des tratres depuis dj deux gnrations: ils par-lent anglais. Les banquiers parlent anglais, les financiers parlent
anglais, etc. Nous sommes, nous, ici dfendre le franais et lAca-
dmie franaise, il ny en a plus beaucoup! Autrement dit: si vous
vous mettez place de la Bastille ou place de lOpra, vous verrez quil
y a, sur les affiches, plus de mots amricains, aujourdhui, quil ny
avait de mots allemands pendant lOc-
cupation!
Cest pourquoi je dis : collaboration. En
thique, il en est de mme. On recopie
les Anglais au lieu dinventer, ce quon
pourrait parfaitement faire.
Lhomme, lorsquil est confront un problme thique, ragit en fonction
de sa personnalit, inne et acquise, et de son environnement extrieur.
Selon vous, doit-il exister une prpondrance et si oui laquelle?
La rponse est 100% inn et 100% acquis.
Donc, selon vous, le contexte extrieur
ninfluencerait pas les choix thiques?
Bien au contraire! Lorsque vous prenez la dcision de vous marier ou
une quelconque autre dcision o le problme thique ne se pose
pas, comme daller passer vos vacances en Bretagne, le contexte
joue. Je vous ferais une critique svre si je disais: Vous avez priscette dcision parce que vous tes brune; vous avez pris cette dci-
sion parce que vous tes ne Vancouver ou vous avez pris cette
dcision tout simplement parce que vous tes protestante!. La per-
sonne humaine est ainsi;fate : cest elle qui dcide. Et a serait pres-
que injurieux de prtendre le contraire parce que a pose le problme
de la libert de dcision. Si je suis toujours amen dcider parce que
je suis occitan ou parce que je suis vieux ou parce que je suis acad-
micien ou aliniste, a devient du racisme.
La pression des vnements peut tre trs forte, ddouane-telle, pour
autant, lindividu de toute responsabilit?
Je ne peux pas rpondre cette question en gnral. Je crois quon
ne peut poser cette question quen jurisprudence particulire. Cest-
-dire dans tel cas, telle personne de tel ge, dans telle et telle cir-
constances, est-elle responsable ou non de lacte quelle vient de
poser? Essayer de rpondre, formellement ou globalement, ne sert
rien. quoi serviraient les tribunaux, autrement ? Au fond, la notion de
responsabilit nest pas formelle ; elle est jurisprudentielle et circons-
tancielle. Par exemple, Bergson, avant de mourir, est trs tent de se
convertir au catholicisme il est juif dorigine, mais il ne la pas fait
cause de la perscution des juifs par les nazies. Sa dcision a t dic-
te par une pression extrieure. Et cette dcision tait noble parce
que les circonstances extrieures lemportaient sur sa conviction
intime. Il y a donc des cas o la pression extrieure est noblement
exerce sur la conviction personnelle. Pourtant, la plupart du temps,
cest linverse qui se produit. Il faut rsister cause de sa conviction
intime une pression extrieure.
Dans laction, faut-il craindre un jugement ultrieur?
Cest une question vraiment intressante parce quon le fait toujours.
Je prends des exemples historiques, comme laffaire Galile. Il est
impossible de donner un jugement sur la dcision du tribunal concer-
nant Galile. Si vous vous replacez dans ce qui a suivi en matiredhistoire des sciences, vous allez avoir une ide sur laffaire Galile.
Mais si vous la regardez, hic et nunc, au moment o elle se passe,
votre jugement sera totalement diffrent. Beaucoup de circonstances
sy mlent mais, finalement, cest toujours le jugement a posteriori
qui lemporte.
Considrons maintenant le peuple
franais qui entre en rvolte et
prend la Bastille. Si, aprs la prise
de la Bastille, il ne stait rien pass
et que Louis XVI avait continu
rgner, la prise de la Bastille aurait
t un vnement mineur de lhis-toire des prisons franaises. Mais la Rvolution franaise a lieu ce
moment-l et le roi Louis XVI a eu la destine que vous savez. Cest
pourquoi, actuellement, en se retournant sur lhistoire on dit: La
prise de la Bastille, cest lvnement primitif!. Cest le mme rai-
sonnement quand le premier cas, cest le jugement rtrograde qui
fait la prise de la Bastille, sinon elle nexiste pas.
Quand on est historien, on est bloqu. Si jaffirme que laffaire Galile
est le dernier procs fait aux savants parce quil y a eu des dizaines
de procs en Grce antique contre les savants et, aprs, il ny en a
plus eu , le procs Galile est le dernier de cette histoire. Cest la
perspective de lhistorien. Par contre, pour le mythe de fondation des
sciences modernes, cest le moment o la science se dgage de
lglise. Mais ce nest pas vrai : cest un mythe.En fait, rpondre cette question demanderait presque un livre
entier ! Cela revient se demander quel est le statut de lHistoire, ce
quest un vnement. Un vnement na lieu que ce quil devient
dans lHistoire. Le mythe sy met tout de suite.
En somme, votre question est une vraie question et ce nest pas une
question seulement dthique; cest une question quasi dcisive pour
savoir ce que cest quune chose, un vnement.
Sachant quun militaire, du fait de son statut, ne puisse dbattre
de questions philosophiques, en quoi peut-il lgitimement
se poser des questions thiques?
Relisez Servitude et grandeur militaires. Ce sujet a t trait par
Alfred de Vigny de faon trs raffine : il met en scne cinq ou six his-
toires qui abordent les problmes thiques de la fonction militaire.
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Par consquent, il nest pas vrai que les dcisionsthiques se fassent solitairement. Ce nest jamais nistrictement universitaire ni strictement mdical.Cest le plus souvent collectif. Et cest pour a quil ya des comits dthique.
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Le problme majeur du militaire est quon lui ordonne: tue!. Il faut
tuer! Dans luniversalit des cas depuis Abraham, la rgle est : Tu ne
tueras point!. Et le militaire est celui qui fait exception la rgle Tu
ne tueras point!. Il peut mme devenir un hros en ayant tu! Mais,
si par hasard, la retraite ou en vacances, habill en civil, il tue alors
il est passible des tribunaux. Donc, la question thique se pose tou-
jours sur un sujet prcis et cest, au fond ce que dit Vigny. Que faire
dans telle et telle circonstances lorsquon est militaire? Il met en
scne, par exemple, un soldat qui son colonel dit dattaquer telle
redoute. Le colonel est oblig de tuer tout le monde et il y a un gosse
de onze ans parmi les victimes. Il est contraint de porter a en lui
toute sa vie. Vous avez lu le roman qui sappelle La mer cruelle?
Jai lu a lorsque jtais dans la marine. Il sagit du problme dun
escorteur descadre, pendant la guerre. Lescadre est attaque par
des sous-marins allemands qui coulent certains des bateaux que
lescorteur protge. Cest alors que le sous-marin allemand qui a tir
est repr. Seulement, la surface de la mer est couverte des naufra-
gs des cargos, qui tentent de nager pour se sauver. Le hros se
demande donc sil va envoyer une torpille contre le sous-marin alors
que les naufrags sont l. Et il na quune seconde pour dcider. Enfait, sil tue le sous-marin, il sauve toute lescadre ; mais condamne
les naufrags qui sont en train de nager. ce moment-l, il dcide
quil faut absolument torpiller le sous-marin. Il envoie ses torpilles et
il finit par sapercevoir que la cible quil a touch nest pas le sous-
marin, mais lpave dun des bateaux qui le sous-marin avait coul!
Donc, il a tu les naufrags inutile-
ment. Voil un cas o les questions
dthique se posent. Mais les ques-
tions dthique se posent aux militai-
res encore plus qu un avocat, qu un
mdecin, etc. Il na pas de devoir de
rserve, le militaire est tout le tempsen train de se poser des problmes de
ce genre.
Lthique doit-elle tre codifie, rdige sous forme de lois, dinterdits
ou laisse, toute ou en partie, linterprtation de chaque individu?
Cest question est trs bonne et elle renvoie une question prc-
dente sur linspiration anglo-saxonne. Je mexplique: dans le premier
cas, quand elle est codifie, elle est de type droit romain. Quest ce
que le droit romain? Le droit romain est un droit, crit, universel, codi-
fi, dductif. Et nous sommes, nous Franais, en gros dinspiration de
droit romain. La common law anglo-saxonne est, elle, jurispruden-
tielle. Elle est casuiste, inductive et
fonctionne sur des exemples
concrets.
Donc votre question se rduit la sui-
vante: doit-on, lors de la prise de
dcision, tre inspir par le droit
romain ou la common law anglo-saxonne ?.
Et figurez-vous que le monde daujourdhui est dchir par cette ques-
tion, mme si elle nest jamais aborde par les mdias. Dans le
monde des affaires, du droit, de la mdecine, dans les questions de
finances ... on est de droit romain ou on est de droit jurisprudentiel
anglo-saxon.
Votre question revient donc dterminer la langue que lon parle.
Dans certains cas; il est trs intressant dtre jurisprudentiel parce
que, comme je lai dit, la responsabilit est un cas particulier, circons-
tanciel, unique, individuel. Par ce raisonnement, je me suis rvl
anglo-saxon. Il y a des cas, au contraire, o il vaut mieux se tenir un
code, une universalit. Tu ne tueras point, par exemple. Moi, jai
toujours obi cette loi, et l je suis vraiment dans le droit romain. Lemonde moderne vit cette hsitation de faon intense. Finalement, ce
nest presque plus un problme moral. Il sagit plutt de savoir quel
est le droit qui se mondialisera le plus aisment aujourdhui.
Sur quel corpus doctrinal peut-on fonder une thique du combattant?
Quest ce que le combattre? Cest faire la guerre. En octobre para-
tra sous ma signature un livre qui sappelle La guerre mondialedonc
je moccupe de ce problme en ce moment. Donc, quest ce que la
guerre? La question ne fait aucun doute: cest une occupation de
droit. Cest un tre de droit. La guerre se dclare, suit un certain droit
des gens et se termine par un armistice ou la signature dun trait depaix. Elle est donc encadre par des rgles de droit . Si vous enlevez
le droit, ce nest plus la guerre. Vous ntes plus un combattant, vous
tes dans la violence de tous contre tous.
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Le problme majeur du militaire est quon luiordonne: tue!. Il faut tuer! Dans luniversalit descas depuis Abraham, la rgle est: Tu ne tueraspoint!. Et le militaire est celui qui fait exception largle Tu ne tueras point!. Il peut mme devenir un
hros en ayant tu!
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Ou dans un tat de crise permanent
Si vous voulez, un tat de crise permanent ou des tats de crise.
Donc la guerre est faite pour encadrer ltat de crise. Quand jtais
jeune, jai dmissionn de lcole navale pour ne pas faire la guerre.
Et je me suis tromp, parce que la guerre nest pas un dploiement
de la violence, mais lencadrement juridique de la violence. Donc, le
combattant a comme devoir moral de suivre les prescriptions du droit
de la guerre. Et, par exemple, la guerre contre lIrak ne doit pas tre
appele guerre. Elle na pas t dclare au sens de ce mot. Le ter-
rorisme, ce nest pas la guerre. Il ny a pas de droit du terrorisme, dail-
leurs on la appel terrorisme cause de a. De fait, ce sont les Fran-
ais qui ont invent le mot terrorisme, qui fait rfrence la Terreur.
En ce sens, il ny a pas dthique du combattant, mais un droit du
combattant. La question est double : il existe certes un droit de la
guerre, qui est lencadrement juridique de la violence, mais lint-
rieur de ce droit-l, votre thique ne sera peut-tre pas la mienne. La
guerre comme tre juridique est un droit mais il y a une distinction
entre le droit et la morale. La perception que chacun se fait de la
conduite tenir est une question personnelle.
Selon vous, peut-on former efficacement un combattant une gestion
thique de ses actions et comment?
Je pourrais rpondre cette question de manire intemporelle ou
anhistorique, a serait assez facile. Je prfre y rpondre pour le
temps prsent. Il ny a plus de combattant en
France depuis 65 ans, cest--dire depuis la
fin des hostilits de la guerre mondiale.
Cet intervalle de 60 65 ans est unique
dans lhistoire de lEurope. Depuis la
guerre de Troie, il ny a pas eu 65ans darrt des hostilits. Vous
avez que jenseigne Stan-
ford et il y a quel-
ques annes, jai
dcoup dans
le San Fran-
cisco Chroni-
calune photo
o lon voyait Bush, Blair et Aznar ensemble lors dun sommet, pour
dcider de la guerre en Irak. Jai apport la photo dans ma classe et
jai demand mes tudiants ce quil y avait dunique dans cette
photo. En fait, ctait la premire fois dans toute lhistoire que trois
chefs dEtat dcidaient dune guerre sans jamais nen avoir connue.
Ca ntait jamais arriv . Nous vivons un temps exceptionnel, et pour
vous beaucoup plus que pour tous. Quest ce quun militaire pendant
ces 65 annes-l? Voil une vraie question. Vous qui tes militaires,
quel est votre problme? Quelle est la morale? Quel est votre
mtier? Votre mission, en gros, est de protger la nation la mer.
Pourtant, aucune arme, aucune marine dans le monde ne va attaquer
Brest, Toulon, La Rochelle ou la Palisse. Non seulement ce nest pas
probable mais il est certain que cela narrivera pas. Par consquent,
que faire? Et bien moi, je sais quoi faire, je le sais peut-tre depuis
quinze jours. Votre mission dsormais nest plus de dfendre la nation
la mer, cest de dfendre la nation et la mer. Parce que la mer est
en train de mourir, la mer se meurt. Par consquent, votre mission
morale aujourdhui cest de vous foutre de la nation et de dfendre
la mer. En effet, la patrie nest pas vritablement en danger, alors que
la mer lest. Jimagine que la mission sacre de la marine aujourdhuiserait de dfendre la mer. Cest plus que de la morale, cest une
urgence plantaire. Car personne ne dfend la mer: les forces politi-
ques, financires, industrielles, entrepreneuriales de toutes les
nations ont pour but de tuer la mer par la surexploitation de ses res-
sources. Vous devriez vous transformer car il ny a pas de reprsen-
tant de la mer. Je voyais Boutros Ghali rcemment. Il me disait:
Quand je parle de leau dans nimporte quelle institution
internationale, les gens
me disent quils ne sont
pas l pour parler de
leau ni de la mer,
mais pour dfendreles intrts de
leur gouverne-
ment. Finale-
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ment, larme de Terre doit dfendre la terre, larme de lair doit
dfendre lair et larme de mer doit dfendre la mer. Quest-ce quun
militaire aujourdhui? Ce nest pas quelquun qui a pour but de faire la
guerre, mais dempcher les autres de la faire. Les Casques bleus ont
prcisment cette mission. Comme les Casques bleus, les marins
devraient avoir des pompons bleus pour dfendre la mer. Ca me parat
une mission extraordinairement nouvelle de la marine.
Cest de toute faon de plus en plus le cas quand on voit limportance
que revtent les missions de lutte contre la pollution, de police des
pches, etc. Autrefois, quand jtais dans la marine, jai t envoy
Terre-Neuve pour dfendre les Franais pchant. Et maintenant, a
serait monstrueux de faire a puisquil ny a plus de morue.
La guerre a t un vnement rcurrent de lHistoire
qui rpondait des rgles et des processus prcis que vous avez dcrits
prcdemment. Lors de la guerre froide, ce canevas a vol en clats
et les conceptions de guerre, du combattant, de lennemi
sont devenues beaucoup plus floues.
Quelles en sont selon vous les consquences sur lthique du combattant?
Ca tombe bien que vous disiez a. Je viens de dfinir la guerre
comme un tre de droit. Savoir ce quest la guerre, lennemi, le com-
bat, sont des questions qui ont nouveau beaucoup dacuit. videm-
ment, il y a des guerres partout, mais il sagit plus de terrorisme que
de guerre. De fait, ce qui meffraie le plus est la disparition du concept
de guerre. Cela nous met en trs
grand danger. Les armes se trouvent
hors jeu puisquelles avaient pour mis-
sion la guerre, et la guerre contre des
ennemis dfinis. Maintenant, le
concept dennemi lui-mme devient
flou. Avec le terrorisme, on ne connatplus. En rflchissant sur ce quest la
guerre, lennemi, le droit, je me suis
demand qui tait en danger
aujourdhui. Cest la mer dans le cas du marin. Si vous devez dfen-
dre la mer, je connais lennemi. Ce sont tous les hommes, tous les
politiques, tous les industriels, tous les commerants ! Toute lactivit
humaine, aujourdhui, est lennemie de la mer. Quand les pcheurs
bloquent les ports et que Sarkozy cde en faisant baisser les prix du
ptrole, cest pour surpcher, cest--dire pour tuer encore plus la mer.
Toutes les ngociations entre la France et lEspagne, cest pour avoir
encore plus de thon rouge. Chaque fois, cest pour tuer la mer.
Personne ne dfend la mer. Par consquent, lamie, cest la mer, et
lennemi: tous les autres! Les marins ont aujourdhui tous les hom-mes comme ennemis. Vous voyez quel point se redfinit ce que
cest que la guerre, ce que cest que le droit, ce que cest que len-
nemi, ce que sont les combats, ce quest la protection. Vous vivez un
moment passionnant. Tout se renverse, tout change, mais vous savez,
cela ne concerne pas que la marine: lenseignement change, la
science change, la politique change. Je voudrais avoir votre ge. Cest
formidable: tout est crer, y compris la marine.
Est-ce quon peut trouver une justification thique
au fait de tuer au combat?
Acte 1 : nous sommes des animaux, nous devons manger et il fauttuer. On ny peut rien, il faut tuer au moins le cerf que lon va manger.
Acte 2: Abraham, tu ne tueras point, mme un animal en sacrifice.
Can est un assassin parce quil a tu son frre.
Acte 3 : Tu as le droit de tuer en cas de guerre, encadr par le droit.
Acte 4 : Tu nas pas le droit de tuer en rgime civil.
Acte 5: la guerre a permis cette distinction parfaitement claire, o le
militaire a le droit de tuer ici, mais na pas le droit de tuer l.
Dans le cas du terrorisme, cette distinction sestompe. Il faut donc
savoir ce que je ferais, moi, en prsence de cette question. En tant
que Michel Serres, personnellement, je respecte linterdiction univer-
selle du meurtre. Cest pour cette raison que jai quitt lcole navale.
Maintenant, je suis assez vieux pour le verbaliser et affirmer que je
me suis tromp. Je suis convaincu que la guerre est une institution
qui protge au lieu de tuer.
La guerre est une limitation de la tuerie. Cest grce la guerre que
lhumanit a survcu. Cest grce aux militaires que lhumanit a sur-
vcu. Sil ny avait pas eu un encadrement militaire de la guerre, il ny
aurait eu que du terrorisme, les hommes auraient t radiqus.
De quelle manire thique le combattant
peut-il considrer ladversaire, lennemi?
Je crois que Vigny est le grand matre en la matire. Vous devriez
relire Servitude et grandeur militairesce soir, dans votre lit ! Avez-
vous lu ce passage? Il concerne un marin qui est oblig dembarquer
sur son bateau un jeune couple daristocrates. Pendant la traverse,
ces jeunes gens sont merveilleux. La fille est trs belle, le type est
trs gnreux. Ce sont deux jeunes
gens qui saiment, qui sadorent. On
dirait une sorte didylle, de voyage de
noces extraordinaire. En fait, le pacha
a une lettre de cachet quil doit ouvrir
en arrivant. Cette lettre lui ordonne
de les tuer, alors quil est devenu leurami.
Le succs dune lopration militaire
peut-il influencer la justification thique
de son accomplissement?
Rponse: toujours. Lhistoire des hommes est assez mprisable pour
donner toujours raison au vainqueur. On admire toujours Alexandre et
Jules Csar. Mais Alexandre et Jules Csar taient des tueurs. Par
consquent, la Realpolitikconsiste toujours donner raison la force.
Il ny a dhumanit, de philosophie peut-tre et de saintet enfin, que,
quand on donne le droit la faiblesse, le droit aux victimes. Cest ce
que la contemporanit a fait de plus beau, de dire que les victimessont sacres.
Lmergence du concept zro risque,zro mort a-t-elle des consquences
sur lthique du combattant?
Lthique zro risque, zro mort, cest pour monsieur Allgre, je
crois. Mais monsieur Allgre na jamais fait de science.zro risque,
zro mort, a nexiste pas. Laspirine est-elle bonne ? On penserait que
cest le cas, mais chaque anne 10000 personnes meurent par fait
daspirine. Il ny a absolument rien qui soit sans risque, ni mort. Ce
nest pas une thique, cest une erreur et cest une sottise noire. Il
suffit davoir fait du calcul de probabilit pour savoir quen prsencedun grand nombre, vous avez un pourcentage fatal de fous, de crimi-
nels, de violeurs Par consquent, zro risque,zro mort est la
dfinition du paradis par un imbcile.
9
Quest ce que la guerre? La question ne fait aucundoute: cest une occupation de droit. Cest un tre dedroit. La guerre se dclare, suit un certain droit desgens et se termine par un armistice ou la signaturedun trait de paix. Elle est donc encadre par des
rgles de droit . Si vous enlevez le droit, ce nest plusla guerre. Vous ntes plus un combattant, vous tesdans la violence de tous contre tous.
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Comment peut-on grer un conflit dthique personnelle
quand la dontologie du mtier vient sopposer sa propre thique?
a sappelle un dilemme cornlien. Faut-il aimer sa petite amie ou tuer
son beau-pre? Ca sappelle un conflit de devoir. Les conflits de
devoir sont au cur des questions thiques. On a construit lthique
parce quil y avait des conflits de devoir. Javais pos ce type de ques-
tion mes lves une fois, et une jeune fille a crit sur le thme
Faut-il se laisser violer ou sauter par la fentre?et javais not dans
la marge Vous oubliez, mademoiselle, le cas o laction lieu au rez-
de-chausse!. Le conflit de devoir est bien connu, il est repr
depuis toujours. Cest le tragique. Cest Mer cruelledont jai parl
tout--lheure. Est-ce que je torpille le sous-marin, auquel cas je fais
mon devoir parce que je protge lescadre mais je tue les naufrags?
Ou alors, je ne le fais pas et le sous-marin risque de dtruire lesca-
dre. Je dois tuer ou tuer. Ca sappelle double-bindchez les Anglo-
Saxons. Ce terme est trs la mode mais Corneille avait dj trait le
sujet il y a trois sicles.
Les marins sont soumis la pression de llment dans lequelou sur lequel ils voluent. Ils ont dvelopp une forme dthique
qui tient compte des spcificits de celui-ci, avec la notion dquipage
et ladaptation au milieu, et non linverse.
Pensez-vous que ce particularisme ait une influence sur lthique
du combattant quand celui-ci est un marin?
Je viens de rpondre cette question
mais je veux y apporter une correc-
tion. Quest-ce que vous appelez dans
lequel ou sur lequel? Le bateau est-il
vraiment dans la pression de cet l-
ment? La rponse est oui dans votrequestion parce quil y a des vagues,
du tangage et du roulis mais cet l-
ment, vous ne le connaissez pas. Vous navez pas fait de bathythermo-
graphie, vous navez pas fait de biologie sous-marine, vous navez pas
fait de climatologie, vous ne savez pas si la biochimie des espces
bathyales est importante dans tel ou tel cas dans la chane alimen-
taire, etc. Vous ntes donc pas soumis la pression de llment.
Vous serez soumis la pression de llment quand vous connatrez
llment et vous rendrez compte quil est en train de mourir. ce
moment-l, votre thique va changer. Vous tes sur la mer et dans la
mer, mais vous ntes pas des connaisseurs de la mer. Je souhaite
que les programmes de lcole navale soient modifis, pour les l-
ves connaissent vraiment la mer. Le bateau ne doit pas tre pos surou dans leau. Sur et dans, a ne va pas. Il faut dire avec, en
compagnie de, au voisinage de, vivant avec. La connaissance de
llment influerait beaucoup sur lthique des combattants. La mer
est infiniment en danger, ce qui signifie quen dernier lieu notre vie
est en danger. Cette question se pose aujourdhui et elle est, mon
avis, la question thique par excellence.
Par rapport aux autres soldats, le marin a des challenges thiques
qui se posent lui du fait de lloignement entre lui et son ennemi
puisquil nest pas forcment sur le champ de bataille et de linterface
lectronique qui gre son armement. Comment y faire face?
Les contraintes au combat ne sont pas entirement dfinies par vos
deux conditions. Il y a une autre contrainte : lenfermement dans des
parois dacier. Il sagit finalement du plus grand danger au combat.
Vous ne pouvez pas sortir, vous ne pouvez pas vous chapper. Si lon
prend en compte cette contrainte, la condition du marin nest pas dif-
frente de celui qui conduit un tank. Le soldat est prisonnier de son
char dassaut. Et il a la fois des contraintes dloignement et de voi-
sinage lectronique. Donc, ce nest pas compltement spcifique la
mer. Et peut-tre nest-ce pas spcifique du tout parce que dsormais
la guerre des toiles, cest aussi lloignement et le voisinage lectro-
nique. Ces conditions du combat la mer sont dsormais les condi-
tions de combat gnrales des armes modernes.
Vous avez t lve lcole navale. Quels sont les premiers problmes
thiques rencontrs par un jeune officier de marine?
Pouvez-vous nous donner un exemple de raisonnement thique
auquel vous avez t confront lors de votre sjour?
Hlas oui, je peux le faire. Quand jai t reu lcole navale je
nose pas vous dire quelle date jai beaucoup tudi les problmes
inhrents aux questions nuclaires qui venaient de se poser Hiro-
shima et Nagasaki. La premire question que je me suis pose est
celle qui a fait de moi un philosophe. Jtais follement enthousiasmpar les sciences: mathmatiques, astronomie, physique, etc. Jtais
ce que lon peut appeler un bon scientifique. Pas seulement en per-
formances, mais parce que jy croyais vraiment. Pour moi, la connais-
sance, la science, lducation taient la condition du bonheur humain
et du progrs historique. Et tout dun coup, la science avait fait a,
cest--dire Hiroshima et Nagasaki. Cela a pos un problme de
conscience aux gens de ma gnra-
tion, mais surtout la gnration pr-
cdente. Jai rencontr des gens
depuis, Schrdinger, par exemple, le
grand physicien atomiste. Savez-vous
ce quil a fait? la fin de sa vie, il acrit Whats Life?. Il a renonc la
physique et est devenu biologiste
cause de a. Donc la gnration de Schrdinger et la mienne ont t
heurtes de front par le problme thique au sujet de la science. Dans
lthique scientiste qui prcdait, la science tait toute bonne et seule
bonne. Elle servait le bonheur de lhumanit. Les mdicaments, la
mdecine taient reconnues pour faire des miracles. Il y avait donc un
enthousiasme scientiste positif, et puis tout coup, on sest rendu
compte que la science pouvait servir tuer. Cest ce moment-l
quest ne lthique sur laquelle vous mavez pos des questions.
Lthique des sciences est ne ce jour-l et est ne dans mon ven-
tre lcole navale.
Le problme thique sest pos l non pas comme un problme moralpersonnel mais comme un problme universel sur le rle de la
connaissance et de la mort. Par la suite, jai rencontr des gens que
jai beaucoup rvrs comme Jacques Monod. Il tait biochimiste car
il navait pas voulu faire de chimie. Dsormais, cest toute la science,
et au-del toute la plante que les questions thiques se posent.
Lthique est aujourdhui le problme universel de la connaissance. Et
il est n l, peu prs la fin de la guerre. Quest ce que je fous l
faire de la science? La question tait l, dchirante. Je me souviens:
jai accompagn Jacques Monod son lit de mort. Il me disait:
Michel, jai fait de la biochimie pour sauver lhumanit et maintenant
je maperois que mme la biochimie se pose les mmes questionsque la science que jai laisse.
Lthique commenait poser des problmes partout et cest pour a
que les comits dthique ont fleuri.
10
La mer est oublie, cest pour a que je vous dis quela mer va mourir. Et si vous ne dfendez pas la merdans les prochaines annes, la plante est foutue. Etcest vous de le faire car je ne vois pas qui pourrait
sen charger autrement. Votre mtier doit re-dfinirsa stratgie de manire dchirante et urgente..
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Est-ce que selon vous lthique souffre des exceptions ou des compromis?
Il ny a que des exceptions et que des compromis. Dans un conflit de
devoir, comment faites-vous? On fait comme on peut. Il ny a peut-
tre que des exceptions dans la vie. Il ny a que des rarets dans
lexistence. Des lois universelles et thiques, il ny en a pas beaucoup.
Il y a tu ne tueras point. Mais, vous voyez, le problme dun mili-
taire, cest bien celui-l. Donc il y a aussi des exceptions.
Jai une dernire question: selon vous, Hiroshima et Nagasaki,
cest effectivement quelque chose qui a fond un ordre nouveau.
tait-ce une erreur?
Nous avons commenc rpondre cette question tout lheure:
est ce une action justifiable du fait des jugements postrieurs ?.
De toute faon, cest ainsi, cest arriv. Il ny a pas condamner untel
ou untel. lpoque, javais 18 ans et 18 ans, on est un peu le nez
en dehors de leau et on a des jugements rapides. Jen ai 77, je ne
juge plus pareil. Lordre nouveau qui a t cr nest pas seulement
un ordre militaire, stratgique ou guerrier, cest un ordre plantaire. Laquestion est la suivante : Que faire avec une connaissance qui donne
des rsultats dont on ne peut pas prvoir la lgitimit ?.
En discutant avec lAcadmie des Sciences il y a de a 20 ans, javais
propos un serment du scientifique comme il y a un serment dHip-
pocrate: Je jure que ma dcouverte ne sera pas employe des fins
nfastes, etc.Mais comment peut-on matriser les applications dune
dcouverte?
Un de mes amis scientifiques mexpliquait : Chaque fois que je
rsous un problme de mathmatiques sur les quations diffrentiel-
les partielles (il tait mathmaticien pur), je fais entre 300 et 3000
chmeurs. Que dois-je faire ? Et oui, parce qu chaque fois quil
rsolvait une question, cela avait une application informatique, ce qui
supprimait un nombre considrable demplois.
Dans toute la connaissance, la question est l tout le temps, mme
chez les matheux. Et donc, dune certaine manire, vous tes, lAca-
dmie des Sciences, dans le temple de lthique. Cette situation ne
sest jamais produite dans lhistoire. Et cest pour a que la connais-
sance est devenue tragique aujourdhui. Toute action, y compris votre
mtier, est en train de changer de cap.
Quest devenue la guerre/la paix, la victoire/la dfaite?
Mon prochain ouvrage, La guerre mondiale, dont je vous ai dj
parl, explique que la guerre mondiale ne dsigne plus pour moi les
deux guerres qui ont prcd, o les hommes se battaient entre eux,
mais la guerre que tous les hommes font contre le monde.
Et, enfin, nous avons une mission importante
qui est de rconcilier les Franais avec la mer.
Vous ny arriverez jamais. La France est fche avec la mer depuis tou-jours. Les gouverneurs franais sont toujours du centre. Mitterrand,
du milieu de la terre, Pompidou, du Cantal, de Gaulle, de Lorraine
O est le portuaire? La France na pas de chance!
Si vous prenez aujourdhui le logiciel Google Earth,
il ny a pas de photo de la mer. Il ny a que des photos de la terre.
La mer est oublie, cest pour a que je vous dis que la mer va mou-
rir. Et si vous ne dfendez pas la mer dans les prochaines annes, la
plante est foutue. Et cest vous de le faire car je ne vois pas qui
pourrait sen charger autrement. Votre mtier doit re-dfinir sa strat-
gie de manire dchirante et urgente.
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Lthiquedu marin dtat
QUI EST LE PLUS DIFFICILE AUJOURDHUI EST NON SEULEMENT DACCEP-
TER mais de dominer le mouvement permanent qui nous emporte souvent
contrecur, contre nos habitudes, certitudes et, suivant les pays, lencontre des
conforts de situations acquises depuis plus ou moins longtemps (1).
[Le mouvement.]
Cest une des manifestations fondamentales de la vie et de la condi-
tion humaine. Au cours des millnaires, lHomme na jamais cess
dinventer des outils et des machines lui permettant de dvelopper
ses capacits naturelles. Il a ainsi, peu peu, modifi la situation de
son espce dans lunivers en dcouvrant quelques-unes des lois fon-
damentales du mouvement universel, mouvement perptuel dont la
mcanique des lois physiques simpose lui et dont il na pris rel-
lement conscience que progressivement, grce notamment aux tra-
vaux dArchimde, Galile, Copernic, Lonard de Vinci, Kepler, New-
ton et Einstein (2).
Cest ainsi quil a compris que, par le jeu des attractions lunaire et
solaire, des mares, des courants et du vent, la mer est en perptuel
mouvement, parfois clmente, parfois mchante, toujours puis-sante. lment naturel, elle simpose au marin qui doit apprendre
y survivre car il ne peut la dominer.
Le mouvement, source de la vie, impose lHomme de sadapter en
permanence aux situations changeantes quil rencontre sur la route
de son existence. tre en mouvement le conduit inluctablement
exercer des choix, puis agir en fonction de ces choix. En cela, le
mouvement de la vie, comme celui de la mer, linvite un question-
nement thique. Imprgnant de faon subreptice le comportement
humain, sans mme que lHomme en ait toujours conscience, pr-
sente de manire sous-jacente dans les situations de choix qui sof-
frent lui, lthique ne simpose jamais lui comme une vidence et
sexprime le plus souvent par le doute: La pense ne commencequavec le doute (3).
[ Le questionnement.]
linverse de la physique, de la chimie, de la biologie ou de la go-
graphie, etc., lthique nest pas une science. Elle est un questionne-
ment moral, la fois individuel quest-ce que je choisis de faire et de ne
pas faire face cette situation? et collectif comment prendre en compte
lautre dans mes choix? , lautre tant compris comme une personne
ou un groupe de personnes, mais aussi comme le temps, les l-
ments naturels et plus gnralement tous les paramtres physiques,
psychologiques, conomiques, sociologiques, culturels, cultuels,
etc., prsents dans la situation face laquelle il faut se dterminer.Il faut agir en homme de penses et penser en homme daction (4).
Du questionnement individuel dcoule lthique de conviction, celle
qui conduit agir en harmonie avec ses croyances, ses convictions,
ses valeurs personnelles, quelles soient religieuses, morales, philo-
sophiques, culturelles ou politiques.
Mais ce choix a ncessairement des consquences sur lautre et ne
peut saffranchir des ralits de la situation dans laquelle on agit, ni
des implications quil aura dans le temps. Alors, intervient lthique
de responsabilit, celle qui conduit dpasser ses convictions per-
sonnelles pour comprendre celles, plus gnrales, de la socit
dans laquelle on agit et qui doit, elle aussi, se dterminer et propo-ser des rgles communes qui privilgieront lintrt collectif sur les
intrts particuliers, lintrt collectif ntant jamais la somme exacte des int-
rts particuliers.
Contre-amiral Olivier LajousConseiller Dfenseauprs du secrtaire dtat charg de lOutre-Merauprs du ministre de lIntrieur, de lOutre-Meret des collectivits territoriales
13
Ce
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[ La mer. ]
Dans lunivers si particulier dun navire
la mer, lthique est omniprsente. Face
cet lment naturel, le marin est constam-
ment invit un questionnement.
Quelle route, quelle vitesse et quelles
mesures de scurit faut-il adopter pour
le navire compte tenu de ltat de la mer ?
Lorsquelle est clmente, il sait quil peut
en profiter pour aller vite, gagner sur le
PIM (5) et jouir de lair marin en circulant
sur les ponts du navire. Une fois dans la
tempte, il devra ajuster la route, la
vitesse et la situation dtanchit du
navire pour ne pas risquer la fortune de
mer, parfois fatale. Il lui faudra alors vivre
reclus dans un navire soumis son mou-
vement puissant, aux chocs brutaux des
vagues sur la coque et les superstructures,au souffle tourdissant du vent et rsister
au mal de mer et la peur du naufrage,
survivant dans la tourmente avec son
navire dont il partage la souffrance: Est-ce
quil survivra? sinterroge anxieusement le
capitaine Mac Whirr sur la passerelle du
Nan-Shan : Si le gouvernail ne cdait pas, si les
immenses volumes deau ne crevaient pas le pont
et ne brisaient pas lun des panneaux dcoutille,
si les machines ne sarrtaient pas, si lon russis-
sait faire tenir la route au navire malgr ce vent
terrible, sil ne senfonait pas dans une de cesatroces vagues dont on pouvait de temps en temps
avoir une vision affolante des seules crtes blanches
loin au-dessus de la proue, alors il avait une
chance peut-tre de sen sortir (6).
Ainsi, sadapter au temps, qui l soit
mtorologique ou chronomtrique, est
un choix dthique. Ce choix suppose de
lhumilit face la puissance de la nature,
de la volont face ladversit de la
nature et de lintelligence face la diver-
sit de la nature. La combinaison de ces
trois attitudes humilit, volont et intel-ligence face trois caractristiques de la
nature puissance, adversit, diversit
permet au marin dadapter en perma-
nence son comportement aux alas de la
route, gardant le cap contre vents et mares.
Ici encore, lthique ne simpose pas du
seul fait de la violence des lments natu-
rels.
Confront la violence de la nature, le
marin doit choisir, entre les impratifs de
la mission accomplir, la scurit du
navire et, donc, de lquipage. Cest par cedilemme qui le conduira au doute, au
questionnement, que de manire sous-
jacente lthique imprgnera sa conduite.
[Lquipage.]
Au cur de cette dmarche thique, le
marin nest seul que lorsquil choisit de
naviguer en solitaire. La plupart du temps,
les marins naviguent en quipage. Au
sein de cet quipage, il ne peut y avoir de
maillon faible, notion contraire la cul-
ture du marin qui reconnat chaque
marin embarqu, quelle que soit sa place
bord mousse, capitaine, cuistot, bosco,
mcanicien, etc. un rle indispensable
au bon fonctionnement du navire. Pour
agir en scurit et efficacement, ce groupe
dhommes et de femmes qui affrontent
ensemble llment naturel de la mer dont
la puissance les dpasse, doit avoir dve-
lopp une confiance mutuelle et des com-
ptences complmentaires. Linsertion
dans lquipage repose alors sur des qua-lits humaines respect de soi et des
autres, adhsion aux valeurs dengage-
ment, de courage, de solidarit, den-
traide, de communication, de dialogue, de
partage et dattention aux autres et pro-
fessionnelles matrise de techniques
professionnelles exigeantes dans lenvi-
ronnement complexe et potentiellement
dangereux dun navire.
Dvelopper ces qualits humaines et pro-
fessionnelles est, pour chaque marin delquipage, affaire dthique, mot qui vient
du grec ethos et se rapporte aux murs,
la morale, cest--dire lensemble des
rgles de conduite, des rites, des coutu-
mes et des valeurs reconnues et admises
par un groupe dhommes et de femmes
soucieux de vivre ensemble. Dans la
Marine nationale, ces rgles de conduite,
rites, coutumes et valeurs sincarnent pour
les quipages travers quatre mots gravs
sur les pavois des navires: Honneur, Patrie,
Valeur et Discipline, quatre mots qui fondent
lthique des marins dtat.
[Lhonneur.]
Lhonneur, cest la posie du devoir (7), cest
titre individuel le sentiment qui nous fait
penser que lon mrite lestime des autres
pour ce que lon a accompli au nom du
devoir et qui permet de se regarder sans
honte dans les yeux des autres. Cest aussi,
titres individuel et collectif, ce qui nous
pousse agir au sein dune communaut
pour respecter et faire respecter lesvaleurs de cette communaut, valeurs aux-
quelles on croit et qui, au-del des doutes
et des peurs, portent tre engag, dter-
min et courageux parce que ce que lon dfend
en vaut la peine.
Dans une communaut dhommes et de
femmes, lhonneur cest encore ce qui dis-
tingue du reste du groupe celui qui est
titulaire dune fonction de responsabilit
et lengage leur encontre. Les autres
lui tmoigneront leur estime et leur recon-
naissance en lui accordant les honneurs
dus son engagement au service de la
communaut.
Lhonneur peut conduire, dans les cas
extrmes, ceux dans lesquels la vie et la
mort sont en question, lacceptation du
sacrifice de soi. Notion exigeante, lhon-
neur est affaire dthique car il ne se
dcrte ni ne simprovise, il se vit avec
passion et raison, subtil dosage de foi et
de doute, de questionnement individuel et
collectif, de penses et dactions. Il peutconduire laffrontement brutal et sans
retenue ou, tout au contraire, inspirer le
respect et participer alors la rencontre
des autres, dans lestime et la reconnais-
sance de chacun, ds lors que les motiva-
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tions des uns et des autres ont pour objec-
tif un bien commun lhumanit tel que la
libert, lgalit des droits et des devoirs,
la solidarit, la protection de la dignit
humaine, etc.
Pour un marin dtat, lhonneur com-
mande avant tout dagir solidairement en
toutes circonstances avec dtermination
et courage au succs de la mission confie
lquipage dans lequel il est intgr, en
sen appropriant le sens car Celui qui a un
pourquoi vivre, supporte presque nimporte quel
comment vivre (8), et en sinterdisant tout
comportement indigne tel que la lchet,
la dloyaut, la brutalit, etc.
[ La patrie. ]
Le patriotisme vritable ne peut se trouver que
dans les pays o les citoyens libres, et gouvernspar des lois quitables, se trouvent heureux, sont
biens unis, cherchent mriter lestime et laffection
de leurs concitoyens (9).
La notion de patrie est lie celle de
nation, cest--dire une communaut
humaine qui, tablie sur un territoire,
accepte et partage librement des murs,
des rites, des coutumes et des valeurs et
choisit de se reconnatre travers une
autorit souveraine ltat , des textes
une constitution, des lois , et des sym-
boles - un pavillon, un hymne national.
Si les idologies patriotiques du pass se
sont, pour la plupart, rvles alinantes,
voire barbares, les tentations individualis-
tes ou universalistes sont tout aussi
inquitantes. En effet, comment ne pas
dnoncer le fait quelles sappuient sur des
mots qui, par la puissance de leur injonc-
tion raciste, colonialiste, imprialiste,
etc. soulvent des passions gnratrices
de violence et de rejet de lautre? Les ali-
nations individualistes ou universalistes
sont tout aussi dangereuses que celle du
nationalisme!Parce que le patriotisme peut conduire la
violence identitaire, parce quil invite se
poser les questions de lappartenance un
groupe et de ladhsion aux valeurs de ce
groupe, il est un sujet dthique. La spci-
ficit dun groupe, dune nation etc. nest
pas supriorit, elle est identit. Et
comme lun nexiste pas sans lautre (10),
lidentit est, tout la fois, source dattrac-
tion comme de rpulsion. Au-del, lappar-
tenance un groupe pose la question dli-
cate de son identit: Le plus grand secret
pour le bonheur est dtre bien avec soi (11). tre
bien avec soi, cest savoir qui lon est,
saccepter comme tel et se situer dans un
groupe en sachant pourquoi lon a choisi
dy appartenir, sans faire supporter aux
autres le poids de ses doutes et de ses
interrogations identitaires. Sans rponse
claire cette question, sans conscience
rflchie et apaise de son identit et de
celle du groupe dans lequel on vit, il est
impossible dagir de manire thique (12).
Pour un marin dtat, savoir pourquoi il
sert dans la Marine nationale est bien unequestion dthique. Ayant choisi de servir
sa patrie la France en qualit de marin,
il doit avoir une ide prcise de ce quest
la France, ce que sont ses institutions, ce
que signifient les valeurs fondatrices de la
Rpublique franaise inscrites aux fron-
tons des mairies Libert, galit, Frater-
nit et den connatre la longue matura-
tion philosophique et historique.
[La valeur.]
Le mot valeur revt de nombreux sens,
comme bien des mots de la riche langue
franaise! Dans le domaine de lthique,
elle signifie la bravoure, le courage et
la force morale dun individu confront
une situation donne, plus ou moins
complexe, dangereuse, inattendue ou, au
contraire, habituelle, car le courage ne
sapplique pas quaux situations extr-
mes! Ainsi, la patience est une forme
suprieure du courage que le marin doit
savoir matriser quand la traverse est lon-
gue. Le premier vers dune chanson arabebien connue des matelots de boutres et
autres dhows de locan Indien et de la mer
Rouge dit que la route ocane nest jamais vide(13) et que, mme si elle est parfois longue
et harassante, il ne faut jamais dsesprer,
jamais se laisser aller au dsespoir.
Le mot valeur dsigne aussi les principes
d'inspiration morale appels orienter
l'action des individus dune socit en leur
fixant des idaux, autrement dit en leur
donnant des repres pour juger de leursactes. Ces principes constituent un
ensemble cohrent qu'on appelle systme
de valeurs.
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Parmi les principes qui constituent le sys-
tme de valeurs des marins dtat et plus
gnralement des militaires courage,
abngation, solidarit, discipline (14), celui
de la disponibilit est particulirement exi-
geant. tre prt en permanence partir,
sans ou avec trs peu de pravis, pour
accomplir une mission dont la dure nest
pas toujours connue, suppose une prpa-
ration psychique, intellectuelle et physique
de tous les instants. Ne pas savoir combiende temps on sera spar des siens, vivre la
mission sans dfaillance, inscrire avec
dtermination son action dans le strict res-
pect du droit international et de la matrise
de la violence quelles que soient les provo-
cations de ladversaire, rsister au stress
du combat, la vision de la mort, la peur
de lavarie de combat et du naufrage, tra-
vailler en quipage de manire solidaire,
matriser les technologies les plus moder-
nes sont autant de capacits que le marin
dtat doit acqurir et entretenir.
Lexigence de cette prparation est perma-
nente et relve de lthique de conviction
de chaque marin. Au-del, elle implique
aussi ses proches, sa famille, ses amis, qui
vivront ses absences avec plus ou moins
dinquitude et de lassitude. Eux aussi
devront tre prts en accepter les
contraintes, parfois lourdes et cruelles sur
le plan affectif. La solidarit de ses proches
est, pour le marin, tout aussi importante
que celle de lquipage avec lequel il navi-
gue souvent longtemps loin des siens. Ildevra mriter lune comme lautre par son
comportement de disponibilit, dcoute,
douverture et de respect leur gard.
[ La discipline.]
Il ny a rien de pire que lanarchie, cest--dire de
vivre sans gouvernement et sans lois (15). Le mot
discipline, qui revt lui aussi de nom-
breux sens, renvoie principalement deux
grandes notions: celle d'un ensemble de
rgles suivre et celle dune branche de
connaissance ou dactivit.
Dans sa premire acception, celle dun
ensemble de rgles suivre, la disci-pline sappuie sur des rgles de conduite
plus ou moins libre-
ment admises par
les membres dun
groupe. Ces rgles
ont pour objet de
favoriser laction com-
mune en interdisant
notamment les com-
portements non res-
pectueux de lautre
ou ceux qui mettent
en danger la scuritou lharmonie du
groupe. Lobissance
ces rgles peut tre
contrainte ou de rai-
son.
Ce qui fait que la dis-
cipline est le plus
souvent accepte et
respecte autrement
que par la seule
contrainte, cest que
ceux qui la fontappliquer et ceux qui
sy soumettent sont
gaux devant les
valeurs quensemble ils acceptent libre-
ment de servir.
L'obissance conduit les membres dun
groupe adopter plus ou moins consciem-
ment un comportement norm qui leur
est dict par un individu peru comme une
source d'autorit car incarnant les valeurs
du groupe. Ainsi, la discipline passe par la
reconnaissance plus ou moins consciente
de la supriorit morale des rgles du
groupe mais aussi des personnes qui les
font appliquer. Pour les dpositaires de
lautorit, il y a l un dfi thique perma-
nent, car lautorit ne se dcrte ni ne
simprovise. Elle simpose celui qui
lexerce comme un devoir exigeant et
transcendant. Dans lacception de la disci-
pline en tant que branche de connaissance
ou dactivit, on retrouve, de la mme
faon, lobissance des rgles prcises,tant dans le domaine des sciences formel-
les (mathmatiques, informatique, logi-
que, etc.), naturelles (physique, chimie,
biologie, mdecine, etc.), humaines ou
sociales (histoire, gographie, conomie,
sociologie, psychologie, etc.) que dans
celui des arts (littrature, peinture, musi-
que, etc.) ou du sport (athltisme, sports
collectifs, mcaniques, etc.). Dans lexer-
cice de chacune de ces disciplines,
lapplication des rgles est seule garante
du bon droulement des activits. Pour unmarin dtat, la discipline, loin dtre une
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contrainte subie, doit au contraire tre
comprise comme la possibilit dexercer sa
libert Recherchez la libert et vous deviendrez
esclave de vos dsirs. Recherchez la discipline et vous
trouverez la libert (16).
[Au terme de cette rflexion,que ressort-il dessentielpour qualifier lthique
du marin dtat? ]
Comme tous les tres humains vivant sur
la plante ocane quest la Terre, le marin
est soumis la loi universelle du mouve-
ment qui lincite au questionnement. Indi-
viduel ou collectif, ce questionnement le
conduit prendre en compte de nombreux
paramtres, tant physiques que techniques
et humains, puis les concilier au mieux.
La mer, immense lment naturel en per-ptuel mouvement qui recouvre plus de
70 % de la plante, simpose lhomme par
sa puissance, son adversit et sa diversit.
Il ne peut la dominer et, lorsquil sy
dplace, il doit savoir faire preuve dhumi-
lit, de volont et dintelligence, mais aussi
de respect pour lcologie marine dont
dpend la survie de son espce.
bord du navire qui le transporte dans
lespace maritime et quil doit, pour sa
scurit, conduire avec prudence etpatience, il vit le plus souvent en quipage.
Ds lors, il doit avoir en permanence le
souci de la solidarit et de lentraide,
gagner la confiance des autres marins, leur
donner sa confiance et respecter chacun
car il ne peut y avoir de maillon faible
dans un quipage. Il doit aussi tenir son
rle dquipage en entretenant en perma-
nence et en mettant en pratique des com-
ptences professionnelles souvent trs
techniques.
Honneur, patrie, valeur et discipline sont,pour le marin dtat, des repres thiques
dont il doit sapproprier le sens.
Lhonneur lui commande, avant tout, dagir
en toutes circonstances avec dtermina-
tion et courage au succs de la mission
confie lquipage dans lequel il est int-
gr. Dans le calme, comme dans la tem-
pte, il devra garder le cap, contre vents et
mares.
Parce quil a choisi de servir la France, ildoit en connatre les fondements idologi-
ques et historiques. Il doit galement avoir
une conscience claire, rflchie et apaise
de sa propre identit comme de celle de
son appartenance sa patrie.
Si labngation, qui peut le conduire au
sacrifice de soi, est une valeur dont il doit
sans dfaillance faire preuve dans les
situations extrmes, la disponibilit est la
valeur fondamentale qui doit le conduire
se tenir prt tout instant partir, sans ou
avec trs peu de pravis, pour accomplir
une mission dont la dure nest pas tou-
jours connue. La solidarit de ses proches
comme celle de son quipage lui seront
alors indispensables. Il devra mriter lune
comme lautre en se montrant disponible,
ouvert, lcoute et respectueux des atten-
tes de chacun.
Loin dtre subie comme une contrainte, la
discipline doit tre pour lui une maniredexercer sa libert, cest--dire de dve-
lopper ses capacits daction et de
rflexion en sappuyant sur la solidarit
dun groupe dans lequel il se fera un devoir
de tenir son rle, dans le respect des rgles
communes au groupe. Entre le faible et le fort,
cest la loi qui protge et cest la libert qui opprime(17).
Ainsi, lthique du marin dtat est sembla-
ble celle de toutes les communauts
humaines soucieuses de libert et de soli-darit. Elle nest ni diffrente, ni spcifi-
que, mais elle a la caractristique de
sexprimer subrepticement dans lunivers
quotidien trs particulier du navire de
combat, de surface ou sous-marin, bord
duquel le marin dtat vit de longues
semaines, voire de longs mois, en qui-
page, loin des siens, dans un espace
confin, potentiellement dangereux, sou-
mis au bon vouloir de la mer qui accepte de
vous laisser passer (18), tout en conduisant une
mission qui, dans les cas extrmes, peut le
conduire au sacrifice de sa vie, devoir hors
du droit commun demand tous ceux
qui, comme lui, servent ltat sous statut
militaire.
(1) Vice-amiral descadre Guy Labourie, Penser
lOcan avec Midway ditions Lesprit du Livre -
Octobre 2007.
(2) Lire Les Somnambules dArthur Koestler.
(3) Roger Martin du Gard.
(4) Henri Bergson.
(5) Position and intented movements, assimilable
un plan de route ou de vol.
(6) Joseph Conrad,Typhon.(7) Alfred de Vigny,journal dun pote.
(8) Nietzsche.
(9) dHolbach.
(10) Lire louvrage dAndr Fontaine Lun sans
lautre crit aprs la chute de lempire Sovitique.
(11) Fontenelle.
(12) Cela renvoie aux nombreuses interrogations
du moment sur les notions de patriotisme et de
communautarisme, didentit europenne, etc.
(13) Sindbad le marin.
(14) Analyse du systme des valeurs militaires et des
caractres conservateurs des armes,mmoire deDEA en sciences politiques de Frdric Coste, IEP
de luniversit de Lille II 2001/2002.
(15) Bossuet.
(16) Koan Zen.
(17) Lacordaire.
(18) Francis Joyon lors de son retour du tour du
monde en solitaire - janvier 2008.
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thique militaire :expriences vcues
TOUS LES HOMMES ET FEMMES QUI ONT SERVI SOUS MES ORDRES ET
qui je dois dtre ce que je suis aujourdhui.
[Prambule.]
thique militaire, notion indissociable du commandement des
hommes et de laction militaire quelque niveau que lon soit. Elle
est le fondement de chacune des actions du chef militaire, au plus
haut niveau comme lchelon dexcution. Cette thique sapprend
dabord dans les coles, puis, jour aprs jour, au fil des expriences
vcues. Un jour vient o laccumulation de ces expriences permet
de discerner et de faire partager une comprhension de cette thi-
que. Cest ce que veulent tenter ces quelques pages, au fil des v-
nements qui mont marqu dans ma carrire militaire.
Jy parlerai du commandement au combat, mais aussi du comman-
dement en temps de paix: les deux sont indissociables et cest, heu-
reusement mme si cest plus difficile, en temps de paix que la plu-
part dentre-nous lexerce aujourdhui. Ils sont indissociables car le
passage de lun lautre se fait sans pravis et la manire de com-
mander ne se transforme pas en un jour mais se construit pas pas.
Cette thique militaire, je ne saurais la dire et je crois quelle se
montre et se vit bien plus quelle ne sexplique et se dmontre. Une
chose est certaine en tout cas, pour les hommes que lon com-
mande, cest la conduite du chef qui porte lthique, bien plus que
ses discours.
[Sculpter lexprience.]
En mai 2000, alors que javais quitt depuis quelques mois le com-
mandement du porte-avions Foch avec lequel javais accompli sixmois de mission en Adriatique lors de la guerre du Kosovo, le direc-
teur de lcole du commissariat de la Marine me demanda de pro-
noncer devant ses lves une confrence sur lthique militaire. Il
ajouta que mes plus rcents prdcesseurs dans cet exercice avaient
t le gnral Bachelet et Hlie Denoix de Saint Marc. Pass le pre-
mier instant de surprise et dinquitude de me voir plac la suite
dhommes que jadmirais profondment et dont lexprience vcue
me semblait 100 lieues au-dessus de la mienne, cette succession
ma fourni lentre en matire de mon expos.
Javais lu, au dbut de cette anne 2000, le dernier livre du comman-
dant de Saint Marc Les sentinelles du soir et quelle navait pas t ma
surprise de trouver, dans ce livre, cette phrase qui reprenait presquemot pour mot celle que javais crite lun de mes officiers en avril
1999, au cours de la guerre du Kosovo: Si cette guerre zro mort
devait simposer, je ne crois pas que les vainqueurs de tels conflits puissent tre
appels soldats . Ils ne seraient que des excuteurs peut-tre sans
me et sans courage. Ils infligeraient des pertes ladversaire sans
pour autant courir eux-mmes de risques. Le sang ne coulerait que
dun seul ct. La justification et la grandeur du soldat sont daccepter de
payer la guerre et une ventuelle victoire du prix fort, celui de la peur et de la
mort (1).
cet officier qui sinterrogeait sur le bien-fond de notre engage-
ment dans ce conflit, javais crit: La guerre zro mort est, mesyeux, une invention moderne destine faire admettre une population soupon-
ne de navoir plus, dans nos dmocraties occidentales, ni courage, ni volont que
lon puisse encore affronter un adversaire. Cest une mystification et toutes les
Vice-amiral Anne-Franoisde Bourdoucle de Saint-SalvyDirecteur adjointDlgation aux Affaires stratgiques
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guerres faites depuis linvention de ce concept le
montrent. Cest aussi un affront aux hommes qui
sont engags dans le mtier des armes dont pas unne refuserait de donner sa vie. Cest aussi un ris-
que majeur dans la socit moderne, caractrise
par la recherche du bien individuel par opposition
au bien commun: risque de voir se dvelopper une
politique dagression tous azimuts, puisque plus
aucun risque napparatra du ct de lagresseur
ainsi nimporte quel motif, nimporte quel diffrent
pourra tre rgl par les armes ; risque aussi de voir
se propager une idologie hdoniste et individualiste
qui est aujourdhui la source des plus graves
dangers qui menacent la personne humaine.
Le droit suprme de tuer ne peut tre
accord qu celui qui est capable en change dedonner sa vie.
Cette double concidence ma dabord fait
admettre que javais peut-tre quelque
chose transmettre propos de lthique
militaire et ma aussi confort dans une
ide ancienne: cest en rflchissant cha-
que jour ce que nous faisons, au sens de
ce que nous faisons et en sappuyant sur le
tmoignage de nos ans que nous for-
geons peu peu notre thique militaire. Je
dis notre, non pas dans le sens o chacundisposerait de sa propre thique person-
nelle, mais bien dans celui o nous nous
approprions peu peu ces principes
immuables qui font
les soldats.
Car, de mme que
jai retrouv chez
Hlie Denoix de
Saint Marc cette cita-
tion si proche de ma
pense, jai bien sou-
vent, en relisant les
Mmoires de ces
grands soldats qui
furent nos anciens,
retrouvs ici ou l
telle ou telle convic-
tion que des annes
(dj) de carrire
militaire avaient for-
ge en moi.
Ce sont les propos
de cette confrence
que je reprends pour
rdiger ce texte. Ils
sont pleinement en
phase avec le sujet
propos et manifes-
tent ainsi, une fois
encore, que le mtier
des armes impose une rflexion vivante et
continue, indispensable laction militaire
et plus encore au commandement. Ils sontle reflet dune exprience concrte qui a,
peu peu, mri la rflexion. Expriences
qui pourront paratre au dbut un peu
drisoires, mais qui ont contribu forger
une conscience fondatrice le jour o la
vritable preuve est survenue.
Si le contexte international actuel donne,
un plus grand nombre, loccasion dune
confrontation prcoce aux conditions du
combat, chacun peut et doit nanmoins
tirer profit de ces petites expriences pour
nourrir sa rflexion. Cette exprience de laconduite des hommes au combat est aussi
loccasion dune rflexion sur le comman-
dement quotidien qui, dans les circons-
tances du combat comme dans celles de
tous les jours, tire le plus grand profit de
cette action.
Ainsi, vous ne trouverez sans doute pas de
fil littraire immdiat aux propos que vous
allez lire et la rgle des trois thse, anti-
thse, synthse chre nos esprits cart-
siens ne sera sans doute pas respecte.
Mais peut-tre entreverrez-vous quelques-uns des principes sur lesquels, je crois,
doit sappuyer le chef militaire pour rgler
sa conduite.
[Commander au combat.]
Pour en revenir au point de dpart o,
homme daction bien plus que philoso-
phe, jexprimais ma surprise de me voir
choisi pour traiter ce sujet, le directeur de
lcole du commissariat reprenait plus
charitablement sa question en me disant
chercher un tmoignage: Que ressent-on,
[me dit-il], lorsque, commandant dun porte-
avions, on reoit lordre de partir au combat?
Au premier abord et au risque de surpren-
dre le lecteur, ma mmoire ne retient pas
de raction particulire, rien de vraiment
diffrent de ce que lon ressent louver-
ture dun ordre dexercice. Au demeurant,
la situation particulire de crise dans
laquelle nous nous trouvions depuis dj
plusieurs mois explique sans doute en
partie cet tat de fait. Ce qui demeureaujourdhui, cest le souvenir dune focali-
sation immdiate sur les premires dci-
sions prendre, la disponibilit des
moyens et des hommes, la comprhension
fine et prcise des ordres. Laction quoti-
dienne, quant elle, ne change pas sensi-
blement car, si lentranement a t ra-
liste et bien conduit, elle reproduit des
gestes que lon a dj faits des centaines
de fois.
Jai eu loccasion, plusieurs reprises dansma vie de marin, dapprocher le combat de
plus prs que les simples exercices du
temps de paix qui tentent de le repro-
duire: en 1981, lors de lindpendance des
Nouvelles-Hbrides, je commandais un
engin de dbarquement et javais reu
pour mission dvacuer les enseignants et
les religieux dles loignes o lon crai-
gnait pour leur scurit. Tout sest finale-
ment droul pacifiquement, mais cest
sans doute cette priode que commence
ma rflexion.
Le deuxime pisode prend place en 1983
lorsque la frgate Georges Leygues fait escale
Beyrouth dans un Liban en guerre. Le
btiment quai tait protg par deux
compagnies de larme libanaise et un
dtachement de commandos de marine;
en tant quofficiers de garde nous avions
reu deux consignes: tirer sans somma-
tion sur toute embarcation qui sappro-
cherait du btiment dans le port; appareil-
ler seuls, sans autre ordre, en cas de
trouble grave sur le quai.Dautres ont suivi, en Adriatique, en Bos-
nie, permettant chaque fois dapprofondir
une rflexion ncessaire.
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Il faut prciser ici que, pour les marins, le
combat moderne est le plus souvent un
combat distance qui loigne tout la
fois de ladversaire physique et de la vision
directe des consquences de ses actes.
Certes, les commandos de marine engags
dans les oprations spciales ou encore
les quipes de visite qui contrlent des
navires suspects sont directement en
action, au contact humain de ladver-
saire, mais le plus souvent le tir de missile
ou de canon, le lancement dun missile ou
dune bombe guide laser se font dis-
tance, voire mme, chaque fois que possi-
ble, distance de scurit. Dans un tel
contexte diffrent de celui que connais-
sent ou ont connu, beaucoup de nos
camarades de larme de Terre , la
rflexion thique est dautant plus nces-
saire car elle est le seul garde-fou face une guerre technologique qui comporte
le risque de dshumanisation.
Dans chacun de ces cas, le premier acte
conscient dont je me souvienne est de pr-
parer concrtement les hommes et les
choses laction possible, lesprit entire-
ment tourn vers les mesures concrtes
prendre et ordonner et, en premier
lieu,sur celles destines conjuguer la
prservation des hommes et lefficacit de
la mission.
Et ce nest que plus tard, lorsque la
machine est lance ou lorsque survient
une pause, que lon prend conscience clai-
rement de cette situation: Je suis engag au
combat et les dcisions que je prends, les ordres que
je donne conduisent des hommes risquer leur vie
ou donner la mort.
trange me direz-vous, il ny avait pas
besoin dattendre tout ce temps pour sen
rendre compte.
Je crois, en ralit, quil y a deux situations
possibles.Dans le premier cas, vous avez dj rfl-
chi tout ce que comporte ltat de mili-
taire, au sacrifice de votre vie et plus
encore celui de celle des autres. Vous
constaterez alors, presque tonn, que la
prise de conscience sest faite demble et
sest simplement traduite, merveille de la
capacit du cerveau humain grer les
priorits, par la concentration de toute
votre attention faire et bien faire les
tches ncessaires pour que la conduite
de laction quotidienne soit porte cedegr de perfection qui prservera le
mieux les hommes des risques auxquels
leur mission ou les ordres reus les expo-
seront. Le porte-avions Foch a reu en 1999
le trophe de la scurit des vols, la
demande unanime de tous les comman-
dants de flottilles embarques. Rcom-
pense rarement attribue un porte-
avions, ce trophe nest que la traduction
de cette perfection laquelle chacun des
membres de lquipage sest astreint au
cours de cette anne. Pour moi, la pres-
sion, exprime ou inconsciente, de lenjeu
vital est en premier lieu la source de
cette perfection.
Dans le second cas, vous navez pas rfl-
chi et lorsque vous prendrez conscience,
tape inluctable, du fait que vous tes au
combat, vous serez un monstre froid ou
vous serez submerg par la peur.
Lthique militaire, cest donc bien cela : le
fondement qui permet de commander aucombat des hommes qui risquent leur vie.
Et si tous les marins ne seront pas amens
conduire directement des hommes au
combat, encore moins les armes la main,
tous feront un jour partie dun quipage et
auront donc commander des hommes
sur un btiment de guerre engag au com-
bat. Et ce jour-l venu, cest vous, leur
chef, quils viendront poser les questions
qui les hantent: pourquoi sommes-nous
l? Que risque-t-on? Quand rentre-t-on?
Et vous ne pourrez rester silencieux.
[ Quelques situations vcueset leons reues. ]
Premire leon: communiquer.Pour la mission dvacuation des Nouvel-
les-Hbrides, lquipage du btiment com-
portait 20 marins, commandant compris,
dont les deux tiers taient des matelots
mlansiens accomplissant leur service
militaire. Les seuls Europens taient
quelques officiers mariniers et trois quar-
tiers-matres, dont le cuisinier, qui avait
dj plusieurs annes de marine. Pendant
la traverse entre Nouma et lle de
Santo, notre premire destination, javais
fait prendre les dispositions prparatoires
pour la mission: installation de sacs de
sable pour protger les quipes de
manuvre, prparation des armes et des
munitions (le btiment ne disposait que
darmes lgres: fusils et mitrailleuses).
Le quartier-matre cuisinier passait et
repassait sur la passerelle o se droulait
ces prparatifs. Intrigu par sa conduite
inhabituelle, je finis par linterroger: Vous
voulez savoir quelque chose? Balbutiant lg-rement, il me rpondit en dsignant les
caisses de cartouches ouvertes sur le pont
et les chargeurs pars quun matelot mla-
nsien grait patiemment: Commandant,
vous croyez vraiment quon va sen servir? Je
compris alors que javais sans doute insuf-
fisamment expliqu tous la mission et
lui dtaillai, en les ddramatisant, les cir-
constances de notre action et les mesures
que nous prenions.
De cet pisode, jai retenu ma premireleon: lorsquon est engag en oprations,
il faut expliquer chacun ce que lon va
faire et ce que lon attend de lui. Au-del
de lexplication factuelle et technique,
cest loccasion de prciser les conditions
de lengagement, les rgles respecter et
de faire passer un peu de lthique qui les
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sous-tend. Et dans ces circonstances, il est
essentiel de toujours dire la vrit.
Ces explications ncessaires trouvent leur
prolongement dans la communication
interne indispensable dans cette situa-
tion, autant pour informer que pour moti-
ver sainement et susciter ladhsion. En
voici un exemple: lors de la mission du
porte-avions Foch au Kosovo, pour valori-
ser la part prise par chacun dans la mis-
sion en cours, nous diffusions chaque soir
sur le rseau de tlvision intrieure une
partie des films de mission des pilotes
engags en Serbie ou au Kosovo, com-
ments par lun dentre-eux qui expliquait
le droulement de la mission. Lofficier
charg de ces explications avait eu le gnie
de complter le commentaire de chacun
de ses films par un coup de chapeau telleou telle quipe ayant particip ce jour-l
la mise en uvre des avions. Dans le
mme temps, nous avons diffus, sur ce
mme rseau, de brefs reportages sur
lactivit de tel ou tel service. Il fallait voir
la fiert du coiffeur ou du matelot affect
au tri des dchets, de voir son activit sur
le petit cran ct de celles des pilotes
ou de lofficier chef du quart la passe-
relle.
Deuxime leon: faire ou faire faire?Lors de lescale de la frgate Georges Leygues Beyrouth en 1983, la premire dun bti-
ment de guerre franais depuis les atten-
tats du Drakkar, les consignes reues du
commandement, en accord avec les auto-
rits libanaises, nous autorisaient ouvrir
le feu sans sommations sur toute embar-
cation pntrant dans le bassin du port o
se trouvait amarre
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