bulletin éthique militaire

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    DITORIAL

    Le mtier des armes, quil soit sur ou sous mer, sur terre ou encore dans les airs,pose le problme, tous ceux qui lembrassent, de la transgression de linterdit detuer, comme lexpose monsieur Michel Serres dans lentretien quil a bien voulunous accorder. Le contre-amiral Gillier, comme le vice-amiral Bourdoncle de Saint-Salvy sappuient sur leurs expriences personnelles pour illustrer la difficult de

    prendre une dcision qui soit la meilleure possible. Notre spcificit rside dansnotre double identit de combattant mais aussi de marin. En effet, lenvironnementdans lequel nous voluons a des consquences sur nos actes. Nous ne creusons pasde tranches, nous nrigeons pas de casemates, notre refuge est, par exemplepour les sous-marins, la couche bathymtrique idoine. Cela passe, comme lexpliquele contre-amiral Lajous, par la meilleure connaissance possible de cet environne-ment complexe. Au fur et mesure des progrs technologiques, le combat estdevenu plus distant et potentiellement plus meurtrier. Laffrontement se fait au tra-vers dune interface technique qui peut dnaturer la perception des consquencesde son acte. Cest un des thmes abords par lamiral Dupont.

    Il faut se poser toutes ces questions ds le dbut dune carrire. Mme si les solu-tions trouves ce moment-l pourront voluer avec le temps et les vnements,rien nest pire, dans notre mtier, que limprparation. Sous limpulsion de Mon-sieur Antoine Assaf, initiateur de ce dossier et auteur dune contribution, chaquepromotion de lcole navale planche sur un sujet thique. Vous trouverez le tra-vail des lves qui se sont distingus en 2006 et 2007. Il vous sera donc possible decomparer les visions de deux gnrations dofficiers, au dbut et la fin de leurscarrires. Quand les interrogations thiques se font trs fortes, beaucoup de marinsse tournent vers les aumniers, acteurs discrets mais bien prsents dans lenviron-nement de la Marine nationale. Quatre aumniers gnraux nous livrent leur per-ception de lthique du marin militaire. Ce dossier se poursuit avec les articles de

    monsieur Letot qui nous explique que les marins ont t les vecteurs dhumanismeet que celui-ci a t une consquence directe du travail sur la connaissance fait parnos prdcesseurs. Il se termine avec larticle du professeur Pancracio, plus inqui-tant, sur la dlivrance par le gouvernement des tats-Unis dAmrique, de lettresde marques des socits militaires prives. En illustrant la tendance forte uneprivatisation des conflits, cet article met aussi en vidence les problmatiquesconcernant lthique militaire.

    Nous terminons ce numro double avec les actes du colloque sur les urgentistes dela mer: sauvetage et pollution qui sest tenu lcole des officiers du commissa-riat de la marine, le vendredi 4 avril 2008. Ces actes vous permettront de mieux

    apprhender les spcificits et la complexit de lenvironnement maritime.Pour nous aider dans le dveloppement de votre revue, nous avons dcid deconstituer un comit de lecture compos des personnalits suivantes: les amirauxPierre Lacoste, Franois Dupont et Olivier Lajous, ainsi que les professeurs PascalChaigneau et Martin Motte. Nous profiterons de leur sagacit pour continuer explorer les routes de la connaissance avec nos prochains numros consacrs lAsie, au thme Commander/Manager, et lAmrique.

    Il ne me reste plus qu vous remercier de votre fidlit et passer la barre aucontre-amiral Franois de Lastic qui prendra le commandement du Centre densei-gnement suprieur de la marine et la direction de votre revue compter du 1er sep-

    tembre.

    Bon vent et bonne lecture.

    Capitaine de vaisseau ric Chaplet

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    Lthique du marin militaire

    5 Entretien avec Monsieur Michel SerresPropos recueillis par le capitaine de corvette ric Levy-Valensi

    13 Lthique du marin dtatContre-amiral Olivier Lajous

    19 thique militaire : expriences vcuesVice-amiral Anne-Franois de Bourdoucle de Saint-Salvy

    27 Commandant de SNLE, Janvier 1995, mer dIroise, bord du Triomphant

    Amiral Franois Dupont

    33 La dignit de lHomme: lofficier face ses choixContre-amiral Marin Gillier

    41 Une mission dexploration thique la fin du XIXe sicle.Les Indiens dAmrique appartiennent-ils lhumanit?Monsieur Laurent Letot

    47 Les forces morales et la vocation de lEurope

    Monsieur Antoine-Joseph Assaf

    49 Lthique du marin militaire (Prix dthique de lcole navale)Aspirants Murielle Bazin, Thibault Vallery-Radotlves-officiers Tanguy Pelletier-Doisy, Jean Masdupuy, Jean-Baptiste Rabany

    55 Quelle thique pour le soldat de la mer?Libres remarques dun aumnier catholiquePatrick Le Gal

    61 La vie, la mort et les marinsHam Korsia

    65 Le marin musulman entre ciel et merAbdelkader Arbi

    67 Regards protestants sur lthique militaireBernard Delannoy

    71 Le retour de la guerre de courseMonsieur Jean-Paul Pancracio

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    Les urgentistes de la mer

    82 Mot daccueil, ouverture du colloqueCommissaire en chef de la marine Jean-Loup Velut et Matre Patrick Simon

    85 Laction de ltat en mer : pratique et volution du droit maritimeMonsieur Xavier de la Gorce

    89 Urgences en AtlantiqueVice-amiral descadre Xavier Rolin

    93 Une coopration internationale indispensable la bonne gestion des vnements de merContre-amiral Philippe Priss

    97 Notion dauteur dune pollution involontaire par hydrocarburesMatre Nathalie Franck

    101 La responsabilit de larmateur en cas de pollution par hydrocarburesMadame Ccile Bellord

    107 Le vetting, source de responsabilitMatre Guillaume Brajeux

    109 La responsabilit du capitaine de navireMatre Michel Quimbert

    113 Les prrogatives de ltat ctier en matire de pollutionspar rejets volontaires dhydrocarburesMonsieur Xavier Tarabeux

    121 Immunit et souverainetMatre Isabelle Corbier

    127 Situation du pavillon en cas dimminence du dangerMadame Franoise Odier

    131 ltat ctier et la notion de dangerCommissaire en chef de la marine Jean-Loup Velut

    135 La pnalisation du mtier de sauveteur de la merMatre Claudia Ghica-Lemarchand

    139 L'urgence peut-elle toujours primer sur la forme?Commandant Charles Claden

    141 Atteintes lenvironnement marin: quelles rparations pour quels prjudices?Monsieur Yann Rabuteau

    145 La rparation du prjudice cologique, les conditions du succsMatre Thomas Dumont

    148 Allocution et mot de clture du colloqueContre-amiral (2S) Bertrand Lepeu et Commissaire gnral de 1re classe Jean-Louis Fillon

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    EntretienMonsieur Michel SerresHistorien de la philosophie et des sciences

    Membre de lAcadmie franaise

    La premire question que nous souhaitons vous posez est la suivante:

    comment dfinir lthique par rapport la morale?

    Les deux termes veulent en fait dire la mme chose, simplement lun

    est grec et lautre latin. Morale vient de mores qui signifie les

    mursen latin et ethosqui signifie les murs en grec. Par

    consquent, que vous disiez thique ou morale, cest a priori la

    mme chose. Mais, peu peu, le sens de chacun des deux termes

    est devenu diffrent parce que la morale a volu au cours de lHis-

    toire de deux manires. Dun ct, la morale a tendu devenir psy-

    chosociologique: description des conduites, des murs courantes

    (par exemple des catholiques ou des juifs, des Franais ou des Alle-

    mands). Et, de lautre ct, on assimile la morale des conseils, des

    prceptes plus ou moins normatifs. Tantt, on a appel lun moraleet lautre thique. Le sens de ces deux vocables a beaucoup vari

    et, actuellement, on peut employer indiffremment thique et

    morale. Si lon dit plutt thique aujourdhui, cest pour tre politi-

    quement correct. La morale a dsormais mauvaise rputation qui

    sait pourquoi? Alors que tout le monde en fait, en particulier dans les

    publicits! Il vaut mieux dire thique parce que a cache un peu le

    ct normatif de la morale.

    Il nen demeure pas moins que, quand on fait de la morale ou de lthi-

    que, on a tendance la fois dcrire les murs et tenter daccder

    des prceptes normatifs.

    Dans le monde daujourdhui, on parle beaucoup dthique

    On parle beaucoup dthique, en effet. Cest une vritable mode.

    Auparavant, il existait un troisime terme au-del dthique et de

    morale, cest le terme dontologie. Il est moins usit aujourdhui et

    le mot thique le remplace de fait. On parlait de dontologie du pra-

    ticien (par exemple du mdecin), de dontologie de lavocat, etc., et

    de dontologie du militaire. Et, lorsque Alfred de Vigny crit Servi-

    tude et grandeur militaires, il dcrit la dontologie de lArme. Ce que

    je veux dire, cest quil y a une thique ou une morale spciale et sp-

    cifique un mtier.

    Il existait des manuels de dontologie de tel ou tel mtier autrefois et,

    mon avis, thique aujourdhui est utilis en lieu et place de don-

    tologie. Il ne sagit pas dun hellnisme, mais dun anglicisme. On ditthique cause de ethics. On dit aujourdhui : thique pour des

    prescriptions concernant un mtier donn.

    Pour autant, avons-nous un comportement

    plus thique que nos anctres?

    Aujourdhui, la dontologie touche beaucoup plus de mtiers quelle

    nen touchait autrefois et cest a qui est moderne.

    Par exemple, ds le Ve sicle avant Jsus-Christ, Hippocrate avait

    dfini une dontologie mdicale: le Serment dHippocrate; mais on

    naurait pas imagin une seule minute quun scientifique quelconque

    ait des devoirs moraux. Un physicien, un chimiste, au XVIIIe sicle ou

    au XIXe, navait pas de problme thique. Or, la science a rencontr,

    un peu partout, des problmes de socit partir de 1945, dHiro-

    shima et de Nagasaki. Puis, peu peu, la chimie a rencontr ce type

    de problme. Il en a t de mme pour la biologie, par exemple. Le

    monde scientifique sest trouv confront des questionnements

    quon aurait appels autrefois dontologiques et qui se sont appe-

    ls : des problmes dthique.

    Jai t le premier, en philosophie des sciences, pointer ce pro-

    blme-l. Dailleurs, mes anciens professeurs ou collaborateurs mont

    beaucoup condamn lpoque. Je leur avais demand: comment

    se fait-il que vous fassiez de la philosophie de la physique nuclaire,par exemple, sans parler une seule minute dHiroshima?; parce que

    cela posait un problme moral.

    La rflexion sur lthique, mene par les universitaires,

    va-t-elle faire progresser lhumanit ou est-ce une faon habile

    dimposer un paradigme rpondant

    des rgles poses par celui qui les crira le premier?

    Il y a plusieurs questions dans votre question.

    Dabord, il nest pas compltement sr que les universitaires fas-

    sent de la dontologie. Aujourdhui, les problmes dthique sont

    des problmes collectifs. Par exemple, dans le service des soinsintensifs de lhpital Cochin, des problmes thiques se posent tous

    les jours. Tel malade homme ou femme, vieux ou jeune a telle et

    telle maladies. Faut-il continuer le soigner? Faut-il le maintenir en vie

    en sachant quil aura des handicaps majeurs qui lempcheront de

    vivre? Faut-il arrter les traitements, auquel cas on le tue et a sap-

    pelle leuthanasie? Comment dcide-t-on? Cest un problme don-

    tologique, cest un problme dthique. Jai souvent particip des

    runions de comit dthique. On est au moins douze, autour de la

    table: le patron des soins intensifs, des infirmires, des masseurs,

    des pharmacologues, un mdecin spcialiste en fonction de la patho-

    logie du malade, des membres de la famille, la rigueur, un homme

    de religion, et parfois un philosophe.

    Par consquent, il nest pas vrai que les dcisions thiques se fassentsolitairement. Ce nest jamais ni strictement universitaire ni stricte-

    ment mdical. Cest le plus souvent collectif. Et cest pour a quil y a

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    des comits dthique. Ensuite, je ne pense pas que lon puisse impo-

    ser un paradigme. Les cas dthique sont toujours des cas particu-

    liers. Faut-il arrter le traitement dun patient? Si la dcision concerne

    le patient, cest un collectif qui va dcider. Dans les cas que jai

    connus de prs, jai toujours assist des runions relativement nom-

    breuses. Beaucoup de points de vue taient reprsents.

    Quand nous avons prpar ce dossier, nous nous sommes aperu

    que beaucoup de recherches, dans le domaine de lthique taient menes

    par des Anglo-Saxons. Pourquoi, selon vous, il y a-t-il ce tropisme?

    Tout simplement parce que cela ne touche pas lthique, cela touche

    la langue. Avez-vous remarqu quon ne dit plus vnement mais

    events. Jtais rcemment invit par un industriel qui avait un

    event et je lui ai demand sil tait baleinier parce que les vents de

    la baleine sont les narines par lequel passe leau. En fait, vous parlez

    de tropisme anglo-saxon dans votre question, mais ce tropisme est

    reproduit dans tous les domaines, hlas! Nous sommes assez intelli-

    gents pour poser les problmes nous-mmes; mais la plupart des

    dcideurs sont des tratres depuis dj deux gnrations: ils par-lent anglais. Les banquiers parlent anglais, les financiers parlent

    anglais, etc. Nous sommes, nous, ici dfendre le franais et lAca-

    dmie franaise, il ny en a plus beaucoup! Autrement dit: si vous

    vous mettez place de la Bastille ou place de lOpra, vous verrez quil

    y a, sur les affiches, plus de mots amricains, aujourdhui, quil ny

    avait de mots allemands pendant lOc-

    cupation!

    Cest pourquoi je dis : collaboration. En

    thique, il en est de mme. On recopie

    les Anglais au lieu dinventer, ce quon

    pourrait parfaitement faire.

    Lhomme, lorsquil est confront un problme thique, ragit en fonction

    de sa personnalit, inne et acquise, et de son environnement extrieur.

    Selon vous, doit-il exister une prpondrance et si oui laquelle?

    La rponse est 100% inn et 100% acquis.

    Donc, selon vous, le contexte extrieur

    ninfluencerait pas les choix thiques?

    Bien au contraire! Lorsque vous prenez la dcision de vous marier ou

    une quelconque autre dcision o le problme thique ne se pose

    pas, comme daller passer vos vacances en Bretagne, le contexte

    joue. Je vous ferais une critique svre si je disais: Vous avez priscette dcision parce que vous tes brune; vous avez pris cette dci-

    sion parce que vous tes ne Vancouver ou vous avez pris cette

    dcision tout simplement parce que vous tes protestante!. La per-

    sonne humaine est ainsi;fate : cest elle qui dcide. Et a serait pres-

    que injurieux de prtendre le contraire parce que a pose le problme

    de la libert de dcision. Si je suis toujours amen dcider parce que

    je suis occitan ou parce que je suis vieux ou parce que je suis acad-

    micien ou aliniste, a devient du racisme.

    La pression des vnements peut tre trs forte, ddouane-telle, pour

    autant, lindividu de toute responsabilit?

    Je ne peux pas rpondre cette question en gnral. Je crois quon

    ne peut poser cette question quen jurisprudence particulire. Cest-

    -dire dans tel cas, telle personne de tel ge, dans telle et telle cir-

    constances, est-elle responsable ou non de lacte quelle vient de

    poser? Essayer de rpondre, formellement ou globalement, ne sert

    rien. quoi serviraient les tribunaux, autrement ? Au fond, la notion de

    responsabilit nest pas formelle ; elle est jurisprudentielle et circons-

    tancielle. Par exemple, Bergson, avant de mourir, est trs tent de se

    convertir au catholicisme il est juif dorigine, mais il ne la pas fait

    cause de la perscution des juifs par les nazies. Sa dcision a t dic-

    te par une pression extrieure. Et cette dcision tait noble parce

    que les circonstances extrieures lemportaient sur sa conviction

    intime. Il y a donc des cas o la pression extrieure est noblement

    exerce sur la conviction personnelle. Pourtant, la plupart du temps,

    cest linverse qui se produit. Il faut rsister cause de sa conviction

    intime une pression extrieure.

    Dans laction, faut-il craindre un jugement ultrieur?

    Cest une question vraiment intressante parce quon le fait toujours.

    Je prends des exemples historiques, comme laffaire Galile. Il est

    impossible de donner un jugement sur la dcision du tribunal concer-

    nant Galile. Si vous vous replacez dans ce qui a suivi en matiredhistoire des sciences, vous allez avoir une ide sur laffaire Galile.

    Mais si vous la regardez, hic et nunc, au moment o elle se passe,

    votre jugement sera totalement diffrent. Beaucoup de circonstances

    sy mlent mais, finalement, cest toujours le jugement a posteriori

    qui lemporte.

    Considrons maintenant le peuple

    franais qui entre en rvolte et

    prend la Bastille. Si, aprs la prise

    de la Bastille, il ne stait rien pass

    et que Louis XVI avait continu

    rgner, la prise de la Bastille aurait

    t un vnement mineur de lhis-toire des prisons franaises. Mais la Rvolution franaise a lieu ce

    moment-l et le roi Louis XVI a eu la destine que vous savez. Cest

    pourquoi, actuellement, en se retournant sur lhistoire on dit: La

    prise de la Bastille, cest lvnement primitif!. Cest le mme rai-

    sonnement quand le premier cas, cest le jugement rtrograde qui

    fait la prise de la Bastille, sinon elle nexiste pas.

    Quand on est historien, on est bloqu. Si jaffirme que laffaire Galile

    est le dernier procs fait aux savants parce quil y a eu des dizaines

    de procs en Grce antique contre les savants et, aprs, il ny en a

    plus eu , le procs Galile est le dernier de cette histoire. Cest la

    perspective de lhistorien. Par contre, pour le mythe de fondation des

    sciences modernes, cest le moment o la science se dgage de

    lglise. Mais ce nest pas vrai : cest un mythe.En fait, rpondre cette question demanderait presque un livre

    entier ! Cela revient se demander quel est le statut de lHistoire, ce

    quest un vnement. Un vnement na lieu que ce quil devient

    dans lHistoire. Le mythe sy met tout de suite.

    En somme, votre question est une vraie question et ce nest pas une

    question seulement dthique; cest une question quasi dcisive pour

    savoir ce que cest quune chose, un vnement.

    Sachant quun militaire, du fait de son statut, ne puisse dbattre

    de questions philosophiques, en quoi peut-il lgitimement

    se poser des questions thiques?

    Relisez Servitude et grandeur militaires. Ce sujet a t trait par

    Alfred de Vigny de faon trs raffine : il met en scne cinq ou six his-

    toires qui abordent les problmes thiques de la fonction militaire.

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    Par consquent, il nest pas vrai que les dcisionsthiques se fassent solitairement. Ce nest jamais nistrictement universitaire ni strictement mdical.Cest le plus souvent collectif. Et cest pour a quil ya des comits dthique.

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    Le problme majeur du militaire est quon lui ordonne: tue!. Il faut

    tuer! Dans luniversalit des cas depuis Abraham, la rgle est : Tu ne

    tueras point!. Et le militaire est celui qui fait exception la rgle Tu

    ne tueras point!. Il peut mme devenir un hros en ayant tu! Mais,

    si par hasard, la retraite ou en vacances, habill en civil, il tue alors

    il est passible des tribunaux. Donc, la question thique se pose tou-

    jours sur un sujet prcis et cest, au fond ce que dit Vigny. Que faire

    dans telle et telle circonstances lorsquon est militaire? Il met en

    scne, par exemple, un soldat qui son colonel dit dattaquer telle

    redoute. Le colonel est oblig de tuer tout le monde et il y a un gosse

    de onze ans parmi les victimes. Il est contraint de porter a en lui

    toute sa vie. Vous avez lu le roman qui sappelle La mer cruelle?

    Jai lu a lorsque jtais dans la marine. Il sagit du problme dun

    escorteur descadre, pendant la guerre. Lescadre est attaque par

    des sous-marins allemands qui coulent certains des bateaux que

    lescorteur protge. Cest alors que le sous-marin allemand qui a tir

    est repr. Seulement, la surface de la mer est couverte des naufra-

    gs des cargos, qui tentent de nager pour se sauver. Le hros se

    demande donc sil va envoyer une torpille contre le sous-marin alors

    que les naufrags sont l. Et il na quune seconde pour dcider. Enfait, sil tue le sous-marin, il sauve toute lescadre ; mais condamne

    les naufrags qui sont en train de nager. ce moment-l, il dcide

    quil faut absolument torpiller le sous-marin. Il envoie ses torpilles et

    il finit par sapercevoir que la cible quil a touch nest pas le sous-

    marin, mais lpave dun des bateaux qui le sous-marin avait coul!

    Donc, il a tu les naufrags inutile-

    ment. Voil un cas o les questions

    dthique se posent. Mais les ques-

    tions dthique se posent aux militai-

    res encore plus qu un avocat, qu un

    mdecin, etc. Il na pas de devoir de

    rserve, le militaire est tout le tempsen train de se poser des problmes de

    ce genre.

    Lthique doit-elle tre codifie, rdige sous forme de lois, dinterdits

    ou laisse, toute ou en partie, linterprtation de chaque individu?

    Cest question est trs bonne et elle renvoie une question prc-

    dente sur linspiration anglo-saxonne. Je mexplique: dans le premier

    cas, quand elle est codifie, elle est de type droit romain. Quest ce

    que le droit romain? Le droit romain est un droit, crit, universel, codi-

    fi, dductif. Et nous sommes, nous Franais, en gros dinspiration de

    droit romain. La common law anglo-saxonne est, elle, jurispruden-

    tielle. Elle est casuiste, inductive et

    fonctionne sur des exemples

    concrets.

    Donc votre question se rduit la sui-

    vante: doit-on, lors de la prise de

    dcision, tre inspir par le droit

    romain ou la common law anglo-saxonne ?.

    Et figurez-vous que le monde daujourdhui est dchir par cette ques-

    tion, mme si elle nest jamais aborde par les mdias. Dans le

    monde des affaires, du droit, de la mdecine, dans les questions de

    finances ... on est de droit romain ou on est de droit jurisprudentiel

    anglo-saxon.

    Votre question revient donc dterminer la langue que lon parle.

    Dans certains cas; il est trs intressant dtre jurisprudentiel parce

    que, comme je lai dit, la responsabilit est un cas particulier, circons-

    tanciel, unique, individuel. Par ce raisonnement, je me suis rvl

    anglo-saxon. Il y a des cas, au contraire, o il vaut mieux se tenir un

    code, une universalit. Tu ne tueras point, par exemple. Moi, jai

    toujours obi cette loi, et l je suis vraiment dans le droit romain. Lemonde moderne vit cette hsitation de faon intense. Finalement, ce

    nest presque plus un problme moral. Il sagit plutt de savoir quel

    est le droit qui se mondialisera le plus aisment aujourdhui.

    Sur quel corpus doctrinal peut-on fonder une thique du combattant?

    Quest ce que le combattre? Cest faire la guerre. En octobre para-

    tra sous ma signature un livre qui sappelle La guerre mondialedonc

    je moccupe de ce problme en ce moment. Donc, quest ce que la

    guerre? La question ne fait aucun doute: cest une occupation de

    droit. Cest un tre de droit. La guerre se dclare, suit un certain droit

    des gens et se termine par un armistice ou la signature dun trait depaix. Elle est donc encadre par des rgles de droit . Si vous enlevez

    le droit, ce nest plus la guerre. Vous ntes plus un combattant, vous

    tes dans la violence de tous contre tous.

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    Le problme majeur du militaire est quon luiordonne: tue!. Il faut tuer! Dans luniversalit descas depuis Abraham, la rgle est: Tu ne tueraspoint!. Et le militaire est celui qui fait exception largle Tu ne tueras point!. Il peut mme devenir un

    hros en ayant tu!

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    Ou dans un tat de crise permanent

    Si vous voulez, un tat de crise permanent ou des tats de crise.

    Donc la guerre est faite pour encadrer ltat de crise. Quand jtais

    jeune, jai dmissionn de lcole navale pour ne pas faire la guerre.

    Et je me suis tromp, parce que la guerre nest pas un dploiement

    de la violence, mais lencadrement juridique de la violence. Donc, le

    combattant a comme devoir moral de suivre les prescriptions du droit

    de la guerre. Et, par exemple, la guerre contre lIrak ne doit pas tre

    appele guerre. Elle na pas t dclare au sens de ce mot. Le ter-

    rorisme, ce nest pas la guerre. Il ny a pas de droit du terrorisme, dail-

    leurs on la appel terrorisme cause de a. De fait, ce sont les Fran-

    ais qui ont invent le mot terrorisme, qui fait rfrence la Terreur.

    En ce sens, il ny a pas dthique du combattant, mais un droit du

    combattant. La question est double : il existe certes un droit de la

    guerre, qui est lencadrement juridique de la violence, mais lint-

    rieur de ce droit-l, votre thique ne sera peut-tre pas la mienne. La

    guerre comme tre juridique est un droit mais il y a une distinction

    entre le droit et la morale. La perception que chacun se fait de la

    conduite tenir est une question personnelle.

    Selon vous, peut-on former efficacement un combattant une gestion

    thique de ses actions et comment?

    Je pourrais rpondre cette question de manire intemporelle ou

    anhistorique, a serait assez facile. Je prfre y rpondre pour le

    temps prsent. Il ny a plus de combattant en

    France depuis 65 ans, cest--dire depuis la

    fin des hostilits de la guerre mondiale.

    Cet intervalle de 60 65 ans est unique

    dans lhistoire de lEurope. Depuis la

    guerre de Troie, il ny a pas eu 65ans darrt des hostilits. Vous

    avez que jenseigne Stan-

    ford et il y a quel-

    ques annes, jai

    dcoup dans

    le San Fran-

    cisco Chroni-

    calune photo

    o lon voyait Bush, Blair et Aznar ensemble lors dun sommet, pour

    dcider de la guerre en Irak. Jai apport la photo dans ma classe et

    jai demand mes tudiants ce quil y avait dunique dans cette

    photo. En fait, ctait la premire fois dans toute lhistoire que trois

    chefs dEtat dcidaient dune guerre sans jamais nen avoir connue.

    Ca ntait jamais arriv . Nous vivons un temps exceptionnel, et pour

    vous beaucoup plus que pour tous. Quest ce quun militaire pendant

    ces 65 annes-l? Voil une vraie question. Vous qui tes militaires,

    quel est votre problme? Quelle est la morale? Quel est votre

    mtier? Votre mission, en gros, est de protger la nation la mer.

    Pourtant, aucune arme, aucune marine dans le monde ne va attaquer

    Brest, Toulon, La Rochelle ou la Palisse. Non seulement ce nest pas

    probable mais il est certain que cela narrivera pas. Par consquent,

    que faire? Et bien moi, je sais quoi faire, je le sais peut-tre depuis

    quinze jours. Votre mission dsormais nest plus de dfendre la nation

    la mer, cest de dfendre la nation et la mer. Parce que la mer est

    en train de mourir, la mer se meurt. Par consquent, votre mission

    morale aujourdhui cest de vous foutre de la nation et de dfendre

    la mer. En effet, la patrie nest pas vritablement en danger, alors que

    la mer lest. Jimagine que la mission sacre de la marine aujourdhuiserait de dfendre la mer. Cest plus que de la morale, cest une

    urgence plantaire. Car personne ne dfend la mer: les forces politi-

    ques, financires, industrielles, entrepreneuriales de toutes les

    nations ont pour but de tuer la mer par la surexploitation de ses res-

    sources. Vous devriez vous transformer car il ny a pas de reprsen-

    tant de la mer. Je voyais Boutros Ghali rcemment. Il me disait:

    Quand je parle de leau dans nimporte quelle institution

    internationale, les gens

    me disent quils ne sont

    pas l pour parler de

    leau ni de la mer,

    mais pour dfendreles intrts de

    leur gouverne-

    ment. Finale-

    8

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    ment, larme de Terre doit dfendre la terre, larme de lair doit

    dfendre lair et larme de mer doit dfendre la mer. Quest-ce quun

    militaire aujourdhui? Ce nest pas quelquun qui a pour but de faire la

    guerre, mais dempcher les autres de la faire. Les Casques bleus ont

    prcisment cette mission. Comme les Casques bleus, les marins

    devraient avoir des pompons bleus pour dfendre la mer. Ca me parat

    une mission extraordinairement nouvelle de la marine.

    Cest de toute faon de plus en plus le cas quand on voit limportance

    que revtent les missions de lutte contre la pollution, de police des

    pches, etc. Autrefois, quand jtais dans la marine, jai t envoy

    Terre-Neuve pour dfendre les Franais pchant. Et maintenant, a

    serait monstrueux de faire a puisquil ny a plus de morue.

    La guerre a t un vnement rcurrent de lHistoire

    qui rpondait des rgles et des processus prcis que vous avez dcrits

    prcdemment. Lors de la guerre froide, ce canevas a vol en clats

    et les conceptions de guerre, du combattant, de lennemi

    sont devenues beaucoup plus floues.

    Quelles en sont selon vous les consquences sur lthique du combattant?

    Ca tombe bien que vous disiez a. Je viens de dfinir la guerre

    comme un tre de droit. Savoir ce quest la guerre, lennemi, le com-

    bat, sont des questions qui ont nouveau beaucoup dacuit. videm-

    ment, il y a des guerres partout, mais il sagit plus de terrorisme que

    de guerre. De fait, ce qui meffraie le plus est la disparition du concept

    de guerre. Cela nous met en trs

    grand danger. Les armes se trouvent

    hors jeu puisquelles avaient pour mis-

    sion la guerre, et la guerre contre des

    ennemis dfinis. Maintenant, le

    concept dennemi lui-mme devient

    flou. Avec le terrorisme, on ne connatplus. En rflchissant sur ce quest la

    guerre, lennemi, le droit, je me suis

    demand qui tait en danger

    aujourdhui. Cest la mer dans le cas du marin. Si vous devez dfen-

    dre la mer, je connais lennemi. Ce sont tous les hommes, tous les

    politiques, tous les industriels, tous les commerants ! Toute lactivit

    humaine, aujourdhui, est lennemie de la mer. Quand les pcheurs

    bloquent les ports et que Sarkozy cde en faisant baisser les prix du

    ptrole, cest pour surpcher, cest--dire pour tuer encore plus la mer.

    Toutes les ngociations entre la France et lEspagne, cest pour avoir

    encore plus de thon rouge. Chaque fois, cest pour tuer la mer.

    Personne ne dfend la mer. Par consquent, lamie, cest la mer, et

    lennemi: tous les autres! Les marins ont aujourdhui tous les hom-mes comme ennemis. Vous voyez quel point se redfinit ce que

    cest que la guerre, ce que cest que le droit, ce que cest que len-

    nemi, ce que sont les combats, ce quest la protection. Vous vivez un

    moment passionnant. Tout se renverse, tout change, mais vous savez,

    cela ne concerne pas que la marine: lenseignement change, la

    science change, la politique change. Je voudrais avoir votre ge. Cest

    formidable: tout est crer, y compris la marine.

    Est-ce quon peut trouver une justification thique

    au fait de tuer au combat?

    Acte 1 : nous sommes des animaux, nous devons manger et il fauttuer. On ny peut rien, il faut tuer au moins le cerf que lon va manger.

    Acte 2: Abraham, tu ne tueras point, mme un animal en sacrifice.

    Can est un assassin parce quil a tu son frre.

    Acte 3 : Tu as le droit de tuer en cas de guerre, encadr par le droit.

    Acte 4 : Tu nas pas le droit de tuer en rgime civil.

    Acte 5: la guerre a permis cette distinction parfaitement claire, o le

    militaire a le droit de tuer ici, mais na pas le droit de tuer l.

    Dans le cas du terrorisme, cette distinction sestompe. Il faut donc

    savoir ce que je ferais, moi, en prsence de cette question. En tant

    que Michel Serres, personnellement, je respecte linterdiction univer-

    selle du meurtre. Cest pour cette raison que jai quitt lcole navale.

    Maintenant, je suis assez vieux pour le verbaliser et affirmer que je

    me suis tromp. Je suis convaincu que la guerre est une institution

    qui protge au lieu de tuer.

    La guerre est une limitation de la tuerie. Cest grce la guerre que

    lhumanit a survcu. Cest grce aux militaires que lhumanit a sur-

    vcu. Sil ny avait pas eu un encadrement militaire de la guerre, il ny

    aurait eu que du terrorisme, les hommes auraient t radiqus.

    De quelle manire thique le combattant

    peut-il considrer ladversaire, lennemi?

    Je crois que Vigny est le grand matre en la matire. Vous devriez

    relire Servitude et grandeur militairesce soir, dans votre lit ! Avez-

    vous lu ce passage? Il concerne un marin qui est oblig dembarquer

    sur son bateau un jeune couple daristocrates. Pendant la traverse,

    ces jeunes gens sont merveilleux. La fille est trs belle, le type est

    trs gnreux. Ce sont deux jeunes

    gens qui saiment, qui sadorent. On

    dirait une sorte didylle, de voyage de

    noces extraordinaire. En fait, le pacha

    a une lettre de cachet quil doit ouvrir

    en arrivant. Cette lettre lui ordonne

    de les tuer, alors quil est devenu leurami.

    Le succs dune lopration militaire

    peut-il influencer la justification thique

    de son accomplissement?

    Rponse: toujours. Lhistoire des hommes est assez mprisable pour

    donner toujours raison au vainqueur. On admire toujours Alexandre et

    Jules Csar. Mais Alexandre et Jules Csar taient des tueurs. Par

    consquent, la Realpolitikconsiste toujours donner raison la force.

    Il ny a dhumanit, de philosophie peut-tre et de saintet enfin, que,

    quand on donne le droit la faiblesse, le droit aux victimes. Cest ce

    que la contemporanit a fait de plus beau, de dire que les victimessont sacres.

    Lmergence du concept zro risque,zro mort a-t-elle des consquences

    sur lthique du combattant?

    Lthique zro risque, zro mort, cest pour monsieur Allgre, je

    crois. Mais monsieur Allgre na jamais fait de science.zro risque,

    zro mort, a nexiste pas. Laspirine est-elle bonne ? On penserait que

    cest le cas, mais chaque anne 10000 personnes meurent par fait

    daspirine. Il ny a absolument rien qui soit sans risque, ni mort. Ce

    nest pas une thique, cest une erreur et cest une sottise noire. Il

    suffit davoir fait du calcul de probabilit pour savoir quen prsencedun grand nombre, vous avez un pourcentage fatal de fous, de crimi-

    nels, de violeurs Par consquent, zro risque,zro mort est la

    dfinition du paradis par un imbcile.

    9

    Quest ce que la guerre? La question ne fait aucundoute: cest une occupation de droit. Cest un tre dedroit. La guerre se dclare, suit un certain droit desgens et se termine par un armistice ou la signaturedun trait de paix. Elle est donc encadre par des

    rgles de droit . Si vous enlevez le droit, ce nest plusla guerre. Vous ntes plus un combattant, vous tesdans la violence de tous contre tous.

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    Comment peut-on grer un conflit dthique personnelle

    quand la dontologie du mtier vient sopposer sa propre thique?

    a sappelle un dilemme cornlien. Faut-il aimer sa petite amie ou tuer

    son beau-pre? Ca sappelle un conflit de devoir. Les conflits de

    devoir sont au cur des questions thiques. On a construit lthique

    parce quil y avait des conflits de devoir. Javais pos ce type de ques-

    tion mes lves une fois, et une jeune fille a crit sur le thme

    Faut-il se laisser violer ou sauter par la fentre?et javais not dans

    la marge Vous oubliez, mademoiselle, le cas o laction lieu au rez-

    de-chausse!. Le conflit de devoir est bien connu, il est repr

    depuis toujours. Cest le tragique. Cest Mer cruelledont jai parl

    tout--lheure. Est-ce que je torpille le sous-marin, auquel cas je fais

    mon devoir parce que je protge lescadre mais je tue les naufrags?

    Ou alors, je ne le fais pas et le sous-marin risque de dtruire lesca-

    dre. Je dois tuer ou tuer. Ca sappelle double-bindchez les Anglo-

    Saxons. Ce terme est trs la mode mais Corneille avait dj trait le

    sujet il y a trois sicles.

    Les marins sont soumis la pression de llment dans lequelou sur lequel ils voluent. Ils ont dvelopp une forme dthique

    qui tient compte des spcificits de celui-ci, avec la notion dquipage

    et ladaptation au milieu, et non linverse.

    Pensez-vous que ce particularisme ait une influence sur lthique

    du combattant quand celui-ci est un marin?

    Je viens de rpondre cette question

    mais je veux y apporter une correc-

    tion. Quest-ce que vous appelez dans

    lequel ou sur lequel? Le bateau est-il

    vraiment dans la pression de cet l-

    ment? La rponse est oui dans votrequestion parce quil y a des vagues,

    du tangage et du roulis mais cet l-

    ment, vous ne le connaissez pas. Vous navez pas fait de bathythermo-

    graphie, vous navez pas fait de biologie sous-marine, vous navez pas

    fait de climatologie, vous ne savez pas si la biochimie des espces

    bathyales est importante dans tel ou tel cas dans la chane alimen-

    taire, etc. Vous ntes donc pas soumis la pression de llment.

    Vous serez soumis la pression de llment quand vous connatrez

    llment et vous rendrez compte quil est en train de mourir. ce

    moment-l, votre thique va changer. Vous tes sur la mer et dans la

    mer, mais vous ntes pas des connaisseurs de la mer. Je souhaite

    que les programmes de lcole navale soient modifis, pour les l-

    ves connaissent vraiment la mer. Le bateau ne doit pas tre pos surou dans leau. Sur et dans, a ne va pas. Il faut dire avec, en

    compagnie de, au voisinage de, vivant avec. La connaissance de

    llment influerait beaucoup sur lthique des combattants. La mer

    est infiniment en danger, ce qui signifie quen dernier lieu notre vie

    est en danger. Cette question se pose aujourdhui et elle est, mon

    avis, la question thique par excellence.

    Par rapport aux autres soldats, le marin a des challenges thiques

    qui se posent lui du fait de lloignement entre lui et son ennemi

    puisquil nest pas forcment sur le champ de bataille et de linterface

    lectronique qui gre son armement. Comment y faire face?

    Les contraintes au combat ne sont pas entirement dfinies par vos

    deux conditions. Il y a une autre contrainte : lenfermement dans des

    parois dacier. Il sagit finalement du plus grand danger au combat.

    Vous ne pouvez pas sortir, vous ne pouvez pas vous chapper. Si lon

    prend en compte cette contrainte, la condition du marin nest pas dif-

    frente de celui qui conduit un tank. Le soldat est prisonnier de son

    char dassaut. Et il a la fois des contraintes dloignement et de voi-

    sinage lectronique. Donc, ce nest pas compltement spcifique la

    mer. Et peut-tre nest-ce pas spcifique du tout parce que dsormais

    la guerre des toiles, cest aussi lloignement et le voisinage lectro-

    nique. Ces conditions du combat la mer sont dsormais les condi-

    tions de combat gnrales des armes modernes.

    Vous avez t lve lcole navale. Quels sont les premiers problmes

    thiques rencontrs par un jeune officier de marine?

    Pouvez-vous nous donner un exemple de raisonnement thique

    auquel vous avez t confront lors de votre sjour?

    Hlas oui, je peux le faire. Quand jai t reu lcole navale je

    nose pas vous dire quelle date jai beaucoup tudi les problmes

    inhrents aux questions nuclaires qui venaient de se poser Hiro-

    shima et Nagasaki. La premire question que je me suis pose est

    celle qui a fait de moi un philosophe. Jtais follement enthousiasmpar les sciences: mathmatiques, astronomie, physique, etc. Jtais

    ce que lon peut appeler un bon scientifique. Pas seulement en per-

    formances, mais parce que jy croyais vraiment. Pour moi, la connais-

    sance, la science, lducation taient la condition du bonheur humain

    et du progrs historique. Et tout dun coup, la science avait fait a,

    cest--dire Hiroshima et Nagasaki. Cela a pos un problme de

    conscience aux gens de ma gnra-

    tion, mais surtout la gnration pr-

    cdente. Jai rencontr des gens

    depuis, Schrdinger, par exemple, le

    grand physicien atomiste. Savez-vous

    ce quil a fait? la fin de sa vie, il acrit Whats Life?. Il a renonc la

    physique et est devenu biologiste

    cause de a. Donc la gnration de Schrdinger et la mienne ont t

    heurtes de front par le problme thique au sujet de la science. Dans

    lthique scientiste qui prcdait, la science tait toute bonne et seule

    bonne. Elle servait le bonheur de lhumanit. Les mdicaments, la

    mdecine taient reconnues pour faire des miracles. Il y avait donc un

    enthousiasme scientiste positif, et puis tout coup, on sest rendu

    compte que la science pouvait servir tuer. Cest ce moment-l

    quest ne lthique sur laquelle vous mavez pos des questions.

    Lthique des sciences est ne ce jour-l et est ne dans mon ven-

    tre lcole navale.

    Le problme thique sest pos l non pas comme un problme moralpersonnel mais comme un problme universel sur le rle de la

    connaissance et de la mort. Par la suite, jai rencontr des gens que

    jai beaucoup rvrs comme Jacques Monod. Il tait biochimiste car

    il navait pas voulu faire de chimie. Dsormais, cest toute la science,

    et au-del toute la plante que les questions thiques se posent.

    Lthique est aujourdhui le problme universel de la connaissance. Et

    il est n l, peu prs la fin de la guerre. Quest ce que je fous l

    faire de la science? La question tait l, dchirante. Je me souviens:

    jai accompagn Jacques Monod son lit de mort. Il me disait:

    Michel, jai fait de la biochimie pour sauver lhumanit et maintenant

    je maperois que mme la biochimie se pose les mmes questionsque la science que jai laisse.

    Lthique commenait poser des problmes partout et cest pour a

    que les comits dthique ont fleuri.

    10

    La mer est oublie, cest pour a que je vous dis quela mer va mourir. Et si vous ne dfendez pas la merdans les prochaines annes, la plante est foutue. Etcest vous de le faire car je ne vois pas qui pourrait

    sen charger autrement. Votre mtier doit re-dfinirsa stratgie de manire dchirante et urgente..

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    Est-ce que selon vous lthique souffre des exceptions ou des compromis?

    Il ny a que des exceptions et que des compromis. Dans un conflit de

    devoir, comment faites-vous? On fait comme on peut. Il ny a peut-

    tre que des exceptions dans la vie. Il ny a que des rarets dans

    lexistence. Des lois universelles et thiques, il ny en a pas beaucoup.

    Il y a tu ne tueras point. Mais, vous voyez, le problme dun mili-

    taire, cest bien celui-l. Donc il y a aussi des exceptions.

    Jai une dernire question: selon vous, Hiroshima et Nagasaki,

    cest effectivement quelque chose qui a fond un ordre nouveau.

    tait-ce une erreur?

    Nous avons commenc rpondre cette question tout lheure:

    est ce une action justifiable du fait des jugements postrieurs ?.

    De toute faon, cest ainsi, cest arriv. Il ny a pas condamner untel

    ou untel. lpoque, javais 18 ans et 18 ans, on est un peu le nez

    en dehors de leau et on a des jugements rapides. Jen ai 77, je ne

    juge plus pareil. Lordre nouveau qui a t cr nest pas seulement

    un ordre militaire, stratgique ou guerrier, cest un ordre plantaire. Laquestion est la suivante : Que faire avec une connaissance qui donne

    des rsultats dont on ne peut pas prvoir la lgitimit ?.

    En discutant avec lAcadmie des Sciences il y a de a 20 ans, javais

    propos un serment du scientifique comme il y a un serment dHip-

    pocrate: Je jure que ma dcouverte ne sera pas employe des fins

    nfastes, etc.Mais comment peut-on matriser les applications dune

    dcouverte?

    Un de mes amis scientifiques mexpliquait : Chaque fois que je

    rsous un problme de mathmatiques sur les quations diffrentiel-

    les partielles (il tait mathmaticien pur), je fais entre 300 et 3000

    chmeurs. Que dois-je faire ? Et oui, parce qu chaque fois quil

    rsolvait une question, cela avait une application informatique, ce qui

    supprimait un nombre considrable demplois.

    Dans toute la connaissance, la question est l tout le temps, mme

    chez les matheux. Et donc, dune certaine manire, vous tes, lAca-

    dmie des Sciences, dans le temple de lthique. Cette situation ne

    sest jamais produite dans lhistoire. Et cest pour a que la connais-

    sance est devenue tragique aujourdhui. Toute action, y compris votre

    mtier, est en train de changer de cap.

    Quest devenue la guerre/la paix, la victoire/la dfaite?

    Mon prochain ouvrage, La guerre mondiale, dont je vous ai dj

    parl, explique que la guerre mondiale ne dsigne plus pour moi les

    deux guerres qui ont prcd, o les hommes se battaient entre eux,

    mais la guerre que tous les hommes font contre le monde.

    Et, enfin, nous avons une mission importante

    qui est de rconcilier les Franais avec la mer.

    Vous ny arriverez jamais. La France est fche avec la mer depuis tou-jours. Les gouverneurs franais sont toujours du centre. Mitterrand,

    du milieu de la terre, Pompidou, du Cantal, de Gaulle, de Lorraine

    O est le portuaire? La France na pas de chance!

    Si vous prenez aujourdhui le logiciel Google Earth,

    il ny a pas de photo de la mer. Il ny a que des photos de la terre.

    La mer est oublie, cest pour a que je vous dis que la mer va mou-

    rir. Et si vous ne dfendez pas la mer dans les prochaines annes, la

    plante est foutue. Et cest vous de le faire car je ne vois pas qui

    pourrait sen charger autrement. Votre mtier doit re-dfinir sa strat-

    gie de manire dchirante et urgente.

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    Lthiquedu marin dtat

    QUI EST LE PLUS DIFFICILE AUJOURDHUI EST NON SEULEMENT DACCEP-

    TER mais de dominer le mouvement permanent qui nous emporte souvent

    contrecur, contre nos habitudes, certitudes et, suivant les pays, lencontre des

    conforts de situations acquises depuis plus ou moins longtemps (1).

    [Le mouvement.]

    Cest une des manifestations fondamentales de la vie et de la condi-

    tion humaine. Au cours des millnaires, lHomme na jamais cess

    dinventer des outils et des machines lui permettant de dvelopper

    ses capacits naturelles. Il a ainsi, peu peu, modifi la situation de

    son espce dans lunivers en dcouvrant quelques-unes des lois fon-

    damentales du mouvement universel, mouvement perptuel dont la

    mcanique des lois physiques simpose lui et dont il na pris rel-

    lement conscience que progressivement, grce notamment aux tra-

    vaux dArchimde, Galile, Copernic, Lonard de Vinci, Kepler, New-

    ton et Einstein (2).

    Cest ainsi quil a compris que, par le jeu des attractions lunaire et

    solaire, des mares, des courants et du vent, la mer est en perptuel

    mouvement, parfois clmente, parfois mchante, toujours puis-sante. lment naturel, elle simpose au marin qui doit apprendre

    y survivre car il ne peut la dominer.

    Le mouvement, source de la vie, impose lHomme de sadapter en

    permanence aux situations changeantes quil rencontre sur la route

    de son existence. tre en mouvement le conduit inluctablement

    exercer des choix, puis agir en fonction de ces choix. En cela, le

    mouvement de la vie, comme celui de la mer, linvite un question-

    nement thique. Imprgnant de faon subreptice le comportement

    humain, sans mme que lHomme en ait toujours conscience, pr-

    sente de manire sous-jacente dans les situations de choix qui sof-

    frent lui, lthique ne simpose jamais lui comme une vidence et

    sexprime le plus souvent par le doute: La pense ne commencequavec le doute (3).

    [ Le questionnement.]

    linverse de la physique, de la chimie, de la biologie ou de la go-

    graphie, etc., lthique nest pas une science. Elle est un questionne-

    ment moral, la fois individuel quest-ce que je choisis de faire et de ne

    pas faire face cette situation? et collectif comment prendre en compte

    lautre dans mes choix? , lautre tant compris comme une personne

    ou un groupe de personnes, mais aussi comme le temps, les l-

    ments naturels et plus gnralement tous les paramtres physiques,

    psychologiques, conomiques, sociologiques, culturels, cultuels,

    etc., prsents dans la situation face laquelle il faut se dterminer.Il faut agir en homme de penses et penser en homme daction (4).

    Du questionnement individuel dcoule lthique de conviction, celle

    qui conduit agir en harmonie avec ses croyances, ses convictions,

    ses valeurs personnelles, quelles soient religieuses, morales, philo-

    sophiques, culturelles ou politiques.

    Mais ce choix a ncessairement des consquences sur lautre et ne

    peut saffranchir des ralits de la situation dans laquelle on agit, ni

    des implications quil aura dans le temps. Alors, intervient lthique

    de responsabilit, celle qui conduit dpasser ses convictions per-

    sonnelles pour comprendre celles, plus gnrales, de la socit

    dans laquelle on agit et qui doit, elle aussi, se dterminer et propo-ser des rgles communes qui privilgieront lintrt collectif sur les

    intrts particuliers, lintrt collectif ntant jamais la somme exacte des int-

    rts particuliers.

    Contre-amiral Olivier LajousConseiller Dfenseauprs du secrtaire dtat charg de lOutre-Merauprs du ministre de lIntrieur, de lOutre-Meret des collectivits territoriales

    13

    Ce

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    [ La mer. ]

    Dans lunivers si particulier dun navire

    la mer, lthique est omniprsente. Face

    cet lment naturel, le marin est constam-

    ment invit un questionnement.

    Quelle route, quelle vitesse et quelles

    mesures de scurit faut-il adopter pour

    le navire compte tenu de ltat de la mer ?

    Lorsquelle est clmente, il sait quil peut

    en profiter pour aller vite, gagner sur le

    PIM (5) et jouir de lair marin en circulant

    sur les ponts du navire. Une fois dans la

    tempte, il devra ajuster la route, la

    vitesse et la situation dtanchit du

    navire pour ne pas risquer la fortune de

    mer, parfois fatale. Il lui faudra alors vivre

    reclus dans un navire soumis son mou-

    vement puissant, aux chocs brutaux des

    vagues sur la coque et les superstructures,au souffle tourdissant du vent et rsister

    au mal de mer et la peur du naufrage,

    survivant dans la tourmente avec son

    navire dont il partage la souffrance: Est-ce

    quil survivra? sinterroge anxieusement le

    capitaine Mac Whirr sur la passerelle du

    Nan-Shan : Si le gouvernail ne cdait pas, si les

    immenses volumes deau ne crevaient pas le pont

    et ne brisaient pas lun des panneaux dcoutille,

    si les machines ne sarrtaient pas, si lon russis-

    sait faire tenir la route au navire malgr ce vent

    terrible, sil ne senfonait pas dans une de cesatroces vagues dont on pouvait de temps en temps

    avoir une vision affolante des seules crtes blanches

    loin au-dessus de la proue, alors il avait une

    chance peut-tre de sen sortir (6).

    Ainsi, sadapter au temps, qui l soit

    mtorologique ou chronomtrique, est

    un choix dthique. Ce choix suppose de

    lhumilit face la puissance de la nature,

    de la volont face ladversit de la

    nature et de lintelligence face la diver-

    sit de la nature. La combinaison de ces

    trois attitudes humilit, volont et intel-ligence face trois caractristiques de la

    nature puissance, adversit, diversit

    permet au marin dadapter en perma-

    nence son comportement aux alas de la

    route, gardant le cap contre vents et mares.

    Ici encore, lthique ne simpose pas du

    seul fait de la violence des lments natu-

    rels.

    Confront la violence de la nature, le

    marin doit choisir, entre les impratifs de

    la mission accomplir, la scurit du

    navire et, donc, de lquipage. Cest par cedilemme qui le conduira au doute, au

    questionnement, que de manire sous-

    jacente lthique imprgnera sa conduite.

    [Lquipage.]

    Au cur de cette dmarche thique, le

    marin nest seul que lorsquil choisit de

    naviguer en solitaire. La plupart du temps,

    les marins naviguent en quipage. Au

    sein de cet quipage, il ne peut y avoir de

    maillon faible, notion contraire la cul-

    ture du marin qui reconnat chaque

    marin embarqu, quelle que soit sa place

    bord mousse, capitaine, cuistot, bosco,

    mcanicien, etc. un rle indispensable

    au bon fonctionnement du navire. Pour

    agir en scurit et efficacement, ce groupe

    dhommes et de femmes qui affrontent

    ensemble llment naturel de la mer dont

    la puissance les dpasse, doit avoir dve-

    lopp une confiance mutuelle et des com-

    ptences complmentaires. Linsertion

    dans lquipage repose alors sur des qua-lits humaines respect de soi et des

    autres, adhsion aux valeurs dengage-

    ment, de courage, de solidarit, den-

    traide, de communication, de dialogue, de

    partage et dattention aux autres et pro-

    fessionnelles matrise de techniques

    professionnelles exigeantes dans lenvi-

    ronnement complexe et potentiellement

    dangereux dun navire.

    Dvelopper ces qualits humaines et pro-

    fessionnelles est, pour chaque marin delquipage, affaire dthique, mot qui vient

    du grec ethos et se rapporte aux murs,

    la morale, cest--dire lensemble des

    rgles de conduite, des rites, des coutu-

    mes et des valeurs reconnues et admises

    par un groupe dhommes et de femmes

    soucieux de vivre ensemble. Dans la

    Marine nationale, ces rgles de conduite,

    rites, coutumes et valeurs sincarnent pour

    les quipages travers quatre mots gravs

    sur les pavois des navires: Honneur, Patrie,

    Valeur et Discipline, quatre mots qui fondent

    lthique des marins dtat.

    [Lhonneur.]

    Lhonneur, cest la posie du devoir (7), cest

    titre individuel le sentiment qui nous fait

    penser que lon mrite lestime des autres

    pour ce que lon a accompli au nom du

    devoir et qui permet de se regarder sans

    honte dans les yeux des autres. Cest aussi,

    titres individuel et collectif, ce qui nous

    pousse agir au sein dune communaut

    pour respecter et faire respecter lesvaleurs de cette communaut, valeurs aux-

    quelles on croit et qui, au-del des doutes

    et des peurs, portent tre engag, dter-

    min et courageux parce que ce que lon dfend

    en vaut la peine.

    Dans une communaut dhommes et de

    femmes, lhonneur cest encore ce qui dis-

    tingue du reste du groupe celui qui est

    titulaire dune fonction de responsabilit

    et lengage leur encontre. Les autres

    lui tmoigneront leur estime et leur recon-

    naissance en lui accordant les honneurs

    dus son engagement au service de la

    communaut.

    Lhonneur peut conduire, dans les cas

    extrmes, ceux dans lesquels la vie et la

    mort sont en question, lacceptation du

    sacrifice de soi. Notion exigeante, lhon-

    neur est affaire dthique car il ne se

    dcrte ni ne simprovise, il se vit avec

    passion et raison, subtil dosage de foi et

    de doute, de questionnement individuel et

    collectif, de penses et dactions. Il peutconduire laffrontement brutal et sans

    retenue ou, tout au contraire, inspirer le

    respect et participer alors la rencontre

    des autres, dans lestime et la reconnais-

    sance de chacun, ds lors que les motiva-

  • 7/29/2019 bulletin thique militaire

    16/154

    15

    tions des uns et des autres ont pour objec-

    tif un bien commun lhumanit tel que la

    libert, lgalit des droits et des devoirs,

    la solidarit, la protection de la dignit

    humaine, etc.

    Pour un marin dtat, lhonneur com-

    mande avant tout dagir solidairement en

    toutes circonstances avec dtermination

    et courage au succs de la mission confie

    lquipage dans lequel il est intgr, en

    sen appropriant le sens car Celui qui a un

    pourquoi vivre, supporte presque nimporte quel

    comment vivre (8), et en sinterdisant tout

    comportement indigne tel que la lchet,

    la dloyaut, la brutalit, etc.

    [ La patrie. ]

    Le patriotisme vritable ne peut se trouver que

    dans les pays o les citoyens libres, et gouvernspar des lois quitables, se trouvent heureux, sont

    biens unis, cherchent mriter lestime et laffection

    de leurs concitoyens (9).

    La notion de patrie est lie celle de

    nation, cest--dire une communaut

    humaine qui, tablie sur un territoire,

    accepte et partage librement des murs,

    des rites, des coutumes et des valeurs et

    choisit de se reconnatre travers une

    autorit souveraine ltat , des textes

    une constitution, des lois , et des sym-

    boles - un pavillon, un hymne national.

    Si les idologies patriotiques du pass se

    sont, pour la plupart, rvles alinantes,

    voire barbares, les tentations individualis-

    tes ou universalistes sont tout aussi

    inquitantes. En effet, comment ne pas

    dnoncer le fait quelles sappuient sur des

    mots qui, par la puissance de leur injonc-

    tion raciste, colonialiste, imprialiste,

    etc. soulvent des passions gnratrices

    de violence et de rejet de lautre? Les ali-

    nations individualistes ou universalistes

    sont tout aussi dangereuses que celle du

    nationalisme!Parce que le patriotisme peut conduire la

    violence identitaire, parce quil invite se

    poser les questions de lappartenance un

    groupe et de ladhsion aux valeurs de ce

    groupe, il est un sujet dthique. La spci-

    ficit dun groupe, dune nation etc. nest

    pas supriorit, elle est identit. Et

    comme lun nexiste pas sans lautre (10),

    lidentit est, tout la fois, source dattrac-

    tion comme de rpulsion. Au-del, lappar-

    tenance un groupe pose la question dli-

    cate de son identit: Le plus grand secret

    pour le bonheur est dtre bien avec soi (11). tre

    bien avec soi, cest savoir qui lon est,

    saccepter comme tel et se situer dans un

    groupe en sachant pourquoi lon a choisi

    dy appartenir, sans faire supporter aux

    autres le poids de ses doutes et de ses

    interrogations identitaires. Sans rponse

    claire cette question, sans conscience

    rflchie et apaise de son identit et de

    celle du groupe dans lequel on vit, il est

    impossible dagir de manire thique (12).

    Pour un marin dtat, savoir pourquoi il

    sert dans la Marine nationale est bien unequestion dthique. Ayant choisi de servir

    sa patrie la France en qualit de marin,

    il doit avoir une ide prcise de ce quest

    la France, ce que sont ses institutions, ce

    que signifient les valeurs fondatrices de la

    Rpublique franaise inscrites aux fron-

    tons des mairies Libert, galit, Frater-

    nit et den connatre la longue matura-

    tion philosophique et historique.

    [La valeur.]

    Le mot valeur revt de nombreux sens,

    comme bien des mots de la riche langue

    franaise! Dans le domaine de lthique,

    elle signifie la bravoure, le courage et

    la force morale dun individu confront

    une situation donne, plus ou moins

    complexe, dangereuse, inattendue ou, au

    contraire, habituelle, car le courage ne

    sapplique pas quaux situations extr-

    mes! Ainsi, la patience est une forme

    suprieure du courage que le marin doit

    savoir matriser quand la traverse est lon-

    gue. Le premier vers dune chanson arabebien connue des matelots de boutres et

    autres dhows de locan Indien et de la mer

    Rouge dit que la route ocane nest jamais vide(13) et que, mme si elle est parfois longue

    et harassante, il ne faut jamais dsesprer,

    jamais se laisser aller au dsespoir.

    Le mot valeur dsigne aussi les principes

    d'inspiration morale appels orienter

    l'action des individus dune socit en leur

    fixant des idaux, autrement dit en leur

    donnant des repres pour juger de leursactes. Ces principes constituent un

    ensemble cohrent qu'on appelle systme

    de valeurs.

  • 7/29/2019 bulletin thique militaire

    17/154

    16

    Parmi les principes qui constituent le sys-

    tme de valeurs des marins dtat et plus

    gnralement des militaires courage,

    abngation, solidarit, discipline (14), celui

    de la disponibilit est particulirement exi-

    geant. tre prt en permanence partir,

    sans ou avec trs peu de pravis, pour

    accomplir une mission dont la dure nest

    pas toujours connue, suppose une prpa-

    ration psychique, intellectuelle et physique

    de tous les instants. Ne pas savoir combiende temps on sera spar des siens, vivre la

    mission sans dfaillance, inscrire avec

    dtermination son action dans le strict res-

    pect du droit international et de la matrise

    de la violence quelles que soient les provo-

    cations de ladversaire, rsister au stress

    du combat, la vision de la mort, la peur

    de lavarie de combat et du naufrage, tra-

    vailler en quipage de manire solidaire,

    matriser les technologies les plus moder-

    nes sont autant de capacits que le marin

    dtat doit acqurir et entretenir.

    Lexigence de cette prparation est perma-

    nente et relve de lthique de conviction

    de chaque marin. Au-del, elle implique

    aussi ses proches, sa famille, ses amis, qui

    vivront ses absences avec plus ou moins

    dinquitude et de lassitude. Eux aussi

    devront tre prts en accepter les

    contraintes, parfois lourdes et cruelles sur

    le plan affectif. La solidarit de ses proches

    est, pour le marin, tout aussi importante

    que celle de lquipage avec lequel il navi-

    gue souvent longtemps loin des siens. Ildevra mriter lune comme lautre par son

    comportement de disponibilit, dcoute,

    douverture et de respect leur gard.

    [ La discipline.]

    Il ny a rien de pire que lanarchie, cest--dire de

    vivre sans gouvernement et sans lois (15). Le mot

    discipline, qui revt lui aussi de nom-

    breux sens, renvoie principalement deux

    grandes notions: celle d'un ensemble de

    rgles suivre et celle dune branche de

    connaissance ou dactivit.

    Dans sa premire acception, celle dun

    ensemble de rgles suivre, la disci-pline sappuie sur des rgles de conduite

    plus ou moins libre-

    ment admises par

    les membres dun

    groupe. Ces rgles

    ont pour objet de

    favoriser laction com-

    mune en interdisant

    notamment les com-

    portements non res-

    pectueux de lautre

    ou ceux qui mettent

    en danger la scuritou lharmonie du

    groupe. Lobissance

    ces rgles peut tre

    contrainte ou de rai-

    son.

    Ce qui fait que la dis-

    cipline est le plus

    souvent accepte et

    respecte autrement

    que par la seule

    contrainte, cest que

    ceux qui la fontappliquer et ceux qui

    sy soumettent sont

    gaux devant les

    valeurs quensemble ils acceptent libre-

    ment de servir.

    L'obissance conduit les membres dun

    groupe adopter plus ou moins consciem-

    ment un comportement norm qui leur

    est dict par un individu peru comme une

    source d'autorit car incarnant les valeurs

    du groupe. Ainsi, la discipline passe par la

    reconnaissance plus ou moins consciente

    de la supriorit morale des rgles du

    groupe mais aussi des personnes qui les

    font appliquer. Pour les dpositaires de

    lautorit, il y a l un dfi thique perma-

    nent, car lautorit ne se dcrte ni ne

    simprovise. Elle simpose celui qui

    lexerce comme un devoir exigeant et

    transcendant. Dans lacception de la disci-

    pline en tant que branche de connaissance

    ou dactivit, on retrouve, de la mme

    faon, lobissance des rgles prcises,tant dans le domaine des sciences formel-

    les (mathmatiques, informatique, logi-

    que, etc.), naturelles (physique, chimie,

    biologie, mdecine, etc.), humaines ou

    sociales (histoire, gographie, conomie,

    sociologie, psychologie, etc.) que dans

    celui des arts (littrature, peinture, musi-

    que, etc.) ou du sport (athltisme, sports

    collectifs, mcaniques, etc.). Dans lexer-

    cice de chacune de ces disciplines,

    lapplication des rgles est seule garante

    du bon droulement des activits. Pour unmarin dtat, la discipline, loin dtre une

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    17

    contrainte subie, doit au contraire tre

    comprise comme la possibilit dexercer sa

    libert Recherchez la libert et vous deviendrez

    esclave de vos dsirs. Recherchez la discipline et vous

    trouverez la libert (16).

    [Au terme de cette rflexion,que ressort-il dessentielpour qualifier lthique

    du marin dtat? ]

    Comme tous les tres humains vivant sur

    la plante ocane quest la Terre, le marin

    est soumis la loi universelle du mouve-

    ment qui lincite au questionnement. Indi-

    viduel ou collectif, ce questionnement le

    conduit prendre en compte de nombreux

    paramtres, tant physiques que techniques

    et humains, puis les concilier au mieux.

    La mer, immense lment naturel en per-ptuel mouvement qui recouvre plus de

    70 % de la plante, simpose lhomme par

    sa puissance, son adversit et sa diversit.

    Il ne peut la dominer et, lorsquil sy

    dplace, il doit savoir faire preuve dhumi-

    lit, de volont et dintelligence, mais aussi

    de respect pour lcologie marine dont

    dpend la survie de son espce.

    bord du navire qui le transporte dans

    lespace maritime et quil doit, pour sa

    scurit, conduire avec prudence etpatience, il vit le plus souvent en quipage.

    Ds lors, il doit avoir en permanence le

    souci de la solidarit et de lentraide,

    gagner la confiance des autres marins, leur

    donner sa confiance et respecter chacun

    car il ne peut y avoir de maillon faible

    dans un quipage. Il doit aussi tenir son

    rle dquipage en entretenant en perma-

    nence et en mettant en pratique des com-

    ptences professionnelles souvent trs

    techniques.

    Honneur, patrie, valeur et discipline sont,pour le marin dtat, des repres thiques

    dont il doit sapproprier le sens.

    Lhonneur lui commande, avant tout, dagir

    en toutes circonstances avec dtermina-

    tion et courage au succs de la mission

    confie lquipage dans lequel il est int-

    gr. Dans le calme, comme dans la tem-

    pte, il devra garder le cap, contre vents et

    mares.

    Parce quil a choisi de servir la France, ildoit en connatre les fondements idologi-

    ques et historiques. Il doit galement avoir

    une conscience claire, rflchie et apaise

    de sa propre identit comme de celle de

    son appartenance sa patrie.

    Si labngation, qui peut le conduire au

    sacrifice de soi, est une valeur dont il doit

    sans dfaillance faire preuve dans les

    situations extrmes, la disponibilit est la

    valeur fondamentale qui doit le conduire

    se tenir prt tout instant partir, sans ou

    avec trs peu de pravis, pour accomplir

    une mission dont la dure nest pas tou-

    jours connue. La solidarit de ses proches

    comme celle de son quipage lui seront

    alors indispensables. Il devra mriter lune

    comme lautre en se montrant disponible,

    ouvert, lcoute et respectueux des atten-

    tes de chacun.

    Loin dtre subie comme une contrainte, la

    discipline doit tre pour lui une maniredexercer sa libert, cest--dire de dve-

    lopper ses capacits daction et de

    rflexion en sappuyant sur la solidarit

    dun groupe dans lequel il se fera un devoir

    de tenir son rle, dans le respect des rgles

    communes au groupe. Entre le faible et le fort,

    cest la loi qui protge et cest la libert qui opprime(17).

    Ainsi, lthique du marin dtat est sembla-

    ble celle de toutes les communauts

    humaines soucieuses de libert et de soli-darit. Elle nest ni diffrente, ni spcifi-

    que, mais elle a la caractristique de

    sexprimer subrepticement dans lunivers

    quotidien trs particulier du navire de

    combat, de surface ou sous-marin, bord

    duquel le marin dtat vit de longues

    semaines, voire de longs mois, en qui-

    page, loin des siens, dans un espace

    confin, potentiellement dangereux, sou-

    mis au bon vouloir de la mer qui accepte de

    vous laisser passer (18), tout en conduisant une

    mission qui, dans les cas extrmes, peut le

    conduire au sacrifice de sa vie, devoir hors

    du droit commun demand tous ceux

    qui, comme lui, servent ltat sous statut

    militaire.

    (1) Vice-amiral descadre Guy Labourie, Penser

    lOcan avec Midway ditions Lesprit du Livre -

    Octobre 2007.

    (2) Lire Les Somnambules dArthur Koestler.

    (3) Roger Martin du Gard.

    (4) Henri Bergson.

    (5) Position and intented movements, assimilable

    un plan de route ou de vol.

    (6) Joseph Conrad,Typhon.(7) Alfred de Vigny,journal dun pote.

    (8) Nietzsche.

    (9) dHolbach.

    (10) Lire louvrage dAndr Fontaine Lun sans

    lautre crit aprs la chute de lempire Sovitique.

    (11) Fontenelle.

    (12) Cela renvoie aux nombreuses interrogations

    du moment sur les notions de patriotisme et de

    communautarisme, didentit europenne, etc.

    (13) Sindbad le marin.

    (14) Analyse du systme des valeurs militaires et des

    caractres conservateurs des armes,mmoire deDEA en sciences politiques de Frdric Coste, IEP

    de luniversit de Lille II 2001/2002.

    (15) Bossuet.

    (16) Koan Zen.

    (17) Lacordaire.

    (18) Francis Joyon lors de son retour du tour du

    monde en solitaire - janvier 2008.

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    thique militaire :expriences vcues

    TOUS LES HOMMES ET FEMMES QUI ONT SERVI SOUS MES ORDRES ET

    qui je dois dtre ce que je suis aujourdhui.

    [Prambule.]

    thique militaire, notion indissociable du commandement des

    hommes et de laction militaire quelque niveau que lon soit. Elle

    est le fondement de chacune des actions du chef militaire, au plus

    haut niveau comme lchelon dexcution. Cette thique sapprend

    dabord dans les coles, puis, jour aprs jour, au fil des expriences

    vcues. Un jour vient o laccumulation de ces expriences permet

    de discerner et de faire partager une comprhension de cette thi-

    que. Cest ce que veulent tenter ces quelques pages, au fil des v-

    nements qui mont marqu dans ma carrire militaire.

    Jy parlerai du commandement au combat, mais aussi du comman-

    dement en temps de paix: les deux sont indissociables et cest, heu-

    reusement mme si cest plus difficile, en temps de paix que la plu-

    part dentre-nous lexerce aujourdhui. Ils sont indissociables car le

    passage de lun lautre se fait sans pravis et la manire de com-

    mander ne se transforme pas en un jour mais se construit pas pas.

    Cette thique militaire, je ne saurais la dire et je crois quelle se

    montre et se vit bien plus quelle ne sexplique et se dmontre. Une

    chose est certaine en tout cas, pour les hommes que lon com-

    mande, cest la conduite du chef qui porte lthique, bien plus que

    ses discours.

    [Sculpter lexprience.]

    En mai 2000, alors que javais quitt depuis quelques mois le com-

    mandement du porte-avions Foch avec lequel javais accompli sixmois de mission en Adriatique lors de la guerre du Kosovo, le direc-

    teur de lcole du commissariat de la Marine me demanda de pro-

    noncer devant ses lves une confrence sur lthique militaire. Il

    ajouta que mes plus rcents prdcesseurs dans cet exercice avaient

    t le gnral Bachelet et Hlie Denoix de Saint Marc. Pass le pre-

    mier instant de surprise et dinquitude de me voir plac la suite

    dhommes que jadmirais profondment et dont lexprience vcue

    me semblait 100 lieues au-dessus de la mienne, cette succession

    ma fourni lentre en matire de mon expos.

    Javais lu, au dbut de cette anne 2000, le dernier livre du comman-

    dant de Saint Marc Les sentinelles du soir et quelle navait pas t ma

    surprise de trouver, dans ce livre, cette phrase qui reprenait presquemot pour mot celle que javais crite lun de mes officiers en avril

    1999, au cours de la guerre du Kosovo: Si cette guerre zro mort

    devait simposer, je ne crois pas que les vainqueurs de tels conflits puissent tre

    appels soldats . Ils ne seraient que des excuteurs peut-tre sans

    me et sans courage. Ils infligeraient des pertes ladversaire sans

    pour autant courir eux-mmes de risques. Le sang ne coulerait que

    dun seul ct. La justification et la grandeur du soldat sont daccepter de

    payer la guerre et une ventuelle victoire du prix fort, celui de la peur et de la

    mort (1).

    cet officier qui sinterrogeait sur le bien-fond de notre engage-

    ment dans ce conflit, javais crit: La guerre zro mort est, mesyeux, une invention moderne destine faire admettre une population soupon-

    ne de navoir plus, dans nos dmocraties occidentales, ni courage, ni volont que

    lon puisse encore affronter un adversaire. Cest une mystification et toutes les

    Vice-amiral Anne-Franoisde Bourdoucle de Saint-SalvyDirecteur adjointDlgation aux Affaires stratgiques

    19

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    20

    guerres faites depuis linvention de ce concept le

    montrent. Cest aussi un affront aux hommes qui

    sont engags dans le mtier des armes dont pas unne refuserait de donner sa vie. Cest aussi un ris-

    que majeur dans la socit moderne, caractrise

    par la recherche du bien individuel par opposition

    au bien commun: risque de voir se dvelopper une

    politique dagression tous azimuts, puisque plus

    aucun risque napparatra du ct de lagresseur

    ainsi nimporte quel motif, nimporte quel diffrent

    pourra tre rgl par les armes ; risque aussi de voir

    se propager une idologie hdoniste et individualiste

    qui est aujourdhui la source des plus graves

    dangers qui menacent la personne humaine.

    Le droit suprme de tuer ne peut tre

    accord qu celui qui est capable en change dedonner sa vie.

    Cette double concidence ma dabord fait

    admettre que javais peut-tre quelque

    chose transmettre propos de lthique

    militaire et ma aussi confort dans une

    ide ancienne: cest en rflchissant cha-

    que jour ce que nous faisons, au sens de

    ce que nous faisons et en sappuyant sur le

    tmoignage de nos ans que nous for-

    geons peu peu notre thique militaire. Je

    dis notre, non pas dans le sens o chacundisposerait de sa propre thique person-

    nelle, mais bien dans celui o nous nous

    approprions peu peu ces principes

    immuables qui font

    les soldats.

    Car, de mme que

    jai retrouv chez

    Hlie Denoix de

    Saint Marc cette cita-

    tion si proche de ma

    pense, jai bien sou-

    vent, en relisant les

    Mmoires de ces

    grands soldats qui

    furent nos anciens,

    retrouvs ici ou l

    telle ou telle convic-

    tion que des annes

    (dj) de carrire

    militaire avaient for-

    ge en moi.

    Ce sont les propos

    de cette confrence

    que je reprends pour

    rdiger ce texte. Ils

    sont pleinement en

    phase avec le sujet

    propos et manifes-

    tent ainsi, une fois

    encore, que le mtier

    des armes impose une rflexion vivante et

    continue, indispensable laction militaire

    et plus encore au commandement. Ils sontle reflet dune exprience concrte qui a,

    peu peu, mri la rflexion. Expriences

    qui pourront paratre au dbut un peu

    drisoires, mais qui ont contribu forger

    une conscience fondatrice le jour o la

    vritable preuve est survenue.

    Si le contexte international actuel donne,

    un plus grand nombre, loccasion dune

    confrontation prcoce aux conditions du

    combat, chacun peut et doit nanmoins

    tirer profit de ces petites expriences pour

    nourrir sa rflexion. Cette exprience de laconduite des hommes au combat est aussi

    loccasion dune rflexion sur le comman-

    dement quotidien qui, dans les circons-

    tances du combat comme dans celles de

    tous les jours, tire le plus grand profit de

    cette action.

    Ainsi, vous ne trouverez sans doute pas de

    fil littraire immdiat aux propos que vous

    allez lire et la rgle des trois thse, anti-

    thse, synthse chre nos esprits cart-

    siens ne sera sans doute pas respecte.

    Mais peut-tre entreverrez-vous quelques-uns des principes sur lesquels, je crois,

    doit sappuyer le chef militaire pour rgler

    sa conduite.

    [Commander au combat.]

    Pour en revenir au point de dpart o,

    homme daction bien plus que philoso-

    phe, jexprimais ma surprise de me voir

    choisi pour traiter ce sujet, le directeur de

    lcole du commissariat reprenait plus

    charitablement sa question en me disant

    chercher un tmoignage: Que ressent-on,

    [me dit-il], lorsque, commandant dun porte-

    avions, on reoit lordre de partir au combat?

    Au premier abord et au risque de surpren-

    dre le lecteur, ma mmoire ne retient pas

    de raction particulire, rien de vraiment

    diffrent de ce que lon ressent louver-

    ture dun ordre dexercice. Au demeurant,

    la situation particulire de crise dans

    laquelle nous nous trouvions depuis dj

    plusieurs mois explique sans doute en

    partie cet tat de fait. Ce qui demeureaujourdhui, cest le souvenir dune focali-

    sation immdiate sur les premires dci-

    sions prendre, la disponibilit des

    moyens et des hommes, la comprhension

    fine et prcise des ordres. Laction quoti-

    dienne, quant elle, ne change pas sensi-

    blement car, si lentranement a t ra-

    liste et bien conduit, elle reproduit des

    gestes que lon a dj faits des centaines

    de fois.

    Jai eu loccasion, plusieurs reprises dansma vie de marin, dapprocher le combat de

    plus prs que les simples exercices du

    temps de paix qui tentent de le repro-

    duire: en 1981, lors de lindpendance des

    Nouvelles-Hbrides, je commandais un

    engin de dbarquement et javais reu

    pour mission dvacuer les enseignants et

    les religieux dles loignes o lon crai-

    gnait pour leur scurit. Tout sest finale-

    ment droul pacifiquement, mais cest

    sans doute cette priode que commence

    ma rflexion.

    Le deuxime pisode prend place en 1983

    lorsque la frgate Georges Leygues fait escale

    Beyrouth dans un Liban en guerre. Le

    btiment quai tait protg par deux

    compagnies de larme libanaise et un

    dtachement de commandos de marine;

    en tant quofficiers de garde nous avions

    reu deux consignes: tirer sans somma-

    tion sur toute embarcation qui sappro-

    cherait du btiment dans le port; appareil-

    ler seuls, sans autre ordre, en cas de

    trouble grave sur le quai.Dautres ont suivi, en Adriatique, en Bos-

    nie, permettant chaque fois dapprofondir

    une rflexion ncessaire.

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    Il faut prciser ici que, pour les marins, le

    combat moderne est le plus souvent un

    combat distance qui loigne tout la

    fois de ladversaire physique et de la vision

    directe des consquences de ses actes.

    Certes, les commandos de marine engags

    dans les oprations spciales ou encore

    les quipes de visite qui contrlent des

    navires suspects sont directement en

    action, au contact humain de ladver-

    saire, mais le plus souvent le tir de missile

    ou de canon, le lancement dun missile ou

    dune bombe guide laser se font dis-

    tance, voire mme, chaque fois que possi-

    ble, distance de scurit. Dans un tel

    contexte diffrent de celui que connais-

    sent ou ont connu, beaucoup de nos

    camarades de larme de Terre , la

    rflexion thique est dautant plus nces-

    saire car elle est le seul garde-fou face une guerre technologique qui comporte

    le risque de dshumanisation.

    Dans chacun de ces cas, le premier acte

    conscient dont je me souvienne est de pr-

    parer concrtement les hommes et les

    choses laction possible, lesprit entire-

    ment tourn vers les mesures concrtes

    prendre et ordonner et, en premier

    lieu,sur celles destines conjuguer la

    prservation des hommes et lefficacit de

    la mission.

    Et ce nest que plus tard, lorsque la

    machine est lance ou lorsque survient

    une pause, que lon prend conscience clai-

    rement de cette situation: Je suis engag au

    combat et les dcisions que je prends, les ordres que

    je donne conduisent des hommes risquer leur vie

    ou donner la mort.

    trange me direz-vous, il ny avait pas

    besoin dattendre tout ce temps pour sen

    rendre compte.

    Je crois, en ralit, quil y a deux situations

    possibles.Dans le premier cas, vous avez dj rfl-

    chi tout ce que comporte ltat de mili-

    taire, au sacrifice de votre vie et plus

    encore celui de celle des autres. Vous

    constaterez alors, presque tonn, que la

    prise de conscience sest faite demble et

    sest simplement traduite, merveille de la

    capacit du cerveau humain grer les

    priorits, par la concentration de toute

    votre attention faire et bien faire les

    tches ncessaires pour que la conduite

    de laction quotidienne soit porte cedegr de perfection qui prservera le

    mieux les hommes des risques auxquels

    leur mission ou les ordres reus les expo-

    seront. Le porte-avions Foch a reu en 1999

    le trophe de la scurit des vols, la

    demande unanime de tous les comman-

    dants de flottilles embarques. Rcom-

    pense rarement attribue un porte-

    avions, ce trophe nest que la traduction

    de cette perfection laquelle chacun des

    membres de lquipage sest astreint au

    cours de cette anne. Pour moi, la pres-

    sion, exprime ou inconsciente, de lenjeu

    vital est en premier lieu la source de

    cette perfection.

    Dans le second cas, vous navez pas rfl-

    chi et lorsque vous prendrez conscience,

    tape inluctable, du fait que vous tes au

    combat, vous serez un monstre froid ou

    vous serez submerg par la peur.

    Lthique militaire, cest donc bien cela : le

    fondement qui permet de commander aucombat des hommes qui risquent leur vie.

    Et si tous les marins ne seront pas amens

    conduire directement des hommes au

    combat, encore moins les armes la main,

    tous feront un jour partie dun quipage et

    auront donc commander des hommes

    sur un btiment de guerre engag au com-

    bat. Et ce jour-l venu, cest vous, leur

    chef, quils viendront poser les questions

    qui les hantent: pourquoi sommes-nous

    l? Que risque-t-on? Quand rentre-t-on?

    Et vous ne pourrez rester silencieux.

    [ Quelques situations vcueset leons reues. ]

    Premire leon: communiquer.Pour la mission dvacuation des Nouvel-

    les-Hbrides, lquipage du btiment com-

    portait 20 marins, commandant compris,

    dont les deux tiers taient des matelots

    mlansiens accomplissant leur service

    militaire. Les seuls Europens taient

    quelques officiers mariniers et trois quar-

    tiers-matres, dont le cuisinier, qui avait

    dj plusieurs annes de marine. Pendant

    la traverse entre Nouma et lle de

    Santo, notre premire destination, javais

    fait prendre les dispositions prparatoires

    pour la mission: installation de sacs de

    sable pour protger les quipes de

    manuvre, prparation des armes et des

    munitions (le btiment ne disposait que

    darmes lgres: fusils et mitrailleuses).

    Le quartier-matre cuisinier passait et

    repassait sur la passerelle o se droulait

    ces prparatifs. Intrigu par sa conduite

    inhabituelle, je finis par linterroger: Vous

    voulez savoir quelque chose? Balbutiant lg-rement, il me rpondit en dsignant les

    caisses de cartouches ouvertes sur le pont

    et les chargeurs pars quun matelot mla-

    nsien grait patiemment: Commandant,

    vous croyez vraiment quon va sen servir? Je

    compris alors que javais sans doute insuf-

    fisamment expliqu tous la mission et

    lui dtaillai, en les ddramatisant, les cir-

    constances de notre action et les mesures

    que nous prenions.

    De cet pisode, jai retenu ma premireleon: lorsquon est engag en oprations,

    il faut expliquer chacun ce que lon va

    faire et ce que lon attend de lui. Au-del

    de lexplication factuelle et technique,

    cest loccasion de prciser les conditions

    de lengagement, les rgles respecter et

    de faire passer un peu de lthique qui les

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    sous-tend. Et dans ces circonstances, il est

    essentiel de toujours dire la vrit.

    Ces explications ncessaires trouvent leur

    prolongement dans la communication

    interne indispensable dans cette situa-

    tion, autant pour informer que pour moti-

    ver sainement et susciter ladhsion. En

    voici un exemple: lors de la mission du

    porte-avions Foch au Kosovo, pour valori-

    ser la part prise par chacun dans la mis-

    sion en cours, nous diffusions chaque soir

    sur le rseau de tlvision intrieure une

    partie des films de mission des pilotes

    engags en Serbie ou au Kosovo, com-

    ments par lun dentre-eux qui expliquait

    le droulement de la mission. Lofficier

    charg de ces explications avait eu le gnie

    de complter le commentaire de chacun

    de ses films par un coup de chapeau telleou telle quipe ayant particip ce jour-l

    la mise en uvre des avions. Dans le

    mme temps, nous avons diffus, sur ce

    mme rseau, de brefs reportages sur

    lactivit de tel ou tel service. Il fallait voir

    la fiert du coiffeur ou du matelot affect

    au tri des dchets, de voir son activit sur

    le petit cran ct de celles des pilotes

    ou de lofficier chef du quart la passe-

    relle.

    Deuxime leon: faire ou faire faire?Lors de lescale de la frgate Georges Leygues Beyrouth en 1983, la premire dun bti-

    ment de guerre franais depuis les atten-

    tats du Drakkar, les consignes reues du

    commandement, en accord avec les auto-

    rits libanaises, nous autorisaient ouvrir

    le feu sans sommations sur toute embar-

    cation pntrant dans le bassin du port o

    se trouvait amarre