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L’aLLiance maudite
Deborah Simmons
A cette époque Les "cours d'amour", dont il est question dans ce roman, ressemblaient fort à une cour de
justice traditionnelle, à ceci près que les délits avaient toujours trait à l'amour et que le juge
était très souvent une femme. Adèle de Champagne et Aliénor d'Aquitaine, par exemple,
présidèrent des cours célèbres où l'on évoquait des problèmes épineux comme, par exemple,
l'infidélité. A supposer qu'un homme "amant" d'une dame entreprenne un jour d'en courtiser
une autre, mais qu'une fois obtenu l'objet de son désir, notre homme quitte sa seconde
maîtresse pour revenir à la première... Quelle punition devait-on lui donner ? Cette histoire
suscita le courroux de la comtesse de Flandre : "L'homme qui a commis pareille fraude,
déclara-t-elle, mérite d'être privé de l'amour de toutes les deux, car c'est la volupté
désordonnée, ennemie de l'amour, qui règne en lui." Comme on le voit, amour courtois et
volupté charnelle ne faisaient pas forcément bon ménage ! Il existait en fait entre le chevalier
amoureux et sa dame le même lien de soumission et de fidélité qu'entre le vassal et son
suzerain. Pour espérer gagner le cœur — et le corps — de sa belle, Pâmant" devait d'abord
chercher à maîtriser ses instincts, à affiner l'expression de ses sentiments et de ses manières.
Chapitre 1
Pétrifié d'horreur, Geoffrey de Burgh contemplait fixement le minuscule bout de paille dans le
creux de sa main. Autour de lui, les soupirs de soulagement alternaient avec les assurances de
sympathie et de commisération. Les voix de ses frères étaient lointaines, comme assourdies, et
il n'eut même pas le cœur de leur répondre.
Le hasard, en un instant, venait de sceller son destin.
Ce n'était pas possible !
Et pourtant si. Il avait tiré la paille la plus courte. Il allait devoir épouser l'héritière des
Fitzhugh.
Lorsqu'il releva la tête, il rencontra le regard de son père. Le comte de Worthington était-il
déçu par le choix du destin ? Peut-être, mais il était trop juste et trop impartial pour critiquer
la volonté divine. Dans ses yeux, Geoffrey rencontra seulement de la compréhension et de la
fierté. Il avait confiance en lui.
Le jeune chevalier sentit peser sur ses épaules tout le poids de cette confiance. Il n'avait pas le
droit de la trahir.
La veille, un messager avait apporté un pli scellé au château.
Soucieux de la paix et de la sécurité du royaume, le roi Edouard avait décidé de donner le fief
et les titres des Fitzhugh en apanage à l'un des fils du comte de Worthington. En contrepartie,
1'« heureux élu » devait prendre pour femme Hélène Fitzhugh.
Geoffrey de Burgh se redressa et masqua soigneusement son angoisse.
— Très bien, dit-il d'une voix haute et claire. Puisque Dieu l'a voulu, je l'épouserai.
Il n'y eut pas de félicitations. Personne dans la salle d'audience ne nourrissait la moindre
illusion sur le bonheur que Geoffrey allait trouver auprès de sa « fiancée ». Et, pour une fois,
ses frères ne se laissèrent pas aller aux joyeuses plaisanteries dont ils étaient coutumiers. Ils
étaient trop contents d'avoir échappé à un tel destin pour avoir le cœur de rire.
L'un après l'autre, ils marmonnèrent de vagues excuses et se retirèrent avec précipitation. Une
précipitation qui ressemblait presque à une fuite. Les fils du comte de Worthington étaient
tous des chevaliers farouches et valeureux, mais ce mariage...
Geoffrey ne pouvait guère les en blâmer. Il ne connaissait aucun homme de bien qui n'aurait
pas été anéanti à l'idée de devoir lier sa vie à une pareille créature. Lorsque tous ses frères
eurent quitté la pièce, son père lui fit signe de s'asseoir.
— Reste un instant. J'ai encore à te parler.
Geoffrey obéit et soutint vaillamment son regard. Le comte de Worthington se caressa le
menton pensivement.
— J'aurais préféré que cela tombe sur un autre, murmura-t-il. Simon, peut-être. Quoique... Il
serait capable de l'étrangler ou de lui passer son glaive en travers du corps avant même la fin
de la cérémonie.
Geoffrey ne put réprimer un sourire. Simon était un combattant redoutable. Lorsqu'il avait une
épée en main, rien ne lui résistait et il n'était pas du genre à plier devant une femme — même
pas devant l'héritière des Fitzhugh. Il l'aurait domptée... ou taillée en pièces. Pour les Burgh,
cela aurait été une catastrophe. Aucun baron, aussi puissant soit-il, ne pouvait se permettre
d'encourir une disgrâce royale.
Worthington hocha la tête, comme s'il avait deviné — et approuvé — les pensées de son fils.
— Oui, le sort a eu raison de te choisir. Pour une tâche aussi délicate, il fallait un homme
habile, un diplomate. De tous mes fils, tu es celui qui me ressemble le plus.
Geoffrey considéra son père avec surprise. D'habitude, le comte de Worthington était plutôt
avare de louanges. Surtout envers ses enfants. Il éprouvait une profonde affection à leur égard,
mais il les avait élevés avec une poigne de fer. Pour leur bien. Les temps étaient durs et un
chevalier ne pouvait pas se permettre la moindre faiblesse — surtout vis-à-vis de soi-même.
— Tu es fort et courageux, poursuivit-il, mais, pour moi, tes autres qualités sont encore plus
précieuses. Avec cette femme, je t'engage à te servir d'abord de ton intelligence. Le glaive ne
devra venir qu'en dernier recours, lorsque tout le reste aura échoué. Nous avons entendu
beaucoup de rumeurs à son propos, mais tu sais combien les rumeurs peuvent être
mensongères. Je te demande donc de garder l'esprit libre et ouvert. Ne te laisse influencer par
personne et fais seulement confiance à tes yeux. Je te connais et je te sais capable de mettre en
pratique un tel conseil.
Geoffrey hocha la tête silencieusement, même si, au fond de lui-même, il ne croyait guère en
ses chances de succès. Tous ceux qui avaient rencontré Hélène Fitzhugh étaient unanimes à
son égard : une diablesse qui jurait comme un soudard et ne respectait aucun interdit. N'avait-
elle pas tué son premier mari le soir de ses noces? Le roi lui avait pardonné en raison des
circonstances qui avaient entouré son mariage, mais elle n'en demeurait pas moins une
criminelle et cela donnait à réfléchir. Surtout à l'homme qui avait été désigné pour prendre la
succession de la victime dans le lit de cette furie.
Le comte de Worthington s'éclaircit la gorge et, à son expression, Geoffrey devina qu'il avait
de nouveau lu dans ses pensées.
— Cependant, ajouta-t-il, bon sens et compassion ne veulent pas dire aveuglement. Garde
toujours un œil derrière toi. Un coup de poignard est vite donné.
Geoffrey prit le volume et le plaça soigneusement à côté des autres au fond de la malle. Au
château de Worthington, personne ne possédait autant de livres que lui. Même pas son père.
Tous les Burgh se targuaient de savoir lire et écrire, mais Geoffrey était le seul à s'être
vraiment intéressé aux études. En plus du saxon et du français — ses deux langues
maternelles — il savait autant de latin qu'un clerc et connaissait même un peu de grec. Mais,
malgré cela, il n'avait pas encore étanché sa soif de connaissances et, chaque fois qu'il en avait
l'occasion, il enrichissait sa bibliothèque. Tous les sujets l'intéressaient. La philosophie, la
métaphysique, les mathématiques... Son rêve aurait été d'aller à l'université, à Oxford, à
Cambridge ou même à la Sorbonne. Mais il était avant tout un chevalier, un soldat, et sa
famille avait besoin de son bras pour défendre le fief que le comte de Worthington avait su se
tailler à la pointe de son épée.
On frappa à la porte. Geoffrey se redressa et fronça les sourcils. Qui cela pouvait-il bien être?
Depuis l'audience du matin, il n'avait vu aucun de ses frères. Il comprenait leur gêne et ne leur
en voulait pas. S'il avait été menacé, ils auraient tout de suite accouru, l'épée à la main. Mais
l'héritière des Fitzhugh était un ennemi nouveau, devant lequel ils se sentaient désarmés. Ce
mariage imposé par le roi les déroutait. Contre un tel décret, leurs glaives et leurs haches
étaient inutiles et ils ne savaient pas comment ils pourraient lui venir en aide.
Etait-ce un domestique? Un valet qui venait s'enquérir de ses bagages?
— Entrez!
La porte s'ouvrit et, à sa grande surprise, il vit apparaître la haute silhouette de son frère aîné,
Dunstan. Son allure farouche ne le troubla guère car il le connaissait suffisamment pour savoir
que derrière la rudesse du guerrier se cachait un être plein de sensibilité et de finesse.
Pour le moment, Dunstan avait l'air surtout embarrassé. Il hocha la tête et fit un pas hésitant à
l'intérieur de la pièce. Comparé à la plupart des châteaux de l'époque, Worthington
s'enorgueillissait de nombreuses chambres particulières et chacun des enfants du comte
disposait de la sienne, un luxe exceptionnel pour l'époque.
Geoffrey sourit — un sourire lugubre et grimaçant.
— Assieds-toi.
Dunstan se percha sur le couvercle d'un grand coffre de bois et le considéra mornement.
— J'aurais préféré que le sort en désigne un autre, dit-il. Simon, peut-être.
Geoffrey haussa les épaules.
— Les regrets ne servent à rien. Dunstan grommela deux ou trois jurons.
— Par le sang du Christ, je me sens un peu responsable. Après tout, c'est moi qui ai tué son
père.
Geoffrey arrêta de ranger ses effets et regarda son frère dans les yeux.
— Tu l'as tué pour te défendre. Parce qu'il t'avait attaqué. Fitzhugh était un fils de catin. Il n'a
reculé devant rien pour te déposséder de ton château et de tes terres. Aurais-tu oublié l'odieux
guet-apens tendu à ton équipage? Tes gens massacrés? La rançon que nous avons dû payer
pour obtenir ta libération ?
Dunstan serra les mâchoires.
— Non, mais sans la trahison de l'un de mes chevaliers, rien ne serait arrivé. Non content de
m'avoir livré à Fitzhugh, cette canaille d'Avery a ensuite contraint sa fille à l'épouser.
— Grâce à Dieu, elle a eu la bonne idée de lui régler son compte. Sans cela, nous serions
toujours en guerre.
Geoffrey détourna les yeux et secoua la tête. Il n'avait guère envie de poursuivre une telle
conversation. Surtout maintenant.
— Au diable cet édit ! marmonna Dunstan. Sans ton aide, je serais toujours prisonnier de ce
traître et maintenant c'est toi qui es obligé d'épouser cette furie.
Le visage impassible, Geoffrey continua de serrer ses affaires dans sa malle.
— Tu ne peux pas en vouloir au roi de chercher à mettre un terme à nos querelles avec les
Fitzhugh. Ce mariage, aussi odieux qu'il puisse paraître, garantira la paix dans ce comté. Les
marches du royaume ont besoin d'être tenues par des hommes fidèles et puissants. En nous
permettant d'agrandir nos domaines, il nous donne un gage de confiance et nous n'avons pas le
droit de le décevoir.
— D'accord. Cependant...
Dunstan ne termina pas sa phrase, mais, parfois, un silence en dit plus qu'un long discours.
Geoffrey lui jeta un regard incisif. Son frère doutait-il de ses capacités? Il n'avait peut-être pas
la valeur guerrière de Simon, mais il s'estimait capable de tenir tête à une femme — même à
une meurtrière.
Dunstan détourna la tête avec embarras.
— Pardonne-moi, je ne voulais pas te froisser. Tu sauras surmonter cette épreuve. Mieux que
quiconque, sans doute. Néanmoins, cela m'ennuie de te voir contracter un mariage sans
amour.
Aussitôt, Geoffrey se détendit. Parmi ses frères, Dunstan était le seul à nourrir des
préoccupations aussi romantiques. Les autres rêvaient seulement de guerre et d'aventure. Pour
eux, une femme était seulement un objet, un butin. Il n'y avait pas longtemps encore, Dunstan
partageait leur opinion, mais son mariage l'avait métamorphosé et, depuis peu, il n'avait plus
de honte à avouer les sentiments qu'il éprouvait pour sa femme.
Marion. Malgré lui, Geoffrey ne put s'empêcher de comparer sa douce et gentille belle-sœur
avec la souillon qu'il allait devoir épouser. Il n'avait pas oublié son séjour au château de
Belmont, le fief de Dunstan, et son embarras — teinté de convoitise — devant les marques de
tendresse échangées par le jeune couple. Il en avait rêvé pendant des nuits entières. Ah, si
seulement...
Non, les regrets étaient inutiles. Jamais il ne connaîtrait le même bonheur. Voilà tout.
Sans un mot, il retourna à ses bagages. Il aurait pu chercher quelque platitude pour apaiser les
affres de Dunstan, mais il n'en eut pas le courage. Il avait le cœur trop lourd, trop meurtri. Son
frère n'aurait pas dû venir le voir. Cela aurait mieux valu. Sa sympathie ne lui avait rien
apporté et maintenant il avait l'impression qu'une ombre noire et lugubre planait au-dessus de
lui. Une ombre qui allait l'engloutir corps et âme.
Noël arriva. Personne n'avait vraiment le cœur à festoyer, mais heureusement, il y avait
Marion. Marion, avec son sourire, sa douceur et le bébé qu'elle portait dans son sein — le
premier des petits-enfants du comte de Worthington. Une fois les fêtes terminées, Dunstan et
sa jeune épouse s'attardèrent au château, comme s'ils ne parvenaient pas à accepter la terrible
réalité — le mariage de Geoffrey. Le mauvais temps était également une bonne excuse pour
retarder l'échéance. La pluie, le froid, le vent, la boue... Les grands chemins étaient
impraticables. Mais, au début du mois de janvier, il y eut une accalmie et tous les Burgh, à
l'exception du comte de Worthington, se mirent en route pour Belmont.
Le comte de Worthington n'était pas encore remis d'un mauvais refroidissement et Geoffrey, à
son grand soulagement, avait réussi à le convaincre de ne pas les accompagner. Depuis un an
ou deux, les gestes du vieil homme s'étaient ralentis et il n'était plus aussi robuste
qu'auparavant. Désormais, il ne quittait guère le château pendant la mauvaise saison et
Geoffrey aurait été inquiet s'il était venu avec eux. Des inquiétudes justifiées, car il fallut
presque une semaine entière aux Burgh et à leur caravane pour parvenir à Belmont. Dès le
lendemain de leur départ, le vent était remonté au nord-ouest et avait apporté d'abord de la
pluie, puis des bourrasques de neige. Les chevaux s'enfonçaient jusqu'aux boulets dans la
boue et les lourds chariots de bagages avançaient péniblement — quand ils ne s'embourbaient
pas dans les ornières. Dix fois par jour, un incident ou un autre arrêtait la colonne. Une roue
brisée, un timon décroché, une rivière en crue... Les ponts étaient rares et il fallait souvent
traverser à gué.
Enfin, les tours d'un château se profilèrent à l'horizon. Belmont. Marion aurait voulu continuer
avec eux, mais, en dépit de ses protestations, Dunstan resta inflexible. Les chemins étaient
vraiment trop détestables — surtout dans l'état où elle se trouvait.
Il y avait une autre raison à un tel refus — non formulée celle-là. La réputation de l'héritière
des Fitzhugh. Aucun des fils du comte de Worthington ne souhaitait voir Marion exposée aux
colères de cette furie. Ne disait-on pas qu'elle jurait comme une forcenée et n'hésitait pas, au
besoin, à jouer du poignard ?
Geoffrey grimaça. Bientôt, ce serait son lot quotidien.
Après une nuit de repos à l'abri des remparts de la forteresse de l'aîné des Burgh, les six frères
et leur suite se remirent en route. Ils traversèrent deux ou trois villages prospères et paisibles,
puis, d'un seul coup, le paysage se transforma. Les prés et les garets cédèrent la place aux
mauvaises pâtures envahies par les joncs et les chaumières aux masures en ruine. La pauvreté
était partout, presque aussi omniprésente que la boue. Des vaches faméliques, des hameaux à
demi abandonnés et des serfs en haillons qui tremblaient et s'enfuyaient devant les hommes
d'armes.
En découvrant l'horrible dénuement de ses futurs sujets, Geoffrey grimaça et une sourde
colère monta en lui. Comment un seigneur avait-il pu traiter ses gens de cette façon? A
l'évidence, le baron de Fitzhugh avait dépensé tout son argent pour guerroyer et n'avait rien
fait pour améliorer le sort de ses paysans. Au fur et à mesure qu'il avançait vers sa future
demeure, Geoffrey sentit son mépris grandir pour le père de sa « fiancée ». Un maître dur et
cruel qui avait tout sacrifié à sa folle ambition.
Aucun de ses frères n'avait émis le moindre commentaire, mais leurs regards étaient déjà
assez éloquents. Dunstan était le seul à être resté imperturbable. Pour lui, la misère était un
spectacle familier, car ses domaines avaient été eux aussi en piteux état lorsque le roi les lui
avait confiés.
Son impassibilité réconforta Geoffrey et le rendit plus proche de son aîné. Le Loup de
Belmont. Sa vaillance au combat lui avait valu ce surnom, mais dans la paix, l'homme de
guerre avait su se métamorphoser en gestionnaire avisé. Maintenant, ses coffres étaient pleins
et tous ses gens mangeaient à leur faim.
Un aîné qui, bientôt, serait également son suzerain. En cas de besoin, il pourrait compter sur
lui.
Malheureusement, c'était le seul coin de ciel bleu dans la grisaille de son avenir. Enfin,
l'ouvrage n'allait pas lui manquer : Fitzhugh avait laissé ses domaines à l'abandon et il lui
faudrait du temps pour tout réparer et rebâtir.
Il leva les yeux et des tours se profilèrent au milieu des arbres. Ils étaient arrivés.
Tandis qu'ils franchissaient l'enceinte extérieure du château, Geoffrey jeta un bref coup d'œil
aux écuries et aux bâtiments de service qui se serraient frileusement autour de la basse-cour.
Les toitures creusaient dangereusement et les portes — quand il y en avait —n'étaient que des
mauvaises planches mal assemblées et vermoulues. A l'intérieur, le spectacle ne devait pas
être plus édifiant. Il allait devoir entreprendre des travaux — au plus vite — et des
agrandissements pour loger ses hommes et ses chevaux.
En découvrant le logis seigneurial, il ne put réprimer un soupir de soulagement. Il était plus
vaste qu'il l'avait imaginé. Heureusement, car, après avoir vécu à Worthington, il n'aurait pas
supporté de devoir prendre ses quartiers dans un bouge bas de plafond et encombré de
domestiques et de soldats. Une autre enceinte délimitait une cour intérieure et protégeait
l'accès au logis. Une enceinte dont il décela tout de suite les faiblesses. En homme de guerre
averti, il imagina les contreforts et les tours qu'il allait rajouter. En ces temps incertains, une
bonne muraille était encore le meilleur garant contre les coups de main des voisins ambitieux
et des bandes de pillards.
Quand ils mirent pied à terre, un petit homme au visage chafouin et aux yeux mobiles se
précipita à leur rencontre. Il se présenta comme étant le régisseur du château, mais ses
courbettes et son obséquiosité ne suffirent pas à masquer l'absence de sa maîtresse. L'héritière
des Fitzhugh aurait dû sortir en personne pour les accueillir. C'était la moindre des courtoisies.
Que diable, le baron de Belmont et ses frères n'étaient pas de vulgaires colporteurs, mais des
visiteurs de marque !
Elle ne les attendait pas non plus dans la grande salle. Une salle spacieuse, mais dont la
propreté laissait à désirer. Quant à l'odeur... Pendant les mois d'hiver, les portes et les fenêtres
restaient closes et la promiscuité, combinée avec la chaleur, entraînait des fermentations pour
le moins désagréables. Des nattes de jonc effrangées recouvraient le sol et des taches de suie
et de graisse maculaient les murs. Geoffrey avait grandi au milieu d'hommes qui, pour la
plupart, se lavaient rarement, mais l'arrivée de Marion avait eu une influence bénéfique et,
même après son départ, les serviteurs du comte de Worthington avaient gardé les habitudes
qu'elle avait su leur donner.
La vue de cette salle sordide ne fit rien pour améliorer son opinion à l'égard de l'héritière des
Fitzhugh. Avec une femme dans la maison, un tel laisser-aller était incompréhensible. Quelle
sorte de châtelaine était-elle donc? N'avait-elle aucune autorité sur ses domestiques? N'était-
elle pas dégoûtée de vivre dans une telle porcherie ?
Les questions se bousculaient dans son esprit. Lui arrivait-il au moins de prendre un bain de
temps à autre ? Une vision hideuse passa fugitivement dans son esprit : une sorte de dragon,
armé de pied en cap, avec des cheveux graisseux, des dents gâtées et un rictus de sorcière. Il
ne connaissait même pas son âge !
Geoffrey frissonna et se raidit.
Où était-elle?
Il jeta un coup d'oeil circulaire et se rendit compte que ses frères le regardaient. En qualité de
futur maître des lieux, il lui revenait de prendre la situation en main. La sensation était
nouvelle. Jusqu'à présent, il était toujours resté dans l'ombre de son père et de ses aînés.
Naturellement, s'il n'avait pas eu l'occasion de se mettre en avant, ce n'était pas à cause de son
ignorance ou de son manque de caractère. La gestion d'un domaine n'avait aucun secret pour
lui et son caractère était aussi affirmé que celui de ses frères — avec, en plus, une grande
capacité à se maîtriser et à garder son sang-froid.
Il fit un pas en avant et s'adressa au régisseur d'une voix impérieuse.
— Apporte-nous de la bière, maraud ! Pour moi et pour les gens de ma suite. Ensuite, tu iras
annoncer à ta maîtresse que nous sommes là.
— Je vais aller faire quérir tout de suite des rafraîchissements, messire, déclara l'homme en
reculant et en multipliant ses courbettes serviles. Mais... Lady Fitzhugh... n'est pas visible
pour le moment Elle m'a mandé de vous dire de revenir plus tard. Un autre jour.
Geoffrey serra les dents. L'insulte était manifeste. Sa future épouse avait pris le parti délibéré
de l'offenser. Il jeta un bref coup d'œil à ses frères. Tout comme lui, ils étaient choqués par un
pareil affront. Les yeux de Simon s'étaient dangereusement rétrécis et le visage de Dunstan
s'était durci. L'un et l'autre, ils étaient prêts à bondir. Quant à Stephen, il avait posé la main
avec nonchalance sur la poignée de son glaive et la lueur insolente qui brillait dans son regard
ne présageait rien de bon.
Une épée sortit à demi de son fourreau et il s'interposa avec précipitation entre ses frères et le
régisseur. Le malheureux n'était pour rien dans cette affaire.
— Où est-elle ? questionna-t-il en fronçant les sourcils.
Le régisseur tourna la tête vers l'escalier, puis vers les chevaliers en cotte de mailles qui
entouraient Geoffrey. Apparemment, sa maîtresse lui inspirait une terreur au moins égale à
celle que lui inspiraient ses visiteurs, ce qui n'était pas de très bon augure pour le bonheur
futur de Geoffrey.
— Dans sa chambre? suggéra-t-il d'un ton faussement jovial. Serait-elle timide ? Je vais
monter la voir et tenter de la convaincre de se joindre à nous.
— Tu ne devrais pas y aller tout seul, le mit en garde Simon. Elle est capable de t'accueillir
avec un carreau d'arbalète.
La même pensée avait traversé l'esprit de Geoffrey, mais il n'avait pas l'intention de traiter sa
future épouse comme une criminelle. Du moins, pas avant de l'avoir vue et de s'être fait une
opinion à son égard. Et puis, il était chez lui et devait montrer qu'il n'avait pas peur. Il ignora
donc la mise en garde de son frère et fit un nouveau pas en direction du régisseur.
— Ta maîtresse a une chambre particulière, n'est-ce pas?
— Oui, messire, la petite porte à droite, au premier étage, répondit l'homme d'une voix
tremblante.
La main sur la poignée de son glaive, Geoffrey traversa la grande salle et gravit lentement les
marches de l'escalier. Il s'était trouvé souvent dans des situations beaucoup plus dangereuses,
mais il était trop prudent pour ne pas envisager un éventuel guet-apens. La diablesse était
sûrement armée et son manque de civilité était une preuve évidente de son peu
d'empressement à obéir au décret royal.
Il n'avait pas oublié la fin tragique du premier mari d'Hélène Fitzhugh, mais, en même temps,
il se disait que les circonstances n'étaient en rien comparables. Walter Avery avait été une
brute et un fourbe. Un homme de sac et de corde qui avait seulement cherché à la dépouiller
de ses biens et de ses titres. Lui, il était un Burgh et aucune femme sensée ne pouvait mépriser
une alliance avec l'une des plus puissantes familles du royaume. Une femme sensée. N'était-ce
pas là, justement, la pierre d'achoppement? Hélène Fitzhugh avait-elle réellement toutes ses
facultés mentales ?
La réponse l'attendait en haut de ces marches de pierre. Un palier, une porte basse garnie de
clous en fer.
Geoffrey frappa. Un petit coup discret et poli. La réponse ne se fit pas attendre.
— Va-t'en!
Le cri avait été empreint d'une violence farouche. La voix était une voix de femme, rauque et
autoritaire. A l'évidence, l'héritière des Fitzhugh ne voulait être dérangée par personne. Et
surtout pas, sans doute, par le fiancé que le roi lui avait imposé. Geoffrey jugea plus sage de
ne pas révéler son identité et frappa de nouveau.
— Au large ! Laisse-moi en paix !
Cette fois-ci, la réplique avait été accompagnée par deux ou trois jurons fort peu féminins.
Geoffrey hésita un instant, puis il fit une troisième tentative. Avec un peu plus d'insistance.
— Je te préviens, Serle, tu mets ta vie en danger! Renvoie ces maudits bâtards, comme je te
l'ai ordonné, et cesse de m'importuner. Sinon, gare à toi.
Geoffrey sourit. Elle le prenait pour son régisseur. S'il persistait, elle ouvrirait le verrou —
pour rosser d'importance le maraud qui osait la déranger ainsi — et il en profiterait pour
entrer. Ainsi, il n'aurait pas besoin de briser la porte à coups de hache.
Il frappa.
Le cri se changea en rugissement de fureur. Puis, il y eut un déclic. C'était ce qu'attendait
Geoffrey. Il entra brusquement et referma le battant derrière lui d'un coup de talon. S'il devait
avoir une explication avec sa « fiancée », il préférait être seul avec elle.
Adossé à la porte, il prévenait toute tentative de fuite et pouvait contenir une attaque
éventuelle. Il regarda autour de lui et découvrit, non sans surprise, qu'il se trouvait dans une
sorte de réduit, à peine assez grand pour contenir un lit étroit et un coffre. Une châtelaine ne
pouvait pas habiter dans un appartement aussi modeste ! Etait-ce la chambre de sa camériste ?
Oui, et, sans nul doute, c'était elle qui était devant lui.
La jeune femme portait une robe de laine brune, simple mais d'assez bonne qualité, ce qui le
renforça dans son idée qu'elle était une suivante ou une dame de compagnie. Mais alors, où
était Hélène Fitzhugh? C'était bien elle qui lui avait répondu, pourtant !
— Où est ta maîtresse? questionna-t-il en fronçant les sourcils.
— Ma maîtresse? s'exclama-t-elle. Je n'en ai pas et je n'en aurai jamais ! Je suis la fille du
baron de Fitzhugh et je vous somme de sortir immédiatement de mes appartements, sinon...
D'un geste menaçant, elle posa la main sur la dague qui était passée dans sa ceinture, tandis
que Geoffrey restait immobile, comme hypnotisé.
Elle était grande pour une femme, mais elle n'avait rien d'un dragon. Elle avait même une
silhouette plutôt fragile et élancée. Il distinguait mal son visage, car il était en partie dissimulé
par une longue crinière sauvage qui retombait sur son corsage. Une crinière qui n'avait pas vu
de brosse depuis bien longtemps.
Tout en surveillant la dague du coin de l'œil, prêt à réagir au moindre mouvement intempestif,
Geoffrey poursuivit son inspection. La demoiselle avait les mains fines et les ongles propres.
Au moins, elle se lavait de temps à autre. Son regard remonta lentement et essaya de deviner
les traits du visage de la jeune femme à travers l'épaisse cascade de cheveux.
Elle rejeta brièvement la tête en arrière et il retint son souffle. Ce qu'il avait entrevu n'avait
rien de répugnant. Au contraire. L'héritière des Fitzhugh avait un visage plutôt... agréable. Ses
yeux étincelaient de fureur, mais à part cela, il n'y avait rien de barbare ou de féroce dans sa
personne. Elle avait un teint satiné et doré, un petit menton impertinent et une bouche bien
dessinée. A la regarder, jamais il ne l'aurait crue capable de proférer les horribles jurons dont
elle était en train de l'abreuver!
Le cœur de Geoffrey se mit à battre d'une façon désordonnée. Ces lèvres étaient si attirantes,
si... Il s'arracha à leur contemplation et secoua la tête avec incrédulité. Comment avait-elle pu
inspirer une telle peur, un tel dégoût ? Les rumeurs les plus folles avaient couru sur son
compte. A en croire ceux qui les colportaient, elle aurait été une créature infernale et
monstrueuse !
— Qui êtes-vous donc pour vous croire autorisé à me dévisager ainsi? cria-t-elle d'une voix
rageuse. Si ce sont les Burgh qui vous envoient, allez dire à cette bande de chacals d'aller au
diable, tous autant qu'ils sont !
— De loups, corrigea Geoffrey machinalement.
Il n'arrivait pas encore à en croire ses yeux. La virago qu'il avait imaginée s'était
métamorphosée en créature de rêve. Certes, il y avait ces cheveux... Mais au lieu de le
repousser, ils l'attiraient. Il avait envie de les démêler, de les laisser glisser entre ses doigts.
Hélène Fitzhugh le regarda fixement, comme s'il avait perdu la tête.
— L'emblème des Burgh est le loup, expliqua-t-il doucement. Pas le chacal.
Les yeux de la jeune femme se rétrécirent.
— Peu m'importe leur emblème ! Ce sont des chiens et je ne veux rien avoir de commun avec
eux. Va-t'en et dis-leur que je leur crache dessus !
Geoffrey sourit.
— Ce serait très imprudent, my lady, car certains d'entre eux sont d'une nature assez violente.
Allons, soyez raisonnable. Honorez-les de votre présence et ils vous laisseront en paix.
— En paix ! répéta-t-elle avec amertume. Je ne serai en paix que lorsqu'ils seront repartis.
— Dès le mariage célébré, ils s'en iront, affirma-t-il. Je vous le promets.
C'était vrai. Il avait hâte, lui aussi, de voir s'éloigner ses frères et leurs hommes d'armes. Le
roi lui avait donné le fief des Fitzhugh en apanage et il voulait en prendre possession tout seul,
sans l'aide de personne.
— Quel mariage? questionna-t-elle avec ironie. Je ne me marierai avec personne et sûrement
pas avec un Burgh !
Sa réplique piqua profondément Geoffrey.
— Suis-je donc tellement repoussant?
Il aurait dû se moquer de l'opinion d'une créature aussi volatile, mais, étrangement, son cœur
s'était arrêté de battre.
Ah, si seulement il avait eu la langue déliée et le charme naturel de Stephen ! Jusqu'à présent,
ses expériences amoureuses s'étaient limitées à de brèves rencontres avec des servantes et, à
son grand dam, il était aussi ignorant qu'un nouveau-né dans l'art de cajoler et de courtiser une
femme.
L'héritière des Fitzhugh ouvrit la bouche et ses yeux s'élargirent de stupéfaction.
— Vous? Vous êtes un Burgh?
— Geoffrey de Burgh, se présenta-t-il en s'inclinant. Le roi m'a désigné pour être votre époux.
Hélène Fitzhugh proféra un chapelet de jurons dont même Simon aurait rougi.
— J'aurais dû m'en douter à la façon dont vous avez forcé ma porte ! Tous les Burgh sont des
fourbes et des traîtres !
Elle poussa un grognement farouche et tira à demi sa longue dague. Un rictus maléfique s'était
formé sur ses lèvres. Son visage angélique avait-il été seulement une façade ? Une façade qui
dissimulait une âme noire et cruelle, comme le prétendait la rumeur? Il n'aurait pas dû se
laisser abuser. Ne l'avait-on pas assez mis en garde? Sa «fiancée» n'était pas une créature
ordinaire. C'était une fille du diable.
— J'ai déjà été mariée, murmura-t-elle en faisant étinceler la lame de sa dague. On a dû vous
le conter, n'est-ce pas ? Ce chien de Walter Avery n'a pas profité longtemps de notre hymen.
Auriez-vous envie de subir le même sort?
Geoffrey soupira et secoua la tête. Il avait espéré en appeler à sa raison, mais, apparemment,
elle était rebelle à toute logique.
— A quoi cela vous servirait-il de me tuer? Il y en a cinq autres en bas prêts à prendre ma
place. Ordre du roi. Allons, résignez-vous, comme je me suis résigné.
Au lieu de l'apaiser, ces paroles enflammèrent encore plus la jeune femme.
— Me résigner ? Jamais ! Vous êtes prévenu, messire de Burgh! Epousez-moi et vous vous en
repentirez. Je vous le promets.
Sur cette ultime menace, elle le bouscula et sortit de la chambre comme un ouragan. Geoffrey
ferma brièvement les yeux. Il était épuisé. Il avait l'impression d'avoir livré un combat contre
toute une armée.
Et il ne l'avait même pas encore épousée !
Pendant combien de temps supporterait-il ses injures et ses menaces? Il était patient, certes,
mais de là à vivre jour et nuit avec un pareil démon...
Essaierait-elle vraiment de le tuer?
Il inspira profondément et la suivit du regard, fasciné par le balancement de son incroyable
crinière. Des cheveux dans lesquels un homme pourrait se perdre... Brusquement, il jura et se
redressa. A quoi pensait-il ? Cette fille était une meurtrière, une forcenée, pas une douce et
pure jouvencelle à qui l'on pouvait impunément conter fleurette.
Pourtant, la propreté Spartiate de sa chambre et sa fragilité ne correspondaient guère à sa
réputation. Et puis, il y avait ses yeux. Des yeux si grands, si lumineux...
Il les avait seulement entraperçus. Cela avait été tellement ténu, tellement fugitif.
Il réfléchit un instant, les sourcils froncés, puis il haussa les épaules et descendit l'escalier
derrière elle.
Même si elle était capable de se défendre, il valait mieux ne pas la laisser seule avec les loups
qui l'attendaient dans la grande salle. Simon, Stephen ou même Dunstan n'étaient pas du genre
à tolérer pendant longtemps ses avanies — dans son emportement, elle serait capable de leur
cracher au visage !
Chapitre 2
Hélène Fitzhugh s'était jetée dans l'escalier avec une seule idée en tête : fuir, échapper à
Geoffrey de Burgh. Elle n'était pas dupe de sa courtoisie et de ses belles paroles — même si
jamais personne d'autre ne l'avait traitée avec autant de déférence. C'était un homme et cela
lui suffisait. Tous les hommes étaient des brutes et des fourbes.
Son prétendu fiancé était même le spécimen le plus impressionnant de tous les représentants
de son sexe qu'elle eut jamais rencontrés, se dit-elle en avalant avec peine. Son père et Walter
Avery avaient été des gaillards solides et larges d'épaules, mais à côté de lui, ils auraient eu
l'air de nabots.
Qu'ils aillent tous au diable! Les Burgh, le roi et leurs pareils. Elle n'avait jamais cessé de se
battre contre eux et maintenant, alors qu'elle avait enfin recouvré sa liberté, ils prétendaient de
nouveau la courber sous leur joug ! Jamais elle ne se plierait à leurs odieuses exigences ! jura-
t-elle. Jamais !
Naturellement, elle avait été prévenue de l'arrivée des Burgh. Espérant les décourager, elle
s'était enfermée dans sa chambre — mais sans se faire trop d'illusions. Ils n'étaient pas du
genre à se laisser aussi facilement détourner de leur but. Son père l'avait appris à ses dépens.
Cependant, elle n'aurait guère pu imaginer son fiancé venant lui-même à sa porte. Walter
Avery aurait envoyé deux de ses hommes la chercher et, après avoir enfoncé sa porte à coups
de hache, ils l'auraient traînée de force dans la grande salle.
Il avait frappé si discrètement. Presque timidement ! Une ruse pour l'amener à ouvrir sa porte,
bien sûr. Et elle s'y était laissé prendre!
Elle battit des paupières et chassa résolument les pensées troublantes que lui inspirait l'étrange
conduite de Geoffrey de Burgh. Son premier plan avait échoué, mais elle n'avait pas encore
dit son dernier mot. Quand elle en aurait fini avec eux, ils regretteraient d'être venus et
n'auraient plus qu'un seul désir : partir et ne plus jamais remettre les pieds chez elle.
Elle entra dans la grande salle avec détermination, mais s'arrêta net devant le spectacle qui
s'offrait à ses yeux. Seigneur Dieu, combien étaient-ils? Cinq, six... Et, sans erreur possible,
ils étaient tous frères ou cousins de l'autre, son « fiancé ». Six géants, six chevaliers armés de
pied en cap. Leurs regards se tournèrent vers elle et l'examinèrent avec un mélange de
curiosité et de répulsion.
Aussitôt ses joues s'enflammèrent.
— Qu'avez-vous donc à me dévisager ainsi? cria-t-elle d'une voix suraiguë. Allez-vous-en et
emmenez votre frère avec vous ! Il n'y aura pas de mariage, ni aujourd'hui, ni jamais !
Pour ponctuer sa tirade, elle cracha par terre et s'amusa de leur stupéfaction. Une femme qui
jure et qui crache. Quel scandale !
Mais, presque aussitôt, ils se reprirent et firent front d'un air menaçant. Le plus grand de ces
Burgh avait l'air d'une véritable brute et, l'espace d'un instant, elle se demanda s'il n'allait pas
se jeter sur elle et lui transpercer le corps avec son glaive. Néanmoins, elle ne recula pas d'un
pouce et soutint son regard. Le danger était partout. Elle avait appris à l'accepter et à s'en
accommoder. Si elle devait mourir, elle mourrait la tête haute, face à ses ennemis. Et elle se
battrait ! Ils ne la connaissaient pas encore. Elle avait appris à se servir de sa dague et si l'un
d'entre eux osait l'attaquer...
Au même instant, une main gantée de fer se posa sur son bras et elle frissonna
involontairement.
Son « fiancé ». Elle l'avait presque oublié.
D'un mouvement brusque, elle se dégagea et tira sa dague, mais, à sa grande surprise,
Geoffrey de Burgh ignora la menace et se tourna vers la grande brute.
— Lady Fitzhugh, permettez-moi de vous présenter mon frère aîné, Dunstan, baron de
Belmont.
Le chevalier fit un pas en avant. Ainsi, c'était lui le Loup de Belmont! Hélène lui jeta un
regard noir. L'ennemi juré de sa famille ! Son père avait guerroyé pendant des années contre
lui et l'avait même fait prisonnier, avant d'être finalement vaincu et tué.
Il s'inclina mais, à son expression, elle devina qu'il faisait un effort sur lui-même pour être
poli.
— Mes hommages, gente dame.
Sa voix avait été un peu grinçante.
Hélène battit des paupières. Que signifiait cette comédie ? Elle jeta un coup d'œil à Geoffrey,
mais son visage était impénétrable.
Elle fît un pas en arrière et rassembla ses forces pour livrer un nouvel assaut. Ils n'avaient pas
encore compris qu'ils n'étaient pas les bienvenus? A Dieu ne plaise, elle allait le leur faire
savoir!
— Peu me chaut de savoir qui vous êtes ! s'écria-t-elle avec violence, après leur avoir décoché
un chapelet de jurons. Emmenez vos frères avec vous et quittez ma demeure, tous autant que
vous êtes ! Il n'y a pas de place ici pour une bande de bâtards et d'ignobles charognards !
Allez au diable et...
Le Loup de Belmont grommela et fit un pas en avant, comme s'il s'apprêtait à la frapper, mais
un mot de Geoffrey suffit à l'arrêter.
— Dunstan, je t'en prie... Ma fiancée est un peu indisposée et il faut lui pardonner ses écarts
de langage.
Un peu indisposée !
Hélène se retourna vers lui, la bouche ouverte. Elle venait de les insulter grossièrement et il
exhortait son frère à l'indulgence !
Les yeux étincelant de rage, elle les injuria de nouveau, mais ils ne bougèrent pas d'un pouce
et un sentiment de panique commença à s'insinuer en elle.
C'était à cause de ce maudit décret royal ! Ils étaient prêts à supporter tous les affronts, toutes
les avanies, dans le seul but de mettre la main sur ses biens. Jamais elle ne comprendrait
pourquoi quelques arpents de mauvaise terre et un château en ruine pouvaient intéresser une
famille aussi puissante que les Burgh! L'avidité des hommes... Ils n'en avaient jamais assez.
Des rapaces. Même repus, ils étaient capables de se battre et de s'entredéchirer pour la
possession d'une carcasse pourrie.
— Comme vous ne semblez guère avoir envie de lier connaissance avec mes frères, le mieux
serait de procéder tout de suite à la cérémonie, suggéra Geoffrey. Je vais faire appeler un
prêtre et lui demander de nous marier sur-le-champ. Ordre du roi.
Ignorant le flot de ses insultes, il s'avança vers elle et Hélène considéra avec incrédulité le
bras qu'il lui tendait. Elle ne se souvenait pas d'avoir jamais été traitée avec une pareille
courtoisie. Elle battit des paupières, l'esprit de nouveau plein de confusion, puis elle secoua la
tête.
Non ! Elle ne se laisserait pas duper par un leurre aussi grossier.
Ce Geoffrey appartenait à une catégorie de fourbes qu'elle n'avait encore jamais rencontrée,
mais qui n'en était pas moins dangereuse pour autant. Sa gentillesse et sa politesse n'étaient
pas gratuites. Elles avaient un but précis : endormir sa méfiance pour mieux la soumettre.
Brièvement, elle tourna la tête vers les autres et découvrit dans leurs regards une haine et une
violence mal contenues. Des sentiments avec lesquels elle se sentait plus à l'aise. Dommage.
Contre l'un d'entre eux, elle aurait mieux su se défendre. Les manières patelines de leur frère
la décontenançaient et l'empêchaient de donner toute sa mesure.
Geoffrey était toujours immobile, le bras tendu vers elle.
Pour quelle raison avait-il été désigné pour l'épouser? Les sourcils froncés, elle l'examina plus
attentivement. Des longs cheveux noirs et bouclés, des yeux profonds, pleins de chaleur et
d'intelligence, et un visage qui ressemblait à ceux de ses frères, mais avec plus de finesse et de
douceur.
Sans le moindre conteste, il était le plus séduisant du lot. Le plus séduisant? A cette pensée,
elle sursauta. Etait-ce cela leur plan? Avaient-ils décidé de l'ensorceler avec sa... beauté? Au
heu d'en rire, elle en conçut une sourde inquiétude. Personne ne lui avait jamais prêté des
sentiments féminins. Non, c'était absurde! Pour ces Burgh elle n'était pas une femme comme
les autres, mais seulement un obstacle à leur mainmise sur ses terres et sur ses gens.
— Pourquoi vous? questionna-t-elle à brûle-pourpoint.
Il sourit, découvrant ainsi des dents dont la blancheur l'hypnotisa.
— Nous avons tiré à la courte-paille, expliqua-t-il avec un haussement d'épaules.
Il n'y avait donc pas eu de complot, mais le soulagement d'Hélène fut de courte durée. Son
instinct lui disait que ce Burgh était le plus dangereux de toute la portée. Jamais elle ne s'était
sentie aussi impuissante, aussi désemparée. Les secondes passaient et il attendait patiemment,
le bras tendu vers elle.
Ses frères se tenaient derrière lui, prêts à le soutenir et à lui prêter main forte en cas de
nécessité. Si elle en jugeait à l'éclat qui brillait dans leurs regards, ils n'avaient rien de stupide.
Il était inutile de se leurrer. Ses menaces et ses injures ne parviendraient pas à les chasser —
sinon, ils seraient déjà partis.
Elle aussi, elle savait être obstinée, mais pour le moment, il lui fallait gagner du temps. Dès
qu'elle en aurait le loisir, elle échafauderait un nouveau plan. Les yeux des Burgh étaient
braqués sur elle. Lentement, elle remit sa dague dans son fourreau et posa la main sur le bras
de Geoffrey.
Pour la première fois de sa vie, elle avait les doigts qui tremblaient.
Assis sur une chaise à haut dossier, Geoffrey regardait sa future épouse qui allait et venait
comme une lionne en cage. Il avait l'impression d'être un alchimiste en train de surveiller
l'ébullition d'une dangereuse décoction. Allait-elle prendre feu, exploser, se métamorphoser
en dragon ?
La brusque soumission d'Hélène, Fitzhugh l'avait surpris et lui inspirait une méfiance
instinctive. La raison l'avait-elle emporté? Non. Il ne la pensait pas accessible à un
raisonnement logique. Si elle avait cédé, c'était seulement pour gagner du temps. Pour
chercher une échappatoire. Il était un homme patient, mais il avait hâte d'en avoir terminé
avec cette cérémonie. Malheureusement, un mariage exigeait la présence d'un prêtre et
l'homme de Dieu se faisait cruellement attendre.
Il y en avait un à Fitzhugh. Du moins, Serle l'avait affirmé. Un saint homme qui officiait soit à
l'église du village, soit dans la petite chapelle du château. Peut-être était-il allé visiter un
malade ou un mourant ? Il ne devrait plus tarder à rentrer, maintenant.
Rester calme. Surtout ne pas perdre son sang-froid. Tous les muscles de son corps étaient
tendus à se rompre. Le régisseur était parti depuis une éternité et ses frères, eux aussi,
commençaient à être nerveux.
Où diable pouvait bien se cacher ce maudit prêtre ?
La situation était déjà assez difficile sans ce contretemps imprévu. Brusquement, un soupçon
traversa l'esprit de Geoffrey et il jeta un coup d'œil en direction de sa future épouse. Elle lui
tournait le dos et regardait dans la cour par l'une des longues et étroites fenêtres à meneaux. Il
se leva et s'approcha d'elle silencieusement.
— Qu'avez-vous fait de lui? murmura-t-il tout près de son oreille.
En entendant le son de sa voix, elle sursauta et porta la main au pommeau de sa dague. Une
réaction de défense qui avait déjà le don de l'exaspérer. Un geste lui suffirait pour lui arracher
son arme, mais il préférait éviter une confrontation inutile.
Patience ! s'exhorta-t-il. Il fallait d'abord la mettre en confiance.
— De qui parlez-vous, messire? s'enquit-elle d'un ton agressif.
— Du prêtre. Que lui avez-vous fait?
Les joues d'Hélène Fitzhugh s'empourprèrent et ses yeux jetèrent des éclairs.
— Je ne lui ai rien fait ! Un tel soupçon est intolérable, espèce de...
Les jurons qu'elle proféra ensuite auraient fait rougir un charretier, mais Geoffrey resta
impassible.
— Si jamais je découvre que vous avez martyrisé un malheureux prêtre pour empêcher ce
mariage, je...
— Que ferez-vous donc? l'interrompit-elle d'une voix stridente. Vous me battrez? Vous me
tuerez? Vous me ferez jeter dans vos oubliettes ?
Geoffrey poussa un gémissement. L'accalmie avait été brève. Beaucoup trop brève.
— A votre place, je ne m'inquiéterais pas pour ce saint homme, mais plutôt pour vous-même.
Si vous vous obstinez à vouloir m'épouser, vous le regretterez ! Je vous le promets.
Simon se leva d'un bond et sortit son glaive de son fourreau, mais Dunstan l'arrêta d'un regard
impérieux.
Avant leur départ de Worthington, son père l'avait appelé pour lui faire ses recommandations.
Ils devaient laisser Geoffrey agir et ne pas intervenir. Sauf en cas de danger réel et immédiat.
Geoffrey se passa la main sur le front et grimaça. Ses tempes le lançaient douloureusement.
Cette furie était vraiment épuisante !
Son geste n'échappa pas à l'héritière des Fitzhugh.
— Auriez-vous des maux de tête, messire de Burgh? s'enquit-elle ironiquement. Laissez-moi
vous préparer une potion. Je connais les herbes médicinales et j'ai dans ma pharmacie tout ce
qu'il faut pour apaiser vos souffrances... définitivement.
— Je n'en doute pas, marmonna-t-il d'une voix grinçante.
Comment avait-il pu la trouver adorable? Derrière cette masse de cheveux, elle ressemblait à
une sorcière. Et, en plus, elle se vantait de son habileté à concocter des poisons ! Ce n'était pas
vrai. C'était un cauchemar ! Allait-il vraiment devoir se marier avec cette créature ?
Elle rit. Un rire démoniaque qui lui vrilla les tympans.
— Vous devriez fuir mon beau seigneur. Il est encore temps.
Geoffrey dut faire un terrible effort sur lui-même pour réussir à garder son calme.
— Je n'ai jamais essayé de me soustraire à mes obligations, répliqua-t-il gravement, mais, si
vous préférez l'un de mes frères, vous êtes libre de choisir. L'un d'entre eux vous agréerait-il
plus que moi ? Dunstan est déjà marié, mais tous les autres sont célibataires. Simon peut-être?
Une main de fer dans un gant de velours. Aucun chevalier ne lui a encore résisté. Lui, il
saurait vous mater. Quitte à vous enfermer dans votre donjon. Nicolas est peut-être un peu
jeune, mais, si vous aimez les hommes doux et tendre, il y a Robin. Un rêveur et un poète, il
vous composera des madrigaux. Et puis, il y a encore Reynold. Le sombre et ombrageux
Reynold. Derrière son noir regard, vous découvrirez une passion, une flamme...
— Non ! l'interrompit-elle avec un cri rauque. Je ne veux aucun d'entre eux. Et je ne veux pas
de vous non plus. Je vous hais !
Geoffrey se redressa de toute sa hauteur et croisa les bras sur son large torse.
— Moi aussi, je vous hais !
Il n'avait pas pu s'empêcher de hausser le ton. Elle était vraiment trop exaspérante ! Pourquoi
s'était-il laissé entraîner dans un dialogue aussi puéril ? Le roi lui avait ordonné de l'épouser et
il l'épouserait. En homme d'honneur, en chevalier et en sujet loyal et fidèle.
A cet instant, Serle rentra dans la grande salle. Enfin! Une lueur d'espoir brilla dans les yeux
de Geoffrey, mais elle s'éteignit presque aussitôt. Le régisseur était seul et il avait l'air plus
terrorisé que jamais.
— Où est le prêtre ? demanda Geoffrey. Série se tordit les mains.
— Nous ne l'avons pas trouvé, messire. Personne, ne sait où il est.
Geoffrey entendit les grondements sourds de ses frères, mais il les ignora et continua de
concentrer son attention sur le régisseur.
— Ne l'avait-on pas prévenu ? Ne savait-il pas qu'il allait devoir célébrer un mariage ?
— Si, messire. Il le savait, comme tout le monde au château. Nous ignorions seulement le jour
de votre arrivée. Mais il est parti. Selon la rumeur, il se serait retiré à l'écart du village, pour
jeûner et prier.
Geoffrey le considéra avec stupéfaction. Que signifiait cette folie? Aucun homme sensé ne
bravait les solitudes glacées de la forêt au milieu de l'hiver! N'avait-il donc pas peur des loups
et des brigands?
— Personne ne sait où il est allé?
Serle secoua la tête et recula craintivement. Avait-il peur d'être frappé ? Son ancien maître
avait dû le battre à la moindre incartade — ou même sans raison. Décidément, Fitzhugh lui
avait laissé un lourd héritage. Des bâtiments en ruine, des caisses vides, des gens terrorisés...
Sans parler de sa fille.
C'était le sang de cet odieux tyran qui coulait dans les veines de sa future épouse. Par le
Christ, cette furie était capable de tout. Aussi bien, le saint homme était parti seulement pour
échapper à ses menaces et à ses insultes.
Cette affaire avait déjà trop duré. Il allait lui falloir dépêcher une escouade à la recherche du
chapelain. Il pourrait la commander lui-même, certes, mais il craignait de laisser ses frères
seuls avec sa future épouse. Ils étaient d'un tempérament trop ombrageux pour supporter sans
réagir les insultes d'Hélène Fitzhugh.
En dépit de ses réserves et de ses appréhensions, Geoffrey n'avait aucune envie de retrouver
sa fiancée baignant dans une mare de sang. Ce serait un scandale indigne des Burgh. En outre,
il tenait à ce mariage. Pour des raisons auxquelles il n'avait pas envie de réfléchir. Pas pour le
moment, du moins.
A qui pourrait-il confier le commandement de cette escouade? A Dunstan? Non, son frère
aîné allait être bientôt son suzerain et il ne pouvait guère lui demander un tel service. Simon,
alors. Pour une expédition de ce genre, il serait aussi efficace, sinon plus que Dunstan. Et lui,
au moins, il ne s'embarrasserait pas de manières s'il rencontrait la moindre résistance ou
même seulement de la mauvaise volonté. Gare au vilain qui refuserait de l'aider!
— Simon, voudrais-tu prendre quelques hommes avec toi et partir à la recherche de ce prêtre?
Aucune expédition ne rebutait jamais le puîné des Burgh, mais au lieu de répondre, il jeta un
regard noir et accusateur à l'héritière des Fitzhugh. Visiblement, il la soupçonnait d'avoir tué
le religieux et d'avoir fait disparaître son corps.
Geoffrey soupira. Les sentiments de ses frères à l'égard de sa future épouse étaient sans doute
justifiés, mais ce n'était pas le moment de provoquer un nouvel accès de rage.
D'une façon inattendue, ce fut Dunstan qui lui vint en aide.
— Emmène Morpeth avec toi, Simon. Il connaît bien la région et la forêt aux alentours. Et si,
malgré tout, ce chapelain reste introuvable, nous enverrons quérir Aldwin à Belmont, ajouta-t-
il avec un coup d'œil en direction d'Hélène Fitzhugh.
Si elle avait espéré pouvoir échapper ainsi à son destin, elle était prévenue. Il y avait d'autres
prêtres en ' Angleterre et ses manœuvres serviraient seulement à retarder l'inévitable
échéance.
— Bien, j'y vais, acquiesça Simon à contrecœur.
— Je viens avec toi, déclara Robin en se levant d'un bond. J'ai hâte de visiter le fief de
Geoffrey.
Hélène Fitzhugh eut un haut-le-corps, mais elle ne fit aucune remarque et Nicolas décida de
se joindre également à Simon et à Robin.
Dunstan hocha la tête.
— Bien, acquiesça-t-il, mais les autres restent ici.
Geoffrey se raidit involontairement. Son frère ne le croyait-il pas capable de tenir tête tout
seul à sa future épouse? Jusqu'à présent, ses paroles apaisantes et ses appels à la raison avaient
réussi là où leurs glaives n'auraient rien obtenu. Brusquement, il ressentit une vague
impatience à leur égard. Avaient-ils l'intention de le protéger indéfiniment? De dormir dans sa
chambre, au pied de son lit? Il n'était plus un enfant, que diable, et il était encore capable de se
défendre contre une simple femme !
— Pourquoi ? s'étonna-t-il. Plus il y aura d'hommes et plus vite les recherches seront
terminées.
Dunstan grimaça, mais soutint son regard.
— Il vaut mieux ne pas trop nous disperser, répondit-il. Un piège est toujours possible.
Un piège? Geoffrey se retourna lentement vers Hélène Fitzhugh. Les yeux de la jeune femme
étincelaient et il n'était pas besoin d'être fin psychologue pour deviner ses sentiments à leur
égard.
— Tu n'as pas confiance dans les soldats de ce château?
Dunstan secoua la tête.
— Je n'ai confiance en personne, Geoffrey. Et surtout pas dans les hommes de mon ancien
ennemi. Ils ont tous, ou presque, participé au guet-apens au cours duquel j'ai été fait
prisonnier. Après une telle expérience, tu comprendras sans doute ma prudence. Seuls les
chats ont neuf vies. Moi, je ne suis qu'un loup.
— La guerre est terminée, lui fit observer Geoffrey. Après la mort de son père, Hélène
Fitzhugh avait envoyé un émissaire à Belmont et avait renoncé expressément aux prétentions
de sa famille sur les terres de Dunstan. Depuis lors, la paix avait régné. En apparence du
moins. Et si cela n'avait été qu'un stratagème? Endormir l'ennemi et attendre un moment plus
favorable... La venue de tous les Burgh à Fitzhugh était une occasion inespérée. Comment
avait-il pu être aussi naïf? Il n'avait même pas songé à l'éventualité d'une embuscade !
Jamais il ne s'était senti aussi stupide. Il regarda ses frères et, les uns après les autres, ils
détournèrent la tête. Même Stephen. Ils y avaient tous pensé. Sauf lui, le clerc de la famille.
— Il n'y a probablement pas assez d'hommes en état de se battre pour nous menacer
réellement, le rassura Dunstan. Néanmoins, je préfère ne prendre aucun risque.
Geoffrey ravala avec peine son humiliation.
— Oui, bien sûr. Je comprends.
Dunstan avait appris à être vigilant — à ses dépens — et on ne pouvait guère lui reprocher
d'être trop méfiant. En outre, la façon dont ils avaient été accueillis et la disparition de ce
prêtre n'étaient pas de nature à apaiser ses inquiétudes.
Lentement, Geoffrey reporta son attention sur l'objet de tous leurs désagréments. Les yeux
d'Hélène étincelaient comme des escarboucles. Il s'avança vers elle et contint avec peine son
envie d'écarter brutalement le voile de cheveux derrière lequel elle dissimulait son visage.
— S'agit-il d'un stratagème? questionna-t-il assez bas pour ne pas être entendu de ses frères.
Auriez-vous encore des vues sur Belmont?
— Je n'ai jamais partagé la folie de mon père, répliqua-t-elle d'une voix sifflante. Je désire
seulement qu'on me laisse en paix.
— Dès que nous serons mariés, mes frères s'en iront et plus personne ne vous importunera. Je
vous le promets.
La jeune femme haussa les épaules avec dérision.
— Je ne suis pas dupe de vos mensonges, messire de Burgh.
Au lieu de se fâcher, Geoffrey sourit.
— Avant de me condamner, madame, attendez au moins la fin de la cérémonie. Vous verrez,
je n'ai rien d'un horrible tyran.
Hélène Fitzhugh le considéra avec stupéfaction. Elle avait mis sa parole en doute et il n'en
paraissait même pas offensé ! Décidément, ce Burgh était une énigme.
De son côté, Geoffrey suivit dans ses yeux le cheminement de ses pensées. Non, Dunstan se
trompait. Elle était impulsive, colérique et mal élevée, mais elle n'avait tramé aucune noire
machination à leur encontre. Il était prêt à le jurer.
— Dépêche-toi d'aller chercher ce prêtre, Simon! jeta-t-il par-dessus son épaule d'un ton
badin. Notre gentille hôtesse brûle de m'épouser.
Des tables à tréteaux avaient été dressées et les domestiques s'apprêtaient à servir le dîner,
lorsque l'escouade revint au château. Nicolas caracolait en tête de ses compagnons, le visage
tout excité.
— Nous l'avons trouvé ! Nous l'avons trouvé ! Il se cachait dans une grotte !
— Dans une grotte ? répéta Geoffrey avec incrédulité.
Comment un homme raisonnable pouvait-il abandonner la douce quiétude de sa maison pour
aller s'enfermer dans un trou humide et froid ? Décidément, les voies des serviteurs de Dieu
lui seraient toujours impénétrables. Enfin, une telle conduite n'avait rien d'extraordinaire. Il y
avait pire. Certains moines ne se flagellaient-ils pas jusqu'au sang pour mieux vivre la passion
du Christ ? Il y en avait même qui se mutilaient ou s'infligeaient les pires tortures. Des
sacrifices consentis pour la plus grande gloire de Dieu. Dans leur esprit, la chair était
seulement une dépouille impure et méprisable. Seule l'âme méritait d'être sauvée.
Mais n'avait-il pas accepté lui aussi de se sacrifier?
Eux, c'était pour Dieu. Lui, c'était pour le roi et pour sa famille. Il jeta un bref coup d'œil en
direction d'Hélène Fitzhugh. Réfugiée dans une encoignure de fenêtre, elle avait l'air d'une
bête traquée par une meute de chiens.
— Oui, dans une grotte, acquiesça Simon. Nous en avons trouvé plusieurs en lisière de la
forêt. Celle dans laquelle nous l'avons débusqué était surmontée par un éboulis en forme de
croix.
Il s'écarta et Geoffrey découvrit l'homme de Dieu, encadré par Robin et Nicolas. Une haute
silhouette décharnée, une robe de bure, des cheveux blancs, des yeux très pâles... Il avait plus
l'air d'un ermite que d'un prêtre séculier.
— Il nous a dit s'appeler Edred, ajouta Robin en considérant leur proie avec curiosité.
Geoffrey hocha la tête.
— C'est bien. Pardonnez-nous d'être allés troubler votre solitude, mon père, mais le service du
roi, comme le service de Dieu, a ses exigences. Si vous le permettez, je vais vous demander
de célébrer tout de suite la cérémonie. Nous sommes fatigués par le voyage et le dîner nous
attend.
— Quelle cérémonie, messire?
Etait-ce de l'insolence? Non, le visage du saint homme était parfaitement serein.
— Je veux parler de mon mariage avec votre maîtresse, expliqua Geoffrey en soupirant.
Le prêtre secoua la tête solennellement.
— Non, je refuse. Je ne peux pas célébrer un tel mariage.
Pendant quelques instants, un silence de mort régna dans la grande salle. Un silence auquel
succéda un grondement sourd. Comment? Ce maraud osait s'opposer à un ordre du roi? Simon
tira à demi son glaive et Reynold se signa, tandis que Stephen éclatait de rire. Un rire grêle et
nerveux d'adolescent. Ignorant les réactions de ses frères, Geoffrey fit un pas en avant.
— Je désire épouser Mlle Fitzhugh et vous allez nous unir, déclara-t-il lentement, en
détachant chacun de ses mots.
Les yeux d'Edred étaient d'un bleu très pâle, presque translucide. Les yeux fous d'un
fanatique.
— Vous avez eu connaissance de l'édit du roi, n'est-ce pas ? insista Geofffrey.
Le prêtre resta impassible.
— Je ne peux pas unir cette femme à un homme. Quel qu'il soit.
Intrigué, Geoffrey jeta un coup d'oeil en direction d'Hélène Fitzhugh. Elle souriait. Un sourire
d'une blancheur étincelante. Au moins, elle n'avait pas les dents gâtées, se dit-il en guise de
consolation.
— Pourquoi donc? s'enquit-il en reportant son attention sur Edred.
— Pourquoi ? Vous me demandez pourquoi ?
La voix stridente du prêtre résonna à travers la grande salle et la violence de son ton réduisit
au silence les frères de Geoffrey.
— Parce qu'elle est une émanation de Satan !
Geoffrey resta muet de stupeur et Edred poursuivit, le bras levé comme s'il était en chaire.
— De par leur naissance, toutes les femmes sont impures, mais celle-ci est pire que les autres!
C'est une créature du diable. Le dernier chevalier qui a eu la folie de la prendre pour femme
l'a appris à ses dépens. Voulez-vous, vous aussi, périr de sa main? Seule l'intervention de Dieu
pourrait encore détourner cette furie du péché et des flammes de l'enfer!
Interloqué par une pareille diatribe, Geoffrey jeta un nouveau coup d'œil à Hélène Fitzhugh.
Son expression était fermée et hostile, mais il n'y avait rien de triomphal dans son attitude. Au
contraire. Ce n'était donc pas une nouvelle manigance. D'ailleurs, il suffisait de regarder
Edred pour voir que personne ne lui avait dicté ses accusations.
Un illuminé. Comme s'il n'avait pas déjà assez d'ennuis! Dès qu'il en aurait l'occasion, il
remplacerait Edred, mais pour le moment il avait besoin de lui.
— Je comprends vos réserves, mon père, acquiesça-t-il, mais ce mariage a été ordonné par le
roi lui-même.
Dunstan fit un pas en avant et intervint d'une voix impatiente.
— Je suis le baron de Belmont, maraud, et je t'ordonne de procéder immédiatement à cette
cérémonie!
Edred pâlit. Il ouvrit la bouche pour protester, mais en voyant Dunstan poser la main sur le
pommeau de son glaive, il préféra se soumettre.
— Très bien, mais vous êtes prévenu. Ce mariage est maudit, comme le sera votre âme,
Geoffrey de Burgh, si jamais vous forniquez avec cette fille du diable !
Geoffrey était un homme respectueux des gens d'église et de la religion, mais là c'en était trop.
Il comprenait mieux maintenant pourquoi Hélène Fitzhugh avait le cœur plein de haine et de
ressentiment. Comment pourrait-elle avoir un caractère aimable après avoir grandi sous la
férule de ce prêtre et d'un père qui passait son temps à attaquer ses voisins et à terroriser ses
propres sujets?
D'un mouvement rapide, il saisit l'homme par le col de sa robe de bure et le souleva de terre.
— Je n'aime pas les oiseaux de mauvais augure et moi aussi j'ai un avertissement à te donner,
dit-il d'une voix sourde. Saint homme ou pas, je ne tolérerai pas plus longtemps tes injures
envers ma femme. Si tu en profères encore une seule, je te tranche la gorge. Tu m'as compris?
Edred roula des yeux affolés et avala avec peine.
— Oui... oui, messire, bredouilla-t-il d'une voix chevrotante.
— C'est bien. Maintenant, fais ton travail. Nous avons assez perdu de temps comme cela.
Il le relâcha sans douceur, puis se dirigea vers Hélène Fitzhugh qui le regardait fixement, l'air
ébahie. Visiblement elle ne l'aurait pas cru capable d'une pareille démonstration d'autorité.
Jamais encore il n'avait menacé un prêtre, mais sa future épouse avait droit à un minimum de
respect, surtout en sa présence. Il était le maître ici, désormais, et les choses allaient changer !
D'un geste impérieux, il donna le bras à la jeune femme et la conduisit devant le chapelain.
Après une ultime hésitation, Edred prit son missel et commença à ânonner les phrases
rituelles.
Tout en l'écoutant, Geoffrey sentit une fragrance douce et légèrement musquée envahir ses
narines.
Le parfum d'Hélène... Elle se lavait et se parfumait ! Il ne l'aurait jamais cru.
Son cœur se mit à battre plus vite. Il tourna légèrement la tête et laissa son regard se perdre
dans les cheveux de sa compagne. Il avait envie de les prendre dans ses mains, de les caresser,
de les laisser filer entre ses doigts. Ils étaient tellement longs, tellement fournis... Ah, si
seulement elle songeait à les démêler de temps à autre! Ils n'étaient pas vraiment auburn,
comme il l'avait d'abord pensé, mais parsemés de mèches claires et de mèches foncées, avec,
parfois, un peu de roux. Ils avaient l'air vivants. Malgré lui, il imagina l'héritière des Fitzhugh
en train de galoper sur la lande, sa crinière sauvage flottant dans le vent...
Brusquement, elle leva la tête et leurs yeux se croisèrent.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi? questionna-t-elle d'une voix sifflante, juste au moment
où Edred commençait à prononcer les paroles consacrées.
Dans la lumière vacillante des torches, les traits du visage de la jeune femme se déformèrent
et prirent une apparence voilée, presque fantomatique. Etait-elle vraiment une créature du
diable, comme on le prétendait?
Edred ne se laissa pas distraire par l'interruption et poursuivit d'un ton monocorde. Un silence
irréel avait envahi la grande salle. Derrière Geoffrey, ses frères étaient aussi immobiles que
des statues.
Etaient-ils impressionnés par l'atmosphère qui régnait autour d'eux ? La pénombre, les murs
noirs de suie, la haute silhouette décharnée du prêtre et surtout sa voix. Une voix d'outre-
tombe.
Par le sang du Christ, ils assistaient à un mariage, pas à un enterrement ou à une messe noire !
En voyant Dunstan se signer furtivement, Geoffrey retint avec peine un cri d'exaspération.
Il n'était pas superstitieux, mais, tout de même, ce n'était pas un très bon présage pour sa nuit
de noces !
Chapitre 3
Comme Hélène l'avait prévu, la soirée avait passé trop vite. Elle avait bu un peu de vin mais,
au lieu d'apaiser ses nerfs, l'alcool lui avait donné des nausées. Maintenant que la cérémonie
était terminée, elle ne pouvait rien faire, hormis attendre et regarder.
Autour de la longue table à tréteaux, les Burgh continuaient de rire et de bavarder. Dans
l'espoir de les enivrer, elle avait ouvert généreusement sa cave, mais ils avaient bu avec une
surprenante modération.
Fugitivement, elle revit son père et ses hommes festoyer autour de cette même table. Leurs
cris avinés résonnaient encore dans ses oreilles. Us chantaient à tue-tête, lutinaient les
servantes quand elles passaient à portée de leurs grosses mains, puis roulaient par terre et
ronflaient à même le sol jusqu'au lendemain matin.
Tous les soudards ne se conduisaient-ils pas ainsi ?
Non, pas les Burgh.
Etait-ce de la méfiance? Craignaient-ils un guet-apens ? Visiblement, ils étaient sur leurs
gardes, surtout le Loup de Belmont. Plusieurs fois, Hélène avait surpris son regard posé sur
elle. Un regard chargé de haine et de menace.
Néanmoins, il n'avait pas exprimé ouvertement son hostilité à son égard. Grâce à Geoffrey.
L'avertissement de son « mari » à Edred avait été clair et net : dorénavant, il ne tolérerait pas
que quiconque la vilipende en sa présence. Une telle sollicitude aurait amusé Hélène, si elle
n'avait pas été aussi impressionnée par la promptitude et la violence de sa réaction. Ses belles
manières et sa voix douce et grave étaient un leurre. Derrière le chevalier courtois et poli, il y
avait un fauve prêt à tout pour obtenir l'objet de sa convoitise.
Oui, mais un fauve intelligent. N'avait-il pas cherché délibérément à lui embrouiller l'esprit?
En prenant sa défense, en la traitant avec déférence, en la taquinant...
A cette pensée, elle rougit. Elle avait failli être abusée par son sourire et par le pétillement
moqueur de ses prunelles. Maintenant, elle était prévenue et elle saurait s'armer contre son...
charme.
Une moue méprisante se forma sur ses lèvres. Jamais encore aucun homme n'avait essayé de
tels artifices avec elle ! Cela marchait peut-être avec les filles qu'il avait l'habitude de
courtiser, mais elle, elle était insensible à toutes ces niaiseries dont la plupart des femmes
étaient si friandes.
D'un brusque mouvement de colère, elle donna un coup de pied à un tabouret et l'envoya
rouler au milieu de la grande salle.
— Prends cela dans les gencives, Geoffrey de Burgh, murmura-t-elle rageusement. Et c'est
seulement un acompte !
— Milady !
Hélène leva les yeux et réprima avec peine un éclat de rire en voyant le régisseur de son père
danser autour du tabouret. Serle n'était pas très âgé, mais son crâne chauve et les rides de son
visage lui donnaient l'air d'un vieillard. De petite taille et plutôt malingre, il avait ce regard
sournois qui était la marque de presque tous les serviteurs du défunt baron de Fitzhugh.
Hélène l'aurait congédié depuis longtemps si elle n'avait pas été aussi fâchée avec les chiffres
et avec les comptes. La conscience de ses propres lacunes avait le don de la mettre en colère
— presque autant que la vue de ce coquin.
— Que veux-tu, maraud? questionna-t-elle sèchement.
Le régisseur haussa les sourcils. Avec le père, il avait courbé l'échine et supporté toutes les
avanies, mais il acceptait beaucoup moins facilement les sautes d'humeur de la fille. D'autant
moins que ses basses flatteries n'avaient pas autant de prise sur elle.
— Je voulais vous parler, murmura-t-il avec une feinte humilité. Vous... vous supplier de faire
un effort pour vous tenir convenablement.
Hélène s'empourpra et lui lança un regard furibond. Cet avorton avait le front de lui faire des
remontrances !
— Je... c'était seulement pour votre bien, bredouilla-t-il en reculant. J'ai servi votre père
pendant plus de dix ans et pour moi, vous serez toujours la seule maîtresse de ce château.
Hélène ne fut pas dupe de ses protestations de fidélité. Elles étaient dictées uniquement par sa
peur d'être chassé par son nouveau seigneur.
— Vraiment? s'enquit-elle avec un éclat de rire moqueur. Quelle sollicitude !
Le régisseur battit des paupières.
— Pour l'amour de Dieu, essayez d'être raisonnable, milady. Geoffrey de Burgh n'est pas
Walter Avery. Il a des amis, une famille puissante et la faveur du roi.
Hélène grimaça. Depuis l'arrivée de ce funeste édit, elle n'avait pas cessé d'y songer. Si elle
tuait Geoffrey de Burgh, il n'y aurait pas de clémence royale. Et il ne lui avait pas été possible
non plus de refuser cette union absurde. C'était cela ou être dépossédée de tous ses biens et
jetée dans un couvent. Maintenant comment allait-elle pouvoir tenir son serment ? Sur le
corps encore chaud de Walter Avery, elle avait juré qu'elle ne serait jamais plus le jouet d'un
homme. Elle préférait encore mourir. Tandis qu'elle tournait et retournait l'affreux dilemme
dans sa tête, elle sentit peser sur elle le regard de Série. Ce foutriquet essayait de deviner ses
pensées ! Elle se redressa d'un mouvement brusque et lui décocha un regard furibond.
— Va-t'en ! Disparais, coquin ! cria-t-elle en posant la main sur sa dague. Sinon...
Serle s'inclina et battit en retraite, mais, au même instant, Hélène sentit une autre présence à
côté d'elle. Elle se figea, paralysée par une sensation de chaleur et de force. Comment, par sa
simple présence, Geoffrey de Burgh parvenait-il à irradier une telle puissance? C'était un
mystère. Il était un mystère, une entité dangereuse et imprévisible dont elle devait se garder
par tous les moyens.
— Y a-t-il un problème, Hélène? questionna-t-il à voix basse.
Elle cligna des yeux, irritée par sa façon de prononcer son prénom. Depuis la mort de sa mère,
personne ne l'avait prononcé ainsi. Elle grimaça et sa main se crispa sur sa dague.
— Ce n'est pas votre affaire! répliqua-t-elle d'un ton agressif.
Une lueur brilla dans les yeux de Geoffrey de Burgh, comme s'il songeait à contester une telle
prétention. Il était son mari et les hommes aimaient affirmer leur pouvoir. Selon la loi, n'était-
il pas désormais son seigneur et maître? Mais au lieu de cela, il se contenta de soupirer. Un
soupir empreint de lassitude. Avait-il de nouveau mal à la tête? se demanda-t-elle avec une
joie mauvaise.
— Il est temps de nous retirer, Hélène, dit-il simplement.
Le sourire de la jeune femme se changea en un rictus sarcastique.
— Si vous êtes fatigué, rien ne vous empêche d'aller vous coucher, répliqua-t-elle. Moi, je
reste ici.
— Non.
Hélène le considéra avec surprise, puis, avant qu'elle ait eu le temps de trouver une réplique, il
se pencha vers elle.
— Nous allons monter poursuivre cette discussion dans votre chambre, dit-il d'une voix
étrangement chaude. Hors de portée des oreilles indiscrètes. L'un et l'autre, nous avons intérêt
à faire comme si ce mariage était un vrai mariage.
La jeune femme hésita. Ses arguments étaient raisonnables, mais elle avait trop d'instinct de
conservation pour ne pas se méfier. Il se redressa et elle dut pencher la tête en arrière pour
continuer de le regarder en face. Il n'avait pas la carrure du Loup de Belmont ou de Simon,
mais il était très grand et bien découplé. A mains nues, elle n'avait aucune chance contre lui.
Nerveusement, elle caressa sa dague — pour se rassurer. Autour d'eux, les conversations
s'étaient tues et les domestiques retenaient leur souffle. Assis autour de la table, les frères de
Geoffrey regardaient la scène, prêts à bondir au moindre geste de menace.
— Bien, allons-y alors !
Il valait mieux céder, au moins en apparence. S'il lui fallait se défendre, ce serait plus facile
hors de la vue des autres.
— D'abord, donnez-moi votre dague, Hélène. Vous n'en avez pas besoin avec moi.
Il avait parlé très doucement, d'une voix caressante et persuasive — comme si elle était un
animal sauvage ou un cheval craintif, mais, au lieu de se laisser dompter, la jeune femme lui
rit au nez.
— Votre dague, insista-t-il.
Il tendit la main, paume vers le haut, et elle ressentit une envie brutale de la lacérer. Effrayée
par la violence de sa propre réaction, elle frissonna et ses doigts se crispèrent. Que lui arrivait-
il ? Etait-elle devenue aussi sanguinaire que son père ? Sa raison se rebellait, mais, en même
temps, tout son corps frissonnait et tremblait. Elle devait se protéger, frapper la première... Un
vertige la saisit et elle tituba légèrement.
— Je vous la rendrai, promit-il, mais donnez-la-moi. Sinon, mes frères nous suivront et nous
devrons nous accommoder de leur compagnie pendant toute la nuit.
Hélène cligna des yeux. L'espace d'un instant, elle avait cru vraiment être possédée par le
démon, comme le prétendait Edred, mais c'était passé maintenant. Elle prit une profonde
inspiration et fit un pas en arrière. Puis, d'un geste théâtral, elle tira la dague de son fourreau
et la jeta par terre avec violence.
— La voici! s'exclama-t-elle d'un ton rageur. Je suis capable de me défendre, même sans
arme!
Elle en avait d'autres, cachées dans les plis de sa robe, et si ce pauvre imbécile croyait la tenir
à sa merci, il se trompait lourdement.
Sans un mot, Geoffrey se pencha, la ramassa et la donna à l'un de ses écuyers. Puis il se
retourna vers elle et lui tendit la main comme s'il ne s'était rien passé.
— Venez, dit-il simplement.
Hélène se mordit la lèvre. Il attendit patiemment et, de nouveau, elle céda. Ils n'allaient pas
rester ainsi jusqu'au lendemain matin ! Ce serait trop ridicule. Elle mit sa paume dans la
sienne et se laissa guider vers l'escalier. Sa main était grande et forte, comme le reste de son
corps, mais elle tenait la sienne avec une légèreté irréelle, et elle arriva en haut de l'escalier
avant même d'avoir eu le temps de reprendre ses esprits.
Lorsqu'il ouvrit la porte de la chambre d'apparat du château, elle eut un haut-le-corps.
— Ce n'est pas ma chambre! protesta-t-elle avec véhémence. Et puis lâchez-moi !
Les doigts de Geoffrey s'ouvrirent aussitôt. Surprise par la promptitude de sa victoire, la jeune
femme perdit l'équilibre. S'il ne l'avait pas retenue par la taille, elle serait tombée en arrière
dans l'escalier.
— Allez au diable! s'écria-t-elle en se dégageant avec colère.
Une lueur moqueuse brilla dans les prunelles de Geoffrey de Burgh.
— Pour le moment, j'ai surtout envie d'aller me coucher.
— Je n'ai pas sommeil.
Il soupira et s'effaça courtoisement.
— Ne faites donc pas tant de manières! Entrez. Nous serons plus à l'aise à l'intérieur pour
discuter.
Menteur ! La croyait-il assez stupide pour imaginer qu'il avait seulement envie de converser
avec elle? Un éclat de rire grinçant s'échappa de ses lèvres, mais, une fois de plus, elle
capitula et pénétra dans l'ancienne chambre de ses parents.
Il la suivit et, tandis qu'il refermait tranquillement la porte derrière lui, elle s'adossa à un mur,
prête à se battre, si jamais il s'avisait de vouloir la violenter.
Mais, à sa grande stupeur, il ne la regarda même pas et alla s'asseoir sur un grand coffre, à
l'autre bout de la pièce.
Pendant un long moment, il resta silencieux. Tous les muscles de son corps tendus à se
rompre, Hélène attendait. Si jamais il faisait un pas dans sa direction, il lui suffirait d'une
fraction de seconde pour tirer le poignard qu'elle gardait toujours attaché contre sa cuisse.
Finalement, il soupira et secoua la tête.
— Sans doute avez-vous d'autres armes dissimulées dans vos robes, dit-il d'une voix lasse.
Sinon, vous ne m'auriez pas donné votre précieuse dague aussi facilement.
La jeune femme frissonna. Avait-il l'intention de la fouiller? Allait-il poser ses horribles
mains sur elle? A cette pensée, un sentiment de rage et d'autres émotions encore plus violentes
l'envahirent, mais il ne fit aucun geste menaçant dans sa direction. Au lieu de cela, il repoussa
en arrière ses longs cheveux bouclés et sourit. Un petit sourire embarrassé et contraint.
— N'ayez crainte, je ne chercherai pas à vous les prendre et je me coucherai ici, à côté de la
cheminée. En contrepartie, j'espère que vous vous abstiendrez de toute traîtrise à mon égard.
Cette nuit et toutes les autres nuits.
Ses grands yeux noirs étaient si profonds, si... Instinctivement, elle recula, comme si elle avait
peur de s'y noyer, et son dos heurta la pierre froide et dure derrière elle.
Une illusion !
Elle était en proie à une dangereuse illusion. Jamais elle n'avait rencontré un homme d'un
calme aussi exaspérant ! Mais peut-être était-il un saint ou un sorcier?
— Je ne connais pas la raison exacte pour laquelle vous avez tué votre premier mari,
poursuivit-il, mais je l'imagine sans peine. Walter Avery était un être bas et vil, un chevalier
sans honneur, capable de trahir son propre père pour une poignée de pièces d'or. Je n'approuve
pas son meurtre, mais je ne suis pas ici pour vous juger et encore moins pour vous condamner.
La juger? La condamner? Où diable voulait-il en venir avec toutes ces circonlocutions?
— Laissez-moi seulement vous mettre en garde : je vous ai épousée à la demande expresse du
roi et il ne tolérera pas un nouveau crime. Vous avez peut-être un caractère emporté, mais je
ne vous crois pas stupide. Votre répulsion pour le mariage ne doit pas vous entraîner à
commettre un acte irréparable.
La bouche ouverte, Hélène le regarda se redresser de toute sa hauteur, saisir une couverture et
se préparer un lit à même le sol. Ensuite, il s'étendit, tout habillé, croisa les mains derrière la
tête et ferma les yeux.
Quelle était cette nouvelle fourberie? Espérait-il émousser sa vigilance ? Il ne la connaissait
pas ! Elle allait se coucher également — elle n'avait rien d'autre à faire —, mais elle avait bien
l'intention de ne pas dormir. Si jamais elle venait à s'assoupir, elle se réveillerait avec ce fils
de catin au-dessus d'elle. Naturellement, il aurait pris la précaution de la délester auparavant
de son poignard. A la pensée de son grand corps allongé sur elle, elle frissonna et lui jeta un
regard par en dessous.
S'il le vit, il n'y prêta aucune attention. A Dieu ne plaise ! Elle aussi, elle pouvait jouer à ce
petit jeu. Sans retirer aucun de ses vêtements, elle se coucha et tira sur elle l'épais édredon.
Puis, elle se tourna sur le côté, afin de pouvoir mieux le surveiller, et posa la main sur son
poignard.
Puis elle attendit.
Quoique parfaitement immobile, Geoffrey ne dormait pas non plus. Tous les muscles tendus,
il était prêt à bondir à la moindre alerte. Il tenait à la vie et n'avait pas l'intention de se laisser
couper la gorge pendant son sommeil.
Si jamais cette diablesse se levait, il sentirait son approche et la lueur des flammes dans la
cheminée ferait étinceler la lame de son couteau. Les minutes s'écoulèrent avec une
interminable lenteur. Peu à peu, sa tension se relâcha et il revécut un à un les événements de
la journée. Le bilan était très honorable. Le mariage avait eu lieu et il avait empêché sa femme
et ses frères d'en venir aux mains, mais, néanmoins, il sentit son cœur se serrer
douloureusement.
Dans le feu de l'action, il n'avait guère eu le temps de penser à lui-même ou à son avenir.
Maintenant, la nasse s'était refermée sur lui. Irrémédiablement. C'était sa nuit de noces et il
était contraint de la passer par terre, les yeux ouverts pour être prêt à parer une attaque
éventuelle. Il jura intérieurement et maudit sa malchance. N'importe lequel de ses frères aurait
su mieux que lui s'arranger d'une telle situation.
Ah, si seulement il n'avait pas une âme aussi romantique !
Il soupira et se chercha des raisons pour ne pas trop sombrer dans la morosité. Ce mariage, au
moins, n'avait contrecarré aucun amour caché. Certes, il avait eu déjà de nombreuses
aventures, mais, jusqu'à présent, aucune femme n'avait réussi à toucher son cœur. Oh, bien
sûr, il avait souvent imaginé à quoi elle ressemblerait... Aisley de Lacy.
Il l'avait vue une fois, lors d'un tournoi à York, et il avait été fasciné par sa beauté, par son
intelligence et par la vivacité de son esprit. Une voix douce, l'élégance et le port d'une reine. Il
imagina son corps fragile et souple dans ses bras, ses longs cheveux blonds tombant en
cascade sur son torse, puis, sans qu'il le veuille, la vision se transforma. Les cheveux
devinrent plus épais et plus sombres, avec des mèches rousses et un autre visage remplaça
l'ovale trop régulier de la riche héritière. Un visage d'une beauté sombre et farouche...
La nuit allait être longue.
Geoffrey se réveilla en sursaut. Où diable était-il ? Il n'était pas dans sa chambre à
Worthington, ni à Belmont... Brusquement, la mémoire lui revint. Hélène Fitzhugh, son
mariage. Les yeux mi-clos et les oreilles aux aguets, il resta parfaitement immobile. Sang du
Christ, il s'était endormi ! Il avait de la chance d'être encore en vie, se dit-il lugubrement.
Dans la cheminée, le feu s'était éteint et les rayons gris de l'aube entraient timidement par les
hautes fenêtres à meneaux. Hormis la respiration calme et régulière d'Hélène, il n'y avait
aucun bruit.
La diablesse s'était-elle assoupie elle aussi?
Lentement, il se leva et étira ses membres endoloris. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas
dormi sur une couche aussi dure. Depuis sa dernière campagne en France avec le Prince Noir.
Quelle nuit de noces !
Comme rien ne bougeait, il s'approcha du lit à pas de loup. La jeune femme était toujours
plongée dans un profond sommeil et, en la découvrant à demi enfouie sous son édredon, il
retint son souffle. C'était la première fois qu'il avait vraiment l'opportunité de la contempler.
Ses cheveux en bataille s'étalaient comme une auréole autour de sa tête. Leur opulence et leur
éclat lui firent penser aux coûteuses épices de l'Orient, au gingembre... Non, à la cannelle,
plutôt.
Réprimant avec peine son envie de les toucher, il concentra son attention sur les traits de son
visage. Sa première impression ne l'avait pas trompé. Elle n'était pas seulement belle. Elle
était adorable.
De longs cils noirs, un nez droit et fin, un petit menton têtu et volontaire...
Le regard de Geoffrey descendit le long de la gorge de la jeune femme et son cœur se mit à
battre plus vite. La blancheur douce et veloutée de sa peau agissait comme un aimant sur ses
sens. Soudain, il eut envie de la caresser, de lui effleurer la joue du bout des doigts. Juste pour
s'assurer qu'il ne rêvait pas. Il aurait sans doute cédé à la tentation si, brusquement, il n'avait
pas senti une pointe effilée le piquer à travers sa cote de maille.
— Bas les pattes, de Burgh !
Le visage angélique avait disparu, remplacé par un horrible rictus. Geoffrey se redressa
lentement. La beauté d'Hélène n'avait-elle été qu'un mirage?
— Je ne vous ai même pas touchée, protesta-t-il avec lassitude.
Fugitivement, il imagina son avenir avec elle. Une suite incessante de menaces, de disputes et
d'esclandres publics. En soupirant, il recula, tandis que, recroquevillée dans un coin du lit,
l'héritière des Fitzhugh l'agonisait d'injures comme s'il avait cherché à la violer.
A quoi bon chercher à se justifier? Dans l'état où elle était, elle ne l'écouterait pas. Sans un
mot, il lui tourna le dos et sortit de la chambre. Jamais il n'avait eu autant besoin de paix et de
tranquillité. Mais auparavant, il lui restait encore à dire au revoir à ses frères et les
raccompagner à la porte du château. Une perspective qui n'avait rien d'enthousiasmante.
Geoffrey était presque en bas de l'escalier lorsqu'il se rendit compte qu'il n'avait pas changé de
vêtements. Ses frères n'allaient-ils pas deviner la vérité quand ils le verraient habillé comme la
veille? Il s'arrêta et envisagea brièvement de remonter. Non, il n'avait aucune envie d'affronter
de nouveau les invectives de sa « tendre » épouse. Il trouverait bien une explication ou une
autre.
Il avait le pied sur la dernière marche, lorsqu'il entendit la voix grave de Simon prononcer son
nom. Il hésita. Il n'aimait guère écouter une conversation qui ne lui était pas destinée, mais il
était tout aussi embarrassant de surprendre ses frères juste au moment où ils parlaient de lui.
— S'il n'est pas en bas dans cinq minutes, je monte voir s'il ne lui est rien arrivé. Aussi bien,
elle lui a tranché la gorge pendant son sommeil et s'est enfuie par la cour !
— Impossible, répondit Dunstan. J'ai posté un soldat sous leurs fenêtres.
Geoffrey blêmit. Jamais il ne s'était senti aussi outragé. Un garde dans sa maison ! Sous ses
propres fenêtres !
— Et pour ma part, ajouta Nicolas, j'ai passé la nuit en travers de sa porte, comme tu me
l'avais demandé. Il n'y a pas eu de cris... ni aucun bruit particulier, d'ailleurs.
Stephen s'esclaffa.
— Tu n'attendais rien d'autre, je suppose? Je ne l'imagine guère tenter d'accomplir son devoir
conjugal avec cette mégère. Jamais je n'avais vu une créature aussi hideuse. Même un aveugle
ne voudrait pas de...
— Cela suffit, l'interrompit Dunstan. Par respect pour lui. C'est sa femme désormais.
Dissimulé derrière un pilier, Geoffrey se mordit la lèvre. Par le Christ, Hélène n'était pas aussi
laide à regarder !
— Pauvre Geoffrey, marmonna Robin. Je n'aimerais pas être à sa place.
— Et cette crinière ! renchérit Stephen.
Geoffrey se raidit. Certes, Hélène pourrait prendre un peu mieux soin d'elle-même. Etait-ce de
la négligence ou autre chose ? Une façon maladroite de se protéger? Une fois démêlés et
coiffés, ses cheveux seraient adorables. Comme son visage. Ses traits n'étaient peut-être pas
exactement conformes aux canons de la beauté classique, mais ils étaient fins et réguliers.
Quant à ses yeux légèrement ambrés... Il n'en avait jamais vu de semblables !
Pourquoi refusaient-ils de voir au-delà des apparences ? Comment osaient-ils la décrier, alors
qu'ils ne savaient rien d'elle? Ils n'avaient même pas essayé de lui parler!
Tout d'un coup, il eut l'impression que ses frères étaient des rustres dépourvus de tact et de
sensibilité.
Il se raidit et entra dans la grande salle d'un pas ferme.
Immédiatement, tous les regards, se tournèrent vers lui. Avait-il entendu leur conversation?
Au moins, il était en vie! Non, apparemment Hélène Fitzhugh ne l'avait pas lacéré de coups de
poignard.
Geoffrey fit un effort pour leur sourire.
— Comme vous le voyez, je ne suis pas mort, déclara-t-il tout en jetant un coup d'œil à la
table jonchée de chopes de bière, de morceaux de pain et de reliefs de charcuterie.
Finalement, ma femme n'est pas une ogresse et je n'aurai plus besoin, désormais, d'un garde
devant la porte de ma chambre. Si vous avez fini de déjeuner, plus rien ne vous retient ici. La
route est longue jusqu'à Belmont et il est inutile de vous attarder plus longtemps.
Au fur et à mesure qu'il parlait, le visage de ses frères était passé de l'incrédulité à la
stupéfaction.
— Mais, nous avions pensé...
Nicolas s'interrompit au milieu de sa phrase. Ce n'était pas à lui de prendre la parole en leur
nom, mais à Dunstan, l'aîné de la famille.
Le Loup de Belmont grimaça et regarda autour de lui avec embarras.
— Il n'y a guère de confort ici, Geoffrey. Tu l'as constaté toi-même, je suppose. Belmont n'est
pas un palais, mais, au moins, c'est plus spacieux et plus propre que ce bouge. Si tu préfères
venir habiter chez moi, je ne serai que trop heureux de t'offrir l'hospitalité.
— Et ma femme? s'enquit Geoffrey.
Sa fierté n'avait-elle pas été déjà assez piétinée? Il avait son honneur et savait où était son
devoir. Ils n'imaginaient tout de même pas qu'il allait la laisser ici?
— Cela n'aurait rien d'extraordinaire! protesta Dunstan comme s'il avait lu dans ses pensées.
Je suis ton suzerain et tu es mon frère — tu serais donc doublement le bienvenu.
Sans doute, mais Hélène ne recevrait sûrement pas le même accueil. Dunstan s'était bien
gardé de lui répondre à son sujet, car il n'avait aucune envie de la recevoir sous son toit. A
cause de Marion.
La veille, Geoffrey aurait peut-être accepté, mais ce matin il n'éprouvait plus du tout les
mêmes angoisses. Jusqu'à présent, il pouvait seulement reprocher à Hélène ses mauvaises
manières et son laisser-aller. Ce n'était pas suffisant pour la condamner irrémédiablement. En
outre, ce château n'était peut-être pas Worthington ou Belmont, mais il n'avait pas l'intention
de l'abandonner. C'était son fief. Le roi le lui avait donné — à charge pour lui de le défendre
et de l'administrer.
Sa place était ici et nulle part ailleurs. A force de travail et de patience, il améliorerait le sort
de ses sujets, renforcerait les défenses de son château et trouverait un modus vivendi avec sa
femme. Elle était un peu fantasque, mais elle n'était pas folle.
Comme pour le confirmer dans sa décision, Hélène apparut en haut de l'escalier. Ses cheveux
étaient encore plus en bataille que lorsqu'il l'avait quittée et il se demanda si elle ne les avait
pas délibérément ébouriffés — pour rendre son apparence encore plus terrifiante? Après avoir
entendu les remarques désobligeantes de ses frères à son égard, Geoffrey ne put s'empêcher
d'être touché par son expression farouche et obstinée. Soudain, une brusque envie de la
protéger surgit en lui. Quelle stupidité! S'il y avait quelqu'un qui n'avait pas besoin d'être
protégé, c'était bien sa femme. Et pourtant...
Il se retourna vers son frère aîné et secoua la tête.
— Merci de ton offre, Dunstan, mais je ne puis l'accepter. Je dois d'abord remettre ce domaine
en état
Hélène s'était arrêtée au bas de l'escalier, mais elle entendit sa réponse et exprima aussitôt son
désaccord.
— Il est inutile que vous restiez ici, messire de Burgh ! J'administrerai à votre place vos terres
et vos gens, comme je l'ai fait depuis la mort de mon père.
— Non, ce fief m'appartient désormais et j'entends veiller personnellement à sa sécurité et à sa
prospérité.
Hélène ouvrit la bouche pour protester de nouveau, mais il ne lui en laissa pas le loisir.
— N'oublie pas de nous faire prévenir de la naissance du bébé, dit-il en se retournant vers
Dunstan. Dès que nous en aurons reçu la nouvelle, nous viendrons te présenter nos respects,
ma femme et moi.
Le Loup de Belmont jeta un coup d'oeil hésitant en direction d'Hélène, mais n'osa pas
l'exclure ouvertement de son invitation.
— Nous serons toujours très heureux de t'accueillir, répondit-il d'une voix bourrue. Tu n'en as
jamais douté, j'espère?
Geoffrey sourit.
— Non, bien sûr. Je te remercie de ton hospitalité et si jamais je venais à en avoir besoin, je
n'hésiterais pas à y faire appel.
Dunstan soupira. Il aurait pu user de son autorité de suzerain pour le contraindre à
l'accompagner à Belmont, mais il n'en fit rien. Geoffrey était son frère et il devait respecter
ses décisions, même s'il les désapprouvait.
— Très bien, acquiesça-t-il sombrement. Puisque tu le désires, nous allons te laisser.
Il se leva mais, au lieu de se diriger vers la porte, il contourna Geoffrey et se planta devant
Hélène.
— Je vous préviens, femme : s'il arrive quoi que ce soit à mon frère, je vous traquerai jusqu'en
enfer, s'il le faut, et vous n'aurez aucune pitié à attendre de moi.
Le visage d'Hélène s'empourpra, mais Geoffrey s'interposa avant qu'elle ait eu le temps
d'agonir d'injures le Loup de Belmont.
— Hélène est mon épouse, désormais, dit-il d'une voix très calme. Une menace proférée
contre elle est une menace proférée contre moi.
Autour d'eux, les cinq autres fils du comte de Wor-thington retinrent leur souffle. Dunstan
était l'aîné des Burgh et personne n'avait jamais encore osé le défier ainsi.
Geoffrey resta impassible. Il serait toujours loyal envers sa famille et envers son suzerain,
mais il devait tout de suite fixer des limites à leurs interventions. Sinon, il ne serait jamais le
maître dans sa propre maison.
Pendant un long moment, un silence lourd et oppressant régna dans la grande salle — un
silence presque palpable. Puis, brusquement, Dunstan hocha la tête.
— Tu as raison, grommela-t-il d'un ton bourru. Pardonne-moi. A bientôt, à Belmont, et que
Dieu te garde.
Sur ces mots, il lui donna une brève accolade et se dirigea vers la porte. L'un après l'autre, ses
frères lui emboîtèrent le pas et défilèrent devant Geoffrey pour lui faire leurs adieux — des
adieux dépourvus d'exubérance, presque timides.
Tandis que la colonne des Burgh s'ébranlait, le nouveau seigneur du château de Fitzhugh
regarda machinalement autour de lui et rencontra les visages fermés et renfrognés de ses
serviteurs. Sur les remparts et de part et d'autre du pont-levis, les archers et les anciens
compagnons d'armes du père d'Hélène affectaient des postures arrogantes, sinon menaçantes.
Une brusque inquiétude l'envahit.
N'avait-il pas eu tort de renvoyer aussi tôt sa famille ?
Chapitre 4
Les dés étaient jetés. La main posée sur le pommeau de son glaive, Geoffrey s'adressa au
régisseur d'un ton impérieux. S'il voulait être respecté, il lui fallait tout de suite montrer qu'il
était le maître.
— Bien. Pour commencer, Serle, je voudrais visiter les cuisines, les celliers et les resserres.
Ensuite, tu convoqueras tous les habitants du château dans la cour. J'ai à leur parler.
Puis, sans attendre sa réponse, il se retourna vers Hélène et s'inclina courtoisement.
— Si vous voulez bien m'accompagner, Hélène...
Les yeux de la jeune femme étincelèrent, mais elle ne dit rien. Geoffrey soupira et la
contourna en prenant soin de ne pas lui présenter son dos. Il ne la croyait pas vraiment
dangereuse, mais il préférait ne pas l'induire en tentation.
Aux cuisines, le tableau était encore plus affligeant que dans le reste du château. Un sol
couvert de détritus immondes, des tables jonchées de reliefs divers et des fourneaux noirs de
suie et de graisse. D'un pas rapide, Geoffrey fît le tour de la pièce, ouvrit avec dégoût deux ou
trois coffres et ordonna un nettoyage général. Afin de ne pas engendrer trop de
mécontentement, il promit une prime — si le travail était bien fait naturellement.
Tout en distribuant ses consignes, il épia Hélène du coin de l'œil, mais ne décela aucune
réaction. A sa place, Marion aurait été profondément offensée. Devant une pareille
indifférence, il se demanda si elle avait jamais vraiment joué son rôle de châtelaine. Les
serviteurs prenaient leurs ordres de Serle et évitaient soigneusement de se trouver sur le
passage de leur maîtresse — comme s'ils en avaient peur.
A vrai dire, ils montraient la même appréhension à son égard. Une attitude qui le troubla
profondément. A Worthington, il avait toujours entretenu des relations confiantes avec les
domestiques, mais ici, il avait l'impression d'être un intrus ou, pire encore, un ennemi.
Visiblement, Fitzhugh avait gouverné ses gens avec une main de fer et il lui faudrait du temps
et de la patience pour changer la mentalité de ses nouveaux sujets.
Les resserres lui réservaient une autre mauvaise surprise. En découvrant les étagères vides, il
ne put réprimer un juron.
— Toutes les provisions sont là? s'enquit-il en se retournant brusquement vers le régisseur.
Serle recula et se recroquevilla sur lui-même.
— Ou... oui, messire.
— Sang du Christ, il y a encore plusieurs mois d'hiver devant nous! Avec quoi allons-nous
pouvoir nourrir tout le monde ?
— Je... je ne sais pas, messire. II... il y a eu la guerre. Les récoltes ont été ravagées par les
soldats et les troupeaux ont été décimés.
Geoffrey réprima avec peine un nouveau juron. La lutte pour la conquête de Belmont avait
coûté encore plus cher qu'il ne l'avait imaginé. Avant de songer à rebâtir, il allait devoir se
battre pour assurer la survie de ses gens.
— Avant toute chose, Serle, tu vas me dresser un inventaire détaillé de nos provisions et une
liste des personnes qui habitent ce château — en précisant leurs fonctions et leurs titres. J'ai
besoin de savoir exactement où nous en sommes.
Le régisseur rechigna. Ce ne serait pas facile. Il avait tellement d'autres tâches à accomplir...
Geoffrey l'interrompit sèchement et, finalement, il se soumit.
— Bien, messire, acquiesça-t-il à contrecœur.
Une réticence qui laissait bien mal augurer de l'état des registres dont il avait la charge.
— Et demain matin, ajouta Geoffrey, tu m'apporteras tes livres de comptes.
Serle grimaça, mais s'inclina de nouveau avec servilité.
Tout en s'effaçant pour laisser passer Hélène, Geoffrey se demanda pourquoi elle n'exerçait
pas son rôle de maîtresse de maison. Etait-ce par indifférence ou par incapacité? En tout cas,
il lui était difficile d'imaginer une gestion plus catastrophique que ce qu'il venait de trouver.
Tandis qu'il la suivait dans la cour, Geoffrey laissa son regard s'attarder sur l'épaisse cascade
de cheveux qui retombait sur les épaules et sur le dos de la jeune femme. Etant mariée, elle
devrait porter une coiffe ou, à tout le moins, un foulard. C'était l'usage, mais elle n'en avait
cure. Comme de tout le reste.
Par jeu, il s'imagina en train de lui choisir une coiffe.
Un hennin, peut-être ? Non, la vision était vraiment trop grotesque. Un simple touret, alors,
avec une voilette. Et comme coiffure, des tresses. Une grosse au milieu et deux plus petites,
au-dessus. Fugitivement, il les vit apparaître devant ses yeux. Il les prenait dans ses mains, les
palpait et les laissait filer entre ses doigts. Elles étaient lourdes et soyeuses... Son cœur se mit
à battre plus vite. A chaque pas, les longs cheveux se balançaient et effleuraient...
Non ! Il détourna la tête et inspira profondément.
Ils étaient arrivés au cellier. Toutes les barriques étaient pleines. Au moins, ils ne
manqueraient pas de bière ! Le maître de chaix la lui fit goûter — elle était un peu plate, mais
malgré tout fort convenable. Pendant qu'il écoutait les explications de Serle, ses pensées
vagabondèrent de nouveau vers l'étrange sauvageonne qui désormais était sa femme. Devant
le roi et devant Dieu.
Jamais encore, il n'avait rencontré une créature aussi fantasque et imprévisible. Elle criait,
jurait, se comportait parfois comme une démente... et pourtant, elle l'attirait.
Assise dans un coin, Hélène épiait son mari derrière ses paupières mi-closes — une
occupation à laquelle elle avait consacré beaucoup de temps ces derniers jours. Il lui parlait
peu mais, parfois, il levait la tête et jetait un coup d'œil furtif dans sa direction. Etait-ce de la
méfiance? Que craignait-il? Un coup de poignard dans le dos? Un sourire maléfique erra sur
les lèvres de la jeune femme, mais très vite il s'évanouit — tout comme la pulsion sanguinaire
qui, pendant un bref instant, l'avait envahie.
Les choses n'étaient plus aussi simples.
Une semaine avait passé depuis leur mariage, mais elle ne comprenait toujours pas où
Geoffrey de Burgh voulait en venir. Logiquement, il aurait dû repartir avec ses frères.
Pourquoi avait-il décidé de rester seul à Fitzhugh? Etait-ce par ambition? Avait-il envie de se
tailler un fief à sa mesure ? Si tel était son mobile, il ne tarderait pas à entrer en conflit avec
ses voisins et avec son suzerain. Elle connaissait l'avidité des hommes et ce ne serait pas la
première fois que deux frères se battraient entre eux pour la possession de quelques arpents.
Cependant, cela ne concordait guère avec son peu d'intérêt pour son ost. Depuis son arrivée, il
semblait uniquement préoccupé par le ravitaillement du château. Contrairement à tous les
hommes qu'elle avait rencontrés, il prétendait se soucier du bien-être de ses gens et même des
serfs du village. Comme si la vie de l'un de ces manants avait une quelconque importance !
Visiblement, c'était un leurre pour détourner son attention. Oui, mais de quoi ?
Dès son arrivée, il avait demandé à Serle de lui apporter ses livres de comptes et maintenant il
parcourait studieusement les colonnes de chiffres, en prenant des notes de temps à autre.
Jamais son père ne s'était embarrassé d'une tâche aussi subalterne ! La chasse et la guerre
étaient les seules occupations dignes d'un baron. A vrai dire, elle l'avait plusieurs fois
soupçonné de ne pas savoir lire.
Elle regarda de nouveau Geoffrey et se demanda s'il parvenait réellement à déchiffrer — et à
comprendre — les pattes de mouche de Serle — d'autant plus que le régisseur, comme tous
les clercs de ce temps-là, avait l'habitude d'écrire en latin. Une boucle noire lui barrait le front,
mais il ne l'avait même pas remarquée, tellement il était absorbé par sa lecture. Elle se mordit
la lèvre et se tortilla avec embarras sur sa chaise. Décidément, Geoffrey était un mystère !
Avec son père, ses relations avaient été plus simples et elle n'avait eu aucune peine à le
comprendre. Tous ses actes avaient été dictés par une ambition dévorante. Il avait épousé sa
mère seulement parce qu'elle avait été une riche héritière. Sa dot lui avait servi à recruter des
mercenaires pour guerroyer contre ses voisins et, après avoir dépossédé les plus faibles d'entre
eux, il avait regardé plus loin, vers Belmont. Cela avait commencé par des escarmouches. Le
moindre prétexte avait été l'occasion d'une expédition punitive — fermes incendiées, récoltes
ravagées — avec, naturellement, les inévitables représailles. Comme il ne pouvait pas attaquer
de front une forteresse aussi puissante, il avait cherché à s'en emparer par la ruse. Son coup de
maître avait été le guet-apens au cours duquel il avait réussi à capturer le Loup de Belmont.
Ses chevaliers lui avaient ressemblé. Ils l'avaient suivi aveuglément. Tuer, piller, violer...
Puis, au retour de leurs expéditions, festoyer et s'enivrer.
Quant à Walter Avery, il les avait tous surpassés en fourberie ! Lui, il aurait été capable de
tuer père et mère pour une poignée de pièces d'or.
Geoffrey, par comparaison, menait une vie de moine. Il buvait et mangeait avec modération,
ne parlait jamais grossièrement et élevait rarement la voix. Oh, certes, il lui arrivait parfois de
jurer. Mais avec retenue, sans employer de mots orduriers. B traitait tout le monde avec
respect, même les vilains et les serfs. A table, il n'émettait aucun bruit malséant et ne se
permettait jamais la moindre familiarité avec les servantes.
N'était-il pas muni des mêmes attributs que les autres hommes ? A cette pensée, elle rougit de
confusion.
Par contre, il prenait des bains. Seul. Plusieurs fois, Hélène avait été surprise par l'odeur
fraîche et parfumée qui émanait de son corps. Son père et ses affidés n'avaient éprouvé que
rarement le besoin de se laver et leurs ablutions avaient été souvent un simple prétexte pour
des parties de débauche. Gare, alors, à la servante qui avait le malheur d'apporter le dernier
seau d'eau ! Une pauvre fille était même morte en donnant naissance à un bébé conçu par
Avery lors de l'une de ses visites à Fitzhugh. Elle avait à peine douze ans.
A cette pensée, Hélène frissonna.
Geoffrey était-il différent? Non, affirma-t-elle avec force. Il était seulement plus habile. Elle
n'était pas dupe. Ses belles manières et son apparente gentillesse n'étaient pas gratuites. Il s'en
servait pour endormir ses adversaires. Afin de mieux les dompter. Il lui avait rendu sa dague
et quand il faisait mine de s'approcher d'elle, elle en caressait ostensiblement le pommeau.
Si jamais... Et pourtant, chaque soir, il continuait à dormir sur un ht de fortune dans un coin de
leur chambre.
Il y avait encore plus étrange. La nuit précédente, elle s'était réveillée en sursaut et, voyant
une chandelle allumée, elle avait éprouvé un moment de panique. Où était-il? Elle l'avait
cherché des yeux, prête à repousser ses attaques, mais très vite elle avait été rassurée. Il était
allongé sur le côté, à sa place habituelle, un livre à la main. Sur le moment, elle avait cru qu'il
s'agissait d'un opuscule de gravures obscènes — dans le genre de ceux dont Avery et son père
se repaissaient avec tant d'avidité. Elle s'était rendormie et, au matin, elle avait trouvé le
volume posé à côté de la fenêtre. C'était un vrai livre ! Le seul qu'elle ait jamais vu. Edred
possédait une Bible, mais il s'en servait seulement pour la brandir lors de ses péroraisons.
Geoffrey était-il vraiment capable de lire un livre tout entier? Pas seulement de déchiffrer
deux ou trois phrases ?
Cette découverte avait piqué sa curiosité. Les malles de son mari contenaient-elles d'autres
trésors similaires? Brusquement, elle se redressa et considéra Geoffrey avec circonspection.
Apparemment, il était complètement absorbé par les comptes de Série. Quel intérêt pouvait-il
bien trouver à ces fastidieuses colonnes de chiffres? Peu importe. Son application servait ses
desseins.
Elle se leva et se dirigea sans bruit vers l'escalier. Une fois dans leur chambre, elle referma la
porte au verrou derrière elle et s'agenouilla devant l'un des grands coffres de bois de Geoffrey.
Lorsqu'elle en souleva le couvercle, elle fut accueillie par une bouffée odorante — l'odeur
virile et musquée qu'elle avait appris à associer à son mari. Pendant un bref instant, elle hésita.
Elle avait l'impression de violer son intimité.
Violer son intimité ! A cette pensée, elle faillit éclater de rire. Puis, en découvrant les piles de
vêtements alignées soigneusement dans le coffre, elle retint son souffle. Jamais elle n'avait vu
des étoffes aussi riches : des brocarts, du velours, du satin... Et toutes ces couleurs vives et
chatoyantes ! En songeant à ses robes de laine brune, elle ne put réprimer un pinçon de
jalousie. D'une main tremblante, elle caressa le tissu souple et léger d'une tunique vert amande
et essaya de s'imaginer vêtue d'aussi beaux atours.
On l'appelait « lady de Burgh » maintenant. Quelle dérision ! Jamais elle n'avait eu aussi peu
le sentiment d'être une lady. Jadis, elle en avait caressé le rêve, mais il s'était évanoui il y a
longtemps, quand elle veillait sa mère agonisante. Non, à quoi bon se torturer l'esprit avec le
passé? Elle enfouit de nouveau ses souvenirs dans sa mémoire et écarta la pile de vêtements.
Dessous, elle découvrit une petite balle de cuir, des soldats de plomb et un jeu de
marionnettes. Elle les prit dans ses mains et les considéra d'un air intrigué. Pourquoi un
homme adulte emportait-il avec lui des objets aussi puérils ? Elle haussa les épaules et,
continuant son inspection, souleva un gilet de fourrure. Le fond du coffre était rempli de livres
et de grimoires. Des ouvrages de tous les formats, reliés de cuir, pour la plupart. Elle en ouvrit
un et fut surprise par la beauté de ses enluminures. Il savait lire.
En plus de tout le reste, son mari était un clerc.
La jeune femme s'assit sur les talons et se mordit la lèvre, l'esprit partagé entre une sourde
inquiétude et un sentiment d'intense frustration. Les connaissances de Geoffrey constituaient
une nouvelle menace. Une menace contre laquelle elle se sentait désarmée. Elle serra les
poings avec violence et referma brutalement le couvercle — sans avoir pris la peine de
remettre en place les vêtements qu'elle avait dérangés.
Elle avait découvert une autre raison de le haïr.
Son savoir.
Ce soir-là, elle ordonna qu'on lui monte son dîner dans sa chambre. Du temps de son père, elle
avait souvent mangé seule afin d'échapper au vacarme de la grande salle et aux plaisanteries
grossières des soudards. Aujourd'hui, c'était par dépit et afin de garder ses distances avec un
homme dont elle redoutait l'intelligence encore plus que la force physique.
La porte s'ouvrit juste au moment où elle venait de commencer son repas. Irritée par une telle
intrusion, elle releva la tête et découvrit la haute silhouette de Geoffrey sur le pas de la porte.
Il était si grand, si large d'épaules... Elle faillit s'étouffer et son visage s'empourpra. Ne
pouvait-il pas s'en aller, retourner à Belmont ou à Worthington — à jamais ? Son couteau
pointé vers lui, elle attendit, le regard courroucé.
— Que faites-vous ici, Hélène? s'enquit-il de cette voix grave et polie qui, tout à la fois, avait
le don de l'attirer et de l'exaspérer.
— Vous ne le voyez pas? répliqua-t-elle d'un ton agressif. Je m'apprêtais à manger, mais vous
avez réussi à me couper l'appétit. Sortez et laissez-moi en paix !
— Etes-vous malade?
— Non, mais votre vue me donne la nausée !
— Votre place est en bas, dans la grande salle, insista-t-il doucement.
Sa place ? Comment pouvait-il savoir où était sa place? Elle n'avait pas de place dans cette
maison. Elle n'avait jamais rien eu, à part les reliefs qu'on voulait bien lui laisser. Son père
avait toujours professé le plus profond mépris pour les femmes. Il avait épousé sa mère
seulement pour sa dot et lorsqu'elle n'avait plus été capable de satisfaire ses appétits
libidineux, il l'avait abandonnée dans un coin, comme un vêtement usagé.
Après lui avoir volé les derniers biens dont elle avait hérité de ses parents.
Tous les hommes étaient des brutes et des voleurs.
Et, en dépit de ses belles paroles, celui-ci finirait aussi par la dépouiller.
Elle repoussa sa chaise et se leva. Elle avait les jambes et les mains qui tremblaient. Des
brutes odieuses et sanguinaires !
Soudain, mue par une impulsion irraisonnée, elle saisit son assiette de ragoût et la jeta au
visage de Geoffrey.
Avait-il anticipé son geste? Elle n'aurait su le dire, mais il réussit à esquiver le projectile. Pas
complètement. Une longue traînée grasse maculait la manche de sa belle tunique et quelques
gouttes de ragoût avaient éclaboussé ses poulaines et ses chausses.
Stupéfaite par sa propre audace, Hélène regarda fixement les morceaux de viande éparpillés
sur le tapis. N'était-elle pas allée trop loin, cette fois-ci ? Elle n'avait pas eu l'intention de le
pousser à bout, mais, secrètement, elle eut envie de le voir sortir de ses gonds. Cela
l'obligerait à descendre de son piédestal. Au moins pendant quelques instants.
Ses espoirs furent déçus. Au heu de se mettre en colère, il secoua la tête et soupira.
— Quel gâchis ! commenta-t-il avec un calme exaspérant.
Là-dessus, il lui tourna le dos et sortit de la chambre.
Les poings serrés, la jeune femme resta un instant immobile, puis elle se précipita à sa
poursuite, le visage écarlate.
— Vous tendez l'autre joue, mon beau Seigneur? cria-t-elle d'une voix sarcastique. Pour qui
vous prenez-vous? Pour un saint? Saint Geoffrey... Nous allons demander à Edred de vous
canoniser !
Au bas de l'escalier, il y eut un éclat de rire étouffé. Aussitôt, Hélène se figea. Jamais encore
ses fureurs n'avaient amusé quiconque! L'expérience était nouvelle et plutôt... agréable. Elle
sourit, mais en se souvenant de son assiette de ragoût éparpillée sur le tapis, elle se renfrogna
et rentra dans la chambre en claquant la porte derrière elle. Non, elle ne descendrait pas dîner
dans la grande salle ! Cela lui ferait trop plaisir.
L'estomac vide, elle s'allongea sur son lit tout habillée. Il ne lui restait plus qu'à dormir pour
tromper sa faim, se dit-elle en marmonnant des imprécations et en vouant aux gémonies les
Burgh et toute leur maudite engeance.
Elle ne dormait pas encore lorsque Geoffrey monta se coucher. Jusqu'à présent, il n'avait pas
essayé de la rejoindre dans son lit, mais, néanmoins, Hélène restait sur ses gardes. Elle se
détendait seulement lorsque sa respiration devenait profonde et régulière. Ce soir, en plus, il
était inhabituellement bruyant. Plusieurs fois, elle l'entendit soupirer et se retourner
nerveusement. De quoi se plaignait-il? De devoir dormir par terre? Personne ne l'y obligeait et
lui, au moins, il avait le ventre plein !
Exaspérée, elle roula sur elle-même et, après avoir secoué son oreiller, elle réussit à retrouver
une position à peu près confortable. Le silence retomba sur la chambre. Pas pour longtemps.
Bientôt, il recommença à s'agiter et à remuer ses couvertures en tout sens. La jeune fille avait
envie de hurler. Finalement, il s'assit et se leva. Immédiatement, elle ouvrit les yeux et tous
ses muscles se tendirent. Non, il n'avait aucune mauvaise intention à son égard. Il était courbé
en deux devant la cheminée. Après avoir rassemblé les braises avec les pincettes, il rajouta
une bûche et alluma une chandelle. Puis il se recoucha et, la tête appuyée sur son bras, il prit
le livre qu'il avait commencé la nuit précédente et l'ouvrit à l'endroit où il avait laissé son
marque-page.
Derrière ses paupières mi-closes, les yeux d'Hélène étincelèrent de jalousie et de ressentiment.
Il lisait avec une aisance déconcertante, comme si cela ne lui demandait aucun effort ! Lui non
plus il ne s'était pas déshabillé, mais la vision de son grand corps allongé avec abandon sur la
couverture fit naître en elle une étrange insatisfaction.
Maintenant, en plus, la chambre était inondée de lumière. Comment allait-elle pouvoir se
reposer? Jamais elle ne l'avait autant haï! Il possédait tout ce dont elle rêvait, sans avoir
jamais pu l'obtenir. La force, la richesse, la connaissance...
Elle s'assit brusquement et lui jeta un regard furieux.
Soudain, elle n'y tint plus.
— Cela ne vous suffit donc pas de me harceler toute la journée? Il vous faut encore
m'empêcher de dormir la nuit !
Il ne fit même pas l'effort de tourner la tête vers elle.
— Ce n'est qu'une chandelle, Hélène, répondit-il paisiblement. Retournez-vous et fermez les
yeux.
— Non ! Eteignez-la immédiatement ou sinon gare à vous !
— Hélène...
Son calme acheva de la mettre hors d'elle. Et puis cette familiarité ! Au nom de quoi
s'arrogeait-il le droit de lui parler sur ce ton ?
Elle bondit comme un diable hors de son lit, traversa la chambre en trois enjambées et souffla
la chandelle.
Voilà!
Un sentiment de triomphe l'envahit, mais il fut de courte durée. D'un mouvement rapide,
Geoffrey lui saisit le bras et, avant qu'elle ait eu le temps de comprendre ses intentions, elle se
retrouva prisonnière sous lui, les deux poignets solidement maintenus au-dessus de sa tête.
Comment avait-elle pu oublier qu'on ne défiait pas impunément un homme de six pieds de
haut, bâti tout en nerfs et en muscles?
A la lueur vacillante des flammes dans la cheminée, elle vit que son visage était empreint
d'une stupeur au moins égale à la sienne — comme s'il avait réagi instinctivement, sans
réfléchir. Il haletait et son cœur battait à grands coups dans sa poitrine.
Pendant quelques instants, ils restèrent ainsi, face à face et immobiles. Puis, les grands yeux
noirs de Geoffrey s'animèrent et sa bouche s'entrouvrit légèrement.
Elle avait la gorge sèche. Elle battit des paupières et se passa la langue sur les lèvres. Allait-
il...
Non. Tout aussi soudainement, il la relâcha et roula sur le côté en poussant un grognement
sourd.
— Je vous avertis loyalement, Hélène, murmura-t-il d'une voix rauque. N'essayez plus jamais
de m'attaquer à l'improviste. Surtout dans l'obscurité. Je me défendrai et si jamais vous êtes
blessée, ce sera tant pis pour vous.
Ses paroles lui firent l'effet d'une gifle. Elle se releva en grimaçant et, ne trouvant pas de
réplique assez acerbe, elle se réfugia dans son Ut, le visage rouge de colère et de confusion.
Une fois à l'abri sous ses couvertures, elle effleura sa dague du bout des doigts, mais le
contact froid et dur du métal ne lui apporta aucun réconfort. Pendant les longues minutes où
elle avait été à la merci de Geoffrey, elle n'avait même pas songé à s'en servir!
Mais il y avait pire encore. Au fond de son cœur, elle commençait à entrevoir à quel point elle
était sans défense. Aucune arme ne pouvait la protéger contre l'étrange attrait que son mari
exerçait sur ses sens.
Geoffrey grimaça. Depuis ce matin, son mal de tête s'était encore accentué et les colonnes de
chiffres dansaient devant ses yeux. Son déjeuner était loin et il ne pouvait pas attribuer ses
névralgies aux talents d'empoisonneuse de sa femme. Cependant, elle en était malgré tout
responsable — par la façon dont elle s'ingéniait à être désagréable.
Désormais, il prenait soin de se lever et de quitter leur chambre avant son réveil. Sinon, au
moindre mouvement un peu vif, elle l'agonisait d'injures et de cris. Comme s'il avait le
moindre désir de partager son lit ! Il préférerait encore coucher avec une chèvre.
En était-il aussi sûr? Des souvenirs troublants passèrent fugitivement dans sa mémoire.
L'autre nuit, quand il l'avait immobilisée sous lui, il avait découvert, à travers son horrible
robe, un corps de femme aux rondeurs souples et voluptueuses.
Il gémit et rejeta la tête en arrière. Non, il n'avait vraiment pas besoin de cela ! Le roi lui avait
imposé ce mariage, mais de là à avoir envie de le consommer...
Certes, contrairement à ses frères, il n'éprouvait aucune répulsion pour Hélène. Il admettait
même volontiers qu'elle avait un visage adorable et des cheveux... Ses cheveux étaient en
train de devenir une véritable obsession. Il ne pouvait plus les regarder sans ressentir un
frémissement au bout des doigts.
Enfin, cela ne changeait rien. Sa beauté ne la rendait pas moins volatile, moins lunatique. Par
moments, elle lui faisait peur. En homme calme et posé, il aimait la tranquillité et ses éclats
perpétuels étaient en train de lui faire perdre la tête.
Il devait se reprendre, au plus vite. N'avait-il pas juré qu'il garderait son sang-froid, en toutes
circonstances? Jusqu'à présent il n'avait pas répondu à ses insultes et ne s'était jamais départi
de sa courtoisie. Mais sa patience commençait à être à bout, surtout lorsque derrière son dos il
entendait les réflexions des domestiques et leurs ricanements. Entre eux, ils l'appelaient Saint
Geoffrey ! Ils lui obéissaient, mais avec une mauvaise volonté évidente et tous ses efforts
pour les mettre en confiance n'avaient abouti à rien.
Et, en plus, il lui restait encore à reprendre en main son ost — un ost dont la loyauté était pour
le moins douteuse.
Fou. Il allait devenir fou. Il secoua la tête et pressa les paumes de ses mains contre ses yeux. Il
se méfiait de tout et de tout le monde, même du prêtre. Il en regrettait presque de ne pas être
reparti avec ses frères.
Si personne ne l'aidait, jamais il ne parviendrait à accomplir la tâche qu'il s'était fixée. Et ces
comptes ! Il avait toujours pensé être plus intelligent et plus capable que la plupart de ses
pairs, mais, malgré tous ses efforts, il n'arrivait pas à tirer le moindre enseignement des
registres de Serle. A chaque page, il y avait des irrégularités. Le plus souvent, il s'agissait de
sommes affectées sans aucune explication à Clarence Fitzhugh ou à des destinataires
anonymes. Et, pendant ce temps-là, les provisions diminuaient dangereusement. Chaque livre
de farine était comptée. Il avait été obligé d'établir un rationnement très strict et de mettre un
homme en faction devant la porte du cellier. Un messager était parti à Worthington et si son
père lui envoyait les subsides demandés, il devrait pouvoir tenir jusqu'au printemps — à
condition qu'il soit précoce. Mais au vu des registres, il lui faudrait plusieurs années avant de
pouvoir rembourser ses emprunts.
Malgré lui, il ne put s'empêcher d'envier son frère aîné. Dunstan avait eu également des
années difficiles, mais maintenant il n'avait plus de soucis à se faire. Ses greniers et ses
coffres étaient pleins. Grâce, en partie, à la fortune considérable que Marion lui avait apportée
en dot. Son mariage avait résolu tous ses problèmes. Alors que le sien...
Geoffrey soupira. Il préférait ne pas trop penser à Hélène. Contrairement à Simon, il n'avait
jamais été attiré par la violence, mais parfois il avait du mal à se contenir.
D'un geste brusque, il referma le grand livre et se massa le cou longuement. Au diable, ces
maudits comptes ! Il n'en tirerait plus rien aujourd'hui.
Le temps d'enfiler son manteau et il sortit dans la cour.
Tout de suite, l'air frais le revigora et il dirigea ses pas vers l'écurie, le seul endroit du château
où il n'avait pas l'impression d'être un étranger. Il voulait s'assurer que son destrier favori avait
assez de paille et ne manquait de rien.
Bien qu'il ne fût plus dans la fleur de l'âge, Glorieux était encore vif et fringant. Mais, surtout,
c'était son plus fidèle compagnon. Un compagnon avec lequel il avait partagé les meilleurs
moments de sa vie.
Il venait d'arriver au milieu de l'allée centrale, lorsqu'il aperçut vaguement une silhouette à
l'autre bout de l'écurie. Un palefrenier? Pourtant ce n'était pas l'heure de la distribution d'orge.
Peu à peu, ses yeux s'habituèrent à l'obscurité et il distingua la longue crinière sauvage
d'Hélène.
Elle parlait à un cheval.
Non, il se trompait ! Ce n'était pas elle. Cette voix douce et chaude ne pouvait pas lui
appartenir! Elle était tellement différente du timbre aigu et criard dont elle se servait chaque
fois qu'elle lui adressait la parole...
Son pouls se mit à battre plus vite.
Il fit un pas en avant et dut se rendre à l'évidence. C'était bien sa femme.
Un rayon de soleil pâle et hivernal s'insinua à travers deux planches mal jointes et fit chatoyer
les mèches rousses de ses cheveux. Elle avait l'air encore plus petite et plus fragile à côté du
grand étalon noir dont elle flattait l'encolure. Jamais encore il ne l'avait vue se servir de ses
mains aussi gracieusement. Des mains tellement fines, tellement aristocratiques ! Soudain, il
les imagina en train de le caresser. Elles glissaient sur ses bras, sur son torse, sur son ventre,
s'enroulaient autour de... Il dut laisser échapper un gémissement étranglé, car elle se retourna
brusquement vers lui. Instantanément, le charme fut brisé et une grimace farouche déforma ce
visage qui lui avait paru si adorable un instant auparavant.
— Que voulez-vous encore? cria-t-elle. Ne puis-je pas avoir un instant de tranquillité, sans
vous avoir pendu à mes basques comme un chien puant?
Elle avait recouvré d'un seul coup son horrible timbre criard. Derrière elle, l'étalon noir hennit
de frayeur et recula dans sa stalle, mais la jeune femme était trop occupée à injurier Geoffrey
pour s'en rendre compte.
— Allons, Hélène, murmura-t-il, calmez-vous. Arrêtez de vous égosiller ainsi. Vous faites
peur aux chevaux.
Elle ne prit même pas garde à son avertissement. Tandis qu'elle lui lançait au visage une
nouvelle litanie de jurons, il vit l'animal gratter le sol furieusement.
— Attention!
Il plongea, la précipita au sol et roula avec elle hors de portée des sabots meurtriers. Juste à
temps ! Il avait senti leur souffle sur son dos.
Pendant un long moment, ils restèrent immobiles, cherchant à reprendre leur souffle, puis
Geoffrey se redressa au-dessus d'elle, le visage écarlate.
Quelle idiote ! Elle avait failli se faire tuer et lui avec elle.
— Vous...
En dépit de sa fureur, il n'eut pas le cœur de la fustiger. Même si elle l'avait cent fois mérité.
Dans la bataille, sa crinière avait été projetée en arrière et lui faisait un grand halo de feu
autour de la tête. Les lèvres entrouvertes, elle haletait et la lueur ambrée qui brillait dans ses
grands yeux n'avait plus rien de sauvage. Elle avait l'air tellement choquée, tellement...
vulnérable.
Et puis, elle était si belle ! La finesse de ses traits, son teint ambré...
Très doucement, il effleura sa joue, comme s'il voulait s'assurer qu'elle était bien réelle. Sa
peau était douce. Plus douce que la soie. Au contact de ses doigts, la bouche de la jeune
femme s'arrondit et un petit « oh » de surprise s'en échappa.
Une bouche bien dessinée — ferme et pulpeuse. C'était trop tentant. Une brusque envie de la
goûter s'empara de lui. Au moins une fois. Il se pencha et déposa un petit baiser sur ses lèvres.
Puis un autre. La tentation grandissait. Du bout de la langue, il suivit son contour fragile et
délicat. Il allait de surprise en surprise. Ce n'était pas seulement sa bouche. Il y avait ses seins
également, les courbes arrondies de ses hanches, la chaleur de son corps... Il avait envie de la
presser contre lui, d'enfouir son visage dans ses cheveux. Il releva la tête et la regarda de
nouveau, fasciné par ses lèvres tièdes et humides, prêtes à le recevoir. Oh, il en avait tellement
envie-Tout au fond de lui, une petite voix le mit en garde. Allait-elle réagir, le mordre? Dans
sa folie, elle était capable de tout, mais il décida que le jeu en valait la chandelle. Avec délice,
il laissa glisser une mèche de ses cheveux entre ses doigts, puis il l'embrassa — à pleine
bouche. Elle soupira et il en profita pour insinuer sa langue entre ses lèvres.
Elle avait un goût de cannelle. Un goût si érotique qu'il sentit aussitôt monter un violent désir
dans ses reins. Sa langue explorait, luttait avec la sienne. C'était délicieux... Il gémit de plaisir
et se laissa aller, les yeux fermés. Il avait oublié où ils étaient, qui elle était et jusqu'à sa
propre identité. Il était en feu. Jamais il n'avait eu autant envie d'une femme et, de nouveau, la
tentation fut plus forte que la raison. Il déplaça légèrement le bas de son corps et exerça une
pression douce mais ferme entre ses cuisses. Juste pour sentir... C'était une erreur.
D'un mouvement brusque, elle le repoussa et roula hors de portée de ses mains. Etourdi par sa
propre audace, il la regarda se remettre debout, mais ne fit pas un geste pour la rejoindre ou
pour la retenir. Ses yeux fous étincelaient, mais leur éclat n'était pas le même que d'habitude.
A la fureur, se mêlait un autre sentiment. De l'impuissance? Il attendit, prêt à affronter la
tirade vengeresse dont elle allait sûrement le gratifier, mais elle se contenta de s'essuyer la
bouche avec le dos de la main et de cracher par terre à côté de lui.
Puis elle lui tourna le dos et s'enfuit, lui laissant entrevoir dans sa hâte une cheville et un
mollet délicieusement galbé.
La porte de l'écurie claqua.
Distraitement, Geoffrey repoussa en arrière la longue boucle noire qui était tombée au milieu
de son front.
Que diable lui était-il arrivé?
Soudain, un sourire erra sur ses lèvres. Il avait enfin trouvé un moyen de mettre un terme aux
perpétuelles criailleries de sa femme.
Il suffisait de l'embrasser!
Chapitre 5
Debout à côté de la fenêtre, Hélène regardait son mari faire manœuvrer ses hommes sur la
petite place d'armes au milieu de la cour. Après une longue période d'intempéries, le beau
temps était enfin revenu et Geoffrey en avait profité pour reprendre en main l'ost de son père
— un ost terriblement amoindri par les batailles et par les défections. Comme pour les
comptes du château, il avait pris sa tâche à cœur et lui consacrait toute son attention. Malgré
elle, Hélène ne pouvait s'empêcher d'admirer son efficacité. Tous ses ordres étaient réfléchis,
calculés, et ses hommes obéissaient comme à la parade. Y avait-il un domaine dans lequel il
n'excellait pas?
— Le beau temps se maintient, on dirait.
En entendant la voix aigre et maussade de Serle, Hélène sursauta et se retourna brusquement.
— Le ciel aurait-il prêté une oreille favorable aux prières de notre Saint Geoffrey?
Agacée par le ton sarcastique et méprisant du régisseur, la jeune femme fronça les sourcils et
dut se retenir pour ne pas le rabrouer. Elle avait elle-même de bonnes raisons pour ne pas
apprécier la présence de Geoffrey, mais elle ne comprenait pas pourquoi ses gens le
détestaient autant. Leur hostilité n'était pas seulement injustifiée. Elle était injuste.
« Injuste ! » répéta avec dérision une petite voix au fond de son cœur.
Il n'y avait rien eu de juste dans sa vie. Sinon, pourquoi la mort lui aurait-elle enlevé sa mère
en la laissant seule et abandonnée dans une maison où elle n'avait aucun ami, aucun allié ?
Agenouillée devant sa tombe, elle s'était demandé s'il y avait quelque part une justice dans ce
monde — ou dans l'autre.
Les domestiques se gaussaient de Geoffrey derrière son dos? La belle affaire! Elle n'avait cure
de l'opinion de Serle ou de quiconque à l'égard de ce mari que le roi lui avait imposé.
— A moins qu'il n'ait une influence directe sur le temps, répliqua-t-elle d'un ton mi-moqueur,
mi-pincé. La sainteté, souvent, n'est pas très éloignée de la sorcellerie...
Bien qu'il n'eût pas encore réussi à gagner la confiance de ses nouveaux sujets, Geoffrey
semblait posséder des facultés qui, parfois, touchaient au surnaturel.
— Vous blasphémez, milady, commenta le régisseur. Cela ne plairait guère à Edred.
Hélène s'esclaffa. Edred avait toujours une bonne raison pour vitupérer contre quelque chose
ou contre quelqu'un — contre elle, la plupart du temps. Maintenant, elle ne l'écoutait même
plus. Pour Edred, toutes les femmes étaient des créatures du diable, à jamais souillées par le
péché originel. Elle ne nourrissait aucune illusion sur elle-même, mais sa mère avait été un
être doux et innocent, incapable de la moindre turpitude. Le prédécesseur d'Edred n'avait pas
été animé de préjugés aussi virulents, mais il avait eu le tort de vouloir s'opposer à son père.
Une fois de trop. Son courage lui avait coûté la vie.
Toutes les personnes qu'elle aimait étaient-elles maudites ?
Avec un soupir, elle chassa les souvenirs amers de son passé et reporta son attention sur la
cour où Geoffrey, armé d'un bâton ferré, faisait face à l'un des chevaliers de son père. Elle
avait déjà vu les soldats pratiquer ce genre d'exercice, mais c'était la première fois qu'elle
voyait Geoffrey prendre part personnellement à une telle joute.
— Montgomery va peut-être le tuer, commenta Serle avec un sourire mauvais. Ainsi, vous
seriez de nouveau veuve, my lady.
Hélène sentit une brusque inquiétude s'insinuer dans son cœur. Serle avait-il surpris une
rumeur? Les anciens chevaliers de son père avaient-ils ourdi un complot pour se débarrasser
de Geoffrey ? Elle n'éprouvait aucune tendresse pour son mari, mais sa mort ne résoudrait
rien. Le roi la donnerait à un autre ou, pire encore, la ferait enfermer dans un couvent.
Elle posa la main sur sa dague et jeta un regard noir au régisseur.
— Si quelqu'un doit le tuer, ce sera moi et personne d'autre, rétorqua-t-elle sèchement. Quant
à toi, tu serais bien inspiré de tenir ta langue. Je te trouve bien impudent depuis quelque
temps.
Serle s'inclina avec insolence et, tandis qu'il battait en retraite, Hélène regarda de nouveau par
la fenêtre. Les paumes de ses mains étaient moites et ses doigts se crispaient nerveusement sur
sa dague. Si elle avait le loisir de choisir, elle préférait encore garder Geoffrey. Lui, au moins,
elle le connaissait. Alors qu'un autre...
Les deux hommes ne portaient pas de cotte de mailles, mais seulement une tunique légère et
ajustée. Contrairement à Montgomery, Geoffrey avait la taille bien marquée et un torse
élancé, tout en finesse et en souplesse. Son adversaire avait la force et la masse pour lui, mais,
grâce à son agilité, son mari n'avait aucune peine à le tenir en respect. Bien qu'elle ne
s'intéressât guère aux joutes des chevaliers, Hélène ne put s'empêcher d'être frappée par la
façon dont il parait les coups et se fendait pour lancer ses attaques. Il avait, tout à la fois, la
grâce et la puissance d'un félin.
Le combat croissait en intensité. Sa tunique lui collait de plus en plus à la peau et les muscles
de ses bras et de ses épaules se dessinaient en relief à travers l'étoffe.
Comme hypnotisée, Hélène ne parvenait pas à détacher son regard de ce spectacle qui, il y a
peu de temps encore, lui aurait inspiré seulement du dégoût. Les hommes, leurs jeux
guerriers, leurs démonstration de force bestiale... Quelle dérision! Et pourtant, au lieu
d'éprouver de la répulsion, elle restait immobile et suivait le combat sans en perdre une seule
péripétie. Le visage et le cou de Geoffrey luisaient de sueur, il ahanait et à chaque assaut, un
grognement sourd s'échappait de ses lèvres.
Au fil des jours — et des nuits — son mari était devenu moins intimidant, mais en le
regardant ferrailler ainsi avec les soldats endurcis de son père, elle reprit de nouveau
conscience de sa force et de sa virilité. Il dépassait tous les autres, non seulement par sa taille
et par sa naissance, mais également par son agilité, par son adresse et par son intelligence.
Ses longs cheveux noirs et bouclés flottaient dans le vent et, comme si elle voulait s'enivrer
des senteurs acres et rudes du combat, Hélène releva la tête, les narines frémissantes et
dilatées. Machinalement, elle se passa la langue sur les lèvres. Elle avait la gorge sèche et son
cœur s'était mis à battre plus vite. Que lui arrivait-il? Jamais encore elle n'avait éprouvé de
telles sensations. Elle avait les jambes lourdes, ses seins se gonflaient, sa respiration était
saccadée, irrégulière...
Brusquement, les images qu'elle avait si soigneusement chassées de son esprit pendant les
deux dernières semaines revinrent en force, avec une vivacité presque irréelle. Elle était à
l'écurie et Geoffrey était au-dessus d'elle. Au lieu de l'écraser par sa masse, son corps
l'enveloppait et la protégeait. Puis, doucement, son visage descendait vers elle...
Elle avait encore le goût de ses lèvres et de sa langue dans la bouche. Un goût entêtant,
légèrement musqué et poivré.
Elle jura et s'écarta de la fenêtre, les poings pressés violemment contre ses joues. Que lui
arrivait-il ? Elle ne se reconnaissait plus, comme si, en quelques jours, elle était devenue une
autre personne, et cela l'effrayait bien plus que n'importe quelle menace extérieure. Ne plus le
regarder ! Echapper à cette vision par trop troublante! Elle s'arracha à sa contemplation, mais,
au même moment, des cris retentirent dans la cour. Elle était de nouveau prise au piège.
Tout de suite, elle vit quelle était la cause du tumulte. Le combat n'était plus un simulacre.
Autour des soldats, un cercle de serviteurs et de vilains s'était formé et tous les regards étaient
tournés avidement vers les deux hommes qui luttaient comme si l'enjeu de leur affrontement
était la possession du château et de ses terres. Lorsqu'elle vit Geoffrey trébucher, à la suite
d'un croc-en-jambe déloyal, Hélène fronça les sourcils et marmonna un juron entre ses dents.
Le traître ! Montgomery était le seul lieutenant de son père à ne pas avoir été tué lors du siège
de Belmont par les troupes du comte de Worthington et de ses fils. La piétaille avait été
achevée sans merci par les coutilliers, mais lui avait été épargné. Parce qu'il était un chevalier.
La vie d'un chevalier pouvait toujours être échangée contre une bonne rançon et, malgré les
objections d'Hélène, Walter Avery avait ordonné à Serle de marchander pour obtenir sa
libération. Quand elle avait appris la somme versée pour le retour de Montgomery, elle avait
été furieuse, mais il était trop tard. Depuis lors, elle n'avait pas cessé de se méfier de lui. Elle
le savait ambitieux et le soupçonnait de vouloir l'évincer, comme Walter Avery avait tenté de
le faire.
Dans la cour, la bataille avait pris la tournure d'un combat à mort. Les coups succédaient aux
coups, dans un silence irréel. Aucun des deux adversaires n'avait l'avantage, mais on sentait
que Geoffrey était plus à l'aise. A un moment, Montgomery glissa et mit un genou à terre,
mais il jaillit presque aussitôt et le bout de son bâton ferré frôla la tempe de Geoffrey.
Hélène entendit un cri étouffé et, non sans stupéfaction, elle se rendit compte qu'il était sorti
de sa propre gorge.
Il y eut un nouvel assaut et, cette fois-ci, Geoffrey prit tout de suite l'avantage. Acculé dans un
coin, Montgomery transpirait à grosses gouttes et, soudain, son bâton vola en l'air. Aussitôt,
Geoffrey fit un pas en arrière.
— Cela suffit pour aujourd'hui ! déclara-t-il d'une voix haute et claire. Tu t'es bien battu.
L'espace d'un instant, Hélène se demanda si Montgomery n'allait pas tirer son glaive et,
instinctivement, elle posa la main sur le pommeau de sa dague. Par le Christ, elle ne laisserait
pas cette canaille tuer son mari! Finalement, il consentit à cesser le combat et s'écarta, non
sans avoir décoché à Geoffrey un regard plein de haine.
La jeune femme poussa un soupir de soulagement, mais tous ses muscles restèrent tendus.
Une traîtrise était toujours à craindre. N'allait-il pas essayer de profiter d'un moment
d'inattention de son adversaire? Non. D'un pas traînant, il rejoignit sa place et Geoffrey fit
rompre les rangs. L'exercice était terminé.
Le cœur de la jeune femme battait à se rompre. Dans la cour, la tension était retombée. La tête
haute, Geoffrey traversa la foule et se dirigea vers l'entrée du logis seigneurial. Tandis qu'elle
le suivait des yeux, Hélène eut brusquement conscience de sa vulnérabilité. Il n'avait que des
ennemis autour de lui et, en dépit de sa force, il serait sans défense contre un coup de
poignard.
Brusquement, elle ressentit un besoin instinctif de le protéger. C'était dans son intérêt, se dit-
elle intérieurement. Sa mort ne lui apporterait rien. Au contraire. Elle le soupçonnait toujours
de nourrir de noirs desseins à son égard, mais jusqu'à présent elle avait réussi à le contenir.
Avec un autre, la tâche ne serait peut-être pas aussi aisée.
Il entra dans la grande salle et, délaissant la fenêtre, elle alla à sa rencontre avec l'intention de
le mettre en garde et de le blâmer pour sa folle témérité.
Il ruisselait de sueur. Un écuyer lui tendit une serviette et il s'essuya le visage et le cou.
Il était tellement sûr de lui, tellement intimidant! Elle ouvrit la bouche, mais elle avait la
gorge trop sèche pour pouvoir parler.
D'une voix impérieuse, il ordonna qu'on lui prépare un bain, puis il traversa la pièce à grands
pas. Hélène hésita. Elle ne pouvait guère l'interpeller en présence des domestiques.
Finalement, elle prit le parti de le suivre.
Elle arriva sur le seuil de leur chambre au moment où il faisait passer par-dessus sa tête sa
tunique trempée de sueur.
En découvrant les muscles luisants de son dos, elle s'arrêta net et retint son souffle. L'été, elle
avait souvent vu les hommes d'armes de son père s'exercer torse nu, mais le spectacle de leurs
corps râblés ne l'avait jamais captivée. Geoffrey n'était pas bâti comme eux. La largeur de ses
épaules, la finesse de sa taille, sa peau dorée et lisse... Une beauté divine, surnaturelle.
Elle frissonna et une peur diffuse monta en elle. Une peur à laquelle se mêlait une invincible
attirance.
Il se retourna et devant la vision de son torse recouvert d'une toison noire, elle sentit ses
jambes se dérober sous elle. Brusquement, elle eut envie de le toucher, de caresser cette...
Non! Etait-elle sous l'emprise d'un charme? Avait-il mis un philtre dans son hanap ?
Elle prit une profonde inspiration et réussit à s'arracher à sa dangereuse fascination.
— Hélène?
Les yeux noirs et profonds de Geoffrey se posèrent sur elle et l'examinèrent avec curiosité.
Avait-il deviné son émoi?
— Montgomery vous tuera, dit-elle d'une voix rauque.
Il haussa légèrement les sourcils.
— L'en croyez-vous capable?
Devant une arrogance aussi typiquement masculine, elle reprit immédiatement ses esprits.
— En dépit de votre surnom, votre sainteté n'est pas vraiment établie et vous ne pouvez guère
compter sur elle ou sur Dieu pour vous protéger. Vous savez, aucun mortel ne survit
longtemps à un coup de couteau dans le dos...
Il resta silencieux pendant une seconde ou deux — le temps de peser toutes les implications
de sa mise en garde.
— Avez-vous une raison de vous méfier de Montgomery ?
Une raison? Avait-elle besoin d'une raison pour se méfier d'un homme?
Un éclat de rire plein de dérision s'échappa de ses lèvres.
— Il serait content de vous voir mort. Je le lis dans ses yeux chaque fois qu'il vous regarde.
Il y eut un bruit de pas dans l'escalier et elle se retourna brusquement, la main sur sa dague. Il
s'agissait seulement d'un serviteur qui portait sur ses épaules une vieille baignoire de bois —
la seule du château. Elle s'écarta et il alla poser son fardeau devant la cheminée.
— L'eau de votre bain est en train de chauffer, messire. Nous vous l'apportons dès qu'elle est
prête.
— Bien, acquiesça laconiquement Geoffrey.
Le manant sortit de la chambre à reculons — en faisant un large détour, afin de ne pas passer
à portée de la dague d'Hélène.
Le bain de son mari. La jeune femme regarda la baignoire et, en relevant la tête, elle vit une
lueur amusée dans les yeux de Geoffrey. Avait-il deviné ses pensées ? Normalement, une
bonne épouse resterait auprès de lui et l'assisterait dans son bain — en lui savonnant le dos ou
en lui tendant sa serviette. Mais elle n'était pas vraiment son épouse et ne le serait jamais.
La nuit, ils continuaient de dormir tout habillés, chacun dans son coin, et c'était la première
fois qu'elle le voyait torse nu. Elle rougit et, malgré elle, essaya de l'imaginer dans le plus
simple appareil. Jusqu'où descendait cette épaisse toison? Avait-il des cuisses longues et
musclées ? Et ses fesses ? Etaient-elles lisses comme...
Des images troublantes se formèrent devant ses yeux, mais aussitôt elle se rebella.
Non! Elle n'éprouvait aucune attirance pour cet homme — pour aucun homme. Elle ne voulait
pas qu'il meure, mais seulement parce qu'elle avait besoin de lui.
Il était immobile et silencieux, comme s'il attendait sa décision, et en le voyant ainsi, si fort, si
beau et si sûr de lui-même, elle eut envie de crier.
Saint Geoffrey. Toujours parfait. Elle n'avait cure de la beauté de son corps et de ses manières
hautaines ! Tout en reculant vers la porte, elle ouvrit la bouche pour déverser sur lui un flot
d'invectives, mais, à sa grande frustration, aucun son ne sortit de ses lèvres. Finalement, elle
pivota sur les talons et s'enfuit.
Geoffrey la suivit des yeux avec curiosité. Avait-il été le jouet de son imagination ? Pendant
un bref instant, il avait eu l'impression que sa femme s'était intéressée à lui... physiquement.
Depuis le baiser volé à l'écurie, elle ne l'avait pas gratifié d'un seul mot aimable. Dans les
brefs moments où ils étaient ensemble, elle se montrait acariâtre et revêche. Aussi, il l'évitait
le plus possible. Parfois, il se demandait si son comportement agressif ne faisait pas partie
d'une politique délibérée. Mais non. Une telle idée était absurde. Hélène Fitzhugh — de
Burgh, maintenant — était renommée depuis longtemps pour son caractère fantasque et pour
la grossièreté de son langage. Elle se conduisait avec lui comme avec tout le monde.
Cependant, il y avait eu quelque chose de bizarre dans son attitude, surtout dans la façon dont
elle avait regardé fixement l'épaisse toison de son torse. Un instant, il avait cru déceler une
sorte de convoitise dans ses yeux... Allons donc ! Une fois de plus, il se leurrait. Si elle
s'intéressait à son anatomie, c'était seulement pour déterminer l'endroit où la lame de son
poignard entrerait le plus facilement.
Mais que dire de son avertissement à propos de Montgomery? Pas une seule fois auparavant,
elle n'avait évoqué la loyauté de ses gens à son égard. S'il venait à être tué par Montgomery
— ou par un autre de ses hommes —, elle recouvrerait sa chère liberté et le roi ne pourrait
même pas lui en tenir rigueur, il lui chercherait un autre mari? Certes, mais après deux
meurtres, les candidats ne seraient pas légion.
Malgré l'étrangeté de sa conduite, Geoffrey n'était pas homme à ne pas tenir compte d'une
telle mise en garde. Dès le début, il s'était méfié de l'ancien compagnon de Fitzhugh.
Instinctivement. Montgomery avait-il envisagé de prendre la place de Walter Avery dans la
couche d'Hélène?
A cette pensée, Geoffrey serra les poings. Au début, le premier mariage de sa femme l'avait
laissé parfaitement indifférent, mais maintenant, après l'avoir embrassée et tenue sous elle,
même fugitivement, il éprouvait à son égard un violent instinct de propriété. Heureusement,
Hélène s'était chargée d'expédier Avery. Sinon...
Surpris par le cours de ses pensées, Geoffrey secoua la tête. Par le Christ, il était en train de
devenir aussi sanguinaire que cette diablesse! Pour son équilibre mental, il valait mieux ne
plus penser à elle et concentrer son attention sur Montgomery. L'amertume du lieutenant de
Fitzhugh était évidente. Regrettait-il les pillages et les guerres contre Belmont? Sans doute. Il
avait été le captif de Dunstan et il aurait aimé prendre sa revanche — tout en se taillant un fief
pour lui-même. Mais, pouvait-il espérer gagner quelque chose en le tuant?
Son hostilité n'avait pas de sens s'il n'envisageait pas de prendre sa place — avec l'aide
d'Hélène? Une telle complicité aurait pu être envisageable, mais il ne la voyait guère
conspirer avec un soudard qui avait été le compagnon de son père et d'Avery.
Un sourire erra sur ses lèvres.
Sa femme était capable de beaucoup de fourberies, mais il ne l'imaginait guère en train de
comploter avec un homme. Quel qu'il soit.
Aurait-elle une raison personnelle pour vouloir se débarrasser de Montgomery ? Après
réflexion, il écarta également cette hypothèse. Il ne voyait pas ce que son départ lui
apporterait. La garnison du château était déjà à peine suffisante pour assurer un semblant de
sécurité. En cas d'attaque, il ne pouvait compter que sur une douzaine de combattants
aguerris, avec pour seul renfort une poignée de paysans — des vilains incapables de se servir
d'un glaive ou d'une arbalète. Si une bande de Highlanders s'aventurait dans les parages...
Il soupira.
Montgomery constituait-il vraiment une menace? Il n'avait pas oublié le coup de bâton qui lui
avait frôlé la tempe. Dans les exercices de ce genre, un homme se laissait facilement emporter
par le feu de l'action et les blessures n'étaient pas rares. Cependant, plusieurs fois, il avait visé
délibérément — avec l'intention de tuer.
Il valait mieux ne pas prendre de risque. Hélène avait raison. Décidément, lui non plus
n'aimait pas le regard faux et haineux de Montgomery.
Oui, mais n'y avait-il pas aussi parfois une lueur meurtrière dans les yeux de sa femme?
Geoffrey se leva avant l'aube, réveillé plus sûrement par son instinct que par n'importe quel
serviteur. Pardessus sa tunique, il enfila sa cotte de mailles, boucla son lourd ceinturon et mit
son casque sur sa tête. L'affaire qui l'attendait ne souffrait aucun délai et il devait être prêt à
répondre à une attaque éventuelle.
Ne voulant pas troubler le sommeil de sa femme, il se dirigea vers la porte sur la pointe des
pieds, mais elle se retourna et il ne put résister à une brusque envie de la contempler, au moins
un instant. Il fit le tour du lit avec précaution et retint son souffle.
Les paupières d'Hélène étaient closes et ses longs cils bruns caressaient ses joues doucement
incurvées. Elle avait l'air tellement innocente, tellement vulnérable...
Ses lèvres étaient légèrement entrouvertes, comme pour l'inviter à le rejoindre.
Il avait encore leur goût dans la bouche. Un goût épicé et suave tout à la fois.
Elle remua dans son sommeil et repoussa la fourrure qui lui servait de couverture, laissant
apparaître ses épaules engoncées dans l'étoffe brune de sa robe. Allaient-ils dormir ainsi, tout
habillés, jusqu'à la fin de leurs jours? Elle était obstinée, au moins autant que lui, et leur
méfiance mutuelle les gardait éloignés l'un de l'autre, mais, parfois, il avait envie de se glisser
à côté d'elle et de...
Leur mariage pouvait-il devenir un vrai mariage? Allons, c'était absurde! L'épouse à laquelle
il rêvait n'existait que dans ses rêves. Hélène le haïssait et tenait trop à sa liberté pour se
laisser séduire.
Il soupira et secoua la tête. Si elle le surprenait penché au-dessus d'elle, elle lui ferait une
scène épouvantable et il n'avait pas de temps à perdre.
Doucement, il sortit de la chambre et, une fois en bas, appela à voix basse son écuyer.
Osbert était à son service seulement depuis son arrivée à Fitzhugh. A l'automne, son
prédécesseur avait été adoubé chevalier et Dunstan l'avait pressé de le remplacer avant son
départ de Worthington, mais Geoffrey avait pensé qu'il serait plus habile d'en choisir un parmi
ses nouvelles gens. Maintenant, il se demandait s'il n'avait pas eu tort. Osbert lui donnait
satisfaction, mais, plusieurs fois, il avait cru déceler une lueur hostile dans son regard.
Peut-être n'était-ce qu'une illusion. Ces derniers temps, il voyait des ennemis partout.
Le jeune garçon accourut à son appel, les cheveux ébouriffés et l'air encore à demi endormi.
— Va seller les chevaux de Montgomery et rassemble toutes ses affaires à l'écurie, ordonna-t-
il d'un ton impérieux.
L'écuyer ouvrit de grands yeux, mais il hocha la tête docilement.
— Bien, messire.
Geoffrey le regarda s'éloigner et se prépara à l'inéluctable confrontation. Il avait choisi
délibérément de surprendre Montgomery pendant son sommeil, au moment où il serait le plus
vulnérable.
Enjambant les corps des serviteurs qui encombraient le sol, il se dirigea vers le couloir
conduisant à la grande salle voûtée qui servait de quartier aux chevaliers du château. Après
avoir cherché à tâtons dans l'obscurité, il trouva Montgomery et le poussa avec le bout de son
pied.
Aussitôt, le chevalier se leva et jura. Il était nu, à l'exception de ses braies, mais Geoffrey ne
lui laissa pas le temps de s'habiller.
— Tes chevaux sont prêts. Réveille ton écuyer et ordonne-lui de faire tes bagages.
Montgomery le regarda fixement, l'air complètement éberlué.
— Vous plaisantez?
Autour de lui, Geoffrey vit des hommes se lever et regarder furtivement dans leur direction. Il
faisait froid et sans ses armes et sa cotte de maille, Montgomery avait l'air déjà beaucoup
moins redoutable.
— Non, répliqua-t-il sèchement. J'ai besoin d'hommes liges, pas de soudards prêts à me trahir
à la première occasion.
Un rictus déforma les traits de Montgomery.
— Vous voulez me chasser? s'exclama-t-il. Etes-vous stupide au point de croire que vous
pourrez vous passer de moi? Quand je serai parti, vous n'aurez plus personne pour
commander la racaille qui est censée garder les portes de ce château !
Geoffrey fit un pas en avant et posa la main sur son épée.
— Arrête tes insolences, sinon gare à toi ! Je ne suis pas patient, ce matin. Quant à mes gens,
je suis capable de les commander tout seul, sans l'aide de personne.
Montgomery serra les poings, le visage rouge de fureur. S'il avait eu une arme, il se serait jeté
sur Geoffrey, mais il n'avait même pas un poignard à portée de la main.
Du coin de l'œil, Geoffrey surveillait les autres chevaliers, mais aucun d'entre eux n'avait
ébauché un geste pour soutenir leur camarade.
— On va t'apporter tes affaires, ajouta-t-il en voyant Osbert qui revenait. Dès que tu seras
habillé, tu te mettras en route et tu ne remettras plus jamais les pieds sur mes terres ou sur les
terres de ma famille.
Montgomery jura entre ses dents. Lui aussi, il avait vu qu'il ne pouvait attendre aucune aide
de ses compagnons.
Les mains tremblantes, son écuyer posa devant lui ses vêtements et ses armes. Aussitôt,
l'ancien lieutenant de Fitzhugh tendit la main vers son épée.
— C'est inutile, l'arrêta Geoffrey sèchement. Tu n'aurais pas le temps de t'en servir.
Le chevalier lui jeta un regard plein de haine et de frustration.
— Je n'ai pas l'intention de me battre, répliqua-t-il d'une voix mauvaise. Surtout pour rester
dans ce château en ruine. Je vaux mieux que cela et n'aurai aucune peine à trouver un seigneur
riche et puissant qui saura rétribuer mes services. Peut-être l'un de vos ennemis, messire de
Burgh, et alors, nous nous reverrons! Je vous le promets.
Sur cette ultime menace, il enfila sa tunique, boucla son ceinturon et sortit de la salle d'un pas
rageur.
Déterminé à le raccompagner jusqu'à la porte du château, Geoffrey lui emboîta le pas, mais
alors qu'il arrivait au pied de l'escalier, un cri le fit se retourner.
Hélène. Elle était debout sur le palier et un rayon de lune éclairait son visage.
— Etes-vous devenu fou? s'écria-t-elle d'une voix blanche. Que diable faites-vous ici au
milieu de la nuit?
Geoffrey leva les yeux vers elle et lui sourit.
— Comme vous me l'avez suggéré, j'ai entrepris de me débarrasser de Montgomery.
— Comme je vous l'ai...
Elle resta sans voix et le sourire de Geoffrey s'élargit. Un sourire qui rendit aussitôt toute sa
virulence à la jeune femme.
— Vous auriez pu être tué ! s'exclama-t-elle. Vous n'avez même pas pris avec vous un
chevalier ou un soldat pour vous seconder! Personne pour veiller sur vos arrières ! Avez-vous
donc envie de mourir ?
Geoffrey n'écoutait plus depuis longtemps ses tirades, mais cette fois-ci, il y avait eu quelque
chose de différent dans le ton de sa voix. Il l’examina attentivement et fut surpris par sa
nervosité. Elle était très pâle et avait les mains qui tremblaient.
— Ma mort ne vous serait-elle pas indifférente? s'enquit-il doucement.
Hélène se figea et une lueur farouche étincela dans son regard.
— Non, je m'en réjouirais !
— Alors, pourquoi vous inquiétez-vous autant de mes arrières?
Il avait posé sa question sur ton léger, mais, au fond de lui-même, une corde s'était mise à
vibrer. Elle avait peur pour lui ! Sa femme n'était pas un monstre froid et sanguinaire, mais un
être de chair et de sang, capable de sentiments.
Son bel optimisme ne dura guère.
Les yeux d'Hélène s'étrécirent et son visage refléta une expression méprisante.
— Détrompez-vous, messire de Burgh ! Je veux seulement ne pas être privée du plaisir de
vous enfoncer moi-même mon poignard dans les côtes. Voilà tout !
Sur cette dernière repartie, elle tourna les talons et remonta l'escalier, la tête haute.
En dépit de sa déception, Geoffrey éclata de rire. Jusqu'à présent, les menaces de sa femme
étaient restées purement verbales et il n'avait dû se garer d'aucun mauvais coup. Elle n'avait
pas cherché à le poignarder et ne lui avait lancé aucun projectile — à part une assiette de
ragoût. Finalement, elle serait presque supportable. A condition d'être sourd — ou assez
philosophe pour ne pas entendre ses jurons et ses grossièretés.
Il se réjouissait peut-être un peu vite.
Un éclair argenté jaillit et il eut tout juste le temps de l'esquiver. Blessée dans sa fierté par son
éclat de rire, Hélène s'était retournée brutalement et avait lancé sa dague à la volée. La lame
s'était plantée en vibrant dans un pilier de bois, à quelques centimètres à peine de sa tête. Elle
n'avait pas eu l'intention de le toucher — sinon, il serait mort — mais seulement de lui
montrer son adresse diabolique.
Dans la grande salle, tout le monde avait retenu son souffle.
Ses gens attendaient une réaction de sa part et Geoffrey se demanda si Hélène s'était déjà
battue devant eux. Contre son père ? Contre Walter Avery ? Elle avait l'air petite et fragile
derrière ses longs cheveux, mais il connaissait sa détermination.
Son regard parcourut l'assistance. Rester impassible? S'en aller en lui tournant le dos? On se
gausserait de sa faiblesse. Non, il devait trouver autre chose. Montrer qu'il ne se laissait pas
impressionner.
Avec une lenteur délibérée, il saisit la dague et l'arracha d'un geste sec. Puis, d'un pas ferme, il
se dirigea vers sa femme. Hélène ne bougea pas d'un pouce, figée dans son attitude de défi,
mais au fond de ses yeux, il y avait une vulnérabilité presque pathétique.
— Je crois que vous avez perdu ceci, dit-il d'une voix très calme, en lui tendant la dague par
le manche.
Après une brève hésitation, elle la saisit et la remit dans son fourreau. Elle avait la main qui
tremblait et lorsque ses doigts effleurèrent les siens, une légère rougeur envahit ses joues,
mais il fut le seul à la remarquer. Leurs yeux se croisèrent, puis elle eut un haut-le-corps puis
remonta l'escalier avec précipitation.
Derrière lui, les domestiques et les hommes d'armes poussèrent un soupir de soulagement. Il
n'y aurait pas de sang versé entre leur dame et leur seigneur.
Du moins, pas cette fois-ci.
Chapitre 6
En avril, un messager vint annoncer que Marion avait eu un fils — le premier petit-fils du
comte de Worthington. Geoffrey fut heureux d'apprendre que la mère et l'enfant se portaient
bien, mais la nouvelle fit naître en lui un sentiment de jalousie qui le surprit et l'embarrassa.
Oh, certes, il ne convoitait pas la richesse de son frère et encore moins son château !
Ce qu'il lui enviait, c'était son bonheur.
Dunstan était heureux et sa femme venait de lui donner le plus merveilleux des présents.
En lisant la missive, Geoffrey jeta un coup d'œil à Hélène et ressentit une étrange
insatisfaction. Il n'était pas de ces hommes qui étaient obsédés par la continuation de leur
lignée, mais, néanmoins, l'idée qu'il n'aurait jamais d'enfant avait quelque chose de
profondément frustrant. Les années passeraient et il vieillirait. De plus en plus seul.
Il resta immobile, les yeux mi-clos. Hélène était en face de lui et, sous son horrible robe de
laine brune, il devinait la silhouette souple et gracieuse de son corps.
Un corps tellement désirable ! Après tout, elle était sa femme. Devant Dieu et devant les
hommes.
Des images érotiques l'envahirent et son cœur se mit à battre plus vite. Non, il n'aurait
vraiment aucune répulsion à accomplir son devoir conjugal ! Au contraire.
Il secoua la tête et soupira.
Pour cela, il fallait être deux. Jamais Hélène ne consentirait à l'accepter dans son lit.
Un coup de force? Même s'il parvenait à en sortir indemne, il n'y prendrait aucun plaisir.
D'ailleurs, comment pouvait-il avoir seulement envie de coucher avec une pareille diablesse ?
N'avait-il pas eu tout le temps de la juger? Elle ne faisait rien de ses journées et ne s'intéressait
à rien. Le cadre où elle vivait, le sort de ses gens, la gestion de ses domaines... Tout lui
semblait indifférent. Et, à chaque instant, c'était des injures ou des menaces.
Brusquement, il se leva de son siège et lui jeta un regard agressif.
— Mon frère vient d'avoir un fils. Préparez-vous à aller lui rendre visite à Belmont, afin de lui
présenter nos hommages et l'assurer de notre fidélité.
Hélène rejeta ses cheveux en arrière et ses yeux étincelèrent.
— Allez-y, si vous en avez envie. Moi, je reste ici. C'en était trop.
Il avait enduré ses querelles incessantes, ravalé jour après jour ses frustrations, mais il ne
pouvait pas tolérer un pareil manquement aux règles de la courtoisie. Elle viendrait avec lui.
Même s'il devait la traîner par les cheveux.
— Non, Hélène, répliqua-t-il avec fermeté. Vous m'accompagnerez. Et cette fois-ci, je ne
céderai pas.
Elle releva le menton avec défi et un rire sarcastique s'échappa de ses lèvres.
— Quelle autorité! J'en suis terrorisée.
Il fit un pas en avant, une lueur sombre dans les yeux. ».
— Je vous préviens, Hélène...
— Des menaces, maintenant? l'interrompit-elle en tirant sa dague. Un pas de plus et vous êtes
mort !
Geoffrey serra les dents. Il n'était pas un homme violent, mais si elle continuait de le
provoquer ainsi, il finirait par perdre son sang-froid.
— Vous m'accompagnerez à Belmont, répéta-t-il simplement. De gré ou de force.
Puis, sans attendre sa réponse, il lui tourna le dos et se dirigea vers la porte.
— Non, je n'irai pas ! cria-t-elle en tapant du pied avec exaspération.
Pour toute réponse, il haussa les épaules. Parfois, il se demandait si elle n'avait pas décidé de
le rendre fou.
Les mains crispées sur ses rênes, Hélène regardait avec angoisse les tours du château qui, peu
à peu, s'estompaient et disparaissaient dans le lointain. Elle avait envie de crier, mais elle n'en
avait même plus la force. A quoi bon ? Ses dernières insultes avaient seulement réussi à
effrayer son palefroi. Geoffrey ne s'était même pas retourné vers elle.
Depuis sa naissance, elle n'avait jamais quitté Fitzhugh. Cette fois encore, elle avait eu la
ferme intention de rester, mais Geoffrey n'avait pas cédé et, finalement, elle s'était résignée. A
contrecœur. La patience de son mari avait des limites. Elle n'avait pas oublié la nuit où elle
avait osé éteindre sa chandelle...
Au souvenir du poids de son corps sur elle, elle frissonna et le maudit intérieurement. Aurait-
il vraiment employé la force pour la traîner à Belmont? Elle n'en était pas certaine, mais elle
n'avait pas voulu prendre un tel risque. En voyant sa détermination, elle avait envisagé de
disparaître le matin de leur départ — ou de lui faire une scène tellement effroyable qu'il aurait
été trop content de partir sans elle.
Mais, aussitôt, une inquiétude l'avait envahie. Et s'il lui arrivait quelque chose pendant le
voyage ?
Elle avait entendu les menaces de Montgomery. Des menaces qui n'étaient pas à prendre à la
légère. Cette canaille était capable de lui tendre un guet-apens, de l'attaquer par-derrière, à la
manière des lâches. Elle avait confiance dans les capacités de son mari à se défendre dans un
combat loyal, mais la fourberie de Montgomery n'était plus à démontrer. Et Geoffrey n'avait
personne pour veiller sur ses arrières.
Personne, sauf elle.
Depuis le matin où elle l'avait surpris dans la grande salle, face au chevalier rebelle, Hélène
s'était donné la mission de le protéger. Dans son propre intérêt. Elle n'avait aucune envie de se
voir imposer un troisième mari par le roi — un homme qui, peut-être, ne serait pas aussi
accommodant. C'était la raison pour laquelle elle avait fini par consentir à ce voyage. La seule
et unique raison.
Elle s'était résignée, mais à son corps défendant. En voyant disparaître le paysage familier de
son enfance, elle éprouva un sentiment de panique incontrôlable. Elle était sur des terres
inconnues, avec pour seule protection la poignée d'hommes d'armes qui accompagnait
Geoffrey. Derrière les murailles de Fitzhugh, elle avait eu l'impression d'être en sécurité. Une
sécurité illusoire, mais rassurante. Le château de son père n'avait-il pas été le seul élément
stable de son existence?
Fébrilement, elle chercha des points de repère. Ici un arbre foudroyé, là un moulin ou une
chaumière. Mais, malgré cela, elle n'était même pas certaine de pouvoir retrouver son chemin.
Et si Geoffrey avait décidé de l'abandonner dans un lieu sauvage ou — pire encore — de la
tuer? Il n'y aurait personne pour l'en empêcher. Les soldats de son père avaient juré fidélité à
leur nouveau seigneur et, de toute façon, aucun d'entre eux n'éprouvait la moindre sympathie à
son égard.
Elle continua de chevaucher, le visage sombre et les yeux fixés sur l'homme qui allait peut-
être devenir son meurtrier.
A la tombée de la nuit, la fatigue s'ajouta à l'angoisse et la perspective de devoir dormir sous
une tente n'était pas de nature à lui redonner courage. Elle mangea du bout des lèvres,
attentive aux moindres gestes de ses compagnons, mais aucun d'entre eux ne semblait
s'intéresser à elle. Finalement, le corps rompu de fatigue par sa longue chevauchée, elle se
retira sous sa tente et se fit un lit de couvertures et de fourrures.
Geoffrey lui avait suggéré d'emmener une cameriste, mais elle lui avait répondu par un éclat
de rire méprisant.
Une cameriste ! Pourquoi pas une dame de compagnie?
Les fourrures formaient un nid douillet et la protégeaient contre la fraîcheur de la nuit, mais,
malgré cela, elle se sentait trop nerveuse et tendue pour réussir à dormir. Elle avait horreur
d'être confinée dans un espace aussi étroit! Et puis, n'allaient-ils pas profiter de son sommeil
pour l'abandonner ou pour lui trancher subrepticement la gorge ?
Les yeux grands ouverts, elle caressa sa dague, afin de se rassurer.
Au même instant, le battant en toile s'ouvrit et une haute silhouette se pencha à l'intérieur.
Geoffrey. Ses traits nobles et hardis se détachèrent en ombres chinoises sur la lumière
rougeoyante du feu de camp, puis le battant retomba et l'obscurité envahit de nouveau la tente.
Le cœur d'Hélène avait bondi dans sa poitrine. Elle avait envie de sa compagnie, une envie
instinctive, irrationnelle, mais, en même temps elle redoutait trop les implications de sa
présence pour ne pas réagir avec vivacité.
— Que venez-vous faire ici? questionna-t-elle d'une voix sèche.
— Dormir, répondit-il simplement.
Hélène s'assit. Elle était tout habillée, mais, néanmoins, elle remonta sa couverture sur sa
poitrine, tandis que ses doigts se crispaient sur sa dague. Brusquement, elle comprit son plan.
Il l'avait emmenée au milieu de la forêt afin de consommer de force leur mariage. Ici,
personne n'entendrait ses cris — à part les soldats assoupis autour du feu. Des soldats qui
étaient à sa dévotion.
— Sortez ! cria-t-elle. C'est ma tente !
Il poussa un profond soupir et tâtonna à travers la pénombre.
— Il n'y en a pas d'autre, Hélène, et je suis trop fatigué pour avoir envie de dormir à la belle
étoile. Mais si ma compagnie vous indispose, rien ne vous empêche d'aller vous installer
ailleurs. J'aurai plus de place, voilà tout.
La lassitude de sa voix rassura Hélène et elle se détendit légèrement, mais, néanmoins, elle
s'écarta le plus possible de lui.
— Ne vous approchez pas, de Burgh, lui enjoignit-elle d'une voix sifflante. A moins que vous
n'ayez envie de mourir !
Geoffrey s'esclaffa.
— Vous délirez, Hélène. Si j'avais envie d'abuser de vous, je ne le ferais sûrement pas ici,
dans le froid et l'humidité. Lorsque je m'adonne à ce genre d'exercice, j'aime avoir mes aises
et rien ne vaut un matelas de laine souple et moelleux. En outre, nous avons chevauché toute
la journée et, comme je vous l'ai déjà dit, j'aspire à une seule chose : dormir.
Un nouvel éclat de rire s'échappa de ses lèvres, puis il remua ses couvertures et entreprit de
s'installer pour la nuit.
Son ton moqueur l'avait piquée au vif. Bien sûr, il n'avait pas envie d'elle. Elle était stupide.
Mais n'était-ce pas surtout contre elle-même qu'elle avait besoin de se protéger?
Elle ferma les yeux et essaya de ne pas penser à lui. Mais il y avait son grand corps tout près
du sien, la conscience de sa virilité...
— Je suis sérieuse, de Burgh, murmura-t-elle d'une voix rauque. Au moindre mouvement
suspect, je vous tranche la gorge.
— Et moi, si vous ne vous taisez pas, je vous bâillonne, rétorqua-t-il.
— Vous me bâillonnez ? répéta-t-elle avec mépris. Je suis curieuse de savoir comment vous
avez l'intention de vous y prendre?
— En vous embrassant.
Hélène retint son souffle mais, au lieu d'éprouver du dégoût ou un sentiment de répulsion, elle
sentit une chaleur douce et insidieuse monter en elle. De l'anticipation? Du désir?
Elle ouvrit la bouche pour vitupérer, mais, finalement, elle se ravisa. Elle craignait trop ses
propres réactions pour prendre le risque de le provoquer.
Lorsqu'ils arrivèrent sur les terres du Loup de Belmont, Hélène était d'une humeur exécrable.
Elle avait mal partout et, pour ne rien arranger, il avait plu toute la journée. Un petit crachin
glacial et pénétrant qui s'insinuait à travers les étoffes les plus épaisses. Elle frissonnait et
claquait des dents. La fièvre, la maladie... Une telle perspective était trop effrayante pour ne
pas la remplir de terreur. Si jamais elle venait à être clouée au lit, elle deviendrait une proie
trop facile pour ses ennemis. Elle n'avait pas oublié la lente agonie de sa mère. Pendant des
mois, la pauvre créature n'avait pas quitté sa chambre et, non content de la soumettre à tous
ses caprices, Fitzhugh avait profité de sa faiblesse pour achever de la dépouiller.
La vue des tours de Belmont attisa encore ses rancœurs. Son père avait réduit ses gens à la
famine et était mort pour la possession de cet horrible château ! Oh, certes, il était plus grand
et mieux fortifié que Fitzhugh. Mais il était tellement froid, tellement lugubre.
Elle éclata de rire. Un rire plein de mépris et de dérision.
— Voilà donc le repère du Loup ! commenta-t-elle d'un ton sarcastique. C'est absolument
sinistre! Même si on me le donnait, je n'en voudrais pas. Sauf pour y enfermer mes pires
ennemis.
Geoffrey se retourna vers elle et lui décocha un regard menaçant.
— Attention, Hélène! Surveillez votre langue, sinon...
La jeune femme fronça les sourcils. Saint Geoffrey était de retour — l'être froid et
moralisateur. Elle préférait l'autre, celui de la nuit précédente. Il avait eu la langue acérée
également, mais, au moins, il avait été humain.
Elle grimaça, mais s'abstint de lui répondre. S'il croyait qu'elle avait l'intention de lui obéir, il
allait être déçu !
En dépit de son envie de dormir sous un vrai toit et dans un lit de plume, la seule idée de
devoir séjourner à Belmont la mettait en rage.
Un sourire furtif erra sur ses lèvres. Pour ne plus être invitée, il lui suffirait de se montrer
assez odieuse... Avec un peu de chance, on leur suggérerait même, peut-être, d'écourter leur
visite.
Elle en était là de ses pensées lorsque le Loup de Belmont, monté sur un destrier richement
caparaçonné, franchit le pont-levis et vint à leur rencontre.
En découvrant la jeune femme, une lueur de déplaisir brilla dans ses yeux, mais Hélène n'était
pas du genre à s'en laisser imposer aussi facilement. La tête haute, elle soutint son regard et,
finalement, ce fut lui qui détourna la tête. D'un ton bourru, il souhaita la bienvenue à son frère
et les précéda dans la cour intérieure du château.
Après avoir mis pied à terre, ils suivirent Dunstan à l'intérieur du logis seigneurial. Avec son
habituelle courtoisie, Geoffrey offrit son bras à Hélène, mais elle l'ignora volontairement, ce
qui lui valut un nouveau regard noir du Loup.
Sur le seuil de la grande salle, la jeune femme resta bouche bée. Elle était si vaste, si claire...
Une foule de serviteurs allaient et venaient, l'air affairé. Certains d'entre eux s'arrêtèrent pour
examiner à la dérobée les nouveaux arrivants et Hélène se demanda s'ils savaient qui elle était.
S'ils ne le savaient pas, ils n'allaient pas tarder à l'apprendre!
Tournant les yeux vers l'escalier d'honneur, elle vit une jeune femme qui descendait les
marches gracieusement, les bras tendus vers eux. Elle était plutôt petite, avec un joli visage,
encadré de boucles noires. Elle portait un hennin et une longue robe de satin bleu, brochée de
fils d'or et d'argent qui chatoyaient dans les rayons du soleil.
Malgré elle, Hélène ressentit un petit élan de jalousie. Jamais elle n'avait possédé — ou même
vu — une robe aussi belle !
D'un pas rapide, le Loup rejoignit l'inconnue et mit son bras possessivement autour de sa
taille.
Hélène battit des paupières. La pauvre créature n'avait même pas frémi quand cette brute
l'avait enlacée ! Et maintenant, au lieu de le repousser, elle levait vers lui un regard plein
d'adoration.
Une courtisane, sans doute, se dit-elle avec mépris.
Mais, déjà, l'inconnue s'avançait vers elle.
— Bienvenue dans notre maison, lady de Burgh, dit-elle d'une voix chaude et cristalline. Je
suis lady Belmont, mais comme vous êtes ma belle-sœur maintenant, appelez-moi simplement
Marion.
Elle ponctua sa harangue par un sourire lumineux qui fit naître deux charmantes petites
fossettes sur ses joues lisses et blanches.
L'espace d'un instant, Hélène ressentit un étrange vertige, comme si le sol se dérobait sous ses
pieds. Ce n'était pas la maîtresse du Loup, mais sa femme ! Et, visiblement, cette Marion, tout
comme Geoffrey, était une experte en matière d'hypocrisie. Prétendre qu'elle était bienvenue à
Belmont! Elle, la fille du baron de Fitzhugh...
D'un geste impulsif, elle baissa la tête et cracha par terre, aux pieds de son hôtesse.
Immédiatement, tous les regards se braquèrent sur elle et un silence impressionnant envahit la
grande salle.
Le visage du Loup était devenu écarlate. Il tira à demi son glaive et Hélène saisit sa dague,
prête à défendre chèrement sa vie. Mais au lieu de bondir sur elle, il remit lentement son arme
au fourreau et Hélène vit avec stupéfaction que la main de sa femme était posée sur son bras.
Par le Christ, elle avait osé le retenir ! Pauvre créature. Le Loup ne lui pardonnerait sans doute
pas une pareille insolence. N'avait-elle pas vu son père battre sa mère pour beaucoup moins ?
Bien qu'il eût renoncé à la châtier, le Loup tint néanmoins à lui montrer, au moins
verbalement, son déplaisir.
— Si jamais tu recommences, diablesse, tu regretteras d'avoir franchi le seuil de cette maison!
grommela-t-il d'une voix sourde.
— C'est ma femme, maintenant, Dunstan, lui fit observer doucement Geoffrey en
s'interposant entre eux. Désormais, elle se conduira civilement. Je m'en porte garant.
Brièvement, il se retourna vers Hélène et une lueur dangereuse brilla dans ses yeux.
— N'est-ce pas, ma mie?
Sa mie !
La jeune femme le regarda fixement, trop stupéfaite pour pouvoir lui répondre. Son reproche
voilé avait résonné étrangement en elle. Comme s'il avait touché une corde qui avait depuis
longtemps cessé de vibrer.
Après un léger flottement, Marion s'était reprise et elle souriait de nouveau... Visiblement, la
scène l'avait choquée et elle cherchait à sauver les apparences, du moins ce qu'il en restait.
— Venez, murmura-t-elle. Je vais vous présenter le dernier-né de notre famille. Je suis sûre
que vous mourez d'envie de voir notre bébé!
Devant l'expression suppliante de ses grands yeux de biche, Hélène sentit fondre sa colère.
— Je ne pense pas...
La voix de Dunstan la ramena aussitôt à la réalité. Apparemment, le Loup de Belmont n'avait
aucune envie de la laisser approcher de son fils. Craignait-il qu'elle le dévore, comme une
ogresse?
Amusée par cette pensée, Hélène ouvrit la bouche afin de lui exprimer tout son mépris pour
son précieux rejeton, mais Geoffrey l'en empêcha.
— Ce sera très volontiers, mais un peu plus tard. Pour le moment, ma femme aimerait d'abord
s'installer dans sa chambre et se rafraîchir un peu.
— Par la même occasion, tu pourrais peut-être l'inciter à ranger ses armes dans son coffre,
suggéra Dunstan.
Hélène releva brusquement la tête. Elle avait espéré être chassée, ou au moins reléguée dans
les communs, mais elle n'avait pas prévu de devoir renoncer à son seul viatique. Ses yeux
croisèrent le regard de Geoffrey et elle crut y avoir décelé un vague regret. Une excuse? Sa
surprise se changea presque aussitôt en suspicion. Cherchait-il à lui faire croire qu'il était de
son côté — contre son frère et son suzerain? Pfft! Elle n'était pas aussi naïve!
Comme le silence durait un peu trop longtemps, Dunstan s'éclaircit la gorge.
— Tu comprends, Fitzhugh a failli me tuer dans cette même salle. Cela m'ennuierait si sa fille
blessait quelqu'un pendant son séjour ici.
Ses circonlocutions amusèrent Hélène.
— Auriez-vous peur de moi? s'enquit-elle ironiquement. Le Loup de Belmont tremblerait-il
devant une simple femme?
Un silence lourd de menace envahit de nouveau la grande salle. Pendant un instant, Hélène
pensa avoir enfin réussi à le pousser à bout, mais, une fois de plus, la main de Marion se posa
sur le bras de son mari.
Comment ce petit bout de femme, frêle et insignifiant, réussissait-il à avoir une telle emprise
sur un chevalier aussi redoutable? Furieuse de l'intervention de sa belle-sœur, Hélène ouvrit la
bouche pour lancer d'autres piques à Dunstan, mais Geoffrey se retourna vers elle et
l'expression farouche de son visage la réduisit au silence.
Malgré elle, elle tressaillit. Jamais il n'avait autant ressemblé à son frère !
Il tendit la main et la regarda droit dans les yeux.
— Donnez-moi votre dague, Hélène, ordonna-t-il d'une voix ferme et autoritaire.
La jeune femme pâlit et baissa la tête pour dissimuler son visage derrière le voile de ses
cheveux. Non, elle ne pouvait pas renoncer à son seul moyen de défense. Pas ici, alors qu'elle
était entourée d'étrangers et d'ennemis. Reculant d'un pas, elle envisagea d'abord de se battre.
Contre eux tous : le Loup de Belmont, sa femme, leurs valets et ce mari qui venait enfin de
jeter son masque. Bien qu'elle l'eût attendue depuis longtemps, la trahison de Geoffrey l'avait
prise au dépourvu.
Le cœur serré, elle se raidit. Elle était la fille du baron de Fitzhugh et jamais elle ne céderait à
un tel ultimatum ! Il voulait sa dague? Qu'il vienne la chercher ! Elle avait trop envie de le
lacérer — pour le punir de l'avoir épousée, de l'avoir embrassée et de l'avoir... séduite.
Mais, en dépit de sa fureur, elle se rendait compte que sa révolte était sans issue. Elle n'était
pas à Fitzhugh et ici, personne ne la craignait. Même pas Marion. Le visage de la jeune
femme n'exprimait aucune peur, aucune haine, seulement de la compassion. Une compassion
qui fit grimacer Hélène. Par le Christ, elle n'avait pas besoin de sa pitié!
Elle releva le menton et, d'un mouvement hautain, jeta sa dague aux pieds de Geoffrey — afin
de bien leur montrer à tous qu'elle n'en avait pas besoin pour se défendre.
— La voilà ! Vous êtes content ?
Le Loup de Belmont grommela un juron, mais Geoffrey ne dit rien. Il se pencha avec
souplesse et la ramassa.
— La deuxième, maintenant, demanda-t-il d'une voix un peu moins dure.
Hélène cligna des yeux. Comment avait-il eu connaissance de la dague qu'elle gardait
dissimulée à l'intérieur de sa botte? Les lèvres pincées, elle la sortit de son fourreau et la jeta
également par terre. Avec une telle rage qu'elle rebondit sur les dalles de pierre. Geoffrey se
pencha de nouveau et, à son grand dam, Hélène ne put s'empêcher d'admirer la largeur de ses
épaules et ses longues boucles soyeuses qui tombaient sur son front chaque fois qu'il baissait
la tête.
— La dernière, murmura-t-il. Celle qui est attachée à votre jambe.
Qu'il aille au diable! Le visage écarlate, Hélène serra les poings et l'apostropha. Devant la
violence de ses insultes, les domestiques reculèrent prudemment, mais Geoffrey resta
impassible, la main tendue.
Finalement, elle retroussa sa robe et saisit son dernier poignard. La lame au bout des doigts,
elle s'apprêtait à le lui lancer à la tête, lorsqu'elle avisa l'expression de son visage.
Il regardait sa jambe !
Elle en fut tellement stupéfaite qu'elle resta le bras en l'air, comme paralysée. Jamais personne
ne l'avait regardée ainsi. Lentement, une vague de chaleur l'envahit et elle eut l'impression que
ses membres se liquéfiaient. Elle pensait rarement à son corps, sauf pour maudire son sexe,
mais le regard de son mari eut l'effet d'une véritable révélation. Soudain, une envie folle la
saisit : relever ses jupes, danser nue devant lui. Pour jouir de son admiration et pour...
La gorge sèche, elle déglutit et détourna les yeux. Comment une idée aussi absurde avait-elle
pu germer dans son esprit ? Etait-elle en train de devenir folle ?
Le poignard lui brûlait les doigts. Elle le laissa tomber par terre, mais Geoffrey ne le ramassa
pas tout de suite, comme s'il avait de la peine à reprendre ses esprits.
— Venez, je vais vous montrer vos appartements, dit-il d'une voix rauque.
Hélène hocha la tête silencieusement et son cœur se mit à battre la chamade. Leurs
appartements...
— Si vous voulez bien nous excuser, lança-t-il à la cantonade.
Le Loup gronda entre ses dents, mais Marion gratifia son beau-frère d'un large sourire.
— Bien sûr, Geoffrey. Vous êtes tout excusé. Je vous ai mis dans la chambre où vous avez
dormi lors de votre dernier séjour ici.
Hélène lui décocha un regard noir. Elle n'aimait pas la façon dont cette Marion prononçait le
prénom de son mari et elle lui enviait son sourire. Un sourire trop doux, trop... angélique.
L'espace d'un instant, elle eut envie de se jeter sur elle et de lui arracher quelques-unes de ses
boucles noires, mais la raison l'en empêcha. Pour le moment, elle avait bien d'autres soucis en
tête. Sans ses chers poignards, elle avait l'impression d'être une brebis égarée au milieu d'une
meute de loups. Des loups! Les Burgh avaient bien choisi leur emblème ! Sur son passage, les
serviteurs murmuraient et, dans chaque recoin sombre, elle croyait deviner un assassin, prêt à
se jeter sur elle.
Geoffrey l'avait-il entraînée délibérément dans ce traquenard ? Au cours des dernières
semaines, il avait endormi sa méfiance avec ses belles paroles, ses sourires patelins et ses
yeux charmeurs. Combien d'autres damoiselles avait-il déjà séduites de cette façon?
Maintenant, elle était à sa merci. Il pouvait faire ce qu'il voulait d'elle — même la faire jeter
dans les oubliettes de son frère !
En proie à un sentiment de panique, elle enfouit ses mains tremblantes dans les plis de sa
robe. Fuir ? Pour aller où? Et puis, ce serait un aveu de faiblesse. Jamais elle ne donnerait une
telle satisfaction aux Burgh ! Ah, si seulement elle avait une arme ! Elle leur montrerait de
quoi elle était capable.
Une arme... Où pourrait-elle en trouver une?
Autour d'elle, il n'y avait que des murs froids et nus.
Tandis qu'elle montait les marches de pierre d'un étroit escalier en colimaçon, son regard se
posa sur le glaive qui battait contre les longues jambes musclées de Geoffrey.
Une lueur étincela dans ses yeux et elle passa sa langue sur ses lèvres sèches.
Elle connaissait la force et l'adresse de son mari, mais elle non plus ne manquait pas de
vivacité.
Il n'était pas sur ses gardes et avec l'effet de surprise...
Chapitre 7
Il n'aurait jamais dû venir! Et, surtout, il n'aurait pas dû emmener sa femme avec lui. Au
cours des derniers mois, il s'était habitué à ses manières de sauvageonne, mais maintenant il la
voyait telle qu'elle était : une créature hargneuse et acariâtre, incapable de se conduire d'une
façon civilisée.
Et pourtant, il s'était surpris en train de regarder fixement sa jambe nue, comme un vulgaire
escholier ! A cette pensée, Geoffrey grimaça de dégoût.
Il se frotta les yeux et, en haut de l'escalier, s'engagea dans un étroit couloir. Les images
paisibles de son premier séjour à Belmont repassèrent dans sa mémoire. Après le siège du
château et l'assaut sanglant qui avait scellé le destin de Fitzhugh et de sa bande de renégats, il
était resté plusieurs semaines chez son frère. En dépit des combats, cette période de sa vie lui
avait semblé agréable et sans souci — du moins comparée à son existence actuelle.
Il souleva le loquet et, d'un coup de poing rageur, ouvrit la porte de son ancienne chambre.
— Si vous voulez bien...
Il ne termina pas sa phrase. Au moment où il s'effaçait pour la laisser entrer, Hélène le
bouscula et se précipita à l'intérieur de la pièce dans un tourbillon de robes brunes.
Que diable avait-elle encore manigancé? Il referma à la hâte le battant derrière lui — sa
conduite avait déjà provoqué assez de scandale comme cela — puis il releva la tête, prêt à
affronter un flot d'invectives.
Immédiatement, il se figea.
Elle lui avait pris son glaive !
Les deux pieds écartés, à la manière d'un vrai spadassin, elle brandissait la lourde épée avec
une aisance surprenante.
— Rendez-moi mes dagues, de Burgh ! exigea-t-elle en pointant la lame à hauteur de son
torse.
Le cœur de Geoffrey se mit à battre plus vite. Il aurait voulu le nier, mais il trouvait quelque
chose d'excitant dans l'audace de son action. Jamais encore il n'avait rencontré une femme
aussi hardie, aussi indomptable, aussi... Il était réellement fou !
Il soupira et s'éclaircit la gorge.
— Allons, Hélène, vous n'allez tout de même pas me tuer ici, sous le toit de mon frère ? Ce
serait du suicide.
— Peut-être, répliqua-t-elle, mais je préfère encore mourir, plutôt que d'être à votre merci.
Sa voix avait tremblé légèrement.
Malgré lui, Geoffrey ne put s'empêcher d'être ému. Elle était tellement vulnérable, tellement
pathétique ! Par le Christ, s'il lui avait pris ses poignards, c'était seulement parce que son frère
l'avait exigé. Dunstan était chez lui, que diable! En outre, il avait agi sous l'emprise de la
colère. Jamais il n'avait ressenti une pareille honte ! Ces derniers temps, elle s'était tenue à peu
près tranquille et il avait espéré... Il aurait dû le savoir. Elle ne changerait jamais. C'était trop
tard. Ni la douceur, ni la gentillesse ne parviendraient à en faire un être civilisé.
A quoi bon lui en vouloir? Les derniers vestiges de sa fureur s'envolèrent, en laissant derrière
eux une déception froide et amère. Sa femme avait un caractère odieux, mais jusqu'à présent,
elle s'était contentée de l'injurier et, même maintenant, il ne la croyait pas capable d'autre
chose.
S'il le voulait, il n'aurait aucune peine à lui reprendre son glaive, mais, dans la bagarre, elle
risquait d'être blessée. Et puis, à quoi cela servirait-il ? A lui prouver qu'elle n'était pas de
taille à lutter contre lui?
— Très bien, murmura-t-il doucement. Vous avez gagné.
Aussitôt, elle poussa un soupir de soulagement et abaissa vers le sol la pointe du glaive. Avec
des gestes très calmes, il saisit les poignards et les lui tendit l'un après l'autre, par le manche.
— Pendant votre séjour ici, évitez de les exhiber. Si Dunstan découvre que je vous les ai
rendus, cela pourrait très mal se terminer.
Elle hocha la tête et serra ses précieux viatiques contre sa poitrine. Brusquement, Geoffrey eut
envie d'aller vers elle et de la prendre dans ses bras. Elle avait l'air tellement seule, tellement
vulnérable... Une pauvre créature fragile et désemparée qui se raccrochait à ses lames d'acier
comme un naufragé à un espars arraché à sa nef par la tempête.
Il n'aurait pas dû l'amener ici, dans le château où son père avait été tué et chez un homme qui
la méprisait ouvertement. Sans y penser, il fit un pas en avant, la main tendue, mais aussitôt
elle recula et ses yeux étincelèrent derrière le voile de ses cheveux.
— Je les garderai cachés, promit-elle, mais n'attendez pas autre chose de moi. Je vous avais
prévenu, de Burgh!
Geoffrey soupira.
Non, décidément, il n'y arriverait jamais. Il ramassa son glaive, le remit au fourreau et sortit
de la chambre sans un mot de plus.
Une fois seule, Hélène se mit à marcher de long en large, comme une lionne en cage.
Sa victoire avait été trop facile.
Au début, elle avait éprouvé un sentiment de triomphe. Elle avait réussi à tromper sa
vigilance! Mais, bien vite, un doute s'était insinué en elle.
Aurait-elle eu le courage de le frapper s'il avait refusé de céder à ses exigences?
Non.
En dépit de toutes ses angoisses, elle aurait eu trop peur de le blesser. S'il avait hésité un
instant de plus, elle aurait baissé les bras. Sans avoir rien obtenu.
Heureusement, il avait cédé et lui avait rendu ses poignards. Il n'avait même pas essayé de lui
arracher un compromis ! Il lui avait demandé de ne pas les porter de façon ostentatoire, mais
cela avait été seulement une recommandation. Dans son propre intérêt.
Sa réaction prouvait au moins une chose : il n'avait pas l'intention de se débarrasser d'elle en
l'enfermant dans une tour ou en la faisant jeter dans les oubliettes.
Néanmoins, son projet initial avait avorté. Elle n'avait pas été chassée de Belmont et
maintenant elle allait devoir s'accommoder, bon gré, mal gré, de son séjour dans ce château
maudit où son père avait trouvé la mort. Elle ne le regrettait pas, mais il avait été son père.
Et puis, il y avait cette chambre. Oh, elle ne ressemblait en rien à une prison! Au contraire,
même. Elle était vaste, bien éclairée, et ses murs étaient égayés par des tentures représentant
des scènes de chasse.
En proie à une nouvelle angoisse, elle jeta un coup d'oeil au lit. Il n'y en avait qu'un seul,
naturellement. Un lit très vaste, surmonté d'un baldaquin à colonnes torsadées.
Où Geoffrey allait-il dormir? Par terre, comme à Fitzhugh? N'allait-il pas tenter de...?
Elle réfléchit longuement, puis secoua la tête. S'il avait voulu la violenter, il l'aurait fait sous
la tente, alors que personne ne pouvait entendre ses cris. D'ailleurs, ne lui avait-il pas suggéré
plusieurs fois qu'il ne s'intéressait pas à ses... charmes?
Elle poussa un profond soupir et s'assit sur le rebord du lit.
Et s'il n'y avait pas de complot?
Geoffrey était peut-être venu à Belmont dans le seul but de voir le fils de son frère. Mais,
alors, pourquoi l'avoir obligée à l'accompagner? Tout simplement parce qu'il craignait de la
laisser seule à Fitzhugh !
Un tel manque de confiance aurait dû la blesser, mais elle était trop fatiguée, mentalement et
physiquement, pour en prendre ombrage.
Il devait y avoir autre chose.
Seigneur Dieu !
Elle enfouit son visage dans ses mains, mais, au même moment, on frappa à la porte et elle se
releva d'un bond.
C'était Geoffrey.
Il avait les cheveux mouillés et avait troqué sa cotte de mailles et son costume de voyage
contre une longue tunique verte. Visiblement, il avait pris un bain et Hélène regretta de ne pas
avoir pu en faire autant. On ne le lui avait pas proposé — sans doute parce que personne à
Bel-mont n'imaginait qu'elle pouvait en avoir envie. Et c'était aussi bien, se dit-elle en tirant
sur les plis de sa robe de laine. Elle avait une réputation à maintenir.
— Vous venez dîner, Hélène?
L'espace d'un instant, elle faillit céder à la chaleur de sa voix et de ses grands yeux noirs. Mais
aussitôt, elle se reprit et passa devant lui, la tête haute. C'était un homme et, qui plus est, un
Burgh. Deux raisons suffisantes pour ne lui accorder aucune confiance.
D'un pas raide, elle descendit l'escalier et pénétra dans la grande salle où de longues tables
avaient été dressées sur des tréteaux. Les convives étaient déjà installés et une foule de
serviteurs allaient et venaient, les bras chargés de viandes rôties et d'autres victuailles. Un
fumet délicieux exhalait de tous ces mets appétissants et, un peu ébahie par le brouhaha, la
jeune femme se laissa conduire par Geoffrey jusqu'à la table d'honneur.
Dès qu'ils furent assis, un échanson s'empressa de leur verser à boire et un valet posa un plat
fumant devant eux. Hélène en fut doublement embarrassée. Bien que ce fusse la coutume
entre époux, elle n'avait encore jamais partagé un repas avec Geoffrey ! Mais, surtout, il avait
pris place à côté d'elle — tout contre elle — et le contact de son épaule et de sa jambe la
mettait étrangement mal à l'aise. Se penchant en avant, elle laissa retomber le voile de ses
cheveux devant ses yeux et épia à la dérobée ses voisins de table. Immédiatement, elle fut
frappée par l'expression de leurs visages.
Tous les convives avaient l'air joyeux et content! Ils riaient et bavardaient entre eux, tandis
que les serviteurs s'acquittaient de leur tâche avec efficacité, sans ces regards mornes et
lugubres auxquels elle était habituée à Fitzhugh. Et, en plus, ils ne semblaient pas avoir la
moindre appréhension quand ils passaient à côté de leur maître et de leur maîtresse !
C'était cela le plus surprenant. Tous les sujets de son père avaient tremblé devant lui. Non
sans raison, car sa main de fer les avait contraints à une obéissance servile. Le Loup qui,
pourtant, était un homme de guerre bien plus redoutable, semblait n'inspirer aucune peur à ses
gens, mais seulement de la loyauté.
— Hélène?
La voix de Geoffrey la surprit et elle se retourna brusquement, prête à se défendre. Il avait un
couteau à la main, mais c'était seulement pour pousser vers elle la moitié de la pièce de
venaison qu'on leur avait servie. La viande avait l'air savoureuse et, oubliant qu'elle avait
laissé sa dague dans sa chambre, elle porta la main à sa ceinture.
Un juron étouffé s'échappa de ses lèvres. Devinant son problème, Geoffrey se pencha et
entreprit de lui couper sa viande. Comme fascinée, Hélène regarda un instant les mouvements
habiles et précis de ses grandes mains. Puis, agacée, elle détourna la tête et son attention fut
attirée par le baron de Belmont et par sa femme.
Ils étaient assis côte à côte, au bout de la table, et Hélène vit avec surprise le Loup détacher un
blanc de pigeon et le porter aux lèvres de Marion. Avec les doigts ! Au lieu de prendre un air
dégoûté, la jeune femme le mangea avec délice et saisit même le poignet de son mari pour
mieux lui lécher le pouce.
Hélène retint son souffle. Jamais elle n'avait vu un tel spectacle! C'était révoltant et pourtant...
Subrepticement, elle baissa les yeux et contempla les longs doigts aristocratiques de Geoffrey.
Quel goût auraient-ils s'il lui donnait à manger de cette façon? Elle imagina son index glissant
entre ses lèvres... Elle savourait jusqu'à la dernière goutte le jus de viande et enroulait sa
langue autour de...
Son visage s'empourpra et elle baissa la tête pour dissimuler son émoi. Puis, lentement, elle se
mit à manger, tout en surveillant les autres convives derrière le voile de ses cheveux.
Plusieurs fois, Marion tenta de la faire participer à la conversation, mais elle répondit par des
grognements indistincts. Elle détestait Belmont et tous ces gens qui n'arrêtaient pas de rire et
de plaisanter! Elle ne les comprenait pas et leur bonheur insolent faisait naître en elle des
idées trop étranges. Ah, si seulement elle avait sa dague ! Sans elle, comment pouvait-elle
faire face à tous ces dangers inconnus qui la menaçaient et l'enveloppaient?
Elle n'arrêtait pas de marmonner des imprécations, mais, au lieu de s'en offenser, Marion
souriait, comme si elle comprenait sa fureur et lui pardonnait. C'était horripilant ! Comment
cette créature douce et patiente avait-elle pu lier son existence au baron de Belmont? Pendant
le voyage, tout en chevauchant, elle avait essayé de se représenter leur hôtesse et avait
imaginé une grande femme aux allures d'amazone — son mari en à peine moins rude. Mais
les apparences étaient peut-être trompeuses...
Au bout de la table, lady Belmont bavardait et papillonnait aimablement avec ses voisins.
Non, à l'évidence, elle n'était pas aussi inoffensive qu'elle voulait le laisser accroire. Sinon,
comment aurait-elle réussi à dompter son mari en posant simplement la main sur son bras?
Etrange. Mais il y avait plus étrange encore : son visage radieux. Pas une seule fois elle n'y
avait surpris une ombre de tristesse ou d'insatisfaction. Etait-elle atteinte d'une forme de folie
douce? A Fitzhugh, Hélène avait entendu parler d'une fille qui, même battue, était toujours
contente et joyeuse. Il ne pouvait pas y avoir d'autre explication. Depuis la naissance jusqu'à
la mort, l'existence d'une femme — de toutes les femmes — n'était qu'un interminable
calvaire.
Et pourtant, Marión riait, plaisantait et n'arrêtait pas de parler de son fils. A l'entendre, il n'y
avait pas de plus beau bébé dans tout le royaume d'Angleterre! Elle se comportait comme si
cet enfant était un don du ciel! N'avait-elle pas failli mourir en le mettant au monde ?
C'était un garçon. Peut-être était-ce là toute la différence ? La mère d'Hélène n'avait pas réussi
à enfanter cet héritier mâle tant désiré par son mari. Grossesse après grossesse, elle s'était
étiolée, jusqu'au jour où, trop malade et trop affaiblie, elle avait été bannie de la couche de son
mari. Elle avait alors partagé la chambre d'Hélène, mais, après ses beuveries, Fitzhugh était
revenu parfois à la charge, comme un taureau furieux.
Hélène frissonna et ses yeux s'embuèrent de larmes.
Une fois, elle était restée derrière la porte et avait écouté les grognements de son père et les
gémissements de sa mère. Blottie dans une encoignure, elle avait tremblé de peur et avait
éprouvé un affreux sentiment de culpabilité et d'impuissance. Si seulement elle avait été plus
forte et plus courageuse...
Quelque chose lui frôla le coude. Elle eut un haut-le-corps et porta la main à sa ceinture.
Où était-elle ? A Fitzhugh ? Son père était sorti de la chambre et l'avait surprise... Elle se
retourna brutalement et découvrit un jeune serviteur qui la regardait d'un air terrorisé.
— Je... je voulais seulement vous débarrasser de votre assiette, milady...
Geoffrey prit l'assiette et la lui tendit. En voyant son air exaspéré, Hélène se mordit la lèvre et
dut se retenir pour ne pas lui donner une bourrade. Le preux chevalier de Burgh tombant de
son banc et s'affalant les quatre fers en l'air. Le spectacle serait cocasse !
— Veuillez pardonner à ce pauvre garçon, dit Marión d'une voix très douce. Il n'a pas voulu
vous effrayer. Il venait prendre les restes pour les distribuer aux pauvres qui attendent derrière
la herse.
— Mes gens ont eu beaucoup à souffrir de la guerre et des pillages, expliqua le Loup en
lançant à Hélène un regard accusateur.
— Aujourd'hui, tout cela est fini, ajouta Marión avec précipitation. Nous sommes en paix et
Dunstan ne devrait plus repartir guerroyer avant longtemps.
Elle sourit à son mari et le visage du Loup s'adoucit aussitôt.
— Je l'espère, ma mie, mais je ne puis le promettre, répondit-il avec un soupir de regret. Le
service du roi a ses exigences et s'il décide de lever le ban, je devrai obéir. Mais au moins je
partirai tranquille. Vous êtes saine et sauve et notre enfant est magnifique !
Marión fit la moue et protesta.
— Oh, Dunstan, ne voulez-vous pas un autre bébé ? Je serais si heureuse si...
— Non ! s'exclama le Loup avec une violence qui surprit Hélène. Vous avez eu trop de peine
à mettre celui-ci au monde, ajouta-t-il d'un ton bourru.
Trop de peine à le mettre au monde ? Hélène les considéra l'un après l'autre avec stupéfaction.
Le baron de Belmont se souciait-il vraiment du bien-être de sa femme?
— C'est absurde ! répliqua Marion avec fermeté. La naissance s'est très bien passée et...
— Très bien passée? l'interrompit Dunstan en repoussant brusquement sa chaise. Une journée
et demie dans les douleurs ! Que vous faut-il donc ?
— Pour le premier, c'est toujours un peu difficile, mais ensuite...
Le Loup se leva d'un bond, le visage écarlate.
— Je vous ai dit qu'il n'y en aurait pas d'autres !
Hélène se pencha en avant et enfouit sa main à l'intérieur de ses jupes. Le Loup de Belmont
semblait hors de lui. Allait-il mer sa femme ici, au milieu de tous ses gens? Elle n'éprouvait
aucune sympathie particulière pour Marion, mais elle ne laisserait pas commettre un pareil
crime devant ses yeux. Au moment où ses doigts saisissaient le poignard attaché à sa jambe,
Marion se leva également et fit face à son mari.
— B y en aura d'autres ! répliqua-t-elle avec fermeté en posant les mains à plat sur son torse.
Et si vous ne me croyez pas capable de vous faire changer d'avis, montons dans notre
chambre et nous verrons qui de nous deux aura gain de cause.
Elle avait osé le défier! Hélène retint son souffle. Allait-il tirer son glaive et... A sa grande
surprise, personne autour de la table ne semblait éprouver la moindre inquiétude. Les
convives continuaient de manger, comme si de rien n'était. Elle battit des paupières. Ce n'était
pas possible !
Au même instant, le Loup émit un grognement indistinct et, saisissant sa femme, la souleva de
terre.
Il allait l'étouffer! Personne n'allait-il réagir? Les doigts d'Hélène se crispèrent sur sa dague
mais, au lieu de lui faire du mal, le Loup embrassa sa femme sur la bouche. Devant tout le
monde ! Et, encore plus étonnant, Marion enlaça ses bras autour de ses épaules massives,
comme pour mieux le serrer contre elle. Hélène n'avait jamais imaginé une chose pareille ! Au
moment où elle se demandait s'il avait l'intention de l'écraser contre lui, il la reposa à terre et,
les mains dans les mains, ils se regardèrent mutuellement avec un sourire plein d'adoration.
— Nous devrions peut-être aller poursuivre cette conversation dans nos appartements,
proposa-t-il d'une voix suggestive.
Sa femme hocha la tête et ils se retournèrent pour prendre congé de leurs invités. Au lieu
d'avoir l'air terrifiée par la perspective de devoir suivre son mari, Marion avait les joues
rouges d'anticipation.
D'anticipation ?
Hélène secoua la tête. Etaient-ils aussi fous l'un que l'autre pour se conduire d'une façon aussi
singulière? Et pourtant... Brusquement, elle se souvint de la seule fois où Geoffrey avait posé
ses lèvres sur les siennes. A cette seule évocation, ses jambes se mirent à trembler et son sang
à battre dans ses tempes. Que lui arrivait-il? Il s'agissait du contrecoup, sans doute. Ne venait-
elle pas d'assister à une scène qui aurait pu se terminer par un meurtre ? Non, son émoi ne
devait rien à son mari et à ces désirs charnels contre lesquels Edred tempêtait chaque
dimanche à l'office !
— Il est tard et la journée a été longue. Moi aussi, j'irais bien me reposer.
En entendant la voix rauque de Geoffrey, Hélène sursauta et reprit brutalement contact avec la
réalité.
— Vous venez, mon amie?
Il lui tendit la main et, pendant un long moment, elle la considéra avec mépris. S'il croyait
qu'elle allait se conduire avec lui comme Marion avec le Loup de Belmont, il se berçait
d'illusions.
— Je ne suis pas fatiguée.
Geoffrey soupira.
— Peut-être, mais moi je le suis et je préférerais que vous montiez avec moi. Vous avez déjà
bien assez terrorisé les serviteurs de mon frère.
Hélène fronça les sourcils.
Elle n'avait pas eu l'intention de faire peur à ce jeune maraud et, même si cela avait été le cas,
elle s'en moquait éperdument! Elle était la fille du baron de Fitzhugh et n'avait de comptes à
rendre à personne. Surtout pas à un Burgh !
— Hélène...
Devant l'insistance de son regard, elle finit par céder.
— Oh, bon, très bien!
Ignorant délibérément son bras, elle passa à côté de lui et traversa la grande salle, la tête
haute. Tous les domestiques s'écartaient craintivement devant elle et elle en conçut une joie
maléfique. Elle était encore la fille du redouté baron de Fitzhugh ! Sa colère la porta jusqu'en
haut de l'escalier, mais, lorsqu'elle arriva dans leur chambre, une brusque angoisse l'étreignit.
Où allait-il dormir?
Elle se retourna et, le dos appuyé contre l'une des colonnes du lit, elle regarda fixement
Geoffrey qui était en train de refermer la porte derrière lui.
— Vous allez devoir demander des couvertures supplémentaires pour pouvoir vous installer
par terre, déclara-t-elle d'une voix sifflante.
— Non, répondit-il simplement. A Fitzhugh, j'ai accepté de dormir sur le plancher, mais ici
les dalles de pierre sont vraiment trop dures et trop froides. D'ailleurs, le lit est bien assez
grand pour nous deux.
Un frisson de panique parcourut Hélène, mais, aussitôt, elle se reprit et, d'un geste vif, saisit
l'un de ses poignards.
— Vous le croyez vraiment?
En voyant la lame étinceler, Geoffrey se raidit.
— Dormez où bon vous semble, répliqua-t-il calmement, mais moi, je dors dans le lit. Si cela
vous chante, vous pouvez toujours essayer de vous coucher dans le coffre. Vous n'êtes pas
très grande et vous réussirez peut-être à vous y installer confortablement. En tout cas, vous y
serez mieux que par terre et vous n'aurez pas froid.
Puis, ignorant son poignard, il la contourna, alla s'asseoir sur le bord du lit et retira ses bottes.
— Mais vous... vous...
Toute décontenancée, Hélène le regarda déboucler son ceinturon et s'allonger sur le lit, les
bras derrière la tête, dans cette posture arrogante qui avait le don de l'exaspérer.
— Allez-y, tranchez-moi la gorge, murmura-t-il. Je suis tellement fatigué que je ne m'en
rendrai même pas compte.
Et sur ces mots, il ferma les yeux.
Hélène le regarda fixement pendant un long moment, puis, finalement, son bras retomba le
long de son corps. Jamais elle ne s'était sentie aussi ridicule ! Si elle en jugeait au bruit
régulier de sa respiration, il s'était endormi.
Se coucher à côté de lui? Il n'en était pas question. L'espace d'un instant, elle songea à
s'allonger par terre devant la cheminée, mais les dalles de pierre avaient l'air vraiment trop
dures et trop froides. Le coffre? Sa suggestion n'était peut-être pas aussi absurde.
D'un pas rapide, elle traversa la chambre et souleva le couvercle de la grande malle de bois de
Geoffrey. Elle était pleine de vêtements et elle prit un malin plaisir à froisser ses hauts-de-
chausses en satin et ses belles tuniques de brocart. Après une dernière hésitation, elle enjamba
le rebord, mais, à l'intérieur, l'espace était vraiment trop restreint et, malgré tous ses efforts,
elle ne parvint pas à trouver une position confortable. En voyant le couvercle au-dessus d'elle,
une autre angoisse la saisit. Si jamais il venait à se rabattre, elle serait prise au piège !
A cette idée, elle frissonna. Cela faisait-il partie d'un complot diabolique? Dès qu'elle serait
assoupie, Geoffrey se lèverait sans bruit, l'enfermerait à clé dans cette maudite malle et
l'emporterait jusqu'à une tombe préparée à l'avance par le Loup. Elle serait enterrée vivante et
tous ses cris ne suffiraient pas à l'arracher à la plus horrible des morts.
Brusquement, elle se redressa.
Non, jamais elle ne pourrait dormir au fond de ce cercueil !
Finalement, elle alla chercher un oreiller sur le lit et s'assit dans la malle, le dos calé contre la
paroi. La position n'était pas idéale, mais, au moins, elle avait la tête à l'extérieur. Elle ferma
les yeux et les minutes s'égrenèrent lentement. En dépit de sa lassitude, elle ne parvint pas à
trouver le sommeil et, au bout d'un moment, elle jeta un coup d'oeil envieux en direction du
lit. Geoffrey s'était retourné. Sa respiration paisible indiquait qu'il s'était assoupi !
En le regardant dormir, elle eut l'impression que quelque chose avait changé entre eux.
Irrémédiablement. Il n'avait plus peur d'elle!
Comment allait-elle pouvoir le tenir en respect, maintenant ?
Hélène remua dans son sommeil et sa tête heurta un angle dur et froid. Elle eut un haut-le-
corps et battit des paupières. Elle avait les jambes repliées sous elle et son bras droit pendait à
l'extérieur d'un panneau de bois. Seigneur Dieu, où était-elle ? Dans un coffre ?
Elle secoua la tête pour reprendre ses esprits, mais son cou protesta douloureusement. Jamais
elle ne s'était réveillée aussi raide et courbatue!
En gémissant, elle tenta de s'extirper de son lit de fortune, mais retomba lourdement au fond
de la malle. Les jambes tremblantes, elle prit une profonde inspiration, s'arc-bouta sur ses bras
et réussit enfin à se mettre à genoux. Tous les muscles de son corps lui faisaient mal.
Elle aurait dû lui trancher la gorge !
Au souvenir de Geoffrey dormant paisiblement sur son lit, une vague de fureur l'envahit et lui
donna l'énergie dont elle avait besoin pour s'arracher à cette maudite malle.
Une fois debout, elle cligna des yeux et vit que des rayons de lumière filtraient à travers les
interstices des volets. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Par le Christ, elle n'avait jamais
dormi aussi tard ! Pendant de longues heures, elle n'avait pas réussi à trouver le sommeil,
puis, à l'aube, elle avait succombé à la fatigue et s'était assoupie, en dépit de l'inconfort de sa
position et de la dureté de sa couche. Mais au lieu de se sentir fraîche et reposée, comme
chaque matin, elle avait l'impression que son corps était encore plus meurtri que la veille. Un
bain chaud parviendrait peut-être à la délasser.
Non ! D'un geste farouche, elle rejeta la tête en arrière. Elle ne se laverait pas et ne démêlerait
pas ses cheveux. Plus que jamais, elle était déterminée à quitter ce château et ce n'était pas en
se montrant aimable et gentille qu'elle arriverait à ses fins.
Les sourcils froncés, elle rabattit brutalement le couvercle du coffre et se dirigea vers la porte.
Sa mauvaise humeur l'accompagna tout le long du couloir et dans l'escalier en colimaçon. Sur
son passage, les domestiques s'écartaient prudemment et lui jetaient des regards curieux et
inquiets.
Elle avait une faim de loup. Quelle heure pouvait-il bien être? Tout le monde avait dû finir de
déjeuner. Allait-elle devoir aller quémander dans la cuisine un morceau de pain et un bol de
lait ? A cette pensée, son visage s'empourpra. Jamais elle ne s'abaisserait à une démarche
aussi honteuse ! Mais, pourrait-elle tenir jusqu'au...
Soudain, un bruit de conversation interrompit le cours de ses pensées.
Elle s'arrêta pour écouter, fascinée malgré elle par le timbre grave et sonore de la voix de
Geoffrey.
Une voix aux intonations légères et insouciantes, à la fois familière et très différente de celle
dont elle avait l'habitude.
Il rit. Un rire profond et caressant, presque sensuel. D'un seul coup, sa colère s'évanouit et son
cœur bondit dans sa poitrine.
Son objectif momentanément oublié, elle descendit les dernières marches de l'escalier et
s'avança dans la grande salle. Geoffrey était assis devant la cheminée. Il lui tournait le dos et,
dans la pénombre, elle distinguait seulement ses larges épaules. Elle continua à avancer —
puis, soudain, s'arrêta net.
Il n'était pas seul.
Cela n'avait rien d'étonnant — s'il avait été seul, il n'aurait pas ri et bavardé — mais elle ne
put s'empêcher d'être surprise et décontenancée en découvrant la personne avec laquelle il
partageait ses plaisanteries.
Marion. Elle était assise à côté de lui, tout sourires et fossettes, alors que le baron de Belmont
n'était nulle part dans les parages.
En les voyant si proches l'un de l'autre, Hélène ressentit un étrange sentiment de frustration.
Ils parlaient à voix basse, comme des conspirateurs.
La gorge de la jeune femme se serra et elle retint son souffle. Jamais encore elle n'avait vu le
beau visage de son mari aussi paisible et détendu !
Et dire qu'elle avait voulu sauver la vie de ce... cette ribaude!
Ses yeux étincelèrent. Elle avait découvert la raison pour laquelle Marion avait une telle
influence sur son mari.
C'était une catin. L'une de ces créatures viles et éhontées contre lesquelles Edred tonnait et
vitupérait sans relâche. Elles vendaient leurs faveurs et leurs corps aux hommes ou se
donnaient à eux par goût du vice et de la luxure.
Peu lui importait la façon dont elle avait assuré son pouvoir sur le Loup, mais pourquoi,
maintenant, s'amusait-elle en plus à folâtrer avec Geoffrey? Avait-elle décidé de semer la
discorde entre les deux frères ou bien cherchait-elle seulement à assouvir ses désirs pervers ?
Hélène grimaça. Elle avait un goût amer dans la bouche et malgré tous ses efforts, elle ne
parvenait pas à le chasser. Pourtant, elle n'avait aucune raison d'en vouloir à Marion. Il n'y
avait jamais rien eu — et il n'y aurait jamais rien — entre elle et Geoffrey. Leur mariage
n'avait été qu'un sinistre simulacre.
C'était vraiment trop stupide. Elle...
Au même instant, Marion s'appuya affectueusement contre Geoffrey et posa la main sur son
bras.
Un voile rouge passa devant les yeux d'Hélène et, d'un seul coup, elle explosa.
— Arrière, ribaude! vociféra-t-elle, les poings en avant. Ote tes sales mains de mon mari,
sinon...
Marion recula craintivement, les yeux écarquillés de stupeur, mais avant qu'Hélène ait pu
l'atteindre, Geoffrey bondit.
D'un mouvement rapide, il saisit sa femme par la taille et la jeta sur son épaule comme un
vulgaire sac de grain. Le souffle coupé, Hélène n'eut pas le temps de réagir ou de protester.
Déjà, il l'emportait vers l'escalier à grands pas rageurs.
— Pardonnez-moi, Marion, lança-t-il derrière lui sans se retourner, mais j'ai besoin d'avoir un
entretien privé avec mon épouse !
Ballottée de gauche et de droite, Hélène eut besoin de plusieurs secondes pour reprendre ses
esprits. Les dalles de pierre défilaient devant ses yeux et lui donnaient le vertige. Elle ne
pensait même plus à Marion, mais sa fureur était toujours aussi grande. Une fureur qui,
maintenant, était dirigée contre son mari. Si elle pouvait saisir son poignard...
Elle tenta de se redresser et de fouiller dans les plis de sa robe. En vain. Il la tenait plaquée
solidement contre son torse et ni ses coups de poing, ni ses coups de pied n'avaient le moindre
effet sur lui. Comme elle continuait de se tortiller tel un ver, il donna un petit coup d'épaule
pour l'obliger à remonter et appuya la main avec fermeté sur son derrière.
— Oh!
Vaincue, elle retomba le long de son dos, la gorge sèche. Ses longs cheveux traînaient presque
par terre.
Il ne ralentit même pas dans l'escalier et en sentant ses muscles qui vibraient sous elle, une
terrible angoisse l'étreignit. Il n'avait vraiment plus rien d'un saint. C'était un Burgh. Le digne
frère du Loup de Belmont. Et elle était à sa merci.
Mais, en même temps, une joie étrange se mêla à son angoisse.
Elle avait enfin réussi à lui faire perdre son sang-froid !
Chapitre 8
Son ballot sur l'épaule, Geoffrey monta l'escalier au pas de charge et s'engouffra dans leur
chambre comme un ouragan. Pendant des mois, il s'était contenu et avait supporté sans
broncher les avanies et les insultes, mais là c'en était vraiment trop ! D'un coup de talon, il
claqua la porte derrière lui et envoya son fardeau rouler sur le lit. Un fardeau qui, aussitôt, se
mit à siffler et à cracher comme un félin pris dans le filet d'un chasseur.
Jamais encore il n'avait été dans une pareille rage. Même pas au plus fort d'une bataille.
Il ouvrit la bouche, mais parvint seulement à émettre une sorte de borborygme qui ressemblait
étrangement aux grondements de Dunstan.
Par le Christ, elle était en train de le rendre fou !
Il s'éclaircit la gorge et s'efforça de maîtriser les intonations de sa voix, mais sans y parvenir
totalement.
— Je me moque de la façon dont vous me traitez, Hélène, mais n'essayez plus jamais de
toucher à Marion, sinon je vous tuerai ! Je ne connais pas au monde de femme plus douce,
plus gentille et plus innocente...
Tout ce que vous n'êtes pas, ajouta-t-il en son for intérieur.
S'il en jugeait à son expression butée, ses menaces, comme tout le reste, n'avaient aucune
prise sur cette diablesse.
Il jura et, lui tournant le dos, alla regarder par la fenêtre. Il ne savait pas ce qui le mettait le
plus en fureur, la façon dont Hélène s'était jetée sur Marion ou le fait que Marion ait vu le vrai
visage de sa femme. A cette pensée, ses joues s'enflammèrent de honte. Peu lui importait
l'opinion de ses frères. De toute façon, ils ne comprendraient pas son besoin d'amour, d'un
véritable amour, mutuel et sans partage. Mais Marion... Elle n'ignorait rien de ses aspirations
les plus secrètes et voyait les choses avec le cœur d'une femme. Le pire, encore, serait de
devoir supporter sa pitié ! Il serra les poings avec violence. Il fallait qu'il brise quelque chose
— n'importe quoi !
Brusquement, il se figea.
Elle était parvenue à ses fins. Elle avait réussi à le mettre hors de lui !
Il se mordit la lèvre et laissa échapper un soupir plein de frustration. Il s'était toujours
enorgueilli de ne pas être comme ses frères. Il était un chevalier, mais également et surtout un
clerc, un homme pondéré et raisonnable, capable de se maîtriser, même dans les circonstances
les plus difficiles. Grâce à ses qualités de diplomate, il avait conquis l'estime du comte de
Wor-thington et la faveur du roi. Contrairement à la plupart de ses pairs, il était capable de
deviser courtoisement avec une dame — il avait même écrit des poèmes, comme un vrai
troubadour, et participé à des « cours d'amour » — et s'il s'était toujours battu
courageusement, il n'était pas l'un de ces soudards assoiffés de sang qui n'étaient heureux que
le glaive à la main. Et pourtant, s'il s'écoutait maintenant, il se jetterait sur sa femme, la
traînerait par les cheveux et...
— Je ferai ce qui me plaît et si je n'aime pas votre ribaude...
Geoffrey se retourna d'un bloc et cela suffit pour interrompre la tirade d'Hélène. Elle était à
genoux sur le lit, sa dague à la main et tous les muscles tendus, comme si elle s'apprêtait à
bondir sur lui.
Il secoua la tête avec découragement.
Il avait l'habitude de ses menaces et, jusqu'à présent, il les avait tolérées sans réagir — parce
qu'il sentait confusément qu'elles lui servaient surtout à se rassurer. Mais, cette fois-ci, il ne
réussit pas à se contenir. D'un geste vif, il lui saisit le poignet et la désarma.
— Marion n'est pas ma ribaude, répondit-il en se penchant sur elle et en martelant chacun de
ses mots. Elle est seulement une sœur pour moi. Une sœur et une confidente. Votre esprit
pervers voudrait tout salir, mais je ne vous laisserai pas la calomnier! Surtout d'une façon
aussi ignominieuse. C'est un ange de pureté et de douceur et, lorsqu'elle est entrée dans notre
famille, elle l'a illuminée, à l'instar d'un rayon de soleil. Avant la fin de cette journée, vous
irez la trouver et vous lui présenterez des excuses pour votre odieuse conduite.
Au fur et à mesure qu'il parlait, les yeux d'Hélène s'étaient remplis de terreur et, brusquement,
Geoffrey lui lâcha le poignet.
Ce n'était pas vrai !
Il s'assit sur le rebord du lit et se prit le visage dans les mains. Comment pouvaient-ils en être
arrivés là? Allaient-ils passer le reste de leur vie à se quereller pour des vétilles ? Un mot
compris de travers, un geste mal interprété... Un jour ou l'autre, il finirait par l'étrangler ou,
lors d'un moment d'inattention, elle lui planterait son couteau dans le dos.
— Ne portez plus jamais la main sur moi, de Burgh!
Geoffrey releva la tête. Il faisait un cauchemar. Aucune femme sensée ne pouvait avoir le
front de le défier de nouveau !
Il se leva et se retourna très lentement vers elle.
C'était incroyable, mais elle avait repris sa posture menaçante et brandissait son ultime
poignard — celui qu'elle gardait à l'intérieur de sa botte.
—Ne vous approchez pas, sinon...
Geoffrey était un chevalier, un homme d'armes rompu à toutes les formes du combat au corps
à corps — à l'épée, au couteau ou à la hache.
Sa main jaillit comme un éclair et la dague d'Hélène vola à l'autre bout de la chambre.
Dès qu'elle fut revenue de sa stupeur, elle se jeta sur lui, les poings en avant.
— Sale brute !
Il réussit à la maîtriser, mais elle avait eu le temps de le griffer au visage et la douleur lui
arracha un chapelet de jurons.
— Espèce de garce! s'exclama-t-il en la secouant avec fureur. Quand donc consentirez-vous à
vous prendre en charge, à vous conduire en adulte? Que diable, je ne suis pas un tyran ! Je
vous demande seulement de ne plus terroriser les serviteurs et de tenir votre rôle de
châtelaine. Sacré bon Dieu, ce n'est pas le bout du monde ! N'avez-vous donc pas envie
d'avoir une cuisine propre et une maison bien tenue? Il suffirait d'un petit effort de votre part
pour rendre votre château agréable à vivre !
Pendant un long moment elle le regarda fixement, bouche bée, puis un rictus déforma les
traits de son visage.
— Il sera agréable à vivre lorsque vous serez parti ! répliqua-t-elle en se dégageant et en le
repoussant de toutes ses forces. Tant que vous serez là, ce sera l'enfer!
Geoffrey fit un pas en arrière pour rétablir son équilibre et la considéra avec découragement.
Seigneur Dieu, jamais il ne parviendrait à lui faire entendre raison. Une forcenée. Il avait
épousé une forcenée! Il passa un doigt sur sa joue et jura. Cette furie l'avait griffé jusqu'au
sang !
— Une enfant mal élevée, marmonna-t-il. Si je m'écoutais, je vous administrerais une fessée!
Ce serait encore le meilleur moyen de vous inculquer les bonnes manières.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
D'un mouvement rapide, il la saisit par la taille et la jeta en travers de ses genoux. Il aurait été
capable de mettre sa menace à exécution — même si sa fureur initiale s'était transformée en
colère froide et raisonnée.
Mais confronté au corps souple et fragile qui se débattait sur ses genoux, il fut pris d'une
hésitation. L'horrible robe de laine brune ne parvenait pas à dissimuler complètement des
formes dont les rondeurs... D'un seul coup, sa colère s'évanouit et une vague de chaleur monta
dans ses reins.
— Arrêtez de gigoter! murmura-t-il d'une voix rauque.
Bien entendu, elle ne lui obéit pas et il posa la main sur ses jambes pour les immobiliser — un
contact qui n'eut pour effet que d'accroître encore son émoi. D'une façon par trop tangible.
Par le sang du Christ! Etait-il descendu assez bas pour être attiré par cette harengère ?
Appartenait-il à ce genre d'hommes qui était excité par la violence et qui se délectait dans la
souffrance des autres ? Horrifié par une telle pensée, Geoffrey retira ses mains comme si elles
avaient touché un tison ardent. Aussitôt, Hélène se retourna vers lui et, en se redressant, elle
se retrouva assise sur ses genoux, son délicieux derrière pressé contre...
Non, c'était trop ! Un torrent de lave se mit à couler dans ses veines et un voile rouge passa
devant ses yeux.
La bouche d'Hélène s'entrouvrit — sans doute pour le couvrir d'invectives — mais il ne lui en
laissa pas le temps. Mû par une pulsion aussi soudaine qu'incontrôlable, il s'en empara avec
une faim dévorante, presque cannibale. Jamais il n'avait éprouvé des désirs aussi violents !
Des désirs que seule cette créature farouche et sauvage était capable d'assouvir.
Déjà sa langue s'insinuait entre ses lèvres et sa salive se mêlait à la sienne, l'enivrant de son
goût suave et légèrement épicé. Il avait la tête qui tournait. Il passa la main derrière sa tête
pour l'empêcher de s'échapper, mais, étrangement, elle ne chercha pas à le repousser. Au lieu
de le rouer de coups, ses petits poings s'ouvrirent et les paumes de ses mains glissèrent le long
de son torse pour aller se lover autour de son cou. Avec un gémissement rauque, il bascula
avec elle sur le lit.
— Oh, oui, Hélène, mon amour, embrasse-moi... Oui, comme cela...
— Oui...
Sa réponse était venue dans un souffle, à peine audible. Son corps souple et tendre frissonnait
sous le sien. Elle aussi, elle avait envie de lui ! En sentant ses seins qui, gonflés de désir,
pointaient contre son torse, il laissa échapper un nouveau grognement. Le sang battait dans
ses tempes et ses reins étaient en feu.
Ce n'était pas assez. Jamais encore il n'avait ressenti un tel besoin de posséder une femme, de
plonger en elle et de s'y perdre. Il avait déjà eu des relations amoureuses, mais, jusqu'à
présent, elles avaient été dépourvues de passion — un aimable exercice où il prenait le temps
d'éveiller la sensualité de sa partenaire avant de se libérer. Une libération qui, chaque fois,
l'avait laissé étrangement insatisfait. La sensation d'un acte incomplet. L'amour était-il
seulement cela? La rencontre de deux corps, un vague petit frisson, puis plus rien... Pas une
seule fois son cœur n'avait battu plus vite dans sa poitrine.
Maintenant, il était sur le point d'exploser! Il ne pensait plus, il ne raisonnait plus. Un vent de
folie l'avait emporté, balayant sur son passage toutes ses inhibitions et toutes ses pudeurs.
— Oh, Hélène, touche-moi...
Les doigts tremblants, il lui saisit la main, la fit glisser lentement le long de ses hanches et la
pressa à travers l'étoffe de sa tunique contre son membre viril.
— Oui, oh oui ! Comme cela ! Tu sens comme il vibre, comme il est dur...
Les yeux fermés, il retint son souffle et s'abandonna à un plaisir ineffable, enivrant. Il n'aurait
même pas imaginé que cela puisse exister.
Mais le-merveilleux vertige ne dura qu'un instant. Soudain, la main qui le caressait se figea et,
d'un mouvement brusque, Hélène roula hors du lit.
Geoffrey battit des paupières — juste à temps pour voir s'enfuir un tourbillon de robes brunes
et de longs cheveux roux. La porte claqua. Il était seul.
Pendant un long moment, il resta immobile, le corps encore tout palpitant, puis il s'assit et se
passa la main dans les cheveux.
Que diable lui était-il arrivé? Il secoua la tête, choqué par sa propre conduite. Comment avait-
il pu s'abandonner ainsi, alors que quelques instants plus tôt, il avait eu envie de l'étrangler?
Elle lui avait rendu son baiser et il avait mis sa main sur...
Malgré lui, il rougit et poussa un grognement plein de frustration et de dépit.
Hélène ne représentait-elle pas tout ce qu'il méprisait le plus au monde? Une furie, une
diablesse, capable des pires barbaries. Une créature exécrable, haïe par tous ceux qui la
connaissaient.
Oui, mais alors pourquoi avait-il l'impression de s'être réveillé après avoir fait le plus
merveilleux des rêves ? Jamais auparavant son corps n'avait vibré ainsi, n'avait été aussi
vivant-La question était trop embarrassante et, au lieu de lui chercher une réponse, il préféra
l'ignorer. D'ailleurs, il n'avait aucune raison de se mettre martel en tête. Il avait été en proie à
une aberration momentanée provoquée par la chasteté forcée à laquelle il était astreint depuis
plusieurs mois. Voilà tout. Et pourtant, tout au fond de lui-même, une petite voix lui disait
qu'il y avait autre chose.
Ne devrait-il pas aller la trouver et lui demander de lui pardonner les attouchements grossiers
auxquels il l'avait contrainte? Son honneur de chevalier le lui commandait, mais il ne parvint
pas à s'y résoudre. Il l'avait traitée comme une ribaude, mais, de son côté, elle l'avait couvert
d'injures et menacé avec sa dague. Elle l'avait même griffé jusqu'au sang ! Il grimaça et passa
un doigt hésitant sur la longue égratignure qui lui barrait la joue. Elle ne tarderait pas à se
cicatriser, mais d'ici là, elle lui vaudrait maintes remarques ironiques ou — pire encore —
compatissantes.
Une sauvageonne. Oui, mais tellement désirable...
Il avait encore le goût de ses lèvres dans sa bouche. Au souvenir de la douceur féminine de
son corps, il retint son souffle et son cœur se mit à battre plus vite. Comment pouvait-il avoir
agi d'une façon aussi impulsive, lui, le plus sage et le plus réfléchi de tous les Burgh?
Il imaginait déjà les regards accusateurs d'Hélène et ses répliques acerbes.
Il lui présenterait des excuses, mais, pour le moment, il n'avait vraiment pas le courage
d'affronter ses sarcasmes. Et encore moins la pitié compatissante de Marion.
La veille au soir, Dunstan avait parlé d'une partie de chasse. Une longue chevauchée en sa
compagnie l'aiderait à reprendre sa maîtrise de soi.
Il avait galopé pendant toute la journée, sauté des haies et traversé des rivières à gué, mais,
pas un instant, il n'avait réussi à oublier complètement Hélène.
Alors que Dunstan partageait le gibier entre ses gens — un beau dix-cors, des sangliers et les
lièvres capturés par ses faucons — Geoffrey regarda le soleil à travers les frondaisons des
arbres et essaya de deviner l'heure qu'il était. Jamais il n'aurait dû laisser sa femme toute seule
à Belmont. Il pensa à Marion et une sourde inquiétude s'insinua dans son cœur. Si jamais elle
s'en était prise de nouveau à elle...
Malgré lui, il ne put s'empêcher de frissonner. Dunstan la tuerait !
Grâce à Dieu, ses inquiétudes se révélèrent sans fondement.
Lorsqu'ils rentrèrent au château, Marion brodait paisiblement devant la cheminée, tout en
surveillant les domestiques qui s'affairaient autour des tables. Hélène n'était nulle part dans les
parages.
Geoffrey poussa un soupir de soulagement. Elle avait dû se réfugier dans leur chambre. Elle
n'allait pas tarder à descendre.
Tout en commentant leur tableau de chasse, ils burent un verre de vin, puis le majordome
sonna la cloche et les convives se mirent à table.
Hélène n'était toujours pas là.
Vers le milieu du repas, Dunstan fronça les sourcils et se tourna vers Geoffrey.
— Où est ta femme? questionna-t-il en grommelant.
— Je devrais peut-être monter la voir? suggéra Marion.
— Non ! s'exclama Geoffrey avec précipitation. Je vais y aller moi-même.
Marion hocha la tête. Après la scène du matin, elle n'avait sans doute guère envie d'affronter
de nouveau sa belle-sœur.
— Elle était un peu fatiguée, ce matin, expliqua-t-il à l'intention de son frère. Je vais aller voir
si elle va mieux.
Dunstan haussa les épaules et s'esclaffa. Visiblement il penchait plutôt pour un accès de
mauvaise humeur.
— De toute façon, je n'ai plus faim, ajouta Geoffrey. Je suis un peu las, moi aussi, et je serai
content de retrouver mon lit.
Le Loup de Belmont lui jeta un coup d'œil surpris. Apparemment, il avait de la peine à
imaginer qu'il puisse être pressé de rejoindre sa femme.
— Vraiment?
Geoffrey se raidit. Ses sentiments pour Hélène étaient pour le moins mitigés, mais il avait de
la peine à tolérer les allusions blessantes de Dunstan — même quand elles n'étaient pas
formulées ouvertement.
— Si vous voulez bien m'excuser...
Il s'inclina brièvement et se retira en regrettant une fois de plus d'être venu. Il avait été content
de voir le fils de son frère, mais maintenant il avait une seule hâte : partir aussi tôt que les
convenances le permettraient.
Le visage sombre, il gravit l'escalier et poussa la porte de leur chambre. La pièce était plongée
dans la pénombre. Il en fit le tour mais, très vite, il dut se rendre à l'évidence. Hélène n'était
pas là.
Où avait-elle bien pu aller?
Geoffrey sentit son estomac se nouer.
Avait-elle quitté Belmont? Dunstan se réjouirait sans doute de sa disparition, mais lui, il
n'avait aucune envie d'en rire. Elle était sa femme et, bon gré, mal gré, ils étaient liés l'un à
l'autre.
Seigneur Dieu, pourquoi était-elle partie ?
« Parce que tu as tenté de la violenter », lui souffla une petite voix intérieure.
Instinctivement, il se rebella. Non, il ne l'avait pas violentée! Il n'avait peut-être pas respecté
toutes les règles édictées par les «cours d'amour», mais il n'avait pas abusé de sa faiblesse.
N'avait-elle pas mis ses mains autour de son cou? Ne lui avait-elle pas rendu ses baisers ?
Et pourtant, elle s'était enfuie comme si elle avait le diable à ses trousses. Fugitivement, il
revit ses robes tournoyer et éprouva un sentiment de culpabilité.
Un éclat de rire amer s'échappa de ses lèvres.
C'était vraiment un comble! Il se faisait du souci pour Hélène Fitzhugh! Ne devrait-il pas
plutôt craindre ses représailles? Aussi bien, elle l'attendait dans une encoignure, son maudit
poignard à la main. Mais non. Si elle avait voulu le tuer, elle aurait eu cent fois l'occasion de
lui planter sa lame dans le dos. Elle avait dû aller se cacher quelque part, pour lécher ses
blessures, comme un animal blessé.
Mais où?
A qui aurait-elle pu aller confier ses tourments ? Elle n'avait aucun ami à Belmont. A
Fitzhugh non plus, d'ailleurs. Mais, avait-elle seulement cherché à en avoir? C'était une
harpie, une furie ! Et pourtant, il y avait des moments où elle redevenait une créature douce et
vulnérable. Quand elle dormait, dans les rares instants où elle s'était abandonnée dans ses
bras, lorsqu'il l'avait surprise en train de parler à ce grand cheval noir... A cette évocation, il
retint son souffle.
Les écuries! Comment n'y avait-il pas songé plus tôt?
Le palefrenier de garde n'avait vu personne et n'avait rien entendu, mais Geoffrey n'écouta
même pas ses réponses. Hélène n'avait eu sans doute aucune peine à tromper sa vigilance. Le
laissant hocher la tête avec incrédulité, il pénétra à l'intérieur du bâtiment et s'arrêta au pied de
l'échelle qui conduisait au grenier à foin.
Il la trouva en haut, recroquevillée dans un coin. Elle avait l'air si fragile, si pathétique!
Comment avait-il pu être aussi dur avec elle? Elle dormait profondément, enveloppée dans
une vieille couverture, et les derniers rayons du crépuscule illuminaient son visage. De
nouveau, sa beauté l'émerveilla. Oh, certes, ses cheveux étaient emmêlés, mais il n'en avait
jamais vu d'aussi longs et d'aussi fournis. Ils formaient une véritable couronne de feu autour
de son visage — un visage de poupée en porcelaine, avec des lèvres bien dessinées et des
cils... Seigneur Dieu, il ne savait plus à qui il était marié.
Il se pencha et la souleva dans ses bras. Puis, il redescendit l'échelle avec précaution et
l'emporta dans leur chambre. Comme un butin, comme un trésor.
Elle ne s'était pas réveillée. Très doucement, il la coucha dans le lit et, en la bordant, il
ressentit une étrange tendresse. La sauvageonne avait rentré ses griffes et aucune invective ne
sortait plus de sa bouche. Elle avait l'air si pure, si innocente... presque encore une enfant.
Avec cette beauté surnaturelle qu'il n'avait rencontrée chez aucune autre femme. Du bout des
doigts, il effleura son front pour chasser une mèche de cheveux rebelle et son cœur se mit à
battre plus vite. Un jeu dangereux.
Il se redressa et regarda autour de lui, à la recherche d'un endroit où il pourrait dormir. Le
coffre? Jamais il ne réussirait à y entrer. Son regard revint au lit et s'y attarda.
Elle était sa femme, après tout ! La journée avait été longue et il était vraiment trop fatigué
pour s'allonger par terre, comme une bête. Il hésita encore brièvement, puis, d'un pas résolu, il
fit le tour du lit et entreprit de se déshabiller.
Pour une fois, au moins, il allait prendre son repos comme un homme marié devait prendre
son repos.
Tout nu et dans un lit.
Auprès de sa femme.
Hélène se retourna et un gémissement de plaisir s'échappa de ses lèvres. Elle avait chaud et
elle était en sécurité. Des sensations qu'elle n'avait pas éprouvées depuis des années.
Fugitivement, au milieu d'un rêve, elle songea à sa mère et au temps béni où elle était libre et
insouciante. Si seulement c'était vrai ! Elle avait tellement envie de dormir de nouveau dans
les bras de quelqu'un qui l'aimait. Elle se retourna, pour mieux se blottir, et sa main rencontra
une épaule large et rassurante. Une épaule d'homme...
Brusquement, elle battit des paupières. L'aube commençait à poindre et les rayons encore
timides du soleil caressaient les rideaux de son ht.
Où diable était-elle ? Elle fronça les sourcils et, pendant une seconde ou deux, elle regarda
fixement autour d'elle. Puis, d'un seul coup, la mémoire lui revint. Elle était à Belmont !
Elle n'avait pas rêvé et le corps allongé à côté d'elle n'était pas celui de sa mère.
Geoffrey !
Son cœur se figea. Comment était-elle arrivée ici? Pourquoi était-elle couchée auprès de lui ?
Seigneur Dieu, il était nu !
Elle porta une main tremblante à sa poitrine et constata que ses vêtements étaient intacts. Non,
apparemment, il n'avait pas abusé d'elle pendant son sommeil. Elle poussa un soupir de
soulagement et se laissa retomber sur son oreiller.
Sa première idée fut de s'enfuir et de quitter à jamais ce château maudit, mais, au heu de cela,
elle tourna la tête et regarda Geoffrey. B dormait à poings fermés et, rassurée par son
sommeil, elle prit le temps de le contempler. Elle avait eu rarement l'opportunité de le voir
d'aussi près et, malgré elle, elle ne put s'empêcher d'être frappée par sa beauté. C'était un
homme, dur et viril, mais son visage avait encore toute la fraîcheur de l'adolescence. Quel âge
pouvait-il avoir? Elle n'avait même pas songé à le lui demander ! Vingt-cinq ans, tout au
plus...
Elle inspira profondément et dut lutter contre une brusque envie de lui caresser la joue et de
suivre avec le bout de ses doigts la courbe ferme et impérieuse de ses lèvres. Au prix d'un
effort sur elle-même, elle s'arracha à sa contemplation et son regard descendit le long de sa
mâchoire et de son cou de lutteur. Son épaule était tout près de la sienne et, une fois de plus,
elle fut impressionnée par les muscles de ses bras et de son torse. Malgré cela, il avait une
peau douce et satinée...
Un peu effrayée par la vague de chaleur qui montait dans ses reins, elle reporta son attention
sur les longs cheveux noirs et bouclés de son compagnon. Ils étaient emmêlés et ébouriffés,
mais leur désordre les rendait encore plus attrayants. Ainsi coiffé, il n'avait plus du tout l'air
d'un saint.
Non, décidément, cette épithète ne lui convenait pas du tout ! Surtout lorsqu'elle se
remémorait sa fureur de la veille. Elle avait enfin réussi à le faire sortir de ses gonds !
Et ensuite...
Son visage s'empourpra et ses lèvres frémirent. Il savait embrasser. Aussi bien, sinon mieux,
que son frère.
Au souvenir de sa bouche brûlante, une étrange faiblesse l'envahit et sa tête se mit à tourner.
Jamais, même dans ses songes les plus romantiques, elle n'avait osé rêver à un baiser aussi
passionné ! Un baiser entrecoupé de soupirs et de mots d'amour, pleins de tendresse et de
douceur. Pour lui être agréable, elle avait été prête à céder à toutes ses exigences.
Elle regarda sa main et rougit de confusion. Ses doigts avaient-ils vraiment..? Un moment
d'égarement.
Il n'y avait pas d'autre explication. Comment avait-elle pu être assez folle pour succomber à
son charme ? Oh, elle n'était pas la première. A cet égard, elle ne nourrissait aucune illusion.
Geoffrey de Burgh était un séducteur. Depuis le début, elle avait soupçonné l'existence d'un
complot de ce genre. S'il avait été choisi, entre tous ses frères, c'était pour son habileté avec
les femmes. Ses caresses et ses belles paroles avaient eu un seul et unique but : la désarmer,
afin de mieux la dépouiller de ses biens.
En était-elle vraiment sûre? Jusqu'à présent, il avait seulement cherché à améliorer le sort de
ses sujets et n'avait nullement tenté de l'écarter ou de la reléguer dans un coin. Au contraire.
Soudain, elle se souvint des accusations qu'il lui avait lancées au visage :
« Je vous demande seulement de tenir votre rôle de châtelaine ! Quand donc consentirez-vous
à vous prendre en charge, à vous conduire en adulte ? »
Hélène fronça les sourcils et un rictus amer déforma les traits de son visage. Elle s'était prise
en charge à un âge où il sautait encore sur les genoux de son père ! Si elle n'avait pas lutté de
toutes ses forces, elle serait morte aujourd'hui ou aurait été vendue à un chevalier de rencontre
contre une poignée de pièces d'or. Et Avery ? Lui aussi, il avait tenté de la soumettre. Mais, de
nouveau, elle ne s'était pas laissé faire.
Et s'il le fallait, elle se battrait encore ! Pour garder sa liberté. Que savait-il d'elle? De ce
qu'elle avait enduré? L'imbécile! Elle aurait dû lui renvoyer au visage ses accusations et se
moquer de ses tentatives pour la séduire! Elle aurait dû, mais...
Ses joues s'enflammèrent de nouveau. Son corps l'avait trahie. A cause de la fatigue, sans
doute. Comment aurait-il pu en être autrement après un voyage aussi long et une nuit pliée en
deux dans un coffre? Elle s'était reprise juste à temps, mais elle n'avait pas eu la force de lui
faire une scène et de l'agonir d'injures. Au lieu de cela, elle avait préféré s'enfuir. Pour
reprendre ses esprits.
Au fait, comment était-elle arrivée dans ce lit?
Geoffrey ! Encore lui.
Il l'avait trouvée couchée dans le foin et l'avait ramenée dans ses bras. Elle ne s'était même
pas réveillée, tellement elle avait été épuisée! Cependant, il n'avait pas profité de son sommeil
pour abuser d'elle. Elle en était sûre. D'ailleurs, il était trop habile pour cela.
Il s'était contenté de se déshabiller et de se coucher à côté d'elle.
Dans quel but? Afin de la violenter au matin, au moment où elle serait le plus vulnérable ?
La violenter? Il n'aurait peut-être pas eu besoin de lui faire grande violence.
Hélène frissonna et rougit de nouveau au souvenir du peu de résistance qu'elle avait opposée à
ses baisers. Mais aussi, son geste avait été tellement soudain, tellement inattendu ! Ils s'étaient
disputés à propos de Marion et, tout d'un coup, sa fureur...
Marion. Dans sa confusion, elle avait presque oublié la scène qu'elle avait surprise. Sa belle-
sœur et Geoffrey tendrement appuyés l'un contre l'autre.
Une ribaude !
Geoffrey l'avait défendue avec une passion dont elle ne l'aurait pas cru capable. Avait-il une
liaison avec elle ? Un amour contrarié, peut-être ?
L'avait-il embrassée par frustration? Avait-il cherché à faire l'amour avec elle parce qu'il ne
pouvait pas assouvir les désirs qu'il éprouvait pour sa belle-sœur?
Oh, ce serait trop ignoble !
Soudain, un goût amer envahit sa bouche. Elle s'était mordu la joue !
Les sourcils froncés, elle baissa les yeux et regarda son mari avec dégoût. Le fourbe ! Ah, il
l'avait bien dupée avec ses mots tendres et ses soupirs. Comment avait-elle pu se laisser
abuser aussi facilement ?
Elle se glissa très doucement hors du lit et, tirant sa dague de son fourreau, elle en effleura le
fil avec une joie sauvage.
Puis elle regarda encore Geoffrey. Il dormait paisiblement et, si elle le voulait, il lui suffirait
d'un geste pour lui trancher la gorge.
— Dernier avertissement, de Burgh, murmura-t-elle.
Si jamais il essayait de nouveau de lui faire jouer le rôle de Marion, elle le tuerait. Sans la
moindre hésitation.
Chapitre 9
L'aube était à peine levée, mais déjà une foule de gens allait et venait dans les couloirs du
château. Surprise par une telle effervescence, Hélène descendit dans la salle principale où, à
sa grande stupéfaction, un serviteur lui offrit d'aller lui chercher une pomme. Pendant un long
moment, elle le regarda avec des yeux ronds. Ne savait-il pas qui elle était? Elle devrait le lui
montrer, mais, étrangement, elle n'avait pas envie de se mettre en colère ou même de le
rabrouer. Et puis, elle avait faim. La veille, elle n'avait pas mangé de toute la journée et si elle
continuait à jeûner ainsi, elle réussirait seulement à se rendre malade.
Elle hocha donc la tête silencieusement et le serviteur revint quelques instants plus tard, non
seulement avec une pomme, mais également avec un morceau de fromage et un morceau de
pain.
Malgré elle, Hélène fronça les sourcils. A Fitzhugh, du temps de son père, personne n'avait
jamais rien mangé en dehors des heures des repas. Une telle libéralité était vraiment inouïe !
Surtout de la part du Loup de Belmont. Pouvait-il se permettre de laisser ses celliers ouverts à
toutes les heures de la journée ? A cette idée, son cœur se remplit de haine et de jalousie et
elle saisit la nourriture d'un geste brusque.
— La journée va être belle et il fait déjà chaud, ajouta le serviteur. Vous devriez monter
prendre votre déjeuner au sommet du donjon. De là-haut, la vue est magnifique.
Sur ces mots, il s'éloigna pour vaquer à ses occupations et Hélène le suivit des yeux en se
demandant s'il n'y avait pas quelque piège derrière une aussi curieuse suggestion.
D n'y avait qu'une seule façon de le découvrir.
Après deux ou trois tours et détours, elle trouva l'escalier, mais lorsqu'elle arriva sur la
terrasse, personne ne l'attendait, hormis un guetteur qui lui adressa un bref signe de tête,
comme s'il avait l'habitude de telles visites. Elle ne lut aucune hostilité dans son regard, mais
néanmoins, par précaution, elle tira ostensiblement sa dague et mangea, tout en le surveillant
du coin de l'œil.
Il l'observa pendant quelques instants en silence, puis il lui tourna le dos et reprit sa faction.
Voyant qu'il ne s'intéressait pas à elle, Hélène se détendit légèrement et se leva pour regarder
par-dessus les créneaux. Eblouie par le spectacle qui s'offrait à ses yeux, elle ne put retenir un
cri d'admiration. Après la grisaille de l'aube, l'horizon s'était embrasé de lumière et les rayons
de l'astre du jour caressaient doucement les collines et la campagne encore endormie, comme
si Dieu avait décidé d'étendre sa main protectrice sur le monde.
Hélène s'était souvent levée tôt, mais elle n'avait jamais vraiment prêté attention au miracle
qui, chaque matin, redonnait vie à la terre. Sans doute parce que, jusqu'à présent, rien n'avait
été capable de toucher son cœur. Elle cligna des yeux et des larmes d'émotion perlèrent entre
ses cils. Elle n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Rien, sauf, peut-être... Geoffrey.
Elle grimaça et mordit agressivement dans sa pomme. Elle ne devrait pas se laisser entraîner à
des pensées aussi dangereuses. La beauté du paysage n'était qu'un leurre, un mirage. Avait-
elle oublié où elle était? Belmont était le repaire des ennemis de sa famille et il ne lui fallait
surtout pas s'endormir dans une fausse impression de sécurité. Le danger était partout autour
d'elle. D pouvait surgir à n'importe quel moment. Le Loup la haïssait. Elle l'avait vu dans ses
yeux chaque fois que son regard avait croisé le sien. A cause de lui, son père était mort, elle
avait été dépouillée de ses biens et elle était devenue un pion entre les mains des hommes.
Et pourtant, en contemplant la vie qui s'éveillait dans les champs aux alentours du château,
elle n'éprouvait aucune rage, aucun sentiment de frustration.
Dans les haies, les oiseaux gazouillaient joyeusement et elle avait l'impression que tous ses
soupçons et toutes ses rancœurs s'étaient envolés dans la brise légère et parfumée. Elle était
lasse d'être constamment sur ses gardes et de voir partout des complots et des machinations.
Ne pourrait-elle pas, juste pour une heure, rester assise paisiblement et jouir de la beauté de la
nature, loin de la vaine agitation du monde?
Oui, juste pour une heure.
Elle ferma les yeux et sentit une paix merveilleuse envahir son âme. Une paix étrangement
familière, comme si, récemment...
Brusquement, elle se raidit.
Elle avait éprouvé la même sensation ce matin même, quand elle s'était réveillée, bien au
chaud et en sécurité, dans le lit de son mari ! Idiote !
Les sourcils froncés, elle chassa les images troublantes qui avaient envahi son esprit et reporta
son attention sur son frugal repas.
Rassasiée par le morceau de pain et de fromage, elle ignora délibérément la cloche du
déjeuner. Elle n'avait aucune envie de revoir le Loup et encore moins sa trop charmante
épouse.
Quant à Geoffrey...
Les joues rouges de confusion, elle songea au baiser qu'ils avaient échangé et à son corps nu à
côté d'elle.
Pour le moment, il valait mieux prendre un peu de distance. Au moins pendant un certain
temps.
Sachant que sa présence ne serait guère la bienvenue dans la grande salle, elle décida de se
promener au hasard à travers le château. Elle avait vu des gravures d'autres demeures, plus
vastes et plus luxueuses, mais, à son corps défendant, elle fut obligée d'admettre que Belmont
n'avait ni la froideur, ni l'austérité de Fitzhugh. Une grande propreté régnait dans toutes les
pièces et chaque mur, chaque encoignure portait la touche de Marion — ici une tapisserie, là
un coussin brodé. Et, bien entendu, des bouquets de fleurs : sur les manteaux de cheminées,
devant les fenêtres, sur chaque guéridon.
En passant devant une porte entrouverte, au dernier étage du logis seigneurial, elle entendit un
bruit de conversation et reconnut la voix grave de Geoffrey. Elle jeta un coup d'oeil à
l'intérieur de la pièce, mais en apercevant la silhouette massive du baron de Belmont, elle
recula avec précipitation et se dissimula dans l'ombre d'une tenture. Le cœur battant, elle resta
immobile et écouta. A Fitzhugh, elle avait souvent espionné ses gens en secret. N'était-ce pas
le meilleur moyen de connaître les intentions de ses ennemis et de déjouer leurs complots ?
En tout cas, Dunstan ne faisait pas mystère des sentiments qu'il lui portait.
— Pourquoi ne viendrais-tu pas habiter ici ? Marion en serait tellement heureuse ! Tu sais
combien vous lui manquez, toi et les autres.
— Je n'en suis pas aussi sûr, répondit Geoffrey sur un ton léger. Outre son rôle de châtelaine,
elle a un bébé, maintenant, et elle n'a sans doute aucune envie de s'encombrer d'une pareille
bande de bons à rien !
Le Loup fronça les sourcils brièvement.
— Peut-être, mais moi, je serais content que tu sois ici.
Geoffrey sourit — un sourire d'une blancheur si éclatante qu'Hélène en fut éblouie.
— Merci, Dunstan. Je suis flatté. D'autant plus que tu n'as pas toujours été du même avis. Il y
a eu un temps où tu avais une seule idée en tête : fuir le plus loin possible, afin de ne plus
avoir tes frères pendus à tes basques.
Le Loup grommela et haussa les épaules, mais Geoffrey ne se laissa pas fléchir.
— Non, dit-il en reprenant toute sa gravité. Ton invitation est très gentille et je l'apprécie à sa
juste valeur, mais j'ai encore trop de choses à remettre en ordre à Fitzhugh.
— A commencer par ta femme, grommela Dunstan. Ne pourrais-tu pas au moins l'obliger à se
coiffer et à soigner un peu son apparence ?
Les traits du visage de Geoffrey se contractèrent et il se mordit la lèvre.
— L'obliger? murmura-t-il. Je ne sais pas si tu l'as remarqué, mais elle n'est pas d'un caractère
très malléable.
— C'est là où est le problème, Geoffrey, insista Dunstan. Elle aurait besoin d'une main plus
ferme. Simon...
Geoffrey se retourna brusquement et Hélène fut presque effrayée par l'expression farouche de
son visage. Pour la première fois, elle eut l'impression qu'il était aussi dangereux que le Loup,
peut-être même plus.
— Non ! s'exclama-t-il avec une étrange véhémence. Hélène est ma femme, par ma volonté et
par la volonté de Dieu !
Derrière sa tenture, Hélène battit des paupières et ses jambes se dérobèrent. Tenait-il vraiment
à elle? Sincèrement? Pas seulement pour les biens qu'elle lui avait apportés en dot?
Le Loup fut lui aussi stupéfait par la violence de la réaction de Geoffrey.
— Par le sang du Christ, je ne te savais pas aussi rigide sur les principes de la chevalerie !
Geoffrey s'esclaffa. Un petit rire contraint et amer.
— Hélène m'a donné un sobriquet : Saint Geoffrey. Cela résume mes défauts et mes qualités.
J'ai toujours été tenté par la perfection — même au risque d'en devenir ridicule. Enfin, devant
un saint, tu devrais t'incliner et me rendre hommage...
Dunstan le regarda avec des yeux ronds, puis secoua la tête. Visiblement, son humour le
dépassait.
— Tu pourrais prendre une maîtresse, suggéra-t-il.
Geoffrey se figea et Hélène retint son souffle. Elle avait entendu parler de seigneurs qui, outre
leur épouse légitime, entretenaient une autre femme dans leur château, mais son père n'avait
jamais eu une maîtresse attitrée. Sans doute parce qu'il méprisait trop ses partenaires de
débauche pour s'attacher à l'une d'entre elles. Mais Geoffrey...
Malgré elle, Hélène ne put s'empêcher de frissonner. S'il était occupé ailleurs, il la laisserait
tranquille, mais, étrangement, cette pensée ne lui apporta aucun réconfort. Certes, il y avait
Marion également, mais ses relations avec elle s'achèveraient avec leur visite à Belmont, alors
qu'une maîtresse viendrait habiter à Fitzhugh...
Tous ses muscles se contractèrent et elle attendit, le cœur battant.
— Non, répondit Geoffrey d'une voix ferme. Je n'ai aucune envie de m'encombrer d'une
créature de ce genre. Pas plus que toi.
Il y avait eu un léger reproche dans son ton et Hélène laissa échapper un soupir de
soulagement. Elle se détendit, mais un froissement d'étoffe derrière elle lui rappela la
vulnérabilité de sa position. La main sur sa dague, elle se retourna brusquement, prête à se
défendre contre un éventuel ennemi.
C'était Marion.
A la grande surprise de la jeune femme, lady Belmont ne fut pas effrayée par son attitude
menaçante. Au contraire, elle lui sourit et posa la main avec légèreté sur son bras.
— Hélène ! Comme je suis contente de vous rencontrer...
Elle se pencha vers elle et prit une voix de conspiratrice.
— J'avais justement envie de vous parler. Allons dans ma chambre. Nous y serons plus
tranquilles pour bavarder.
— Mais...
Avant qu'elle ait eu le temps de refuser, Marion l'entraîna avec une autorité pleine de douceur
et de fermeté. La chambre du Loup était immense, au moins deux fois plus grande que la
chambre d'apparat de Fitzhugh, mais, surtout, elle était meublée et décorée avec un
raffinement inouï. Les murs étaient tendus de riches tapisseries et, ici encore, la touche de
Marion était partout présente. Des aquarelles, des napperons en dentelle... H y avait même un
vrai fauteuil, devant l'une des hautes fenêtres à meneaux. Des fenêtres qui, au lieu d'être
garnies de papier huilé, comme à Fitzhugh, étaient munies de vitraux aux couleurs
chatoyantes.
Devant un tel luxe, une telle profusion, Hélène ne put réprimer un peu de jalousie.
Faisant le tour de la pièce, elle s'arrêta pour regarder une tapisserie inachevée.
— Elle vous plaît? s'enquit Marion.
Elle représentait un loup stylisé, sur un fond vert, avec, en arrière-plan, les tours d'un château
— Belmont.
— Non, mentit Hélène en laissant retomber brusquement la pièce d'étoffe.
Sa belle-sœur avait du talent. Un talent trop manifeste pour qu'elle n'en prenne pas ombrage.
Au lieu de se formaliser, Marion l'invita à s'asseoir dans le fauteuil, tandis qu'elle-même
prenait place sur un petit tabouret.
— Vous aimez les travaux d'aiguille?
Hélène grimaça.
— Pas vraiment, avoua-t-elle en considérant d'un œil critique les coutures grossières de sa
robe. Je ne suis guère adroite de mes mains.
Elle confectionnait et reprisait elle-même ses vêtements, mais uniquement par nécessité et
sans y éprouver le moindre plaisir. Si seulement elle avait eu quelqu'un pour lui apprendre...
De nouveau, elle fut tentée de s'apitoyer sur son sort.
Personne ne l'avait jamais aidée.
— Depuis combien de temps étiez-vous là?
Hélène la considéra d'un air ahuri.
— Où donc?
— Devant la porte de la bibliothèque.
— Assez longtemps pour ne me faire plus aucune illusion.
Marion soupira.
— Je vous en prie, n'en tenez pas rigueur à mon mari. il a un tempérament très entier et
manque parfois de nuances. Pour lui, les gens sont tout bons ou tout mauvais. Il n'y a pas de
milieu.
— Que voulez-vous dire?
— Il n'aurait jamais dû suggérer une chose pareille, expliqua Marion. Surtout à Geoffrey.
Hélène se laissa aller en arrière et la considéra longuement derrière ses paupières mi-closes.
Visiblement, Marion n'appréciait guère que son mari ait conseillé à son frère de prendre une
maîtresse. Ce n'était guère étonnant, puisqu'elle rêvait de cette place pour elle-même !
— S'il le pouvait, c'est vous qu'il emmènerait avec lui.
Marion ouvrit des yeux ronds et son visage exprima une complète stupéfaction. Puis elle se
mit à rire — un rire adorable, plein de fraîcheur et d'innocence.
— Geoffrey et moi? Oh, non! C'est un ami très cher et je pense qu'il me porte une certaine
affection, mais il s'agit d'un sentiment purement fraternel.
Hélène la regarda d'un air méfiant. Pouvait-elle ajouter foi aux paroles de la femme du Loup ?
— Vous ne me croyez pas ?
Marion soupira et son visage recouvra sa gravité.
— Il y a deux ans, à la fin de l'été, Geoffrey et Simon m'ont trouvée sur la route. J'étais
blessée et ils m'ont ramenée à Worthington.
Elle sourit. Un petit sourire plein de tendresse et de reconnaissance.
— Le comte de Worthington et ses fils m'ont accueillie comme une fille et comme une sœur
— la sœur et la fille qu'ils regrettaient de n'avoir jamais eue. Cela vous semblera peut-être
étrange, mais, pendant tout le temps où j'ai été à Worthington, ils n'ont même pas cherché à
me courtiser! Lorsque le moment de mon départ est arrivé, le comte les a réunis et a demandé
si l'un d'entre eux voulait m'épouser. A son grand dam, pas un seul ne s'est proposé!
Marion avait raconté son histoire sur un ton vif et alerte, mais Hélène ne put s'empêcher
d'imaginer l'affront qu'elle avait dû ressentir.
— Pourquoi? s'étonna-t-elle. Pourquoi n'ont-ils pas voulu de vous?
— Oh, pour plusieurs raisons, répondit Marion en riant joyeusement. D'abord, parce qu'ils ont
un tempérament très indépendant. Ils avaient peur de prendre un engagement aussi
irrévocable! C'est amusant, mais ces grands guerriers farouches sont terrorisés dès que l'on
aborde le sujet du mariage. Et puis, ce sont des hommes d'honneur. Jamais ils n'épouseraient
une femme sans amour, même la plus riche des héritières.
Hélène lui jeta un regard acerbe.
— Et Geoffrey?
Marion hésita, comme si elle n'était pas sûre de sa réponse.
— C'est vrai, concéda-t-elle. Il ne pouvait pas vous aimer avant même de vous avoir vue.
J'étais là lorsque l'édit royal est arrivé à Worthington et je ne puis nier qu'il n'était guère
enthousiaste à l'idée de devoir vous épouser.
Elle s'interrompit et scruta le visage d'Hélène avec une étrange intensité.
— Cependant, le sort n'aurait pas pu vous être plus favorable. C'est le plus sage et le plus
savant de tous les Burgh. Un homme plein de tact et de gentillesse. Je ne sais pas si c'est la
main de Dieu ou une autre force, mais je crois qu'il y a une volonté supérieure derrière la
plupart des choses qui nous arrivent.
Hélène sursauta.
La main de Dieu... Ne l'avait-elle pas imaginée, ce matin même, en train de s'étendre sur le
monde?
— Même si ce mariage vous a été imposé, il vous apportera peut-être le bonheur auquel vous
aspirez. Geoffrey est un être merveilleux et, visiblement, il a conçu pour vous une affection
sincère et...
Hélène se redressa d'un bond et poussa un grognement de mépris.
— Allons donc ! s'exclama-t-elle. Il me tolère. Rien de plus !
Elle refusait d'écouter plus longtemps ces absurdités. Mais, en même temps, elle sentit son
estomac se nouer et une étrange douleur lui vriller la poitrine. Une douleur si vive qu'elle
faillit pousser un cri. Que diable lui arrivait-il ? Avait-elle contracté une maladie ?
Marion hocha la tête doucement.
— Bien, je ne vous en parlerai plus. Mais venez, j'ai quelque chose à vous donner.
Elle se leva, alla jusqu'à un grand coffre et en souleva le couvercle.
— Ce vert devrait vous aller..., murmura-t-elle en dépliant une longue pièce de soie.
Hélène s'approcha avec curiosité, mais s'arrêta presque aussitôt, éblouie par la couleur
éclatante du tissu.
— Ce jaune également, ajouta Marion en prenant une pièce de satin.
— Pourquoi me montrez-vous ces étoffes? questionna Hélène d'un ton défensif.
Marion ne lui répondit pas et plongea de nouveau dans le coffre, pour en ressortir avec un
grand carré de batiste d'un blanc immaculé.
— Une fois brodé, il ira à la perfection avec vos cheveux !
Hélène ouvrit la bouche, mais resta sans voix. Voulait-elle dire... ?
— Je vais demander à ma couturière de se mettre tout de suite au travail. Dans moins de trois
jours, vos nouvelles robes seront prêtes. Je l'aiderai pour aller plus vite.
Hélène la considéra d'un air soupçonneux. Elle avait appris, à ses dépens, que sur cette terre
rien n'était jamais gratuit.
— Pourquoi feriez-vous cela?
Marion eut l'air surprise.
— Mais... parce que vous avez épousé un Burgh. Vous vous devez d'avoir de beaux atours !
Pour leur faire honneur et pour vous faire honneur à vous-même. Geoffrey y aurait sûrement
pensé tôt ou tard, mais jusqu'à présent il a été très occupé par le château et par son ost.
Hélène fit un pas en arrière, afin de mieux résister à la tentation. Marion voulait-elle l'habiller
dans le but de la changer en épouse soumise et obéissante? Que lui importait l'honneur de la
famille de son mari ? Ils la méprisaient parce qu'elle était mal vêtue? Grand bien leur fasse!
Elle n'avait aucune envie de se montrer jolie et aimable avec cette bande de soudards !
— Je n'en veux pas, dit-elle d'une voix ferme.
Le sourire de Marion vacilla.
— Mais... je n'ai pas l'usage de tous ces beaux tissus ! Dunstan n'arrête pas de m'en offrir. Je
ne sais pas pourquoi. Il ne m'a pas épousée pour ma fortune, mais, parfois, je me demande s'il
n'a pas un peu honte de tout l'argent que je lui ai apporté. Aussi, chaque fois qu'il en a
l'occasion, il me couvre de cadeaux — pour décharger sa conscience, sans doute.
Hélène considéra en fronçant les sourcils les pièces de soie et de satin. Elles surpassaient en
beauté les luxueuses tuniques que son père avait portées et elle ressentit une envie impérieuse
de les posséder — par esprit de revanche, pour le faire se retourner dans sa tombe. Lui, il ne
lui avait jamais rien offert !
— Pourquoi me les donneriez-vous ? questionna-t-elle avec prudence.
Le sourire de Marion s'élargit de nouveau et ses délicieuses fossettes réapparurent.
— Parce que vous êtes ma belle-sœur, désormais ! Toute ma vie, j'ai regretté de ne pas avoir
de famille. Les Burgh m'ont accueillie dans la leur et m'ont ouvert non seulement leur maison,
mais également leur cœur. Ce sont des hommes de guerre, forts et courageux, mais derrière
ces rudes apparences se cachent des êtres humains tendres et pleins de compassion. Ils me
sont tous chers, chacun à sa façon.
Soudain, des larmes brillèrent entre ses cils et elle détourna les yeux avec pudeur.
— Depuis mon mariage avec Dunstan, ajouta-t-elle d'une voix plus légère, je n'ai pas cessé de
prier pour que l'un d'entre eux se marie également — afin d'avoir une amie de mon rang avec
qui partager mes joies et mes peines.
Hélène la regarda fixement.
Elle non plus, elle n'avait pas d'amie. Elle n'en avait jamais eu.
L'étrange douleur était de retour dans sa poitrine, encore plus vive que d'habitude. Comme un
coup de poignard dans le cœur.
S'était-elle trompée sur les Burgh? Elle avait vu en eux une bande de rapaces et de
charognards, prêts à toutes les vilenies pour agrandir leurs domaines. Appartenaient-ils à une
autre race que son père et Avery? Fugitivement, elle songea aux contes et légendes que lui
avait racontés sa mère, aux chevaliers de la Table ronde, au roi Arthur, à Lancelot et à
Perceval. L'honneur...
Un vagissement interrompit le cours de ses pensées et elle lâcha l'étoffe de soie qu'elle était en
train de palper machinalement.
— Ah, mon bébé est réveillé, déclara Marion, pas du tout troublée par les cris perçants. Il a
déjà les poumons de son père !
Le berceau était dans un coin de la chambre, à côté de la cheminée. Elle prit l'enfant dans ses
bras et chantonna doucement pour le calmer.
Le fils du Loup. Le cœur d'Hélène se remplit de nouveau d'amertume. Un jour, ce bébé serait
lui aussi un chevalier rude et farouche, comme son père et ses oncles. Pourtant, elle ne
parvenait pas à ressentir la moindre haine pour le petit être frêle et innocent qui était en train
de se rendormir dans les bras de sa maman. Cédant à la curiosité, elle s'approcha et considéra
le bébé avec un mélange de crainte et d'étonnement. Avec ses petits poings serrés et, son
visage aux traits bien marqués, il avait déjà l'air d'un Burgh en miniature.
Brusquement, il se remit à crier. De plus belle.
— C'est un affamé, comme son père, déclara Marion en s'asseyant et en dégrafant son
corsage. Il ne nous laissera pas tranquilles tant qu'il n'aura pas eu à manger.
Hélène avait déjà vu un bébé au sein. L'enfant auquel sa mère avait donné le jour avant de
mourir. Une femme du village était venue au château pour la nourrir, mais la fillette avait été
de santé fragile et, bien vite, elle était allée rejoindre sa mère dans la tombe.
Elle revit fugitivement son petit visage émacié et ses yeux s'embuèrent de larmes. Elle lui en
avait voulu de lui avoir pris sa mère en venant au monde, mais elle s'était occupée d'elle et
l'avait souvent tenue dans ses bras... jusqu'au jour où, elle aussi, elle était partie. Comme tous
les êtres qu'elle avait aimés.
Ses lèvres se mirent à trembler et elle dut inspirer profondément pour maîtriser la vague
d'émotion qui l'avait envahie. Fuir. Il lui fallait s'enfuir... loin de cet enfant, de ces Burgh et de
Belmont. Elle se dirigea vers la porte, mais la voix de Marion l'arrêta.
— Allons, ma chérie, ne soyez pas timide ! Venez vous asseoir à côté de moi. Nous avons
encore tant de choses à nous dire !
« Ma chérie ! »
Hélène ne put réprimer un rire désabusé. Un mari, un bébé... Pour elle, ce n'étaient là que des
mots dépourvus de toute signification.
D'un mouvement rapide, elle pivota sur les talons et abandonna sa belle-sœur à son monde
idéal de bébés en bonne santé, de maris indulgents et de beaux-frères courtois et
chevaleresques.
Un monde qu'elle n'avait jamais connu et qu'elle ne connaîtrait jamais.
Si Marion fut choquée par le brusque départ d'Hélène, elle n'en dit rien et au dîner, elle se
montra, comme à son habitude, une maîtresse de maison aimable et enjouée. Recroquevillée
dans son coin, Hélène ne pouvait s'empêcher de l'observer — avec un mélange de répulsion et
de fascination. Elle avait l'air tellement heureuse, tellement contente de vivre!
Mais le plus surprenant, encore, était la façon dont le Loup la traitait.
Certes, il était bourru et grommelait beaucoup, comme un gros ours brun, mais il lui réservait
les meilleurs morceaux. Souvent, également, il se penchait à son oreille et lui murmurait des
mots qui la faisaient rougir. Des mots... d'amour?
Puis, il se redressait et, dans sa bouche, aucun superlatif n'était trop fort pour décrire son fils.
A l'entendre, il avait engendré la huitième merveille du monde !
Hélène haussa imperceptiblement les épaules.
Marion lui avait donné un fils. Elle n'avait pas besoin de chercher plus loin l'explication de
l'étrange comportement du baron de Belmont. Si elle avait eu une fille, la malheureuse aurait
été reléguée dans un coin reculé du château, sous la garde d'une domestique revêche et
acariâtre. Et si elle était morte, personne ne l'aurait pleurée.
En était-elle vraiment sûre?
Jusqu'à présent, elle n'avait vu que des serviteurs aimables et souriants. En outre, Marion
n'aurait peut-être pas abandonné aussi facilement son bébé. Derrière un visage plein de
douceur et de gentillesse, la femme du Loup dissimulait une étonnante force de caractère.
Hélène avait déjà eu l'occasion de s'en apercevoir. A plusieurs reprises.
Comme si elle avait deviné ses pensées, Marion posa sa petite main sur le bras de son mari, et
tourna vers lui ses grands yeux de biche.
— Oh, mon chéri, je crains que nous ne commencions à ennuyer Hélène avec notre fils.
Dunstan battit des paupières. Visiblement, il avait oublié l'existence de sa belle-sœur et n'était
pas trop satisfait qu'on lui rappelle sa présence, mais Marion ne tint aucun cas de son
déplaisir.
— Nous devrions plutôt lui parler de tes frères, afin qu'elle fasse un peu mieux connaissance
avec sa nouvelle famille.
D'un seul coup, l'atmosphère s'alourdit et tous les regards des convives se braquèrent vers
Hélène.
La jeune femme rougit et ses yeux étincelèrent. Elle aurait volontiers plongé la lame de sa
dague dans la poitrine de sa belle-sœur.
Geoffrey s'éclaircit la gorge avec embarras.
— Elle les a déjà rencontrés, fit-il observer. Lors de notre mariage.
Hélène ouvrit la bouche pour exprimer sa piètre opinion de tous les Burgh en général, mais
quelque chose dans la voix de Geoffrey, une vague lassitude, l'en empêcha. Au lieu des
visages menaçants de ses six frères, elle vit seulement le sien au-dessus d'elle, ses yeux pleins
de passion et...
Elle se mordit la lèvre et, baissant la tête vers son assiette, attaqua sauvagement un morceau
de viande avec le petit couteau qu'ils avaient consenti à lui laisser.
— Oh, mais vous savez combien ils sont intimidants quand on les découvre pour la première
fois, protesta Marion. A les voir, on ne le croirait jamais, mais ils peuvent être aussi facétieux
que des escholiers.
Dunstan et Geoffrey la regardèrent comme si elle avait perdu la tête, mais elle ne se laissa pas
démonter et poursuivit d'une voix vive et enjouée.
— Bien sûr, c'est Robin le plus espiègle ! Il adore jouer des tours et, avec lui, il vaut mieux
être toujours sur ses gardes. Un jour, il a rempli mon lit de châtaignes — en laissant les
piquants !
— Que faisait-il près de ton lit ? questionna le Loup d'un ton bourru.
Geoffrey éclata de rire. Surprise, Hélène le regarda et fut éblouie par son visage radieux et par
la façon dont il rejetait en arrière ses cheveux. Il était tellement beau ainsi, tellement
séduisant!
— Robin est vraiment le pire d'entre nous! s'exclama-t-il, les larmes aux yeux. Il a un réel don
pour les mystifications. Vous vous souvenez de la fois où il a dit à ce pauvre Nicholas qu'un
os de Saint Grégoire était apparu miraculeusement sous son oreiller pendant la nuit?
Un grondement sourd résonna à l'autre bout de la table et Hélène vit avec stupéfaction qu'il
provenait du Loup de Belmont. Il riait ! A gorge déployée.
— Oh non, je ne l'ai pas oublié. Il fut un temps où il avait toujours des fausses reliques dans
ses poches. Une dent de Saint Patrick ou le sabot du cheval de Saint Georges !
— Et la première pièce de monnaie de Mathieu, le saint patron des banquiers ? Celle-là, il a
essayé de me la vendre !
— A moi aussi ! Une vieille pièce en bronze dont l'effigie était presque complètement effacée.
— Stephen la lui avait échangée contre un tour de garde — en prétendant qu'il l'avait trouvée
dans une très ancienne crypte, lors d'une campagne en France.
— Stephen? s'étonna Marion.
— Oui, acquiesça Geoffrey. Lui aussi il avait une prédilection pour ce genre de commerce.
Un large sourire barra le visage de Dunstan.
— Tu t'y es laissé prendre également, si mes souvenirs sont bons ?
Geoffrey hocha la tête lugubrement.
— C'est vrai. Il a réussi à m'échanger ma part de dessert contre une lettre prétendument écrite
par Saint Jean Chrysostome. En saxon !
Marion joignit ses rires à ceux de Dunstan et l'hilarité devint tellement générale qu'Hélène ne
réussit qu'à grand-peine à ne pas sourire.
— Enfin, tout cela pour dire qu'aucun des Burgh ne manque d'humour, commenta Marion
lorsque le calme fut revenu. Même Simon...
Dunstan et Geoffrey se regardèrent d'un air sceptique.
— Si, je vous l'assure ! insista la jeune femme avec une petite moue comique. Je l'ai entendu
plaisanter. Au moins une fois. Oh, certes...
Tous les trois éclatèrent de nouveau de rire et, en les écoutant, Hélène éprouva une étrange
sensation, comme si elle rêvait. A Fitzhugh, personne n'avait jamais ri aussi librement. Son
père était d'un tempérament taciturne et ses plaisirs cruels et brutaux : la guerre, le pillage, la
débauche et les tortures qu'il infligeait à ses ennemis. Ces Burgh s'amusaient d'un rien. Même
de plaisanteries qu'elle aurait cru réservées à des adolescents ! C'était tellement innocent,
tellement rafraîchissant...
Elle essaya de rester impassible, mais le visage radieux de Geoffrey avait ravivé une petite
flamme tout au fond de son cœur — une flamme qu'elle avait crue à jamais éteinte. Elle aurait
tellement eu envie de se joindre à eux, de partager leur bonheur, de devenir... un membre à
part entière de leur famille.
Même si leur bonheur n'était qu'une illusion.
Même si les tentatives de Marion pour l'intégrer dans leur clan faisaient partie d'un complot
destiné à briser sa résistance.
Au prix d'un effort sur elle-même, elle parvint à rejeter les Burgh et l'étrange fascination qu'ils
exerçaient sur elle.
Elle n'avait pas le droit de baisser sa garde.
La vie était trop dure, pleine de dangers — des dangers dont Marion n'avait même pas idée.
Des dangers contre lesquels les jolis sourires et les bons sentiments étaient impuissants.
Elle en avait vu d'autres et ne se laisserait pas abuser par la fausse cordialité des Burgh.
Chapitre 10
— Aïe!
— Oh, pardonnez-moi. Je vous ai piquée?
Hélène grommela et se plaignit de nouveau des tortures que sa belle-sœur lui infligeait.
Contre toute raison et malgré ses protestations véhémentes, elle était debout au milieu de la
lingerie pendant que Marion lui prenait ses mesures.
— Pourquoi persistez-vous à vouloir m'offrir ces robes? Je vous ai déjà dit cent fois que je
n'en voulais pas !
Marion ne répondit rien et continua son travail obstinément.
Derrière son apparence douce et fragile, la femme du Loup de Belmont dissimulait un
entêtement hors du commun.
Hélène ne put réprimer un mouvement impatient. Si elle s'écoutait, elle bousculerait cette
mijaurée et lui mettrait la pointe de sa dague sur la gorge. Peut-être aurait-elle alors moins
envie de sourire. Ce sourire perpétuel... Il n'y avait rien de plus exaspérant!
Un petit rire grinçant s'échappa de ses lèvres, mais, cette fois-ci, Marion ne leva même pas les
yeux. Visiblement, elle n'avait pas la moindre idée du danger qui la menaçait. Ce fut sans
doute cela qui retint la main d'Hélène. Cela et... Geoffrey.
En pensant à son mari, elle rougit.
Ce matin, elle s'était encore réveillée à côté de lui. La veille au soir, elle avait été trop fatiguée
et meurtrie pour se coucher dans le coffre. Après une brève hésitation, elle s'était allongée
dans le lit et avait tiré sur elle les couvertures, mais elle ne dormait pas encore complètement
lorsque Geoffrey était venu la rejoindre. Les yeux fermés, elle avait retenu sa respiration et
l'avait entendu se déshabiller et se glisser à côté d'elle.
Le sommeil l'avait surprise alors qu'elle ouvrait la bouche pour exiger qu'il se rhabille.
Ensuite, il y avait un trou noir dans sa mémoire. Un peu avant l'aube, elle s'était éveillée,
blottie contre son corps nu. Une jambe entre les siennes et la main posée sur sa hanche !
Elle s'était levée d'un bond, le visage en feu, et s'était enfuie de leur chambre en courant. Elle
s'était arrêtée en haut des remparts. Là, sa confusion s'était estompée, en laissant derrière elle
une étrange sensation de chaleur. Puis, la splendeur du lever du soleil l'avait de nouveau
éblouie et, soudain, elle n'avait plus du tout eu envie de quitter Belmont. Après tout, que
risquait-elle? Jusqu'à présent, personne ne l'avait menacée et quant à Geoffrey...
Aussi, lorsque Marion l'avait rencontrée et lui avait proposé de venir prendre un bain, elle
s'était laissé tenter. Depuis son départ de Fitzhugh, elle avait dû se contenter d'eau froide pour
se laver et elle avait bien besoin d'une toilette complète. L'eau chaude avait apaisé ses nerfs,
mais, quand elle était sortie de la baignoire, elle avait eu juste le temps d'enfiler ses sous-
vêtements avant que Marion ne la capture pour lui prendre ses mesures. Sur le moment, elle
n'avait pas eu le courage de refuser, mais maintenant elle était vraiment à bout de patience.
Elle ouvrit la bouche pour lui demander d'arrêter — pour de bon, cette fois-ci — mais un coup
frappé à la porte détourna son attention.
— Entrez ! répondit Marion d'une voix enjouée.
Hélène n'avait même pas eu le temps de protester.
Elle n'avait pas l'habitude de se montrer aussi dévêtue, même à une servante, et, en voyant la
porte s'ouvrir, elle se sentit devenir écarlate. C'était Geoffrey.
Son mari rajeunissait de jour en jour. Ici, il était tellement joyeux, tellement insouciant...
Après la tension qui avait suivi leur arrivée, il s'était installé à Belmont presque comme s'il
était chez lui. Jamais elle ne l'avait entendu rire aussi souvent !
Il entra dans la lingerie l'air affairé, un rouleau de parchemin à la main.
— Ah, vous êtes là, Marion ! Nous venons de recevoir ce message de Worthington et Dunstan
voudrait...
Il s'interrompit brusquement et resta bouche bée, les yeux écarquillés.
Depuis leur mariage, il avait toujours vu sa femme tout habillée, même pendant son sommeil.
Pas une seule fois il ne l'avait surprise à sa toilette ou en train de se changer. Et maintenant,
elle était là, debout devant lui, vêtue d'une chemise diaphane, ses cheveux encore mouillés sur
le dos...
De son côté, Hélène était comme paralysée. Jamais encore elle n'avait été aussi nue devant un
homme !
Autour d'eux, le silence était devenu presque palpable.
Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Sa poitrine montait et descendait à un
rythme endiablé. Elle haletait ! Seigneur Dieu, pourquoi ne disait-il rien ?
Et ces yeux ! Il la regardait comme si...
Ses jambes se mirent à trembler et elle sentit le bout de ses seins devenir durs et se tendre à
travers l'étoffe de sa chemise. Le regard de Geoffrey se posa sur eux et quelque chose
d'étrange se produisit dans ses reins. Elle avait chaud et frissonnait tout à la fois.
Puis il s'éclaircit la gorge et, d'un seul coup, le charme fut rompu.
— Je... je vous laisse cette missive, bredouilla-t-il d'une voix étranglée. Pa... pardonnez-moi
mon intrusion.
Il battit en retraite en émettant encore deux ou trois borborygmes inintelligibles et disparut
dans le couloir.
— Merci, Geoffrey ! cria Marion tandis que la porte se refermait sur lui.
Marion ! Hélène avait oublié sa présence. D'un mouvement brusque, elle se retourna vers elle,
prête à la couvrir d'invectives, mais le visage hilare de sa belle-sœur l'en empêcha.
— Oh, c'est vraiment trop drôle! s'exclama-t-elle avec un délicieux petit rire d'écolière. Cet air
coupable ! Et il a bredouillé ! Grand Dieu, on aurait dit un petit garçon surpris le doigt dans
un pot de confiture !
Elle s'assit sur les talons, afin de rire tout à son aise. Elle en avait les larmes aux yeux.
— Enfin, c'est merveilleux de le voir aussi fasciné par vos charmes, ma chérie ! ajouta-t-elle
quand elle se fut un peu calmée.
Hélène la regarda fixement, certaine maintenant que sa belle-sœur n'avait pas toute sa tête.
— Je vais commencer à couper et à bâtir, poursuivit-elle en se levant et en disposant sur une
grande table la riche et souple étoffe de soie qu'elle avait choisie Allez donc dans votre
chambre. Si Geoffrey revient, je vous l'enverrai.
A cet instant-là, ses yeux croisèrent le regard d'Hélène et aussitôt son sourire s'effaça.
— Qu'y a-t-il? murmura-t-elle d'une voix inquiète. Vous êtes toute pâle ! Il n'a pas été brutal
avec vous, n'est-ce pas? Je n'arrive pas à croire que...
C'en était trop. Cette fois-ci, Hélène explosa et un chapelet de jurons s'échappa de ses lèvres.
— Il ne veut pas de moi et je ne veux pas de lui ! s'exclama-t-elle avec violence. Ne réussirez-
vous donc jamais à le comprendre? Je hais les Burgh et tout ce qu'ils représentent.
Elle n'avait envie d'aucun homme et encore moins de son vertueux mari. Vertueux! Quelle
dérision! N'était-ce pas Saint Geoffrey qui lui avait pris la main pour la poser sur son...
Les doigts tremblants, elle saisit sa vieille robe de laine brune et l'enfila en la faisant passer
par-dessus sa tête.
— Pourtant, objecta Marion, je ne l'avais jamais vu aussi bouleversé devant une femme. Je ne
comprends pas. Votre mariage n'est sûrement pas...
Hélène s'esclaffa. Un éclat de rire plein de dérision et d'amertume.
— Mon mariage ! Que savez-vous de mon mariage? Vous, une riche héritière, gâtée par la
vie, par vos parents et par votre époux ?
Brusquement, elle eut envie de s'enfuir, d'échapper à l'inquisition de sa belle-sœur et à son
intolérable hypocrisie.
— C'est vrai, concéda Marion doucement. Je n'en sais rien. Avez-vous envie de m'en parler?
— Non!
Elle avait su tenir tête à son père et à ses hommes, mais contre ce petit bout de femme, elle se
sentait complètement désarmée. Eux, au moins, ils n'étaient jamais allés au-delà des
apparences. Ils l'avaient prise comme elle était, sans chercher à voir plus loin. Avec un seul
regard, Marion parvenait à plonger jusqu'au fond de son cœur et à mettre tous ses sentiments à
nu. Même les plus secrets, ceux dont elle soupçonnait à peine l'existence.
— Comme vous voudrez, acquiesça-t-elle. Mais vous aimeriez peut-être écouter ma propre
histoire? Sauf, naturellement, si vous craignez d'apprendre que vous n'êtes pas la seule à avoir
eu une enfance malheureuse.
Ignorant son regard furieux, Marion s'assit et inspira profondément avant de commencer son
récit
— Oui, quand je suis née, j'étais une riche héritière. Mon père régnait sur Baddersly, un riche
et vaste domaine dans le comté de Buckingham. Puis, j'ai perdu mes parents. A la suite d'un
accident. Je venais d'avoir dix ans.
Son ton neutre et impersonnel piqua la curiosité d'Hélène. Elle avait parlé de la mort de ses
parents comme s'il s'agissait d'une simple péripétie!
— Ensuite, poursuivit-elle, j'ai été sous la coupe d'un oncle méchant et cruel qui convoitait
mes terres et ma fortune. Il ressemblait peut-être à votre père. Je ne saurais le dire. Mais moi,
je n'avais pas votre force de caractère et, au lieu de me rebeller, je me suis renfermée sur moi-
même et sur un monde imaginaire. Je n'avais aucune amie et comme j'avais peur de ses
colères — et de ses coups — j'ai appris à ne rien dire et à dissimuler mes sentiments, même
quand j'étais victime d'une injustice.
Hélène battit des cils. Son père n'avait jamais levé la main sur elle. Quand elle était petite, il
ne s'était pas intéressé à elle et, plus tard, il avait même été fier d'avoir une fille qui jurait et
maniait la dague comme un soudard.
— Finalement, profitant de l'une de ses absences, je me suis enfuie, mais il devait avoir eu
vent de mon projet, car il a envoyé à ma poursuite des hommes déguisés en bandits de grands
chemins — avec mission de me tuer, moi, et les gens de ma suite. J'ai survécu seulement
grâce à l'arrivée providentielle de Geoffrey et de Simon. Ils m'ont arrachée à leurs griffes,
mais j'avais reçu un coup à la tête et j'avais perdu la mémoire. Je ne savais même plus qui
j'étais ! Comme je vous l'ai déjà dit, ils m'ont emmenée à Worthington et m'ont soignée, mais,
bientôt, mon oncle m'a réclamée et Dunstan a été choisi pour me reconduire à Baddersly.
Elle s'interrompit et grimaça. Visiblement, elle avait de la peine à poursuivre son récit.
— En chemin, nous avons été de nouveau attaqués, mais après une lutte terrible, Dunstan et
ses hommes ont réussi à mettre en fuite nos assaillants. Autour de nous, le spectacle était
affreux. Il y avait des morts et des blessés tout le long de la route. Les cris de douleur et
d'agonie de ces malheureux résonnent encore dans ma tête. Jamais je n'oublierai le visage du
jeune écuyer de Dunstan... Il est mort dans mes bras, dans d'atroces souffrances. C'est à ce
moment-là que ma mémoire est revenue. Heureusement, car nous étions déjà presque en vue
des tours de Baddersly. Non sans mal, j'ai réussi à convaincre Dunstan et nous avons fait
demi-tour.
Elle sourit et secoua la tête.
— Le chemin du retour a été long. Dunstan n'avait plus qu'une poignée de soldats avec lui et
nous devions nous cacher sans cesse pour échapper aux sbires que mon oncle avait envoyés à
nos trousses après avoir appris l'échec de son embuscade. C'est dans ces circonstances
difficiles que Dunstan et moi, nous avons appris à mieux nous connaître. En arrivant à
Worthington, nous nous sommes mariés, mais nos ennuis n'ont pas été terminés pour autant. Il
a fallu l'intervention du roi pour que je puisse obtenir la restitution de mes biens. Cela a duré
plusieurs mois, puis, enfin, nous avons pu partir pour Belmont... où nous sommes tombés
dans un autre guet-apens. Tendu par votre père celui-là. Dunstan a été capturé, mais, pendant
la bataille, j'ai réussi à m'échapper et à me cacher dans la forêt. Heureusement, j'étais à cheval.
A pied, je n'aurais jamais réussi à retourner à Worthington. Comme j'avais peur de parler à
quiconque, je chevauchais la nuit, en me guidant sur les étoiles, et dormais le jour dans les
abris de fortune que je trouvais sur mon chemin — des grottes ou des cabanes abandonnées.
Cela n'a pas été facile. J'avais froid, j'avais faim... Je mangeais des glands, des racines, des
champignons. Une fois, j'ai réussi à attraper un lapin et je l'ai dévoré. Tout cru !
Elle soupira et une lueur d'émotion brilla dans ses grands yeux bleus.
— Finalement, je suis arrivée à Worthington. J'étais complètement épuisée. Après de
nouvelles batailles, les Burgh ont repris Belmont à votre père et maintenant nous vivons en
paix. Une paix que j'apprécie d'autant plus qu'elle a été chèrement gagnée.
Hélène l'avait écoutée avec une incrédulité grandissante. Jamais elle n'aurait imaginé que
Marion avait été exposée à autant de dangers. Elle avait l'air tellement douce, tellement
fragile... Et pourtant, elle avait retrouvé son chemin à travers la- forêt et avait réussi à
regagner toute seule Worthington! A sa place, elle serait morte de peur.
— Vous comprenez peut-être mieux maintenant pourquoi je suis aussi avide de profiter de
mon bonheur présent. Nous ne pouvons pas toujours oublier le passé, mais, parfois, il faut
savoir tirer un trait et repartir de zéro. Vous devriez essayer également, ajouta-t-elle avec un
sourire timide. Vous n'avez rien à perdre, après tout.
Le récit de Marión avait bouleversé Hélène et elle n'entendit même pas son dernier conseil.
D'un seul coup, elle s'était rendu compte combien elle était ridicule avec sa perpétuelle révolte
contre tout et contre tout le monde. Sa belle-sœur avait eu une existence au moins aussi dure
que la sienne mais, malgré cela, elle n'avait jamais perdu sa joie de vivre et sa bonne humeur.
Comment y était-elle parvenue? C'était un mystère. Un mystère qui en disait long sur la force
de caractère de la femme du Loup de Belmont.
D'une façon ou d'une autre, Hélène réussit à s'échapper. Elle avait la tête qui bourdonnait et ne
savait plus où elle en était. Seigneur Dieu, elle aurait voulu fuir, quitter Belmont, l'Angleterre
et jusqu'à son propre corps. Jamais elle n'avait eu autant horreur d'elle-même.
Cette fois-ci, elle ne se réfugia pas aux écuries, le seul endroit où elle avait trouvé un peu de
réconfort quand elle était petite. Aujourd'hui, ce n'était pas de réconfort dont elle avait besoin
et, comme Geoffrey le lui avait fait remarquer, elle n'était plus une enfant.
Finalement, elle choisit d'aller dans le jardin clos que Marion entretenait avec tant de soins et
d'amour. Les premiers boutons de rose commençaient déjà à s'entrouvrir et partout des petites
pousses vertes perçaient à travers la terre brune des parterres. Ici, personne ne songerait à
venir la chercher. L'héritière des Fitzhugh n'avait jamais fait mystère de son mépris pour la
nature et pour tout ce qui était beau, fragile et délicat.
Vraiment? se demanda-t-elle en s'asseyant sur la margelle du puits.
Elle n'en était plus aussi sûre. Le récit de Marion l'avait ébranlée jusque dans ses convictions
les plus profondes. C'était comme si la terre avait tremblé sous ses pieds. Edred avait souvent
parlé de ces fléaux envoyés par Dieu pour punir les mortels et surtout les femmes qui ne
respectaient pas leur seigneur et maître. Sur le moment, elle en avait ri, mais maintenant elle
avait l'impression d'avoir été entraînée dans une sorte de grand cataclysme. Un cataclysme qui
avait mis son monde à l'envers. Ses convictions, ses valeurs, la façon dont elle avait choisi de
vivre... D'un seul coup, tout avait été remis en question et elle ne savait plus que penser.
Les hommes étaient impitoyables et pour se défendre contre eux, elle s'était enfermée dans
une armure et avait essayé de les battre sur leur propre terrain.
La petite Marion, la douce Marion n'avait pas eu besoin de recourir à de telles extrémités. Elle
avait triomphé de difficultés aussi grandes que les siennes, mais en restant toujours fidèle à
elle-même et sans jamais se départir de sa féminité. Si ses croyances les plus fondamentales
étaient fausses, ne pouvait-elle pas s'être trompée sur d'autres choses également?
Les Burgh étaient-ils des brigands ou des chevaliers honorables et vertueux? Geoffrey était-il
une brute sauvage ou un clerc paisible et cultivé ? Sa gentillesse était-elle feinte, ou était-elle
simplement le reflet d'une âme pure et loyale? Qui était l'enfant gâtée? Marion avec son luxe
et son bonheur, ou elle, Hélène Fitzhugh, avec ses cris, ses injures et ses menaces? Etait-elle
devenue une sorte de monstre froid et sanguinaire ?
Elle n'était plus sûre de rien. Elle ne savait même plus qui elle était !
Elle réfléchit longuement, mais, malgré tous ses efforts, elle ne trouva pas de réponses aux
questions qu'elle se posait. A la fin, elle admit seulement qu'il y avait d'autres vérités en
dehors de la sienne. Des vérités qu'elle ne pouvait plus ignorer.
Elle était toujours assise sur la margelle du puits lorsque Geoffrey la découvrit.
— Hélène ! s'exclama-t-il, la voix rauque d'inquiétude. Un serviteur m'a dit que vous étiez
encore dehors. Avec ce vent glacé ! Vous n'avez même pas de manteau !
Elle battit des paupières et frissonna. Avec le soir, la brise avait fraîchi et elle avait froid.
Mais que lui importait? Ce n'était rien en comparaison de la tempête qui faisait rage dans sa
tête.
— Tout va bien ? Vous en êtes sûre ?
Comme elle ne répondait pas, il s'agenouilla devant elle.
Il s'était agenouillé \ Sans la moindre hésitation. Aucun homme ne lui avait jamais montré une
pareille déférence! Etait-il seulement conscient de sa propre beauté? Ses longs cheveux noirs
étincelaient dans la lumière du soleil couchant et ses yeux étaient remplis de douceur et
d'anxiété. Feinte ou réelle? Elle ne savait plus.
— Etes-vous malade?
Elle secoua la tête.
— Par le Christ, je préférerais encore des injures, dit-il avec un petit sourire en biais. Au
moins, je saurais que vous êtes vous-même !
Elle avait envie de pleurer, de crier : « Mais je ne suis pas moi-même ! Ne pourriez-vous pas
me dire qui je suis ? »
Pourtant, au lieu de lui poser la question, elle resta silencieuse. Il se pencha sur elle et, lui
prenant les mains, il les serra dans les siennes et les frotta pour les réchauffer.
Aussitôt, elle sentit une vague de chaleur monter en elle. La sensation était à la fois
inquiétante et rassurante.
Elle aurait dû le repousser, mais elle était trop fatiguée pour réagir et elle se laissa envelopper
sans résister dans sa cape. Il lui parlait doucement, gentiment, et elle le contemplait avec de
grands yeux étonnés, comme si elle le voyait pour la première fois. Il y avait tellement de
bonté, tellement de sagesse dans son regard. Elle avait l'impression qu'il lisait en elle comme
dans un livre.
Comme dans un livre... Il savait tellement de choses et elle était tellement ignorante.
Soudain, le regard de Geoffrey se posa sur ses lèvres et, instantanément, elle oublia le vent
glacé et les souvenirs qui la hantaient depuis son enfance.
— Venez, murmura-t-il d'une voix rauque. Rentrons avant que vous n'ayez pris froid.
Elle le suivit silencieusement. Tout au fond d'elle-même, il y avait une chaleur nouvelle. Une
chaleur qui ne devait rien à la laine épaisse de la cape de Geoffrey. Après tout, le monde
n'était peut-être pas aussi cruel qu'elle l'avait imaginé.
Pour la première fois de sa vie, Hélène mit toute son ingéniosité à ne pas se faire remarquer.
Elle avait toujours su écouter et regarder — afin de confondre ses ennemis — mais
maintenant, le but était différent. Elle avait l'impression d'être une exploratrice dans une
contrée inconnue. Une exploratrice qui observait avec curiosité ce qui se passait autour d'elle,
mais en gardant prudemment ses distances. Elle avait encore trop peur de se brûler.
Elle était surtout intéressée par l'étrange relation que le Loup entretenait avec sa femme.
Jusqu'à présent, son expérience du mariage s'était limitée aux cruelles tortures que son père
avait infligées à sa mère et à sa brève union avec Avery. Bien sûr, elle avait côtoyé d'autres
gens mariés — des vilains et des serfs — mais ils menaient une existence rude et grossière où
la violence était souvent présente. Leur lot quotidien était trop horrible. Le travail des champs,
le froid, la faim et une ribambelle d'enfants maladifs et en haillons. Un monde où la femme
était traitée comme une esclave. Pas toujours battue, mais méprisée et ravalée à un rang
inférieur.
Le baron et la baronne de Belmont se disputaient souvent — avec véhémence, parfois — mais
jamais encore elle n'avait vu Dunstan lever la main sur Marion. Malgré sa petite taille, la
jeune femme n'avait pas peur de lui et n'hésitait pas à lui tenir tête. Et, après chacune de leurs
passes d'armes, il y avait invariablement une réconciliation passionnée. Avec des
démonstrations de tendresse qui, souvent, faisaient rougir Hélène.
A vrai dire, ils donnaient l'impression d'être toujours en train de se câliner. Quand ils ne se
frôlaient pas avec les mains, ils se caressaient avec les yeux, tantôt avec une douceur irréelle,
tantôt avec une passion dévorante. Lorsqu'elle était avec son mari, Marion se blottissait contre
lui et ronronnait comme une chatte chaque fois que ses grosses mains effleuraient ses épaules
ou la prenaient par la taille. Sans jamais la moindre brutalité. Dans ces instants-là, Hélène ne
pouvait s'empêcher de penser à Geoffrey. Et, à contrecœur, elle finit par admettre que le Loup
de Belmont n'était peut-être pas le tyran cruel et sanguinaire qu'elle avait imaginé.
Plus étonnant encore était la façon dont Marion taquinait son mari. En l'aiguillonnant, en lui
lançant des petites piques. Mais, au lieu de se fâcher, Dunstan lui répliquait de la même façon
ou éclatait de rire joyeusement. Geoffrey n'avait-il pas essayé plusieurs fois de faire la même
chose avec elle ?
A cette pensée, sa gorge se serra.
Le pouvoir que sa belle-sœur possédait sur son mari avait quelque chose de magique. Jamais
un mystère ne l'avait autant intriguée. L'indulgence de Dunstan à son égard trouvait-elle sa
contrepartie dans les faveurs qu'elle lui accordait dans leur lit? Non, elle n'arrivait pas à y
croire. Son père avait toujours obtenu tout ce qu'il voulait de sa mère, mais il ne lui avait
jamais rien donné en échange.
Il devait y avoir un secret.
Décidée à le percer, Hélène accepta de se prêter aux séances d'essayage des nouvelles robes
que Marion voulait à toute force lui offrir. Elle ne les mettrait jamais, mais cela n'avait pas
d'importance. Elle était trop curieuse de savoir comment ce petit bout de femme s'y était pris
pour avoir une telle influence sur le redouté baron de Belmont.
Tout en s'efforçant de ne pas se laisser distraire par la douceur de la soie sur son corps, Hélène
étudia sa belle-sœur à travers ses paupières mi-closes. Marion était accroupie devant elle, une
aiguille à la main et une poignée d'épingles dans la bouche.
— Comment avez-vous acquis votre pouvoir sur le Loup ? questionna-t-elle à brûle-
pourpoint.
Nullement décontenancée par sa question, Marion acheva d'enfiler son aiguille.
— Je n'ai aucun pouvoir sur lui, à part le pouvoir de l'amour, répondit-elle en souriant. Son
amour pour moi et mon amour pour lui.
Hélène laissa échapper un grognement agacé. La prenait-elle pour une idiote ? On ne
manipulait pas les gens avec des émotions aussi volatiles. Pour avoir barre sur eux, il fallait
être plus fort, plus riche ou disposer d'informations secrètes à leur sujet.
— Est-ce votre argent qui vous donne une telle emprise sur lui ?
La jeune femme secoua la tête.
— Non. Parfois, je me suis même demandé si ma fortune n'avait pas été un obstacle à notre
mariage. Elle l'intimidait et, encore maintenant, il a un peu honte de me devoir autant. Pour
être honnête, j'ai eu beaucoup de peine à lui faire avouer ses sentiments ! ajouta-t-elle avec un
éclat de rire cristallin. Il était tellement distant, tellement replié sur lui-même. Heureusement
— si l'on peut dire — il y a eu cette embuscade et notre fuite dans la forêt. J'étais désemparée.
Il m'a réconfortée et — dois-je l'avouer? — j'ai honteusement profité de ce moment de
faiblesse.
Hélène n'était toujours pas convaincue. Elle fit la moue et haussa les épaules.
— Oh, allons, vous avez bien un secret! Est-ce parce que vous le laissez prendre ses aises
avec vous chaque fois qu'il en a envie?
— Prendre ses aises avec moi ? répéta Marion avec un éclat de rire amusé. Est-ce ainsi que
vous voyez les merveilleux plaisirs de notre lit conjugal ?
Les joues d'Hélène s'empourprèrent et, nerveusement, elle baissa la tête pour se dissimuler
derrière le voile de ses cheveux.
Comme elle ne répondait rien, les grands yeux de Marion se remplirent d'inquiétude.
— Geoffrey ne vous a pas fait mal, au moins ? Hélène s'esclaffa.
— S'il avait osé me toucher, je lui aurais planté ma lame dans le ventre ! répliqua-t-elle avec
mépris.
Marion reprit son aiguille et se mit à coudre fébrilement, à petits points serrés. Visiblement,
elle était choquée par la violence de la réaction de sa belle-sœur. Pendant un long moment,
elle resta silencieuse, puis elle releva la tête et lui sourit d'un air un peu contraint.
— Je comprends vos angoisses, même si, pour ma part, je n'ai guère eu à me tourmenter pour
ma nuit de noces. Vous me jugerez peut-être mal, mais je m'étais déjà donnée à Dunstan. Je
l'aimais... C'est sans doute ma seule excuse.
Hélène battit des paupières avec incrédulité. Elle s'était donnée à lui volontairement avant leur
mariage ?
Marion grimaça.
— Nous étions seuls dans la forêt et je savais, intuitivement, qu'il m'aimait. Même s'il ne me
l'avait jamais avoué. Vous savez, ce n'était pas facile... Il était très taciturne et, malgré tous
mes efforts, je n'avais pas réussi à lui faire déclarer ses sentiments. Alors je... je me suis
arrangée pour éveiller ses désirs. En dépit de son arrogance, c'était un homme solitaire. Il
avait besoin de moi autant que j'avais besoin de lui. Quand j'ai été dans ses bras, il a perdu
toutes ses inhibitions et cela a été merveilleux.
Hélène émit un grognement désapprobateur, mais Marion l'ignora et poursuivit activement
son surfilage.
— J'avais tellement envie de ses baisers et de ses caresses ! Il irradiait une chaleur, une
passion... Il suffisait qu'il me frôle avec son bras ou sa jambe pour que je me consume
intérieurement. Au début, il m'impressionnait par sa taille et par sa force, mais maintenant, si
je le désire, il me laisse le chevaucher et m'encourage même à diriger nos ébats. C'est
tellement bon de sentir monter son désir... Il gémit de plaisir, puis, d'un coup, il se libère...
Marion leva la tête et en voyant que sa belle-sœur la regardait fixement, les yeux remplis de
stupéfaction, elle se troubla légèrement.
— Cela ne vous ennuie pas, au moins, si je vous parle aussi franchement?
Hélène était à la fois trop fascinée et émoustillée pour lui répondre et Marion continua de lui
raconter, avec moult détails, toutes les choses merveilleuses que son mari et elle faisaient dans
leur lit. Sans aucune pudeur, sans aucune fausse honte. Après tout, le Seigneur avait béni leur
union et il n'y avait aucun péché à aimer son mari et à tout faire pour le rendre heureux.
Plus elle était explicite et plus Hélène avait envie de se boucher les oreilles. A la place de
Dunstan, elle imaginait Geoffrey... A sa vision se mêlaient d'autres images, des images qui
revivaient dans sa mémoire avec une force et une vivacité surnaturelles. Elle était couchée
contre lui, dans leur grand lit, et il lui murmurait des mots pleins de tendresse et de passion.
Puis il lui prenait la main et...
— Non!
Son cri la surprit, car il jaillit de sa gorge en un long gémissement rauque qui ne ressemblait
en rien à ses habituelles vociférations.
Marion eut un haut-le-corps et, dérangé dans son sommeil, son bébé se mit à pleurer.
— Qu'y a-t-il, Hélène ? questionna-t-elle d'une voix inquiète. Vous aurais-je offensée par mes
propos? Comme nous sommes toutes les deux des femmes mariées, je m'étais dit...
Les yeux d'Hélène étincelèrent. Comment pouvait-elle comparer sa situation à la sienne?
N'avait-elle pas deviné à quel point elles étaient différentes ?
— Occupez-vous de votre petit braillard et laissez-moi tranquille! s'exclama-t-elle avec
fureur. Vous ne savez rien de mon mariage !
Les confidences de Marion avaient fait renaître en elle des désirs trop étranges, trop
effrayants. Des désirs contre lesquels elle se sentait terriblement vulnérable.
Et elle refusait d'être vulnérable.
Elle était la fille du baron de Fitzhugh !
Les mains tremblantes, elle enleva sa nouvelle robe et s'enfuit de la lingerie, en laissant la
femme du Loup seule avec son fils.
— Là, là, doucement, calme-toi, murmura Marion en prenant le petit garçon dans ses bras.
C'est fini.
Elle le berça et, quand il fut rendormi, sa mère poussa un long soupir.
— Qu'ai-je donc dit de mal? se demanda-t-elle à voix basse. Je pensais l'aider, mais j'ai réussi
seulement à aggraver la situation.
Chapitre 11
Assis dans un coin de la grande salle, Geoffrey regardait son frère rendre la justice. A
Worthington, il avait souvent assisté à des audiences publiques, mais elles avaient été
présidées par son père et c'était la première fois qu'il voyait Dunstan dans l'exercice de ses
fonctions judiciaires. Plus il l'écoutait et plus il était surpris par son sens de l'équité. Jusqu'à
présent, il avait cru que le Loup était seulement un homme de guerre, mais l'âge — ou Marión
— avait tempéré de sagesse ses humeurs belliqueuses.
Le baron de Belmont venait de régler une querelle de voisinage entre deux vilains — à la
satisfaction des plaignants — lorsque Hélène descendit l'escalier. En apercevant Geoffrey,
elle pâlit et, l'espace d'un instant, il se demanda si elle n'allait pas tourner les talons et
remonter en courant. A cette pensée, il se raidit. Pourquoi le fuirait-elle?
Il se leva et s'avança à sa rencontre. Ces derniers jours, elle l'avait regardé d'une manière
étrange — encore plus étrange que d'habitude. Pourquoi? Geoffrey n'en avait pas la moindre
idée. Il n'avait rien fait de particulier, du moins pas à sa connaissance, mais plusieurs fois il
l'avait surprise en train de l'examiner avec une telle intensité que son cœur s'était mis à battre
plus vite. Puis, invariablement, elle avait détourné la tête avec embarras.
Embarrassée? Hélène?
Il secoua la tête.
Elle n'avait honte de rien.
Et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de se souvenir du jour où il l'avait surprise en chemise.
Elle avait rougi, comme une vraie jouvencelle, pure et innocente. Il avait même failli ne pas la
reconnaître, tant elle était différente sans son horrible robe brune. Son corps souple et svelte,
ses cheveux mouillés et brillants, ses seins qui pointaient à travers l'étoffe légère de sa
chemise... Il en avait eu le souffle coupé.
Etait-ce à cause de cela qu'elle l'évitait? Parce qu'il l'avait surprise à demi nue?
Le visage souriant, il s'inclina courtoisement.
— Bonjour, Hélène.
Sa voix avait été étrangement rauque.
En réponse, elle lui adressa un bref signe de tête, mais, à travers le voile de ses cheveux,
Geoffrey crut avoir décelé une légère rougeur. Avait-elle songé, elle aussi, à...
Non! Il n'allait pas laisser de nouveau son esprit vagabonder. Ce n'était pas le moment.
— Si vous avez un instant, j'aimerais vous parler.
Le visage de la jeune femme se renfrogna.
— Pardonnez-moi, messire, mais je n'ai pas le temps.
Elle passa devant lui, la tête haute, mais il l'arrêta en lui saisissant le poignet. Geoffrey la
touchait rarement et, en tout cas, jamais pour restreindre sa liberté, mais son refus l'avait
piqué, d'autant plus qu'il voulait lui annoncer une nouvelle qui devrait lu| faire plaisir. Il se
rendit compte de son erreur, mais il était trop tard. Allait-elle lui faire une scène? Le couvrir
d'invectives et interrompre l'audience de Dunstan? Jamais le Loup ne lui pardonnerait un
pareil manque de civilité.
Il la tira précipitamment dans un recoin mais, au lieu de se révolter, elle ne dit rien et leva vers
lui un visage rouge de confusion — ce qui acheva de le désorienter. La peau de son poignet
était douce et son pouls battait à un rythme endiablé — si endiablé que Geoffrey en éprouva
un étrange vertige. Etait-ce le contact de sa main qui la mettait dans un tel émoi ?
Il baissa les yeux et ressentit une brusque envie de la prendre dans ses bras, de la caresser, de
sentir...
Mais déjà, elle s'était reprise.
Un sifflement rauque s'échappa de ses lèvres et elle se dégagea brusquement, en se massant le
poignet. Comme s'il lui avait fait mal !
— Ce que vous avez à me dire ne m'intéresse pas, répondit-elle d'une voix sèche.
Elle n'avait pas crié. Elle n'avait même pas juré.
Son regard vacilla, mais, aussitôt, elle baissa la tête pour se dissimuler derrière le voile de ses
cheveux. Geoffrey grimaça et réprima avec peine une envie irrationnelle de les écarter.
— N'avez-vous donc pas envie d'apprendre que vous avez eu finalement gain de cause?
s'enquit-il d'une voix bourrue.
Elle releva la tête. Elle avait les joues écarlates. Avait-elle de la fièvre? Mais, peut-être, était-
ce simplement la chaleur. Lui aussi, il avait chaud.
— A quel propos?
— Vous allez rentrer chez vous.
Ces cheveux ! Pourquoi exerçaient-ils une telle fascination sur lui ? Oh, si seulement elle
voulait bien lui permettre, au moins une seule fois, d'enfouir ses mains dans cette masse
luxuriante. Il les enroulerait autour de ses poignets, il... Plus il la regardait et plus les joues
d'Hélène s 'empourpraient.
— Vous n'êtes pas malade, au moins? s'enquit-il d'une voix brusquement inquiète.
Au lieu de l'agonir d'injures, elle détourna la tête.
— Non, je n'ai rien. Quand est-ce que je pars?
Geoffrey la regarda fixement. Jamais il ne l'avait vue aussi calme, aussi docile.
— Nous devrions pouvoir prendre la route à la fin de la semaine ou au début de la semaine
prochaine. Si le temps le permet, bien entendu. Je n'en ai pas encore parlé avec mon frère,
mais j'ai hâte de rentrer.
Il jeta un bref coup d'œil en direction de Dunstan. Le Loup accueillerait la nouvelle sans
enthousiasme, mais il ne devrait pas s'opposer à sa décision.
— Tous les deux? s'enquit-elle d'une voix étrangement timide et rauque.
Il hocha la tête.
— Naturellement.
— Très bien.
Elle lui tourna le dos et s'éloigna avec une précipitation qui froissa Geoffrey. Sa compagnie
lui était-elle donc aussi désagréable?
— Vous n'avez rien d'autre à dire? s'étonna-t-il. Après m'avoir importuné et harcelé pendant
des semaines ? Hélène !
Elle était déjà loin et faisait semblant de ne pas l'entendre. Il n'y comprenait plus rien. N'avait-
elle plus envie de retourner à Fitzhugh ? Elle aurait pu au moins sourire, montrer une certaine
satisfaction...
Décidément, elle ne serait jamais contente.
Geoffrey soupira et secoua la tête avec découragement. Pourquoi s'entêtait-il à chercher à lui
faire plaisir? Il était vraiment trop stupide. Et pourtant, il fut tenté de la rejoindre. Où courait-
elle avec tant de hâte ? Pour autant qu'il le sache, elle n'avait aucune obligation, aucune tâche
à accomplir. A moins qu'elle n'ait manigancé un nouveau complot. Mettre le feu au château ?
Les faire tous brûler vif dans leur lit ?
A cette pensée, il songea à la façon dont il avait dormi toutes ces dernières nuits et retint son
souffle. Entièrement nu, à côté de sa femme! Elle n'avait pas protesté et avait ignoré sa
présence, mais lui, il avait de plus en plus de mal à trouver le sommeil. Surtout depuis qu'il
l'avait vue en chemise, toute rougissante et encore toute fraîche du bain qu'elle venait de
prendre.
Jamais il n'avait autant regretté son geste de défi. Au matin, elle n'était plus là mais,
néanmoins, c'était une véritable torture.
Au lieu de se tourmenter ainsi, il devrait plutôt partir à sa recherche, se dit-il sombrement.
Aussi bien, elle était réellement en train de préparer un mauvais coup. Avec cette diablesse,
tout était possible,
D'un pas résolu, il se dirigea vers l'escalier. Peut-être était-elle avec Marion?
La femme du Loup était seule avec son bébé et si Geoffrey en fut désappointé, il n'attribua pas
sa déception à l'absence de sa femme, mais seulement à son embarras devant un nouveau-né.
Au moins, Marion était contente de le voir. Elle était assise devant la fenêtre, occupée à
coudre un vêtement, pendant que son fils dormait dans son berceau. En le voyant entrer, elle
lui adressa un sourire radieux.
— Geoffrey ! Venez donc vous asseoir à côté de moi. Il faut que je vous gronde ! Depuis
quelque temps, je ne vous vois plus. Vous vous laissez vraiment trop accaparer par Dunstan.
Geoffrey lui rendit son sourire. Un sourire un peu coupable, car le reproche de Marion n'était
que trop justifié. A la vérité, il ne lui avait pas rendu visite car il avait eu peur de sa
compassion. N'avait-il pas la plus horrible des femmes? Une véritable harpie qui ne l'aimait
pas et dont le langage ordurier faisait frémir les soudards les plus aguerris.
— Pardonnez-moi, murmura-t-il. Lors de mon prochain séjour, je m'efforcerai d'être plus
assidu auprès de vous.
— Vous nous quittez? protesta Marion. Déjà? J'ai l'impression que vous venez à peine
d'arriver. Je suis sûre qu'il n'y a même pas un mois que vous êtes ici !
— C'est vrai, concéda Geoffrey. Mais nous avons déjà trop tardé. J'ai encore beaucoup de
choses à faire à Fitzhugh. J'espère seulement que Dunstan comprendra mes problèmes et me
laissera m'en aller.
— N'ayez crainte. Jamais il ne vous imposera de rester ici contre votre volonté. Vous avez
toujours été son frère préféré.
Geoffrey repoussa le compliment avec modestie.
— C'est seulement parce qu'il me voit plus souvent que les autres. A propos, dès que l'été sera
là, vous devriez tous les inviter à venir admirer le dernier-né de la famille.
— Oh, j'ai hâte de les voir le prendre dans les bras ! s'écria Marion avec un joyeux éclat de
rire. Tous ces grands guerriers farouches...
Geoffrey joignit ses rires aux siens et s'approcha du berceau pour contempler le petit bébé.
— Le spectacle sera vraiment cocasse ! Il est tellement menu, tellement fragile ! Enfin, à
défaut de le prendre dans les bras, ils pourront au moins vous féliciter et vous présenter leurs
hommages. Et puis, il y a père. Il doit avoir hâte de contempler son petit-fils.
— Oui, acquiesça Marion. Il ne fait plus trop froid maintenant et je serai moins inquiète à
l'idée de le savoir sur les routes.
Geoffrey hocha la tête, les yeux fixés sur l'enfant qui dormait à poings fermés.
Pendant un long moment, ils restèrent silencieux, puis Marion s'éclaircit la gorge.
— Geoffrey.
— Oui?
— A propos d'Hélène...
Il retint avec peine un grognement et se rendit compte, un peu tard, qu'il n'aurait pas dû rendre
visite à sa belle-sœur. Il n'avait aucune envie de parler de sa femme avec elle. Elle ne
comprendrait pas. Personne ne pouvait comprendre.
— J'aimerais que vous ne la jugiez pas trop durement.
— Qui donc? s'enquit-il en la regardant avec surprise.
Marion lui sourit.
— Votre femme.
Geoffrey la regarda fixement. Que voulait-elle dire ? N'éprouvait-elle pas seulement de la
haine et du mépris pour cette diablesse?
— Oui, poursuivit-elle. Je pense que derrière ses airs farouches se cache un être sensible et
bon. Parfois, elle me fait penser à Dunstan.
A Dunstan?
Geoffrey en resta abasourdi. Comment pouvait-elle comparer son frère, le solide baron de
Belmont, à l'héritière des Fitzhugh? Hélène était sa femme, certes, mais il n'était pas aveugle
pour autant et il avait eu assez à pâtir de son caractère odieux et de son absence totale
d'éducation.
Il aurait voulu protester, mais Marion continua avant qu'il ait eu le temps de reprendre ses
esprits.
— Pour elle, comme pour lui, les choses sont blanches ou noires. Il n'y a pas de milieu. Dans
son cas, malheureusement, elles sont presque toujours noires. Mais aussi, il y a eu tellement
peu de lumière dans sa vie...
— C'est vrai, concéda Geoffrey, mais vous aussi, vous avez eu une enfance et une
adolescence malheureuses. Malgré cela, vous êtes la créature la plus douce que je connaisse.
Marion sourit et une lueur moqueuse brilla dans ses yeux.
— Merci, cher beau-frère! Vous me flattez. Mais, comme vous le savez, tout le monde ne
réagit pas de la même façon devant l'adversité. A mon avis, Hélène n'est pas aussi farouche
qu'elle voudrait le faire croire, mais, à l'instar d'un hérisson, elle sort ses piquants au moindre
mouvement autour d'elle, avant même de savoir s'il s'agit d'un ami ou d'un ennemi. L'avez-
vous déjà vue frapper une personne ou un animal ? Si ce n'est pour se défendre, bien entendu.
Geoffrey se passa la main sur la joue. Elle l'avait griffé, mais c'était seulement parce qu'elle
s'était sentie menacée.
— Non, avoua-t-il à contrecœur.
Avec les animaux, elle était même d'une grande tendresse. Les chats, les chevaux... Soudain,
il la revit à l'écurie le jour où il l'avait surprise en train de flatter l'encolure de ce grand étalon
noir. N'avait-il pas été étonné par la douceur de sa voix ?
— Vous voyez? Cela prouve qu'elle n'est pas vraiment méchante. Mon oncle, lui, prenait
plaisir à battre ses serviteurs et à donner des coups de pied à ses chiens.
— Vous oubliez qu'elle a tué son premier mari de sang-froid, lui fit observer Geoffrey.
Par le Christ, il lui arrivait parfois de ne plus y penser lui-même ! A tort, car cela l'aiderait à
rester sur ses gardes.
Marion pâlit et battit des cils.
— C'est vrai, murmura-t-elle. Je n'ai jamais vu Avery, mais j'entends encore son rire grossier
lorsque Dunstan l'a reconnu parmi nos assaillants. Un monstre qui n'a pas hésité à faire tuer
ses camarades et ses propres hommes ! Un traître qui a livré Belmont à Fitzhugh, au mépris
de son serment de loyauté et de fidélité. Tout cela pour satisfaire sa cupidité ! Il aurait tué son
père et sa mère pour une poignée de pièces d'or.
Geoffrey hocha la tête silencieusement. S'il avait tenu Avery entre ses mains, il l'aurait
volontiers étranglé. On pouvait pardonner à un ennemi, mais pas à un aussi infâme renégat.
— Je ne sais pas pourquoi on a fait tant de cas de ce meurtre, poursuivit Marion d'un ton
pensif. Certes, Hélène avait déjà une très mauvaise réputation — sans parler de son père — et
puis je suppose que la façon dont il est mort a réveillé des craintes secrètes enfouies dans le
cœur de tous les hommes. Enfin, peu importe. Les faits sont là, mais je vous demande de
réfléchir avant de la condamner. Il faut vraiment une raison bien forte pour qu'une femme se
résolve à tuer son mari dans son lit nuptial.
Geoffrey songea brièvement aux rumeurs qui avaient couru et qui couraient encore sur
l'héritière des Fitzhugh. Une furie assoiffée de sang ! Une sorcière ! Une créature du diable!
Celui qui oserait forniquer avec elle serait condamné à jamais aux flammes de l'enfer...
N'étaient-ce pas les paroles même d'Edred?
Marion le regarda et hocha la tête, comme si elle avait lu dans ses pensées.
— Pourquoi vous a-t-elle épargné, vous ?
Geoffrey se mordit la lèvre et, pour la première fois, il se demanda ce qui s'était passé
exactement entre Hélène et son premier mari. Au début, il avait préféré ne pas trop réfléchir
au sort qu'elle avait réservé à son prédécesseur, puis, le seul fait d'imaginer Hélène dans les
bras d'un autre homme lui avait été trop intolérable pour qu'il cherche une explication — ou
une excuse — à son geste.
Mais maintenant, il voyait les choses avec un autre regard. Walter Avery avait été un être
fourbe et déloyal. Avait-il brutalisé Hélène? L'avait-il...
Un nœud se forma au creux de son estomac.
— Vous a-t-elle dit quelque chose? questionna-t-il d'une voix sourde.
Marion secoua la tête tristement.
— Vous savez comment elle est. Elle ne m'a fait aucune confidence, mais elle m'a donné
l'impression de n'avoir aucune idée de cette merveilleuse intimité qui peut exister entre un
homme et une femme. Quand je lui en ai parlé — un peu librement, je dois dire — elle s'est
fâchée et j'ai senti qu'elle avait été réellement bouleversée par mes propos.
Geoffrey sentit son visage s'empourprer. Il n'avait pas l'habitude de ce genre de conversation
avec une femme et, en outre, les paroles de Marion résonnaient en lui comme un reproche.
Pourtant, ce n'était pas sa faute si Hélène se refusait obstinément à lui ! N'avait-il pas tout
essayé pour la mettre en confiance, pour apaiser ses craintes légitimes? Elle avait dressé une
véritable muraille entre eux et, à moins d'employer la force, il ne voyait vraiment pas
comment il pourrait la franchir.
Marion s'était remise à sa couture et, pendant de longues minutes, il la regarda travailler puis,
au moment où le silence commençait à devenir inconfortable, le bébé se mit à pleurer et
Marion se leva. Mais avant d'aller le consoler, elle posa la main sur le bras de Geoffrey.
— Je n'ai pas de conseils à vous donner, murmura-t-elle, mais, à votre place, j'attendrais.
Soyez patient et, un jour, vous en serez récompensé.
Il était temps de partir. Geoffrey avait été très heureux de voir Dunstan, Marion et leur bébé,
mais il n'avait rien à faire à Belmont, hormis tenir compagnie à son frère, et les tâches qui
l'attendaient à Fitzhugh étaient trop nombreuses et trop importantes pour les laisser plus
longtemps en souffrance. Il y avait d'autres raisons également à son départ, mais celles-là, il
ne les aurait jamais avouées. En dépit de la gentillesse de Marion, il commençait à ressentir
une certaine tension, pris comme il l'était entre sa femme et Dunstan. Lors de son précédent
séjour, il avait été libre et insouciant, mais aujourd'hui rien n'était plus comme avant. Il était
marié désormais et il devait compter avec Hélène.
Hélène...
Avait-elle vraiment hâte de s'en aller? Elle n'avait pas bondi de joie en apprenant la nouvelle
de leur départ, mais cela ne prouvait pas grand-chose, se dit-il en soupirant. Quoi qu'il arrive,
elle n'était jamais satisfaite.
De nouveau, il songea à ce que Marion lui avait dit.
Hélène était-elle de ces femmes qui se complaisaient dans leur malheur? Il l'avait entourée de
prévenance et de gentillesse mais, en retour, il n'avait reçu que sarcasmes et menaces. Au
début, il avait attribué sa conduite à son tempérament sauvage et sanguinaire, mais maintenant
il se demandait s'il n'y avait pas une autre raison à son hostilité. Une raison beaucoup plus
complexe.
Que savait-il d'Hélène Fitzhugh? Rien ou presque.
Et ce n'était sûrement pas elle qui lui donnerait les réponses aux questions qu'il se posait.
Il se passa la main sur le front et se laissa aller en arrière dans son confortable fauteuil de cuir.
Un luxe, avec tant d'autres, dont il serait bientôt privé. A Fitzhugh, il n'y avait aucune pièce
où il se sentait vraiment à l'aise.
Oui, mais il était chez lui.
— Quand pars-tu ?
Le son de la voix de son frère fit sursauter Geoffrey. Il ne l'avait pas entendu entrer.
Décidément, il était de plus en plus distrait. Une distraction dont il connaissait la cause.
Quand il pensait à sa femme, le reste du monde cessait d'exister.
— Dans deux ou trois jours, répondit-il. Qui t'a dit que je m'en allais ?
— Marion. Elle m'a fait promettre de ne pas grogner. Je ne vois vraiment pas ce qu'elle a
voulu dire par là. Comme si j'étais tout le temps en train de gronder. Je ne suis pas un ours,
que diable !
Il ne paraissait guère satisfait de sa promesse, mais néanmoins il s'efforça de faire bonne
figure.
— Je regrette que tu t'en ailles, dit-il d'une voix bourrue.
— Je sais, acquiesça Geoffrey.
— Enfin, si je ne peux pas te retenir, laisse-moi au moins te donner quelques-uns de mes
hommes pour t'accompagner.
Geoffrey tenta de protester, mais le Loup leva sa main gantée de fer.
— Je connais déjà tes objections. Tu veux ne devoir ton fief à personne, sinon au roi. Par le
Christ, il y a eu un temps où je pensais la même chose pour Belmont. Depuis la trahison
d'Avery, j'ai changé d'avis. Jamais je n'aurais dû me passer de l'aide et des conseils de ma
famille.
Il secoua la tête et un sourire de regret erra sur ses lèvres.
— Ah, si seulement je n'avais pas été aussi orgueilleux ! Tous ces morts et tous ces blessés...
Je t'en prie, ne commets pas la même erreur. Prends avec toi deux ou trois de mes fidèles
chevaliers.
Geoffrey hésita. Il ne voulait pas froisser ses gens en introduisant à Fitzhugh ses propres
hommes d'armes, mais, en même temps, il n'avait pas oublié son combat avec Montgomery et
il savait que d'autres trahisons n'étaient pas à exclure.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, Dunstan grommela deux ou trois jurons.
— Tu es trop confiant ! Je n'aime pas te savoir seul là-bas, au milieu des anciens sbires de
Fitzhugh.
— Ils m'ont juré fidélité, lui fit observer Geoffrey.
Dunstan haussa les épaules.
— Tu connais aussi bien que moi la valeur d'un tel serment. Surtout lorsqu'il y a encore un
héritier de leur ancien maître...
Il ne termina pas sa pensée, comme s'il ne voulait pas risquer de mettre en doute la loyauté
d'Hélène, mais il soutint le regard de Geoffrey.
— Tu as besoin de quelqu'un pour surveiller tes arrières.
Geoffrey faillit éclater de rire. N'avait-il pas entendu sa femme lui prodiguer le même conseil?
Il fut tenté de le raconter à Dunstan, mais ce serait du gâchis, car il n'était pas capable d'en
apprécier l'ironie.
— Il y a autre chose, poursuivit le Loup de Belmont d'une voix grave.
Geoffrey se raidit. Son frère allait-il de nouveau se lancer dans une diatribe contre Hélène ?
— J'ai réfléchi à ce que tu m'as raconté à propos des finances de Fitzhugh et je n'arrive pas à y
croire.
— Comment cela?
— Fitzhugh avait de l'argent. Beaucoup d'argent. Par sa femme qui était la fille unique du
comte de Wroxley. C'est avec cet argent qu'il a pu engager des hommes supplémentaires et les
équiper pour guerroyer contre moi. Il menait également une vie fastueuse, s'habillait
richement et portait même des bijoux. D'après la rumeur, il aurait pris ceux de sa femme et les
aurait fait transformer en bagues et en bracelets pour son usage personnel.
Dunstan marmonna deux ou trois jurons bien sentis afin d'exprimer son opinion à l'égard
d'une telle pratique.
— Sa folie lui a coûté très cher, sans compter les rançons de ses chevaliers, mais, néanmoins,
il est impossible qu'il ne reste rien. Ce n'était pas un imbécile et il avait sûrement conservé une
bonne partie de son magot pour la garde de Belmont. Sans argent, on n'a pas de soldats et il
n'aurait guère pu défendre deux forteresses sans une troupe nombreuse et bien entraînée.
Geoffrey croisa les mains et fronça les sourcils. Où son frère voulait-il en venir? Il sentait
intuitivement qu'il avait une idée derrière la tête.
— Pourtant, objecta-t-il, je n'ai trouvé aucun luxe à Fitzhugh et beaucoup de bâtiments sont
dans un piteux état. Sans parler des fortifications qui s'écroulent par endroits !
— Oh, allons, tu sais très bien à quoi je pense! grommela Dunstan.
— Non, pas du tout.
Geoffrey le savait parfaitement, mais il refusa d'entrer dans son jeu.
— Tu pourrais peut-être m'éclairer?
Son frère grimaça.
— C'est elle ! Je suis prêt à le parier. Elle a pris l'or de son père et l'a caché en lieu sûr.
Geoffrey éclata de rire. Un éclat de rire amer et sans joie.
— Hélène? s'exclama-t-il d'une voix sarcastique. Je vois maintenant où elle a trouvé tout
l'argent qu'elle gaspille pour s'offrir de beaux atours et des bijoux !
Le visage de Dunstan s'empourpra et il poussa un grognement menaçant. S'il y avait eu un
vase ou un objet fragile à portée de ses grosses mains, il aurait sans doute pris plaisir à le
briser.
— Par le Christ, il faut vraiment que tu sois aveugle! Elle n'est pas du genre à s'intéresser à
des chiffons ou à des colifichets, mais avec cet or, elle pourrait très bien fomenter une révolte
dans ton ost ou acheter un assassin. C'est une femme dangereuse ! Ne l'as-tu pas encore
compris ? Tu ne seras tranquille que lorsque tu l'auras fait enfermer dans un donjon ou dans
un couvent. Le roi t'a ordonné de l'épouser, pas de la garder constamment auprès de toi.
Geoffrey dut faire un effort violent pour ne pas lui sauter à la gorge. Son frère s'était
démasqué. Il haïssait Hélène Fitzhugh presque autant qu'il avait haï son père. Il aurait dû en
être content, car, au moins, il savait exactement à quoi s'en tenir. Mais, au lieu de cela, il avait
envie de se jeter sur lui et de lui taper la tête par terre pour y faire entrer un peu de bon sens.
La rage aidant, il y parviendrait peut-être, même si Dunstan était plus grand et plus fort que
lui.
« C'est ton suzerain. Tu lui as juré fidélité », se dit-il en luttant pour contenir sa fureur.
N'était-il pas supposé être le plus pondéré de la famille ? Le diplomate, comme l'appelait le
comte de Worthington?
Certes, il comprenait pourquoi Dunstan détestait Hélène. Elle était la fille de son pire ennemi,
l'homme qui avait fait massacrer ses gens et qui ne l'aurait sans doute pas épargné s'il n'avait
pas escompté soutirer une belle rançon à sa famille. Hélène avait mis un terme aux hostilités
entre leurs deux maisons, mais il restait sa personnalité. Elle n'était pas le genre de femme qui
savait gagner le cœur d'un homme. Si elle avait été douce et gentille comme Marion, il aurait
peut-être consenti à lui pardonner sa naissance. Mais les perpétuelles invectives de la jeune
femme lui rappelaient trop Fitzhugh. Et, comme l'avait si bien dit Marion, le Loup de Belmont
était un homme sans nuances. Pour lui, les choses et les gens étaient blancs ou noirs. II n'y
avait pas de milieu, alors que Geoffrey avait toujours été moins catégorique, moins certain de
ses opinions.
A propos d'Hélène, ses sentiments étaient également mitigés. En dépit de son comportement,
il ne parvenait pas à la haïr. Parfois, il lui arrivait même d'admirer sa force et son caractère —
sans parler de ses autres charmes.
Et puis, comme Marion l'avait souligné, elle n'avait pas eu l'enfance heureuse et paisible des
Burgh. Qui était-il pour la juger? Après tout, si elle avait pris l'or de son père, il ne pouvait
guère l'en blâmer. N'avait-elle pas dû être terriblement frustrée en apprenant que le roi lui
avait imposé un mari? Un mari qui la dépouillerait de son héritage et auquel elle devrait obéir,
conformément aux lois de l'Eglise et du royaume.
Néanmoins, il avait de la peine à croire que c'était elle la coupable. S'il n'avait pas demandé de
l'aide à son père, tous les habitants de Fitzhugh auraient été soumis à un sévère rationnement
et les plus faibles n'auraient sans doute pas survécu à de telles privations. Même si elle ne
semblait pas avoir de cœur, il ne la croyait pas capable de laisser mourir ses sujets de faim.
D'ailleurs, que pourrait-elle faire de cet or? Abandonner le château et s'enfuir à Londres ? Il
connaissait son peu d'attrait pour les voyages et il avait le sentiment qu'elle portait un
attachement instinctif, presque viscéral, à la demeure de ses ancêtres. Fitzhugh était sa maison
et jamais elle ne pourrait se sentir bien loin de ses murailles.
Il ne parvenait pas non plus à l'imaginer en train de fomenter un complot pour le renverser. Le
pouvoir? La puissance? Elle ne partageait pas l'ambition de son père et n'avait que mépris
pour toutes les choses auxquelles les hommes attachaient de l'importance. Quant à vouloir le
tuer... Elle en aurait eu cent fois l'opportunité mais jusqu'à présent elle s'était contentée de le
menacer.
— Hélène n'y est pour rien, affirma-t-il. J'en suis persuadé.
Dunstan émit un grognement exaspéré, mais il feignit de ne pas l'avoir entendu.
— Cependant, ajouta-t-il pensivement, quelqu'un d'autre a pu voler cet argent...
Montgomery ? Brusquement, il regretta de l'avoir congédié aussi vite. Il avait été le lieutenant
de Fitzhugh et il pouvait très bien avoir eu connaissance du magot. Mais pour le dérober, il lui
aurait fallu des complices.
Serle.
Le regard fourbe et servile du régisseur passa devant ses yeux. Il avait été le mieux placé pour
commettre un tel larcin et ses registres ne plaidaient pas en sa faveur. N'y avait-il pas relevé
de nombreuses et grossières irrégularités ?
— D'accord, acquiesça-t-il. J'accepte les chevaliers que tu me proposes et je mènerai une
enquête parmi mes gens pour essayer de confondre le voleur. Mais j'emmène ma femme avec
moi, ajouta-t-il en regardant son frère droit dans les yeux.
— Geoffrey!
Le Loup de Belmont serra les mâchoires et ses poings se crispèrent, mais, finalement, il
détourna la tête et marmonna un juron.
— Bien. Je vais aller quérir mes deux meilleurs chevaliers et une escouade d'archers.
— Merci, Dunstan. Je n'en attendais pas moins de toi.
Tout en donnant l'accolade à son frère, Geoffrey ne put s'empêcher de songer de nouveau à ce
qu'il lui avait dit.
Il avait envie de rentrer à Fitzhugh, mais, en même temps, il ressentait une vague
appréhension. Il allait quitter la vie paisible de Belmont pour retrouver les regards fuyants de
ses serviteurs et de ses hommes d'armes. Parviendrait-il un jour à rétablir un climat de
confiance parmi ses gens? Il avait tellement envie d'être accepté par eux et non plus
simplement toléré.
Et puis, il y avait Hélène.
Devait-il la compter parmi ses amis ou ses ennemis ?
Chapitre 12
Hélène pivota sur sa selle et contempla une dernière fois les hautes tours de Belmont. C'était
étrange. Au heu d'avoir le cœur léger et joyeux, elle éprouvait un vague sentiment de
nostalgie.
De nostalgie ? se demanda-t-elle farouchement. Non, c'était sûrement autre chose! Elle avait
accompli ce voyage contre son gré et si elle était restée aussi longtemps dans le repaire du
Loup, ce n'était pas faute d'avoir tout tenté pour s'en faire chasser. Dès le premier jour, elle
s'était montrée odieuse — délibérément — et ne comprenait toujours pas comment Marion
avait pu la tolérer sous son toit. A sa place, elle n'aurait sûrement pas été aussi conciliante.
En songeant à la façon dont elle avait craché à ses pieds, la jeune femme ne put s'empêcher de
grimacer. Regrettait-elle son geste? Cela ne lui ressemblait guère-Brusquement, elle ne fut
plus sûre de rien. Ni de la justesse de son comportement, ni de son désir de rentrer — ou de ne
pas rentrer — chez elle.
Fitzhugh n'exerçait plus le même attrait sur son inconscient et la forteresse du Loup, en dépit
de ses courants d'air et de ses murailles froides et sévères, lui faisait penser à un nid douillet,
comme si le sourire de Marion avait suffi à réchauffer ses grandes pièces voûtées. Pfft!
Comment des idées aussi saugrenues avaient-elles pu germer dans son esprit?
Pourtant, elle ne pouvait pas nier qu'elle avait été bien accueillie à Belmont. A l'exception du
Loup, personne ne l'avait dédaignée ou méprisée. Tous les serviteurs s'étaient montrés gentils
avec elle — sans parvenir toujours à dissimuler une pointe d'inquiétude, car ils connaissaient
sa réputation.
Pourquoi l'avaient-ils traitée avec autant de prévenance? Parce qu'elle était la femme de
Geoffrey? Peut-être. Mais pas seulement. Ils étaient ainsi avec tout le monde.
Au moment de leur départ, sa belle-sœur l'avait embrassée et serrée contre son cœur. Avec
des larmes plein les yeux ! Son émotion avait été sincère. Elle l'aurait juré.
Comment, après cela, aurait-elle envie de retrouver ses propres gens? Le regard chafouin de
Serle, les mines renfrognées de ses serviteurs et les regards insolents des anciens soldats de
son père ? Sans parler des perpétuelles vitupérations d'Edred! Comparé à Belmont, Fitzhugh
ressemblait à une prison. La mort rôdait dans chacune de ses encoignures et ses murs noirs et
sinistres répercutaient à l'infini les cris de douleur des prisonniers torturés par son père et ses
séides. Elle avait assisté à tellement de meurtres, tellement de souffrances...
Une boule se forma dans sa gorge et, résolument, elle reporta son attention sur les larges
épaules du cavalier qui chevauchait devant elle.
Il lui restait encore Geoffrey.
D'où lui était venue une idée pareille? Elle n'aurait su le dire, mais elle fut encore plus surprise
par la sensation de paix et de sécurité qui l'avait accompagnée.
Une sécurité bien trompeuse, se dit-elle avec un ricanement moqueur, mais au lieu de
s'estomper, elle l'enveloppa et fit naître en elle une chaleur douce et rassurante.
Elle se mordit la lèvre et fronça les sourcils.
Visiblement, tous ces voyages étaient en train de lui faire perdre la tête. Au fait, pourquoi
Geoffrey avait-il besoin de la traîner ainsi avec lui à travers le pays? Dorénavant, elle ne
céderait plus à ses menaces et, quoi qu'il arrive, elle ne quitterait plus sa demeure, sa chambre
et son lit.
Son lit. Allait-il reprendre ses anciennes habitudes lorsqu'ils seraient de retour à Fitzhugh?
Rien n'était moins sûr. Maintenant qu'elle l'avait accepté — ou au moins toléré — dans son lit,
il ne serait pas facile de l'en chasser. Certes, elle pourrait dormir par terre... A cette idée, elle
frissonna. Jamais elle ne parviendrait à trouver le sommeil sur un parquet dur et froid. Et, pour
être honnête, elle avait pris goût à la chaleur qui émanait de son corps.
Son grand corps nu et musclé.
Elle rougit et regarda autour d'elle pour essayer d'échapper à cette vision — ô combien —
troublante. Dans les champs, le blé commençait à jaunir et partout on distinguait les signes
avant-coureurs d'un été précoce et chaud. Mais, en dépit de sa beauté, le spectacle de la nature
en fête ne réussit pas à la distraire pendant longtemps. Invinciblement, comme mus par une
volonté propre, ses yeux revinrent se fixer sur les épaules et le dos de son mari. Aurait-elle le
courage de lui refuser sa couche? Non, car cela voudrait dire se refuser à elle-même le plaisir
innocent de sa présence et de l'étrange sensation de quiétude qu'elle lui donnait.
De quiétude? Auprès d'un homme?
Elle aurait voulu s'esclaffer, mais son éclat de rire s'étrangla au fond de sa gorge.
Geoffrey de Burgh inspirait du bien-être comme d'autres hommes inspiraient du dégoût et de
la cruauté. Continuer de le nier serait absurde. Depuis qu'il était entré dans sa vie, il ne s'était
jamais départi de sa courtoisie — même quand elle le couvrait d'invectives. Ne devrait-elle
pas lui savoir gré de ses attentions ? Trouver un moyen de lui marquer sa gratitude ?
Brusquement, ses doutes revinrent en force.
Si elle baissait sa garde, ce serait un signe de faiblesse. Peut-être, mais son attitude défensive
l'avait mise dans une impasse. Ne pouvait-elle pas rester elle-même, tout en se montrant
aimable?
Elle n'était plus sûre de rien.
Etait-elle seulement capable de se comporter différemment ? Elle ne se souvenait même plus
avoir été un jour gentille et bienveillante !
Une boule se forma dans sa gorge et elle avala avec peine.
Ne lui devait-elle pas au moins un essai? A Bel-mont, son mari avait été accueilli comme un
roi. Il avait été entouré et choyé par sa famille, mais, malgré cela, il avait décidé de retourner
à Fitzhugh où personne ne l'avait jamais vraiment accepté — en partie à cause d'elle. N'avait-
elle pas été la première à le rejeter et à le ridiculiser auprès de ses serviteurs en l'appelant
Saint Geoffrey?
Oui, elle lui devait au moins cela. Et elle continuerait de garder un œil vigilant sur ses
arrières, car maintenant elle savait que ses pires ennemis n'étaient pas derrière eux,, mais
devant eux. A Fitzhugh.
En arrivant sur ses terres, Geoffrey songea aux mises en garde de Dunstan et à la tâche
immense qui l'attendait, mais, en même temps, il sentit son cœur se gonfler de fierté. Il était
chez lui, dans son fief. Un fief que le roi lui avait confié et qu'il était prêt à défendre jusqu'à la
mort.
Machinalement, il glissa un coup d'œil vers Hélène et son instinct de propriété s'exacerba de
nouveau. Elle aussi, elle lui appartenait. Corps et âme.
A cette pensée, il ne put réprimer un sourire, car il était bien certain que personne ne viendrait
lui contester ses droits sur sa femme. Oui, mais la consolation était bien mince. Les maris
trompés avaient au moins un avantage sur lui : avant de les déshonorer, leurs épouses leur
avaient accordé leurs faveurs. Lui, il n'aurait peut-être jamais ce bonheur.
Ils étaient arrivés.
Le pont-levis, la herse... Il mit pied à terre dans la cour intérieure et se dirigea vers le logis
seigneurial, le cœur léger et joyeux, mais, en entrant dans la grande salle, il s'arrêta net, en
proie à une étrange sensation — comme si des ondes maléfiques avaient été lancées dans sa
direction.
Il regarda autour de lui et chercha à découvrir lequel de ses gens nourrissait des intentions
malveillantes à son égard, mais, à la vérité, personne ne semblait très heureux de le revoir.
Quelques secondes s'écoulèrent, dans un silence pesant, puis Serle s'avança vers lui, le dos
courbé et le regard fuyant, comme à son habitude.
— Pardonnez-moi, messire, s'excusa-t-il, mais je ne savais pas que vous rentreriez aussi tôt.
Sinon, je serais venu à votre rencontre.
Geoffrey haussa un sourcil étonné.
— Ne t'avais-je pas dit que nous passerions seulement trois ou quatre semaines chez mon
frère?
— Oui, mais...
Le régisseur prit un air gêné et haussa les épaules.
— Mais quoi ? insista Geoffrey, à la fois curieux et irrité.
Le croyait-il capable d'abandonner son fief et ses responsabilités pour le confort tout relatif de
Belmont ? Ou bien...
Un soupçon se glissa insidieusement dans son esprit. Avait-il pensé — espéré? — qu'il
mourrait en chemin? Avait-il eu vent d'un complot? Sans le vouloir, il tourna la tête vers sa
femme, mais ne décela aucune culpabilité dans son regard.
Les yeux d'Hélène étaient fixés sur Serle. Des yeux pleins de mépris et de dégoût.
Même s'il ne partageait pas les préventions de son frère, il ne parvenait pas à oublier
complètement ses inquiétudes.
Non. Les soupçons du Loup étaient absurdes. S'il avait réellement un ennemi à Fitzhugh, ce
n'était pas elle.
Entre-temps, le régisseur avait remarqué les chevaliers de Dunstan et leur escorte d'archers.
— Ces hommes sont à vous? demanda-t-il d'une voix incertaine.
Geoffrey le considéra d'un air hautain.
— Oui, ils sont à moi, acquiesça-t-il. Mais vraiment, Serle, je ne comprends pas comment tu
as réussi à garder aussi longtemps ta tête sur les épaules ! Ne t'a-t-on pas appris qu'un
serviteur ne doit jamais poser de questions à son maître?
Hélène émit un bruit étouffé — une sorte de gloussement. C'était bien la première fois qu'il
l'entendait rire de cette façon !
Le régisseur courba l'échine et ses yeux se voilèrent hypocritement.
— Pardonnez-moi, messire. Si je me suis enquis de leur présence, c'était seulement pour des
raisons matérielles. Où vont-ils prendre leurs quartiers? En bas, avec les autres?
— Bien sûr ! répliqua Geoffrey. H y a bien assez de place pour eux ! Le départ de
Montgomery a laissé un vide, ajouta-t-il à voix haute, afin d'être entendu de tout le monde.
Avec eux, nous ne serons plus à la merci d'un coup de main et notre sécurité à tous en sera
renforcée.
Ensuite, il fit une brève harangue. Il était content d'être de retour parmi ses gens et comptait
sur la bonne volonté de chacun. De son côté, il promettait de ne pas épargner sa peine pour
rendre à Fitzhugh son ancienne prospérité.
Ses paroles furent accueillies par des visages fermés, sinon hostiles, mais il n'en fit pas trop
grand cas. Comment pourrait-il en vouloir à des gens qui avaient été opprimés par un maître
brutal et avaient dû supporter les ravages d'une guerre interminable avec Belmont?
Quand il eut fini, il y eut un moment de silence, puis une voix haute et claire résonna derrière
lui.
— Vous feriez mieux d'écouter et d'obéir à votre seigneur ! Il a droit à votre loyauté et si vous
le servez bien, vous en serez récompensés.
Pendant un bref instant, Geoffrey se demanda d'où pouvait bien provenir un pareil
commentaire, mais il lui suffit de suivre le regard de Serle pour en découvrir l'auteur.
Hélène.
Sa femme !
— Et quiconque œuvrera contre mon mari doit savoir qu'il n'aura aucune indulgence à
attendre de ma part, ajouta-t-elle avec son habituelle véhémence. Je le châtierai sans merci et,
s'il y a trahison, je n'hésiterai pas à tuer le coupable de mes propres mains !
Geoffrey en resta muet de stupéfaction. Les yeux d'Hélène étincelaient et, visiblement,
personne n'avait envie de prendre sa menace à la légère.
Elle avait pris ouvertement son parti! Sans la moindre équivoque. Mais, ne devrait-il pas se
sentir insulté? D'un côté, elle lui apportait son soutien, mais, de l'autre, elle laissait entendre
qu'il n'était pas le véritable maître de Fitzhugh.
Finalement, ce fut la gratitude qui l'emporta.
Il se tourna vers elle, afin de la remercier, mais elle baissa la tête, comme si elle avait peur de
croiser son regard.
Il soupira.
Que cherchait-elle à dissimuler derrière le voile de ses cheveux?
Son embarras? Sa modestie?
A cette pensée, un large sourire barra son visage et, d'un seul coup, il eut chaud au cœur et
oublia la froideur de l'accueil qu'il venait de recevoir.
— Messire...
Geoffrey pivota sur les talons. L'homme qui l'avait appelé était Talbot, l'un des deux
chevaliers de Dunstan. Il portait l'une de ces grandes jarres en terre qui servaient alors à
conserver les aliments. Pendant qu'il approchait, trois de ses archers encerclèrent le régisseur.
A sa pâleur et à ses yeux exorbités, Geoffrey comprit tout de suite qu'il tenait son voleur.
Serle avait son lit dans un réduit contigu à l'office. Un réduit dans lequel il entreposait
également les épices et les produits rares et coûteux dont il contrôlait lui-même la distribution.
Naturellement, il le fermait soigneusement et en gardait toujours la clé sur lui. Une clé dont
Geoffrey avait le double, comme pour toutes les autres clés du château.
Avant de quitter Belmont, il avait confié une mission à Talbot. Le chevalier devait profiter de
la confusion provoquée par leur arrivée pour aller fouiller discrètement les affaires du
régisseur. S'il en jugeait à son expression, il avait trouvé la preuve irréfutable des
malversations de Serle.
— Qu'y a-t-il ? questionna-t-il en le regardant d'un air inquisiteur.
— Des pièces d'or et d'argent, répondit Talbot sobrement. Habilement dissimulées sous une
couche de cire. J'ai trouvé également des pierres précieuses et des bijoux. Au fond d'un pot
rempli de poivre.
Geoffrey hocha la tête.
— Merci, Talbot. Tu as fait du bon travail. Quant à toi, Serle...
Il se retourna lentement vers le régisseur et le contempla avec un mépris non dissimulé.
— Je commence à comprendre pourquoi tu n'étais guère pressé de me voir revenir. Tu aurais
préféré que je reste à Belmont ou que je meure en chemin, n'est-ce pas? Ainsi, tu aurais pu
continuer de me dépouiller tout à ton aise, comme tu avais dépouillé ton ancien maître.
Le visage de Serle s'était décomposé et il tremblait de tous ses membres.
— Je... je... messire...
A roula des yeux terrorisés, puis, soudain, il se redressa et pointa un doigt accusateur vers
Hélène.
— C'est à cause d'elle !
Tous les spectateurs retinrent leur souffle et un silence de mort envahit la grande salle. Le
régisseur haletait comme un soufflet de forge.
La jeune femme eut un haut-le-corps et une lueur d'indignation brilla dans son regard. Une
réaction suffisamment explicite pour que Geoffrey ne doute pas un seul instant de son
innocence. Elle était capable de poignarder un homme de sang-froid, mais elle était trop
orgueilleuse, trop altière pour s'abaisser au rang d'une vulgaire voleuse.
— Tout est sa faute! poursuivit Série d'une voix chevrotante. Elle me l'a ordonné. Si je n'avais
pas obéi, elle m'aurait tué, comme elle a tué son premier mari.
Hélène haussa les épaules et s'esclaffa avec mépris.
— Ignoble menteur!
Le fourbe tomba à genoux et se tordit les mains.
— Ne l'écoutez pas, messire ! C'est elle qui ment. Elle m'a menacé de mort. J'ai eu peur pour
ma vie, sinon jamais je n'aurais dérobé cet argent. C'est une créature du diable! Je vous en
supplie, protégez-moi contre elle. Si vous m'épargnez, je vous jure de vous servir avec fidélité
et loyauté, comme j'ai toujours servi son malheureux père.
Au fur et à mesure qu'il parlait, Geoffrey sentit monter en lui une fureur incoercible.
Comment un être humain pouvait-il devenir aussi abject?
— C'en est trop, maraud ! s'exclama-t-il, le visage rouge de fureur.
Il tira son épée et la brandit au-dessus de sa tête.
Jamais il n'avait été aussi tenté de faire un exemple ! Avec ses yeux exorbités et son visage de
fouine, Serle représentait tout ce qu'il haïssait le plus au monde. Non content d'avoir volé ses
maîtres, il prétendait se décharger de sa faute sur un autre. Sur Hélène !
Il fit un pas en avant, prêt à frapper, mais au dernier moment, il recouvra la raison. Couper la
tête de cet avorton ne servirait à rien, si ce n'est à lui aliéner encore plus ses sujets.
— Je devrais te tailler en pièces pour ton insolence, mais tu ne mérites pas que je salisse mes
mains avec ton sang !
D'un coup de pied, il envoya le régisseur rouler par terre et se retourna d'un air farouche.
— Si quelqu'un a encore des accusations à porter contre ma femme, qu'il le fasse maintenant !
cria-t-il à la cantonade. Ensuite, ce sera trop tard. Allez, approchez! Toi, Waltheof, par
exemple, questionna-t-il en s'approchant du majordome. Qu'as-tu à dire? Vas-y, parle!
— Rien, me... messire, rien ! bredouilla le vieil homme en reculant prudemment.
—- Bien, j'aime mieux cela! Et toi, Pickington?
— Mo... moi? Rien, non plus, messire.
Il en interrogea ainsi deux ou trois autres, puis il s'arrêta. Edred! Allait-il se dérober, lui aussi?
Il le chercha des yeux, mais le prêtre n'était plus là. Il s'était esquivé discrètement. Sans doute
pour ne pas avoir à répondre à ses questions.
— Bon, si personne n'a plus aucun reproche à faire à lady de Burgh, j'espère que, dorénavant,
je n'entendrai plus jaser derrière mon dos. Les rumeurs qui courent à son sujet commencent
vraiment à m'échauffer les oreilles ! Hélène est ma femme et je ne tolérerai plus la moindre
calomnie à son égard. Vous êtes prévenus, tous autant que vous êtes. Quant à toi...
Il baissa les yeux vers Serle et appuya la pointe de son épée sur sa gorge.
— ... Je n'ai pas besoin d'un voleur dans mon château et encore moins d'un lâche capable
d'accuser une femme innocente pour tenter de se disculper. Talbot, tu vas l'accompagner
jusqu'au pont-levis et veiller à ce qu'il n'emporte rien, hormis ses vêtements. Il est banni à
jamais de mes terres et des terres de ma famille.
— Ce n'est pas juste ! protesta le régisseur en se traînant à ses pieds. J'ai au moins droit à
l'argent que j'ai gagné au service des Fitzhugh. J'ai tout subi, les avanies, les injures, et
maintenant vous me...
— Emmenez cette vermine !
Aussitôt, un archer saisit le bras de Serle et l'obligea à se relever brutalement.
Geoffrey lui tourna le dos et, tout en remettant son épée au fourreau, il jeta un coup d'œil
inquiet en direction d'Hélène. N'allait-elle pas lui en vouloir de l'avoir défendue avec une telle
véhémence ?
Aussi bien, il l'avait blessée dans sa fierté. Comment allait-elle réagir? En le couvrant
d'invectives, en se moquant de lui ? Avec elle, tout était possible.
Mais, comme toujours, elle ne fit rien de ce qu'il avait escompté. Ses yeux soutinrent son
regard sans fléchir et, pendant un moment, il y eut une sorte de communion entre eux. Une
communion faite de respect mutuel et d'un autre lien mystérieux pour lequel il ne trouva pas
de nom.
Après tout, elle était sa femme.
Le départ de Serle eut l'effet d'une pluie d'automne après la sécheresse de l'été. D'un seul
coup, l'atmosphère se détendit et Geoffrey profita de l'argent dérobé par l'ancien régisseur
pour remplir ses greniers, acheter du bétail et entreprendre des réparations au château.
Quand il ne surveillait pas les travaux des fortifications, il parcourait la campagne et écoutait
les doléances de ses serfs et de ses vilains. Naturellement, il répondait avec générosité à leurs
demandes — quand ils avaient besoin de grain à semer, d'une charrue ou d'un cheval pour
labourer — mais il en profitait également pour leur dispenser des conseils, afin de les inciter à
innover et à travailler différemment. Des conseils qui, il faut le dire, étaient souvent accueillis
avec un scepticisme poli.
Enfin, à force de persuasion, il parviendrait peut-être un jour à changer leurs habitudes.
Pour le reste, il avait l'impression que son avenir était déjà moins sombre. Au château, il
n'avait plus d'ennemi déclaré et il aurait été pleinement heureux, s'il n'avait pas eu deux
problèmes lancinants à résoudre.
Jusqu'à présent, ses efforts pour gagner la confiance de ses gens n'avaient pas rencontré le
succès escompté. Ils toléraient sa présence et lui obéissaient sans discuter, mais ils restaient
toujours sur la défensive et, parfois, il surprenait des coups d'œil furtifs ou entendait des
murmures derrière son dos. C'était frustrant. D'autant plus frustrant qu'il ne pouvait rien
reprocher de précis à quiconque. Chacun faisait son travail, mais sans y apporter aucun
enthousiasme. Il aurait pu les espionner pour savoir quels étaient leurs sentiments à son égard,
mais il répugnait à employer ce genre de procédé. Son honneur le lui interdisait.
Quant à l'autre problème, il n'avait pas cessé de le tourmenter depuis son arrivée à Fitzhugh,
mais maintenant il s'était transformé en véritable torture. Un problème qui avait un nom et un
visage : Hélène. Elle était devenue une idée fixe. Quoi qu'il fasse, où qu'il soit, il ne parvenait
pas à la chasser de son esprit. Depuis leur retour, quelque chose avait changé dans leurs
relations, comme s'ils avaient conclu une sorte d'alliance tacite.
Il soupira et se retourna sur le côté. Il était allongé devant la cheminée de leur chambre, un
livre ouvert à la main, mais il n'avait pas encore réussi à lire une seule ligne. Il était tard.
Allait-elle se décider à se coucher ? Ils dormaient ensemble désormais, mais Hélène se mettait
au lit la première, tout habillée, et, avant de la rejoindre, il attendait que sa respiration soit
devenue profonde et régulière. Sinon, jamais il n'aurait pu trouver le sommeil.
Agacé par la tournure de ses pensées, il referma son livre d'un geste brusque.
Elle ne le menaçait plus avec sa dague et ne le couvrait plus d'invectives, mais une nouvelle
tension s'était instaurée entre eux. Une tension primitive, irraisonnée.
Il s'assit et jeta un coup d'œil prudent dans sa direction. Une aiguille à la main, elle était
occupée à ravauder ses chausses à la lueur vacillante d'une bougie. Il devrait lui en offrir de
nouvelles, se dit-il intérieurement. Dès demain, il enverrait un serviteur en acheter au village.
Afin de ne pas être gênée par ses cheveux, elle les avait rassemblés sur le côté en un écheveau
tout hérissé d'épis.
Comme hypnotisé, il les regarda et les imagina tombant en cascade sur son torse. Il les laissait
glisser entre ses doigts, y enfouissait son visage, se perdait dans leurs volutes fines et
légères...
Leur enchevêtrement était une autre de ses obsessions. Il avait envie de les démêler, de défaire
leurs nœuds un à un et de les lisser afin de leur redonner leur brillance.
Quand on voulait garder ses cheveux aussi longs, on se devait de les entretenir. C'était la
moindre des choses. Elle n'était plus une enfant, que diable ! Si elle refusait que ses servantes
la touchent, pourquoi n'en prenait-elle pas soin elle-même?
Mû par une impulsion soudaine, il se leva et, traversant la chambre à grands pas, se planta
devant elle, les bras croisés.
— Vous ne les brossez donc jamais? s'exclama-t-il sans chercher à dissimuler son irritation.
Elle redressa la tête et le regarda fixement.
— De quoi parlez-vous, messire?
— De vos cheveux, sacré bon Dieu ! Vous avez l'air d'une folle, avec cette crinière en bataille.
Aussitôt, elle releva le menton et une lueur de défi étincela dans ses prunelles.
— J'aime les avoir ainsi, de Burgh ! répliqua-t-elle. Et si cela vous déplaît, tant mieux !
Sa révolte avait quelque chose de pathétique et le cœur de Geoffrey se mit à battre à grands
coups dans sa poitrine.
— Alors, laissez-moi au moins les brosser à votre place !
Elle ouvrit la bouche et ses yeux s'élargirent de stupéfaction. Geoffrey grimaça. Il aurait aimé
retirer sa proposition, mais la seule idée de passer la main dans ses cheveux faisait naître en
lui une étrange excitation.
Lorsque Hélène recouvra la parole, ce fut pour l'apostropher de cette voix aiguë et criarde
qu'il avait espéré ne plus jamais entendre.
— Vous voulez me coiffer? Vous êtes fou. Vous êtes devenu complètement fou !
Puis elle se leva et recula nerveusement vers la porte en le regardant comme si elle avait
affaire à un dangereux forcené.
Avait-il réellement perdu la tête ? Il ne parvenait pas à détacher ses yeux de la crinière de sa
femme et s'il avait eu un peigne ou une brosse à portée de la main...
Elle dût deviner la violence de son désir, car elle pâlit et ses lèvres se mirent à trembler. Il fit
un pas vers elle mais, avant qu'il ait pu la toucher, elle s'enfuit en claquant la porte derrière
elle.
Geoffrey pesta.
Il s'était conduit d'une façon stupide. Ne savait-il pas combien leur trêve était fragile ? Avait-il
besoin de la mettre en péril pour une raison aussi futile ?
Que lui importaient ses cheveux ? Si elle voulait ressembler à une mégère, c'était son affaire.
Après tout, elle était libre. Leur mariage... Quelle dérision ! Elle le détestait.
Et pourtant, envers et contre toute logique, ses mains continuaient de frémir. Et ce n'était pas
seulement ses cheveux qu'il avait envie de toucher !
Il soupira et pivota vers le ht. Au moins, il allait pouvoir dormir maintenant. Se déshabillant à
la hâte, il se coucha et tira sur lui les draps et les couvertures, mais ils lui semblèrent froids et
vides sans la présence d'Hélène à côté de lui.
Pendant un long moment, il resta éveillé, à l'écoute des bruits de pas dans le couloir. Allait-
elle revenir?
Jamais il ne s'était autant maudit.
Chapitre 13
Le soleil dardait ses ultimes rayons à travers les archères du couloir et faisait rougeoyer la
pierre blanche des murs. Hélène souleva le loquet de la porte et se glissa sans bruit à
l'intérieur de son ancienne chambre. Elle avait quitté la table plus tôt que d'habitude, après
avoir à peine touché à son dîner. Elle n'avait pas faim et, depuis la veille au soir, avait
l'estomac étrangement noué.
Après avoir refermé le battant derrière elle, la jeune femme se dirigea vers la fenêtre. Un
coffre de bois en occupait l'embrasure. Elle s'agenouilla devant lui et en souleva le couvercle
avec un grognement irrité. Il contenait des robes, des châles, des chausses... tous les vieux
vêtements de sa mère. Elle glissa la main sous une pile et, après avoir tâtonné pendant
quelques instants, elle trouva ce qu'elle cherchait : un objet dur, lisse et plat. Un petit miroir
en argent. Les doigts tremblants, elle l'exhuma de sa cachette et le considéra d'un air hésitant.
Le dernier objet précieux que sa mère avait possédé. Si son père ne le lui avait pas pris, c'était
seulement parce qu'il n'en avait pas eu l'usage.
Elle se redressa et, levant le bras, elle contempla son image sur la surface polie. En voyant le
reflet que lui renvoyait la glace, un cri rauque s'étrangla dans sa gorge. Des grands yeux
jaunes et sauvages la regardaient fixement à travers un enchevêtrement de longues mèches
sales et graisseuses.
Elle frissonna involontairement. Elle n'avait jamais aimé la couleur de ses cheveux et encore
moins leur aspect rêche et terne. Elle les avait gardés ainsi car ils servaient ses desseins, mais
maintenant...
Parviendrait-elle seulement à renoncer à ses anciennes habitudes? Elles étaient si
profondément ancrées en elle et faisaient tellement partie de sa personnalité qu'elle n'était pas
sûre de pouvoir en changer.
D'un mouvement brusque, elle jeta le miroir sur une chaise en paille. Elle le détestait. Elle
détestait l'image qu'elle y avait vue et elle détestait son mari.
Encore une fois, c'était la faute de Geoffrey.
Il était la source de tous ses ennuis.
Sans lui, son corps la laisserait en paix et elle ne ressentirait pas ces étranges frémissements
qui couraient dans ses veines chaque fois qu'elle le voyait ou pensait à lui. Mais, surtout, il
l'avait obligée à voir ce qu'elle était devenue et lui avait donné envie d'être différente. Sans
parler de ces autres envies mystérieuses et indéfinissables qui la poursuivaient jusque dans ses
rêves et la laissaient pleine de frustration à son réveil.
Oui, elle le haïssait !
Ah, si seulement ils n'avaient pas quitté Belmont! C'était à leur retour que tout avait
commencé.
Elle rougit et ses mains se crispèrent nerveusement.
Il n'avait pas hésité à prendre sa défense, devant ses propres gens. Ses paroles résonnaient
encore dans sa tête. Il y avait mis tellement de feu, tellement de passion !
Elle ferma les yeux et le revit en train de brandir son glaive au-dessus de sa tête. Il était si
beau, si viril !
Les images se bousculaient dans sa mémoire. Pas un seul de ces manants n'avait osé lui tenir
tête. Pas même Edred. Le pleutre avait préféré s'esquiver plutôt que de devoir répondre à ses
questions.
Geoffrey avait tout. La force, la générosité, l'enthousiasme et, outre ses connaissances
livresques, une vivacité d'esprit hors du commun. Sinon, comment aurait-il pu percer à jour
aussi facilement les friponneries de Serle?
Les malversations du régisseur ne l'avaient pas surprise. Elle n'avait jamais été dupe de ses
courbettes et de ses protestations hypocrites. Sa lâcheté l'aurait empêché de commettre un
meurtre, mais, à part cela, il avait été capable de toutes les vilenies. Néanmoins, Hélène ne
parvenait pas à lui en vouloir vraiment. Elle éprouvait même une amère satisfaction à l'idée
qu'il avait grugé son père d'une façon aussi éhontée. Pendant longtemps, elle en avait
beaucoup voulu à Serle pour la position qu'il occupait au château. Si seulement son père
l'avait laissée tenir son rôle de châtelaine... Enfin, les regrets ne servaient à rien. D'ailleurs,
même si elle avait réussi à démasquer Serle, son père ne l'aurait pas crue.
A cette pensée, Hélène grimaça et songea aux accusations que ce maraud avait osé lancer
contre elle. S'il n'y avait pas eu Geoffrey, elle l'aurait tué sur place, comme un chien.
Elle caressa sa dague machinalement, mais son contact ne lui apporta aucun réconfort. Elle
continuait de la garder à sa ceinture, mais ne parvenait plus à puiser en elle la même force
qu'auparavant, car elle savait, désormais, qu'une femme avait des armes beaucoup plus
efficaces pour parvenir à ses fins. Marion n'avait pas eu besoin d'un poignard pour dompter
son mari.
Elle haussa les épaules avec dérision, mais ne put nier qu'elle devait la vie et la liberté à des
notions intangibles pour lesquelles elle avait toujours professé le plus profond mépris : la
fidélité, la confiance, le respect, toutes ces choses incroyables qui étaient si chères au cœur de
son mari et de Marion.
Brusquement mal à l'aise, elle s'adossa au mur et ferma les yeux. Connaissait-elle un autre
homme qui aurait cru d'emblée à son innocence? Les accusations du régisseur avaient été
d'une habileté diabolique. N'avait-elle pas tout fait pour attirer les soupçons sur elle? Son
attitude, son comportement... Si Dunstan avait été à la place de Geoffrey, il n'aurait pas hésité
un seul instant. Série aurait été absous et elle aurait été jetée au fond d'une oubliette. Il aurait
été trop content de pouvoir se débarrasser d'elle à aussi bon compte.
Mais pas Geoffrey.
Une boule se forma au fond de sa gorge et elle avala avec peine. Jamais elle ne pourrait
oublier la défense passionnée de son mari. Lorsque Serle lui avait lancé ses accusations au
visage, elle s'était recroquevillée sur elle-même. Etrangement, elle n'avait même pas cherché à
se défendre. Au lieu de tirer sa dague et de se jeter sur le maraud, elle avait attendu
calmement le verdict de son mari. Mais il y avait plus étrange encore. Si Geoffrey l'avait
condamnée, elle aurait été blessée aussi sûrement que s'il lui avait donné un coup d'épée dans
le cœur.
Parfois, elle ne comprenait plus rien à ses propres réactions. Elles étaient tellement
inattendues, tellement imprévisibles. Comme la façon dont elle avait soutenu Geoffrey après
sa harangue. Sur le moment, elle avait été indignée par la froideur avec laquelle ses gens
avaient accueilli ses paroles. Même pas un mot de bienvenue, même pas un sourire !
Elle s'était avancée au milieu de la grande salle et avait menacé des pires représailles tous
ceux qui oseraient œuvrer contre son mari !
Jamais auparavant elle n'avait levé le petit doigt pour aider quiconque. Elle s'était souvent
battue, avec tout l'acharnement dont elle était capable, mais seulement pour protéger son
intégrité et sauvegarder ses biens.
Fugitivement, elle songea au temps où elle avait eu à se soucier d'un être cher. Ses doigts se
crispèrent sur le pommeau de sa dague et elle eut envie de crier. Il n'y avait aucune
comparaison possible entre aujourd'hui et cette époque sombre et douloureuse, aucune
ressemblance entre son mari et la femme et l'enfant qu'elle avait tenté de sauver. Geoffrey
était un homme, un preux chevalier qui n'avait nul besoin de son aide. Et pourtant,
insidieusement, elle avait réussi à se persuader qu'elle pouvait le seconder et lui être utile.
D'abord pour veiller sur ses arrières et ensuite pour soutenir son action auprès de ses gens.
Mais, n'était-ce pas une illusion ? Ne cherchait-elle pas seulement à se défendre elle-même?
D'une façon ou d'une autre, son sort était lié au sien. S'il venait à disparaître, elle serait la
première à en subir les conséquences. Un troisième mari ? Le couvent ? Non, plutôt mourir !
Elle secoua la tête farouchement.
Finalement, Geoffrey était un moindre mal. Il n'avait pas cherché à la violenter et grâce à
leurs efforts mutuels, ils avaient conclu une sorte de trêve. Tous deux partageaient la même
table et le même lit, mais il n'y avait rien d'autre entre eux. Rien. Seulement un modus vivendi.
Il lui avait proposé de lui brosser les cheveux...
Hélène frissonna. Son offre de la nuit précédente l'avait tout à la fois choquée et intriguée. A
part sa mère, personne ne s'était jamais occupée d'elle et elle avait appris depuis bien
longtemps à se débrouiller toute seule. Pourquoi devrait-elle le laisser la toucher? Mais,
surtout, pourquoi en avait-il autant envie?
Allons donc! Plaider l'ignorance ne lui servirait à rien. Elle connaissait la réponse à cette
question ou, du moins, la soupçonnait. Elle avait surpris une lueur dans son regard — la lueur
sombre et rêveuse qui avait brillé dans ses yeux les deux fois où il l'avait embrassée. Une
lueur qui avait fait vibrer en elle une corde mystérieuse et...
Folie ! Mensonges !
Elle respira profondément et sa main se crispa de nouveau sur le pommeau de sa dague. Si
violemment que les articulations de ses doigts en devinrent blanches et douloureuses.
Depuis leur retour, plus rien n'était comme avant. Ses anciens réflexes ne jouaient plus et, au
lieu de faire face et de se rebeller, elle se dérobait.
Comme la nuit dernière.
Elle aurait dû lui mettre la pointe de sa lame sur la gorge! C'était la seule façon de lui montrer
qu'il y avait des limites à ne pas franchir.
Au heu de cela, elle s'était enfuie. Une fuite absurde et irraisonnée. L'avait-il menacée? Avait-
il tenté de la violenter? Non, si elle avait voulu échapper à quelque chose, c'était à sa propre
faiblesse. Elle s'était sentie tellement vulnérable, tellement désemparée. Finalement, la raison
l'avait emporté et elle était revenue dans leur chambre. Il dormait. Ses larges épaules brillaient
d'un éclat orangé dans la lumière vacillante de sa chandelle. Il était si beau et si attirant avec
son visage aristocratique et ses longs cheveux noirs et bouclés. Un vertige l'avait saisie et elle
avait dû se retenir au dossier d'une chaise pour ne pas perdre l'équilibre. Elle s'était forcée à le
regarder, afin de se prouver à elle-même qu'elle était forte, puis elle avait éteint sa chandelle,
avait enlevé ses poulaines et s'était glissée à côté de lui. Elle n'avait plus rien à craindre... Du
moins le croyait-elle. Soudain, il avait remué et s'était retourné vers elle dans la pénombre.
— Hélène? avait-il murmuré d'une voix rauque.
Elle avait senti son bras l'enlacer et l'attirer vers lui. Elle avait gardé sa robe, mais le contact
de son torse et de ses jambes nus à travers l'étoffe rêche avait suffi à l'embraser. Le souffle
court, elle avait attendu. Si elle bougeait, cela achèverait de le réveiller et alors... Peu à peu,
son bras s'était détendu et sa respiration était redevenue régulière. Il s'était rendormi. Le
visage enfoui dans ses cheveux et la main posée sur son ventre ! Jamais elle n'aurait imaginé
permettre un jour une telle familiarité à un homme.
Au moins, elle ne courait aucun danger, s'était-elle dit avec un soupir de soulagement. Elle
avait fermé les yeux et s'était laissée aller. C'était bon. Elle avait chaud, elle était bien. Dans
ses bras, rien ne pouvait lui arriver. Rien.
Ensuite, elle avait sombré dans un sommeil peuplé de rêves merveilleux. Elle était à la porte
du paradis. Un ange s'approchait d'elle et la prenait par la main. Il avait le visage de Geoffrey,
la voix de Geoffrey, et il lui murmurait des mots à l'oreille. Des mots si doux, si tendres...
Hélène cligna des yeux et se secoua pour chasser cette vision par trop idyllique. Non, le
danger que représentait son mari était toujours bien réel. D'autant plus réel qu'il était amplifié
par ses propres incertitudes. Oh, certes, elle avait réussi à vaincre certaines de ses peurs. Elle
ne tremblait plus à l'idée de partager le lit de Geoffrey, mais, néanmoins, elle avait fui quand
il lui avait proposé de la coiffer. Pendant toute la journée, elle n'avait pas cessé de songer à sa
couardise. Elle aurait dû relever le défi. Après tout, que risquait-elle ?
Comme attirée par un aimant, elle s'approcha de la chaise sur laquelle elle avait jeté le miroir.
Une folle. Il lui avait dit qu'elle avait l'air d'une folle... Elle se regarda longuement et grimaça.
Oui, une fois de plus il avait raison. N'avait-elle pas envie d'être autrement? De redevenir une
vraie femme ?
Son estomac se noua et un goût amer envahit sa bouche. Ce n'était pas de son mari qu'elle
avait peur, mais d'elle-même. Depuis leur retour, elle n'avait pas cessé d'être tourmentée par
des envies étranges, irraisonnées. Si elle s'y abandonnait, que deviendrait-elle? Qui la
protégerait?
Un nom résonna en elle, un nom qui était synonyme de force et de sécurité. Elle battit des
paupières et sortit brusquement de sa léthargie. Pendant qu'elle rêvait, la nuit était tombée et
avait plongé son ancienne chambre dans une pénombre morne et silencieuse.
Sa décision était prise. Il était temps de tirer un trait sur son passé !
Il lui fallait exorciser ses vieux démons. Maintenant ou jamais.
Geoffrey se retourna sur le côté et regarda fixement le livre qu'il venait d'ouvrir — un présent
de Marion. Où étaient passées sa curiosité et sa passion dévorante pour la lecture? Les lignes
se brouillaient devant ses yeux et cela faisait trois fois qu'il lisait la première phrase sans en
comprendre la signification. Il aurait dû rester en bas, au lieu de se retirer aussi tôt, mais il
n'avait pas pu trouver Hélène et il était inquiet pour elle. Pendant le repas, elle lui avait donné
l'impression d'être nerveuse et tendue. Il avait tenté une ou deux fois de lui parler, mais elle ne
lui avait pas répondu et avait gardé les yeux obstinément baissés sur son assiette.
C'était sa faute.
Jamais il n'aurait dû lui faire cette proposition absurde. Lui brosser les cheveux ! Seigneur
Dieu, comment une idée aussi bizarre avait-elle pu germer dans son esprit?
Et maintenant, leur trêve était rompue.
Il jura entre ses dents. La jeune femme avait horreur qu'on la touche et elle lui avait assez
souvent laissé entendre qu'elle ne le laisserait jamais s'insinuer dans son intimité. Sous aucun
prétexte. La paix de leur ménage était à ce prix et s'il avait été raisonnable, il aurait dû se
satisfaire de ce compromis. Mais, stupidement, il avait voulu avoir plus...
En entendant la porte s'ouvrir, il leva les yeux et poussa un soupir de soulagement. C'était elle.
Pendant un moment, elle resta immobile et il la contempla en silence. Même s'il refusait de
l'avouer, il aimait la regarder et n'éprouvait aucune répulsion devant son air farouche et ses
cheveux en bataille. Au contraire. Elle l'attirait comme aucune autre femme ne l'avait jamais
attiré. Le cœur humain a parfois des raisons que la raison ignore. Le cœur?
L'esprit. Oui, il avait voulu dire l'esprit. Il ferma les yeux et tenta de mettre de l'ordre dans ses
idées. D devait être en proie à une aberration momentanée, sinon jamais il ne verrait sa femme
sous un jour aussi favorable. N'était-elle pas une harpie? Une horrible mégère ?
Il rouvrit les paupières et faillit sursauter en découvrant les nouvelles poulaines d'Hélène juste
devant son nez. Elle les avait acceptées sans le remercier et sans faire le moindre
commentaire, mais, néanmoins, Geoffrey était content de la voir les porter. Réprimant une
envie déplacée de soulever sa robe pour admirer le galbe de ses jambes, il se redressa sur un
coude et vit qu'elle tendait le bras vers lui.
Que diable lui voulait-elle encore? Allait-elle le menacer avec sa dague ou bien avait-elle
seulement l'intention de l'étrangler?
Il s'assit et en découvrant l'objet posé à plat sur la paume de sa main, il resta muet de
stupéfaction.
Ce n'était pas une arme, mais une brosse. Une brosse à cheveux.
Il la regarda fixement pendant un long moment, l'air hébété. Hélène ne disait rien. Elle tendait
seulement le bras, le visage dissimulé derrière le voile épais de ses cheveux.
Etait-ce une invitation?
Oui.
Il se leva avec circonspection, en s'efforçant de ne faire aucun mouvement brusque. C'était
comme si une biche était sortie de la forêt pour venir manger dans sa main. Surtout, ne pas la
brusquer, ne pas l'effaroucher.
A la moindre menace, elle s'enfuirait et tout serait perdu. S'il voulait l'apprivoiser, il lui fallait
de la patience. Encore et toujours de la patience.
Son cœur battait à grands coups irréguliers dans sa poitrine. Tout en saisissant la brosse, il
s'exhorta au calme. Elle l'autorisait à démêler ses cheveux. Rien de plus.
Sans un mot, il la guida jusqu'au tapis devant la cheminée et, après une brève hésitation, elle
consentit à lui tourner le dos et à s'asseoir en tailleur.
Il avala avec peine. Jamais il n'avait été aussi ému, car il savait combien cela avait dû lui
coûter. Il fallait vraiment qu'elle ait confiance en lui! Une confiance qu'il jura de ne pas
décevoir.
Ces cheveux...
Il était comme hypnotisé et ne parvenait pas à détacher son regard de cette masse épaisse et
luxuriante. Il avait l'impression qu'elle était vivante, tant elle chatoyait dans la lumière
orangée des flammes.
Soudain, un vertige le saisit et les plus folles idées germèrent dans son esprit. Enfouir son
visage dans cette crinière sauvage, l'enrouler autour de ses poignets, la soulever... Il s'imagina
en train de se pencher sur elle pour déposer un petit baiser derrière le lobe de son oreille, à cet
endroit secret où les femmes aiment tant à être caressées.
Il inspira profondément et, au prix d'un effort sur lui-même, réussit à maîtriser ses pulsions.
Puis, d'une main tremblante, il sépara une large mèche et entreprit de la démêler. Jamais il
n'aurait cru que cela serait aussi difficile ! Il réussit à défaire deux ou trois petits nœuds, mais,
bientôt, sa brosse se prit dans une touffe tellement enchevêtrée qu'il n'arrivait même plus à
l'en sortir. Il essaya de la dénouer patiemment, cheveu après cheveu, mais c'était un processus
lent et fastidieux et ses gros doigts n'étaient guère habiles à ce genre de tâche.
— Ce serait peut-être plus simple, si je coupais ces gros bourras, suggéra-t-il d'une voix un
peu agacée.
— Non! s'exclama-t-elle en se levant à demi. Je veux bien une brosse, mais pas de ciseaux.
Sinon, gare à vous !
Il posa la main sur son épaule et l'obligea doucement à se rasseoir.
— Comme vous voudrez, acquiesça-t-il, mais ce sera plus facile en les mouillant.
En trois pas rapides, il alla jusqu'à la porte et ordonna qu'on lui apporte une cuvette d'eau
chaude. A sa grande surprise, Hélène ne protesta pas et, craignant qu'elle ne change d'avis, il
reprit avec ardeur son travail de démêlage, mèche après mèche. Pour être plus à l'aise, il s'était
assis lui aussi en tailleur et, quand il eut fini, les longs cheveux de la jeune femme tombèrent
en cascade sur ses genoux.
Aussitôt, un émoi par trop tangible naquit dans le creux de ses reins et ses mains furent prises
d'un tremblement irrépressible. Heureusement, juste au moment où ses pensées commençaient
à vagabonder dangereusement, on frappa à la porte.
C'était l'eau chaude. Il prit la cuvette et attendit que le serviteur soit ressorti avant de la poser
derrière Hélène.
L'interruption lui avait donné l'opportunité de se reprendre, mais ses mains étaient encore
toutes tremblantes.
Pourquoi ne le couvrait-elle pas de sarcasmes? N'avait-elle pas deviné son état? Etrangement,
elle ne disait mot. Jamais il ne l'avait vue aussi silencieuse. Serait-elle troublée, elle aussi?
— Penchez la tête en arrière, ordonna-t-il d'une voix bourrue.
Une fois encore, elle obéit-silencieusement. Elle semblait être plongée dans une sorte de
léthargie. Elle avait les yeux fermés et la pâleur de son visage bouleversa Geoffrey jusqu'au
plus profond de son âme.
Se concentrer sur sa tâche, ne penser à rien d'autre.
Il plongea l'épaisse crinière dans la cuvette et entreprit de la frotter avec un savon parfumé à
la lavande— un autre présent de Marion —, mais, malgré tous ses efforts, son esprit se remit à
folâtrer. Plus les cheveux d'Hélène devenaient doux et souples, plus lui-même se sentait
oppressé. Il y avait quelque chose d'incroyablement érotique dans cette masse lourde et
soyeuse qui coulait entre ses doigts. Inlassablement, il pétrissait, roulait et frictionnait, enivré
par la fragrance légère et suave qui montait de ses mains et se mêlait intimement aux senteurs
épicées du corps d'Hélène.
Tandis que ses doigts s'enfonçaient dans l'épais écheveau, il se rendit compte brusquement
qu'il n'avait jamais été aussi intime avec une femme, même avec celles qui avaient partagé son
lit. Jamais il ne l'aurait imaginé, mais le seul fait de laver les cheveux d'Hélène était plus
excitant que tous les jeux galants auxquels il s'était adonné.
Peut-être avait-elle raison. Il était en train de devenir fou.
Son cœur battait à se rompre et des visions érotiques l'assaillirent de nouveau.
« Hélène toute nue, avec ses cheveux mouillés pour seule parure. Il était allongé sur le lit, nu
également. Elle se penchait au-dessus de lui. Sa longue crinière tombait en cascade sur son
torse et... »
Il poussa un juron étouffé et, saisissant l'épais écheveau à deux mains, il le tordit violemment
pour exprimer l'eau qu'il contenait. Il recommença l'opération plusieurs fois, puis il prit une
serviette et poursuivit le séchage en frottant doucement avec ses paumes. Sa tonique était
trempée maintenant, mais il n'avait pas froid. Au contraire. Il avait même trop chaud et ne
résista qu'avec peine à une envie irraisonnée de se mettre torse nu.
Irrité par son manque de maîtrise de soi, il jeta la serviette par terre et en saisit une autre.
C'était lui qui avait demandé cette torture et il devait la subir jusqu'au bout sans se plaindre.
Une torture pire encore que toutes celles auxquelles elle avait pu imaginer de le soumettre
dans ses moments de fureur.
Et elle n'en était même pas consciente!
C'était vraiment un comble.
Il baissa les yeux vers elle et retint son souffle. Ses paupières étaient toujours fermées et son
visage était tellement reposé et détendu que, l'espace d'un instant, il se demanda si elle
dormait. Peu lui importait ce que les autres voyaient ou ne voyaient pas. Elle était belle.
Il aurait voulu la prendre dans ses bras et l'emporter dans son ht, comme le plus merveilleux
des butins, mais son sens de l'honneur le lui interdit.
Elle lui avait donné sa confiance; il n'avait pas le droit de la trahir.
Un sentiment de culpabilité l'envahit et, au prix d'un effort surhumain, il réussit à maîtriser ses
instincts primitifs. Il était un homme, que diable ! Pas une bête.
Les mâchoires serrées à se briser, il se remit à son travail de démêlage. C'était plus facile
maintenant, mais il y avait encore des nœuds et il lui fallut beaucoup de patience avant de
pouvoir glisser sa brosse sur toute la longueur de l'écheveau. Un glissement sensuel qui fit
surgir de nouvelles images érotiques, mais il les chassa résolument.
— C'est fini, murmura-t-il d'une voix rauque.
Elle se leva gracieusement et, pendant une fraction de seconde, il eut envie de jeter sa brosse à
l'autre bout de la chambre et de la prendre dans ses bras, mais, au lieu de cela, il fit un pas en
arrière et contempla son œuvre avec une adoration quasi religieuse.
Jamais métamorphose n'avait été plus complète!
La longue cascade soyeuse étincelait de mille feux dans la lueur rougeoyante de l'âtre et
formait une véritable auréole autour du visage fin et aristocratique de la jeune femme. S'il la
voyait maintenant, Dunstan lui-même serait séduit, se dit Geoffrey avec orgueil.
Elle battit des paupières, comme si elle se réveillait après un rêve enchanteur, et il fallut une
seconde ou deux avant que ses yeux reprennent leur expression farouche et hautaine.
Geoffrey soupira et détourna la tête. Il pouvait être fier de son travail mais, pour le reste, il
devait être encore patient. Il ne gagnerait rien à vouloir brûler les étapes.
Chapitre 14
Geoffrey traversa la grande salle, un petit paquet sous le bras, et s'assit à la table d'honneur,
devant la cheminée. Il n'avait pas vu Hélène de la journée et il avait hâte de la retrouver et de
partager son repas avec elle. En déposant son précieux paquet sous sa chaise, il rougit comme
un écolier. Jamais il n'avait pris autant de soin à choisir un présent !
La nuit dernière, quelque chose avait changé entre sa femme et lui. Le seul fait de lui brosser
les cheveux les avait rendus plus proches l'un de l'autre et il voulait marquer d'une pierre
blanche cette confiance dont elle l'avait honoré. Son cadeau était destiné à sceller leur
nouvelle complicité. Une complicité qui, un jour peut-être...
Tout en vaquant à ses diverses occupations, il avait longuement réfléchi à ce qu'il pourrait lui
offrir et avait écarté aussitôt les fleurs, colifichets et autres babioles du même genre. Hélène
était le plus rare des joyaux et il voulait lui trouver un présent qui, tout à la fois, lui plairait et
consacrerait leur pacte d'alliance.
Oui, mais quoi?
Il était sur le point de renoncer lorsque, juste avant la cloche du déjeuner, son esprit s'était
illuminé. Sur le moment, il avait cru avoir trouvé l'objet parfait pour exprimer la profondeur
de ses sentiments, mais maintenant il était aussi mal à l'aise qu'un adolescent le jour de son
premier rendez-vous amoureux. Comment allait-elle accueillir son offrande? Y verrait-elle un
gage de leur entente ou bien le lui jetterait-elle au visage ? Avec elle, il n'était jamais sûr de
rien.
Il s'éclaircit la gorge et saisit sa chope, mais, au même moment, Hélène fit son entrée dans la
grande salle. En la voyant, il retint son souffle. Elle était tellement différente ! Il y avait ses
cheveux, certes, mais autre chose également. Au lieu d'être repliée sur elle-même, les yeux
mobiles et prête à bondir à la moindre menace, elle marchait gracieusement, la tête droite et
les épaules en arrière.
Elle avait le port d'une reine. Il n'était pas le seul à avoir noté la transformation, car tous les
convives s'étaient tas et regardaient leur maîtresse, certains furtivement et d'autres presque
avec insolence.
Le cœur battant, Geoffrey but une gorgée de bière et se leva pour l'accueillir. Il souriait. Son
présent scellerait définitivement leur... amitié. Oui, c'était le terme. Il ne lui demandait rien
d'autre. De l'amitié et de la compréhension.
Elle lui rendit son sourire, d'une façon encore un peu contrainte, et prit place à côté de lui.
Le repas était simple, mais bon. Grâce à l'argent repris au régisseur, Geoffrey avait pu remplir
ses celliers et, désormais, plus personne ne souffrait de la faim à Fitzhugh. Comme le voulait
la coutume, il partagea sa viande avec Hélène et rien n'aurait manqué à son bonheur si, une
fois encore, il n'avait senti un regard hostile peser sur lui. Il leva la tête et parcourut
l'assistance avec une feinte nonchalance, mais Montgomery et Serle étaient partis et il ne
réussit pas à débusquer le maraud qui osait darder ses yeux sur lui avec une telle malveillance. Finalement, il haussa les épaules. Un envieux, sans doute.
Les premières cerises de la saison venaient d'être apportées au château. Il en prit une poignée
et les goûta. Elles étaient encore un peu acides, exactement comme il les aimait. Il en choisit
une, bien rouge et bien pulpeuse, et, se penchant en avant, il la présenta à Hélène.
Au lieu de l'accepter, elle recula et battit des paupières.
— Vous n'en avez pas envie? s'enquit-il d'une voix étonnée.
— Non, ce... ce n'est pas cela, bredouilla-t-elle avec embarras. Oh, je ne sais pas...
Elle la prit, d'un geste brusque, comme si elle avait peur de se brûler.
Geoffrey haussa les sourcils. Décidément, il ne comprendrait jamais rien à ses réactions.
Elle mit le fruit dans sa bouche et grimaça.
— Vous ne trouvez pas qu'elles sont âpres?
Sa mine avait été comique et Geoffrey se mordit la lèvre pour ne pas éclater de rire. Il ne
voulait surtout pas risquer de l'offenser. Pas maintenant, alors qu'elle commençait à
s'apprivoiser.
— Non, répondit-il en en portant une autre à ses lèvres. C'est ainsi que je les préfère. Quand
elles ont un peu de piquant. Sinon, je les trouve fades.
De nouveau, elle le regarda bizarrement et il se demanda à quoi elle pouvait bien penser.
— Quand nous étions jeunes, Stephen et moi, nous étions toujours les premiers à grimper
dans les cerisiers. Il ne savait pas s'arrêter et, chaque fois, il se rendait malade ! Dunstan
n'était pas comme nous. Lui, il les préférait noires et très sucrées. Sur ce point, comme sur
tant d'autres, nous n'avons jamais pu nous accorder, ajouta-t-il avec un sourire en biais. Moi,
j'aime les choses qui pétillent, qui ont du mordant...
Avait-elle rougi? En se rendant compte que ses paroles avaient un double sens, Geoffrey se
troubla légèrement, mais il soutint son regard. Finalement, ce fut elle qui détourna la tête.
Puis, elle marmonna une excuse et commença à se lever.
— Non, attendez, l'arrêta-t-il en lui prenant le bras. J'ai quelque chose pour vous.
Il lui pressa dans la main le précieux volume, et, après une brève hésitation, elle se rassit
lentement.
— C'est un petit présent, murmura Geoffrey. Pour sceller notre amitié.
Elle regarda fixement le volume, sans dire un mot.
A quoi pouvait-elle bien penser?
Une mèche de cheveux glissa et lui barra le front. Geoffrey attendit, le cœur battant. C'était un
livre de poèmes en langue d'oc, retranscrit patiemment par les moines bénédictins d'une
abbaye de Normandie. Des ballades, des complaintes, des lais et des virelais, sur papier bible,
avec de magnifiques enluminures. Un livre facile et léger, propre à plaire au cœur d'une
femme.
Elle caressa du bout des doigts le cuir doux et souple de la reliure. Son mutisme était-il dû à
son émerveillement?
Geoffrey se détendit. Il comprenait une telle admiration, pour l'avoir souvent partagée, et, d'un
seul coup, il eut l'impression qu'elle était plus proche de lui.
— Ouvrez-le donc, lui suggéra-t-il avec un peu d'impatience.
Elle redressa la tête et lui adressa un petit sourire crispé.
— C'est beau, dit-elle à voix basse.
Geoffrey se pencha vers elle et l'ouvrit à sa place.
— Lisez. Je vous ai écrit une dédicace.
Pris d'une soudaine inspiration, il avait griffonné les premiers mots qui lui étaient venus à
l'esprit. Sur le moment, il s'était demandé s'il n'était pas allé un peu trop loin, mais maintenant
il ne regrettait plus du tout sa hardiesse.
— Je ne peux pas.
— Allons, insista-t-il, étrangement ému par sa réticence.
En soupçonnait-elle le contenu ? Avait-elle deviné la violence de son émoi, la nuit dernière ?
— Non, je ne peux pas, répéta-t-elle obstinément. La tête baissée, elle se leva, mais, de
nouveau, il la retint par le bras.
— Plus tard, alors? suggéra-t-il à mi-voix. Quand nous serons seuls?
Elle secoua la tête et recula nerveusement, en se recroquevillant sur elle-même. Puis, comme
il ne la lâchait pas, elle rejeta ses cheveux en arrière et lui jeta un regard plein de colère et de
frustration.
— Je ne sais pas lire, avoua-t-elle sur un ton farouche, mais de façon à n'être entendue que par
lui.
Les yeux de Geoffrey s'écarquillèrent et il resta bouche bée. Dans sa stupéfaction, il ouvrit les
doigts et elle s'échappa. Tandis qu'elle s'éloignait, il laissa retomber sa main et la suivit des
yeux avec incrédulité.
Sa femme ne savait pas lire !
En fait, cela n'avait rien de surprenant. Peu de gens apprenaient à lire en ce temps-là, même
dans les plus hautes couches de la société. N'était-il pas plus important de savoir manier une
épée ou une lance? Ses propres frères seraient sans doute restés illettrés si le comte de
Worthington ne s'était pas acharné à leur inculquer un minimum de connaissances. De toute
sa famille, Geoffrey était le seul à avoir éprouvé un réel intérêt pour les études.
Parmi les barons du royaume, il y en avait même beaucoup qui méprisaient les clercs. Pour
eux, tenir une plume était presque un déshonneur. Fitzhugh avait dû être de ceux-là. Sinon,
comment Serle aurait-il pu aussi facilement le dépouiller? Quant aux femmes, seules quelques
dames de la cour avaient le loisir de s'instruire. Pour les autres, personne n'en voyait l'utilité.
N'avaient-elles pas déjà assez à faire avec leurs enfants, leur maison et leurs travaux
d'aiguille? Certes, il y avait des exceptions. Marion, par exemple.
Hélène, bien sûr, n'avait jamais eu l'opportunité de se cultiver. Etait-ce à cause de cela qu'elle
ne tenait pas son rôle de châtelaine? Si elle ne savait pas lire, elle ne devait pas savoir compter
non plus...
A cette pensée, la gorge de Geoffrey se serra. Il ne pouvait guère reprocher son ignorance à sa
femme, mais il lui fallait un peu de temps pour s'habituer à l'idée qu'elle n'était pas capable de
déchiffrer une phrase simple ou d'effectuer une addition.
Il secoua la tête et songea fugitivement aux visages gracieux des gentes damoiselles qu'il avait
côtoyées dans les « cours d'amour » : Aisley de Lacy, Eléonore d'Harcourt, Thibaude de
Grampian... Souvent, elles l'avaient agacé avec leurs minauderies et leurs manières, mais elles
avaient su le grec et le latin presque aussi bien que lui.
A quoi bon se torturer avec le passé ?
Le roi lui avait donné Fitzhugh en apanage et il avait épousé Hélène, l'antithèse de la femme
idéale à laquelle il avait rêvé dans son adolescence. Mais n'était-ce pas là justement sa
chance?
Il devait regarder les choses d'une façon positive, comme son père et ses maîtres le lui avaient
enseigné.
Hélène avait des qualités. Elle était jeune, belle et avait du tempérament. Beaucoup de
tempérament. N'était-ce pas cela qui l'attirait le plus en elle? Son esprit rebelle, son côté...
sauvage?
Elle était trop farouche?
Il avait déjà réussi à la mettre en confiance. Désormais, elle n'était plus une ennemie, mais
une alliée. C'était un résultat inespéré — surtout quand il songeait à la façon dont elle avait
traité son prédécesseur.
Il lui suffisait de poursuivre sa tâche avec persévérance.
Elle était ignorante comme une enfant qui vient de naître?
Peu importe ! Il était là pour lui apprendre et, avec son aide, elle ne tarderait pas à devenir
aussi savante que toutes les petites mijaurées de Londres et de Paris.
Avec, en plus, l'innocence et la pureté.
Hélène passa l'après-midi à affiler ses dagues et à en tester la pointe sur le bout de ses doigts,
tout en s'imaginant en train de les planter dans la gorge et dans le cœur de son mari. Avant
l'arrivée de Geoffrey, elle s'était souvent complu à une telle occupation, mais, étrangement,
elle n'arrivait plus à en retirer la même joie sanguinaire.
L'excitation sauvage et barbare avait laissé la place à une douleur sourde qui lui vrillait la
poitrine. Une douleur qu'elle haïssait, car elle était la preuve tangible de sa nouvelle faiblesse.
Ses gens s'étaient-ils déjà rendu compte de sa vulnérabilité ? Que deviendrait-elle si plus
personne n'avait peur d'elle?
A cette pensée, elle grimaça et un sanglot s'étrangla dans sa gorge. Un sanglot?
Elle avait vraiment perdu la tête ! Comment avait-elle pu se laisser envoûter de cette façon?
Oui, envoûter. D n'y avait pas d'autre mot pour expliquer son comportement depuis leur retour
de Belmont. Elle avait voulu changer, devenir une autre femme, dans le seul but de lui être
agréable. De lui plaire... Elle avait même accepté qu'il lui lave les cheveux !
Et pour arriver à quel résultat?
Elle le détestait. A cause de ce qu'il était, mais surtout à cause de ce qu'elle n'était pas.
Quand il lui avait mis ce livre dans la main, elle avait eu un mauvais pressentiment, mais elle
n'avait pas eu la force de le refuser. Une fois de plus, l'insistance de Geoffrey avait eu raison
de ses réticences.
Jamais elle ne pourrait oublier le dégoût et le mépris qu'elle avait lus dans ses yeux après son
terrible aveu.
Elle était sortie dignement, la tête haute, mais elle avait été blessée aussi sûrement que s'il
avait plongé un poignard dans son cœur.
Pour la première fois, elle regretta de n'avoir pas épousé un de ses frères — Reynold ou celui
qui avait ce regard sombre et ombrageux. Comment s'appelait-il déjà? Ah oui, Simon. Une
haine solide et mutuelle aurait été préférable à ce tourbillon de sentiments contradictoires qui
sapait insidieusement son énergie et sa volonté.
Réprimant un nouveau sanglot, elle regarda machinalement vers la fenêtre. Dans la cour, les
ombres commençaient à s'allonger. La cloche du dîner allait bientôt sonner. Elle devrait
descendre dans la grande salle. Au moins pour leur montrer qu'elle était toujours la fille du
baron de Fitzhugh. Mais, en aurait-elle la force ? Une brèche avait été ouverte dans son
armure et elle sentait confusément que plus jamais elle ne pourrait la refermer.
Tout cela à cause de lui.
Lorsqu'elle entendit la porte s'ouvrir, elle baissa la tête et se remit à affiler sa lame avec
obstination. C'était lui. Elle n'eut pas besoin de lever les yeux pour en être sûre. Il irradiait une
telle force, une telle présence... Et puis, il y avait sa fragrance. Une fragrance légère et
musquée. Jamais elle n'avait rencontré un homme qui prenait un soin aussi méticuleux de son
corps.
Elle tâta ostensiblement la pointe de sa dague.
Comment osait-il venir dans sa chambre? Il ne comptait tout de même pas dîner avec elle !
Elle devrait se lever et lui jeter un flot d'invectives au visage mais, au lieu de cela, elle était
comme paralysée. Elle n'avait même pas le courage de le regarder en face !
Sans un mot, il s'approcha et s'accroupit devant elle.
Elle l'épia à la dérobée derrière le voile de ses cheveux, il était si beau, avec ses traits
réguliers, ses longues boucles noires et ses grands yeux pleins de douceur et de... regret.
Elle battit des paupières.
Oui, de regret ! Allait-il se moquer d'elle? L'accabler de sarcasmes ? Non, elle n'en valait pas
la peine. Il allait seulement lui annoncer son départ. Comment pourrait-il rester avec elle
maintenant qu'il avait découvert son secret? Elle n'était pas digne d'être sa femme et il allait
l'abandonner à son ignorance et à ses petites haines mesquines. A cette pensée, un sentiment
de panique l'envahit.
— Je suis désolé.
Il avait parlé à voix basse. Hélène cligna des yeux et se demanda si elle avait bien entendu.
— Il n'y a aucune honte à ne pas savoir lire, poursuivit-il gravement. Votre aveu m'a surpris et
je vous demande de me pardonner ma réaction. Vous connaissez ma passion pour les livres...
Je croyais sincèrement que mon cadeau vous plairait.
Il sourit tristement et, pendant un long moment, Hélène ne put détacher son regard du sien.
Il lui demandait pardon ! A genoux devant elle ! Alors que c'était elle qui devrait avoir honte
de son ignorance !
— Je vous ai rapporté votre livre. Je vous en prie, acceptez-le, même si vous trouvez un tel
présent inapproprié. Je l'ai choisi exprès pour vous et, si vous le permettez, je vais vous en lire
la dédicace.
Il ouvrit l'in-quarto d'une main tremblante et lut à voix haute :
« A Hélène. Le roi m'a donné une femme, j'ai trouvé une amie. »
Il baissa la tête, comme s'il n'osait pas croiser son regard et Hélène sentit un étrange
picotement au fond des yeux. Brusquement, elle eut envie de se laisser glisser de sa chaise et
de jeter ses bras autour de son cou.
Geoffrey referma le livre et prit ses mains dans les siennes.
— Je n'ai jamais eu l'intention de vous humilier, Hélène. Je vous le jure. Et, en échange de
votre pardon, je serai très heureux de vous apprendre moi-même à lire. Si vous en avez envie,
naturellement, ajouta-t-il avec précipitation.
Il n'y avait plus aucune condamnation dans son regard. Hélène ferma les yeux. C'était comme
si un mur s'était déchiré en elle et avait laissé entrer un flot de lumière. Il allait lui apprendre à
lire — un présent bien plus grand que n'importe quel joyau ! Et, au fond d'elle-même, elle
savait qu'elle n'aurait pas pu rêver d'un professeur plus doux et plus gentil.
— Geoffrey...
Elle cessa de lutter et se laissa aller vers lui. Il l'accueillit et la serra dans ses bras. Elle avait
chaud, elle se sentait en sécurité. La joue pressée contre son large torse, elle soupira d'aise.
Elle était bien.
— Tout a été ma faute, murmura-t-il d'une voix rauque à son oreille. Je n'aurais pas dû être
aussi imbu de moi-même et de mes connaissances. Il y a tellement de choses plus importantes
dans la vie...
Hélène sourit. Sa contrition avait quelque chose de touchant. N'était-ce pas elle qui devrait lui
demander de lui pardonner? Il n'était pour rien dans son ignorance et s'il avait accepté de
l'aider, c'était seulement parce qu'il était bon. D'une bonté quasi surnaturelle.
Pendant un long moment, elle resta ainsi, heureuse d'être simplement avec lui, puis, soudain,
elle sentit un changement dans le rythme de sa respiration et dans les battements de son cœur.
Sa bonté était peut-être surnaturelle, mais il était aussi un être humain. Un être de chair et de
sang.
Hélène se figea. La main de Geoffrey s'était animée et lui caressait le dos lentement — pas
seulement pour la réconforter. Elle retint sa respiration.
Allait-il l'embrasser? Elle avait chaud, mais elle ne put réprimer un petit frisson. C'était la
première fois de sa vie qu'elle avait envie d'être embrassée par un homme. Et elle avait envie
d'autres choses encore — qu'il l'entraîne avec lui sur le tapis et la supplie de...
Elle leva la tête, les yeux pleins d'anticipation, mais au heu de s'emparer de sa bouche, comme
elle l'avait espéré, il se contenta de lui lisser les cheveux.
— Là, murmura-t-il. Notre malentendu est dissipé. Nous allons peut-être pouvoir dîner
ensemble maintenant — sans que vous me jetiez votre assiette à la figure, ajouta-t-il avec un
sourire enjoué.
Il badinait !
Elle fronça les sourcils et prit un ton faussement sévère.
— En fait, j'avais eu l'intention de vous planter ma dague dans la gorge. Ou dans le ventre.
Quand vous êtes entré, je n'avais pas encore réussi à me décider sur l'endroit où j'allais
frapper. La vie ne tient pas à grand-chose, vous savez...
Le charme s'était envolé.
Elle aurait dû en être contente, mais, étrangement, elle était déçue.
Pendant toute la durée du repas, elle épia subrepticement son mari. Des images troubles se
mêlaient et se chevauchaient dans sa mémoire. Des images qui, toutes, évoquaient Geoffrey.
Elle était dans ses bras. A l'écurie, dans leur chambre, à Belmont...
Au dessert, sa décision était prise.
Geoffrey lui avait tout donné, sans jamais rien lui demander en échange. Le moment était
venu de lui montrer qu'elle n'était pas une ingrate.
Geoffrey resta éveillé pendant un long moment. Hélène s'était endormie presque
immédiatement, mais il ne parvenait pas à oublier qu'il avait failli détruire leur fragile
alliance. Comment avait-il pu être aussi arrogant? Ce n'était pas sa faute si elle ne savait pas
lire ! Son père avait été un ignoble tyran et il s'était entouré de canailles et de voleurs. Ou de
fanatiques, comme cet Edred.
Que serait-il maintenant s'il avait eu une enfance comme la sienne? En tout état de cause, il ne
serait sûrement pas devenu clerc !
Visiblement, elle n'était pas aussi endurcie qu'elle le prétendait, car, dès son entrée dans la
chambre, il avait senti qu'elle avait été profondément humiliée par son mépris.
Hélène Fitzhugh, la créature du diable, la meurtrière au cœur de pierre, était capable de
souffrir et d'être malheureuse. Puis, quand il lui avait offert de lui apprendre à lire...
Seigneur Dieu, il s'était demandé si elle n'allait pas pleurer de joie et de gratitude ! Jamais il
n'avait eu aussi mauvaise conscience. Sa proposition n'avait pas été réfléchie et il n'avait
même pas imaginé qu'elle l'accepterait ! Elle l'avait reçue comme le plus merveilleux des
présents. Il aurait dû deviner sa frustration. N'était-il pas bien placé pour savoir qu'il ne
pouvait pas y avoir de liberté sans connaissance? Cette liberté sur laquelle elle était tellement
sourcilleuse...
Pendant tout le dîner, les yeux d'Hélène avaient rayonné de bonheur et d'anticipation. Il allait
lui apprendre à lire ! Geoffrey en avait éprouvé un sentiment de honte. Comment n'y avait-il
pas pensé plus tôt? Son orgueil et sa suffisance l'avaient empêché de découvrir le vœu le plus
cher de sa femme, la chose qu'elle désirait le plus au monde.
Il soupira et appuya la tête contre son oreiller, mais, au moment où il fermait les yeux, il sentit
les doigts d'Hélène effleurer légèrement son torse. Elle avait dû bouger dans son sommeil.
Elle ne l'avait jamais touché volontairement. Jamais.
Il soupira de nouveau et prit sa main dans la sienne. Puis, glissant un bras autour de ses
épaules, il l'attira vers lui et lui caressa machinalement l'épaule, tout en continuant de faire son
mea culpa.
Il réparerait sa faute, d'une manière ou d'une autre. Il n'avait pas d'obligations particulières
pour le lendemain et ils pourraient donc commencer tout de suite les leçons. S'il se montrait
patient et gentil, il réussirait peut-être à lui faire oublier son arrogance et son manque total de
considération. De la peau nue ?
Il sursauta et ses doigts se figèrent. Il devait rêver. Ce n'était pas possible, car elle dormait
toujours complètement habillée. Et pourtant...
Il laissa glisser lentement son pouce le long du bras d'Hélène, mais ne rencontra que sa peau
souple et satinée. Elle était en chemise ! Elle avait dû enlever sa robe avant de se coucher.
Mais pourquoi ? A cause de la chaleur ? C'était l'été et les journées étaient chaudes, mais la
nuit, on supportait facilement une couverture. Surtout lorsque les fenêtres étaient ouvertes.
Geoffrey avala avec peine. Comment allait-il pouvoir dormir maintenant? Il était nu lui aussi
et il n'y avait plus entre eux qu'une mince étoffe de drap. A cette pensée, tout son corps se
raidit, mais il n'osa pas bouger, de peur de provoquer un torrent d'invectives — ou pire
encore. Si jamais elle venait à se réveiller toute nue dans ses bras... Il préférait ne pas y
penser.
Que pouvait-il faire? Se lever et se rhabiller? Pour aller où? Soudain, le genou d'Hélène glissa
innocemment sur sa cuisse. Il réprima un gémissement et se déplaça avec précaution vers le
rebord du lit, décidé à échapper à cette horrible torture. Mais, au même moment, il sentit autre
chose, quelque chose d'encore plus surprenant. Le tremblement de sa main dans la sienne.
Geoffrey ouvrit les yeux et, pendant une seconde ou deux, il resta parfaitement immobile. La
chambre était plongée dans une épaisse pénombre. La lueur blafarde de la lune et des étoiles
lui permettait seulement de discerner des formes vagues et imprécises. Il attendit de s'être
habitué à l'obscurité, puis il tourna lentement la tête vers Hélène. Contre toute évidence, il
essaya de se convaincre qu'elle rêvait. Elle allait se retourner, donner des coups de pied ou
marmonner dans son sommeil.
Elle ne fit rien de tout cela. Son visage était contre le sien et il sentait le souffle tiède de sa
respiration sur sa joue. Le cœur de Geoffrey se mit à battre plus vite. Les yeux d'Hélène
étaient grands ouverts.
Elle ne dormait pas !
Sa dague. Ne lui avait-elle pas promis maintes fois qu'elle la lui planterait dans le ventre, si
jamais il s'avisait de la toucher?
L'inquiétude de Geoffrey ne dura que quelques fractions de seconde. Elle ne bougeait pas et
ne semblait avoir aucune intention meurtrière à son égard.
— Hélène?
Le son de sa voix était rauque et hésitant. Elle ne répondit pas, mais il sentit ses doigts lui
caresser la paume de la main.
— Hélène...
Se tournant sur le côté, il se pencha vers elle avec prudence. Au lieu de l'invectiver ou de
chercher à lui échapper, elle battit des cils et ses joues rosirent. Sa bouche était légèrement
entrouverte. Comment aurait-il pu résister à un pareil appel ?
Juste un baiser, se dit-il intérieurement.
Un baiser qui ne ressembla en rien à ceux qu'il lui avait dérobés à l'écurie et à Belmont.
Jamais, auparavant, elle n'avait vraiment accepté ses caresses. Elle s'était laissé surprendre et
l'avait repoussé violemment dès qu'elle avait repris ses esprits. Maintenant non seulement elle
les acceptait, mais elle les sollicitait.
Geoffrey ferma les yeux, enivré par le goût épicé de sa bouche. Bientôt, elle s'enhardit et,
perdant sa timidité, elle lui rendit son étreinte avec toute la passion vibrante de son
tempérament de feu.
Jamais deux amants n'avaient livré combat aussi ardent. Leurs langues s'entremêlaient,
luttaient l'une contre l'autre, s'insinuaient tour à tour...
Il frissonna et un étrange vertige lui fit tourner la tête. Oh, Seigneur Dieu, comment pouvait-il
avoir autant envie d'elle? Un torrent de lave s'était mis à couler dans ses veines, mais, au prix
d'un effort surhumain, il réussit à l'endiguer. Il devait se montrer patient, compréhensif. S'il
allait trop vite, il réussirait seulement à l'effrayer et, comme les fois précédentes, elle le
repousserait et s'enfuirait.
Lentement, il bascula sur elle, en s'appuyant sur ses coudes afin de ne pas l'écraser avec son
poids. Elle lui lâcha la main et il plongea avec volupté ses doigts dans ses cheveux. Enfin.
— Il y avait si longtemps que j'en avais envie
Une lueur de surprise brilla dans les yeux d'Hélène et un murmure étouffé s'échappa de ses
lèvres.
Il aurait voulu la rassurer, apaiser ses inquiétudes, mais les mots se bousculaient sans suite
dans sa tête. Ses cheveux étaient tellement épais, tellement soyeux... Il ne se lassait pas de les
rouler et de les dérouler autour de sa main et de son poignet.
Leurs bouches s'unirent de nouveau et Geoffrey savoura avec délice sa capitulation. Elle
l'embrassait comme si elle venait tout juste de découvrir le plaisir. N'avait-elle donc jamais... ?
Il songea à Avery — pour le chasser presque aussitôt de son esprit. Peu lui importait le passé.
Elle était sa femme et il y avait trop longtemps qu'il attendait ce moment.
Chaque baiser augmentait encore leur intimité. Leurs lèvres étaient en feu et leurs langues se
livraient à un ballet vertigineux. Elles s'enlaçaient, tournoyaient, virevoltaient... Soudain, il
enfouit son visage dans ses cheveux et fit pleuvoir une pluie de baisers dans son cou et
derrière son oreille. Elle gémit et des petits cris aigus s'échappèrent de sa gorge.
Maintenant ! Oh, maintenant ! Il n'y tenait plus.
Il releva la tête et leurs regards se noyèrent l'un dans l'autre.
— Tu es si belle...
La main de Geoffrey glissa en tremblant le long de sa hanche et commença à remonter sa
chemise. Très doucement. Elle ne protestait pas. Elle souriait. Un sourire un peu contraint,
mais plein de confiance et... d'amour.
Un rayon de lune caressa ses petits seins ronds et fermes. Comme hypnotisé, il s'arrêta un
instant, puis elle se redressa docilement et fit passer la chemise par-dessus sa tête.
Elle était nue.
Il la contempla longuement, le cœur gonflé de fierté. Sa femme.
La violence de ses pulsions primitives le surprit et il en eut un peu honte. N'était-il donc plus
capable de maîtriser ses sens ? Que restait-il du clerc, de l'homme instruit et raffiné qui avait
fréquenté assidûment les cours d'amour et suivi l'enseignement des plus illustres philosophes
d'Oxford et de Cambridge?
Il s'exhorta de nouveau au calme et à la patience.
Mais, cette fois-ci, ce fut elle qui l'incita à aller plus loin.
— Geoffrey... viens...
Elle jeta ses bras autour de son cou et l'attira vers elle.
— Oh, mon amour...
Sa bouche était brûlante et ses cuisses tremblaient. De désir? D'appréhension?
La main de Geoffrey s'enhardit. Tout en la couvrant de baisers, il insinua doucement ses
doigts dans sa féminité. Elle se contracta nerveusement, puis elle soupira et ses jambes
s'entrouvrirent.
Elle était prête à l'accueillir, mais il ne voulait pas la brusquer et il se contint encore.
— Tu aimes ça? murmura-t-il dans un souffle.
— Oh oui
Soudain, il frissonna. Elle lui rendait ses caresses!
D'abord en hésitant, puis avec une vigueur qui lui arracha un cri inarticulé. Son membre
vibrait. Il était tendu à se rompre. S'il n'entrait pas en elle, il allait...
Il n'eut pas besoin de le lui demander. Elle se cambra et leurs corps se joignirent d'eux-
mêmes, comme s'ils avaient été faits l'un pour l'autre de toute éternité.
Il n'y avait eu aucune résistance, aucun cri de douleur. De nouveau, il songea à Avery et une
foule de pensées contradictoires se bousculèrent dans son esprit. L'avait-il... ? Peu importait. Il
aurait tout le temps d'en parler plus tard avec elle.
Il resta un instant immobile, afin de savourer sa possession, puis il se mit en mouvement,
lentement... de plus en plus vite. Cela faisait si longtemps qu'il attendait ce moment !
Elle était enfin sa femme. Vraiment sa femme.
Chapitre 15
Encore toute tremblante de plaisir, Hélène se blottit contre le corps tiède et rassurant de
Geoffrey. Elle avait chaud. Elle était bien. Elle avait eu envie d'un peu de tendresse, d'intimité
et il lui avait donné...
Un sourire de bonheur erra sur ses lèvres.
Elle s'était livrée à lui dans un but purement désintéressé, afin de lui être agréable, et n'avait
même pas escompté éprouver une quelconque sensation. Il l'écraserait avec son poids,
pensait-elle, puis ce serait l'horrible déchirure et cette douleur atroce qui, parfois, la faisait
encore crier dans ses cauchemars. Mais il n'y avait pas eu de douleur. Il l'avait enivrée avec
ses baisers et avec ses caresses, puis il avait glissé en elle et elle avait été emportée dans un
véritable tourbillon de volupté.
Elle frissonna et ferma les yeux. Son corps était rompu, mais jamais elle n'aurait imaginé plus
délicieuse fatigue. Elle se sentait apaisée, alanguie... C'était comme s'il l'avait emmenée avec
lui dans un rêve merveilleux.
Le paradis. Il lui avait fait entrevoir le paradis.
— Il vous a violée, n'est-ce pas?
Hélène se raidit. Le charme était rompu. Elle essaya de se dégager, mais Geoffrey la tenait
serrée contre son torse et elle n'eut pas la force de s'arracher à son étreinte. A quoi bon
s'enfuir, d'ailleurs? Elle ne gagnerait qu'un répit momentané. Jamais il ne la laisserait
tranquille. Pas avant d'avoir entendu son histoire. Toute son histoire. A cette pensée, elle
sentit un goût amer lui envahir la bouche.
Comment allait-il réagir ? Par le mépris ? Le dégoût ? Jamais elle ne supporterait d'être
rejetée! Plus maintenant. Plutôt mourir !
Mais, de toute façon, n'avait-il pas déjà deviné la vérité ?
Walter Avery avait souillé son corps. C'était pour cela qu'elle était devenue une meurtrière.
Elle avala la boule qui s'était formée au fond de sa gorge et s'arma de tout son courage. Mieux
valait en finir maintenant.
— Oui, acquiesça-t-elle à voix basse. Après avoir réussi à échapper à la fureur légitime du
Loup, ce lâche est venu se réfugier ici avec les débris de l'ost de mon père. Ses grands projets
avaient avorté, mais il restait ce château. Un château dont j'étais la seule héritière. Je ne
voulais pas de lui, mais, néanmoins, il a mandé Edred et, malgré mes protestations, ce vieux
fou nous a mariés. Tout de suite après, craignant que je ne m'enfuie et que notre mariage soit
annulé, Avery m'a entraînée dans sa chambre. L'immonde bâtard!
Hélène se mit à trembler, comme elle avait tremblé ce jour-là, et sa voix se brisa.
— Je l'avais prévenu. Si jamais il osait me toucher, je le tuerais. Mais il ne m'a pas écoutée...
Le souvenir n'était encore que trop vivace dans sa mémoire. La brutalité du soudard, le poids
de son corps, ses grognements de bête fauve et le contact odieux de ses mains. Puis la joie
sauvage qu'elle avait ressentie lorsqu'elle lui avait planté sa dague dans le dos. Il avait crié,
comme un porc qu'on égorge et elle avait frappé, frappé...
Le visage blême, elle ferma les yeux et tenta de chasser de son esprit les terribles images qui
la hantaient depuis ce jour fatal. Elle était devenue une meurtrière. Edred l'avait vouée aux
gémonies et ses gens s'étaient détournés sur son passage. Le roi lui avait pardonné, mais son
pardon n'avait pas effacé la souillure.
Geoffrey n'avait pas bougé. Pourquoi ne la repoussait-il pas? N'était-il pas horrifié et dégoûté?
Pourquoi...?
Les questions se bousculaient dans sa tête, mais elle ne trouvait pas de réponse.
Puis, enfin, il parla. D'une voix vibrante d'indignation.
— Je ne regrette qu'une seule chose. De ne pas l'avoir tué moi-même. Nous aurions dû le
poursuivre et le traquer sans merci !
Hélène releva la tête, surprise par son implacabilité. Cela lui ressemblait tellement peu...
Il avait la mâchoire serrée et ses yeux étincelaient dans la pénombre. Il était rouge de fureur,
mais sa fureur n'était pas dirigée contre elle. Au contraire. Il s'en voulait à lui-même et si, à
cet instant, il avait tenu Avery entre ses mains, il l'aurait sans doute étranglé.
— Le siège avait été long et nous étions tous fatigués. Mais, néanmoins, jamais je ne me le
pardonnerai. Vous avez souffert à cause de nous. Parce que nous n'avons pas eu le courage de
courir sus à ce scélérat et de le tailler en pièces comme il le méritait !
Décontenancée par une pareille véhémence, Hélène battit des cils.
Geoffrey dut sentir son désarroi, car aussitôt son ton se radoucit.
— Si je le pouvais, j'aimerais vous faire oublier jusqu'au souvenir de ses attouchements
odieux.
Son émotion était toujours aussi vive, mais c'est avec une douceur presque surnaturelle que
ses doigts effleurèrent ses cheveux et chassèrent une mèche folle de son front.
— Mais peut-être y parviendrai-je ? murmura-t-il. A force de persévérance.
Il la regarda avec une telle intensité qu'Hélène frissonna. Toute sa force, toute sa puissance
intellectuelle étaient concentrées sur elle et, l'espace d'un instant, elle eut l'impression que
leurs âmes se rejoignaient et se fondaient l'une dans l'autre.
Puis la bouche de Geoffrey s'anima et la couvrit de baisers. Sur le front, sur les joues, sur la
gorge... C'était comme s'il avait décidé d'effacer avec ses lèvres les traces laissées par Avery
sur son corps.
Hélène ferma les yeux pour mieux savourer la douceur de ses caresses et le souffle tiède de sa
respiration sur sa peau. Elle n'arrivait pas encore à croire qu'un homme ait pu prendre son
parti, sans même chercher à la blâmer ou à la juger. Mais cet homme était Geoffrey. Un
homme qui n'avait rien de commun avec tous les êtres bas et vils qu'elle avait côtoyés jusqu'à
présent.
Sa bouche était sur son ventre, sur son nombril... Avait-il vraiment l'intention de ne laisser
aucune partie de son corps inexplorée ? Oui !
Elle gémit de plaisir, tandis qu'il poursuivait méthodiquement sa délicieuse torture.
— Oh, Geoffrey...
D'elles-mêmes, ses jambes s'ouvrirent et elle se cambra pour mieux l'accueillir. „
En sentant sa langue s'insinuer en elle, elle poussa un cri inarticulé. Elle était en feu. C'était
trop bon ! Trop...
— Viens, mon amour... Viens...
Et, de nouveau, elle se donna à son mari. Sans la moindre appréhension cette fois-ci.
Lorsque Hélène se réveilla, le soleil était déjà haut dans le ciel. Elle roula sur le côté et battit
des paupières. D'habitude, elle se levait toujours à l'aube — afin de ne jamais être à la merci
de ses ennemis. Un peu désorientée, elle étira ses jambes et ce simple mouvement lui arracha
un gémissement. Son corps était plein d'une étrange langueur. Que diable...?
Brusquement, la mémoire lui revint.
Geoffrey.
Elle regarda autour d'elle et aperçut un plateau sur le guéridon. Du pain, du lait et du fromage.
Son petit déjeuner. Jamais encore personne ne le lui avait apporté dans sa chambre.
C'était lui. Elle en était sûre. Il était descendu le chercher lui-même dans la cuisine. Et en plus,
il avait remonté deux seaux d'eau chaude et une grande cuvette de bois! Aucun autre chevalier
n'aurait agi ainsi. Son père n'avait jamais eu une telle attention pour sa mère.
Le cœur en fête, elle se leva et commença par faire sa toilette. Il avait préparé une serviette
également et avait posé dessus un savon délicatement parfumé au chèvrefeuille — un autre
cadeau de Marion. Quand elle eut fini, elle enfila sa chemise et déjeuna. Jamais repas ne lui
avait paru aussi délicieux. Le lait était tiède et le pain et le fromage fondaient dans sa bouche.
Une fois sa faim apaisée, elle regarda sa vieille robe de laine brune et fronça les sourcils. Elle
se sentait tellement propre, tellement neuve...
D'un pas hésitant, elle traversa la chambre et s'agenouilla devant le coffre qu'ils avaient
rapporté de Belmont. Il contenait, d'un côté, les affaires de Geoffrey et de l'autre les robes que
Marion lui avait offertes. Elle ne les avait encore jamais portées, mais elle ne les avait pas
pour autant oubliées.
Pourquoi pas ?
Elle choisit celle en satin jaune — la plus simple — et la revêtit avec une étrange sensation.
C'était comme si elle avait changé de peau. Elle avait la tête qui tournait. Toute rougissante,
elle en lissa les plis et noua la ceinture autour de sa taille.
Ses cheveux. Il fallait encore qu'elle se coiffe. Sinon, elle aurait l'air ridicule.
La brosse était posée sur la toilette, à l'endroit où Geoffrey l'avait laissée. Elle la prit et la fit
glisser dans ses cheveux. Bs étaient de nouveau pleins de nœuds ! Elle entreprit de les défaire,
mais elle n'était ni aussi douce, ni aussi patiente que Geoffrey. Plusieurs fois, elle cria de
douleur et trépigna. C'était horripilant ! Ne serait-il pas plus simple de les couper?
Les couper!
Son mari avait eu la même idée et elle l'avait menacé de sa dague si jamais il osait commettre
un pareil crime.
Sa crinière était sacrée. Elle faisait partie de son personnage.
Soudain, sa main s'arrêta de brosser et une nouvelle incertitude l'envahit. Elle ne devrait peut-
être pas se montrer en bas dans une tenue aussi différente. N'allait-on pas se gausser d'elle.et
de ses prétentions à vouloir ressembler à une dame ? Et si Geoffrey se joignait aux rieurs?
Jamais elle n'aurait le courage de lui répondre du tac au tac, surtout avec les souvenirs de ce
qu'ils avaient fait ensemble encore si frais dans sa mémoire.
Comme pour railler son indécision et sa lenteur à se préparer, l'objet de toutes ses pensées
choisit ce moment-là pour apparaître sur le pas de la porte. Elle n'osa pas lever la tête, par
peur de découvrir dans ses yeux le reflet de ses propres angoisses. Elle ne supporterait pas d'y
lire un blâme ou, pire encore, de l'indifférence.
Maudite faiblesse !
Elle ouvrit la bouche, prête à l'attaquer avant qu'il ait eu le temps de la blesser, mais il ne lui
en laissa pas le loisir.
— Vous êtes d'une beauté éblouissante, ce matin, ma chérie...
Hélène lui jeta un coup d'œil à la dérobée. Non, il n'y avait eu aucune moquerie. Seulement de
l'admiration. Ses joues s'enflammèrent, car l'expression de Geoffrey était devenue rêveuse et
un peu lointaine. Une expression dont elle connaissait la signification maintenant : il avait
envie d'elle. Jamais personne n'avait eu envie d'elle. Sauf Geoffrey.
D'un seul coup, toutes ses angoisses disparurent. Il la désirait encore, même à la lumière du
jour. Elle ne répondit rien, mais un sourire radieux éclaira son visage.
— Hélène...
Il s'approcha d'elle et elle frissonna d'anticipation, mais, au lieu de l'embrasser, il lui tendit
simplement la main.
— Venez, murmura-t-il d'une voix rauque. Sinon, je vais céder à la tentation et nous allons
terminer la matinée au lit.
La jeune femme rougit de nouveau. Par modestie, mais également parce qu'elle était un peu
déçue. Pour sa part, elle n'aurait vu aucun inconvénient à retourner dans le nid douillet où ils
avaient partagé tant de plaisirs. Mais n'était-ce pas un péché de songer à de tels ébats au
milieu de la journée? Elle baissa la tête et réprima un soupir. Geoffrey avait peut-être besoin
de l'obscurité de la nuit pour... Son amour-propre en fut légèrement froissé, mais néanmoins
elle se laissa prendre la main.
Tout en l'emmenant vers la porte, il se pencha vers elle et lui parla à l'oreille, d'un ton grave et
mystérieux.
— Cet hiver, nous serons obligés de nous confiner à l'intérieur, mais par ce beau temps ce
serait vraiment dommage. En me réveillant, j'ai vu que le soleil brillait et je me suis dit qu'une
promenade à cheval avec ma femme serait tout à fait appropriée.
Y avait-il eu un sens caché dans ses paroles? Il n'en dit pas plus, mais ses doigts enlacèrent les
siens avec une ardeur pleine de promesses.
Jamais un homme ne lui avait tenu la main de cette façon !
Bien qu'elle se sentît un peu gauche, elle n'eut aucune envie de la lui reprendre et elle le suivit
docilement dans l'escalier. Sur leur passage, les domestiques s'arrêtaient et les regardaient
avec des yeux ronds, mais Geoffrey n'y prêtait même pas attention et ils arrivèrent ainsi à
l'écurie où deux chevaux les attendaient, déjà sellés et harnachés. Où avait-il l'intention de
l'emmener? se demanda-t-elle en fronçant les sourcils. Allaient-ils sortir sans escorte ?
Mais dès qu'ils eurent franchi le pont-levis, toutes ses inquiétudes s'évanouirent. C'était si bon
de galoper, les cheveux au vent... L'impression de liberté était merveilleuse. Mais, en même
temps, elle ne s'était jamais sentie autant en sécurité. Geoffrey était là pour la défendre et la
protéger. Avec lui, il ne pouvait rien lui arriver.
Ils traversèrent une rivière sur un vieux pont de pierre et s'enfoncèrent dans les collines. Il
faisait chaud. Les haies ruisselaient de chèvrefeuille en fleur et leur parfum entêtant
embaumait l'atmosphère douce et limpide.
Geoffrey arrêta sa monture dans une petite prairie nichée comme une émeraude au milieu de
la forêt. L'herbe n'avait pas encore été fauchée et elle était parsemée de coquelicots, de
boutons d'or et de grandes valérianes roses et blanches. Hélène inspira profondément. Jamais
elle ne s'était sentie aussi vivante et en si parfaite symbiose avec la nature. Les yeux brillants
de bonheur, elle regarda son mari descendre de cheval et s'avancer vers elle.
Brusquement, elle eut envie de rire. Jamais son père — ou quiconque — ne l'avait aidée à
mettre pied à terre!
Ses mains lui enlacèrent la taille et elle bascula sans résister dans ses bras. Au contact de son
corps viril, une étrange faiblesse l'envahit et sa tête se mit à tourner. Il la déposa dans l'herbe
et, un sourire de conspirateur aux lèvres, il l'abandonna un instant pour aller prendre la
couverture roulée derrière la selle de son cheval. Puis, à sa grande surprise, il l’étala par terre
et s'assit. En le voyant enlever ses bottes et son ceinturon, Hélène rougit et battit des
paupières. Elle commençait à soupçonner ses intentions, mais, néanmoins, elle vint s'asseoir à
côté de lui et affecta d'admirer le paysage qui les entourait.
Les collines verdoyaient à l'infini et, au-dessus des frondaisons, le soleil brillait de mille feux
et faisait étinceler dans le lointain les toits pointus et gris des hautes tours de Fitzhugh.
Un vol de canards passa dans le ciel et, alors qu'elle le suivait des yeux, elle sentit les doigts
de Geoffrey s'insinuer dans ses cheveux. Leur caresse était tellement douce, tellement... Elle
poussa un long soupir et laissa aller sa tête en arrière. Jamais auparavant elle n'avait imaginé
que ses cheveux pouvaient avoir un quelconque attrait — pas plus que le reste de son corps,
d'ailleurs.
Il s'était rapproché d'elle, car elle sentait sa chaleur dans son dos. Soudain, il souleva son
épaisse crinière et l'embrassa dans le cou. Elle frissonna et lutta avec peine contre la
délicieuse torpeur qui était en train de l'envahir.
— Geoffrey ! protesta-t-elle faiblement.
— Hélène !
Une touche moqueuse avait percé dans sa voix et elle sentit ses mains glisser autour de ses
bras et envelopper ses seins.
— Ici, comme cela? questionna-t-elle d'une voix tremblante. Etes-vous devenu fou?
— Non, seulement fou de toi, répondit-il tout contre son oreille.
Hélène battit des cils. Pourquoi avait-il pris la peine de l'amener jusqu'ici alors qu'à Fitzhugh
ils avaient un grand lit souple et confortable ? Elle tourna la tête et lut dans ses yeux la
réponse à sa question. Une réponse dont la clarté l'illumina et fit battre son cœur à grands
coups dans sa poitrine. Trop de mauvais souvenirs étaient attachés aux murs gris de leur
chambre. Son père, Avery... Tout son horrible passé. Il avait voulu lui faire connaître l'amour
dans un endroit neuf et dépourvu de toute souillure. L'amour n'était-il pas encore plus beau et
plus pur dans la lumière du soleil ?
Avalant avec peine la boule qui s'était formée au fond de sa gorge, elle prit le visage de son
mari dans ses mains et des larmes de bonheur perlèrent entre ses cils. Comment pouvait-on
être aussi bon, aussi plein de prévenances ?
— Geoffrey...
Leurs lèvres se joignirent dans un baiser chargé de tendresse et de passion. Il gémit de plaisir
et, brusquement, elle eut envie de lui donner une preuve tangible de son amour. Très
doucement, elle fit glisser ses mains sur ses bras et sur ses épaules.
— Oh oui, caresse-moi, Hélène...
Il saisit les bords de sa tunique et fit passer le vêtement par-dessus sa tête.
La jeune femme retint son souffle. Le torse nu de Geoffrey resplendissait dans la lumière du
soleil. A chacun de ses mouvements, ses muscles vibraient et leurs veines sinueuses se
gonflaient, gorgées de sang et d'énergie. Sa force ne l'intimidait plus. Au contraire. Elle la
rassurait et l'attirait.
Assis sur les talons, il attendit, en s'offrant délibérément à son regard. Il était si beau, si viril!
Elle frissonna et une vague de chaleur monta dans ses reins.
Lentement, d'un geste hésitant, elle appuya la paume de la main à l'emplacement de son cœur.
Il battait à se rompre. Surprise par un tel émoi, elle leva les yeux vers son visage et devant
l'intensité des désirs qu'elle lut dans son regard, elle ne put s'empêcher de rougir.
S'enhardissant, elle laissa courir ses doigts à travers l'épaisse toison qui lui recouvrait le torse
et éprouva un plaisir indicible à toucher les muscles de ses épaules et de ses bras. Il n'était pas
seulement un clerc. Il était aussi un chevalier, un guerrier qui souvent, déjà, avait défendu sa
vie à la pointe de son glaive. N'était-il pas allé combattre en France, aux côtés du Prince Noir?
A cette pensée, elle sentit une étrange excitation l'envahir.
Mais, surtout, c'était son mari. Se penchant vers lui, elle appuya sa joue contre son cœur et
s'enivra de son odeur virile. Ce n'était pas assez. Les lèvres frémissantes, elle traça un sillon
de feu sur sa peau. Un sillon parsemé de mille baisers.
Soudain, sa langue rencontra un petit téton rêche et dur. Poussée par une impulsion
irraisonnée, elle le mordilla et Geoffrey gémit de plaisir. D'un seul coup, elle se souvint alors
des confidences de Marion. Des confidences qui, sur le moment, l'avaient choquée, mais qui
maintenant faisaient naître en elle des désirs qu'elle n'aurait même pas soupçonnés.
Abandonnant toute timidité, elle ôta fiévreusement sa robe et l'envoya rejoindre la tunique de
Geoffrey. Sa chemise suivit le même chemin puis, le cœur battant, elle jeta ses bras autour du
cou de son mari et pressa avec délice sa poitrine nue contre son torse. En sentant ses mains
qui glissaient sur ses hanches et l'attiraient vers lui, elle frissonna et un son rauque s'échappa
de sa gorge.
— Hélène...
Les doigts de Geoffrey étaient trop fébriles et ils n'arrivaient pas à dénouer le cordon de son
haut-de-chausses. Après une brève hésitation, elle l'aida et fit glisser l'étoffe sur ses hanches.
En découvrant son membre viril, dressé et conquérant, elle ne ressentit aucune crainte, mais
seulement un désir si brûlant qu'elle ne put résister au plaisir de le caresser et de le prendre
dans sa main. Geoffrey frissonna et, l'attirant vers lui, il bascula en arrière sur la couverture.
Toute tremblante d'anticipation, elle frotta son corps contre le sien, mais il ne fit rien pour
inverser leur position. Que voulait-il? Pourquoi...?
De nouveau, elle se souvint des confidences de Marion. Ne lui avait-elle pas dit que Dunstan,
parfois, la laissait le chevaucher?
Toute rougissante, elle s'assit à califourchon et sentit son membre qui vibrait contre sa
féminité. Etait-ce cela qu'il voulait? Il avait les yeux fermés. Elle le regarda et, très
doucement, commença à remuer les hanches.
— Oui, Hélène... Comme cela... j'aime...
Elle obéit et elle le sentit se cambrer. Chacun de ses mouvements accroissait encore son émoi.
Ses reins étaient en feu.
— Prends-moi en toi ! Maintenant...
Elle non plus ne pouvait plus attendre. Elle se souleva légèrement et il glissa en elle en
poussant un long soupir de soulagement.
Jamais elle n'avait ressenti des sensations aussi merveilleuses ! Leurs corps vibraient à
l'unisson et elle était légère... tellement légère. Les grognements rauques de Geoffrey
l'incitaient à aller plus vite, toujours plus vite. Puis, soudain, ce fut comme une explosion, un
feu d'artifice. Des petits cris inarticulés s'échappèrent de ses lèvres et elle se laissa retomber
contre son torse, toute haletante.
— Oh, mon amour...
Autour d'eux, la nature était en fête. Dans le ciel, le soleil brillait de tous ses feux et, dans les
frondaisons, les oiseaux voletaient de branche en branche, indifférents à leurs ébats.
Hélène ferma les yeux. Elle était heureuse. Elle était bien.
Mais, tapie derrière un buisson, une créature maléfique dardait sur eux un regard plein de
jalousie et de ressentiment. Une créature qui était prête à tout pour détruire leur bonheur et les
contraindre à se séparer.
Lorsque Geoffrey entra dans la grande salle, les derniers convives étaient en train d'arriver. Le
successeur de Serle l'avait gardé plus longtemps que prévu et il était impatient, non pas de
dîner, mais de retrouver Hélène. Hélène qui était enfin devenue sa femme — complètement,
sans la moindre restriction. Hier soir, les ombres de son père et d'Avery avaient encore plané
sur leur hymen, mais ce matin, dans la lueur éclatante du jour, plus rien n'était venu gâcher
leur union et Geoffrey avait de nouveau le cœur gonflé d'espoir. Un avenir radieux s'ouvrait
devant lui.
Lorsqu'il tira sa chaise, son sourire s'effaça et ses narines frémirent.
D'où pouvait bien provenir cette odeur putride?
Il y avait quelque chose de sombre sur son siège. Il recula et porta la main à son glaive.
— Que diable... !
En entendant son exclamation, les chevaliers de Dunstan accoururent et firent cercle autour de
lui, les yeux écarquillés de stupeur et de dégoût.
A première vue, il s'agissait d'une masse informe et sanguinolente. Un morceau de viande
avariée dans lequel on avait planté une flèche !
Le nez pincé, Geoffrey se pencha pour l'examiner et ne réprima qu'avec peine un juron. Un
cœur! Dieu merci, ce n'était pas un cœur humain. "S'il en jugeait à sa taille, il avait dû
appartenir à un veau ou à un sanglier. Un rebut de boucherie? Ce n'était pas une période
d'abattage, mais la table du château était alimentée régulièrement en gibier de toute sorte. Et
cette flèche... Jamais il n'en avait vu de semblables. Elle était plus petite que celles dont se
servaient ses archers et elle était noire, comme si elle avait été trempée dans de la poix.
Qui avait bien pu placer cette horreur sur sa chaise ? Etait-ce une offrande maléfique ? Un
mauvais sort qui lui était destiné?
Le visage de Geoffrey s'empourpra de rage. A part Hélène, personne ne l'avait encore
vraiment accepté à Fitzhugh, mais de là à faire des plaisanteries aussi ignobles... Il se pencha
pour arracher la flèche, mais Talbot lui retint le bras.
— Prenez garde, messire. Cette flèche a été enduite avec une substance infecte, du poison,
peut-être !
Malcolm hocha la tête.
— Oui, c'est un présent du diable, acquiesça-t-il sourdement.
— Un mauvais présage? suggéra un autre chevalier.
— Plutôt un avertissement, corrigea Geoffrey.
Il réfléchit, les yeux fixés sur l'immonde dépouille. Cette offrande avait-elle une signification
pour ses gens? Une superstition locale? Qui avait bien pu la déposer sur sa chaise?
Montgomery? Serle? Ils avaient tous les deux quitté ses terres et ils devaient être loin
maintenant. Avait-il un autre ennemi sous son toit?
Il leva la tête et regarda ses gens en fronçant les sourcils. Les convives autour de la table
d'honneur avaient tous l'air sincèrement horrifiés et, derrière eux, il n'y avait que des visages
pâles et remplis d'effroi. Non, ce n'était pas ici qu'il devait chercher le coupable. Mais où,
alors?
Soudain, il y eut des murmures étouffés et l'une après l'autre, les têtes se tournèrent vers la
porte des cuisines.
Geoffrey posa la main sur le pommeau de son glaive. L'un des anciens chevaliers de Fitzhugh
avait-il décidé de le provoquer en combat singulier? Il pivota lentement sur les talons, prêt à
faire face à une menace, quelle qu'elle soit, mais en reconnaissant la frêle silhouette debout
sur le pas de la porte, il retint son souffle.
Hélène.
Autour de lui, les chuchotements redoublèrent. Trop bas pour qu'il puisse les comprendre,
mais, une fois ou deux, il reconnut le mot « sorcière » et il se figea. De nombreuses épithètes
avaient été employées en sa présence pour décrier sa femme, mais jamais encore il n'avait
entendu quelqu'un lui prêter des talents d'empoisonneuse ou de jeteuse de sorts. Cette
nouvelle accusation le mit mal à l'aise, car il connaissait la superstition des gens du peuple.
Au moindre soupçon, ils étaient prêts à envoyer leur propre fille au bûcher.
Alors, Hélène...
Il fit un pas vers elle, la main sur son épée, au cas où l'un de ces manants oserait parler plus
ouvertement. Elle avait dû entendre des bribes de conversation, car ses yeux étincelaient de
rage et de frustration à travers le voile de ses cheveux. En la voyant ainsi, Geoffrey sentit une
vague de colère monter en lui. La créature qui était devant lui n'avait plus aucune
ressemblance avec la femme tendre et passionnée qu'il avait tenue dans ses bras. C'était une
bête traquée, une tigresse prête à bondir au moindre geste d'hostilité.
Tout cela à cause de ces brutes !
Aucun d'entre eux n'était-il donc capable de voir combien elle était vulnérable, en dépit de ses
airs farouches et de son habileté à manier les armes et les jurons ?
Voyant qu'Hélène refusait d'avancer et que les murmures augmentaient autour d'elle, il décida
de prendre les choses en main.
— Silence! cria-t-il d'une voix que le Loup de Belmont n'aurait pas reniée. Jamais je ne
tolérerai qu'on raconte de pareilles stupidités en ma présence !
Pivotant lentement sur lui-même, il parcourut l'assemblée d'un regard hautain, mais ne
rencontra que des yeux fuyants et craintifs. Par le Christ, avaient-ils tous quelque chose à se
reprocher ? Il soupira et haussa les épaules.
— Servez le repas! ordonna-t-il. Emporte cette chaise dans la cour et fais-la nettoyer par l'un
de tes hommes, ajouta-t-il en se tournant vers Talbot. Veille à ce que cette dépouille soit bien
enterrée. Il est inutile qu'un chien s'en empare et la traîne dans les couloirs du château.
Le chevalier grimaça, mais obéit, tandis que Malcolm paraissait soulagé d'avoir échappé à une
pareille corvée.
Geoffrey fit signe aux convives qu'ils pouvaient se rasseoir et, tandis qu'ils prenaient place, il
s'avança vers Hélène et lui tendit le bras. L'espace d'un instant, elle sembla hésiter, mais,
finalement, elle le prit et le suivit sans un mot.
Une fois à table, il tint à la servir lui-même, mais elle mangea du bout des dents et ne desserra
pas les lèvres pendant tout le repas.
Ils avaient réussi à lui gâcher sa soirée !
Jamais Geoffrey ne s'était senti aussi furieux. L'affaire n'était pas close. Loin de là. Dès ce
soir, il convoquerait ses gens et les interrogerait, l'un après l'autre. Le sinistre individu qui
avait déposé cette offrande maléfique sur sa chaise avait dû le faire juste avant le dîner et
comme il y avait toujours du monde dans la grande salle, quelqu'un avait sûrement remarqué
son manège. Avec un peu de patience, il découvrirait le coupable. Surtout s'il faisait miroiter
quelques pièces d'argent...
Chapitre 16
Personne n'avait vu le moindre suspect.
Geoffrey se passa la main dans les cheveux et poussa un soupir exaspéré. Il n'était pas loin de
croire que tous ses sujets, depuis ses chevaliers jusqu'aux plus humbles de ses vilains, s'étaient
ligués pour conspirer contre lui. Mais, quand il y réfléchissait, il se disait que c'était absurde.
Depuis son arrivée, tout le monde mangeait à sa faim et il avait fait entreprendre partout des
travaux d'amélioration. Dans les prés, les troupeaux étaient déjà plus nombreux et jamais les
récoltes n'avaient été aussi belles. Grâce à ses conseils et à l'argent qu'il avait repris à Série.
Avec du travail et de la persévérance, son fief ne tarderait pas à devenir aussi prospère que
celui de Dunstan. Qui donc pouvait vouloir s'opposer à l'œuvre qu'il avait commencée? Il
secoua la tête. C'était vraiment incompréhensible.
Le dos appuyé au mur, il ferma les yeux et essaya d'examiner logiquement les données du
problème. Si ce n'était pas du mécontentement, pour quelle raison ses gens montraient-ils une
telle défiance à son égard? Par allégeance à quelqu'un d'autre? Il secoua la tête. Non. il s'était
rendu compte depuis longtemps que le baron de Fitzhugh avait été haï et méprisé par ses
sujets et que sa fille, malheureusement, ne jouissait pas d'une meilleure réputation.
Montgomery? Serle? Ni l'un ni l'autre n'était vraiment populaire au château et personne n'avait
cherché à prendre leur défense quand il les avait chassés sans délai. Alors, pourquoi ses gens
refusaient-ils de parler? Ils étaient sur leurs gardes, comme s'ils avaient peur de quelque
chose.
Geoffrey soupira de nouveau et se prit la tête entre les mains. Il n'était pas un tyran et n'avait
exercé aucune violence sur ses sujets. Par le Christ, il avait même laissé Serle s'en aller, au
lieu de le faire jeter dans ses oubliettes ! Peu de seigneurs se seraient montrés aussi
magnanimes.
Etait-ce son nom qui les rendait aussi craintifs? Le Loup de Belmont avait mené de dures
batailles contre leur ancien maître et son père, le comte de Worthington, était connu dans tout
le royaume pour ses faits d'armes et pour sa richesse.
Il se redressa et souffla sa bougie. Cela suffisait pour ce soir. De toute façon, il n'obtiendrait
rien de plus. Il demanderait à Talbot et à Malcolm de continuer leur enquête — discrètement.
Après tout, d'ailleurs, une mauvaise plaisanterie n'était pas à exclure. Et puis, il était tard et il
avait envie de se coucher.
A cette pensée, un sourire éclaira son visage. Son premier sourire depuis le début de la soirée.
Hélène l'attendait dans leur lit et en songeant à leurs ébats du matin et de la nuit précédente, il
n'eut plus qu'une seule hâte : la rejoindre et oublier tout le reste. L'escalier était plongé dans
l'obscurité. Il le monta presque en courant, mais, devant la porte de leur chambre, il reprit son
souffle et entra sans faire de bruit. Elle s'était peut-être endormie et il ne voulait pas risquer de
la réveiller. Une chandelle était allumée sur la table de nuit. Il avança sur la pointe des pieds
et s'arrêta à côté du lit. Elle avait les yeux fermés et, en contemplant son visage, il sentit son
cœur battre plus vite. Elle lui appartenait désormais. Aussi complètement qu'une femme peut
appartenir à un homme. Il se pencha et, saisissant une mèche de ses cheveux, il la fit glisser
entre ses doigts.
Ils étaient doux, fragiles et pleins de vie.
Comme Hélène.
Les yeux de Geoffrey glissèrent sur ses épaules et il fut un peu déçu en voyant qu'elle avait
gardé sa chemise. Après la façon dont ils s'étaient donnés l'un à l'autre, il pensait qu'il n'y
avait plus besoin de vêtements entre eux. Oui, mais c'était ce matin et il était arrivé beaucoup
de choses depuis lors.
Son froncement de sourcils s'accentua. Ils l'avaient traitée de sorcière et elle s'était
recroquevillée en elle-même comme une tortue dans sa carapace. Puis, après le dîner, elle
s'était enfuie. Geoffrey était le seul à savoir combien son armure était fragile. Ses airs
farouches n'étaient qu'une façade destinée à cacher sa faiblesse et son désarroi. Brusquement,
il éprouva un sentiment de culpabilité. N'aurait-il pas dû monter la rejoindre et prendre le
temps de la rassurer avant de se lancer dans ce long et fastidieux interrogatoire?
A cause de cette affaire, il avait négligé son rôle de mari. Un rôle qu'il allait prendre à cœur
dorénavant, se jura-t-il intérieurement. Plus jamais il ne l'abandonnerait à ses anciens démons.
Après avoir soufflé la chandelle, il se déshabilla et se glissa à côté de sa femme.
Hélène cligna des yeux dans la pénombre. Lorsqu'elle avait entendu la porte s'ouvrir, elle
avait fait semblant de dormir, mais maintenant elle était par trop consciente de la présence de
Geoffrey. Après ce qui s'était passé dans la grande salle, elle s'était demandé comment il allait
réagir et avait eu peur d'affronter son courroux.
Pour ses gens, il n'y avait aucun doute. Elle était coupable. Elle l'avait vu dans leurs regards et
dans leur attitude hostile et craintive. Ils étaient tous persuadés que c'était elle qui avait déposé
cette dépouille maléfique sur la chaise de son mari. Elle n'avait même pas eu le cœur de les en
blâmer. N'était-ce pas exactement le genre de chose qu'elle aurait pu faire au début de son
mariage? Oui, mais maintenant...
Elle se mordit la lèvre et un sanglot s'étrangla au fond de sa gorge.
Il l'avait considérée en silence, sans dire un mot. Qu'y avait-il eu dans ses yeux? De la peur?
Du dégoût? Allait-il lui ordonner de s'en aller? Lui dire que tout était fini entre eux?
A la seule idée de devoir le quitter, elle frissonna et sa faiblesse fit naître en elle une horrible
angoisse. Comment avait-elle pu devenir aussi vulnérable, aussi dépendante de l'opinion de
son mari ?
L'opinion de son mari !
A cette pensée, elle réprima un éclat de rire amer. Jamais il ne croirait dans son innocence.
Allait-il la mettre à la question? Chercherait-il un moyen détourné pour la confondre? Le pire
serait encore d'être condamnée avant même d'avoir eu le loisir de se défendre. Elle entendait
déjà sa voix douce et persuasive : « Allons, Hélène, dites-moi pourquoi vous avez fait cela?
Vous suis-je donc si odieux ? Ne vous ai-je pas.. ? »
Jamais elle ne pourrait supporter sa commisération !
Soudain, elle frissonna. Geoffrey s'était retourné vers elle et sa main lui caressait la joue ! Il
l'attira vers lui et, d'un seul coup, toutes les angoisses de la jeune femme s'évanouirent.
Il ne la repoussait pas ! Sa confiance en elle était-elle assez forte pour qu'il n'éprouve même
pas le besoin de l'interroger?
— Geoffrey...
— Oui, ma chérie?
Il enfouit son visage dans ses cheveux et poussa un gémissement de plaisir.
Elle ne le dégoûtait pas ! Il avait encore envie d'elle !
Le cœur plein de reconnaissance, elle enlaça ses bras autour de son cou et s'abandonna à ses
caresses.
Geoffrey se leva à l'aube, décidé à tirer au clair l'incident de la veille. La situation ne pouvait
plus durer. Il avait besoin de la confiance de ses gens et il ne l'obtiendrait pas tant qu'il n'aurait
pas démasqué l'ennemi qui, dans l'ombre, les dressait contre lui.
Hélène dormait encore. Après avoir bouclé son ceinturon, il déposa un baiser sur son front et
sortit en refermant sans bruit la porte derrière lui. Au pied de l'escalier, Talbot et Malcolm
l'attendaient, le visage grave.
— Qu'y a-t-il? questionna Geoffrey en fronçant les sourcils. Vous avez découvert quelque
chose ?
Les deux chevaliers grimacèrent et regardèrent autour d'eux avec embarras. La grande salle
était pleine de serviteurs et, visiblement, ils hésitaient à parler devant eux.
— Allons dans la bibliothèque. Nous y serons plus tranquilles.
Ils le suivirent et lorsqu'ils furent seuls, il se retourna vers eux.
— Alors? Qu'avez-vous à me dire?
Ils hésitèrent encore un instant, puis Talbot se décida enfin à parler.
— A part des rumeurs et des hypothèses plus ou moins saugrenues, nous n'avons pas entendu
grand-chose...
Malcolm hocha la tête et examina pensivement ses ongles, comme s'il n'osait pas regarder
Geoffrey en face.
— Oui, il y a beaucoup de bruits qui circulent...
— Alors, vous en savez plus que moi, car personne n'a rien voulu me dire.
Talbot s'éclaircit la gorge.
— Ils avaient peut-être peur de votre réaction, messire.
Geoffrey se passa la main nerveusement dans les cheveux. C'était bien le sentiment qu'il avait
eu, mais il n'arrivait pas à comprendre une telle appréhension.
— Pourquoi? J'ai toujours été juste avec eux. Non, vraiment, je ne vois pas ce qui a pu
susciter une pareille plaisanterie !
Malcolm se déplaça d'un pied sur l'autre, l'air de nouveau terriblement mal à l'aise.
— Ce n'était pas une plaisanterie, messire, mais un avertissement. Il y a quelqu'un qui est prêt
à tout pour vous obliger à vous en aller.
Geoffrey soupira. Il avait déjà longuement réfléchi au problème et personne, à sa
connaissance, n'avait intérêt à le chasser de Fitzhugh.
— Vous devriez peut-être vous éloigner pendant quelque temps, suggéra Talbot. Votre frère
serait très heureux de vous accueillir à Belmont...
Quoique peu ébranlé par la gravité de son ton, Geoffrey s'esclaffa.
— Je devrais fuir parce qu'un mauvais plaisant a déposé un morceau de viande avariée sur ma
chaise ? Tu veux rire, je suppose ?
Il n'avait jamais cédé à une menace et celle-ci était vraiment trop ridicule pour qu'il s'en
effraie.
Talbot le regarda d'un air sombre. Visiblement, il ne voyait pas ce qu'il y avait de drôle dans
cette affaire.
— Vous préférez vous fermer les yeux, messire, mais il y a quelqu'un ici qui aurait tout à
gagner à votre départ. A votre mort, même.
Geoffrey haussa un sourcil étonné.
— Qui donc?
Malcolm baissa la tête, mais Talbot soutint vaillamment son regard.
— Votre femme.
Geoffrey jura violemment et posa la main sur son glaive, mais, finalement, il se dit que sa
colère était absurde. Les soupçons de Talbot étaient naturels et il n'avait aucune raison de s'en
offusquer. S'il voulait les réfuter, il devait garder la tête froide et répliquer par des arguments
logiques.
— Contrairement à ce que tu penses, elle n'a rien à y gagner. Si je venais à mourir, le roi lui
trouverait un autre mari ou la ferait enfermer dans un couvent. Jamais il ne laisserait une
forteresse comme celle-ci aux mains d'une femme. Ce serait trop risqué pour les marches du
royaume.
— Il y a des forces plus puissantes que la volonté d'un roi, murmura Talbot sourdement. Les
forces du mal...
Cette fois-ci Geoffrey éclata de rire franchement.
— Allons, arrête de dire des bêtises, Talbot !
Le chevalier pâlit et se mordit la lèvre.
— Avez-vous examiné cette flèche, messire? Elle était toute petite et ne ressemblait guère à
celles de mes archers. Exactement le genre de trait dont une femme pourrait aisément se
servir. Ne dit-on pas que lady de Burgh est habile au maniement des armes ? De toutes les
armes?
Geoffrey se raidit, mais le chevalier de Dunstan poursuivit avec obstination.
— Quand nous l'avons regardée de près, nous avons vu qu'elle était recouverte d'une
substance collante et nauséabonde. De la belladone ou peut-être de l'aconit.
— Vous auriez pu mourir simplement en la touchant, renchérit Malcolm.
Geoffrey frissonna involontairement. JJ n'aimait pas du tout le tour que la conversation était
en train de prendre.
— L'empennage non plus n'était pas ordinaire, poursuivit Talbot. Il était fait avec des plumes
de chouette. Des plumes de chouette ! répéta-t-il, comme s'il avait été très impressionné par
une telle découverte.
— Oui, acquiesça Malcolm d'une voix sourde. Des plumes de chouette, du poison, de la
poix... Tous les ingrédients dont se servent les sorciers pour leurs envoûtements et leurs
maléfices.
Geoffrey se leva d'un bond et ses yeux étincelèrent.
— Que veux-tu dire, maraud? Oserais-tu prétendre que lady de Burgh est une sorcière?
Effrayé par la violence de sa réaction, Malcolm pâlit et recula d'un pas.
— Non, me... messire, bredouilla-t-il. Nous voulions seulement dire que les femmes étaient
plus expertes que les hommes dans ce genre de manigances.
Les poings serrés, Geoffrey fit un pas en avant et seule la force de sa volonté l'empêcha de
tirer son glaive et de le pourfendre. Hélène était sa femme et jamais il ne tolérerait qu'on
l'accuse sans preuve en sa présence.
— Nous n'avions pas l'intention de vous offenser, messire, continua Talbot, mais votre frère
nous a demandé de veiller sur vous et nous serions plus tranquilles si vous consentiez à
restreindre la liberté de lady de Burgh.
Geoffrey le regarda fixement, presque aussi étonné par la nature de sa requête que par son
insolence.
— Aurais-tu peur d'une simple femme? questionna-t-il avec incrédulité. Toi, un vétéran des
guerres en Aquitaine et en Bretagne ? Je suis sûr que tu as déjà affronté des ennemis bien plus
redoutables !
Talbot grimaça.
— Ce n'est pas pour moi que j'ai peur, messire, mais pour vous. Elle a proféré maintes fois
des menaces à votre encontre et vous seriez en droit de la faire enfermer. Au moins pendant
quelque temps. Cela vous donnerait un peu de répit et vous permettrait de mener votre
enquête sans avoir sans cesse une menace suspendue au-dessus de votre tête.
Geoffrey sentit une nouvelle bouffée de colère monter en lui, mais il réussit à se maîtriser.
Objectivement, il ne pouvait rien reprocher aux chevaliers de Dunstan. Ils l'avaient servi
loyalement et avaient accompli avec zèle la mission qu'il leur avait confiée. Après tout, ils
n'étaient pas les seuls à nourrir des soupçons à l'égard d'Hélène. Néanmoins, cela ne voulait
pas dire qu'il devait suivre leurs avis.
— Non, déclara-t-il avec fermeté. Je ne mettrai pas ma femme en prison sans preuves
formelles. Et je n'ai pas non plus l'intention d'aller me réfugier chez mon frère pour quelques
plumes de chouette et un cœur de sanglier pourri ! Si on venait à l'apprendre, je serais la risée
de tout le royaume. De votre côté, vous allez continuer votre enquête et essayer de démasquer
l'auteur de cette ignoble farce. Naturellement, ajouta-t-il sur un ton volontairement moqueur,
je ne vous oblige pas à rester ici. Si vous le désirez, vous êtes libres de vous en retourner à
Belmont...
Aussitôt, les deux chevaliers se récrièrent et renouvelèrent leur serment d'allégeance. Ils
n'avaient jamais reculé devant un danger et ils le défendraient, jusqu'à la mort, s'il le fallait.
Après les avoir congédiés, Geoffrey réfléchit longuement. La plaisanterie commençait à
prendre des proportions inquiétantes. Il connaissait la superstition des gens du peuple et s'il ne
mettait pas un terme au plus vite aux rameurs, la situation ne tarderait pas à lui échapper.
Il devait trouver le coupable et le châtier d'une façon exemplaire.
Série n'avait pas assez de courage pour chercher à le renverser, mais il avait eu tort d'écarter
Montgomery. L'ancien lieutenant de Fitzhugh était un homme ambitieux et rasé. Avec l'aide
d'un ou deux complices à l'intérieur du château, il pouvait très bien-Oui, c'était l'hypothèse la
plus probable. Quant à l'autre hypothèse... Elle était tout simplement impensable.
Ignorant la menace qui planait au-dessus de lui, Geoffrey ne changea rien à ses habitudes et
continua de vaquer à ses occupations comme si de rien n'était — au grand dam de Talbot et de
Malcolm. Les deux chevaliers le suivaient comme son ombre et, s'il les avait écoutés, il aurait
pris ses repas tout seul, après avoir fait goûter chaque met par un serviteur, et n'aurait même
plus osé traverser la grande salle ou la cour.
Mais n'était-ce pas justement ce que cherchait son mystérieux ennemi? L'isoler, le couper de
ses gens. Non, il ne lui donnerait pas cette satisfaction et il n'avait pas l'intention non plus de
punir Hélène pour une faute qu'elle n'avait pas commise.
Chaque nuit, il la rejoignait dans leur lit et les preuves d'amour qu'elle lui donnait suffisaient à
le rassurer quant à son innocence. Dans la journée, il s'arrangeait également pour être vu
souvent avec elle et, chaque fois qu'il en avait la possibilité, il lui consacrait un peu de son
temps pour lui apprendre à lire et à écrire.
Elle avait l'esprit vif et ses progrès n'arrêtaient pas de le stupéfier. Mais surtout, elle
embellissait un peu plus chaque jour. La métamorphose était tellement complète que, parfois,
il n'arrivait même plus à reconnaître la femme qu'il avait épousée !
Mais en dépit de l'intimité de leur union, il restait une ombre entre eux.
Une ombre noire et menaçante qui se nourrissait dans l'atmosphère pesante qui régnait autour
d'eux. La peur était partout. Dans les couloirs, dans la grande salle et même dans les cuisines.
Les habitants du château s'épiaient les uns les autres et chaque fois qu'ils le regardaient,
Geoffrey avait l'impression qu'ils voyaient en lui la source de tous leurs maux. A cause de son
obstination, toutes les plaies de l'Egypte allaient s'abattre sur leur tête!
Cela avait déjà commencé. Depuis plusieurs jours, il pleuvait à verse et le gris du ciel
assombrissait encore les visages de ses sujets.
Assis au bout de la table d'honneur, Geoffrey sentait leurs yeux braqués sur lui. Des yeux
pleins de reproche et de ressentiment.
Il avait ignoré l'avertissement des forces occultes et, en représailles, lesdites forces avaient
déchiré les nuages et déversé sur ses terres les cataractes du ciel.
C'était vraiment trop ridicule ! Geoffrey repoussa sa chaise avec impatience. Il en avait plus
qu'assez de toutes ces absurdités. Un crapeau sautait dans une mare au milieu de la cour ?
Aussitôt, un imbécile y voyait un mauvais présage et se signait furtivement !
Il tourna la tête et rencontra les visages fermés de ses deux gardes du corps. Talbot et
Malcolm ne valaient pas mieux que les plus ignorants de ses vilains. Pendant les repas, ils
restaient derrière lui désormais et épiaient chacun de ses gestes, comme s'il était un vieillard
cacochyme, incapable de se défendre tout seul.
La situation était en train de devenir intenable et le pire était encore son impuissance. Il avait
l'impression de ne rien pouvoir faire pour échapper à cette malédiction.
Parfois, il avait envie de sortir son glaive et de tailler en pièces jusqu'au dernier tous ces
horribles poltrons. S'enivrer dans un bain de sang... Mais à quoi cela servirait-il? A rien, sans
doute.
Ah, si seulement il pouvait mettre la main sur cet ennemi mystérieux qui le narguait, tapi dans
l'ombre! Mais, jusqu'à présent, il n'avait pas réussi à découvrir le moindre indice.
Il songea avec nostalgie à l'atmosphère paisible et joyeuse de Belmont et de Worthington. Il
n'aurait pas dû revenir à Fitzhugh. Sa vie était en train de se transformer en un véritable
calvaire, mais il était trop tard maintenant pour revenir en arrière. Jamais il n'oserait avouer à
ses frères de quelle façon il avait été mis en déroute !
Il soupira et se demanda où diable pouvait bien être Hélène. Jamais elle n'était aussi en retard!
Un serviteur posa un plat de viande devant lui et il le remercia d'un bref hochement de tête.
Allait-il devoir commencer sans elle ? Afin de couper court aux rumeurs, il lui avait demandé
de descendre prendre tous ses repas dans la grande salle. Il réprima un juron. Le dîner était
servi et il n'avait aucune envie de monter la chercher avec, ses deux cerbères attachés à ses
basques.
Tant pis. Elle mangerait quand elle descendrait. Après tout, elle avait bien dû entendre la
cloche.
Il tira sa dague et coupa un morceau de viande, mais Talbot l'arrêta juste au moment où il
allait le porter à sa bouche.
— Laissez-moi le goûter, messire. Au cas où il serait empoisonné.
Geoffrey se raidit et se retourna vers lui d'un air surpris. Sa première réaction fut d'éclater de
rire, mais en voyant la gravité de son expression, il n'en eut pas le cœur. Il était prêt à se
sacrifier pour lui! Une telle marque de loyauté méritait son respect, même s'il n'attachait
aucune foi à ses soupçons.
Il hésita. Accéder à sa requête ? Non, il n'en avait pas le droit. Finalement, il se pencha et jeta
le morceau de viande à l'un des chiens qui était couché sous la table. Juste à ce moment-là, il
y eut un sifflement au-dessus de ses cheveux, suivi par un claquement sec.
— Messire ! Là-haut, Talbot ! Sus !
C'était Malcolm qui avait crié et, avant d'avoir eu le temps de comprendre ce qui se passait,
Geoffrey se retrouva plaqué au sol. Avec un grognement irrité, il roula sur le côté pour se
dégager mais, en se redressant, il ne put retenir une exclamation de stupeur : une flèche était
fichée dans le dossier de sa chaise.
— Ne la touchez pas! cria Malcolm. Elle est sûrement empoisonnée !
Sorcellerie, poison, maléfice... Les mots terribles se propagèrent dans la salle aussi vite qu'un
feu dans une meule de foin. Geoffrey ouvrit la bouche pour ramener ses gens à la raison, mais
en examinant le trait de plus près, il frissonna de dégoût. Ce n'était pas une flèche ordinaire,
mais l'œuvre d'un être diabolique.
Qui avait bien pu oser tirer ce trait sur lui ?
Il suivit la trajectoire de la flèche et vit qu'elle rejoignait une fente presque invisible
dissimulée derrière l'un des claveaux de la voûte. Une fente dont le baron de Fitzhugh s'était
servi pour espionner ses hôtes et ses propres gens. Elle donnait sur un réduit secret pratiqué
dans l'épaisseur d'un mur. Hélène le lui avait fait visiter récemment — afin de lui montrer
qu'elle n'avait plus aucune défiance à son égard. A part elle, y avait-il d'autres personnes qui
en connaissaient l'existence? Les anciens lieutenants de Fitzhugh, peut-être ? En tout cas, il
fallait une certaine adresse pour atteindre une cible depuis une telle distance.
Soudain, il y eut des exclamations assourdies et Geoffrey se retourna vers l'escalier. Talbot
revenait et il n'était pas seul. Apparemment, il était arrivé à la galerie supérieure avant que le
coupable ait eu le temps de s'enfuir. Enfin ! Geoffrey se redressa, prêt à faire face à son
mystérieux ennemi.
Sa jubilation ne dura qu'une fraction de seconde, le temps d'apercevoir la proie que le
chevalier de Dunstan traînait derrière lui. Ses jambes fléchirent et une pâleur mortelle envahit
son visage.
S'il avait eu le moindre doute, les murmures qui s'élevèrent autour de lui auraient suffi à les
dissiper.
Hélène...
Chapitre 17
Si elle l'avait voulu, elle aurait pu le tuer. Il lui aurait suffi de jeter sa dague à la volée. Mais
en reconnaissant l'un des chevaliers de Dunstan, la jeune femme n'avait pas dégainé son arme
favorite et s'était laissé prendre le poignet sans résister.
Que lui voulait-il ? Pourquoi la traînait-il ainsi ? Elle était en retard pour le dîner, mais cela ne
justifiait pas un traitement aussi dépourvu de courtoisie !
Elle protesta, mais il ne l'écoutait pas.
En arrivant dans la grande salle, elle comprit qu'il s'était passé quelque chose. Tous les
convives s'étaient levés et le brouhaha était indescriptible.
Soudain, la foule s'écarta et Hélène découvrit la flèche noire plantée dans le dossier de la
chaise de son mari.
Geoffrey !
Une horrible angoisse l'étreignit. Ce n'était pas vrai! Etait-il...?
Ses jambes se dérobèrent et elle trébucha.
Non. Grâce à Dieu, il était indemne.
Elle poussa un soupir de soulagement, mais elle ne pouvait plus ignorer maintenant les
murmures qui accompagnaient son passage.
Sorcière ! Sorcière !
Le mot était dans toutes les bouches et la jeune femme aurait sans doute ri des regards
terrorisés de ses gens si Talbot ne lui avait pas serré le bras avec une telle violence. N'était-il
pas trop facile de deviner les terribles accusations qui pesaient sur elle ?
Elle aurait dû se révolter, crier son innocence, mais elle était trop abasourdie pour être en état
de réagir ou même seulement de se débattre.
Quand ils arrivèrent devant Geoffrey, tous les murmures cessèrent et un silence de mort
s'instaura dans la grande salle. Impressionnée par l'atmosphère lourde et menaçante qui
l'entourait, Hélène n'eut même pas la force de lever les yeux.
— Lâche-la ! ordonna Geoffrey d'une voix sèche.
Talbot obéit. Si brutalement qu'elle faillit perdre l'équilibre. Elle battit des paupières et en
découvrant le visage sévère et fermé de Geoffrey, elle sentit son cœur défaillir. La croyait-il
coupable, lui aussi ?
— Je l'ai trouvée dans la galerie, déclara le chevalier.
— Et elle est connue pour son habileté à manier les armes, renchérit Malcolm, l'autre
chevalier que le Loup avait prêté à son frère.
Hélène ne chercha même pas à se défendre. A quoi bon? Ne l'avaient-ils pas déjà tous
condamnée?
— C'est vrai, marmonna Kenelm, l'un des anciens compagnons de son père. Je l'ai vue
toucher une cible qu'aucun homme n'aurait pu atteindre. Avec un arc fabriqué spécialement
pour elle.
Le maraud jubilait !
Hélène grimaça. Pour lui aussi, elle était une sorcière.
Autour d'eux, la foule était de plus en plus nombreuse. La nouvelle de son arrestation s'était
répandue comme une traînée de poudre et chacun avait abandonné, qui son chaudron, qui sa
fourche, pour venir assister au spectacle. Ils s'agglutinaient et bourdonnaient comme des
mouches autour d'une motte de beurre! La tension était à son comble et, très vite, Hélène
sentit qu'elle ne pouvait pas attendre plus longtemps le verdict. Elle préférait encore faire face
au regard accusateur de Geoffrey. Même si elle devait en mourir.
Elle inspira profondément mais, en levant la tête, elle vit avec surprise que son mari avait les
yeux fixés sur Kenelm et les chevaliers qui l'entouraient — tous des vétérans des guerres
contre Belmont.
— Qui d'autre aurait été capable d'une telle précision? questionna-t-il d'une voix sourde.
Kenelm s'empourpra et se mit à bredouiller.
— Je... je ne sais pas, messire.
Geoffrey se redressa de toute sa hauteur et se retourna vers Malcolm.
—- Te souviens-tu lesquels de ces hommes étaient à table lorsque ce trait a été tiré?
Kenelm et ses compagnons protestèrent avec véhémence mais leurs voix furent presque
aussitôt couvertes par les chuchotements et les exclamations de surprise des spectateurs. Leur
seigneur n'était-il donc pas convaincu de la culpabilité de la « sorcière » ? Que lui fallait-il de
plus?
La tête d'Hélène s'était mise à tourner. Avait-elle bien compris le sens de ses paroles? Non...
Ce serait trop merveilleux...
Un bruit rauque s'échappa de sa gorge et elle vacilla.
— Geoffrey...
Elle serait tombée, s'il ne s'était pas précipité vers elle pour la soutenir.
— Que vous arrive-t-il, ma mie? s'enquit-il d'une voix pleine de sollicitude.
— Ce... ce n'est rien, murmura-t-elle. Ça va passer.
Jamais elle n'avait éprouvé une pareille gratitude!
Toutes les apparences étaient contre elle, mais, malgré cela, son mari n'avait même pas
envisagé qu'elle puisse être coupable ! Une telle confiance...
Son cœur bondit dans sa poitrine. Elle avait envie de danser, de rire aux éclats !
Brusquement, elle sentit un étrange picotement au fond des yeux et sa vue se voila. Elle
pleurait ! Un flot de larmes que, malgré tous ses efforts, elle ne réussit pas à endiguer.
— Veuillez nous excuser. Ma femme est bouleversée... Elle a besoin de se reposer.
La voix de Geoffrey était lointaine, comme si elle lui parvenait à travers un épais brouillard.
Puis tout se troubla autour d'elle et elle sentit qu'il la prenait dans ses bras. Instinctivement,
elle enfouit son visage dans le creux de son épaule. Contre lui, elle avait moins froid. Il était si
fort, si rassurant...
Talbot et Malcolm protestèrent, mais il les écarta avec autorité.
— Plus tard! leur jeta-t-il sèchement, tout en se dirigeant à grands pas vers l'escalier.
Une fois dans leur chambre, il referma la porte derrière lui et la laissa glisser lentement dans
ses bras.
— Cela va mieux? questionna-t-il. Vous êtes en état de tenir debout?
Hélène hocha la tête, mais un nouveau sanglot s'échappa de sa gorge.
Geoffrey jura et il la serra contre lui avec une violence farouche.
— Ma pauvre chérie ! Je vous en prie, pardonnez-moi... Jamais je n'aurais dû laisser Talbot
vous traiter de cette façon ! Je n'ai vraiment aucune excuse et vous seriez en droit de me haïr.
Hélène essaya de sourire au milieu de ses larmes et Geoffrey se maudit de nouveau, tout en
lui caressant les bras avec tendresse.
— Vous avez cru que j'étais blessé, n'est-ce pas? Mort, peut-être? Par le Christ, je n'ai même
pas songé à ce que vous ressentiriez en voyant cette flèche fichée dans le dossier de ma chaise
! J'aurais dû venir à votre rencontre, au moins pour vous épargner un tel tourment. Je suis une
brute, un ignoble égoïste indigne d'être votre mari.
Ses remords étaient absurdes, presque lisibles. C'était elle qui n'était pas digne de lui et elle
n'en était que trop consciente. Elle ouvrit la bouche pour protester, mais elle ne réussit à
produire que des sanglots déchirants et finalement, vaincue par leur violence, elle tomba à
genoux devant lui et enlaça ses jambes de ses bras.
Non, elle ne méritait pas un mari aussi merveilleux ! Malgré les preuves qui l'accablaient, il
n'avait pas imaginé un seul instant qu'elle ait pu vouloir le tuer. Une telle confiance dépassait
son entendement, mais elle lui réchauffait le cœur et lui inspirait une infinie reconnaissance.
N'avait-elle pas vécu toute sa vie dans un monde sans pitié où personne ne faisait confiance à
personne ?
Il la serrait dans ses bras, l'embrassait, mais ses caresses ne parvenaient pas à étancher ses
larmes. Elle ne se souvenait pas avoir jamais pleuré ainsi. C'était si bon de se laisser aller...
Elle avait l'impression que son âme en était régénérée.
Geoffrey la secoua gentiment, les yeux remplis d'une sincère inquiétude.
— Allons, calmez-vous, ma chérie... Qu'y a-t-il? Pourquoi êtes-vous aussi désespérée?
La jeune femme s'apaisa un peu et recouvra sa voix.
— Je... je ne suis pas désespérée, bredouilla-t-elle entre deux hoquets. Si je pleure, c'est... c'est
parce que vous ne m'avez pas soupçonnée.
— Vous soupçonner? répéta-t-il en fronçant les sourcils. L'aurais-je dû?
Hélène battit des cils. Il était tellement beau, tellement courageux, tellement certain de sa
loyauté... D'un seul coup, les sentiments qu'elle ressentait pour lui la submergèrent et elle eut
l'impression que son cœur allait éclater de joie et de bonheur.
— Oh, je vous aime, Geoffrey !
En entendant le bruit régulier de la respiration d'Hélène, Geoffrey se détendit. Il ne l'avait
jamais vue ainsi, aussi vulnérable, aussi... humaine. Il jura silencieusement et fit le serment de
ne pas prendre un instant de repos tant qu'il n'aurait pas démasqué son mystérieux ennemi. Il
ne pouvait pas laisser sa femme être accusée à tort et humiliée de cette façon. Après tout, elle
l'aimait.
Elle l'aimait.
A cette pensée, une mâle fierté l'envahit. N'était-ce pas ce qu'il avait toujours désiré, aimer et
être aimé ? Mais lui-même, était-il vraiment bien sûr de ses sentiments pour elle?
Naturellement, il n'avait pas son tempérament de feu. Par le Christ, il n'avait même pas
imaginé qu'un être aussi fragile, aussi délicat, puisse être capable de passions aussi violentes!
Elle s'était donnée à lui avec une ardeur...
Le souvenir de leurs ébats fît naître de nouveaux désirs dans ses reins et il s'écarta à regret du
corps souple et — ô combien attirant — d'Hélène. Elle était fatiguée et, pour cette nuit, il
avait d'autres sujets de préoccupation.
Il se glissa sans bruit hors du lit, s'habilla à la hâte et sortit dans le couloir. Comme il s'en
doutait, Talbot et Malcolm étaient en faction en haut de l'escalier. Il leur fit signe de le
rejoindre et les entraîna dans l'ancienne chambre d'Hélène. Il voulait leur parler en privé, mais
tout en restant assez près de sa femme pour pouvoir intervenir rapidement en cas de nécessité.
Après avoir refermé la porte derrière lui, il se retourna vers Talbot et le considéra avec
sévérité.
— Tu as fait du beau travail ! s'exclama-t-il d'une voix sourde. Pendant que tu arrêtais ma
femme, le vrai coupable a eu tout le temps de s'échapper!
— Mais, messire..., protesta Talbot.
— Non, tu n'as aucune excuse ! l'interrompit Geoffrey en s'empourprant. Ta précipitation et
ton incurable superstition ont failli provoquer un véritable drame ! Ma femme a été
profondément choquée et je préfère ne pas imaginer ce qui se serait passé si je n'étais pas
intervenu.
Avant de poursuivre, il reprit sa respiration et s'efforça de maîtriser sa colère.
— As-tu seulement réfléchi avant d'agir? Où était-elle, quand tu l'as arrêtée? Dans le réduit
secret, en haut de la deuxième galerie ?
— Non, je...
— Dans le couloir?
— Pas exactement, avoua le chevalier en grimaçant.
— Où, alors ? s'enquit sèchement Geoffrey.
— Elle... elle descendait l'escalier en courant, messire, bredouilla Talbot. Comme si elle
s'enfuyait.
— Sa hâte avait peut-être une autre raison, lui fit observer Geoffrey. Son retard pour le dîner,
par exemple. Nous étions tous à table depuis un bon moment déjà. Et l'arc? Y as-tu songé?
Talbot baissa les yeux, l'air de plus en plus mal à l'aise.
— Après votre départ, j'ai fouillé partout, mais je ne l'ai pas trouvé. Je me suis dit qu'elle avait
dû le cacher ici ou dans votre chambre. Je... je n'ai pas osé y entrer pendant que vous...
Il ne finit pas sa phrase et Geoffrey haussa les épaules avec agacement.
— Pourquoi pas sous notre lit ? Allons, décidément, tu es encore plus stupide que je ne le
pensais ! As-tu seulement essayé d'imaginer la scène? Elle tire sa flèche, rampe pour sortir de
sa cachette, court dans le couloir, se précipite dans cette chambre ou dans la nôtre, cache son
arc, ressort tout aussi vite et arrive en haut de l'escalier juste à temps pour que tu l'arrêtes ! Je
sais qu'elle ne manque pas de vivacité, mais tout de même !
Talbot eut l'air un peu ébranlé, mais Malcolm n'était toujours pas convaincu.
— Il est bien connu que les sorcières sont capables de voler...
Geoffrey lui décocha un regard glacial.
— Si m oses traiter encore une seule fois ma femme de sorcière, je te passe mon épée en
travers du corps, répliqua-t-il d'une voix dangereusement calme.
Puis, excédé, il se prit le front à deux mains. Sa patience était à bout. Pourquoi n'arrivait-il pas
à leur faire comprendre la vraie nature du danger qui les entourait ?
— Le maraud qui est derrière tout cela se sert de votre ignorance et de votre superstition !
Tout en restant lui-même dans l'ombre, il sème la suspicion parmi mes gens et sape le peu de
confiance que j'avais réussi à établir. C'est tellement facile! Une flèche trempée dans de la
poix, quelques plumes de hibou et tout le monde crie à la sorcellerie !
Talbot releva brusquement la tête. Ses yeux brillaient. Avait-il enfin réussi à le persuader ?
Avec Malcolm, visiblement, la cause était perdue d'avance.
— Et si c'était votre femme, et non vous, qui était visée, messire? suggéra-t-il d'une voix tout
excitée. Quelqu'un cherche peut-être à la perdre !
Geoffrey sursauta et se frappa le front avec la paume de la main. C'était tellement évident!
Comment n'y avait-il pas songé lui-même?
— Mais oui, bien sûr! s'exclama-t-il. Cela expliquerait bien des choses.
Ils avaient enfin une piste à suivre. Il suffisait de chercher parmi les...
Son exaltation fut de courte durée et il se prit de nouveau la tête en gémissant.
— Nous voilà bien avancés ! marmonna-t-il avec dérision. Maintenant, il ne nous reste plus
qu'à découvrir lequel des ennemis d'Hélène est le coupable.
Talbot s'éclaircit la gorge. Il comprenait son dilemme.
— En a-t-elle beaucoup? s'enquit Malcolm innocemment.
Cette fois-ci, Geoffrey éclata de rire. A gorge déployée. La naïveté de Malcolm était vraiment
trop drôle. Surtout après la tension des dernières semaines.
Après avoir congédié les chevaliers de Dunstan, Geoffrey retourna dans sa chambre où il
trouva sa femme paisiblement endormie.
Il valait mieux ne lui parler de rien, se dit-il en regardant longuement son visage fragile et
délicat. Elle avait été déjà assez bouleversée par les événements de ces derniers jours et il était
inutile de lui apprendre que quelqu'un cherchait délibérément à la faire tomber dans un piège
diabolique.
Sorcière! Sorcière! Le mot résonna dans sa tête comme il avait résonné un peu plus tôt dans la
grande salle et il se mordit la lèvre jusqu'au sang. Il avait entendu parler de femmes qui
avaient été brûlées vives ou lapidées pour sorcellerie, alors qu'elles avaient seulement
concocté des potions pour apaiser les souffrances de la maladie et de la vieillesse.
Il se raidit et un frisson glacé lui parcourut le dos. Il avait juré de la protéger, mais il n'était
qu'un homme et savait qu'il ne pourrait rien faire contre une foule en furie. La superstition de
ses gens n'était pas son seul sujet d'inquiétude. La flèche de ce soir avait été bien ajustée. S'il
ne s'était pas baissé, elle l'aurait frappé en plein cœur et la prochaine fois, le mystérieux archer
ne manquerait peut-être pas sa cible.
Que deviendrait Hélène s'il venait à mourir? Elle se retrouverait seule, une fois de plus, face à
des gens qui ne seraient que trop heureux de l'envoyer au bûcher. Et ce n'étaient pas Talbot et
encore moins Malcolm qui viendraient à son secours. Mais il y avait pire encore : ses frères.
Ils chercheraient à le venger et la haine de tout le pays ne serait rien en comparaison de leur
fureur. Jamais elle ne pourrait échapper vivante à leur vindicte.
Non, il n'avait pas le droit de prendre un tel risque ! Leur envoyer une missive. C'était la seule
solution. Tout de suite. Il n'avait pas une minute à perdre.
Mû par une terrible angoisse, il alluma une chandelle supplémentaire et sortit son écritoire de
son coffre. Un homme sage devait savoir demander du secours quand il en avait besoin. Il ne
commettrait pas la même erreur que Dunstan. Sa fierté était une chose, mais la menace était
trop précise, trop tangible pour l'affronter tout seul, sans l'aide de sa famille.
Il prit un parchemin vierge et, ignorant l'heure tardive, il plongea sa plume dans son encrier. Il
commença par écrire à son père. D'abord en phrases brèves et heurtées, puis plus longuement,
en exposant avec force détails, ses soucis, les dangers auxquels il était confronté et ses
nouvelles relations avec Hélène. Il avait su gagner l'amour de sa femme et sa loyauté lui était
acquise. C'était surtout pour elle qu'il avait peur. Il lui demandait instamment de la protéger et
de veiller sur elle au cas où il viendrait à succomber. C'était la plus innocente et la plus pure
des créatures et elle n'était pour rien dans les complots qui se tramaient contre lui. Des
complots qui la visaient également et dont elle risquait d'être la première victime. Quand il eut
fini, il écrivit une autre lettre, destinée à être envoyée à Belmont, celle-ci. Elle contenait à peu
près les mêmes éléments, mais dans un style plus concis et avec beaucoup moins de détails
romantiques.
Il était tellement absorbé par sa tâche qu'il ne se rendit pas compte qu'Hélène s'était levée et
l'avait rejoint. En sentant ses longs cheveux caresser son épaule, il sursauta et leva les yeux.
— Ah, ma chérie... J'écrivais à mon père et à Dunstan...
La jeune femme hocha la tête silencieusement, puis elle le délaissa pour aller regarder à la
fenêtre.
Geoffrey posa son écritoire et se leva gauchement. Il sentait qu'il y avait une certaine tension
entre eux, mais il ne savait trop à quoi l'attribuer — ni même si elle venait d'elle ou de lui.
A quoi pouvait-elle bien penser?
Elle l'aimait. N'était-ce pas cela l'essentiel?
Au bout d'un long moment, elle se retourna et, écartant les bras dans un geste d'impuissance,
elle grimaça douloureusement.
— Regardez ce que vous avez fait de moi, murmura-t-elle d'une voix sourde. J'étais forte et je
suis devenue aussi faible qu'un enfant qui vient de naître.
Geoffrey s'avança vers elle et prit impulsivement ses mains dans les siennes.
— Non, affirma-t-il avec conviction. Vous êtes devenue différente, mais vous n'avez rien
perdu de votre énergie. Elle s'est seulement sublimée. Vous êtes même la personne la plus
forte que je connaisse — beaucoup plus forte que n'importe lequel de mes frères.
Elle le regarda d'un air sceptique, mais Geoffrey ne voulut pas en démordre.
— Je ne parle pas de leur force physique, mais de leur caractère. Le leur n'a pas été trempé
comme le vôtre. Ils ont eu une jeunesse trop douce, trop libre. Des enfants gâtés, en somme.
Aucun d'entre eux n'a dû se battre comme vous vous êtes battue. Vous avez survécu, envers et
contre tout, sans l'aide de quiconque, alors que vous étiez une femme seule, sans aucun appui.
Et, finalement, vous avez triomphé. Si vous vous sentez faible, c'est seulement le contrecoup
de la victoire. La plus belle des victoires. Votre victoire !
Peu à peu, sa voix s'était enflammée. Il avait tellement envie de lui faire sentir toute
l'admiration qu'il lui portait! Soutenant son regard, il poursuivit d'une voix grave.
— En plus, je suis auprès de vous désormais. Je vous soutiendrai et à nous deux, nous serons
invincibles !
Les joues roses de bonheur, elle se jeta dans ses bras et enfouit son visage dans le creux de
son épaule.
— Oh, Geoffrey...
Il la serra contre lui et, le menton posé sur sa tête, essaya d'ignorer les reproches de sa
conscience. Il avait laissé trop de choses non-dites.
Comme, par exemple, «je t'aime ».
Depuis la déclaration d'Hélène, il se sentait mal à l'aise. N'aurait-il pas dû s'engager
franchement? Lui exprimer toute la force des sentiments qu'il éprouvait pour elle ? Mais, au
fond de lui-même, il était toujours aussi hésitant, incertain — sans doute parce qu'elle était par
trop différente de la femme idéale qu'il avait imaginée. Comment pouvait-il seulement avoir
des pensées aussi méprisables? Il en avait honte, mais ne parvenait pas à les chasser
complètement. Etaient-elles le reflet de ses propres opinions ? Lui avaient-elles été dictées par
les autres ? Les railleries moqueuses de ses frères n'étaient encore que trop vivaces dans sa
mémoire, surtout depuis qu'Hélène était vraiment sa femme.
Il soupira et ferma les yeux. Ce qu'il ressentait était tellement différent de l'amour idyllique
auquel il avait si souvent rêvé! Fugitivement, il songea à l'aveuglement obstiné de Dunstan.
Marion avait eu besoin de toute sa force de persuasion pour l'obliger à avouer son amour.
Etait-il aveugle, lui aussi? Par le Christ, depuis qu'il était à Fitzhugh, il n'était plus sûr de rien.
Il caressa les longs cheveux soyeux d'Hélène et laissa glisser machinalement sa main sur son
dos et sur les courbes si féminines de ses hanches. Aussitôt, elle gémit de plaisir et se blottit
en frissonnant contre lui.
Au diable, ses doutes et ses incertitudes ! A force de se poser des questions, il finirait par tout
gâcher. Le destin les avait unis et il avait envie d'elle autant qu'elle avait envie de lui. N'était -
ce pas cela l'essentiel?
Très doucement, il prit son visage dans ses mains et ils échangèrent un long baiser passionné.
Puis, le corps en feu, il la souleva dans ses bras et l'emporta vers leur grand lit.
Il y avait quelque chose de bizarre dans l'atmosphère.
Geoffrey se tourna pour inspecter l'horizon, mais ne vit rien à part des nuages noirs et
menaçants qui commençaient à s'amonceler dans le ciel. Une semaine de chaleurs
exceptionnelles avait desséché le sol, mais la pluie n'allait pas tarder à revenir. Une pluie qui
serait la bienvenue, pour les récoltes, mais également pour les gens.
Il poussa un long soupir et secoua la tête.
Ah, si seulement cette averse pouvait également apaiser la tension qui grandissait un peu plus
chaque jour au château !
Il n'y avait pas eu d'autres attentats contre sa vie, mais la menace n'avait pas disparu. Il la
sentait confusément autour de lui, comme si son mystérieux ennemi fourbissait ses armes et
s'apprêtait à frapper un nouveau coup.
Autrefois, il aurait traité un tel pressentiment par le mépris, mais depuis son arrivée à
Fitzhugh, il avait appris à respecter les avertissements du destin, même lorsqu'ils n'étaient
fondés sur aucun signe tangible.
Non, il avait beau chercher, il ne voyait rien d'inquiétant. Après le petit déjeuner, il avait
quitté le château pour aller surveiller des travaux au moulin. Il avait fait venir à grands frais
une nouvelle meule et voulait superviser lui-même sa mise en place. Ensuite, il avait eu
l'intention de pousser une pointe jusqu'au village et dans deux ou trois hameaux reculés, afin
d'affirmer sa présence et de bien montrer à ses adversaires qu'il n'avait pas l'intention de
renoncer à la moindre parcelle de son domaine et de ses prérogatives. Comme il avait pris un
solide repas avant de partir, il avait projeté de rentrer à Fitzhugh seulement pour le dîner. Le
soleil était au zénith maintenant, mais il n'arrivait toujours pas à se débarrasser de cette
inquiétude sourde qui ne l'avait pas quitté depuis le matin.
De nouveau, il regarda en direction du château. Dans les champs, les paysans s'affairaient
paisiblement à leurs moissons et rien n'indiquait une menace imminente. Avec la belle saison,
des bandes de pillards étaient descendues des hautes terres d'Ecosse et avaient été signalées
dans le comté, mais une troupe en marche était facilement repérable — par les nuages de
poussière qu'elle soulevait dans son sillage et par les colonnes de fumée des fermes
incendiées. Et puis, il y avait le tocsin. S'il y avait eu une incursion dans les fiefs voisins, les
cloches des églises auraient sonné à toute volée.
Objectivement, il n'avait aucune raison de s'inquiéter.
Et pourtant...
Brusquement, il n'y tint plus. Il fallait qu'il en ait le cœur net. Eperonnant sa monture, il partit
au grand galop, sans attendre de voir si Talbot et Malcolm le suivaient.
Le pont-levis était baissé. Il ne ralentit même pas pour le franchir et sauta à terre au milieu de
la cour, sous les regards médusés des gardes et des palefreniers.
Dans la grande salle, il n'y avait rien d'anormal, mais son angoisse était toujours là. Il se passa
la main dans les cheveux. Encore un tour de son imagination ! Etait-il en train de devenir fou,
comme Hélène se l'était souvent demandé?
Hélène.
Brusquement, il eut envie de la voir et de s'assurer de ses sentiments à son égard. En dépit de
leur récente et merveilleuse intimité, il y avait toujours une certaine distance entre eux — sauf
pendant les heures chaudes et passionnées de la nuit. Une distance dont Geoffrey se sentait
coupable, car il n'avait pas été capable de lui ouvrir son cœur sans réserve.
Il se posait trop de questions. C'était ce qu'elle lui avait dit hier encore, quand elle l'avait
surpris, la tête dans les mains. Elle lui avait massé les tempes et, comme par magie, sa
migraine s'était évanouie.
La jeune femme avait raison. Au lieu de tout compliquer, il devrait prendre la vie comme elle
venait.
Le cœur battant, il monta l'escalier en courant, mû à la fois par son envie de lui parler et par
l'inquiétude diffuse qui ne l'avait pas quitté pendant toute la matinée.
Elle n'était pas dans leur chambre. Une absence qui, en soi, n'avait rien d'extraordinaire. Elle
avait dû descendre aux cuisines ou aller se promener dans le jardin, se dit-il intérieurement. Il
pivota sur les talons, mais, au moment où il allait ressortir, une longue traînée noire sur un
mur attira son attention. En s'approchant, il vit qu'il s'agissait d'une inscription griffonnée avec
un morceau de charbon de bois ou, plutôt, avec un bâton trempé dans de la poix.
Qui avait bien pu oser...
Le message lui était destiné. Quand il en eut saisi la signification, un cri s'étrangla dans sa
gorge.
« Allez au diable, de Burgh ! Puisque vous ne voulez pas partir, c'est moi qui m'en vais !
Hélène Fitzhugh. »
Les lettres étaient grandes et biens liées les unes aux autres. Geoffrey fronça les sourcils. En
dépit de la signature, il sut tout de suite que ce n'était pas Hélène qui en était l'auteur. Elle n'en
aurait pas été capable. Elle commençait à peine à connaître ses lettres et avait encore trop de
peine à les former pour pouvoir les lier de cette façon. En outre, la veille encore, il l'avait
regardée s'entraîner laborieusement à calligraphier sa signature : Hélène de Burgh.
Et non pas Hélène Fitzhugh.
Il poussa un hurlement d'animal blessé et sortit de la chambre comme un fou. Son mystérieux
ennemi avait de nouveau frappé. En lui prenant ce qu'il avait de plus cher au monde.
Sa femme.
Chapitre 18
Il y eut un coup de tonnerre et les premières gouttes de pluie s'écrasèrent dans la poussière
blanche du chemin. Geoffrey leva les yeux vers le ciel, mais les éclairs et la noirceur des
nuages ne suffirent pas à le décourager. C'était le milieu de l'après-midi et il avait encore le
temps de retrouver Hélène avant la nuit. Son ravisseur n'avait pas pu l'emmener bien loin...
Il jura entre ses dents. Sacré bon Dieu, où pouvait-il bien se cacher? Les gardes du château
n'avaient rien remarqué d'inhabituel et, finalement, il s'était résolu à envoyer ses chevaliers
dans toutes les directions. Sans succès. Le terrain était sec et, jusqu'à présent, ils n'avaient
repéré aucune trace suspecte.
Il fallait continuer les recherches. C'était le seul moyen. Il rentra la tête dans les épaules, mais,
très vite, les premières gouttes se transformèrent en un véritable déluge. Au bout d'un
moment, Talbot lui cria qu'ils devraient rentrer.
— On ne voit plus rien, messire ! Bientôt, nous ne parviendrons même plus à retrouver le
chemin du château.
Geoffrey secoua la tête avec obstination. Il ne renoncerait pas. Il devait retrouver Hélène.
Coûte que coûte. Demain, ce serait peut-être trop tard.
Si jamais cette canaille avait touché un cheveu...
Il frissonna et une étrange douleur lui vrilla la poitrine. Il avait l'impression qu'on lui avait
arraché une partie de lui-même.
Ignorant les protestations de Talbot, il éperonna sa monture, mais soudain un cliquetis
métallique lui parvint à travers le bruit assourdissant de la tempête.
Une troupe en marche?
Il arrêta son destrier et leva les yeux vers le sommet de la colline. Qui diable...?
Malgré la pluie qui obscurcissait sa vision, il aperçut vaguement des silhouettes. Des hommes
en armes ! Sur ses terres !
— Talbot ! A moi ! Sus !
Tirant son glaive, il piqua des deux, suivi par son compagnon qui maugréait et l'incitait à la
prudence.
— Prenez garde, messire ! Nous ne sommes que deux !
Geoffrey ne l'écoutait pas. Il chargeait. Devant lui, les cavaliers étaient bien visibles
maintenant. Ils étaient au moins une demi-douzaine, suivis par des chariots et de la piétaille,
mais le jeune homme ne ralentit pas pour autant. Peu lui importait leur nombre. Il se sentait de
taille à affronter une armée. Si jamais ils avaient enlevé Hélène, il les massacrerait. Jusqu'au
dernier !
— Halte ! hurla-t-il. Au nom du roi et de mon droit ! Il n'était plus qu'à quelques foulées de
galop de la
troupe, lorsqu'un grand chevalier en cotte de mailles s'en détacha et le héla d'une voix
incrédule.
— Geoffrey? Est-ce toi?
Il s'arrêta net et s'essuya les yeux avec le revers de sa manche.
— Dunstan! p D'un seul coup, sa rage s'évanouit et son bras retomba le long de son corps.
— Robin? Nicolas?
L'un après l'autre, ses frères s'avancèrent et lui adressèrent un signe de la main.
— Nous étions en route pour venir te porter assistance lorsque nous avons été pris dans cette
tourmente, expliqua le Loup avec un geste en direction du ciel. Mais toi, que diable fais-tu
dehors par un temps pareil ?
— Je suis parti dès que j'ai reçu ta missive, déclara Dunstan d'une voix bourrue. Et comme
Nicolas et Robin étaient en visité à Belmont, je les ai emmenés avec moi. Ils pourront nous
aider.
En quelques phrases rapides, Geoffrey avait exposé la situation à ses frères et, la pluie
redoublant, il avait décidé, la mort dans l'âme, d'abandonner provisoirement les recherches et
de les emmener se mettre à l'abri à Fitzhugh.
— Rien ni personne ne peut m'aider, marmonna Geoffrey avec découragement. Avec ce
déluge, toutes les traces ont été effacées — s'il y en a jamais eu. J'ai échoué, Dunstan. J'ai
manqué à mes promesses. Je n'ai pas su la défendre et la protéger...
Ses derniers mots s'étranglèrent dans sa gorge.
— Un Burgh ne s'avoue jamais vaincu ! s'exclama le Loup avec véhémence. Il faut te battre !
Encore et toujours !
Geoffrey soupira et secoua la tête.
— On ne peut rien faire avec ce temps. Il faudrait au moins une accalmie.
Dunstan alla jusqu'à une fenêtre et regarda le ciel. — Ces orages d'été ne durent jamais très longtemps, affirma-t-il. Je suis sûr que dans moins
d'une heure, le soleil sera de retour. Il faudra alors être prêt à partir.
Revenant vers Geoffrey, il se pencha vers lui et prit un air embarrassé.
— Es-tu vraiment sûr que quelqu'un l'a enlevée? questionna-t-il à voix basse. Elle n'est pas du
genre — hum — à se laisser facilement maîtriser par un ravisseur.
A un autre moment, Geoffrey aurait été amusé et ému par les efforts de son frère pour ne pas
choquer sa sensibilité, mais il était trop bouleversé pour apprécier pleinement ce genre de
subtilités.
— Oui, murmura-t-il mornement. Il n'y a aucun doute possible.
Dunstan haussa un sourcil inquisiteur et Geoffrey soupira de nouveau.
— Il y a une inscription sur l'un des murs de notre chambre, mais ce n'est pas Hélène qui l'a
laissée. Elle en aurait été incapable, ajouta-t-il après une brève hésitation. Pour une excellente
raison : j'ai commencé à lui apprendre à lire et à écrire, mais elle ne connaît même pas encore
toutes ses lettres.
Geoffrey se raidit instinctivement, prêt à affronter les sarcasmes de son frère, mais,
contrairement à son attente, le Loup n'eut aucune réaction.
— Je peux aller voir? s'enquit-il en regardant vers l'escalier.
— Bien sûr.
Tandis qu'il s'éloignait en emmenant Robin et Nicolas avec lui, une nouvelle vague de
culpabilité submergea Geoffrey. Dunstan — et sans doute tout le reste de sa famille — ne
trouvait rien à redire à l'ignorance d'Hélène. L'essentiel, pour une femme, n'était-il pas d'être
une bonne épouse et une bonne mère de famille ?
N'aurait-il pas dû être plus indulgent, plus compréhensif ?
Il avait réagi comme un clerc. Par le Christ, les choses de l'esprit étaient-elles plus
importantes que celles du cœur ? Même encore maintenant, il avait de la peine à admettre les
lacunes de sa femme et, secrètement, il continuait à lui reprocher ses autres défauts : son
manque de manières, la violence outrancière de son langage et jusqu'à son habileté si peu
féminine à marner les armes... Au fond de lui-même, il ne les avait jamais totalement
acceptés. Une réticence instinctive qui, s'il n'y prenait garde, finirait un jour par gâcher leur
hymen.
La peur du qu'en-dira-t-on !
Voilà quelle était la raison profonde de cette maudite réticence.
Des préjugés qui lui avaient masqué ses qualités : sa vivacité, l'ardeur de son tempérament et
sa soif de connaissance. Aurait-il aimé avoir pour compagne l'une de ces poupées maniérées
et vaniteuses qui ne pensaient qu'à leurs robes et à leurs toilettes? Non! Cent fois non !
En dépit de toutes les différences qu'il y avait entre eux — ou peut-être à cause d'elles — il
n'avait jamais éprouvé un sentiment aussi profond pour une autre femme.
Seule Hélène avait été capable de toucher son âme.
Il se prit la tête à deux mains et des larmes roulèrent silencieusement sur ses joues burinées
par les intempéries. Son orgueil l'avait empêché de voir le joyau qu'il possédait et maintenant
il l'avait perdu. A jamais, peut-être...
En entendant la voix de son frère, il sursauta. Il ne l'avait pas entendu revenir, tellement il
était accablé par son désespoir.
— Geoffrey? murmura Dunstan en toussant pour s'éclaircir la gorge. J'ai vu le message, mais
ne pourrait-elle pas avoir demandé à quelqu'un de l'écrire pour elle ? En échange de quelques
pièces d'argent, par exemple...
Geoffrey secoua la tête avec lassitude.
— Non. Jamais elle n'aurait consenti à avouer son ignorance. Elle est trop fière pour cela.
D'ailleurs, à part moi, personne, ou presque, ne sait lire et écrire dans ce château.
— Hum...
Visiblement, Dunstan n'était pas convaincu. Que pouvait-il lui dire de plus ?
Geoffrey se redressa et le regarda dans les yeux.
— Il y a autre chose, ajouta-t-il à voix basse. Je l'aime.
Le Loup grimaça mais, au grand soulagement de Geoffrey, il n'émit aucun jugement négatif.
— Dans ce cas-là, c'est différent. Je n'ai pas besoin d'autre raison. Nous la retrouverons,
même si pour cela nous devons mettre à sac tout le royaume !
D'un pas rapide, il alla jusqu'à la fenêtre et inspecta le ciel.
— Regarde ! s'exclama-t-il. La pluie s'est arrêtée !
Geoffrey se leva d'un bond et le rejoignit. C'était vrai. Il y avait encore du vent, mais on
commençait à deviner un peu de bleu à travers les nuages.
Aussitôt, en homme de guerre expérimenté, Dunstan pris la direction des opérations.
— J'ai amené six hommes avec moi, en plus de Robin et de Nicolas. Nous allons nous scinder
en patrouilles de trois, ce sera plus efficace. Tu as des chevaux frais dans tes écuries?
Geoffrey hocha la tête.
— Oui. Il suffit de les seller.
— Comme je ne connais pas très bien ton domaine, j'irai avec toi, Geoffrey, déclara Robin en
resserrant son ceinturon.
— Moi, je le connais suffisamment pour prendre la tête d'une patrouille, grommela Dunstan.
J'ai eu assez souvent l'occasion de poursuivre les bandes de pillards de cette canaille de
Fitzhugh !
— Je me charge de la troisième ! annonça Nicolas en relevant le menton avec toute
l'arrogance de son âge.
Robin le regarda avec incrédulité.
— Toi?
Le plus jeune des Burgh hocha la tête.
— La dernière fois que nous sommes venus ici, j'ai accompagné Simon. C'est même nous qui
avons découvert le prêtre. Tu ne t'en souviens pas?
Le prêtre?
Geoffrey fronça les sourcils. De qui parlait-il? Ah, oui, Edred ! Le jour de son mariage, il
avait dû envoyer ses frères à la recherche de ce vieux fou.
— Bien sûr, acquiesça-t-il d'un air absent. Vous l'aviez trouvé dans une grotte, n'est-ce pas?
— Une véritable caverne ! s'exclama Nicolas. Je parie que c'est là-bas que cette canaille a
emmené ta femme! Nous en avons découvert plusieurs. D'après Simon, l'une d'entre elles
serait assez vaste pour abriter les bandes de pillards dont parlait Dunstan tout à l'heure !
Les yeux du Loup étincelèrent. Visiblement, il ne serait pas mécontent d'aller les visiter. Ne
s'était-il pas souvent demandé comment ces mystérieuses bandes réussissaient aussi
facilement à lui échapper?
Geoffrey protesta, mais sans grande conviction.
— Vous croyez? Les ravisseurs d'Hélène ne sont sûrement pas allés se cacher aussi près du
château !
Dunstan se caressa le menton, l'air dubitatif.
— Cela vaut la peine d'essayer. Le mauvais temps les a peut-être forcés à chercher un abri,
même provisoire.
Geoffrey sentit un espoir irraisonné naître dans son cœur. Pourquoi pas? Sa raison lui disait
que c'était absurde, mais c'était tellement réconfortant d'avoir un endroit où chercher.
— D'accord, acquiesça-t-il. Commençons par là. Mais au cas où tout un ost nous y attendrait,
allons-y ensemble, ajouta-t-il avec un sourire. Nous nous séparerons seulement ensuite.
Nicolas tira son glaive et le brandit avec enthousiasme au-dessus de sa tête, en poussant le cri
de ralliement des Burgh.
Le hurlement des loups.
Il pleuvait encore, mais c'était une pluie fine qui glissait sur les casques et les cottes de mailles
des cavaliers. Après avoir franchi le pont-levis, la petite troupe, emmenée par Dunstan et
Geoffrey, avait emprunté le chemin sinueux qui suivait le cours de la rivière. Une rivière dont
les eaux grondantes et déchaînées charriaient des troncs d'arbres entiers et de véritables
barrages de branchages et de débris végétaux. Peu à peu, les prés et les champs cédèrent la
place à la lande et, bientôt, ils aperçurent les amoncellements de rochers qui fermaient un côté
de la vallée. Lorsqu'ils furent un peu plus près, la bouche noire et béante d'une grotte apparut.
Ils mirent pied à terre et s'en approchèrent avec prudence, l'épée à la main. L'endroit paraissait
désert, mais un piège était toujours à craindre. Laissant Nicolas et Robin avec les chevaux,
Dunstan et Geoffrey s'avancèrent vers l'entrée de la caverne.
Geoffrey retint son souffle, mais il n'y avait aucun bruit à part le flic-floc régulier des gouttes
d'eau qui résonnait à l'intérieur de la cavité souterraine. Dunstan le retint par le bras et se
pencha pour inspecter le sol.
— Personne n'est venu ici récemment, déclara-t-il en secouant la tête. Mais si elle est aussi
grande que Nicolas le prétend, il peut y avoir d'autres entrées dont nous ne connaissons pas
l'existence. Si tu le désires, nous pouvons allumer une torche pour aller regarder à l'intérieur.
Geoffrey frissonna. Un froid glacial émanait des profondeurs de la terre et, tout comme
Dunstan, il sentait instinctivement qu'ils perdraient leur temps à les explorer.
— Non, répondit-il en secouant la tête. C'est inutile. Il vaut mieux continuer jusqu'à ce que
nous ayons trouvé des traces tangibles.
Après avoir rejoint Nicolas et Robin, ils poursuivirent leur route à travers les éboulis.
Geoffrey ne s'était encore jamais soucié de visiter cette partie de son domaine, car elle lui
avait semblé stérile et impropre à toute forme d'agriculture — sauf, peut-être, à l'élevage des
chèvres. Maintenant, il regrettait sa négligence, car un tel dédale pouvait fournir des abris
commodes à ses ennemis.
— Là! s'exclama Nicolas en indiquant un groupe de rochers qui ressemblait vaguement à une
croix. C'est là que nous avons trouvé le prêtre !
Cette fois-ci, ils durent laisser les chevaux beaucoup plus loin et continuer à pied. S'il y avait
eu un sentier, l'eau l'avait emporté et avant d'atteindre leur but, il leur fallut affronter la boue,
escalader des éboulis et ramper dans des goulets étroits et glissants.
L'ouverture de la grotte était juste en dessous du groupe de rochers. Elle était en partie
dissimulée par la végétation, mais Geoffrey décela tout de suite des traces d'un passage récent
— des branches cassées et des marques de pas dans l'herbe. Son glaive à la main, il se pencha
et regarda à l'intérieur de la cavité.
Contrairement à l'autre grotte, elle n'était pas complètement plongée dans l'obscurité et, en se
penchant un peu plus, il distingua vaguement une sorte de halo blafard. Elle était habitée ! Par
qui ?
Mû par une angoisse sourde et lancinante, il s'engagea dans l'étroit tunnel, suivi par Dunstan
et, l'un derrière l'autre, ils longèrent une paroi ruisselante d'humidité. Sous leurs pieds, le sol
était presque régulier, comme si quelqu'un avait aménagé une sorte de sentier. La lumière
provenait d'une ouverture, tout au fond de la grotte. Une autre salle?
Les deux frères s'arrêtèrent et se consultèrent du regard. Dans le silence qui les entourait, le
moindre bruit résonnait comme dans une cathédrale. Dunstan hocha la tête et ils reprirent leur
progression prudemment, en retenant leur souffle.
Encore quelques pas...
Courbé en deux, Geoffrey s'approcha de l'ouverture d'où provenait le mystérieux halo
lumineux. Devant le spectacle qui s'offrit à ses yeux, il faillit laisser échapper un cri de
surprise. Jamais encore il n'avait vu un décor aussi bizarre, aussi extravagant! Les parois de la
salle étaient tendues de tissus et d'autres étoffes recouvraient un mobilier hétéroclite et des
sièges rangés en demi-cercle — sans doute des blocs de pierre ou des souches d'arbres. Sur
chacun d'entre eux, il y avait une chandelle, certaines à peine consumées, d'autres réduites à
l'état de lampion, et leur fumée blanche créait une atmosphère brumeuse, presque ouatée.
Leurs flammes vacillantes éclairaient un autel richement décoré qui, apparemment, avait été
taillé à même la paroi en granit.
Malgré lui, Geoffrey ne put réprimer un frisson. Il était un homme instruit, un clerc qui s'était
moqué ouvertement des craintes superstitieuses de Malcolm, mais, l'espace d'un instant, il se
demanda si cet antre n'était pas réellement habité par un sorcier ou une sorcière qui se servait
de cet autel pour exercer ses talents occultes. Il l'imagina en train de percer le cœur d'un
animal avec une flèche empoisonnée et une peur irraisonnée l'envahit, même si, au fond de
lui-même, il était persuadé qu'Hélène n'avait aucun lien avec ces pratiques diaboliques.
Comme attiré par un aimant, il fit un pas en avant et aperçut une ombre qui se déplaçait
derrière une tenture. Cette silhouette décharnée, ces cheveux en broussaille...
Edred!
Geoffrey bondit, mais Dunstan le retint par le bras et lui indiqua silencieusement une forme
blanche allongée par terre aux pieds du prêtre. Geoffrey essuya son front ruisselant de pluie et
se raidit en se rendant compte que ce qu'il avait pris pour un paquet de chiffons était en réalité
un être humain.
Hélène !
Elle était ficelée à l'intérieur d'un sac et Edred tenait une dague à la main.
L'avait-il déjà... Geoffrey se figea et son cœur s'arrêta de battre. Non ! Elle bougeait. Ses
longs cheveux chatoyèrent dans la lumière des cierges et il la vit remuer la tête. Grâce à Dieu,
elle était vivante !
Oui, mais pour combien de temps ?
Ses mains frémirent et il se mordit la lèvre pour ne pas crier. Dunstan avait raison. La lame
était trop près de la gorge de la jeune femme.
— A boire
La voix était faible et étouffée. Geoffrey sentit un froid mortel l'envahir. Que lui avait-il fait?
Sa main se crispa sur le pommeau de son épée et il se raidit, prêt à bondir à la moindre
occasion.
— Ah, te voilà enfin réveillée, diablesse ! grommela Edred. Je me demandais si tu ne t'étais
pas endormie à jamais. Je sais concocter certaines potions, mais je ne suis pas aussi habile
qu'une femme ou une sorcière.
Une potion? Lui avait-il donné un philtre pour l'endormir? Cela expliquerait la lassitude de sa
voix. Ce forcené avait failli la tuer !
— A boire..., répéta-t-elle.
Son ton avait été tellement suppliant que Geoffrey ne put s'empêcher de faire un pas en avant,
mais, de nouveau, le bras du Loup le retint.
— Non, murmura Dunstan. Attends au moins qu'il s'éloigne un peu.
Geoffrey inspira profondément. C'était bien la première fois que son frère aîné avait besoin de
l'exhorter à être patient ! C'était la vie d'Hélène qui était en jeu. Il n'avait pas le droit d'agir
avec précipitation. Si elle venait à mourir, il mourrait lui aussi.
— La soif est un effet de mon petit breuvage, mais tu vas devoir attendre, répondit Edred avec
un ricanement odieux. Si je t'ai ligotée ainsi, c'est parce que je me méfie de tes tours
diaboliques. Je te donnerai à boire seulement lorsque tu auras renoncé au pacte que tu as signé
avec Satan. C'est de lui que tu tiens ta force, mais je saurai extirper le mal qui est en toi. Avec
la pointe de ma dague, s'il le faut !
En le voyant appuyer la lame sur la gorge de la jeune femme, Geoffrey se raidit et son cœur
s'arrêta de battre.
Edred continua d'une voix monocorde, presque désincarnée.
— Dès le premier jour où ton père m'a pris à son service, j'ai su que tu étais une créature de
Lucifer. Il a refusé de m'écouter! Il trouvait amusant d'avoir engendré une pareille
abomination! Et maintenant, tu as projeté d'ensorceler un autre homme, afin de mieux le
damner. J'ai essayé de le faire partir, mais il était trop tard. Tu avais déjà réussi à l'envoûter.
C'est pour cela que je t'ai enlevée, pour t'empêcher de réussir dans ton entreprise démoniaque.
Qu'as-tu à répondre pour ta défense, mauvaise femme ?
— Je ne suis pas mauvaise, murmura Hélène.
— Si, tu es une fille du diable ! s'exclama Edred en s'enflammant brusquement. Si tu n'étais
pas habitée par le démon, tu n'offenserais pas Dieu chaque jour avec tes jurons et tes
blasphèmes ! Aurais-tu oublié que tu es une meurtrière, que tu as poignardé ton mari, un
chevalier auquel tu avais juré amour et fidélité ?
— Je l'ai fait seulement pour me sauver moi-même, protesta Hélène faiblement. Je n'avais pas
envie de finir comme ma mère, broyée lentement par une brute qui ne voyait en moi qu'un
moyen commode d'assouvir ses instincts les plus vils. Ma mère était trop douce et trop
gentille. C'est pour cela que mon père l'a tuée. Il respectait seulement ceux qui étaient aussi
forts que lui.
Elle s'interrompit pour se passer la langue sur les lèvres. Geoffrey retint son souffle. Jamais
aucun aveu ne l'avait autant bouleversé!
— C'est pour cela que j'ai essayé de lui ressembler, poursuivit-elle avec un rire amer. J'ai
voulu être aussi dure et aussi cruelle que lui. J'y suis arrivée et il m'a laissée en paix.
Geoffrey sursauta. Il venait enfin de comprendre les raisons profondes qui avaient motivé la
conduite de sa femme. A son arrivée à Fitzhugh, il avait pensé que son comportement avait
pour but d'attirer l'attention sur elle. En fait, c'était tout le contraire. Elle avait seulement
cherché à se protéger. A éloigner les gens qui pourraient lui faire du mal. Et elle y avait réussi.
Jusqu'à un certain point.
Elle s'était rendue odieuse et personne n'avait osé porter la main sur elle. Avery avait-il percé
à jour son subterfuge ? Peut-être, mais il avait mal évalué la force qu'elle avait puisée dans sa
lutte quotidienne contre l'adversité. Car, contrairement à ce qu'elle pensait, elle avait réussi à
devenir plus forte et plus courageuse que la plupart des hommes.
Geoffrey secoua la tête. Jamais il n'avait été aussi fier de sa femme et aussi peu de lui-même.
Ses maîtres ne lui avaient-ils pas appris à regarder au-delà des apparences? Elle avait les
cheveux sales? Elle était mal habillée? Elle ne savait ni lire ni écrire? Aveuglé par sa vanité, il
n'avait pas su découvrir le magnifique joyau qui se cachait à l'intérieur de cette horrible
gangue.
Mais Edred était trop imbu de ses certitudes pour se laisser ébranler, même par la vérité la
plus aveuglante.
— Tu voudrais m'abuser avec tes mensonges, mais je ne suis pas dupe ! Ce n'est pas toi qui
parles par ta bouche. Tu es possédée par le démon, Hélène Fitzhugh, et je suis le seul à
pouvoir t'arracher à la damnation éternelle !
Geoffrey vit la jeune femme battre des cils et il dut faire un nouvel effort sur lui-même pour
ne pas bondir à son secours.
— Tu as forniqué avec le diable! poursuivit le prêtre d'une voix inexorable. Ton corps est
impur et il existe une seule façon de le purifier; l'unir avec celui d'un être chaste et vertueux.
Seul le bien peut chasser le mal, la lumière, l'obscurité.
Geoffrey avala avec peine et sa main se crispa sur le pommeau de son épée, car il commençait
à deviner où Edred voulait en venir. Si jamais il la touchait...
Echangeant un rapide coup d'œil avec Dunstan, il se campa sur ses jambes et tous ses muscles
se tendirent. Juste à ce moment-là, Hélène effectua un brusque soubresaut qui réussit à
déséquilibrer son ravisseur. C'était l'occasion ou jamais. Geoffrey jaillit, suivi comme son
ombre par le Loup et poussé en avant par le cri de guerre des Burgh. Un cri capable à lui seul
de paralyser toute une armée.
En trois bonds, les deux hommes traversèrent la caverne et, sautant par-dessus Hélène,
Geoffrey bouscula Edred et l'envoya rouler par terre.
— Crève, maraud !
Il s'apprêtait à transpercer la canaille avec son glaive, lorsque, soudain, la voix d'Hélène arrêta
son bras.
— Ne le tue pas, Geoffrey ! Il est fou.
Surpris par une telle clémence, Geoffrey regarda sa femme d'un air indécis. Voulait-elle
vraiment qu'il épargne ce misérable?
Profitant de ce bref répit, Edred réussit à saisir sa dague.
— Vous ne l'aurez pas ! cria-t-il, le visage rouge de fureur.
Ignorant la pointe du glaive appuyée sur sa poitrine, il essaya de frapper Geoffrey, mais
réussit seulement à s'empaler sur la lourde lame.
— Aaaah...
Son corps eut deux ou trois soubresauts nerveux et il s'abattit lourdement sur le sol.
— Vraiment fou, marmonna Geoffrey en secouant la tête.
D'un geste sec, il retira son épée et après l'avoir essuyée à l'un des morceaux d'étoffe qui
drapaient la caverne, il la remit dans son fourreau.
Puis il saisit la dague d'Edred et, tombant à genoux à côté de sa femme, il entreprit de la
libérer du sac dans lequel le prêtre l'avait emprisonnée.
Dès qu'il eut coupé ses derniers liens, elle s'assit et il la prit dans ses bras.
— Oh, Geoffrey, j'ai eu si peur! murmura-t-elle en se blottissant contre lui.
— Hélène...
La gorge serrée, il l'embrassa et caressa ses cheveux d'une main tremblante. Il avait tout à la
fois envie de rire et de pleurer. Elle était si pâle, si faible... mais elle était vivante ! Tout le
reste n'avait plus d'importance.
— Moi aussi j'ai eu peur, avoua-t-il. J'ai bien cru ne jamais te revoir. Je ne savais plus où
aller, où chercher. J'étais comme fou. S'il t'avait tuée, je serais mort également. De chagrin.
Mais heureusement, Dieu a écouté mes prières. Il m'a envoyé mes frères et grâce à leur aide,
je t'ai retrouvée. Oh, ma chérie, comme je t'aime ! Jamais je n'aurais cru pouvoir aimer ainsi...
Elle leva la tête vers lui et ses yeux s'embuèrent de larmes.
— Moi aussi, je t'aime, Geoffrey.
Derrière eux, Dunstan toussa légèrement et, à contrecœur, Geoffrey abandonna sa femme
pour l'aider à envelopper le corps du prêtre.
En se redressant, il se retourna vers Hélène et fronça les sourcils.
— A propos, à quoi pensais-tu lorsque tu as bousculé ce vieux fou ? Tu ne vas pas me dire
que tu espérais pouvoir faire quelque chose, ficelée comme tu l'étais dans ce sac?
Hélène baissa la tête et rougit.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Saisir sa dague avec mes dents, peut-être?
Geoffrey en resta bouche bée, mais Dunstan donna libre cours à son hilarité.
— Ta femme est merveilleuse ! s'exclama-t-il lorsqu'il se fut un peu calmé. Et par le Christ, je
crois bien qu'elle aurait réussi !
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