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Y a-t-il une éthique au-delà de la morale? Cela ne réconcilierait-il pas de vieux ennemis ?
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Les enjeux thiques de l'existentialisme sartrien
FLORENCE CAEYMAEX
L'inaboutissement de la Morale peut-il tre envisag, positivement, comme un point
fondamental de l'existentialisme sartrien, et plus prcisment comme l'accomplissement de
celui-ci dans sa dimension (ou signification) thique ? Cette question nous est suggre par
une lecture de la philosophie sartrienne partir de quelques lments d'histoire de la pense
proposs par Michel Foucault et elle n'est paradoxale qu'en apparence : la rflexion morale de
Sartre trouve s'clairer de la distinction pense par Foucault dans ses recherches sur la
subjectivit et la gnalogie de l'thique entre ce qui relve de l'ordre du code moral
(valeurs, rgles, prescriptions dans leur objectivit sociale) et ce qui relve de l'ordre thique
et pratique (rapport soi ou subjectivit).
Dans l'exercice de cette question, il ne s'agit pas seulement d'emprunter Foucault des
outils d'analyse vis--vis desquels la pense de Sartre serait rduite son statut d'objet et
aurait pour ainsi dire valeur de simple illustration ; travers la question de l'thique, c'est la
dtermination de la spcificit de l'existentialisme sartrien qui est en jeu. Mais en outre, cette
double rfrence la pense de Sartre et celle de Foucault, sans rduire l'cart qui spare
l'ontologie phnomnologique et la gnalogie, permet de mettre en vidence une exigence
commune aux philosophies contemporaines de la libert et de la finitude.
PhaenEx 1, no.1 (spring/summer 2006): 14-35 2006 Florence Caeymaex
- 15 - Florence Caeymaex
I. L'thique dans les philosophies de la finitude
Si le problme de l'thique ne devint que tardivement la proccupation centrale et
explicite de Foucault, une premire question concernant la morale avait tout de mme t
souleve ds 1966, dans Les mots et les choses, propos de la pense moderne de la pense
postkantienne. Foucault montre que pour l'essentiel cette pense se dploie comme une
analytique de la finitude dont la phnomnologie, bien qu'elle n'y soit pas toujours
explicitement convoque, constitue une des illustrations les plus parlantes (Foucault, Les
mots ; Lebrun). C'est alors le mouvement rflexif qui anime la phnomnologie que l'on peut
qualifier comme une analytique de la finitude : mouvement de la reprise infinie par elle-mme
de la conscience (ou de ce que l'on dsigne autrement comme Dasein, pour-soi, vcu, etc.)
comme finitude constituante. Dans ce mouvement, c'est depuis sa finitude principielle non
ordonne ou adosse un infini positif, comme dans la philosophie classique que la
conscience se reprend comme ouverture finie par laquelle toutes les positivits, toute
l'paisseur de l'existence, viennent la lumire ou l'apparatre (Les mots 325 sq.). C'est ainsi
que la phnomnologie est la philosophie qui assume que le vcu comporte en lui-mme toute
l'paisseur empirique des positivits (historiques, biologiques, psychologiques, etc.) qui le
constituent paisseur qui fait son historicit , en mme temps qu'elle conoit ce vcu
comme le lieu, ncessairement fini ou limit, de leur apparition ; ce lieu double face ayant
pour nom l'homme.
Sur la base de ce constat, Foucault souligne la nature particulire de la tche rflexive
des penses de la finitude en gnral, et de la phnomnologie en particulier :
l'essentiel, c'est que la pense soit pour elle-mme et dans l'paisseur de son travail la fois savoir et modification de ce qu'elle sait, rflexion et transformation du mode d'tre de ce sur quoi elle rflchit. Elle fait aussitt bouger tout ce qu'elle touche : elle ne peut dcouvrir l'impens, ou du moins aller dans sa direction, sans l'approcher aussitt de soi ou peut-tre encore sans
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l'loigner, sans que l'tre de l'homme, en tout cas, puisqu'il se dploie dans cette distance, ne se trouve du fait mme altr (338).
Altration de l'tre de l'homme : ce que Foucault met ici en vidence est la porte
immdiatement thique de ce travail rflexif l'uvre dans les penses de la finitude
radicale. Il ajoute en effet la mme page que la pense moderne, la diffrence de la
pense antique ou de la pense classique, ne forge aucune morale, cependant qu'elle
est traverse par un impratif de ressaisir l'impens qui fait lui seul le contenu et la
forme de l'thique. Ainsi la pense moderne n'est pas accidentellement, mais
essentiellement en vertu de l'preuve mme de la finitude radicale incapable de
forger une morale, mais en tant que telle porteuse de consquences thiques, parce
qu'elle est d'entre de jeu, et dans sa propre paisseur, un certain mode d'action en
son tre propre, elle n'est plus thorie (338-339). Esquissant ici les distinctions qui
seront dveloppes et corriges plus tard, Foucault mentionne les deux formes
d'thiques traditionnelles en Occident en les rapportant la possibilit d'une morale
thiques qui appuient leurs principes de sagesse ou de politique sur un ordre extrieur
et les oppose l'thique pour ainsi dire immanente l'exercice mme de la pense
moderne, o tout impratif est log l'intrieur de la pense (338).1 L'effort de
celle-ci pour dcouvrir l'impens fait d'elle, au ras de son existence, ds sa forme la
plus matinale, une action, un acte prilleux : penser n'est pas pour elle
contemplation, mais rupture ou rconciliation, dissociation ou rapprochement, libration
ou asservissement (339) : tout acte de la pense semble tre en mme temps un travail
qu'elle fait sur elle-mme.
A l'appui de cette analyse brve et presque trop brillante, Foucault convoque en un
mme geste Sade, Nietzsche, Artaud et Bataille, mais aussi Hegel, Marx et Freud. Du ct de
la phnomnologie, l'existentialisme sartrien n'est-il pas son tour l'illustration exemplaire de
- 17 - Florence Caeymaex
la porte immdiatement thique de toute philosophie qui se laisse dcrire comme analytique
de la finitude ? Plus prcisment, il est possible de montrer en quoi et pourquoi l'ontologie
phnomnologique de Sartre, en tant qu'analytique de la finitude, choue non
accidentellement dfinir une morale au sens classique du terme dfinir une hirarchie
des valeurs et dterminer les conditions de possibilit de l'action morale sans aucunement
toutefois fermer la porte une problmatisation thique. Au fond c'est peut-tre cette
problmatisation qu'est suspendu le sens de l'existentialisme sartrien. Pour appuyer cette thse
sans ngliger la singularit de l'existentialisme de Sartre, il conviendra de montrer que
l'assomption de la finitude, loin de limiter le contenu et la forme de l'thique la prise de
conscience , l'lucidation du silencieux, la ranimation de l'inerte comme l'affirme
trop rapidement le Foucault des annes 60 au sujet de la pense moderne (339), ouvre la
possibilit d'une authentique thique philosophique articule une libre pratique de soi, mi-
chemin entre une ontologie pure et une philosophie pratique.2
II. L'ontologie phnomnologique : le rapport d'tre, rapport praxique au monde
Les phnomnologies existentialistes de Sartre et de Merleau-Ponty se sont
dveloppes dans un rapport critique la rduction phnomnologique husserlienne (Sartre,
La transcendance 82-84). Dans le sillage de Heidegger, elles interrogent la nature du rapport
soi de la conscience dans l'attitude phnomnologique, c'est--dire lorsque la conscience est
tourne vers elle-mme : la conscience le vcu telle qu'elle apparat sous le regard rflexif,
est-elle proprement parler un objet pour elle-mme ? Le rapport de la conscience soi doit-
il tre envisag comme un rapport intentionnel semblable celui qu'elle entretient avec le
monde ? De mme que, selon Heidegger, le rapport soi du Dasein ne saurait tre conu
comme intentionnel, de mme que ce rapport chappe l'ordre de la transcendance ontique,
- 18 - PhaenEx
Sartre admet que le rapport soi relve d'une transcendance ontologique. La conscience (de)
soi diffre de la conscience de la chose : la diffrence de celle-ci, la conscience (de) soi
n'est pas couple. Il faut qu'elle soit rapport immdiat et non cognitif de soi soi (L'tre et
le nant 19). Ainsi l o le rapport la chose se caractrise par sa positionnalit, le rapport
immdiat soi apparence absolue se distingue parce qu'il est, et demeure, non-positionnel
(113). Compltant la formule heideggerienne, Sartre dclare que la conscience est un tre
pour lequel il est dans son tre question de son tre en tant que cet tre implique un tre autre
que lui (29). Cette distinction capitale entre le rapport la chose et le rapport soi, mise en
place ds La transcendance de l'ego (La transcendance 77), conduira Sartre faire valoir une
distinction ontologique radicale entre le mode d'tre de la conscience (tre pour-soi) et le
mode d'tre des choses (tre en-soi).3 Sous le rapport intentionnel et comme sa condition,
cette distinction sera pose comme diffrence pure ou interne entre l'tre en-soi et le pour-soi
nantisant, et aboutira l'ide de la conscience ou du pour-soi comme rapport d'tre ou
rapport nantisant l'tre d'o l'importance, dans la dfinition sartrienne de la transcendance
ontologique, du final : en tant que cet tre implique un tre autre que lui (29).4
L'laboration de l'ontologie phnomnologique, dans L'tre et le nant, s'accompagne
d'une critique, tantt sous-jacente, tantt explicite, du thortisme qui norme
l'intentionnalit husserlienne, ainsi que d'une critique de l'intellectualisme propre
l'idalisme franais (Sartre, Une ide ). Sartre entend dgager la relation intentionnelle
de mme, et plus encore, le rapport soi de la conscience du modle de la corrlation entre
un sujet connaissant et un objet connu.5 Il se propose de transformer radicalement le schma
spculaire d'aprs lequel la notion de conscience avait t traditionnellement pense (L'tre et
le nant 21-23)6 ; plus profondment, il s'agit pour lui de librer le cogito de la conception
reprsentationnaliste dans laquelle la philosophie classique l'avait enferm.7 Penser la
- 19 - Florence Caeymaex
conscience comme rapport d'tre rapport de nantisation , c'est lui refuser la possibilit de
se faire contemplation, de s'tablir comme spectateur impartial de soi et du monde. Les
consquences de cette thse sont extrmement importantes : ds lors la conscience n'est ou
n'existe qu'en tant qu'elle est engage dans un monde, et que le propre du cogito rflexif
authentique (de la rflexion pure) est justement de ramener la conscience ce rapport d'tre et
son tre-au-monde, c'est--dire la non-concidence constitutive du pour-soi. Son incapacit
constitutive de surmonter sa propre diffrence soi tient la nature temporelle du pour-soi :
en tant que nantisation de l'tre, il est essentiellement dpassement de soi et projet de soi vers
l'avenir. C'est ce projet que saisit la rflexion ; jamais celle-ci n'enjambe les extases
temporelles. Loin de pouvoir se clturer sur elle-mme dans une rflexion intgrale qui lui
offrirait la possibilit de s'excepter de sa propre vie pour la contempler, la conscience est par
principe limite refaire constamment l'preuve toujours situe de sa propre existence
nantisante. Telle est, sans doute trop succinctement expose, la formulation sartrienne de la
finitude radicale non appuye sur l'infini8 finitude radicale o se joue, selon Foucault,
l'essentiel de la pense moderne.9
Rappelons qu'il importait Foucault de signaler que la rflexion de la conscience finie
en ce sens ne peut s'effectuer sans une altration de l'tre de l'homme : la fois savoir et
modification de ce qu'elle sait, rflexion et transformation du mode d'tre de ce sur quoi elle
rflchit (Les mots 338). Et en effet, dans la philosophie sartrienne, la rflexion authentique
qui se tourne vers le rapport soi n'est ni ddoublement spculaire de soi, ni concidence pure
avec soi, mais bien une modification totale de mon tre, une modification intrastructurale
intgrale (L'tre et le nant 192).10 Celui qui rflchit sur moi, dit Sartre, n'est pas une sorte
de conscience supplmentaire et neutre, c'est moi, moi qui dure, engag dans le circuit de
mon ipsit, en danger dans le monde, avec mon historicit (192).
- 20 - PhaenEx
Pour toutes ces raisons, le cogito authentique de L'tre et le nant au plus loin d'une
mthode ou d'un savoir premier autorisant la constitution d'une science de la conscience
pure comme chez Husserl a plutt le sens d'une preuve existentielle. Il n'est pas
indiffrent que les moments privilgis dans lesquels la conscience s'aperoit de sa propre
libert (de son pouvoir nantisant) sont le plus souvent des expriences de soi et du monde
vertige, angoisse, cration ou regard esthtique, etc. avant d'tre des dmarches
intellectuelles ou thoriques. La rflexion pure n'est donc enfin, pour la conscience, qu'une
sorte de nantisation plus pousse, l'preuve intensifie de son chappement soi, la lettre
une exprience au sens d'une exprimentation de soi.
Que la rflexion ne puisse jamais se convertir en une reprsentation ou contemplation
de soi tient la nature mme du rapport soi et du rapport l'tre de la conscience
prrflexive ; au fond, l'ontologie sartrienne, en tant que philosophie de l'existence, est dj
norme par la conception praxique ou pratique de la conscience qui sera dveloppe, comme
on sait, dans la Critique de la raison dialectique.
Agir, c'est modifier la figure du monde, c'est disposer des moyens en vue d'une fin, c'est produire un complexe instrumental organis tel que la modification apporte l'un des chanons amne des modifications dans toute la srie (487).
Sartre signale l'importance de la modalit praxique du rapport entre le pour-soi et l'en-
soi dans les derniers paragraphes de L'tre et le nant et il la juge dcisive pour la
comprhension du rapport d'tre qui fait le cur de son ontologie :
l'action est considrer la fois sur le plan du pour-soi et sur celui de l'en-soi, car il s'agit d'un projet d'origine immanente, qui dtermine une modification de l'tre du transcendant . Le problme de l'action suppose donc l'lucidation de l'efficace transcendant de la conscience, et nous met sur le chemin de son vritable rapport d'tre avec l'tre (689).
Ds lors que l'agir, comme modification dans l'tre du transcendant, est pos comme une des
modalits fondamentales de notre rapport au monde (rapport aux choses et aux autres), L'tre
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et le nant peut trs naturellement s'achever et s'ouvrir sur les perspectives morales qui
feront plus tard l'objet de nouvelles investigations philosophiques. Ainsi, en donnant la
nantisation le nom de libert, en ayant soustrait la conscience au primat de la
connaissance et de la thorie, en rapprochant l'exercice rflexif de la pense d'une preuve de
soi, voire mme d'une transformation de soi, Sartre a confr son ontologie
phnomnologique une porte thique et pratique immdiate, qui fait le sens de
l'existentialisme proprement sartrien. C'est, en d'autres termes, un horizon directement
pratique et thique qui donne son sens l'existentiel.11
Mais que faut-il au juste entendre par l ? Car Sartre prcise aussitt que l'ontologie
ne saurait formuler elle-mme des prescriptions morales. Elle s'occupe uniquement de ce qui
est, et il n'est pas possible de tirer des impratifs de ses indicatifs (L'tre et le nant 690). En
quel sens donc peut-on admettre un horizon thique l'ontologie existentialiste si celle-ci ne
peut dlivrer aucune prescription ? Comment cette philosophie implique-t-elle une morale
sans pouvoir toutefois noncer aucun impratif? N'est-on pas contraint de distinguer la
constitution d'un acte moral de son assujettissement des valeurs ou des prescriptions ?
L'tre et le nant ne propose-t-il pas d'ailleurs une sorte d'thique, au sens d'une analyse des
modes d'existence, d'une idtique de la libert et de la mauvaise foi, loin d'une rflexion sur
les conditions de possibilit universelles d'une action bonne ou juste ? De telles questions
exigent un retour l'ontologie et au rle que celle-ci confre la Valeur dans la dynamique de
l'existence.
- 22 - PhaenEx
III. L'tre de la valeur
Il s'agit de bien considrer la structure de ce projet de soi, de ce dpassement de
soi constitutif de la conscience. Certes la conscience, en tant que nantisation de l'tre
qu'elle est je nantise mon tre de proltaire ou de bourgeois, j'en suis spar par un nant
est dj dpassement de cet tre. Mais on ne saurait comprendre ce mouvement de
dpassement sans dire vers quoi il est dpassement. Sartre a dfini le pour-soi ou la
conscience non seulement comme nant d'tre ou nantisation de l'tre, mais encore comme
dsir. La conscience est rapport Soi comme ce qu'elle n'est pas ; ce rapport soi est donc
dfini comme manque d'tre ou dsir d'tre (L'tre et le nant 124-126). Plus prcisment, on
dira qu'elle ne cesse de se dpasser vers ce qu'elle manque, vers le manqu, le Soi (127). Elle
cherche se faire soi, rejoindre le Soi. Mais, comme le dit Sartre, ce que la conscience
saisit comme l'tre vers quoi elle se dpasse, ce n'est pas le pur en-soi. Car il concide avec
son pur anantissement comme conscience ou comme pour-soi. La conscience ne se dpasse
naturellement pas vers son pur anantissement : c'est pour le pour-soi en tant que tel que le
pour-soi revendique l'tre-en-soi (128). Son effort propre est en ralit de tendre la
totalisation de l'en-soi et du pour-soi . Ce quoi elle aspire, c'est l'impossible synthse du
pour-soi et de l'en-soi, l'en-soi-pour-soi, la totalisation de l'tre et du nant ; comme si le
pour-soi ou la conscience dsirait, fondamentalement, tre la fois sur le mode de l'en-soi et
sur le mode du pour-soi. Cet effort ou cette tension vers le Soi dfinit la transcendance du
pour-soi, son mouvement de dpassement. De ce point de vue, chaque existence est un projet
d'tre, vcu sur un mode singulier, orient vers une fin singulire qui en fait le sens : c'est ce
que Sartre appelle le projet originel qui, selon lui, caractrise singulirement chaque
existence individuelle. Le Soi est en quelque sorte l'horizon qui, proprement parler, n'est
pas sous lequel se dploie une existence.
- 23 - Florence Caeymaex
Or, ce Soi vers lequel tend le pour-soi, Sartre l'appelle la Valeur (131). Une valeur,
c'est la fois un tre inconditionnel et qui, cependant, n'a pas de ralit effective. La
valeur, dit Sartre, est toujours par-del l'tre, elle n'est que ce vers quoi un tre dpasse
son tre c'est l'au-del et le pour de la transcendance (132) , mais jamais effectivement
donne ou accomplie. Sartre dit que la Valeur hante le pour-soi hanter se dit d'un spectre ou
d'un fantme, d'un tre qui est prsent sans tre rel : elle n'est pas connue de lui parce
qu'elle n'est pas (132-133). Elle n'est pas, mais elle fait le sens de mon projet. Sartre, en
posant que toute existence est projete vers l'horizon, jamais rejoint, du Soi, et en appelant cet
horizon valeur, nous dfinit ainsi l'existence comme un devoir-tre. Ce qui se dit dans
cette thse, c'est qu'il y a une normativit intrinsque l'existence de l'homme, et pourrait-on
ajouter, la vie humaine.12
Sartre appelle projet originel ce qui fait le sens d'une vie ou d'une existence en tant
que chacune est un projet d'tre (625) ; c'est--dire qu' chaque existence correspond un
projet singulier qui prend sens par rapport un choix originel de soi (630-632).13 Le Soi
qui norme le projet d'tre de chaque existence individuelle est ce qui fait le sens des
comportements ou des conduites empiriques de l'individu vis--vis du monde et des autres
dans son existence concrte : chaque tendance empirique [dans le comportement, dans le
vcu concret] est avec le projet originel dans un rapport d'expression (625). Ce qui est vrai
des actes d'une vie considrs dans leur rapport un projet originel est galement vrai d'une
conduite particulire. Ainsi, par exemple, souffrir, avoir conscience de sa souffrance, ce n'est
ni contempler sa propre souffrance, ni tre pleinement cette souffrance : c'est exister sa
souffrance, c'est--dire la vivre comme ce que nous ne sommes pas ; c'est prouver toujours
un minimum incompressible de distance par rapport la souffrance comme tre, c'est tendre
sans y parvenir vers le Soi souffrant ralis, c'est essayer par tous les moyens possibles de se
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raliser comme Soi souffrant. Sartre dit que c'est la raison pour laquelle je me tords les bras,
je crie, pour que des tres en soi, des sons, des gestes, courent par le monde, chevauchs par
la souffrance en soi que je ne peux tre. Chaque plainte, chaque physionomie de celui qui
souffre vise sculpter une statue en soi de la souffrance (131). Ce projet d'tre souffrance
particulier norme ma conduite :
Un sentiment, par exemple, est sentiment en prsence d'une norme, c'est--dire d'un sentiment de mme type mais qui serait ce qu'il est. Cette norme ou totalit du soi affectif est directement prsente comme manque souffert au cur mme de la souffrance (130).
Dans ce cas prcis, on dira que c'est la souffrance en-soi-pour-soi ou encore que c'est le
Soi souffrant qui norme mes actes. Mon existence est un devoir-tre, ici un devoir-tre-
souffrance, et l'tre-souffrance que je ne suis pas et j'ai tre, c'est la valeur en tant qu'elle
n'est pas, en tant que je ne peux non plus la contempler : je suis engag par elle. Le Soi
particulier qui me hante dans ma souffrance, c'est ce qui donne forme et coloration la
manire dont je me rapporte au monde. Tant qu'il me hante et norme ainsi mes actes sans tre
pos pour lui-mme comme un objet ou une valeur objective, ce Soi ou cette valeur est
prcisment ce qui donne forme mon engagement dans ma situation de souffrance. On peut
mme dire, encore, que c'est prcisment parce que je ne suis pas souffrance au sens de l'tre
en-soi que je suis engag par elle. Cela signifie que souffrir n'est pas un tat, que c'est trs
exactement une manire d'exister ma libert, cela veut dire, en d'autres termes, que je
joue ma libert par cette souffrance.14
IV. L'impossible morale
Pourquoi, dans ces conditions tant donn, en particulier, le statut de la valeur ,
l'ontologie ne saurait-elle fonder une morale au sens traditionnel du terme ? Pourquoi ne
saurait-elle alors dfinir une hirarchie des valeurs, dterminer les conditions de possibilit
- 25 - Florence Caeymaex
universelles de l'action morale, prescrire des normes ? Pourquoi, alors mme que l'on fait
apparatre une normativit intrinsque l'existence ou au vcu, ne peut-on pas dduire une
morale, pas mme une morale dans laquelle la libert se prendrait pour fin ? D'abord parce
que la Valeur qui hante chaque pour-soi est toujours une valeur singulire, ou encore
individuelle, n'tant rien d'autre que le Soi : elle est immanente chaque existence singulire,
elle ne peut donc avoir l'universalit qu'une philosophie morale exigerait. Ensuite, parce
que cette valeur ne surgit que sur le plan d'une existence singulire, laquelle est affecte d'une
contingence radicale. Ainsi chaque existence choit un avoir--tre dans une situation
qu'elle n'a pas choisie, ou par rapport un tre (une facticit) dont l'existence n'est pas le
fondement : je n'ai pas choisi d'tre bourgeois ou proltaire, grand ou petit, europen ou
africain. En d'autres termes, le pour-soi ou la libert est ce par quoi il y a de la valeur. Et si la
valeur est immanente une existence laquelle est refuse tout fondement, et librement pose
par elle, il n'y a d'autre fondement la valeur que la libert comme absence de fondement ou
comme contingence radicale. Ds lors, sans autre fondement que cette absence de fondement
ou cette contingence radicale, comment une morale prescriptive pourrait-elle voir le jour ?
Sartre, dans les annes 47-48, a entrepris d'laborer une morale, conformment au vu
de la conclusion de L'tre et le nant. Elle demeura inacheve et ne fut jamais publie de son
vivant. Bien que Sartre s'y propose, par exemple, de dfinir une hirarchie des valeurs o la
gnrosit serait pose comme valeur suprieure (Cahiers pour une morale 16) , ces notes
tmoignent d'une pense sans cesse reprise, instable : un signe de la difficult intrinsque qui
traverse le projet ? Les thses de Sartre sur l'tre de la Valeur ne sont pas remises en cause ;
elles autorisent une critique de l'attitude qui considre les valeurs comme des donnes
transcendantes, une critique de la rflexion morale au sens classique du terme, une critique,
enfin, de la rification de la Valeur sous la forme de valeurs tablies. Ainsi la morale
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au sens classique du terme est-t-elle qualifie comme esprit de srieux ; c'est une variante
de la mauvaise foi. La position de valeurs transcendantes n'est qu'alination. N'y a-t-il pas un
chec annonc dans la morale de Sartre, lorsqu'elle affirme que les valeurs rvlent la libert
en mme temps qu'elles l'alinent (16) ? La valeur n'aline pas originellement la libert.
Mais, par la menace de sa rification en obligation, notamment travers le jeu social et le
regard des autres ainsi que par son inscription dans un monde de choses dans l'inertie , une
valeur d'abord librement pose peut se retourner contre cette libert (269-270).
La comprhension de ces processus de retournement de la valeur en obligation ne
permettra pas Sartre de mener bien une Morale. En vrit, elle le conduira vers
l'lucidation dialectique des processus d'alination par une thorie du social et de l'histoire. En
1952, Sartre crit dans son livre sur Jean Gent : Toute Morale qui ne se donne pas
explicitement comme impossible aujourd'hui contribue l'alination et la mystification des
hommes (Saint Genet 212). Comme l'a not J. Simont, la Critique de la raison dialectique
abandonnera jusqu' l'horizon de la morale, pour penser sans horizon moral la possibilit de la
libration (Simont 216). Il faudrait videmment tudier plus avant la longue et peut-tre
aventureuse recherche sartrienne d'une Morale. Il semble toutefois que son chec de fait,
reconnu et pens par Sartre lui-mme, n'tait pas accidentel mais inscrit en creux dans
l'analyse qu'il avait commence par donner du statut ontologique de la Valeur.
Dirons-nous ds lors avec le Foucault des annes 60 que l'existentialisme, comme les
autres penses de la modernit, chouent forger une morale, pour rduire la forme et le
contenu de l'thique la simple rflexion ou prise de conscience, l'lucidation du
silencieux, faire venir au jour la part d'ombre qui retire l'homme lui-mme (Les mots
339) ? Mais les analyses que Foucault lui-mme a proposes plus tard travers sa gnalogie
de l'thique nous permettent peut-tre de revenir sur ce verdict, et de montrer qu'au contraire
- 27 - Florence Caeymaex
l'chec annonc de la Morale sartrienne a pour envers le sens proprement pratique et thique
de l'existentialisme.
V. Une thique existentialiste ?
Les derniers travaux de M. Foucault, qu'on a coutume de ranger sous la rubrique de la
problmatique du sujet, peuvent aussi s'entendre comme relevant de l'histoire des moralits
(Dits et crits IV 558 sq. ; no. 338). Celle-ci, qui appelle une histoire des codes des systmes
de rgles et de valeurs , se ddouble galement en une gnalogie de l'thique. Les tudes
que Foucault a menes au sujet de l'exprience antique de la sexualit l'ont conduit tablir
une distinction capitale, essentielle au redploiement de la problmatique du sujet comme la
constitution d'une histoire diffrencie des moralits. Cette distinction est celle qu'il convient
d'tablir entre le code moral ensemble de prescriptions qui dtermine quels actes sont
autoriss ou interdits et la valeur positive et ngative des diffrentes attitudes possibles
(393 ; no. 326) et les actes, ou, plus prcisment, entre le code et les pratiques de soi
(avec le rapport soi qu'elles impliquent) par lesquelles se constitue le sujet moral. Ainsi,
selon Foucault,
une action, pour tre dite 'morale', ne doit pas se rduire un acte ou une srie d'actes conformes une rgle, une loi ou une valeur. Tout action morale implique aussi un certain rapport soi ; celui-ci n'est pas simplement 'conscience de soi' mais constitution de soi comme 'sujet moral.' [Il ajoute :] Il n'y a pas de conduite morale qui n'appelle la constitution de soi-mme comme sujet moral ; et pas de constitution du sujet moral sans des 'modes de subjectivation' et sans une 'asctique' ou des 'pratiques de soi' qui les appuient (558 ; no. 338).
Cette distinction, centrale pour le travail de Foucault dans les annes 80, lui permet de mettre
en lumire des continuits et des ruptures inattendues dans l'histoire des moralits (Histoire de
la sexualit III 311-317) : s'il apparat que toutes les morales supposent des pratiques de soi,
chaque morale historique semble cependant constitue d'un certain rapport entre ces pratiques
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et les codes moraux auxquelles elles se rapportent. Si certaines morales limitent au minimum
ces pratiques au profit d'un essentiel de rgles codifies, d'autres en revanche font du travail
de soi sur soi le foyer mme de la morale tel est le cas du souci de soi antique ; librant
ainsi la possibilit d'thiques ou de morales orientes vers l'thique largement
autonomises par rapport aux codes de conduite institus :15
on peut bien concevoir des morales dans lesquelles l'lment fort et dynamique est chercher du ct des pratiques de soi ; l'accent est mis alors sur les formes de rapport soi, sur les procds et les techniques par lesquels on les labore, sur les exercices par lesquels on se donne soi-mme comme objet connatre, et sur les pratiques qui permettent de transformer son propre mode d'tre (Dits et crits IV 559 ; no. 338).
Foucault a souvent parl de sa fascination pour une moralit ainsi dlie des systmes de
contraintes extrieurs, mais galement de l'actualit paradoxale de ce type de
problmatisation de la question morale.16 Notre problme aujourd'hui ne serait-il pas celui de
la possibilit d'une morale qui ne soit pas assujettie des systmes de valeurs tablies, que ce
soit dans une religion ou dans un systme lgal (386 ; no. 326) ? Dans l'entretien intitul Le
souci de la vrit, Foucault affirme, au sujet de notre prsent :
la leve des codes et la dislocation des interdits se sont faites sans doute plus facilement qu'on n'avait cru le problme d'une thique comme forme donner sa conduite et sa vie s'est nouveau pos on se trompait quand on croyait que toute la morale tait dans les interdits et que la leve de ceux-ci rsolvait elle seule la question de l'thique (674 ; no. 350).
Les rflexions de Sartre sur la Morale trouvent dans ce contexte une singulire actualit. Le
point de vue historique adopt par Foucault nous invite observer, dans le mouvement mme
qui conduit de l'ontologie aux Cahiers pour une morale en passant par l'analyse centrale de la
Valeur, autre chose que l'impasse de la philosophie pratique au sens traditionnel. Il s'agit l, ni
plus ni moins, de l'mergence de la problmatique proprement moderne et philosophique
dans le discours de l'analytique de la finitude d'une morale tourne vers l'thique et la
pratique de soi. Dans cette problmatisation de la question morale (dont les attendus sont
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tablis par l'ontologie phnomnologique), la critique de la notion de valeur, l'exploration des
mcanismes d'alination ncessairement impliqus par l'assujettissement du pour-soi aux
systmes de valeurs gravs dans l'objectivit des rglements ou des obligations, la typologie
des modes d'existence idtique de la libert et de la mauvaise foi entrent en rsonance
avec l'analyse de la structure ontologique du rapport soi ; structure qui est la condition de
toute moralit l'homme est l'tre par qui la Valeur existe, et, par consquent, par qui les
valeurs et les systmes de rgles objectives qu'elles fondent existent . Il faut aussi savoir que
cette structure ontologique o la Valeur (ou en-soi-pour-soi) joue un rle dterminant est la
condition de la constitution de soi comme sujet moral.17 Mais, travers l'lucidation
ontologique des structures de l'existant, l'entreprise de Sartre ne consiste pas tant rappeler le
questionnement moral et axiologique des fondements anthropologiques, qu' dplacer l'enjeu
de la problmatique morale vers un terrain plus proprement thique. La thorie sartrienne du
pour-soi comme dpassement ou projet avec toute la dimension pratique dont il a t
question plus haut ne conduit pas la fondation d'une morale (articule autour de valeurs et
de rgles ou de principes d'action) sur le sujet humain fini. Parce qu'elle met en lumire le
devenir-soi et l'avoir--tre comme condition de la libert et de l'alination, elle place l'accent
sur la constitution du sujet moral au sein mme du rapport soi, et met en question et en
travail les manires d'tre pour-soi.
L'lucidation ontologique des structures existentielles en termes de nantisation , la
mise en vidence du fait que l'existence est ce par quoi la Valeur surgit, revient l'affirmation
d'une normativit immanente l'existence ontologiquement libre et produite par elle. Dans ces
conditions, qu'est-ce que cet existentialisme qui borde ou double l'ontologie
phnomnologique, et qui n'est pas et ne peut-tre une philosophie pratique apte noncer
des principes moraux ? D'abord, une thique de l'existence libre, en elle-mme non normative
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(non prescriptive), qui commence par laborer une typologie virtuellement infinie des modes
d'existence ou d'tre-libre, c'est--dire des modalits de rapport au Soi.18 Ensuite, et partir de
l, non pas comme l'ont cru les adversaires de l'existentialisme la proclamation d'une
libert d'indiffrence pour laquelle il revient au mme de s'enivrer ou de conduire des peuples
(L'tre et le nant 691) : loin de tout nihilisme, l'existentialisme rappelle le pour-soi la
normativit immanente que produit l'existence et au fait que la libert consiste toujours
inventer singulirement une manire d'tre engag par sa facticit ; l'existentialisme est en ce
sens une invitation l'valuation immanente de notre manire d'tre libre, de notre manire de
nous rapporter, en le dpassant, notre tre contingent.
Si l'on veut bien considrer que cette valuation est essentiellement rflexive la
philosophie sartrienne demeure une philosophie du cogito , il convient toutefois de rappeler
que la rflexion sauf lorsqu'elle est impure n'est pas une conversion de la conscience la
contemplation de soi. Car la conscience ne peut s'excepter du rapport d'tre nantisant qui la
constitue : la rflexion n'est pas un ddoublement de soi, mais l'preuve qu'une libert fait
d'elle-mme dans l'institution d'une autre manire d'tre ; la rflexion ouvre la possibilit
d'une transformation de soi, de l'exprimentation d'une autre modalit du rapport au Soi
c'est--dire, selon la terminologie de Sartre, du rapport la Valeur. De cette manire, et si l'on
revient aux remarques de Foucault (1966) voques en commenant, il apparat que l'exigence
qui meut la pense de la finitude n'est pas chez Sartre, comme elle l'est partiellement chez
Merleau-Ponty, l'exigence d'une lucidation du silencieux ou de l'impens, mais l'exigence
d'un travail, voire d'un dpassement de notre manire de nous rapporter notre tre, notre
facticit, l'exigence d'une transformation immanente de notre projet d'tre.
Si la rflexion existentialiste ramne sans chappatoire possible le pour-soi sa propre
finitude, l'impossibilit qui lui choit de se fonder ou de se reprendre qui est en mme
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temps la condition de sa libert , ce rappel n'a pas le sens d'un appel assumer rsolument sa
propre mort, mais soutenir son projet de vivre (L'tre et le nant 624), d'agir : c'est--dire,
assumer sa puissance de transformation du monde et, corrlativement, du rapport soi. En ce
sens, et pour revenir une dernire fois la phrase de Foucault, l'exigence interne la rflexion
dans les philosophies de la finitude ne serait pas, chez Sartre, la seule ranimation de
l'inerte, mais le franchissement de l'inerte o s'enlise, constamment, la libert engage. C'est
en ce sens, peut-tre, que l'existentialisme sartrien implique une morale oriente vers
l'thique, et non indexe sur des principes ou des valeurs : la nantisation, une fois rflchie,
apparat comme une preuve toujours risque de l'existence en danger dans le monde.
Cette preuve voulue pour elle-mme est l'engagement.
Si la gnalogie foucaldienne n'a jamais eu pour but de dgager le souci de soi antique
d'un oubli historique pour le porter la hauteur d'un principe thique, Foucault n'a cependant
pas manqu de souligner que la dimension thique mise en vidence travers l'tude de ce
souci de soi entrait en rsonance avec certaines problmatisations actuelles de la moralit
(Dits et crits IV 386 ; no. 326).19 La thmatique du souci de soi, qui transforme l'histoire de
la subjectivit moderne depuis Descartes, permet de raviver autrement le souci de la libert
(L'hermneutique du sujet 27-32 ; no. 466). En dpit de leur diffrence irrductible,
l'ontologie existentialiste de Sartre et la gnalogie de Foucault s'inscrivent ainsi dans une
mme actualit de l'thique comme pratique rflchie de la libert (Dits et crits IV 711-
712 ; no. 356).20
Notes
1 Notamment en ce qui concerne la diffrence souligne par Foucault entre le code moral, l'ensemble des rgles en vigueur dans une socit ou un groupe et les pratiques de soi (et le rapport soi qu'elles impliquent) par lesquelles se constitue le sujet moral, qui est la
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dimension proprement thique. Cette diffrence, centrale pour le travail de Foucault dans les annes 80, lui a entre autres permis d'oprer des distinctions importantes dans l'histoire des moralits et qui l'occupera dsormais. Ceci sera dvelopp infra, sur la base notamment des textes repris dans les Dits et crits (Voir Dits et crits IV textes no. 326, 338, 350, 354, 356, 357). 2 Il s'agira de montrer, en convoquant l'appui les derniers travaux de Foucault, que l'thique implique dans l'existentialisme sartrien dborde ce cadre, trop troit et trop imprcis. 3 Sartre dit que la conscience est sphre transcendantale. Celle-ci est une sphre d'existence absolue, c'est--dire de spontanit pure, qui ne sont jamais objets (La transcendance 77). Face cette sphre d'existence absolue qui est rapport premier soi, le Moi est objet second et driv. 4 Le rapport d'tre dsigne le rapport interne (d'implication) qui lie la conscience (nant d'tre) l'tre. L'expression est chez Merleau-Ponty, mais dsigne le sens profond de l'intentionnalit selon les phnomnologies existentialistes : l'intentionnalit n'est pas ce rapport de connaissance dont parlait l'idalisme classique et dans lequel l'objet apparat toujours comme construit par le sujet, mais un rapport d'tre (Merleau-Ponty 89). 5 Sartre parle du risque de retomber ainsi dans l'illusion du primat de la connaissance et, parlant de l'tre de la conscience. Il prcise alors : il s'agit d'un absolu d'existence et non de connaissance (L'tre et le nant 21, 23). 6 Transformer le schma spculaire et non le congdier : pour penser le rapport soi constitutif du pour-soi ou de la conscience comme quasi-dualit et non-concidence, Sartre recourt encore au modle du miroir : la conscience ou le pour-soi est un reflet-refltant (L'tre et le nant 114). Le jeu d'esquive ou l'instabilit qui caractrise cette quasi-dualit brise toutefois avec la matrise qui caractrise la puissance de reprsentation qui caractrise le sujet de la philosophie classique. 7 On est en droit de rfrer l'ontologie sartrienne ce que D. Giovannangeli prcise au sujet de Heidegger : L'intentionnalit dont se rclame l'tre-au-monde heideggerien fait d'emble clater le cadre de la reprsentation. Elle ne procde pas d'un sujet isol, mais dfinit la conscience par sa relation mme l'extriorit la conscience se dfinit prcisment par son rapport quelque chose d'autre (Giovannangeli 73).Voir ce sujet les contributions de Sartre la phnomnologie de l'image, o est en jeu une critique de la reprsentation (L'imagination ; L'imaginaire). 8 La dualit fini-infini, chez Sartre, est reconduite au niveau de l'apparatre, mais renverse l'embotement classique du fini dans l'infini : dsormais, la tche de l'ontologie serait de penser l'infini dans le fini (Giovannangeli 112). 9 L'autre lment essentiel dans les rgles de constitution des savoirs singulirement de la pense philosophique et des sciences de l'homme c'est, selon Foucault, la rsurgence de la reprsentation (colonne vertbrale des savoirs classiques prkantiens) dans l'assomption de la finitude (postkantienne). Bien que la critique de la reprsentation que nous avons signale
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chez Sartre (mais qui est si capitale pour tant d'autres versions de la phnomnologie) exigerait une analyse plus rigoureuse, celle-ci n'est pas indispensable pour l'exposition de la problmatique thique. 10 Foucault parle, propos des philosophies de la finitude, d'une rflexion qui altre tout ce qu'elle touche c'est--dire elle-mme ; Sartre admet, en effet, que le rflchi lui-mme est profondment altr par la rflexion (L'tre et le nant 191), que devenir rflchie, pour une conscience, c'est subir une modification profonde en son tre (192). 11 Ainsi la libert n'est-elle pas un existential au sens que ce terme prend, chez Heidegger, dans l'horizon de la question de l'tre. 12 C'est ici un des points sur lesquels Sartre entend s'opposer Heidegger. Se rfrant explicitement lui dans son dveloppement sur le projet ou le dsir d'tre, Sartre dclare que cette conception de l'existence n'accorde aucune primaut l'attitude du sujet envers sa propre mort , bien au contraire. Ainsi l'angoisse devant la mort, la dcision rsolue ou la fuite dans l'inauthenticit ne sauraient tre considres comme des projets fondamentaux de notre tre. Autrement dit, ils ne sont que des modalits particulires du projet d'tre qui, lui, constitue le mouvement fondamental de l'existence. Et Sartre de prciser que le choix originel de notre tre, quel qu'il soit, est un projet premier de vivre (L'tre et le nant 624). 13 Sartre a entrepris, avec la psychanalyse existentielle, de construire une rationalit spcifique ni strictement historio-biographique, ni explicative, mais plutt descriptive pour saisir ainsi des existences singulires partir de leur choix originel. 14 Jouer au sens de mettre en jeu, engager. 15 Voir Foucault, Dits et crits IV 409 : no. 326, 559 ; no. 338, 672 ; no. 350, 709; no. 356. 16 Foucault nous dit : L'ide du bios comme matriau d'une uvre d'art esthtique est quelque chose qui me fascine. L'ide aussi que la morale peut tre une trs forte structure d'existence sans tre lie un systme autoritaire ni juridique en soi, ni une structure de discipline (Dits et crits IV 390 ; no. 326) 17 Evidemment le point de vue ontologique sartrien est ici transhistorique. Seulement c'est Foucault qu'il revient d'avoir montr que c'est jusqu'au rapport soi qu'il faut inclure dans la variabilit historique. 18 Tel pourrait tre en effet le sens et la valeur des innombrables exemples concrets de conduite ou d'engagement dans le monde et vis--vis d'autrui qui jalonnent L'tre et le nant : analyse existentielle des sentiments, des motions, des conduites pratiques diverses, telles le ski ou la conversation amoureuse, le langage, le sadisme, etc. 19 Dans L'thique du souci de soi comme pratique de la libert, Foucault nous dit : Rien ne m'est plus tranger que l'ide que la philosophie s'est dvoye un moment donn et qu'elle a oubli quelque chose, et qu'il existe quelque part dans son histoire un principe, un
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fondement qu'il faudrait redcouvrir (Dits et crits IV 723 ; no. 356). Foucault dit encore, dans Le retour de la morale, n'avoir trouv les Grecs et leur style d'existence ni exemplaires ni admirables (698 ; no. 354). 20 Foucault dclare, avec des accents bien sartriens : La libert est la condition ontologique de l'thique. Mais l'thique est la forme rflchie que prend la libert (Dits et crits IV 711-712 ; no. 356).
Ouvrages Cits
Balibar, Etienne, Blandine Barret-Kriegel, & al. Michel Foucault philosophe. Paris : Seuil, 1989.
Foucault, Michel. propos de la gnalogie de l'thique : un aperu du travail en cours.
Dits et crits IV. Paris : Gallimard, 1994. 383-411 ; no. 326. . Les mots et les choses. Paris : Gallimard, 1992 [1966]. . Dits et crits IV. Paris : Gallimard, 1994 . Histoire de la sexualit, III. Le souci de soi. Paris : Gallimard, 1998 [1984]. . L'thique du souci de soi comme pratique de la libert. Dits et crits IV. Paris :
Gallimard, 1994. 708-729 ; no. 356. . L'hermneutique du sujet. Paris : Gallimard-Seuil, 2001. . Le retour de la morale. Dits et crits IV. Paris : Gallimard, 1994. 696-707 ; no. 354. . Le souci de la vrit. Dits et crits IV. Paris : Gallimard, 1994. 668-678 ; no. 350. . Une esthtique de l'existence. Dits et crits IV. Paris : Gallimard, 1994. 730-735 ; no.
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561, no. 338. Giovannangeli, Daniel. Finitude et reprsentation. Bruxelles : Ousia, 2002. Lebrun, Grard. Note sur la phnomnologie dans Les mots et les choses. Michel Foucault
philosophe. Ed. Etienne Balibar, Blandine Barret-Kriegel, & al. Paris : Seuil, 1989. 33-51.
Merleau-Ponty, Maurice. Sens et non-sens. Paris : Gallimard, 1998 [1948].
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Sartre, Jean-Paul. La transcendance de l'ego. Paris : Vrin, 1992 [1936]. . L'imagination. Paris : PUF, 1994 [1936]. . L'imaginaire. Paris : Gallimard, 1986 [1940]. . L'tre et le nant. Paris : Gallimard, 1990 [1943]. . Saint Genet, comdien et martyr. Paris : Gallimard, 1952. . Critique de la Raison Dialectique. Paris : Gallimard, 1985 [1960]. . Cahiers pour une morale. Paris : Gallimard, 1983. . Situations philosophiques. Paris : Gallimard, 1990. . Une ide fondamentale de la phnomnologie de Husserl : l'intentionnalit [1936].
Situations philosophiques. Paris : Gallimard, 1990. 9-12. Simont, Juliette. Jean-Paul Sartre, un demi-sicle de libert. Bruxelles : De Boeck, 1998.
I. L'thique dans les philosophies de la finitudeII. L'ontologie phnomnologique: le rapport d'tre, rapport praxique au mondeIII. L'tre de la valeurIV. L'impossible moraleV. Une thique existentialiste?Notes
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