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8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre
1/10
Littérature
Présentation : retour sur la notion d'œuvreLaurent Jenny
Abstract
The State of the Concept of Literary Work
Literary criticism in the past forty years has privileged the idea of text over literary work, in the name of openness or limitlessness; yet these concepts are in fact inseparable from that of the work.
Citer ce document Cite this document :
Jenny Laurent. Présentation : retour sur la notion d'œuvre. In: Littérature, n°125, 2002. L'œuvre illimitée. pp. 3-11.
doi : 10.3406/litt.2002.1740
http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1740
Document généré le 25/09/2015
http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1740http://www.persee.fr/author/auteur_litt_157http://dx.doi.org/10.3406/litt.2002.1740http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1740http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1740http://dx.doi.org/10.3406/litt.2002.1740http://www.persee.fr/author/auteur_litt_157http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1740http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/
8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre
2/10
Laurent
Jenny,
université
de Genève
Présentation:
etour sur la notion d œuvre
Comment se pose aujourd hui le
problème
de l'« ouverture»
de l œuvre? Telle
est
la question autour de laquelle
ont
été
rassemblés
les textes qui suivent, issus d un colloque qui
a
réuni,
à
Genève,
les
17
et
18
mai
2001
des
intervenants
des
universités
de
Genève,
de
Paris
VIII
et
de
Tokyo. La
culture
des
nouvelles
technologies,
l effondrement
des
limites
entre
genres artistiques
et la
sensibilité nouvelle à
la
genèse
des textes poussent
à
repenser
autrement
une
idée de 1 «ouverture» des œuvres
qui,
pour
l essentiel, s est
mise en place
à
l âge structuraliste, il y
a
déjà
une
quarantaine
d années.
J'y
vois
une
occasion de
mieux
cerner la notion
d « œuvre»
que cette
même époque a
quelque peu confondue -
dans le cas de la
littérature - avec
celle de «texte».
Le problème
de
la
limitation
ou
de
l
illimitation
des œuvres
littéraires
me
semble
en effet ne pouvoir trouver de solution que dans une
clarification des
relations entre
«texte» et «œuvre». C est
pourquoi
je
me
permettrai
d abord
un
bref historique de
ces rapports.
UN NOUVEL ÂGE DE
L'OUVERTURE
En 1962 Umberto Eco
fait date
en mettant
à jour
dans l art
contemporain
une
poétique de
1
«ouverture».
Cette réflexion
procède
d abord d une
sémiotique
du
langage poétique qui
vise
à
en
montrer la «double
organisation»,
la signification
revenant
continuellement sur le
signe
et
s y enrichissant
d échos nouveaux. Mais
selon
Eco,
les esthétiques contemporaines
ne se
contentent plus
d accueillir
passivement cette
ambiguïté constitutive du message
de
l œuvre d'art, elles ressaisissent cette ambiguïté comme
une
valeur et
un
programme
opératoire.
C est donc
distinguer
des
modalités bien
différentes de l ouverture. Toute œuvre d'art,
même
issue
d une «poétique
de
la
nécessité» s'offre
par nature
à une
«série virtuellement
infinie
de
lectures
possibles».
Cette première
«ouverture»
est
donc surtout le fait
de
la
lecture
et
de l interpréta-
tion.
Elle est pour l essentiel de la responsabilité
des
critiques
qui
8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre
3/10
L'ŒUVRE
ILLIMITÉE
trouvent là
une
fonction
d opérateur
de sens
et métamorphosent
la
clôture structurale
des œuvres en variabilité de
sens. De ce premier
type
d ouverture,
il
faut
distinguer
celle d œuvres qui «bien
que
matériellement achevées,
restent
ouvertes à
une
continuelle
germination de relations internes» (Eco 1962,
35).
De
telles
œuvres,
comme par
exemple
Finnegans wake ou les compositions de
Jackson Pollock, font
donc
un pas vers leur
ouverture
«structurale».
Elles
offrent
une
telle richesse
de relations internes
qu elles
exigent de leur destinataire une coopération
active
dans la
constitution
de trajets ou de perspectives. Pour ces
œuvres,
tout se
passe
donc,
comme si elles naissaient d une connivence
particulière
avec
l aspiration
polysémique de leurs
destinataires en la
favorisant
par
la complexité
structurale
de leur constitution. Une troisième
catégorie d œuvres offre
un
rôle plus actif encore
à leur
destinataire. Il
ne
s agit
plus seulement
pour
elles
de multiplier
les possibilités
de
parcours internes
mais
d engager
le
destinataire
dans leur
constitution
propre.
Telle
est
la caractéristique des
«œuvres
«ouvertes» en
mouvement»
qui
invitent
à
«faire l œuvre avec l auteur». Telle
sera le cas par exemple des Cent
mille
milliards de poèmes de
Raymond
Queneau,
où
le lecteur
devra lui-même composer
son
sonnet
en manipulant les
feuillets du livre, correspondant
chacun
à
un
vers combinable
avec tous
les
autres.
Ou
de la Sequenza pour
flûte
seule de Luciano Berio «où la durée de chaque
note
est
fonction de
la valeur
que
lui attribue l exécutant».
Ou
encore
des
Mobiles de
Calder
dont
la disposition variera en
fonction
de
l environnement et
du
moment de
leur
contemplation. On voit bien
que
dans
ce derniers cas, l ouverture se
situe
en
deçà même
de
la
réception. Elle concerne la structuration même de ces œuvres. Il va
de
soi que
cette
ouverture structurale
non
seulement
n est
pas
exclusive d un déploiement
interpétatif
de l œuvre
mais qu elle
le
démultiplie
quasiment
à l infini. Certes,
il
faudrait
encore faire
des
distinctions entre
des
œuvres en
mouvement limité et
illimité,
selon
leur ouverture structurale. La combinatoire
des
Cent mille
milliards
de poèmes
est précisément chiffrée
à
un
nombre fini
-
même
si ce
nombre
excède toutes
les
possibilités humaines de
réception.
Des objets
apparemment
plus modestes
comme le sont
les mobiles
de
Calder
offrent un nombre de configurations propre-
a
ment
illimité.
Umberto
Eco
a
bien
perçu
dès
cette
époque
les
limi-
tes
de
l illimité.
Effectivement, en un point,
l
illimitation
littérature structurale de l œuvre va à
rencontre
de son illimitation sémanti-
N°
125
-MARS
2002
8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre
4/10
PRÉSENTATION
que.
Ou,
comme
l écrit
Eco à propos
de l art
informel,
dans
termes
évoquant
la
théorie
de
l information:
«Une
œuvre
est
ouverte
aussi
longtemps qu elle
reste
une œuvre. Au-delà, l ouverture s identifie
au
bruit.»
(Eco 1962, 136) C est
dire que pour
qu une œuvre soit
ouverte (interprétativement),
il faut
qu elle soit
relativement close
(structuralement). Seule,
dit
Eco, la réflexion critique
est
à
même
d établir pour
chaque
œuvre le seuil
d ouverture qui
lui permet de
fonctionner
comme
œuvre.
Ces réflexions d Umberto
Eco
sont
précieuses
et un
peu
oubliées. Il
est
aussi
intéressant
de
les
retrouver aujourd hui
que
de
les
mettre
en
perspective
avec
ce
qui,
à
présent,
les excède.
Certes
Eco a vu juste
en prêtant
attention à toutes
les procédures
d ouverture grandissante qui marquaient l art
des
années 1960. Mais,
si
l on
se
repose
aujourd hui la question
des
limites de
l œuvre,
ce
n est
plus
dans
une
perspective d avant-gardisme esthétique ou de
critique
militante.
Ce
sont
moins
les artistes
que
les techniques et
les
structures de l information
qui
sont
les
agents d une sensibilité
nouvelle à l ouverture des
œuvres.
La dématérialisation des
supports des
textes,
l effondrement
des
frontières
de
genres
esthétiques (largement
due à
leur
convertibilité
dans
une
même
koinè
digitale),
la
ramification
«intertextuelle» infinie
propre
au
web,
toutes
ces
formes nouvelles de la culture
ont
modifié notre
appréhension
des œuvres
non
seulement contemporaines,
mais
également passées. Dans la
suite de
l Oulipo et
de
la poésie
concrète,
des œuvres sans
contours identifiables, à mi-chemin du poème
et
de l œuvre plastique,
sont apparues
sur
des
supports immatériels.
De
même, des
créateurs comme
Balpe
proposent
des romans
en
ligne
sans
début ni fin
et
à
la
distribution
de chapitres aléatoire.
Enfin,
nombre
d
œuvres
du
canon
littéraire,
saisies
sur
les
supports
immatériels de bibliothèques virtuelles,
ont pris
une
physionomie
plus
mouvante et
ont
donné lieu à de nouvelles habitudes de
lecture. Dans
ce contexte,
il ne faut pas s étonner
que la critique
elle-
même ait contribué à produire une idée
plus
ouverte
des œuvres.
Sous l influence de la
génétique
textuelle,
une
attention nouvelle
a
été
portée
à
tout ce
qui,
de leur genèse, pouvait
remettre en
mouvement
les
textes
apparemment
fixés
de
la tradition. Il
est
devenu
de
plus
en plus
admis
que
les textes
«n existaient
pas» - ou plutôt
constituaient
des
configuration
mouvantes
et
sans
cesse
en
évolu-
^
tion.
Les
œuvres
se
sont
ainsi
remises
en mouvement dans
une
direction
inattendue: non
plus celle
de
leur
destination ou
de leur littérature
° 25 - MARS 2002
8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre
5/10
L'ŒUVRE ILLIMITÉE
structure,
mais
celle
de
leur genèse
et
de leurs contours.
Entre
texte et «avant- texte»,
les limites
sont devenues mobiles.
Et
les
œuvres
ont
commencé à faire allusion de façon de
plus en plus
explicite
à
leur
illimitation. Ce faisant,
un certain brouillage
a
affecté
les
notions d'«
œuvre» et
de «texte»,
appelant
de nouvelles
clarifications.
DU TEXTE
À L'ŒUVRE
La
réflexion esthétique de
Genette
me
semble fournir des
instruments
utiles pour penser
les
relations du texte
à
l œuvre dans
les
esthétiques
du
XXe
siècle, particulièrement
l opposition
qu il
met
en
place entre «immanence» et
«transcendance»,
c est-à-dire
entre
des
types d « œuvres» qui
virtuellement
«consisteraient» en
un objet et d autres qui le «dépasseraient»
selon
diverses
modalités. Transposée à l œuvre littéraire, cette
opposition
pourrait
recouvrir
deux types de parti-pris théorique: l un «immanentiste»
qui
identifie l œuvre littéraire
à
son texte et l autre
«transcendantaliste»
qui la situe dans un au-delà du texte, que ce
soit du côté de l'« intuition» de l auteur
ou
de celui de
l interprétation du lecteur.
Historiquement,
la
transcendance a dominé
dans la
critique
pré-structuraliste.
Il est frappant
de constater que
l esthétique
négat ive d un Blanchot rejoint
au
moins
sur
un point l extrême
idéalisme d un Croce dans Aesthetica in
nuce:
l un
et l autre
dissocient
radicalement l œuvre de sa réalisation formelle et la situent
en
relation de
transcendance
vis-à- vis de celle-ci. Sans doute
les
raisons
en
sont-elles inverses chez
l un
et chez l autre. Pour Croce
l œuvre
consiste dans
l «
intuition
lyrique»
du
poète
et
se
passe
de
toute
«communication»,
c est-à-dire
de toute
divulgation dans
un
matériau formel de ce
qui était
déjà intégralement
conçu
dans
l esprit de
l auteur.
Sa
réalisation immanente n est
qu accessoire et
superflue.
Effectivement
elle
n ajoute rien à
la conception dont elle procède.
« les œuvres d'art
n'existent nulle
part
ailleurs
que dans
les
âmes
qui les
créent
ou
les recréent»
(Croce 1935, 61)
Ainsi,
dans la conception idéaliste
de
Croce l œuvre
a son
véritable site
sur un
plan
transcendant. C est aussi
postuler
une parfaite
(5 transparence
entre «intuition» et «expression»
-
que Croce
distin-
gue néanmoins de la
«communication»
(ou «fixation de
l intui-
litterature
tion-expression
sur un objet»). Mais cette «communication»,
-
125- MARS
2002
8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre
6/10
PRESENTATION
travail de
«conservation et divulgation
des
images artistiques,
guidé par la
technique»,
est
extérieure à
l œuvre d art et
n en
propose
en
fait
que
des
copies.
Partant de
prémisses
opposées, Blan-
chot aboutit à
une même valorisation
de la
transcendance
de
l œuvre.
Mais c est
pour
la
distinguer absolument des formes
dans lesquelles elle
se
réalise. Là encore l œuvre
est
située
en-
deçà
de toute réalisation
mais,
cette fois,
c est
dans
une
irréductible opposition à toute forme possible. Souvenons-nous
par
exemple de ce qu écrit blanchot dans L Espace littéraire
Mais,
en même temps,
l'on
ne peut
pas
dire que l'œuvre appartienne à l'être,
qu'elle
existe.
Au
contraire,
ce
qu'il
faut
dire,
c'est qu'elle
n'existe
jamais
à
la manière d'une chose
ou d'un être
en général. Ce qu'il faut
dire,
en réponse
à notre question,
c'est que
la littérature n'existe
pas ou
encore que
si
elle a
lieu,
c'est
comme
quelque chose «n'ayant pas lieu en
tant
que d'aucun
objet
qui existe» (Blanchot 1955,44)
L œuvre
n est
plus
intuition,
elle
est
l exigence
impossible
dont
un
objet esthétique ne pourra jamais
témoigner
que
par
défaut.
Ainsi chez
Blanchot,
le texte
peut
bien être concrètement
limité,
-
et
à
vrai dire
peu
importe - il
renvoie
à une
œuvre absolument
indéfinie,
et
en son
fond
anonyme.
L approche sémiotique d Umberto
Eco
dans
L œuvre ouverte,
renverse
radicalement
cette transcendance négative.
Et
tout
en
proclamant l ouverture de l œuvre littéraire, elle la rend parfaitement
immanente au
texte:
II
faut
entendre ici par
«œuvre» un objet
doté
de propriétés
structurales qui
permettent,
mais aussi coordonnent
la
succession des interprétations,
l évolution des
perspectives.
(Eco 1962, 10)
Par cette définition,
Eco suppose
donc aux œuvres un
minimum
de
permanence
structurale.
Pour
autant
l œuvre n est
nullement close dans
ses
signifiants textuels.
Sa
forme inclut
les traces
d une poétique, le
«programme opératoire»
que l artiste s est
proposé explicitement
ou implicitement ainsi
que
le
projet de ses
«diverses possibilités de
consommation»,
«la
manière
dont
l œuvre est faite
permettant de déterminer
la manière dont
on
voulait
qu elle
fût faite». Par ses implications textuelles, l œuvre reste
donc
ouverte à
la
fois
sur son intention et sur sa
réception,
l une
et
l autre
étant
solidaires
dans ce
qu on
pourrait
appeler
une intention
de
réception.
On
peut
cependant
se demander si l immanentisme 7
de Eco
ne
se
heurte pas aux
thèses
mêmes
qu il développe à pro-
pos
de l ouverture de
l œuvre. J'y
reviens
un peu
plus
loin.
8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre
7/10
L'ŒUVRE ILLIMITÉE
Des
positions immanentistes
encore
beaucoup
plus
radicales
seront
développées dans la tradition de la philosophie analytique,
comme celle de Nelson
Goodman
et
Catherine
Z.
Elgin
dans
«Interprétation et
identité,
l œuvre
survit-elle
au monde?». Du
point de vue de ces auteurs l identité d une œuvre littéraire
tient
strictement
à
l identité de son
texte:
Cette
identité est
une
affaire concernant seulement la
syntaxe d'un langage
-
les
agencements autorisés de lettres,
d'espaces
et de marques de
ponctuation
- tout à fait
indépendamment
de
ce
que
le texte dit et de
ce
à quoi il peut
référer.
(Goodman
et Elgin 1988,
58)
On
peut
d ailleurs,
s en
tenant
à
une
«identité littérale»
(sameness of
spelling),
entièrement faire abstraction du sens du
texte
pour
l identifier comme œuvre.
Cela
éclaire
d un jour
nouveau
le
rapport de
l œuvre
à
ses
interprétations
et ses
traductions.
En
tant qu elles se réfèrent à un même texte,
les
interprétations ou
les
traductions, aussi divergentes soient-elles, sont bien
des
traductions ou des interprétations de la même œuvre, par exemple
l Odyssée d Homère.
Il
n empêche que chacun d entre
elles,
en
raison même
de
l identité
particulière de son
texte,
constitue une
œuvre
différente
de celle
dont
elle
dérive.
La
meilleure
preuve
en
est
qu on pourra
à
son tour interpréter
telle traduction
ou
telle
interprétation de
l Odyssée comme on le
ferait
d œuvres originales.
Cette
stricte
littéralisation de
l œuvre
permet
sans
doute de
proposer des solutions au problème borgesien des
doubles de
l œuvre,
copies à
l identique ou simulacres:
ainsi
celui
de savoir
si le
Quichotte de
Ménard est
«la même œuvre» que
le
Quichotte de
Cervantes
(pour Goodman et Elgin, il ne
fait
pas
de doute
que,
quels
que soient
les
auteurs,
on
a
affaire
à la
même «œuvre»
puisqu on
a
affaire
au
même
texte,
et
de
même
un
singe
dactylographe
produisant
par
hasard
le texte du Quichotte, produirait encore la
même œuvre -
l auteur
privilégié
étant celui
qui
aura produit la
première inscription du texte
«ayant
fonctionné
comme
étant le
texte»). Mais
il faut
remarquer
que
cette littéralisation de l œuvre
présuppose
une
stricte fixité de son
texte.
C est
du
même coup
assigner
des
bornes implicites à l «ouverture» de
l œuvre.
Si
nous
revenons
aux
diverses
formes
d ouvertures
distinguées
par
Eco,
nous nous rendons compte
que certaines
remettent
g
en
question
une
définition
de l œuvre
trop
immanentiste
-
y
com-
pris
d ailleurs la
sienne
propre.
Tel n est pas
le cas
des
œuvres
littérature polysémiquement ouvertes
en
raison même de
l ambiguïté
° I 25 - MARS 2002
8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre
8/10
PRESENTATION
«naturelle»
de
leur
langage, ni
de
celles
qui
aggravent
cette
polysémie
par
une
complexité
structurelle
particulière
-
comme
par
exemple Finnegans wake. Aussi difficile soit
l identification
de la
permanence structurelle
des
œuvres complexes, cette
permanence
demeure garantie par leur
limitation
syntaxique. Mais dès
que
l ouverture affecte le support syntaxique de l œuvre, comme dans
le
cas des Cent
mille milliards de
poème, on
doit se
demander
si
l identité de l œuvre
est
maintenue ou si on
a
en
réalité
affaire
à
une famille infinie d «œuvres» toutes
différentes.
Comme on l a
vu, cette
ouverture
syntaxique
peut
procéder
aussi
bien d un
regard
critique
que
d une
poétique.
Entre
l édition
des
Œuvres
complètes
de Rimbaud par Antoine Adam
dans
la Pléiade et
celle
d Alain
Borer intitulée L'
Œuvre-vie,
il n y a pas eu seulement
redistribution
des mêmes textes
dans un
ordre différent, mais intégration
à
l « œuvre» de textes
comme
les
lettres qui
n avaient
jusque là
qu un
statut de documents.
Il y
a donc eu une redéfinition
syntaxique
de
l œuvre, dont on
sent bien qu elle
n a
rien de
définitif et
qu elle
pourra donner lieu dans les
éditions
ultérieures à une
infinité
virtuelles de versions.
C est dans
ce contexte
d une sensibilité nouvelle
à
la
mouvance des textes qu on
a
pu
assister
récemment
à
un retour de
conceptions
transcendantes
de
l œuvre
sur des
bases
nouvelles.
Genette
en est le
principal représentant
en même
temps que
l historien
lucide
lorsqu il
rattache cette évolution
à celle
de la
théorie
littéraire des quarante dernières
années:
La
destitution
«formaliste»
de
l'intention
auctoriale, poussée
symboliquement
jusqu'au
meurtre
de l'auteur, et
la valorisation «structuraliste»
de
l'autonomie
du
texte,
favorisent
1 assumption des matériaux
génétiques
comme
objets
littéraires
à
part
entière, au
nom de
cette irréfutable
évidence
qu'un
avant-texte
est
aussi
un texte. La
quelque
peu mythique
«clôture du
texte»
aboutit donc paradoxalement au concept œuvre ouverte, dont
la
mouvance
génétique est un aspect parmi d'autres, et qui
ré-instaure
l'œuvre - comme je
l'entends ici- par-delà
(ou au-dessus de)
la
pluralité des textes
de toute nature
et de
tous statuts
qu'elle rassemble et
fédère
sous
le
signe d'une unité plus
vaste
et, en
ce
sens, transcendante.
(Genette
1994,
224)
Pour
Genette,
la
transcendance
de l œuvre littéraire vis-à-vis
de son texte
ne
tient
évidemment
plus à
son existence idéale dans
l intuition de
l auteur comme
chez
Croce,
ni
à
son
exigence
anonyme et introuvable comme chez Blanchot, elle
découle de
la
réduction
eidétique qu opère un
lecteur face à une manifestation
textuelle
ou un ensemble de
manifestations
textuelles pour en un
8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre
9/10
L'ŒUVRE ILLIMITÉE
induire une
idéalité
d « œuvre». Cette réduction consistera
(au
minimum)
à
sélectionner
certains
traits
identificatoires
pertinents
à
partir d une
réalité
matérielle complexe. Ainsi à
induire
de telle
édition
que
je possède des Fleurs
du
Mal sur papier
jauni
imprimée en lettres
Garamond
l existence d un
«individu idéal»
que
sont
les
Fleurs du mal
et qui
subsisterait
sous
toutes sortes de
formes typographiques
pourvu
que
son «identité littérale» soit
respectée. Au maximum cette réduction consistera
à
subsumer sous
une
même
«individualité
idéale»
des textes aussi différents que
les
éditions
successives
des œuvres
de
Victor
Hugo.
PROPOSITIONS
Après
ce bref historique,
j aimerais faire
quelques
propositions pour une
définition
de
l œuvre,
moins théoriquement
ambitieuse que celles
des
auteurs
que
j'ai cités
bien
qu elle
s inspire
de
leurs réflexions. Entre
conception immanentistes et transcendanta-
liste de
l œuvre,
j opterai
résolument
pour la seconde.
Il
me
semble que l identification de l œuvre à son identité littérale
n est
guère
tenable. Empiriquement nous
ne
sommes pas
des
lecteurs
de
«textes»
mais bien
d «œuvres». Je
veux
dire que
les
«textes» ne
prennent
sens
et intérêt
pour
nous
que sur fond
d un
«monde
de
l œuvre»
fait de projets,
d intentions réalisées ou non,
de
poétiques
explicites
ou implicites - mais
aussi d institutions
littéraires,
de
conceptions
du
lecteur,
de traditions d interprétation.
Coupés de
ce
monde, les textes
cessent
de faire
sens.
Si
se réalisait
la
fable
du
singe dactylographe,
dans une
version où il
produirait
des
poèmes syntaxiquement
et
métriquement corrects,
on
spéculerait sur le
caractère
miraculeux
ou
statistiquement
concevable
du
fait.
Mais
il
serait
peu probable qu on s engage dans une interprétation
de son
texte.
L interprétation a certainement tort de chercher à
scruter
d hypothétiques
intentions
d auteur mais en
revanche
elle
a
raison
de
ne
s intéresser qu à des textes qu elle crédite d intentionnalité
au double sens
du
contenu de conscience et
du projet.
Car c est
l écart même du projet
et
de la
réalisation
qui fait sens. C est ce
que
suggère a
contrario
l exergue
de
Turing
placé
en
tête des Cent
mille
milliards de poèmes: «Seule
une
machine
peut
apprécier un
sonnet
écrit
par
une
autre
machine»
(Queneau,
1961).
Certes
nous
10 devons nous habituer
à
l idée
qu à
l avenir nous
pourrons
être
—
amenés à prendre connaissance de
nombreux
«textes»
qui ne
ITTERATURE r n° 25
-
MARS 2002
8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre
10/10
PRESENTATION
seront
pas nécessairement
des
«œuvres».
Cette distinction n en
sera
que
plus
utile pour définir
des
attitudes de lecture
ou
de
«traitement» des différents
types de texte.
La définition
de
l œuvre littéraire
comme
«texte»
faisant sens
sur
fond
d un «monde de l œuvre» suffit à
fonder
son illimitation
de
principe. En amont
du
texte l « œuvre»
est
illimitée dans la
mesure où
son sens
doit
être
élaboré
à
l infini par
la
mise
à jour de
son
monde:
situation
dans
une
institution littéraire, germination
dans
les
péripéties d une «vie»
dont
le
texte doit lui aussi
être
écrit, relevé
des
projets, esquisses, variantes du
texte et éditions
possibles.
Le
lecteur
(l éditeur)
ne
cesse
de
produire
des
versions
de l œuvre dans la
multiplicité
de
ses
«textes». Pour faire
«œuvre»
chacune de ces versions doit être
limitée,
même
si leur
variabilité
est
illimitée. On pourrait ici
s en
tenir
à
un
principe
inspiré d Umberto
Eco:
pour
que
l œuvre
soit illimitée,
il faut
que
le
texte
soit limité. Certes,
on
peut
concevoir des textes
illimités
mais
paradoxalement ils n'offrent plus qu une seule version de l œuvre,
version au
demeurant improductible
dans une
totalité finie
et
dont
le
sens
est
indéfiniment
suspendu,
version
donc
qui échoue
à
faire
œuvre
-
mais
dont
le
concept,
lui,
peut
être
interprété.
On
distinguera encore des œuvres
au texte
réellement
illimité celles qui
figurent une illimitation textuelle
imaginaire,
par la simple
ampleur
de leur texte,
ou
par sa
complexité, ou par des
figures de
mise en
abyme. La
représentation
de l illimitation
n est
pas l
illimitation
et
peut
souvent
faire
illusion.
Les
communications
ici réunies veulent explorer
dans cette
perspective différentes formes d ouverture
de l œuvre:
genèse,
traduction,
intertextualité,
illimitation
figurée,
mythique
ou réelle.
BIBLIOGRAPHIE
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Paris,
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1994.
1 1
Queneau, Raymond
(1961),
Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard. LITTÉRATURE° 125 -MARS 2002
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