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Stéfan Leclercq
Gilles Deleuze,
immanence, univocité et transcendantal.
Collection
« De nouvelles possibilités d'existence» 8.
Deuxième édition corrigée et augmentée
Sils M a r i a ¿ifiii^a
Les Éditions Sils Maria asbl sur l 'Internet :
Il 11 p ://www. d bth. co m/si Ism a ria
E-mail : silsmana@village.uunet.be
FONDS DOCUMENTAIRE GILLES DELEUZE Bibliothèque du Saulchoir, 43 bis, rue Glacière,
Paris, 13'™*.
Les Editions Sils Maria asbl, 21, me des Chartriers,
7000 Möns Belgique.
Les Editions Sils Maria asbl ne sont pas yesponsables des manuscrits
qui lui sont envoyés.
Nos plus vifs remerciements à Monsieur Jean-Luc Bastin.
© Sils Maria asbl 10/2003 D/2001/8109/045 isbn : 2-930242-43-4
Introduction.
Gilles Deleuze ne fut jamais un historien de la philosophie, si
nous comprenons, par ce terme, la mise en œuvre d'un système
d'interprétation d'une pensée existante. Chaque fois, que ce soit
pour Nietzsche, Bergson, Spinoza, ou d'autres, on peut voir à
(ravers sa lecture l'ouverture de la pensée abordée, plutôt que sa
réduction, son cloisonnement. Le travail de Gilles Deleuze se
situe bien dans la mise en relation des concepts abordés avec
d'autres, étrangers à l'œuvre, et pourtant rendus si proches par
Gilles Deleuze. Dire ce que l'auteur a voulu dire, mais n 'apas
pu dire. Ce qui pourrait être compris comme le travail d'un
historien est d'abord, par lui, le rapprochement, la mise en
lumière de relations entre concepts, pensées, paraissant, avant
lui, éloignés, distincts. Le travail de Gilles Deleuze se situe
précisément dans cet entrelacement se réalisant entre deux
mouvements, deux pensées, deux concepts. Ainsi, il ne peut être
un historien de la philosophie, de la littérature, des sciences ou
de Tart. Développer un monde étranger, pourtant si proche, au
sein même de l'œuvre. C'est entre ces rencontres qui ainsi se
dessinent que son œuvre propre se trace. Nietzsche et ta
philosophie n'est pas moins un livre créateur que Mille
plateaux. C'est à l'endroit où la pensée abordée semble te plus
se révéler qu'apparaît le plus fortement la réflexion deleuziemie.
Cette réflexion devient alors l'intérieur et l'extérieur de la
matière analysée. Le philosophe étudié n'est alors plus réduit à
une tradition mais s'ouvre à la pensée de tous temps, il est rais
en relation avec d'autres dimensions temporelles, philosophi-
ques, artistiques ou scientifiques. La pensée, dans ce jeu de
relations, apparaît comme immanente à d'autres systèmes de
pensée. Cela n'est jamais, malheureusement, le travail d'un
historien. L'exploitation du entre deux. Entre deux événements,
entre deux temps, entre deux lieux comme espace de la pensée.
Seuls la tradition et les gens qui se croient obligés de la garder,
y trouveront à redire.
Maintenant l'œuvre deleuzienne peut sembler close, et aux
chercheurs à présent de la commenter. Nous éviterons, à notre
tour, de vouloir réduire la puissance qu'elle dégage par une
interprétation qui n'aurait l'avantage que de l'enfermer dans ce
qui pourrait alors paraître comme une tradition du deîeinia-
msme. Le deleuzianisme ne peut exister, comme il est
impossible de réaliser un livre sur la philosophie deleuziemie.
Car ce type d'entreprise ne pourrait qu'amoindrir l'ensemble
des lignes de ftiite qu'elle contient, des interactions dont elle
rend compte, des concepts qu'elle révèle. La pensée de Gilles
Deleuze est complètement consacrée à l'Ouvert, à
l'imperceptible, au souterrain. Réaliser un livre sur cette
question serait les mettre au grand jour, en faire des micro-
pomoirs de la philosophie, de la pensée contemporaine. Nous
ne pouvons penser, dans l'idée d'un tel travail, qu'à une mise en
perspective, qu'à une approche contextuelle de son travail. Mais
en même temps, et par ce principe, nous avons le sentiment
d'approcher au mieux, mais humblement, l'essence de sa
pensée. Suivant son conseil, nous n'avons exploité ici que ce
qui nous plaisait, que les lignes les plus troublantes qui nous
apparaissaient. Nous n'avons pourtant pas délaissé les autres,
puisque nous leur avons laissé leur liberté. Liberté de
s'exprimer, souterrainement, en dehors de notre travail.
Le présent ouvrage est d'abord réalisé à partir des sources
mêmes, évitant de provoquer une doxographie, par le
commentaire du commentaire. Cependant, nous n'ignorons pas
les excellents ouvrages qui existent déjà sur la question.
L'essentiel est ici de domier à tous les éléments en présence la
possibilité d'exprimer réellement leur puissance.
Spinoza. Nietzsche et Bergson sont, comme on le sait, les
figures majeures du travail de Gilles Deleuze. Mais les
commenter trop systématiquement aurait l'inconvénient
d'évincer d'autres figures, ou personnages, pourtant si présents
au sein de l'œuvre. Anaximandre, Bousquet, Fichte, Marne de
Biran... Ils ne sont pas moins présents dans les livres, mais pas
de la même manière. Une note de bas de page, leur nom glissé
entre deux propos, surtout entre deux. Ils sont pourtant
immanent à l'œuvre, sur quarante ans de pensées et d'écriture.
Figures de l'ombre, elles viennent toujours appuyer la réflexion
au moment opportun, une fois ici ou là, Gilles Deleuze ne leur a
pas consacré un ouvrage, mais souligne leur présence quand
elles apparaissent. Leur puissance n'en est pas moins existante,
et n'agit pas moins que ce que la tradition, déjà, a retenu.
La pensée deleuziemie, parce qu'elle est authentiquement une
pensée, s'exprime toujours à travers d'autres, ou face à l'Autre.
Elle s'établit à travers les figures aimées, elle contrecarre les
figures du pouvoir, elle constitue alors tous les dehors des
pensées en présence. Il nous apparaît alors, comme le verra le
lecteur qui aura la bonté de nous suivre, que les questions les
plus fondamentales que Gilles Deleuze poursuit, sont celles de
la philosophie de la Nature et celles du droit naturel. Ces
questions se ressemblent, couvrant cependant d'autres champs.
On y parle pourtant peu de liberté car la liberté ne peut être un
dehors, au plus une abstraction, ce que Gilles Deleuze abhorre.
L'essentiel est bien plutôt dans sa lutte systématique contre tout
ce qui diminue, réduit, avilit, contre donc toute forme oppres-
sante de subjectivation dans les réseaux qu'elle peut imposer. Si
son œuvre est pensée, celle-ci s'est souvent montrée action.
Gilles Deleuze fut dissident polonais, fumeur de Marie-Jeanne,
résistant salvadorien\ Là, chaque fois qu'une minorité,
authentiquement face à un réseau, tenta d'exprimer l'essence de
son existence. C'est ce que certains appellent de la subversion
tant ils appartiennent eux-mêmes à des mécanismes de pouvoir.
Nous dirons plutôt qu'il s'agit là de mouvements a-subjectifs
produits par la pensée en dehors de l'imposition d'un sens en
cours. Bien sûr, Gilles Deleuze est subversif comme peut l'être
la Nature dans le régime différentiel qu'elle établit. N'est
subversif que ce qui s'exprime à travers un système reçu. Son
œuvre rouvre l'ère de la philosophie de la Nature, comme si le
kantisme ne fut qu'un orage sur l'histoire de la pensée. Chaque
pensée, chaque réflexion rétablit la Nature dans sa mouvance,
dans ses connexions, dans ses différences. Le devenir contre la
conscience, en dehors de la conscience.
Ainsi, le travail de Gilles Deleuze évite de donner la raison du
monde au profit des conditions de son fonctionnement. Il ne
peut y avoir alors une seule formule qui les résumerait toutes
comme essence. Mais bien plutôt différents plans qui, dans leurs
enchevêtrements, se meuvent un peu comme des machines, ou
les rouages d'une même machine. Machines désirantes.
L'imivocité, l'immanence et le transcendantal ne s'opposent pas
mais se chevauchent, se coordonnent, chacun selon son mode et
' Voir la bibliographie réalisée par Timothy Murphy, Appeh et pétitions signés par Deleiize, in (Internet) : http ://www.deleuze.fT.st
10
son amplitude." Il ne peut y avoir d'opposition entre ses
dimensions du réel, et encore moins un choix à y opérer. Le
transcendantal crée l'immanence qui s'unit à l'univocité. Trois
plans, ou trois réseaux, dont les spécificités et ressemblances
forment la condition du monde. Hétérogènes mais si contigus,
ces plans forment un même ensemble comme univocité, mais
aussi comme immanence à laquelle tout se rapporte. Courent
sur ces plans des figures qui viemient les cadencer, les régir, ou
les émanciper. Nous avons toujours évité de voir, dans le travail
de Gilles Deleuze, l'occasion d'oppositions, antinomies. Bien
plus riche que ces dichotomies, la relation qui se découvre alors
autorise l'établissement, ou le surgissement, de l'événement, et
de l'événement de la pensée. Cet événement est alors ontologie,
et il n'y a de réelle philosophie qu'ontologique. L'ontologie est
un entrelacement.
Il n'y a pas de philosophie par Gilles Deleuze, mais un travail
plus vaste, plus proche et plus étranger que toutes ies
philosophies. La sienne ne peut se comprendre que par des
parties, toujours hétérogènes, elles-mêmes comme des plateaux,
comme des plans. On ne peut pas, sans déraisonner, prétendre à
la résumer. Et en même temps, c'est par cette indépendance,
que nous laisserons au propos, qu'il pourra le mieux se montrer,
se laisser approcher.
Chapitre 1.
Immanence : Spinoza, Anaximandre .
Gilles Deleuze ne peut concevoir le champ transcendantal que
dénué d'une conscience qui viendrait l'asservir. Au contraire de
Kant, la conscience ne constitue pour Gilles Deleuze, dans le
champ transcendantal, qu'un des nombreux éléments le
peuplant. La spécificité de cette conception réside dans le point
où le transcendantal n'est plus ainsi le moyen de réfléchir
métaphysiquement les concepts fondant le monde. Le
transcendantal ne transcende plus le sensible^ l'ar l'absence de
la conscience, par l'annulation de sa suprématie, surgit un autre
rapport entre le transcendantal et le donné qui est celui
d'immanence. Ce n'est qu'à la condition que la conscience soit
hors d'effet que les éléments du transcendantal peuvent être
immanents à la réalité, qu'ils peuvent s'actualiser en elle\ La
critique, sur ce sujet, qu'adressera Deleuze à Kant est que son
transcendantal est calqué sur les formes du sensible. Cela veut
dire que le sensible, par l'omniprésence de la conscience, n'a
plus les moyens d'être un élément différentiel ou, autrement,
qu'il n'a plus les moyens d'authentiquement s'actualiser. Cela
parce qu'il est transcendé par le transcendantal. C'est parce que
^ Gilles Deleuze, L'immanence : une vie., in Philosophie n°47. Les j Éditions de Minuit, 1995, p. 4. Désormais : lUV. ^
12
la conscience transcende la conscience de ¡'objet que celui ne
peut plus s'actualiser que par les formes qui lui sont dictées par
la transcendance de la conscience. Cette transcendance impose à
la fonne une représentation exacte de ce que la conscience de
l'objet est. Ainsi, transcendantal et donné sont identiquement
les mêmes. En effet, un élément transcendé ne peut se
développer que corrélativement à ce qui le transcende. La
transcendance ne peut admettre, par elle, l'avènement d'un
aspect différentiel. Cette differentiation ne peut s'opérer que par
l'immanence.
L'immanence est l'ensemble de ce qui est commun à
différents ensembles. Nous pouvons dire, par exemple, ia forme
est immanente à tout objet. À ce moment, l'immanence est le
prédicat de l'objet. Parallèlement, ce qui est immanent devient
une modalité de l'objet : tout objet a une forme, mais toutes les
formes de l'objet sont différentes. À ce stade, l'immanence reste
immanente à la chose, elle n'en constitue que la modalité, une
expression sensible lui permettant d'exister dans ses formes.
Nous restons encore à ce point dans une hiérarchie, c'est-à-dire
dans une transcendance de la constitution du sensible.
L'immanence n'est que l'expression de l'objet. Nous sonunes
toujours là au moment de la reproduction du même, à
l'analogie. Si nous pouvons nous le pennettre, nous dirons que
l'immanence est transcendée par la conscience, elle ne
'IUV,4
13
s'exprime pas en tant qu'immanence mais comme immanent à*.
La conscience, au sein du transcendantal. dicte la représentation
qui lui est adéquate, mais ce n'est nullement une connaissance
adéquate telle qu'on peut la voir chez Spinoza' Il s'agit
seulement des moyens que se donne la conscience à se
représenter un réel. L'immanence ne sert alors que la
conscience dans le monde qu'elle se représente et non le monde
tel qu'il se produit.
Si alors, nous retirons à la conscience la puissance qu'elle a au
sein du transcendantal, les éléments la constituant deviennent
alors libres. Cela veut dire que leur actualisation n'est plus
régulée par une représentation que se fait la conscience, que
cette actualisation se déroulera selon d'autres processus que
l'imposait l'hégémonie de la conscience. Lorsque Deleuze dit
«Quand le sujet et l'objet, qui tombent hors du plan
d'immanence cela signifie une distinction entre le plan
d'immanence, ou champ transcendantal sans conscience, et
l'actualisation de cet élément, le sensible. Il y a donc ainsi une
différence entre l'élément transcendantal et l'élément sensible
engendré par son actualisation. Mais en même temps, cet
élément ne cesse d'appartenir, en s'actualisant, au plan
d'immanence. Il est à la fois le même et le différent, et pas
' Voir sur les trois genres de connaissance chez Spinoza ; Gilles Deleuze, Immortalité et éternité, Gallimard, collection A voix haute, 2 cd. 2001. Désormais : Œ.
14
seulement le même comme le pensai! Kant, Il ne peut être
seulement le même que par la transcendance. Par contre, par
l'immanence, il ne cesse d'entretenir une interaction, et non
d'être subordonné, au plan d'immanence. Cela, parce qu'il
provient de l'immanence, qu'il est son actualisation. Le sensible
continue d'être une immanence, mais cette fois, actualisée. Ce
n'est plus un élément, une qualité ou une forme qui est
immanente au sujet ou à l'objet mais bien l'immanence qui
s'exprime sous d'autres modalités, créant ainsi le sensible. Il ne
s'agit plus d'une immanence à mais d'une immanence ptite ;
l'immanence ne renvoie plus à autre chose qu'elle-même^.
L'immanence n'est plus transcendée par une conscience qui lui
serait supérieure, mais au contraire permet à la conscience une
existence transcendantale et aussi réelle.
Ce qui permet à l'immanence une actualisation est son rapport
avec les autres éléments du réel. Nous pouvons voir, à la
lumière de Spinoza, conmient l'immanence peut s'actualiser
dans une réalité. Si nous concevons l'actualisation des essences
chez Spinoza, celles-ci ne s'actualisent que par le contact, ou
rapport, de ses parties extensives avec d'autres parties. C'est le
choc entre ses parties qui en pennet le développement, c'est-à-
dire l'avènement de la puissance de l'essence. Une essence est
' Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu 'esi-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991, p,49. Désormais : QP,
15
une puissance, comme peut l'être l'immanence®, et les parties
extensives de l'immanence sont évidemment l'objet et le sujet
sur le plan d'immanence. Lorsque l'objet et le sujet tombent
hors du plan, cela veut dire que ces parties extensives de
l'immanence - ou de l'essence - sont en confrontation avec les
éléments du réel. Ils instaurent avec eux des rapports qui
permettent à l'immanence une existence. Ici aussi nous voyons
que l'immanence n'appartient pas à quelque chose qui en
permettrait l'existence mais que, au contraire, c'est l'existence
de l'immanence qui autorise la concrétisation des éléments.
C'est en cela que l'être de Spinoza est étemel. Son essence n'est
en rien transcendante, du sujet ou de l'objet. Au contraire, cet
essence est l'immanence pure qui par les rapports
qu'entretiennent ses parties extensives avec d'autres lui
autorisent une existence. Cette essence, au contraire de ce que la
philosophie a pu lui donner comme définition, est singulière,
c'esl-à-dire, comme nous le venons, intrinsèquement
différentielle. Mais c'est aussi parce que l'essence de l'être est
l'immanence pure que le système de Spinoza repose sur
l'univocité.
Nous dirons que dans la philosophie spinoziste l'essence est
l'immanence de la substance. L'essence n'est en rien
subordonnée à l'existence et, par conséquent, aux attributs qui
l'expriment, même si l'essence n'est exprimable que par ses
'IE.
16
attributs. Cela parce que l'essence est une partie intensive de la
substance et non, comme les attributs, une partie extensive.
Ainsi, la mort ne veut pas dire que l'essence s'éteint. Ce qui
disparaît, c'est la substance et les attributs de cette essence,
mais jamais l'essence elle-même''. Ce qui veut dire que
l'essence est l'immanence de la substance, Elle n'est pas
immanente à la substance mais en réalise l'immanence. En
même temps, l'essence de l'être est une puissance, d'affecter ou
d'être affectée. Cette puissance d'affectation réside dans les
attributs de la substance, dans ces parties extensives dans leurs
rapports avec d'autres parties du même tj'pe'". Ces rapports,
même s'ils sont issus des parties extensives rencontrant d'autres
parties extensives étrangères, n'en restent pas moins distincts de
ces parties. Et si la mort impose la disparition de la substance et
des attributs, ces rapports, parce qu'ils sont distincts des
attributs, n'en restent pas moins, comme l'essence, en vigueur.
Lorsque cette essence perd ses attributs, et il est nécessaire,
inévitable, que par la mort elle arrive à les perdre, cette essence
devient passive, partie intensive sans expression. Il n'empêche
qu'elle reste, par l'effet de ses parties extensives, une
immanence pure malgré la disparition de celles-ci.
Tout le système de Spinoza, reposant sur la triade essence,
substance et attributs, est une des formes les plus spécifiques de
^ Loc. cil.
17
l'univocité. Effectivement, l'essence contenue dans la substance
ne lui appartient pas. Elle y réside ou y habite, l.a substance, par
ses attributs, lui donne seulement le moyen d'une expression".
Mais, d'un autre côté, il ne peut y avoir de substance sans
essence, tandis que, passivement, il peut exister une essence
sans substance. L'essence est bien l'incarnation du Un, qui,
dans chacune de ses expressions - attributs de la substance - se
montre différemment. Ainsi, le Un ne peut se concevoir sans
une infinité d'expressions différentielles. Cette expression du
Un, ou essence, c'est-à-dire les rapports qu'entretiennent les
parties extensives se trouvant dans im ordre de composition ou
de décomposition de ces parties, tout cela se déroule en dehors
d'une conscience capable de comprendre et de connaître la
complexité de ces rapports. Ce qui crée les connaissances
inadéquates^^. Une connaissance adéquate est constituée par
l'appréhension, par la conscience de ces rapports".
Spinoza décèle trois genres de connaissance : le premier genre
est définit par un choc, une incompréhension des parties
extensives entre elles. Ces parties en rencontrent d'autres mais
restent dans l'impossibilité d'établir un rapport". Cela se trouve
Gilles Deleuze, Spinoza ou Je problème de l'expression. Les Éditions de Minuit. 1968, pp. 21 et suivantes, Désormais : SPE. " Loc. cit.
Gilles Deleuze. Spinoza, philosophie pratique, Les Éditions de Minuit, 1981, p.30. Désomiais : SPP.
Œ. Spinoza, Ethique, 11, 40. SPP, 80.
IS
par exemple dans le cas d'une apparence trompeuse. Une appa-
rence se comprend comme l'impossibilité d'établir un rapport
entre tes parties réelles d'un objet, ou d'une situation, et celle de
l'être qui est en présence (qui les perçoit). Ce t>pe de situation
n'engendre qu'un choc entre les parties sans y créer un rapport.
La conscience est présente dans ce premier genre de
connaissance. La conscience n'est présente que dans les parties
extensives, c'est-à-dire par les attributs qui eux-mêmes sont
l'expression de l'essence. Le niveau de conscience se limite ici
à ce qui est donné, ou perçu, sans jamais atteindre l'essence des
choses. Cependant, plus rarement, ta conscience peut
comprendre le deuxième genre de connaissance. Celui-ci se
situe au niveau des rapports qui s'établissent entre les parties
extensives, dans le rapport, par exemple, qu'entretient le corps
avec un élément. Tout corps, toute substance entretiennent une
infinité de rapports avec tous les éléments. Inévitablement, ces
rapports se déroulent en termes de composition et de
décomposition'^ Que la conscience puisse appréhender ces
rapports est déjà beaucoup plus rare, car il s'agit là de
comprendre la cause et non seulement, comme dans te premier
genre de connaissance, de subir les effets. Mais la conscience
peut en être affectée car en tant que parties extensives, elle peut
être capable de suivre, d'être affectée par ces rapports. Ainsi, la
conscience peut avoir ta puissance d'être affectée par le réel,
•Œ.
19
dans les rapports qui le constituent. Cela à condition qu'elle
puisse quitter le premier genre de connaissance, c'est-à-dire
quitter Tordre de l'apparence de ce qu'elle perçoit. Mais qu'elle
appartienne au premier ou au deuxième genre de connaissance,
elle reste, malgré sa puissance d'être affectée, une partie
extensive, c'est-à-dire subissant l'ordre des rapports plutôt que
d'en connaître l'essence. Connaître l'essence des choses, de soi
et de Dieu, est ce qui correspond au troisième genre de
connaissance. La conscience alors a la puissance de réfléchir les
essences constitutives du réel, à commencer par Dieu lui-même,
ainsi que les essences dont il est l'initiateur. Ce que permet ce
troisième genre de connaissance est que Dieu s'investisse en
nous, et à nous, par ce troisième genre, d'agir en sorte que nous
soyons investis par Dieu, « que ces idées telles qu'elles sont en
Dieu se réfléchissent en nous Là, seulement, la conscience a
les moyens de connaître les essences.
Une essence est d'abord une puissance, celle d'affecter".
Cette puissance d'affecter crée la substance et s'exprime par les
attributs. Aussi, elle affecte la conscience, seulement si celle-ci
a atteint le troisième genre de connaissance, c'est-à-dire si elle a
su dépasser l'ordre des apparences et a su être capable de
comprendre intrinsèquement l'infinité des rapports en cours
pour atteindre l'essence. Sinon la conscience en reste seulement
SPE, 84. '^lE.
20
au stade des rapports avec lesquels elle conçoit une
connaissance (premier et deuxième genre). C'est ainsi que « la
quantité de puissance fait appel à la conscience Il y a donc
un moyen, même s'il est rare et difficile, que la conscience
puisse connaître les essences, et donc Dieu, c'est-à-dire d'être
affecté par lui, par les essences. Si le deuxième genre de
connaissance s'établit selon le rapport qu'entretiennent les
parties extensives, le troisième genre touche alors les parties
intensives. C'est un rapport qui s'établit entre la conscience et
ces parties intensives. Nous voyons alors un changement de
composition de la conscience : dans le deuxième genre, elle
restait dans l'ordre des rapports des parties extensives, c'est-à-
dire qu'elle n'était encore qu'une entité ou conscience
subject!vée, finie, face à l'infinité des rapports des parties. Mais
dès le moment o£i elle a la puissance d'être affectée par les
essences, et donc par Dieu, elle cesse d'être une conscience
subjectivée, elle perd sa finitude pour atteindre cette puissance
d'affecter qui définit les essences. Autrement dit, c'est le
moment où la conscience atteint Dieu. Dans ce moment, elle
devient une conscience partout diffuse, la conscience devient
immanente à la substance et, même mieux, elle devient pure
immanence. Cette immanence de la conscience infmie n'est
autre que l'éternité, c'est-à-dire la persistance d'un rapport au-
21
delà des parties qui l'ont fait naître'^. Il y a une double éternité
donc, celle de ces rapports restant au-delà de leur terme et celle
de l'essence qui, même sans substance et sans attribut et donc
après la mort, reste en vigueur, alors passivement'". Cette
conscience, ayant atteint l'infinité de Dieu, est immanente à tout
ce qui est ainsi étemel, l'essence et les rapports.
Cette conscience partout diffuse n'est autre que la pensée
absolue. Une pensée, selon Spinoza, est une idée qui se
réfléchit, l'idée d'une idée"'. Ainsi, l'idée est le mode premier
de la conscience'^ Et ce sont, bien évidemment, les idées qui
constituent les genres de connaissance. Ainsi, l'être qui a des
idées inadéquates reste dans le premier genre de connaissance.
Comme nous le savons, une idée inadéquate est formée sur le
choc des parties extensives sans en déceler le rapport, c'est-à-
dire qu'elle se crée sur l'apparence. C'est une idée inadéquate
ou contingente. La production de ce type d'idée réalise l'être
seulement comme fini. Effectivement, s'il produit une idée
inadéquate, celle-ci se fonde sur une contingence des parties
sans pouvoir distinguer le rapport qu'elles entretiennent en
dehors de l'apparence. Ces idées limitent l'être dans sa
connaissance. Il est par conséquent un être fini. S'il est fini,
c'est parce qu'il a des idées limitées et, si ces idées sont
"IE. ^"Loc.cil. " Spinoza. Éthique. II. 21.
SPP, 82.
22
limitées, cela veut-dire qu'elles ont un mouvement fini à une
vitesse limitée. Ajoutons que pour les choses créées, Spinoza
conçoit une vitesse illimitée entre les parties qui les
composent*^. Ces parties, par leur mouvement illimité, réalisent
la durée '*. Spinoza crée donc un lien entre vitesse et durée.
Spinoza marque une différence entre l'objet et celui qui le
perçoit. Ce n'est pas parce que l'être fini, par le premier genre
de connaissance, détient une idée limitée (par son mouvement)
que les choses créées subissent le même régime. Il y a une
difïérence intrinsèque entre la vitesse des mouvements de la
chose et celle de la pensée issue de l'idée inadéquate.
Lorsque l'être atteint le deuxième genre de connaissance,
l'idée qu'il réfléchit, et qui incame donc sa conscience, sait se
glisser dans le rapport entre les parties extensives des choses.
C'est une idée qui se glisse, ou se reflète, dans ces rapports et
qui agit, ou se meut, à la même vitesse que ces parties. Elle
devient alors une idée adéquate. Cette idée appartient encore à
la conscience et la fonne conjointement à la réalité des choses et
non plus à leur apparence. Cette idée appartient déjà
authentiquement. parce qu'elle est adéquate, au monde de la
pensée. Mais ce deuxième genre de coimaissance entretient les
notions communes (ou idée adéquate), c'est-à-dire ce qu'il y a
^ Spinoza, op. cit, II. 3. Spinoza, Principe de la philosophie de Monsieur Descartes,
G-F Flamniarion, 1964, Œuvre 1,2" partie, proposition XI, p.299. Spinoza, Pensées métaphysiques, op. cit., 1964, p.350.
23
de commun entre les choses et les êtres dans leur rapport.
L'idée adéquate révèle à la conscience le monde des choses
mais pas encore celui de Dieu.
Le troisième genre de connaissance permettra de provoquer
les formes communes, ce qu'il y a de commun dans les
essences*'. Elle atteint une vitesse infinie et un mouvement
pennanent. Mais elle habite la conscience plus qu'elle ne la
forme, Là est peut-être la différence la plus singulière entre le
premier et le deuxième genre de connaissance : dans le
deuxième, la pensée vient occuper la conscience et la hisse aux
formes de la pensée. Ce sont les idées adéquates. Elle n'est pas,
au contraire du premier genre, une production de la conscience.
Dans le deuxième genre, et à raison dans le troisième, la
conscience appartient bien plus à la pensée qu'elle ne la produit.
Et plus l'être est habité par le troisième genre, plus sa
conscience devient pensée, appartient à la pensée. Il n'y a que le
premier genre qui puisse produire la pensée, petitement, par
rapport à une simple et innocente perception. Et plus la
conscience se perfectionne, plus elle appartient à la pensée, et
moins la pensée lui appartient.
Appartenir à la pensée est la singularité de la conscience
proche de Dieu. Proche de Dieu veut dire recevoir une pensée
immiscée dans les rapports entre les parties extensives de l'être
" SPP, 129. Spinoza. Ethique, V, 10.
24
et des choses et les essences, c'est être affecté par les essences,
essences de mode, essences de substance. Cette puissance
d'affecter n'est autre que les essences singulières, c'est-à-dire
Dieu. Ainsi, par la pensée constituant le troisième genre de
connaissance, l'être peut avoir conscience des parties intensives,
c'est-à-dire Dieu. Ce type de pensée, par sa singularité, change
de statut par rapport à l'idée créant les deux autres genres. Celle
du premier genre est une pensée finie par un mouvement et une
durée finie, tandis que celle du deuxième répond à la vitesse et
au mouvement des rapports des choses dans lesquels elle
immisce, donc une vitesse illimitée participant à la réalisation
du temps spinoziste. Le deuxième genre contemple les choses
créées, alors que le troisième genre contemple, dans la
béatitude, la création de Dieu^^. On voit ici la transmutation
opérée par la pensée fondant les deuxième et troisième genres.
Le deuxième est encore à la surface des choses, tandis que le
troisième les pénètre et appréhende l'essence de ces choses et
entre en relation avec Dieu. Le deuxième conçoit par cela la
durée alors que le troisième appréhende le temps. La durée est
créée par le mouvement de la chose, et cette durée s'inscrit par
la longévité de ce mouvement. Il y a donc autant de durées qu'il
n'y a de choses". C'est ce que perçoit la conscience de l'être
par le deuxième genre de connaissance. L'ensemble de ces
^ Spinoza, Pensées métapiwsiques, op. cil., 1964, p.382. ^ Loc. cit.
25
durées est ce qui réalise le temps. Ces durées ne se réalisent pas
d'elles-mêmes, elles constituent un des modes de ta substance.
En tant que mode, elle répond à une essence qui est Dieu^®.
Effectivement, le mouvement est celui de la matière qui,
composé de parties à l'intïni, a une infinité de mouvements et
donc de durées en elle. Mais ces parties sont réalisées par les
modes des attributs de cette substance, c'est-à-dire à la fois par
l'essence de la substance, mais aussi par l'essence des modes.
Ainsi, les durées, par leur mouvement, répondent aux essences.
Et, comme nous le disions, le temps est l'ensemble de ces
durées, et en tant qu'ensemble et les dominant toutes, le temps
est l'essence de chaque durée. Celles-ci sont le mode d'une
substance. Dieu est l'essence des durées, ou il est le temps, et
c'est ainsi que Spinoza crée une distinction entre la durée des
choses créées et le temps créateur^^.
Nous reconnaissons, dit Spinoza, deux attributs de Dieu,
même s'il en possède une infinité : la pensée et l'étendue^".
Cela semble constituer principalement les deux parties d'un
tout qui s'entremêlent : le degré physique et le degré
métaphysique du monde. Mais il est clair que Spinoza ne crée
pas par cela une transcendance. La pensée est dans la cons-
cience, de même les essences ne peuvent s'exprimer que par les
^^ Loc. cit. " Loc. cit.
Spinoza, Le Court Traité. op. cit., 1964, p. 76. SPP, 103.
26
modes des substances. La pensée est donc un attribut de Dieu
mais ce n'est qu'un des attributs qui nous apparaît le mieux.
Ainsi, lorsque la conscience a, par l'idée, une pensée, elle se
rapproche de Dieu. Inversement, lorsque avec le troisième genre
de connaissance, la conscience appartient à la pensée, qu'elle ne
possède plus la pensée, l'être alors lui appartient
authentiquement. C'est là la grande transmutation de ta pensée,
entre le deuxième et le troisième genre de connaissance : ia
pensée n'appartient plus à la conscience mais la possède,
La pensée, par Spinoza, détient une vitesse infmie". La cons-
cience appartenant, par le troisième genre à la pensée, détient
alors, à son tour, cette vitesse infinie. Cela veut dire que la
conscience quitte son statut de fmitude, elle cesse d'être la
conscience subjectivée d'un être fini, pour atteindre la vitesse
infinie de la pensée, pour rejoindre un des attributs de Dieu. Par
la pensée, nous pouvons voir une désubjectivation de la
conscience quittant le monde des représentations (premier genre
de connaissance) et celui des rapports entre les choses
(deuxième genre de connaissance) pour atteindre Dieu dans ses
attributs, à travers ses essences (troisième genre de
connaissance). Cette conscience désubjectivée est véritablement
une conscience immédiate absolue^^, appartenant à
l'immanence de la pensée. Dans le deuxième genre, la pensée
" QP, 38. ^ njv, 4
27
appartient encore à la conscience, elle est immanente, par l'idée,
aux formes de la conscience. Mais avec le troisième genre, la
pensée n'est plus immanente à, mais n'est plus immanente qu'à
elle-même, une pure immanence. La conscience devient alors
un élément de cette immanence pure ou. pour le dire avec Gilles
Deleuze, un élément sur le plan d'immanence^^ La conscience
ne détient plus l'immanence, elle devient elle-même un élément
lui appartenant. Elle en adopte la vitesse, la vitesse infinie de la
pensée. Car l'immanence pure n'est rien d'autre que la pensée,
peuplant le plan d'immanence de concepts^''.
Ce n'est pas que l'immanence forme un plan, mais, plus
justement, elle est reçue par un plan qui lui permet de devenir
pure. Il y a par le plan un caractère sélectif qui lui autorise une
pleine activité au sein de l'immanence^', Évidenunent, il n'y a
pas que le penser qui est immanent. Les états de choses, les
caractères et qualités des choses le sont tout autant. Mais tous
ces éléments sont incapables de former une immanence pure
même si d'eux pourront naître également des concepts, à
condition de savoir en retirer l'événement qui les alimente^^. La
forme est immanente aux choses, mais il faudra toujours une
chose pour que la forme puisse se produire. Il peut bien y avoir
un type de forme en-soi mais qui, intrinsèquement, soumettra
" Loc. cit. ^••QP, 38 " QP, 53. " Loc. cit.
28
avec elle l'idée d'une chose. Seul le penser a la faculté de ne
répondre qu'à lui-même, de créer une inmianence pure. Le
penser, et plus que la pensée qui, nécessairement, doit
accompagner une conscience qui la pense. Le penser, et c'est en
cela qu'il trouve son immanence, est constitué autant du pensé
que du non-pensé". La pensée est même ce qui détruit le penser
dans son immanence. La pensée cherchera toujours à lui
insuffler une transcendance à la conscience qui la produit, ou à
la rendre immanente à. La pensée interprète ce qu'elle ne peut
atteindre, un peu comme chez Spinoza, la différence entre le
premier genre et les autres genres de connaissance. Car ce que
la pensée ne peut atteindre, elle tente de le posséder par des
formes modifiées, détériorées^®. Le penser est alors perçu par la
pensée comme transcendant, forme inatteignable de la
réalisation du réel. Spinoza fut le premier grand penseur à
comprendre le penser comme immanence pure, c'est-à-dire
comme essences singulières à l'origine de la création des
choses. Avec Spinoza, ces essences, bien qu'originaires, ne
cessent de s'exprimer et, en s'exprimant, créent les choses du
réel. Les essences, et Dieu comme essence de ces essences, sont
alors l'immanence s'exprimant en créant le réel.
Ce que la pensée ne peut concevoir parce qu'elle est enfermée
dans les formes du sensible, c'est la part de non-pensé dans le
" QP, 59. QP, 52.
29
penser. Toute pensée veut le vrai et dans toutes ses instances le
recherche activement. Ce n'est pas que le noii-pensé représente
la valeur du faux, ou une négativité spécifiée. Le non-pensé est
la possibilité de l'impossibie^^. On ne confondra pas le possible
dans le réel et cette possibilité de l'impossible. Cet impossible
ne l'est que pour la pensée mais pas pour le penser car il est,
partiellement, composé par lui. Le penser est un mélange
indissoluble du pensé et du non-pensé, « L'aller-retour inces-
sant du plan, le mouvement infini. V Chacun de ces éléments
donne une puissance à l'autre et permet au plan d'accueillir
seulement l'immanence pure. Cela parce que l'immanence pure
ne répond pas à une autre définition : elle est la somme du pensé
et du non-pensé. Elle est l'intimité comme dehors, un dehors et
un dedans de la pensée". La possibilité de l'impossible est la
part de non-pensé dans la pensée qu'elle ne sait, dans la
conscience, appréhender. Cette part est alors niée par elle et, par
cette négation, la pensée de la conscience se refuse l'accès à
l'immanence pure. Ainsi, par ce refus, elle se sentira toujours
obligée de transcender, c'est-à-dire de n'accepter que ce qui
paraît vrai et jamais les formes impensées de cette vérité (ce qui
en changerait profondément le statut).
Il y a donc toujours un principe sélectif qui opère, que ce soit
dans Tordre de la pensée, et donc des choses réelles, comme au
QP, 59. Loc. cit.
30
niveau du plan d'immanence. Mais l'un et l'autre refusent ce
que reconnaît l'autre. Le plan sélectionne les états de choses, les
caractères et qualités des choses, tout ce qui ne porte pas
intrinsèquement une part de non-pensé. tout ce qui ne veut
porter que le vrai. Si nous pouvons faire un parallèle avec
Spinoza, nous dirons que le plan d'immanence, ou l'ensemble
des essences singulières, refuse les idées inadéquates.
Inversement, la pensée rejette, en la transcendant, la non-
pensée. Cette non-pensée, parce qu'elle est inappréhendable par
la pensée, est refoulée comme transcendance. Elle reste
inappréhendable parce que la pensée ne peut se détacher du
monde sensible qu'elle perçoit, même si elle peut concevoir le
rapport entre les choses (deuxième genre de coimaissance) sans
jamais atteindre le non-pensé qui lui permettrait de devenir
immanence (troisième genre de connaissance). Mais il ne peut
s'agir ici d'une opposition entre l'immanence (le penser) el la
pensée. Cela parce que l'immanence contient la pensée conmie
un de ses éléments constituants. L'immanence est le mélange
indémaillable de la pensée et du non-pensé et par cela,
possédera toujours la production de la conscience comme
réflexion d'une idée. Une pensée n'est qu'un des éléments du
penser, de l'immanence pure, tandis que la pensée ne contient
qu'elle-même par une perception des choses. Le plan
" Loc. cit.
31
d'immanence devient alors un Un-tout illimité''\ une image de
la Pensée-Être''^
Le non-pensé est un ensemble d'affecis. On ne confondra pas
une affection et un affect. Pleurer ou faire pleurer est une
production d'affection, tandis que le sourire d'un personnage
d'un tableau est un affect. Un affect est la production d'une
chose qui s'en détache pour devenir indépendante, pour être un
bloc de sensations''\ Le sourire persistant n'appartient plus au
modèle du peintre. Ce sourire lui persiste, quelquefois bien
longtemps après sa mort, jusqu'à ce que l'œuvre, à son tour,
disparaisse. Il y a donc une autonomie de l'affect. L'affect,
parce qu'il est précisément affect, ne peut être confondu avec la
pensée.
La pensée de la conscience reste immanente à la conscience
sans jamais s'en défaire. L'affect est bien plutôt un mode, dans
le sens spinoziste, ce qui veut dire l'expression d'une essence.
Comme le mode, l'affect est le passage d'un degré de
perfection, c'est-à-dire de puissance, vers un autre plus grand'''.
En cela, l'affect se trouve très principalement produit par
l'œuvre d'art. Effectivement, là se trouve, dans ce passage à une
perfection plus grande, toute la possibilité de l'art. Tout ce qui
se comporte comme artiste tend au même passage de perfection.
QP,.64. QP,I54 et suivantes. SPP, 1981, p. 69.
32
comme, par exemple, le philosophe-artiste de Nietzsche. Seul
l'art a cette puissance, par les affects qu'il crée, d'élever l'être à
une énième puissance. Ces affects, dans la puissance qu'ils
recèlent, distinguables de la pensée, sont la part de non-pensée
dans la i>ensée. Affecter et penser semblent les deux faces du
plan d'immanence, comme peuvent l'être Pensée et Nature. La
Nature donne une matière à l'être tandis que la pensée s'établit
en image'**. Aussi, la pensée ne devient immanence que
lorsqu'elle est rejointe, sur le plan, par l'affect, la non-pensée.
L'affect n'appartient plus à la chose, il devient autonome
laissant la chose à son devenir. Ainsi, l'affect échappe à la
pensée de la conscience, la pensée immanente à la conscience,
celle du premier genre de connaissance. Au plus, elle peut lui
apparaître comme héccéité, individuation sans fonne, se
montrant dans l'ombre de la conscience'*'. Quittant la
conscience, l'affect accompagne, ou habite, la pensée pour
mieux la transfigurer. Par la non-pensée, donc par l'affect, la
pensée n'est plus celle de la conscience à la recherche du vrai.
Ensemble, elles forment le penser, la pensée-immanence,
l'essence des essences. Le penser alors devient authentiquement
un Etre-pensée. Mais loin d'être une abstraction, ces deux pôles
QP, 46. Voir infi-a.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Afille plateaux. Les Éditions de Minuit, 1981, pp. 318 et suivantes. Désomiais : MP.
33
du plan d'immanence réalisent le réel, autant qu'il est réalisé
par lui.
Sur le plan d'immanence, la pensée devient concept, alors que
la non-pensée est affect. Ce sont les concepts qui occupent en
droit le plan d'immanence, mais sans les affects, comme nous
l'avons vu, ils ne sauraient être opératoires. Le concept n'est en
rien une abstraction. Il crée le monde, il est à l'origine de toutes
les déterminations du réel. Le bord du plan d'immanence réalise
un horizon, mais celui-ci n'est pas une limite, mais plutôt une
ligne de passage pennettant une complète interaction entre
l'immanence et le réel. Ainsi, le monde est l'effectuation des
concepts. Une chose ne peut exister sans un concept qui la
définit, diversement, un concept sans production n'est qu'une
abstraction. Cette chose produite est un attribut du concept. Et,
en tant qu'attribut, se manifeste par des modes. Ces modes sont
les affects ou bloc de sensations qui se détachent de la chose
pour une autonomie. C'est le degré artiste de la chose, c'est ce
qui permet un degré de perfection, de puissance, plus grand.
Si l'affect est similaire à l'idée adéquate spinoziste, il est
indissociable du rapport dans lequel il s'immisce. C'est parce
qu'il doit nécessairement appartenir à ce rapport que le
deuxième genre de connaissance existe, et qu'il est si difficile
de rejoindre le troisième genre, à savoir atteindre les essences.
Le système spinoziste est réalisé sur la filiation, sur le don
potentiel de l'être à se glisser dans les rapports. Tandis que
34
l'afiect deteuzien est plus aérien, il ne s'insère pas dans un
régime de filiation, dans un réseau généalogique, mais plutôt sur
l'activité spécifique des mouvements. L'idée adéquate va aux
essences singulières, mais ne peut le faire que par les modes de
la substance. Il y a donc un sens du rapport. L'affect deleuzien
est immanent potentiellement à tout être, avant de devenir
immanence. Le rapport que représente l'idée adéquate est
l'expression d'un rapport spécifique entre deux choses comme,
par exemple, le jaune et le rouge créant un troisième élément
qui en est le rapport en tant que orange. Cette idée adéquate ne
peut correspondre qu'à ce rapport, même si, en tant qu'affect,
comme nous te verrons, elle délient une durée dépassant les
deux éléments qu'elle exprime. L'affect deleuzien ne reste pas
cloisonné par les éléments qu'il manifeste. Au contraire, c'est
en se détachant d'eux qu'il acquiert sa véritable spécificité. Et
se séparant de la chose dont il est l'expression, l'affect rejoint la
pensée sur le plan d'immanence, afin que le concept (pensée) et
l'affect lui-même (non-pensée) puissent réaliser une immanence
pure.
Lorsque Pierre KIossowski montre Gilles Deleuze
introduisant dans l'enseignement l'inenseignable dans son
travail, il nous semble voir la participation du non-pensé dans ce
qui est pensé, ici l'enseignement même'"'. L'inenseignable est,
Pierre KIossowski, Digression à partir d'un portrait apocryphe, in Giììes Deleuze, Arc, n''49, 1972, p, 31 et suivantes.
35
pour KIossowski. rapparîtion, au sein du cours deleuzien, du
simulacre. Cette opération a pour but «la liquidation du
principe d'identité à tous les niveaux de la connaissance, à tous
les niveata de l'existence Face à l'enseignement, le
simulacre paraît être un art du faux, contredisant les structures
qui régissent la connaissance. Mais, en même temps, le
simulacre est l'expérimentation même, l'élément différentiel au
sein des structures catégorielles. Le simulacre est-il une science
fiction immanente à toute fonne de pensée (comme peut l'être
l'affect) ? Ou alors, inversement, si le simulacre est
expérimentation et, par conséquent, peut-être l'authenticité de la
connaissance, n'est-il pas la seule part véritable de
l'enseignement, et de toutes les formes de la science?
L'expérimentation ne peut se réaliser qu'en dehors de l'Histoire
et, ce qui s'enseigne selon les structures de la connaissance est
uniquement de l'histoire'" (celle de la science, de la
philosophie, ou celle d'aujourd'hui). Comme nous le verrons,
l'Histoire ne peut concevoir le réel que dans sa succession. Elle
se déroule, ou se réfléchit, toujours en dehors de ce qui est
immanent aux événements, en dehors d'une immanence qui les
constitue. L'inenseignable au sein de l'enseignement est un
simulacre comme irruption d'une immanence dans le réel.
'"Loc. cit. '"QP.lOé.
36
1! y a un double mouvement perpétuel qui s'effectue entre
l'immanence et le réel. Le concept fonde la chose qui, en retour,
émet un bloc d'affects. Celui-ci se détachant devient immanent
à la pensée, créant ainsi l'immanence pure, l'immanence
créatrice de toute réalité. 11 n'y a rien de moins abstrait que le
plan d'immanence. 11 est à l'origine de toute réalité et, en retour
s'en nourrit, ce qui lui permet d'exister et de fonder le monde.
Cela en se déroulant à une vitesse infmie par des mouvements
infinis. Ces mouvements, parce qu'ils ont une vitesse infinie,
défmissent un temps propre au plan d'immanence et une
déshistorisation de ce plan.
Il est clair que le plan d'immanence, par le système de la
pensée et de la non-pensée, trouve une de ses origines les plus
nettes dans l'céneipov d'Anaximandre". L'Apeiron est une
surface originaire, un ^rc», en dehors du sensible. Il est
quantitativement illimité, et qualitativement indétentiiné'^.
Cette surface est parcourue par un ensemble illimité de forces.
Lorsque l'une prend le pas sur l'autre et tombe hors de cette
surface, ou de ce plan, une création se produit. Celle-ci, en tant
que chose, aura une existence et, à sa mort, rejoindra l'Apeiron.
" <f C'est Anaximandre qui porte à ¡a plus grande rigueur la distinction des deux faces, en combinant h mouvement des qualités avec la puissance d'un horizon absolu, l'Apeiron ou l'illimité, mais toujours sur le même plan. Le philosophe opère un vaste détournement de la sagesse, il la met au service de l'immanence pure, » QP, 46.
37
Quittant le plan, la chose créée ne cesse donc de lui appartenir :
ce que l'Apeiron perd d'une part, le renourrit d'autre part.
L'équilibre du monde ainsi se réalise par ce qui naît et périt.
Nous pouvons croire que si l'Apeiron et les forces qui le
peuplent sont « indéterminés », c'est parce qu'il n'y a aucune
hiérarchie entre elles. Cette hiérarchie s'exprimerait en terme de
pureté ou de petjection. Elle nous montrerait surtout alors un
ensemble homogène de forces, ce qu'impose une hiérarchie.
Au contraire, il n'y a, dans l'Apeiron, aucun rapport de
perfection, ce qui n'empêche aucunement un rapport de
puissance. 11 faut nécessairement ce t j pe de rapport pour qu'une
création puisse apparaître. C'est lorsqu'une force prend le pas
sur l'autre que cette création s'opère, L'Apeiron est donc réalisé
par un ensemble infini de forces qui ne sont pas plus
perfectionnées ou plus pures les unes que les autres, bien que
certaines soient bien plus puissantes que d'autres. La puissance
n'équivaut pas à une perfection supérieure. Le bœuf est plus
puissant que le cheval mais ne lui est pas supérieur. Les forces
de l'Apeiron restent ainsi indéterminées, parce qu'elles ont
toutes le même degré de perfection, mais n'ont pas la même
puissance, ce qui permet la création. La puissance de la force de
l'Apeiron est une puissance de création, et les unes sont plus
enclines à créer que d'autres. Cela organise l'Apeiron comme
^ Marcel Conche, Anaximandre, fragments et témoignages, PUF, 1991, pp.67 et suivantes.
38
hétérogénéité.. Mais cette puissance ne s'exprime qu'en un
moment précis, celui de la création. Inversement, c'est lorsque
cette puissance s'exprime que la création s'opère.
Mais l'immanence deleuziemie s'organise bien différemment de
l'immanence anaximandrienne. L'immanence deleuzienne
s'instaure dans le rapport de deux éléments distincts, la pensée
et l'affect. Ce n'est que lorsque la pensée et la non-pensée
entretiennent un rapport, nécessairement sur le plan, que
l'immanence ainsi fonnée crée la chose, c'est-à-dire permet à
l'élément de tomber hors de ce plan", La chose est alors
création de l'immanence, même si une infinité de qualités lui est
immanente {immanence-immanente à). C'est donc la relation,
ou le rapport, entre deux éléments qui autorise l'immanence.
Par Anaximandre, rimiiianence s'exprime par des modalités
contraires. Ce n'est que lorsqu'une force prend le pas sur une
autre, lorsque sa puissance dépasse celle d'une autre force,
qu'une création peut se réaliser. Ce n'est pas par l'entretien
d'un rapport que l'immanence se crée, mais bien par la
dissolution de ce rapport. Par Anaximandre, ta puissance
s'exprime par rupture'", par Gilles Deleuze, elle s'exprime par
l'union, ou le rapport, entre parties initialement distinctes. Mais
ils ont tous deux le point commun que l'immanence est à
l'origine de toute création, L'iimnanence n'est pas immanente à
" njv, 4.
39
mais immanence pure. L'élément anaximandrien, tombé hors du
plan, appartient, tout au long de son existence, à l'immanence
même, même si lui aussi est constitué de qualités qui lui sont
immanentes. Cette immanence est, comme l'immanence
deleuzienne, «une vie», et n'appartient pas à la Vie".
L'élément anaximandrien, au terme de son existence, rejoint
également l'Apeiron. il redevient alors cette puissance de
création sur un plan non hiérarchisé mais plein de cette
puissance. L'Apeiron est bien indéterminé si l'on considère
cette indétermination comme un manque de perfection, mais
qualitativement ordonné par la puissance différentielle qui
l'agence. Ces éléments sont traditionnellement interprétés
comme indifférenciés parce qu'ils n'appartiennent pas à un
élément sensible comme (ipxiT- Effectivement, les éléments
peuplant l'Apeiron ne sont ni l'air, ni le feu, ni l'eau, ni la terre,
ni ces quatre éléments réunis'^. C'est pour cette raison que
l'Apeiron fut considéré par tous ces doxographes comme
indéterminés. Il est immanence pure et, par cela, ne peut être un
élément sensible, même générique, car ce serait là, en lui, une
immanence attribuée et non l'expression de l'immanence. Cette
différence est fondamentale pour l'organisation du temps dans
l'Apeiron. Comme le montre bien Marcel Conche, l'Apeiron
^ Gilles Deleuze, Critique et clinique, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 160. Désormais : CC. " ruv, 3-5.
' Simplicius iu, Conche, op. cit., 1991, p. 67.
40
n'est pas seuleinent une surface illimitée mais aussi un temps
illimité. Si PApeiron ouvre l'espace et le temps d'une infinité
de mondes, il s'ouvre également dans un rapport spatio-
temporel infini".
Anaximandre avait, par son occupation, une relation
permanente au temps. En effet, le philosophe grec était chargé
de régler les gnomons, par exemple à Sparte. Un gnomon est un
cadran solaire, donnant, outre l'heure, les équinoxes, les
saisons, les solstices. Cet appareil nécessitait des réglages en
fonction de la latitude du lieu où on l'installait. Il s'avère
qu'Anaximandre était un spécialiste de ces réglages'®. Ce qui
veut dire que, pour Anaximandre, le temps de chaque lieu est
distingué. Cette distinction est physique et l'adaptation au lieu
présent est ce qui constitue son travail. Nous pensons que cette
dimension locale du temps n'a pas pu lui échapper, considérant
que, parallèlement à cette occupation, il crée son système
philosophique de l'Apeiron. Il ne peut pas être qu'un simple
exécutant. La relation physique qu'il entretient avec le temps
doit nécessairement déteindre sur sa philosophie. Ainsi, nous
dirons que, pour Anaximandre, le temps est constitué d'un
ensemble de dimensions temporelles hétérogènes. Chaque ville,
chaque lieu, détient donc sa dimension. Il n'existe pas une
dimension universelle du temps. Pour les Grecs, cette
" Ibid., p. 66. Ibid., p. 35 et suivantes.
41
dimension universelle du temps se situerait dans un étemel
présent dont le passé et le futur ne constitueraient qu'une des
expressions. Cet étemel présent est chronos. Le présent serait
alors le Un temporalisé, uniformément le même en tout lieu.
Mais Anaximandre, par la fonction qu'il occupe, ne peut
réfléchir ainsi le temps. Au contraire, la conception du temps
par Anaximandre nous semble être l'Aiôn, une dimension
hétérogène de la durée, constituée seulement du passé et du
fiitur. Effectivement, la durée d'une autre ville que celle qu'on
fréquente devient une dimension temporelle autre, un autre
temps. Le temps de Milet n'est pas celui de Sparte. Par
exemple, le temps de Sparte est le passé de Milet, Athènes le
futur de Sparte. Toute ville, par l'installation que le gnomon
nécessite, détient sa propre dimension temporelle renvoyant les
autres dimensions dans un temps nécessairement autre. De
même, le présent vécu n'est présent que relativement, qu'en un
seul endroit et conformément aux autres dimensions se
déroulant ailleurs. Ce présent n'est motivé que par l'ombre des
passés et futurs créés par d'autres villes, d'autres lieux : Aiôn''.
Face à l'étendue de ces autres dimensions, le présent ne peut
être que relatif, voire incertain. Ainsi, Anaximandre,
physiquement aussi bien qu'intellectuellement, vit l'Aiôn en
dehors de Chronos. Ce temps est celui de l'Apeiron. Le temps
" Concernant Chronos et Aiôn voir : Gilles Deleuze, La logique du sens, 1969, pp. 192 et suivantes. Désormais : LS.
42
est aussi une force du plan. Il reste indifférencié tant qu'il ne
rencontre pas une autre force, une autre dimension du temps.
Toute dimension temporelle du plan est une puissance, et en
tant que tel détient la potentialité de sa différence. La durée,
comme tout élément ou force de l'Apeiron, ne peut se réaliser,
se concrétiser qu'en prenant le pas sur une autre. C'est à ce titre
que la durée comme composante du temps, dans le système
d'Anaximandre, est une puissance. Tant que la durée n'est pas
incamée dans un réel, elle reste, dans l'Apeiron, indifférenciée.
La concrétisation de la durée permet la réalisation du temps
dans le sensible par trois dimensions complémentaires que sont
le passé, le présent, et le futur. Mais ces trois dimensions ne
sont pas moins existantes, en tant que puissance, dans
l'Apeiron. Ces puissances créent le temps de l'Apeiron, ou du
plan. Loin de créer une relativité temporelle comme pour le
sensible, ces forces que sont les durées indifférenciées
n'existent que comme puissance du temps. Elles existent, elles
s'expriment mais seulement comme puissance. Ces puissances
réalisent le temps du plan d'immanence (et dans le cas
d'Anaximandre, l'Apeiron) comme temps stratigraphique^''. Le
passé, le présent et le futur ne se succèdent plus maïs se
superposent. Car si le plan d'immanence est plan, il n'en est pas
moins constitué de couches ou d'épaisseurs. Le plan
d'immanence est un ensemble de plans d'immanence qui se
^ QP, 58.
43
chevauchent, se réunissent ou se dispersent. Cette accumulation,
cette superposition des plans, est constitutif du plan
d'immanence. De même, les différentes durées composant le
temps du plan ne peuvent se succéder, comme ne le peuvent les
différents concepts peuplant le plan ou les différentes figures ou
personnages. Ce que Gilles Deleuze entend ainsi, c'est
l'annulation, sur le plan, de l'idée de succession qui pourrait
apparaître sur une surface. Le plan est une surface composée de
strates, de couches ou feuilles^'. L'idée de succession est
l'antinomie du devenir, car les devenirs ne peuvent être que
simultanés. Ce qui organise les devenirs sont un ensemble
d'éléments dans leur simultanéité. Cette simultanéité s'explique
par l'intensité de chaque élément constitutif des devenirs.
Chaque élément s'imprime sur les autres comme intensité, et
cela ne peut se faire qu'en la présence de ces autres éléments.
Ainsi, il faut nécessairement une simultanéité, et non une
succession, de tous les éléments constituant le plan pour y voir
apparaître les devenirs comme composants du plan
d'immanence. Et si le plan véhicule l'image de la pensée par les
concepts, le plan est d'abord philosophie. Gilles Deleuze
propose alors un temps de la philosophie, plutôt qu'une histoire
de la philosophie^^ Ce temps de la philosophie, et non son
histoire, se montre dans l'immanence de certaines figures de la
QP, 58-59.
44
philosophie. Anaximandre, Lucrèce ou Spinoza sont, entre
autres, à l'origine de l'œuvre deleuzienne comme actualité,
mais aussi immanence, de la pensée. Et la philosophie actionnée
dans ce sens autorise à toute forme de la pensée une actualité.
Les figures de la philosophie appartiennent alors à cette
actualité aussi brûlante que tous les concepts réalisant
r aujourd'hui.
C'est par cet exemple que nous pouvons mieux comprendre
l'importance de la superposition des plans d'immanence, par
rapport à la succession organisant, ou semblant organiser le
sensible. Tous les éléments se donnent dans leur simultanéité et
jamais dans leur succession. Les devenirs, comme nous le
savons, sont l'organisation simultanée d'un ensemble
d'éléments se présentant. Cela détruit la succession temporelle
qui semblerait se montrer à l'entendement et réalisant l'Histoire.
L'Histoire, au contraire, se présente comme la succession des
dimensions du temps et, par conséquent, des concepts et des
figures. Par cela, l'Histoire nous paraît se concevoir sur des
idées reçues, sur un ensemble d'apparences se présentant au
sujet. Et contrairement à l'Histoire, les devenirs n'ont ni
commencement, ni fin mais seulement un milieu^'. Le milieu
est ce qui définit donc les devenirs et tout ce qui entretient un
rapport avec eux, comme les événements. Le milieu, se
^^ La philosophie est devenir, non pas hi.^toire : elle esl coexistence de plans, non pas succession de systèmes QP, 59.
45
différenciant du début et de la fin, veut bien dire la simultanéité
des éléments du réel contredisant une condition temporelle
d'apparition et de disparition. Cela n'impose pas un présent
universel et absolu, un Chronos, mais bien la superposition
simultanée de toutes les dimensions temporelles, un temps
stratigraphique. C'est bien ce qui manque à l'histoire : un
temps stratigraphique permettant de dévoiler les événements
dans leur devenir même, dans leur singularité, plutôt que corrél-
ativement à une succession temporelle semblant apparaître à
l'entendement^'*.
En même temps, sur le plan d'immanence, ce qui pourrait
apparaître à des moments différents, c'est-à-dire semblant créer
des durées différentes, appartient au même temps. Lorsque des
concepts apparaissent sur le plan à des moments ou dates
différents, cela n'inclut pas qu'ils appartiennent à des durées
distinctes, qu'ils sont alors nécessairement différents. Ils
peuvent très bien appartenir au même groupe de concepts et
s'exprimer dans une même continuité. Par exemple, Platon et
les néo-platoniciens ou Kant et les néo-kantiens®'. Inversement,
des concepts apparaissant sur le plan dans le même moment
" QP, 106. ^ Voir ('événement stoïcien, in :
LS, 13 et suivantes. « Les concepts c/ui viennent peupler un même plan, même à des dates
très différentes et sous des raccordements spéciaux, on les appellera concepts du même groupe ; au contraire ceux qui renvoient à des plans différents. »
46
peuvent être distincts, même incompatibles. Ce qui veut dire
que, sur le plan d'immanence, le mouvement reste premier sur
le temps. Le temps ne domine pas le mouvement, le mouvement
maîtrise bien plutôt le temps. En ce sens, le plan d'immanence
appartient bien à une philosophie de la Nature.
QP, 57-58.
Chapitre 2.
univocité.
Duns Scot, Epicure, Sade,
Bousquet, Nietzsche, Rousseau.
^ Nous avom connu tes usines de ¡a mort,
maintenant nous connaissons les fermes de la mort, Ji*
Alain hmkelkraut.®^
Une multiplicité n'est pas un ensemble d'unités. On ne
comprendra pas l'unité comme élément d'une multiplicité qui
viendrait, raisonnablement ou sans cesse, s'ajouter". L'unité ne
constitue pas la muhiplicité, elle est en elle. Cerner l'unité
appartient seulement au subjectif*". C'est par lui l'imposition
d'une limite provoquant l'unité comme unité distincte et
fermée. Au contraire, l'unité ne se fenne pas sans changer de
nature. Nous dirons, par exemple, que Blanc est une unité
constitutive "d'une multiplicité. Il est une unité car il ne se
confond pas avec le rouge. Mais en même temps, le blanc se
retrouve dans la multiplicité entière. Tout élément de cette
multiplicité contient le blanc. Chaque corps constituant une
Répliques, France Culture, 28 juillet 2001. 6«
" MP, 13. MP, 15,
48
mulliplicité est distinct des autres corps mais en même temps
partage des notions communes, jamais les mêmes, avec tous les
autres corps. Certaines unités sont plus grandes que d'autres
suivant qu'elles concernent plus ou moins la multiplicité. Toute
couleur, sauf le noir, contient du blanc, tandis que peu de
couleurs contiennent du violet. Le blanc crée une unité plus
grande que le violet. Mais cette unité n'est pas distinguable
puisqu'elle est immanente à la multiplicité entière. Le rouge ne
l'est pas plus, même s'il ne se diffuse que faiblement dans cet
ensemble.
A ce niveau, l'unité reste immanente à la multiplicité, elle ne
sert, mais c'est déjà beaucoup, que d'attribut. C'est dans son
interaction avec d'autres qu'elle trouve sa spécificité : blanc et
rond, blanc et plat. L'unité n'est alors concevable que comme
partie d'un tout que, partiellement, elle constitue. L'unité est
alors unité parce qu'elle est réalisée par le tout. Mais si d'autre
part, nous considérons l'unité comme une immanence,
distinctement à ce qui peut être immanent à, l'unité ne dépend
plus d'une multiplicité qui la spécifierait. Si l'unité est
immanence, et plus immanente à, c'est au contraire la
multiplicité qui se rapporte à elle. La multiplicité ne peut exister
sans le blanc qui la constitue. Sans le blanc, ou dans une
moindre mesure le rouge, la multiplicité ne peut se réaliser. Ce
n'est alors pas que l'unité transcende la multiplicité mais que la
multiplicité est contenue dans l'unité. L'unité est alors, en tant
49
que pure immanence, constitutive de toute chose. L'unité
devient essence. La pure immanence est une essence. II ne peut
s'agir ici de transcendance, puisque la pure immanence ne
manque de rien^'. La transcendance traduit toujours un sale petit
manque que l'élément subordonné serait censé combler.
L'unité, comme pure immanence ou comme essence, devient
alors la condition de tout multiple sans pour autant ne manquer
de rien pour elle-même. Elle n'est pas la condition des
multiplicités comme ordonnatrice de celles-ci mais comme
partie partout diffuse. Ce n'est pas que la multiplicité sort de
l'unité, ou que celle-ci se répéterait. L'unité se donne, se
distribue, multiplement sans jamais changer de sens. C'est, en
quelque sorte, une distribution nomade.
Il existe une infinité de blanc, blanc cassé, coquille d'œuf...
Et si tous ces blancs sont distincts entre eux et ne peuvent être
confondus, ils se rapportent tous à un blanc premier. Celui-ci
n'est pas la cause, pas même efficiente, de la variété infinie des
blancs, À vrai dire, ce blanc exemplaire n'existe pas dans le
donné. Il n'est cependant pas une abstraction. Il est l'unité
permettant l'infinité de ses variations. Celles-ci, bien qu'elles
semblent se distinguer du blanc exemplaire, n'en font pas varier
le sens mais sont, chaque fois, l'expression de ce blanc. Les
blancs ne pourraient exister sans le blanc premier et constihient
son expression. En temps qu'ils sont son expression, ils n'en
lUV, 4.
50
font pas varier le sens. Le blanc a seulement une expression
différentielle dont toutes les nuances créées le caractérisent
comme unité, comme pure immanence, le Blanc, Ce principe,
montrant un ensemble d'expressions distinguables se rapportant
et spécifiant l'unité, est, à partir d'une réflexion sur IXins Scot,
l'univocité™. Duns Scot est une figure deleuzienne dans la
mesure où il paraît penser l'univocité de l'être à partir d'une
différence, d'un ensemble de singularités. Par cela, Duns Scot
est le grand penseur de l'ontologie. Duns Scot pense l'être
comme neutre", et cette neutralité n'est pas sans nous faire
penser à une certaine phénoménologie, une certaine
intentiomialité avant l'heure. Cette neutralité rendant l'être
indifférent à toute spatialisation (fmi, infini, singulier, universel,
créé et incréé) semble être le point dont la philosophie
deleuzieime se démarquera comme elle évitera toujours la
phénoménologie, far Gilles Deleuze, il y a une véritable mise
en action des modalités de l'être, soumettant toute l'unité aux
différeiiciations produites par l'être. Il faut toujours établir la
conversion pennettant à l'être univoque de ge dire de la
différence'^. Par Gilles Deleuze, l'unité comme univocité n'est
plus immuable, mais, comme nous le verrons, devient sensible à
ses propres manifestations modales.
™ Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, pp. .'52-; 5. Désormais : DR. " DR, 57. " D R . 91.
51
Henri Bergson crée, de manière fort singulière, un système
axé. sur l'univocité. Ce système est déjà singulier puisqu'il est
construit sur l'ouvert. L'univers est un tout, ce tout est virtuel. Il
est maîtrisé par la durée et le mouvement. Le mouvement est
différenciation, car un mouvement ne peut s'effectuer sans
changer les choses qu'il anime. Il n'y a pas de mouvement qui
ne change rien^', À un point tel, que le mouvement n'es! que
différenciation, et en tant que différenciation absolue, il devient
pure différence'^ Nous le verrons plus tard, le processus de
substantialisation est ce qui conçoit la différence". Le tout est
un virtuel et s'actualise par le mouvement. Il n'y a que par le
mouvement qu'il peut trouver une actualisation. Si le
mouvement est différenciation, il différencie en retour le tout
dont il est issu. Le tout n'est donc ni donné, ni donnable
puisqu'il varie toujours en fonction de son actualisation
même'^. Aussi, la durée ne peut trouver comme expression que
le mouvement^'. La durée est donc d'abord changement. Il ne
peut y avoir une durée identique à elle-même, mais seulement
Sur les trois thèses du mouvement selon Bergson, voir i Gilles L'image-mouvement, Les Éditions de Minuit, 1983, pp. 9-22, Désomiais : IM '"' Gilles Deleuze, La conception de la dtjjference chez Bei-gson, in : Les études bergsoniennes, 1956, pp. 88. 89,91. " Voir notre chapitre Le transcendantal.
Nous verrons que chez Fichte également, l'essence n'est pas donnée et qu'elle se modifie par son actualisation. " IM, 22.
52
une durée intrinsèquement différence'^ {substantialisation de la
durée). La durée est pourtant simple, elle est, comme le
mouvement, ^ indivisible s ^ s changer de nature. Il n'y a donc
pas une durée, mais une infinité de durées hétérogènes
simultanées, et non successives. Il n'y a pas une seule durée qui
serait soumise à des variations. Une relation s'instaure alors
entre le mouvement et la durée. Soit l'instant est un moment
remarquable et coupe le mouvement arbitrairement. L'instant
est alors une coupe immobile du mouvement et crée, plusieurs
mouvements. Soit l'instant est une coupe mobile du
mouvement, ce qui veut dire que l'instant devient un élément
quelconque. Dès lors, le mouvement n'est plus censé relier deux
moments remarquables. Temps et mouvement s'organisent dans
le même agencement, ce qui donne un véritable processus de
changement, de dilTérentiation, il s'agit d'un changement
qualitatif. C'est le célèbre exemple du verre d'eau sucrée de
Bergson". Le mouvement de l'eau sur le sucre, en une certaine
durée, modifie le lout ; l'eau, le sucre deviennent eau sucrée.
L'univocité de Bergson s'exprime donc ainsi : il y a un tout et il
y a une actualisation de ce tout. Sans cette actualisation, le tout
qu'est le virtuel ne serait qu'abstraction. Ce qui permet cette
actualisation est un mouvement et une durée comme différence.
Chaque actualisation n'est pas différente mais l'expression de la
" Gilles Deleuze. cp. cit.. 1956, p. 89.
53
différence. Le Tout est différence d'avec lui-même, en ce sens
que son expression est exclusivement l'expression de la
différence. Cette expression, par le mouvement et par la durée
comme mouvement, est ce qui autorise l'actualisation de ce
tout. En retour de ce mouvement, c'est le tout qui s'en voit
modifié. Il y a bien une univocité chez Henri Bergson dont
l'immense originalité a été de penser le réel comme la
production du nouveau, du différent, au contraire de ceux qui
l'ont précédé réfléchissant essentiellement ce qui avait d'étemel
en ce monde^.
Il n'y a pas chez Gilles Eteleuze d'opposition univocité /
immanence mais la superposition de deux plans trouvant leur
point commun dans l'unité comme pure immanence ou essence.
L'unité est réellement unité qu'à la condition d'être diffuse,
partiellement ou totalement, dans une multiplicité. Elle n'est
alors pas individualisée mais, au contraire, reste indéfinie*'. Elle
se révèle alors comme immanence et plus comme immemenSe à.
L'unité la plus parfaite est alors la Vie dans sa manière d'être,
comme pure immanence, totalement diffuse. Elle n'est pas
immanente aux formes de vie mais les contient toutes en se
donnant en elles^l La vie n'est pas l'attribut du vivant mais, en
se donnant, en se distribuant pour elle-même réalise le vivant,
Henri Bergson, L'évolution créatrice, Édition du Centenaire, PUF, 1963, p. 520,
IM, 11. lUV, 6,
54
La vie ne manque de rien el dépasse la condition de l'objet et du
sujet. Ainsi, en tant que pure immanence se distribuant, l'unité
devient en même temps essence. L'unité est à la fois
immanence pure et véritable essence. L'unité constitue l'axe, ou
le pivot, permettant de superposer deux plans différents, celui
de l'immanence et celui de l'univocité. C'est dans le même
temps où l'unité qu'elle réalise, comme pure immanence,
devient essence. Le Blanc n'appartient plus à la multiplicité
mais elle se rapporte à lui (immanence), comme le Blanc
devient constitutif de la multiplicité sans changer de sens par
elle (univocité)®'. L'unité est, selon le plan, tantôt immanence,
tantôt univocité. Dans les deux cas, ou selon le plan, l'unité suit
un développement similaire. En tant qu'immanence, c'est en se
propageant qu'elle permet à la multiplicité d'exister, par l'acte
de diffusion ou de distribution. Mais jamais, la pure immanence
ne se limite à l'objet ou au sujet qu'elle autorise. En tant
qu'univocité, l'unité devient essence et. en tant que telle, elle
doit être nécessairement opératoire sans jamais pour autant
changer de sens. L'essence garde le même sens malgré la
diversité de ses modes et attributs. Le Blanc crée une infinité de
nuances qu'elle conditionne en tant qu'essence. Mais l'infinité
de ces nuances ne changeront jamais la qualité de ce blanc
premier. De même, en tant qu'immanence, le Blanc se diffuse
S2 IUV,4.
55
dans cette infinité de blancs et en permet l'existence sans que
pour autant sa qualité puisse changer. Il est pure immanence et
non un attribut de la nuance.
L'unité, comme immanence ou essence, n'exprime pas
l'universel. L'universel est, au contraire, l'unité individualisée à
laquelle appartiennent les multiplicités. Le Un. dans son
acceptation classique, est universel quand l'unité deleuzienne
est essence ou immanence. L'universel reste attaché, par la
transcendance qu'il provoque, à un objet ou un sujet. Sans eux.
nulle universalité ne peut tenir. L'immanence et l'essence, sans
pour autant se détacher de l'objet, ne s'arrêtent pas à lui, mais
se répartissent, se distribuent à travers des multiplicités entières.
Pour l'immanence, pour l'essence, il n'existe pas un objet qui
les limiterait. En permettant une multiplicité, elles existent
toujours plus qu'en l'objet ou le sujet. L'essence et
l'immanence sont partout mais jamais prenables. C'est pour
cela que l'immanence et l'essence peuvent se distribuer
indistinctement, indéfiniment sans changer de nature ou de sens.
Rompre le rapport des essences ici ne l'empêchera jamais de se
reformer là-bas. L'essence, comme l'immanence, se diffiise
mais ne se loge pas. En même temps, elles ne peuvent jamais
apparaître elles-mêmes, toute nue. mais seulement comme
travesties par les éléments du donné. Le Blanc premier reste
" L'Être est le même pour toutes ses modalités, mais ces modalités ne sont pas toutes les mêmes », DR, 53.
56
invisible tandis qu'il se distribue en une infinité de nuances.
Reconnaître rinimanence du Blanc ou l'essence de ses nuances,
est atteindre, spinozistement, le troisième genre de connais-
sance. Mais se limiter à subir ses différentes teintes est se fixer,
seulement, au premier genre® . De même, tant que la couleur est
considérée comme un attribut de l'objet, comme peut l'être
aussi sa forme, c'est voir cette nuance comme immanente à et
non comme l'expression même de la pure immanence. C'est
aussi rompre le rapport entre l'essence et la diversité de ses
modes.
L'intersection de ces deux plans qu'organise l'unité,
immanence ou essence, est d'abord, comme nous le verrons
plus tard, une entreprise de désaliénation du subjectif. Par lui,
l'unité est cernée, individualisée et transcendante. La vie se
limite alors aux sujets qu'elle crée. Par la transcendance,
l'essence, ses modes et ses attributs se disent nécessairement
dans le même sens. Le Blanc contrôle toutes les nuances qu'il
peut produire. Celles-ci n'expriment pas le Blanc mais lui sont
subordonnées. Il ne s'agit pas d'une univocité du sens mais de
sa transcendance. L'univocité, nous le savons, consiste en une
différenciation des attributs de l'essence. Le blanc cassé est
différent du blanc. se rapporte au Blanc, mais n'en dépend pas
sémiotiquement. Aussi, la substance reste invariable et ses
modes ne cessent de s'en différencier. La substance et ses
'lE.
57
modes ne se disent alors pas, par cette différenciation, au même
sens. Cependant, l'unité, ou essence de la substance, et ses
modes différentiels forment un groupe représentant l'unité
comme essence. La différenciation de ses modes est comprise
intrinsèquement dans l'essence. L'essence reste donc indivisible
de ses modes. Pas de blanc cassé sans blanc premier, pas de
blanc géniteur sans une infinité de ses nuances, même s'ils ne se
disent pas dans le même sens. Cette différenciation est donc
immanente à l'essence de la substance. C'est ce que Gilles
Deleuze appelle l'Être qualifié de la substance, permettant à la
substance d'être en-soi et à ses attributs et modes de se
différencier comme développement logique de cette subs-
tance®'. Ainsi, l'immanence est comprise en l'univocité.
L'univocité ne peut se comprendre sans une immanence, celle
de la différenciation. L'unité, ou essence, est donc bien le pivot
entre deux plans qui pourraient paraître distincts. Ce qui est
immanent à la substance est un sens qui diffère de cette
substance et qui, en même temps, la spécifie comme substance.
C'est l'ensemble des blancs différents qui nous fait comprendre
ce qu'est le blanc. L'Être qualifié de la substance propose le
sens de la substance compte tenu que ce sens contient le sens de
la substance et sa différenciation même®®. L'Être qualifié de la
substance propose alors la substance dans un seul et même sens.
' ' SPE. 150. Loc. cit.
58
Blanc cassé et Blanc paraissent être dans le même sens, tandis
que le blanc cassé, dans son aspect différentiel, est immanent au
Blanc. Aussi, le blanc cassé peut être la substance d'un objet et
l'attribut d'un autre. À ta fois, l'essence de l'un et l'attribut d'un
autre®'. Essences et attributs entretiennent alors des rapports
leur permettant une coexistence. Il y a donc un rapport profond
entre toutes les essences®',
g» L'unité, comme essence et immanence, est loin d'être une
notion abstraite dans l'œuvre de Gilles Deleuze. Elle apparaît
souvent sous des formes singulières qui ne sont pas pour autant
nécessairement exemplatives, Ces formes sont le plus souvent
des personnages conceptuels et, dans le cas qui nous occupe,
c'est bien le bébé qui est chargé d'incarner cette unité. Le
personnage conceptuel n'illustre pas, ne résume pas le concept.
Il n'est pas exprimé par le philosophe, mais bien plutôt exprime
sa pensée. Il est sa pensée agissante. En tant que pensée, ou
image de la pensée, il traverse le philosophe, plus qu'il n'est
produit par lui® . Le personnage conceptuel est produit par la
pensée, et celle-ci est régulée par les mêmes principes que la vie
même : tous deux n'appartiennent pas à un sujet qui les
limiterait ou les cloisonnerait. Au contraire, le sujet appartient à
la vie, à la pensée, et le dépassent de toute part. Souvent, chez
Gilles Deleuze, il y a cette contiguïté, cette sublime confusion
" Loc. cit. "IE.
59
entre la pensée et la vie. Comme si la vie ne peut être que
pensée, souveraine et immanente à toutes les formes de ce qui
vit. Vie et pensée dépassent le sujet qui les recueille afin de,
sans cesse, établir de nouveaux rapports comme formes
intempestives du vivant. Le personnage conceptuel n'est pas
l'incarnation de la pensée vivante, il est cette pensée vivante
intervenant en une situation donnée, en un personnage ou un
Ainsi, nous disions que l'unité, telle qu'elle est à la fois
univocité et immanence, se retrouve dans le personnage
conceptuel du bébé. Le bébé exprime cette double situation, de
l'immanence et de l'essence. En tant qu'immanence il est
entièrement singularité pré-individuelle, antérieure à toutes les
manifestations du subjectif Tous les bébés se ressemblent mais
montrent des expressions qui toutes entières les traversent,
comme un sourire ou une mimique". Ces expressions sont les
manifestations d'une vie qui parcourt et qui singularise, sans
individualiser, le bébé. Cette antériorité du subjectif laisse le
bébé dans un indéfini n'appartenant qu'au sensible. 11 n'est pas
sensiblement indéterminé sans être en même temps déterminé
comme objet sur le plan d'immanence, c'est-à-dire comme
conscience pré-réflexive sans moi. Comme nous le verrons, il
appartient alors au champ transcendantal sans conscience
^ Loc. cit.
60
(événement). Cet objet sur le plan d'immanence est une unité, et
comme tous les objets sur le plan, il est sans conscience, et
donc, pure immanence. Le plan n'est composé que de pures
immanences tant ces objets sont traversés par l'immanence
même, c'est-à-dire par la vie. Il n'existe que ce t jpe d'éléments
sur le plan d'immanence qui, lorsqu'ils tomberont hors de ce
plan, s'incarneront en un sujet ou un objet. C'est ainsi que tout
sujet, tout objet vécu appartient à la vie et que jamais la vie ne
peut leur appartenir. Le bébé est un objet de ce type sur le plan.
Et en grandissant, en se différenciant d'avec lui-même, il tombe
nécessairement hors de ce plan, afin de devenir une entité
subjective appartenant à la vie. Il n'est plus la vie mais lui
appartient.
En même temps, le bébé est dans l'œuvre de Gilles Deleuze une
figure de l'univocité. Dans im de ses cours sur Spinoza^^ le
bébé devient le lieu où le plus expressément les parties
intensives se dévoilent. Selon Spinoza, nous pouvons faire
l'expérience que nous sommes étemel par l'exploitation du
troisième genre de connaissance®\ C'est par l'établissement de
rapports avec les essences que nous pouvons réaliser cette
expérimentation. Nous ne subissons plus les éléments tels qu'ils
interviennent ou apparaissent (premier genre), nous voyons bien
plus aussi que le rapport que nous entretenons avec les éléments
IUV,6. « Œ .
61
(deuxième gera"e). Le troisième genre de connaissance est
surtout la création d'un troisième élément. Il y a vous, il y a
nous, et il y a un rapport qui se crée entre vous et nous. Ce
rapport, comme troisième élément, est ce qui permettra la
découverte, ou l'appréhension déjà, des essences à travers ses
modes de représentation. Ce rapport est ce qui doit être
conservé, mais surtout développé si nous voulons expérimenter
que nous sommes étemel. Cette essence constitue nos parties
intensives, tandis que vous réalisez nos parties extensives
comme nous les vôtres. Plus nous viserons ce rapport autorisant
la découverte des essences, moins notis montrons au moment
voulu. Dès lors, par Spinoza, le sujet doit atteindre l'être en
délaissant ie dérisoire, l'aléatoire, c'est-à-dire l'équivocité.
L'équivocité se loge toujours dans les parties extetisives à qui
nous ne devons, en aucun cas, permettre de devenir les plus
grandes parts de nous-même. Ceci est par conséquent une
éthique. C'est donc par l'expérience que nous pouvons
découvrir que nous sommes étemel. Mais cette expérience n'est
pas sensible mais bien transcendantale. Elle n'est pas empirisme
simple mais empirisme transcendantal. L'empirisme simple ne
peut permettre que de découvrir l'équivoque, le rapport sans
fondement, dans l'ignorance des essences. L'empirisme
transcendantal n'appartient pas seulement à l'immanence mais
aussi, avec Spinoza, à l'univocité des essences. Par
Voir plus haut notre chapitre 1.
62
r immanence ou l'univocité son opération reste la même :
comprendre et dévoiler ce qui se place au-delà du sensible et
qui, cependant, le réalise complètement. Un rapport se réalise
avec l'essence, comme l'objet tombe hors du plan
d'immanence. Il y a, en ces deux situations, la même démarche
qui est celle de comprendre le virtuel comme activation de
l'actuel, et non de percevoir ce qui transcende le réel^".
L'empirisme transcendantal pourrait se définir comme la
compréhension de tous les rapports, immanents, univoques.
Nous savons ce qu'est l'univocité, dans les expressions
différentielles que, sans cesse, l'essence crée et qui se
rapportent à elle comme son propre sens. Cette différenciation
de ces expressions constitue son sens et plus ces expressions
sont différentielles entres elles, plus le sens de l'essence unique
est exprimé. Un tel aime le rouge, Rome, les haricots et les
voitures. Ce n'est que par ses goûts comme expressions sans
lien que cet être pourra acquérir un sens. Une expression
unitaire comme, par exemple, il n'aime que les objets rouges ou
que le sud, n'exprime en rien une univocité mais seulement une
transcendance ne pouvant être rivée au sensible. L'empirisme
transcendantal a donc également la puissance de comprendre le
sens de l'être à travers ses expressions différentielles. Il
appartient alors, comme empirisme, autant à l'immanence qu'à
l'univocité.
QP, 49.
63
Cette opération de l'empirisme transcendantal suit une voie
parallèle au troisième genre de connaissance spinoziste. Elle
reste expérience dans la mesure où elle se dessine selon les
choix du sujet : une plus grande part réservée aux parties
intensives qu'aux parties extensives''. C'est seulement par cette
exploitation de ces parties que nous pouvons expérimenter que
nous sommes étemel, et que lorsque nous mourrons, il n'y a
qu'une faible part de nous-même qui disparaît. Au contraire, si
nous consacrons la plus grande part de notre existence aux
parties extensives, donc à l'équivoque, c'est la plus grande
partie de nous-même qui ainsi meurt^^. L'existence est une
expérience nous permettant d'appartenir à la vie. Dans ce cadre,
comme le souligne bien Gilles Deleuze, le bébé décédé reste
alors un problème dans la philosophie de Spinoza, « Spinoza
n 'a pas été écrasé bébé . Mais c'est à ce moment que
l'immanence, contenue dans l'univocité, surgh. C'est parce que
le bébé appartient à la vie et qu'elle ne lui appartient pas que,
malgré sa précoce disparition, il peut expérimenter qu'il est
étemel. C'est parce qu'il appartient à une immanence qui le
dépasse de toutes parts, qu'il ne périt pas. Il ne sent pas. il
n'expérimente pas qu'il est étemel mais le devient, sans avoir
pu agir autrement comme le font les sujets entretenant
seulement des rapports univoques, faisant de leurs parties
'IE.
64
extensives la plus grande part d'eux-mêmes. Ceux-là seuls
coupent la vie de ce qu'elle peut, rompent l'immanence, et
s'interdisent un accès potentiel aux essences. Si le bébé écrasé
n'a pas le temps d'expérimenter qu'il est étemel, il n'a pas le
temps non plus de faire de l'équivocité la plus grande part de
lui-même.
Le bébé prend aussi la forme de la plus typique des volontés
de puissance. Il s'oppose au guerrier dont la fonction n'est que
de détruire et de dominer''^. Le guerrier, dans cette forme la plus
basse de la volonté de puissance, applique encore un jugement.
Il répartit ies paris et dans cette distribution agit selon un
principe (jugement). Le bébé ne répartit pas les parts, bien
plutôt il les occupe nomadement. En cela, le bébé est le grand
déterritorialisé. It saute les enclos, franchit les limites et, jamais,
ne distribue les parts, fondement de la faculté de juger (<r d'une
part et d'autre part »). Le guerrier est grand quand le bébé est
petit. Le guerrier agit selon une grandeur quand la force du bébé
ne peut reposer sur ses dimensions. La grandeur est corrélative
de tous territoires, de toutes parts, et donc de tout jugement. Le
bébé est petit et ses forces ne s'expriment que comme puissance
et non comme parts distribuées. Le bébé est pris dans un
principe de miniaturisation qui le développe comme puissances
CC, 167.
65
impersonnelles'®. Ce principe n'est pas dans une relation avec la
vie organique, la puissance du bébé appartient à sa petitesse et à
cette petitesse en tant que telle. En même temps, l'organique, en
se développant permettra à cette puissance d'autres formes, T-a
petitesse est ce qui rompt la hiérarchie des parts au profit d'une
hiérarchie des puissances.
Nous voyons alors maintenant comment, dans la philosophie
deleuzienne, le bébé est bien un personnage conceptuel. Il allie
les deux plans complémentaires de l'univocité et de
l'immanence, et nous verrons tantôt comment il devient une
figure du champ transcendantal,
L'univocité, telle que Deleuze l'a démontrée, semble trouver
tout son champ pratique dans le concept de déterritorialisation.
L' investissement de la terre par l'être univoque ne peut se
dérouler selon les principes de la territorialité. 11 ne peut s'agir
d'une répartition des terres selon une limite, selon une loi, La
territorialité, par contre, n'est pas sans lien avec une législation
et, plus complètement, avec un principe de jugement selon une
rétribution. Rétribution de parts, «d'une pari et d'autre
part A) Ce principe de distribution, de répartition, pourrait
sembler appartenir à l'univocité, par l'aspect égalitaire qu'il
tente de susciter. Mais cela ne montre qu'une fausse égalité, car
proportionnelle, analogique. Tant qu'il y a une proportionnalité
Loc. cit. "^DR, 54.
66
de la distribution, et même déjà distribution, Tégalité ne peut
être que simulée car elle ne peut être régie que selon un principe
comme loi. Une part pour toi, mais deux pour toi en vertu de
ceci ou de cela. L'égalité n'est que feinte car son résultat est
toujours inégalitaire. L'égalité, pour être réelle, doit
nécessairement s'organiser sous d'autres formes. Il ne faut pas
distribuer la terre mais la laisser se distribuer aux êtres'"'. La
terre n'appartient à personne, elle se donne ofïirant à la
puissance de l'être l'occasion de la partager. Tout alors se
donne inégalement. 11 n'y a plus une répartition, une distribution
des terres, mais une donation de celle-ci par elle-même. Elle ne
se donne pas autant à tous, et ne se donne jamais à chacun de la
même manière. Les éléments la constituant s'offrent alors sans
unité, sans équilibre. Mais si ce qui se donne est inégal, cela, en
s'offrant ainsi, réalise l'égalité de l'être. C'est cette inégalité
présente qui forme son sens. Le sens de l'être se crée dans la
réception de ce qui se présente à lui de manière inégale. Bien
sûr, recevoir la teire de cette façon impose à l'être univoque un
mouvement qui est le contraire de la sédentarité. La sédentarité
appartient à une distribution analogique des parts, des terres.
C'est une teiritorialité qui ainsi se développe et qui impose à
l'être le refus d'un mouvement. Mais si la terre se doime chaque
fois inégalement, cette inégalité de la donation créera, en l'être
univoque, un mouvement. Ce mouvement, sur ces terres, provo-
'"'loc. cit.
67
quera un nomadisme ou déterritorialisation. Une distribution
nomade'''^ s'organisera donc, non pas pour réinvestir la terre
sous d'autres conditions, mais pour s'offrir à elle, pour
participer à sa perpétuelle différenciation d'avec elle-même.
On évitera de voir une opposition entre territorialité et
déterritorialisation, entre une répartition de la terre et une
distribution nomade. Dans tous les domaines que concernent ces
deux concepts, et pas seulement la terre mais tous les champs
qu'occupe le vivant, ceux-ci ne s'affrontent jamais mais se
complémentarisent'"'. L'un semble toujours anticiper l'autre, et
à l'être, tantôt univoque, tantôt s'enfonçant dans l'équivocité, de
rebondir sur ces deux conceptions. C'est ce qui constitue un
flux. Flux des monnaies, flux de l'Histoire, flux du
psychologique,
L'être équivoque semble toujours affronter un mur et ne cesse
de vouloir le contourner ou d'essayer de faire un trou dedans'** .
C'est dans ses efforts que se marque le plus grandement son
équivocité, son appartenance, au mur, à la terre qui supporte ce
mur. Son échec tient à cette appartenance. Mais s'il parvient à le
percer, à dépasser la limite, à développer des puissances pour
cela, il deviendra un être univoque. Ce n'est pas, qu'à ce
Loc. cit. cours du 18 janvier 1972, p.8. cours du 7 mars 1972, p.L [ntemet :
http ://www.deleuze.fr.st cours du 14 décembre 1971. http ://www.deleuze,fr.st Gilles Deleuze et Félix Guattari, i'un/i-tEii/pe, Les Éditions de
Minuit, 1972, p. 162. Désomiais : AO
68
moment, il n'enteetient plus de relations avec ce mur, avec cette
terre sur lequel il est posé. Mais c'est que les relations avec ce
mur et avec lui-même ont changé. Il a su modifier la hiérarchie
de ses puissances, il a pu les rendre inégalitaires entres elles.
Auparavant, ces puissances étaient égales et égalitairement
réparties. Cette répartition, cette distribution des puissances de
l'être entres elles se voyaient toutes définies par une loi de
l'être, une territorialité de ces puissances. Ce type de répartition
n'engendre alors qu'un cloisonnement pour une territorialité
selon un principe ou uiie loi. L'être est alors équivoque. Ce qu'il
faut, c'est les laisser, sous d'autres formes hiérarchiques,
s'exprimer selon ce qu'elles sont. Cette hiérarchie nouvelle
métamorphose le sens de l'être, il est univoque. Ce n'est pas
une amiulation de la hiérarchie des puissances mais la fonnation
d'un seul maximutti"'^, permettant la percée du mur. Plus un
degré de puissances, mais tous les degrés de puissances.
Nous voyons donc ici combien ia territoriahté est inséparable
de la déterritorialisation, où l'un anticipe l'autre dans ces
processus de développement. Aussi, en tant que flux ainsi
constitué, la déterritorialisation peut créer des lignes de fuites se
reterritorialisant ailleurs. Mais c'est lorsque l'être est
déterritorialisé, ici et ailleurs, surtout ailleurs, qu'il y a une
diffiision immédiate de sa conscience qu'il est le plus
authentiquement univoque. Ce n'est pas parce qu'il répartit
69
inégalement ses forces, ses puissances, qu'il ne constitue pas
véritablement une univocité. C'est piécisément dans cette
distribution nomade, dans ce nomadisme de ses puissances ainsi
éparpillées qu'il devient le plus singulièrement lui-même, où
son sens est le plus spécifié. Ce n'est jamais en tant qu'entité,
comme subjectivité par un ensemble de principes répartis, que
l'être se dit dans le même sens. Là, il n'est qu'équivoque ne
réalisant qu'un rapport sans fondement avec d'autres entités,
d'autres subjectivités. C'est dans cet éparpillement de ces
puissances qu'il peut seulement toucher ce sens qui l'anime
pour lui-même, c'est-à-dire atteindre l'univocité,
L'univocité se construit toujours sur les limites de
l'équivoque. L'équivoque se reconnaît dans sa puissance à
atteindre sa propre limite, sans pour autant jamais la dépasser.
Elle arrive alors à une situation de blocage ou de
métamorphose''". L'équivoque n'est que le rapport sans
fondement qu'entretient l'être avec les éléments qu'il subit.
Cette soumission peut être très large, mais jamais infinie. La
sexualité semble en être l'exemple par excellence"'®. Elle est le
lieu de toutes les soumissions de l'objet, la surface physique où
se déroule le plus parfaitement l'équivoque. Nous dirons même
qu'il y a là une éducation de l'équivoque. N'est-ce pas cette
limite que veut atteindre Dolmancé afin de la métamorphoser ?
LS, 289.
70
Sade ne recherche-t-il pas l'univocité à la lìmite du Ht ? Cette
éducation de l'équivoque par la sexualité se trouve dans la fuite
de l'érotisme et dans la concentration de la pornographie. Ce
sont deux tj'pes d'images servant cette éducation de 1' équivo-
que, dont le sens diffère complètement. L'image erotique
n'existe que pour ses hors champs, elle n'est que pour ce qu'elle
ne montre pas. Au contraire, l'image pornographique n'existe
que par la concentration de tous ces éléments en elle™. Ainsi, il
y a une égalité de tous les éléments réalisant l'image
pornographique. Par cela, elle est équivoque. Répartition,
distribution des corps et des tâches qui réalisent l'équivocité de
cette image.
Au contraire, l'image érotique n'existe que pour créer des
hors champs, pour susciter ce qu'elle ne sait montrer. C'est-à-
dire qu'elle est créatrice de phantasmes. Le phantasme n'est pas
une spécificité de l'image érotique, toute image en est la source.
Mais c'est probablement l'image érotique qui l'exprime le plus
fortement"''. Un phantasme est une image réalisée à partir de
deux, trois ou une infinité d'images existantes. Ces images se
croisent et en produisent une seule, qu'est le phantasme. C'est
donc une image sans objet, plutôt que l'image d'un objet'".
Stefan Leclercq, La métapf^'sique érotique des Jîhis de Robert Bresson, Les éditions Sils Maria asbl, 2001. "" Il existe, selon l.ucrèce. trois types de phantasmes : théologique, onirique et érotique. Voir : LS, 319-320. '"LS ,319 .
71
L'image d'un homme et celle d'un animal s'unissent pour créer
le phantasme qu'est le centaure. La représentation d'une
femme, celle d'un lieu ainsi que celle du sujet contemplatif
réalisent une seule image qu'est le phantasme erotique. L'image
érotique n'existe pas pour montrer une image de femme ou
d'homme, mais pour provoquer un phantasme qu'est sa mise en
mouvement, en un autre contexte, avec d'autres personnes. Ce
qui veut dire que l'image érotique n'est pas l'image de son objet
: pas la femme, pas l'homme mais un autre type de rapport. Le
phantasme a pour caractéristique de créer des rapports
nouveaux. Mais il ne crée pas un rapport entre l'objet représenté
et le percevant, cela étant le propre de l'image. Le phantasme
crée un rapport entre la coexistence d'images et de l'être. Ces
images ne vont pas dans le même sens que lui mais forment ce
rapport, dont le fondement est le sens de l'être même. L'image
d'un objet est distincte de l'être et forme, comme empirisme
simple, un premier genre de connaissance. Mais ces images
s'unissant créent le phantasme. Ce phantasme n'appartient plus
aux images des objets qu'il représente, mais bien à l'être. Dès
lors, elles ne réalisent plus Je sens de l'objet mais le sens de
l'être, même si elles en sont distinctes. Ainsi, l'image est
équivoque, mais le phantasme réalise l'univocité de l'être.
L'érotisme n'est autre que cette équivoque du sexuel, mais par
le phantasme qu'il suscite, il dépasse sa propre limite et
métamorphose le sens de l'image en une désexualisation de
72
* l'image érotique"^. Si l'image recèle le sens de l'objet, le
phantasme devient image de la pensée. L'image n'est alors plus
celle de l'objet, mais celle de la pensée en acte. Par cette union,
ou accumulation d'images, la pensée se crée, se réalise en ayant
comme fondement, non pas l'image de l'objet, mais une infinité
d'images liées. C'est en cela que la philosophie d'Épicure est si
importante dans la réflexion deleuzienne'". Au même titre, les
peintures de Francis Bacon conçues sans dessins préalables,
n'existent essentiellement que par la fusion d'images
préexistantes. La peinture de Bacon est donc une œuvre fan-
tasmagorique"".
Il y a aussi chez Sade une fascination des images. De la même
manière, Sade ne recherche pas l'image de la fenmie ou de
l'homme nu, même si celle-ci revêt une immense importance'
Ce que tente le sadisme est une accumulation de ces images.
Pas une femme nue, mais un agglomérat de corps en action. Cet
agglomérat n'est que transi toi rement une multiplicité, une
partoice. Tous les corps s'unissent, non pas pour en former un
seul, mais pour créer une impersonnalité de l'image. De même.
Sur la désexualisation comme univocité, voir i LS, 289. VoirLS. 307-325. Stéfan Leclercq, L'expérience du mouvement dans la peinture de
Francis Bacon, Éditions de L'Harmattan, 2002. Chez Sac1ier-Ma,soch, l'image de l'être nu est ce qui précède l'acte,
ouvre à une attitude religieuse qui appartient déjà à une désexualisation. Voir : Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Les Éditions de Minuit, 1967, p,21. Désormais PSM.
73
le discours de l'instituteur sadien ne se prononce pas pour
imposer, faire subir, mais pour présenter une démonstration'
La différence entre im discours et une démonstration réside dans
le point focal du sujet. Le premier se prononce pour l'intérêt
d'un seul, comme le bourreau, quand le second vise le bien de
tous indistinctement. L'instituteur n'existe que parce qu'il est le
seul de la réunion à avoir effectué l'expérience, à connaître la
démonstration (comme dans La philosophie dans le boiuioir).
Ainsi, la sexualité est une condition d'approche de sa propre
limite, et l'ensemble des images en action devient tout autant le
moyen d'une dépersonnalisation du langage. A travers ces deux
conditions, ce sont les cinq sens qui deviennent la possibilité
d'accession à cette désexualisation : les images s'unissent, le
discours se transforme en démonstration. Le corps, dans sa
subjectivité, est alors le moyen d'atteindre la pensée, et cela, ici
aussi, par la constitution de l'image de la pensée, le phantasme.
Chaque corps participant à la partouze s'ouvre sur une
possibilité qu'il ne peut approcher à lui seul. Ce n'est que dans
son mélange avec d'autres qu'il pourra réaliser cette image.
Celle-ci n'est plus image de sexualité, mais celle de la pensée.
Elle est celle de la pensée car il n'y a qu'elle qui peut songer à
ce type de réunion, et non la Nature suscitant la pulsion de
chacun vers, le plus souvent, un seul corps {nature naturante).
Chez Sade, il y a souvent une explication préalable de
'PSM, 18-20.
74
l'instituteur sur ce qui va suivre, sur les poses à prendre, sur les
actes à réaliser. Rien ne semble laissé au hasard, à la pulsion
seulement. En cela, il y a un esprit très mathématique chez le
divin Marquis"''. Mais cette démonstration mathématique n'est,
comme dans l'œuvre de Spinoza, qu'un moyen à expliquer, et
jamais une fin en soi. Le but de ces démonstrations est que
chacune des figures en présence aillent dans le même sens, celui
de l'instituteur. Mais rappelons qu'il ne peut s'agir d'une
détermination subjective, d'une synthèse réflexive des corps.
L'instituteur n'exerce sa fonction que parce qu'il a déjà
appliqué cet empirisme transcendantal. Chaque corps est une
partie différentielle du groupe s'exerçant, et en cela s'exprime
différemment. Mais cette différence ne contrecarre nullement le
sens de l'être. Chaque corps est différencié mais ne fonde qu'un
seul être. La démonstration sadienne ne distingue pas
l'instituteur de ses élèves mais les forme à atteindre le même
sens, ou la même sagesse''^. Il ne dresse pas, n'impose pas,
n'éduque pas mais informe. Ce qu'il enseigne sont les préceptes
de la pensée, il montre comment une pensée peut apparaître,
comment elle peut être créatrice. Car chez Sade, les
personnages n'ont pas une pensée leur appartenant, comme
"^PSM, 19. Le plus souvent, les héros sadiens prient leiurs élèves de faire la
même chose, et conseille d'agir avec d'autres de la même manière qu'il agit avec eux : « séduisez-hs, sermonnez-les, faites-leur voir le ridicule de leurs préjugés ; mettez-les ce qu 'il s'appelle à mal ». Sade, La philosophie dans le boudoir, Gallimard, 1976, p. 126.
75
émulation d'une subjectivité. 11 semble bien plutôt, par
l'effectuation des images à l'œuvre, que la pensée soit
processus d'impersonnalisation'". Le corps seul n'est qu'une
équivocité tentant toujours à réaliser des rapports équivoques
par la bourgeoisie de sa situation. Seule la multiplicité peut lui
donner l'occasion d'un autre rapport, plus profond, s'orientant
vers l'univocité de l'être. Sade paraît appartenir véritablement à
un spinozisme'^'*. Ce spinozisme se marque par l'univocité des
êtres embrassant tous les corps et qui, par ces corps, semble
atteindre l'essence de l'être. L'action sadienne ne sert que la
Nature, le corps dans sa variété exécute tous ses modes (nature
naturée). Ainsi, plus le corps se livrera à des perversités, plus la
Nature se réalisera comme telle, pour elle-même'^'. C'est dans
la diversité des rapports que l'essence de la substance peut se
déclarer à elle-même, en d'autres termes, devenir pure
immanence. Inversement donc, plus le corps se donnera, plus il
pourra atteindre les essences. L'être se voit alors indifférencié,
appartenant, sans conscience, à un pian d'immanence. L'acte
dans sa multiplicité permet, par Sade, d'éviter le rapport
équivoque du subjectif L'être n'est plus individu, il rompt le
"" « Si nous pouvions dire, en anglais, « il pense », comme on dit il pleut ou (( il vente », ce serait la manière la plus simple d'énoncer le fait, avec le minimum de présupposés ...Comme c 'est impossible nous devons dire simplement qu 'une pensée se produit. » William James in : David Lapoujade, William James. Empirisme et pragmatisme, PUF, 1997, p. 29. '^°PSM. 19.
76
réseau non-naturel auquel, sociétairement, il appartient, dont il
se croit le centre'^^. Par l'acte multiple, il s'ouvre à des
processus d'impersonnalisation qui lui font atteindre les
essences"'. Il est, par la même occasion, une pure expression de
leurs modes'^^
Il y a chez Sade, une défiance pour la pensée qui s'énonce,
pour le subjectif qui pense. Dieu, la vertu, la morale sont chaque
fois les émanafions du subjectif à rencontre de la Nature. Celle-
ci, au contraire, ne peut s'exprimer qu'à travers un a-moralisme
que seul le corps peut exprimer. Le corps permet la sexualité,
mais surtout sa propre limite, l'asexualisation des êtres'^'. C'est
seulement en atteignant, et dépassant, cette limite que l'être peut
rejoindre la Nature. Par elle, l'être ne pense plus, mais la pensée
se produit en lui. Il devient non-pensée en une univocité de
l'être.
Sade prône l'extinction de l'humain. Par elle seulement, la
Nature redeviendra créatrice'^''. Cette extinction n'est que la
corruption du subjectif inhérent à l'honmie. Être sans
conscience, sans ego, il n'est plus qu'un objet sur le plan
d'immanence, expression pure de la Nature. Dans Pacte sexuel
selon les modalités sadienne, le non-pensé, ou la non-pensée.
Sade, op. cit., p. 98. Ibid. p. 67. PSM, 22.
''' Ibid., p. 82. LS,288. Sade, op. cit., pp. 108-109.
77
réside au cœur de la pensée. Le corps est pensée (sans qu'il soit
pensé) e t par Sade, s'unit multiplement à d'autres corps. C'est
dans cette action multiple où les corps se donnent, et prennent
aussi, que s'investit la non-pensée dans la pensée. Les corps,
dans leurs mouvements, créent un nouveau t>pe de rapports qui
n'est plus empirique, mais prétend à une recherche des
essences. S'il s'agit d'un autre tj'pe de rapports, il ne peut
s'exécuter que selon des instances différentes de l'équivoque,
c'est-à-dire de l'empirisme simple, du premier genre de
connaissance spinoziste. L'extase nous paraît participer à cette
non-pensée du sexuel sans pour autant l'incarner complètement.
La jouissance comme petite mort, selon Georges Bataille, ne
peut être qu'une des caractéristiques de la non-pensée qui se
présenterait abruptement. La non-pensée apparaît bien plutôt
dans le mouvement même, elle est la raison d'un mouvement
irraisonnable.
La sexualité provoque, le plus souvent, «« changement de '
personnalité, répudié après l'acte. Cette déraison, se montrant
dans le pervers, est ce nouveau type de rapports, irraisonné et
pourtant présent dans tout acte du sexuel ne visant pas la
reproduction. Car il faut bien que l'acte soit irraisonné puisqu'il
ne sert aucun but, qui serait l'enfantement. Pourtant, il se
prononce, plus ou moins souvent, suivant l'être. Il n'en est pas
moins que la procréation est aussi une effectuation de la NaUire,
puisqu'elle se produit sous l'effet de pulsion. Plus encore que
78
l'acte de fécondité, 1-acte du plaisir est une effectuation de la
Nature, car il est, et là seulement, la participation du non-pensé
dans rhumain. La procréation ne recèle pas le non-pensé mais
une réalisation, ou perpétuation du sensible. Aussi chez
Spinoza, concernant le deuxième type de comiaissance et à
raison le troisième, la création de rapports selon un fondement
participe plus à une non-pensée qu'à une synthèse réflexive'^'.
Ces types de connaissance, contrairement au premier type, se
laissent dévoiler en dehors d'une conscience qui n'aurait
l'avantage que de les modifier ou de les corrompre. En effet, le
premier type de connaissance spmoziste nous paraît, dans
l'équivocité des rapports qu'il engendre, se constituer sous
l'emprise de la conscience. L'empirisme simple dont il fait
preuve, par la limite que le subjectif lui impose, est la marque la
plus probante d'une conscience à l'œuvre. Le subjectif est
toujours l'effectuation d'une conscience agissante. Cette
conscience subjective est, évidemment, le contraire d'une
conscience absolue immédiate. Les deux genres supérieurs de la
connaissance spinoziste se déroulent donc sans l'effet d'une
conscience qui ne pourrait que détruire l'univocité de l'être par
la limitation et l'interprétation des essences qu'elle viendrait
opérer. Chez Sade comme chez Spinoza, l'univocité de l'être se
déroule en un milieu sans bonheur et sans malheur, par-delà le
QP, 59.
79
bien et le mal. car ce ne sont que des sentiments que seule ia
conscience peut engendrer.
La sexualité sadienne n'est appliquée que pour toucher le
point de désexualisation. Ce point, ou cette limite, est a-
conscient et, en dehors de cette conscience, le moyen de réaliser
l'être univoque, d'atteindre la Nature. Le sexuel provoque
l'asexualisation, comme l'équivoque est le moyen de rejoindre
l'univocité. L'équivoque ne se dévoile que sous l'effet d'un
empirisme simple révélant les rapports sans fondement qui le
constituent. Il ne peut y avoir, dans le même champ, des
rapports sous l'effet d'un fondement - une univocité - et une
conscience pour les analyser. Cela parce que la conscience
imposera toujours une limite aux rapports qu'elle provoque ou
qu'elle perçoit. La conscience est condamnée à l'équivoque,
aux rapports sans fondement. Mais ce qu'elle doit chercher à
atteindre, c'est sa limite, c'est-à-dire le point où elle perd
conscience d'elle-même, ce qui est le contraire de l'inconscient.
Une conscience qui perd conscience d'elle-même est une
conscience transcendantale, traversée par l'événement, et non
un inconscient qui se révélerait comme condition préalable de
cette conscience. Chez Sade, le point limite de la conscience se
situe dans la désexualisation, permettant à l'être la révélation de
la Nature et. par conséquent, de ses essences. Dans l'œuvre de
Sade comme dans celle de Spinoza, il ne peut donc y avoir
d'opposition entre l'équivocité et l'univocité. L'une est la
go
condition de révélation de l'autre, dans la mesure où l'être ne se
satisfait pas de l'équivocité qui se présente, par la
représentation, spontanément à lui.
La délimitation du champ de la conscience par elle-même
consiste dans le refoulement de l'événement. La conscience ne
cadre pas, ne fixe pas, ne provoque pas l'événement. Bien
plutôt, c'est l'événement qui autorise à la conscience une
révélation d'elle-même. La conscience ne provoque pas
l'événement, mais le reçoit. Il n'y a pas des événements, mais
éternellement l'Événement, toujours différent qui vient
s'incarner en l'être'^®. L'événement est neutre, indifférencié,
impersonnel. Ce n'est que la conscience qui le spécifie et, en
l'interprétant, lui donne une couleur et un sens. Cette
interprétation est nécessairement une corruption de
l'événement. Par la conscience, il devient un fait lui
appartenant. Pourtant, l'événement semble préexister à l'être, et
à l'être de n'exister que pour lui pennettre une incarnation. On
évitera alors de parler, dans la philosophie deleuzienne,
d'ontologie événementielle mais bien plutôt d'événement
ontologique.
« Ma blessure existait avani moi, Je suis né pour l'incarner ii^Joe Bousquet in : LS, 174.
Aussi, l'événement stoïcien se compose de la même manière. Il n'est pas un attribut de l'être mais ce qui lui est iimnanent. LS, 13 et suivantes.
81
L'événement est a-conscient. Il semble exister depuis toujours
et ne semble détenir de fins. Bien sûr, il est pure immanence
puisqu'il est indissolublement lié à la vie. Une vie n'est pas sans
événement, comme un événement ne peut rester sans vie.
L'événement n'est pas la valeur la plus haute, mais autorise à
cette valeur, qu'est la vie, une existence. Ainsi, l'événement se
retrouve dans toutes les formes du vivant. Ce n'est cependant
qu'en elles qu'il prendra un sens. Avant cela, l'événement reste
indéterminé, impersonnel. Mais une indétermination physique
ou empirique n'empêche pas une déterminabilité
transcendantale. Ce qui est physiquement indéterminé est en
même temps déterminé sur le plan d'immanence''^
L'événement et la vie sont des objets déterminés sur le plan
d'immanence et, tombant de ce plan, s'incarnent dans les êtres.
La vie de l'être n'est qu'événement distinct de lui ej l'alimente.
L'événement est un incorporel^. Nous pouvons alors dire que
l'être a-conscient devient à son tour im objet sur le plan
d'immanence. Son a-conscience le rend impersonnel même si il
reste un objet déterminé sur ce plan. Son incarnation, c'est-à-
dire la révélation de sa conscience, s'opérera par l'incarnation
de la vie et de l'événement. La vie et l'événement s'incamant
en l'être lui révèlent une conscience qu'il ne pouvait détenir
avant cette opération.
"" lUV, 6. LS, 13 et suivantes.
S2
Il y a donc un être préalable à toute incarnation physique de
l'être. Cet être, sur le plan d'immanence, est la synthèse de la
vie et de l'événement dans ce qu'ils ont d'impersonnel sur le
plan. Si ma blessure existait avant moi, j'existais avec elle avant
moi-même. Cet être préalable n'est autre qu'une conscience
immédiate partout diffuse sur le plan d'immanence'^'. Cette
conscience sans limite, sans conscience d'elle-même, ne peut
être révélée, il n'y a qu'un corps qui puisse la montrer dans la
limitation dont elle a besoin pour être perçue. Cette conscience
immédiate ne peut êfre révélée qu'en se réfléchissant sur un
sujet qui la renvoie à un objet'". Parce qu'elle est à la fois vie et
événement, elle se diffuse sur le plan d'immanence dans une
déterminabilité transcendantale préexistant à l'être. Vie,
événement, conscience immédiate précédent l'être incamé.
Lorsque ces trois éléments fondamentaux s'incament en l'être
et lui permettent une conscience, ils ne se doiment pas
seulement en lui, et n'en restent pas à sa condition limitée, La
vie, l'événement se doiment partout, se diffusent dans toutes les
formes du vivant. Il n'y a pas des vies et des événements, mais
seulement une vie qui se répand par l'événement. Ils sont
chaque fois les mêmes, même s'ils apparaissent chaque fois
différemment. La vie est un seul événement qui s'incarne sans
cesse différemment dans les êtres qu'elle anime. Par
IUV,3.
83
l'événement qui l'anime, elle est le grand tout, alors que l'être
fini n'en conçoit que des parties qu'il pense subir, sources
d'injustice et de terreur'". Ce que l'être doit alors tenter, c'est
la révélation de l'événement pur, sa part d'immanence au-delà
du sensible, au-delà de son interprétation psychologique'^"*.
L'événement a un double sens. D'une part, il se manifeste
dans l'être, vit avec l'être en son présent. Il est pure affectation.
Il agit, réagit, sur lui comme pure intensité. Il autorise à l'être
une incarnation. Mais d'autre part, dans le même temps, il est ce
que l'être ne sait voir, ne sait percevoù-, l'événement auquel il
ne sait accéder. En cela, la vie est événement. Elle crée l'être et
le fait ressentir, mais aussi, parce que l'être est fini, elle lui
échappe sans cesse. Il y a toujours une part de la vie. parfois la
plus intense, à laquelle l'être ne peut, dans son impuissance,
accéder. Mais si la vie est pur événement, la mort ne l'est pas
moins. La mort agit sur l'être de la même manière que peut le
faire la vie. Immanente à toutes formes du vivant, elle s'incarne,
comme la vie et avec elle, en l'être. Et aussi, en même temps, la
mort est ce l'être ne sait approcher, toujours plus forte mais
aussi impersonnelle, toujours d'un passé-futur sans présent'^'.
Effectuation et contre-effectuation. L'idée de bonheur serait
alors axée sur un refoulement de l'événement, ce qui ne peut
LS. 177. « ... dresser parmi les hommes et les œuvres leur être d'avant
l'amertume », Joe Bousquet in ; LS, 177. '35 I c n e
84
être viable puisque la vie comme la mort sont ce qui fonde,
intrinsèquement, l'être.
La vie et la mort ne sont pas deux événements distincts. Elles
participent au même événement. Tout ce qui peut arriver
appartient toujours au même événement immanent,
éternellement présent, qui difftise de manière immédiate tes
formes du vivant. L'être n'est que l'effet, ou l'incarnation
temporaire, de cet événement intense et immanent.
L'événement se domie et ainsi donne et reprend la vie. Mais
dans ces deux modes d'existence, que sont la vie et la mort, ce
n'est qu'un seul et unique événement qui se manifeste.
L'événement est univocité, Toujours le même, il ne peut
apparaître que sous des formes différentielles et déterminées.
Alors qu'il est réellement unique et indéterminé comme
immanence. L'événement se donne comme les fonnes de la vie
et de la mort. Il apparaît tantôt comme Tune, tantôt comme
l'autre. Mais cet événement, à la fois vivant et mortifère, n'est
pas seulement un élément extérieur à l'être qui viendrait le
foudroyer. L'être est dans la genèse de l'événement. Non pas
comme être fini et conscient, mais bien un être infini et a-
conscient. Cette fonne réalise l'être univoque dont la
conscience est immédiate et partout diffuse sur le plan
d'immanence ou champ transcendantal. Comme l'événement, îl
y a deux formes de l'être, ou l'être et sa doublure. Il y a un être
univoque et immanent à ce qui vit et qui, s'exprimant, prend des
85
formes différentielles et chaque fois différentes. Toutes ces
formes différentes dans leur expression appuient le sens de
l'être. Jamais le sens de l'être n'est différent de lui-même.
Seulement est différente son expression comme sens univoque
de l'être. Cet être univoque est impersonnel. Il ne se limite pas à
un sujet ou une attitude. Il est la quatrième personne du
singulier, un on, bien différent du sens courant que l'on donne
ordinairement à ce mot"^. Tout sujet est dépassé par un lui-
même plus grand, plus lointain qui ne se laisse pas réduire à une
quotidienneté, à un objet. Tout sujet détient un on - comment le
nommer autrement - qui atteste son appartenance à l'univocité,
et qui le dévoile comme seulement un de ses différents aspects.
Nous ne sommes qu'un aspect d'un être qui, bien qu'il nous
appartienne, est celui en qui nous nous reconnaissons. Cet être
univoque est comme l'événement qui nous fait, il n'est pas
universel mais ne sait se satisfaire de l'individuel. L'individuel
est pour lui trop étriqué quand l'universel s'attache trop à un
objet. Mais c'est justement parce que nous sommes trop petit,
trop fmi, trop lent, que nous ne pouvons voir cet être que nous
ne cessons pourtant de permettre. Un on qui nous habite el qui
fait que Je est un autre.
C'est toujours le virtuel qui, s'actualisant, autorise l'existence.
L'événement, la vie, la conscience pure immédiate sont des
virtuels qui s'actualisant, mais aussi se désactualisant, sèment et
LS, 178
86
reprennent les existences. Le virtuel s'actualise dans l'existence,
comme l'existence acquiert un sens par cette actualisation. C'est
dans le rapport qu'entretiendront ces éléments virtuels -
l'événement, la vie, la conscience immédiate et le plan
d'immanence qui les abrite - que leur actualisation s'opérera
dans un état de choses el dans un vécu'". Le virtuel s'embrasse
el s'actualise dans un sujet, dans un objet qu'il s'attribue. Le
virtuel cependant ne manque de rien, puisqu'il n'est pas
préalable à un sujet. Il n'y a pas un sujet qui lui serait
indispensable. Le virtuel existe en sa spécificité, son
actualisation n'est que la différenciation lui permettant d'avoir
un sens (univocité). Plus cette différenciation sera marquée,
c'est-à-dire plus le sujet sera différent, plus le sens du virtuel
sera appuyé. Le virtuel chasse, embrase, se meut selon des
vitesses, des courants le rendant plus intempestif, plus
immanent, 11 crée alors la vie et. par-là même, crée le sens de la
vie.
•t L'œuvre de Joe Bousquet semble accompagner celle de Gilles
Deleuze, dont les citations reviennent régulièrement"®. Il y a
chez Bousquet une même lecture de l'événement, traduit
principalement par la blessure. L'événement autorise la
conscience sous des formes finies, et la surpasse de toutes parts.
L'être ne subit plus l'événement mais devient événement, tant
lUV, 6. '^"LS, 208,211.QP, 151, IUV, 6.
87
celui-ci traverse des états de choses ou des vécus. Cette
conscience se concentre et se révèle par un instant-vie, trait
d'union entre le fini de la conscience et l'infini de
l'événement'^'. L'instant-vie est une durée, celle de l'être,
s'ouvrant sur toutes les durées cosmiques. Un Aion développant
un Chronos, Chez Bousquet, la conscience reste finie, mais
détient la capacité de son a-conscience, une ouverture infinie
pénétrant sa finilude'"". Le corps est le territoire de la
conscience, et toute l'œuvre de Bousquet vise à en montrer la
déterritorialisation, la reterritorialisation sur d'autres plans, La
blessure du corps devient donc le moyen de sa
déterritorialisation, une ouverture sur le sens de l'être,
l'anachemenl à sa condition d'être fini. La blessure est
l'événement qui révèle l'a-con science. L'a-conscience, comme
l'événement, se réfléchit, et donc se révèle, sur la surface du
corps. Elle est ce qui permet au corps de se rendre
inhabitable^*^ La vie alors traverse les corps, et a la conscience,
par la pensée, de dépasser le corps pour atteindre la vie"* . La
pensée, comme la vie, ne se produit pas mais se reçoit. L'être
doit être disposé à recueillir la pensée qui se manifeste comme
événement, par-delà l'apparence et l'équivocité. Par
l'équivocité, la blessure ne serait qu'un attribut du corps. En
Joe Bousquet, Mvstique, Gallimard, 1973, pp. 248-249. '''Loc. cit.
ibid, p. 244. Ibid,-p. 235.
88
tant qu'événement, la blessure détermine l'être, restant pour lui
pure indétermination. La blessure devient pensée, loin d'un
corps qu'elle accablerait*'". Ce qu'engendre la pensée ainsi en
s'installant est, chaque fois, une nouvelle naissance, une
renaissance. La blessure de Bousquet devient, au fil de son
œuvre, une pensée immanente à son corps, un événement qui,
sans cesse, le fait renaître.
L'être doit s'attacher à trouver de nouveaux espaces de
lumière. La conception de l'espace bousquetienne, comme
territoire, est un espace virtuel loin de l'affectation du sensible.
Cet espace de lumière est l'au-delà du corps et des choses, le
cercle virtuel qui entoure le sensible et sans lequel celui-ci ne
pourrait exister'''"'. Mais loin de transcender l'être, cet espace de
lumière, comme événement pur, est bien plutôt un plan
d'immanence, un champ transcendantal sans conscience''". Il
est ce que l'être, par l'événement, pressent plus qu'il ne ressent
ou expérimente. Bousquet ne désire que l'expérience du
suprasensible, le moyen de rejoindre la Nature au-delà de
l'équivocité, de l'apparence. Il est en cela très proche des
Romantiques allemands, notamment de Novalis, qu'il préférait.
En deçà de tout ce que je suis MON ÊTRE EST DANS LE SEIN DU MONDE COMME UNE PU IE QUE JE N 'Al PAS PU REFERMER SANS ME BLESSER MOI-MÊME. » ibid., p. 18.
Gilles Deleuze et Claire Pamet, Dialogues, Flamniarion. 1996, p. 179. Désonnais :D.
lUV, 6.
89
L'être des espaces de lumière est un être transcendantal,
coexistant à l'être sensible qui n'en est qu'une des
manifestations. L'œuvre de Bousquet devient alors un
gigantesque dialogue entre Fauteur et cet être transcendantal
que la littérature, par le biais d'un langage imparfait, doit se
charger de révéler.
Il n'y a pas d'opposition entre l'être transcendantal et l'être
sensible, comme ne peuvent se contredire l'équivocité et
l'univocité. L'œuvre de Gilles Deleuze s'intéresse le plus
souvent à des textes, des auteurs axés sur ces deux pôles,
transcendantal et sensible, Kant, Nietzsche, Bousquet.
Rousseau, Fichte, Artaud, Fitzgerald, Schelling, Spinoza,,,, Ce
que ces auteurs ont approchés, dans leur mesure, par leurs
moyens, est la schizophrénie. La schizophrénie n'est pas
l'opposition entre deux comportements, entre deux états de
chose, elle est toujours un processus se déroulant entre deux
pôles. La schizophrénie unit deux états plutôt qu'elle ne les
distingue. Ainsi, il n'y a pas d'opposition entre l'homme et la
Nature, l'une est machination de l'autre et inversement"*^.
L'homme est produit de la Nature, et en tant que produit de la
Nature produit la Nature. L'homme ne contredit la Nature que
dans la mesure où une fausse conscience - créée par le
capitalisme - se croit être une entité dressée à rencontre de la
'AO, 10.
90
Nature"" (comme nous le verrons, apparaît alors la question du
droit naturel). La schizophrénie est le processus de toutes les
machinations unissant l'homme à la Nature, comme une bouche
sur un sem. La schizophrénie est l'ensemble de toutes les
machinations qui unissent des pôles paraissant distincts, mais
les unissant, elle leur perniet une singularité qu'ils n'auraient
pas. Spinoza est schizophrène, en passant du deuxième au
troisième genre de connaissance, du fondement des rapports à la
connaissances des essences. Il l'était déjà du premier au
deuxième genre, de l'équivocité aux rapports exprimés. Gilles
Deleuze lui-même est schizophrène lorsqu'il voit l'objet tomber
hors du plan d'immanence. La schizophrénie est toujours le
processus d'unification des objets, pôles, états distincts. Ce
processus de machination connecte entre eux les éléments de
natures différentes. Lorsque Bousquet entretient seul un
dialogue avec l'être fondamental qui l'habite, il démarre des
machines binaires dont la vocation est l'interaction entre deux
états de sa nature qui semblaient, jusque-là, être étrangers,
t Bien sûr, il y a un lien profond entre l'événement et la
schizophrénie. L'événement surgit du transcendantal comme
vérité éternelle pour fonder l'être sensible, pour le réaliser en
tant que fmi, bien que dépassé de toutes parts par cet
événement. La schizophrénie est événementielle comme
l'événement est d'abord schizophrénique. L'événement crée
91
l'être quand la schizophrénie le réconcilie avec ce qui l'a fondé.
Œdipe est bien plus schizophrénique qu'incestueux. La
consommation de sa mère est de l'ordre de l'événement dont
l'inceste n'est qu'un effet. Ce qui importe, ce sont ses devenirs,
et non le produit de ses devenirs. Œdipe est tout entier
événement. Lorsqu'il va à la rencontre de la Pythie, il tente
d'échapper à l'événement, à sa propre nature, son propre
fondement. C'est alors qu'il décide de ne plus rentrer chez lui,
afin d'éviter l'événement. Mais c'est précisément en fuyant
l'événement qu'il le réalise, qu'il rencontre son vrai père, qu'il
le tue et se glisse dans le lit de sa vraie mère. Œdipe est, tout
entier, l'être comme événement. Il est le schizophrène pur
unissant le père, la mère, le fils et donc la Nature et le contraire
de la Nature. Œdipe organise des processus machiniques
inédits, schizopliréniques, qui le caractérisent seulement comme
événement.
La schizophrénie est par conséquent déterritorialisation. Le
processus machinique, quand il se câble sur des éléments
distincts, doit aller jusqu'à eux. En cela, il y a déterritiorialisa-
tion. Lorsque Alonzo feint de s'être fait couper les bras, il vit un
devenir-manchot. Il quitte son état de valide pour un devenir-
invalide. Il se déterritorialisé. Mais par le fait qu'il n'est pas
réellement manchot, il est schizophrène, créant un processus
machinique entre le valide et le non-valide. Il crée une zone
92
d'incemabilité, > un no man's lanci'"^. Ainsi, toute
déterritorialisation est schizophrénique, et toute schizophrénie
est acte de déterritorialisation. Il s'agit toujours d'un va-et-vient
entre deux ou des pôles. La déterritorialisation n'est pas la
transformation d'un pôle (par exemple, valide) en un autre pôle
(par exemple, invalide) mais la digression de l'être entre les
deux et qui emprunte ces pôles pour mieux digresser. Le contre-
ténor ne devient pas femme lorsqu'il chante, mais emprunte la
voix de la femme pour mieux se déterritorialiser. En même
temps, il organise un processus machinique, comme
schizophrénie, entre la voix de l'homme et la voix de la femme.
Par contre, le castrat n'est pas déterritorialisé, il change juste de
territoire ou transforme ce territoire. Et il n'y a pas qu'un seul
sens au processus de la schizophrénie. 11 se détend, se contracte,
se recontracte et se redétend. Lorsque le contre-ténor stoppe son
chant, lorsque Alonzo enlève son camouflage et retrouve ses
bras, ce sont des processus de reterritorialisation qui s'opèrent.
Ce n'est pas une déschizophrénisation qui est ainsi à l'œuvre,
mais la schizophrénie induisant un autre sens à son processus,
La schizophrénie est univocité par la distribution nomade des
parties qu'elle aborde. Elle est un processus, comme la pensée,
se situant toujours entre deux pôles, deux états, deux choses'"*^.
Elle est un entrelacement et nous verrons combien
MP, 360.
93
l'entrelacement est une figure de la philosophie deleuzienne. Le
personnage conceptuel du schizophrène est véritablement un
être transcendantal. dans la mesure où il réalise un processus en
dehors d'une conscience qui le limiterait. Cette conscience,
dans le fah de s'attacher à un pôle particulièrement, est, dans ce
cas, la conscience capitaliste. Nous pouvons dire que ce qui
distingue le capitaliste du schizophrène est une manière de
distribuer les parts. Le capitalisme répartit les parts
proportionnellement. Une part et d'autre part''". Il fait alors
œuvre de jugement. Le jugement, dont le capitaliste est
l'incarnation, consiste en une répartition analogique des parties,
et de la terre en particulier. Donner, sélectionner les terres en
fonction d'une raison ou d'un principe. Tandis que le
schizophrène ne distribue pas les terres mais bien plutôt les
occupe. Il occupe deux pôles ou agit entre les deux. Il est un va-
et-vient, un entrelacement qui, nécessairement, évite une
distribution, un jugement. Ainsi, le schizophrène ne partage pas
le sens commun, celui-ci se caractérisant par sa faculté de
juger'", dont le schizophrène est incapable. Il applique une
distribution nomade qui est le contraire d'une appropriation
pour une répartition proportionnelle. C'est par lui donc
Gilles Deleuze, Foucault, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 124. Désormais : F.
DR, 54. DR, 53.
94
qu'apparaît une nouvelle définition de l'espace"^. L'espace
n'est plus distribué, sédentarisé et clôturé, mais nomade pour
une libre occupation d'un mouvement immanent. Pour l'espace
réel comme l'espace de représentation'". Cette conception de
l'espace est donc univoque ou se déroule sur la surface de l'être
univoque, par opposition à l'équivocité et l'analogie du
jugement du capitalisme sédentarisé. Cette conception de
l'espace est bien celle du schizophrène ne modifiant, ne
transformant, aucun pôle mais créant des processus de raccord
entre eux. Le schizophrène réalise le rapport entre deux choses,
deux états ou deux espaces. Il ne modifie pas ces espaces mats,
par le rapport créé, leur permet une modification, une
métamorphose peut-être. Par lui, l'espace se réalise selon
d'autres modes, moins fixes, moins sédentaires. En cela se
trouve l'univocité du schizophrène dont te sens du processus
qu'il incame se trouve dans la mutation des éléments qu'il met
en rapport, pôles, choses, états ou espaces. Ces états, ces
espaces se meuvent, et dans ces mouvances, si di,stinctes soient-
elles, caractérisent le sens du schizophrène univoque. Par
conséquent, le schizophrène bouscule la sédentarité de
Jean-Pierre Veniant montre bien comment Clisthène a redéfini l'espace athénien pour une nouvelle politique égalitaire, non plus axée sur les familles et sur le sang, niais bien par un juste équilibre des forces, in : Jean-Pierre Veniant, Les origines de la pensée grecque, PUF, 1992 pp 96-98.
DR, 54.
95
représentation (le bon sens) comme celle physique du territoire
(capitalisme). Ce qu'il provoque est un saut par-delà les hmites,
les enclos de la sédentarité. Ce saut témoigne d'un degré de
puissance, comme la puissance recrée une nouvelle hiérarchie
au sein de l'univoque. La hiérarchie de l'univoque n'est pas
celle de l'analogie. Pas des parts mais des puissances. Ce n'est
pas la plus grande part qui est la plus forte mais celui qui
possède la plus grande puissance. La hiérarchie, par ses formes
nouvelles, glisse du territoire à l'être. Sous cet angle, le petit
peut détenir la puissance du plus grand'^". L'espace ne se traduit
plus selon la grandeur des parts mais par la puissance qui se
déroule à la surface. L'univocité n'est pas grandeur mais
puissance. Elle est l'ensemble de toutes les puissances.
L'univocité a pour trait principal, et singulier, de rompre les
grandeurs afin d'instaurer une puissance d'un autre type. Celui
qui a le mieux montré cette nouvelle puissance de l'univocité
est Nietzsche. Gilles Deleuze montre souvent comment agit,
nietzschéennement, le coup de dés et, par cela, l'affirmation de
tous les hasards. Non pas chercher le coup gagnant à travers la
succession des coups, mais affirmer tous les coups, toutes les
formules. Rechercher la formule gagnante n'est que l'œuvre du
subjectif La conscience comme maîtresse du jeu. La
conscience, par ce coup, cherche le centre d'elle-même, c'est-à-
dire son identité à travers les cercles du hasard, les cercles non-
"" DR, 54-55.
96
identitaires'". Ce n'est que par ie coup de la victoire que la
conscience peut s'accepter à elle-même comme identité. 11 y a
une transcendance du coup vainqueur. Par contre, affirmer tous
les coups sans distinction instaure l'immanence sur la surface
du jeu (même si cette surface est du plus grand sérieux). Hors
d'une conscience transcendante, l'être affirme, et émancipe,
toutes les formules sans distinction. L'étemel retour des coups.
Dans l'affirmation de toutes les formules, ce qui compte c'est
qu'elles soient toujours toutes différentes. Pas la même formule,
pas le même ensemble de formules, mais un ensemble ouvert de
formules sans cesse différentes. Ce que la sélection de l'Étemel
retour ne peut garder est bien la fomiule identique qui
reviendrait sans cesse. L'Étemel retour ne retient que le
différentiel, la multiplicité à l'œuvre. Il n'y a que la formule
différentielle qui peut permettre à l'être univoque de
s'authentifier à lui-même comme univocité. Ce qu'il attend ce
n'est pas la formule, mais la formule différentielle : l'être
comme créateur du différent. C'est dans cette création du
différent que le sens de l'être univoque s'inscrit. Ces formules
sortant dans leur difïérence se rapportent au sens de l'être, et si
elles sont différentes entre elles se rapportent univoquement au
sens de l'être. Ce que peut ici la différence, le même ne le peut
pas. Le même est comme la formule gagnante, il transcende la
conscience à la recherche de son identité. Produire le même
LS. 349.
97
revient à se faire transcender par sa production. On produit le
même alors qu'on crée le différent. Capitalisme et
schizophrénie. Le schizophrène crée les formules différentielles
lorsque le capitaliste reproduit le même. Univocité et transcen-
dance. L'univocité est le sens de l'être quand la transcendance,
l'analogie, dicte le sens de la production. L'univocité ne peut
donc s'établir que par l'Étemel retour, celui qui ne fait revenir
que le différent, en excluant le ménie"^.
Par l'Étemel retour, l'univocité prend sa troisième forme,
après celle que lui avait donné Duns Scot et, par la suite,
Spinoza'". Cette forme, comme les deux autres, mais plus
singulièrement, tend à rompre la subjectivité de l'être, la quête
d'identité inhérente à son comportement, Spinoza considérait
encore la substance comme invariante, comme étant. Les modes
se rapportent à la substance et varient par elle, tandis qu'elle
reste invariable. Il faudrait que la substance puisse varier sous
les modes. Par cela, c'est l'être qui appartiendrait au devenir'^®.
Appartenir au devenir contre les étants est le grand projet de
Nietzsche. Laisser s'exprimer et agir les cercles non-identitaires
du hasard, du différent, du multiple, et non concentrer l'être sur
l'agissement de ces cercles, le faire devenir centre de leurs
mouvements. Désaxer les cercles. Permettre à la conscience de
se former par accident à travers ces cercles et que, par cela,
LS, 348-349, DR, 57-60.
9S
l'être né le soit que fortuitement'L'être fortuit, comme l'a
expliqué KIossowski par sa lecture de Nietzsche, n'est constitué
que de singularités dont il est la synthèse disjonctive''^. Cette
synthèse ne s'opère pas pour un but comme fin, mais
accidentellement comme carrefour, comme lieu d'intersection
de toutes les singularités. Ce sont les singularités, dans ce
qu'elles ont de différentiel, qui forment l'être fortuit
nécessairement univoque.
Cet être fortuit est une a-conscience comme objet du plan
d'immanence. Elle n'est qu'un objet parmi d'autres sur ce plan,
et jamais elle n'en prend le contrôle, jamais elle ne l'asservit et
le transcende. Cela parce qu'elle est la réunion de toutes les
singularités, de tous les coups de dés, et non la résolution du
coup gagnant. L'ensemble des coups différentiels réalise l'être
univoque, et cet ensemble est sa conscience réduite, ou plutôt
son a-conscience. Conscience sans but, sans cloisonnement,
sans transcendance, une conscience ouverte traversée sans cesse
par les singularités qui la fondent. L'a-conscience appartient à
l'être transcendantal, l'être dont l'a-conscience est partout
diffuse sur le plan d'immanence : une conscience non soumise à
une limite qui, identitairement. la définirait. L'être
transcendantal est le contraire du jugement. Il établit un rapport
avec ce qui lui convient, et non en fonction d'une distribution. Il
'''Loc. cit. ""LS, 349.
99
organise les rapports de son existence en fonction de joies et de
tristesses, et non en fonction de ce qui peut s'attribuer,
s'octroyer'^'. Il s'agit d'un rapport a-moral, si nous considérons
la morale comme le jugement du monde à partir d'une partie
jugée comme supérieure. Cela ne peut être du subjectivisme
mais l'irruption de l'événement en l'être traçant un ensemble de
rapports comme univocité. Cet être transcendantal, à la
conscience ouverte et traversée par tous les événements du
monde est l'être de l'Étemel retour. Selon les modalités qu'on
lui confère, il prend la figure du surhomme, de l'être des
devenirs, de l'être fortuit, de l'être transcendantal. Mais quelles
que soient les modalités qu'on lui accorde, il appartient à
l'Étemel retour comme univocité, par l'ensemble des coups qui
se déroulent sur la surface de l'être. L'a-conscience est d'abord
oubh. Oubli des états de choses et des vécus. Klossowski
demande : comment pourrions-nous être maintenant si le
souvenir nous impose d'être comme hier? Comment alors
recevoir l'Étemel retour comme avènement du différent si la
conscience se loge dans ses limites transcendantes ? L'oubli
devient, par l'Étemel retour, le lieu d'absorption de toutes les
identités de l'être'". Il efface tout subjectivisme, tout territoire,
tout jugement. L'oubli détruit, comme sélection de l'Étemel
LS, 348. CC, 169. Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieia. Mercure de
France, 1975. pp. 93-94.
too
retour, la conscience. Ce que ne retient pas l'Étemel retour est
la conscience, qui ne peut être que sous des formes identitaires.
Il n'y a que l'identité qui ne revient pas en un oubli de soi qui
ne laisse transparaître que l'événement.
L'ontologie deleuzienne repose sur l'Étemel retour, L'Étemel
retour n'est pas une cause dont l'être serait la résultante. L'être
se dessine, fortuitement, dans l'acte même de l'Étemel retour
Ce qu'il est, mais surtout ce qu'il devient, s'inscrit dans le
moment même où les dés sont lancés. L'événement. C'est le
lancé des dés qui permet à l'être de surgir, comme formule de
toutes les formules. L'être n'est pas une combinaison, il est
toutes les combinaisons dans leur différence même. Univocité,
Il est dans cet entrelacement où les dés roulent et cherchent la
formule qu'ils adopteront. Leur jeu, leur ronde définit l'être
comme moment unique et univocitaire. Lorsque les dés sont
posés, lorsqu'ils ont donné le verdict, l'être n'existe déjà plus. Il
n'est et ne devient que dans le spastne de la tourmente, moment
plus proche que toutes les intériorités, plus lointain que toutes
les extériorités. C'est le temps de l'être.
Les concepts les plus importants sont toujours des entre-deux,
des entre-temps, entre deux choses. Schizophrénie,
déterritorialisation, pensée, événement. Toujours entre deux
pôles, deux territoires, entre le voir et le parler'®^ entre deux dés
qui se couchent. Rien n'est fixe. La vie est l'expression même
' " F , 124.
101
de ce moment entre deux moments. La vie est l'événement
comme l'avènement de la pensée entre deux durées, entre deux
lieux pour une constitution de l'être.
L'être est une coïncidence s'inscrivant comme carrefour de
données s'entrecroisant. comme singularités surgissant. L'être
perçoit subjectivement l'événement de sa création dans un sens
contraire. Il n'est pas, comme lui fait croire le principe de
subjectivation qui t'occupe, le centre d'un monde qu'il
détermine. Cela n'a l'avantage que de se percevoir comme étant
doté d'un ensemble d'attributs variables et commensurahles. Il
serait ainsi le centre de tout pôle, le producteur de tout
événement et donc de toute pensée. Ce qu'il opère est une
retrisbitution complète de toutes les singularités, les faisant
passer par son propre sens (avènement de la conscience). Gilles
Deleuze, en un approfondissement de la transmutation de toutes
les valeurs de Nietzsche, libère les singularités de
l'emprisonnement de la conscience. La pensée n'est pas
production mais occupation. Elle s'installe, ne se produit pas.
Elle est comme la doublure de l'intériorité et de l'extériorité.
Elle est extérieure à l'être puisqu'elle ne lui appartient pas. Elle
est, en même temps, intérieure à l'être puisqu'elle le réalise. La
pensée, en tous points, correspond à la vie, elle est la vie comme
singularités. La pensée détruit toute limite de l'être, toutes les
limites que l'être s'est lui-même dessinées. Plus extérieure que
toutes les extériorités, plus intérieure que toutes les
102
iiitérlorités'^j Ce qui permet cette rupture des limites de la
pensée, c'est qu'elle s'inscrit à la limite du voir-parler, de
renvoyer et recevoir. Parler, c'est envoyer, comme voir, c'est
i) recevoir. La subjectivation de l'être scinde cette opération
unique en deux actions distinctes. C'est par cela, qu'il y a un
lien probant entre la subjectivité et la connaissance : recevoir la
cormaissance pour la reproduire. Cette double opération exclut
la pensée de son processus. De plus, elle instaure une limite,
une distinction entre le voir et le parler. Ainsi, la condition de la
pensée est rompue, Qu 'est-ce que penser ? La condition de la
pensée est le lieu d'incertitude où se rejoignent le voir et le
parler. Là précisément où le subjectif instaure une distinction.
C'est sur cette distinction, ou au point où elle s'inscrit, que se
manifeste la pensée, où elle apparaît, Seulement, l'instauration
de cette limite empêche la pensée d'apparaître. La limite donne
une passivité au voir et une action au parler. La déformation du
subjectif nous laisse croire que la pensée n'est que dans le
parler, donc dans la reproduction de la connaissance. Ce n'est
pourtant qu'une fausse pensée ; ni pensée, ni non-pensée.
Pourtant, la pensée assiège l'être et autorise, par sa présence, le
voir et le parler. C'est toute une corruption de la nature de l'être
que réalise le subjectif. Il n'est pas producteur de quelque chose
(pensée, événement), mais la coïncidence de ces éléments. Il ne
'"F , 125. Gilles Deleuze, Pourftariers, Les Editions de Minuit, 1990, p. 150.
103
jette pas les dés. il est les dés jetés. C'est ainsi que la pensée est
doublée par l'intériorité et l'extériorité, qu'elle ne limite pas ces
deux lieux mais les réunit par le fait de sa présence à travers
l'être. 11 faut la réunion, ou le croisement, de beaucoup
d'éléments pour que l'être puisse être produit, pour qu'il puisse
apparaître. Vie, pensée, événement, hasard, actualisation de tous
ces éléments comme virtuels. Ces éléments se croisant révèlent
des singularités faisant apparaître l'être comme singulier.
- L'être est toujours entre deux événements, entre deux pensées,
que la vie entraîne, et qui sur leur passage réalisent des
singularités que l'on appelle les êtres. L'être, s'il est univocité,
n'est pas pour autant une partie d'un transcendant.
L'événement, la pensée, la vie sont immanents aux formes de
l'être. La coïncidence qu'ils forment est plutôt un effet de
machines"^ dont l'être est accidentellement issu. Car c'est bien
à ces éléments de produire la vie de l'être. Mais en retour, l'être
comme partie univoque n'existe pas sans changer l'unité, sans
la morceler, sans lui permettre une variation d'avec elle-
même'^. C'est le retour de l'événement, l'Étemel retour de la
vie qui s'affirme en affirmant tout. L'être est affirmation. Et il
Gilles Deleuze. Proust et les signes, PUF, 1964, pp. 195-196. Désormais : PS. Aussi, DR, 56-57 : « ¡1 faut montrer non seulement comment ia différence individuante diffère en nature de la différence spécifique, mais d'abord et surtout comment l 'individuation précède en droit la forme et la matière, l'espèce et les parties, et tout autre élément constitué. »
104
affirme la vie, donc l'unité dont il est natif. Parce que ces
éléments créant l'univocité ne sont pas transcendants, ils sont
soumis aux devenirs de leur création. Comment, lorsque l'unité
comme essence est immanente à l'être, ne pourrait-elle pas
varier de sens par sa création même ? L'être a-conscient est un
élément sur le plan d'immanence. Mais, en tant qu'objet, il fait
varier le sens de ce plan. Un plan d'immanence sans objet serait
une abstraction. Il faut nécessairement un ensemble d'objets
circulant sur le plan et, de toutes parts, agissant à des vitesses
infinies partout diffuses pour donner corps à ce plan. Le plan
d'immanence est une réalité. Et pour qu'il le soit, il faut des
éléments circulant sur lui qui en fassent varier le sens. Ce qui lui
évite une transcendance, une immuabilité qui le condamnerait à
n'exister que sous la forme d'une transcendance. Ainsi, obliga-
toirement, et comme le montre Gilles Deleuze, il y a une
actualité de l'élément sur le plan d'immanence, bien qu'il soit,
sur ce plan, une virtualité. On évitera de croire qu'un virtuel,
même s'il ne manque de rien, soit a-signifiant. Le virtuel est
doté d'un mouvement, sinon il resterait virtuel sans aucune
actualité. Ce mouvement contribue au sens du plan. Le virtuel
est d'abord mouvement, sans quoi il ne pourrait, comme unité
fixe, n'être que transcendant. Le virtuel est un pur mouvement
parcourant le plan d'immanence et. parce qu'il est mouvement,
fait varier le sens du plan d'immanence. Un mouvement.
'"PS. 197.
105
nécessairement, change les choses. Le mouvement est toujours
un entre-deux, comme la pensée. Entre deux positions, entre
deux objets. Sur le plan d'immanence, le mouvement est lui-
même objet. Si le mouvement était un attribut de l'objet du
plan, le plan serait une réahté et non un virtuel. Ainsi, l'objet est
un mouvement sur le plan. Et si sa fonction est le changement,
il ne peut que changer le plan. Ce qui ne veut pas dire que le
plan serait subordonné par le mouvement qui l'occupe. Ce qui
voudrait dire alors que l'immanence est attribuée à l'objet, et
plus que l'objet circule sur le plan d'immanence'".
Effectivement, le plan d'immanence ne peut être fixe et
immuable sans verser dans la transcendance. Il faut un élément
qui puisse lui permettre une variation d'avec lui-même. Cet
élément est ce qui l'occupe, ce qui court sur son dos. Le plan
d'immanence ne peut exister sans ses éléments sans tomber
dans l'abstraction. De même, l'objet doit détenir une virtualité
qui puisse lui permettre une différentiation d'avec lui-même. La
virtualité de l'objet n'est pas préalable à cet objet mais
l'accompagne dans cette actualité qui le rend présent'^®. Le plan
d'immanence est le support d'une virtualité, comme cette
virtualité lui permet d'être lui-même virtuel. 11 ne peut y avoir
d'objet virtuel sans un plan qui puisse en supporter les termes,
comme un objet ne peut avoir de virtuel sans la présence d'un
IUV, 4. D, 179-180.
106
plan qui puisse raccueillir. Sans cesse, il existe un réseau,
constitué de circuits, qui alimente l'actuel de son virtuel et qui
autorise à l'objet virtuel un interaction avec les autres éléments
virtuels de ce plan
Nous voyons encore ici un entre-deux se dessiner comme
concept, le plan d'immanence. Parce qu'il n'est pas
transcendant, le plan d'immanence doit instaurer un rapport
probant entre le virtuel et l'actuel. Le virtuel ne transcende pas
l'actuel. L'actuel est la différentiation univocitaire du virtuel"".
Chaque singularité conmie point ordinaire renvoie, comme
forme de différenciation, à des singularités comme points
remarquables, comme virtualités. Mais ces renvois des points
aux autres par circuit indiquent qu'ils ne peuvent se réaliser
sans la présence d'un plan. Le plan d'immanence est cette
condition entre deux devenirs de l'objet, virtuel et actuel. Un
entre-deux. Si l'être est un entrelacement comme pensée,
comme événement, comme schizophrène, il est issu d'un autre
entre-deux qu'est le plan d'immanence. À son tour, le plan
d'immanence se situe entre deux pôles qu'il définit ; l'actuel et
le virtuel ne trouvent pas en leur position une transcendance
mais bien une immanence. Le virtuel n'est pas pour autant
""D, 185. "" « Les actuels impliquent des individus déjà constitués, et des déterminations par voies ordinaires ; tandis que le rapport de l'actuel et du virtuel forme une individuation en acte ou une singularisalion par points remarquables à déterminer dans chaque cas. > D, 185.
107
immanent à l'actuel, ni le contraire. C'est à leur limite
respective qui se touche que se situe le plan d'immanence. Le
plan d'immanence est le circuit qui autorise au virtuel de
s'imbiber de l'actuel, comme à l'actuel de permettre une
actualité du virtuel'^'. C'est par cette interaction de l'actuel et
du virtuel que le plan d'immanence peut réellement exister, et
exister comme univocité.
Ce que l'actuel et le virtuel organisent est un combat-entre, et
jamais un combat-contre. Le combat-contre n'est que la
destruction d'une force adverse, une volonté de puissance dans
son degré le plus misérable. Le combat-entre est d'une autre
puissance, c'est l'intégration d'une autre force, d'une puissance
autre, pour créer de nouveaux ensembles"^. Le Clézio, dans sa
peur, perçoit la création de ces nouveaux ensembles, et jamais
la destruction de ce qui le terrorise. Aussi, ce combat-entre est
un peu l'intégration d'une monade par une autre monade, ce qui
lui donne une autre puissance, mais jamais une autre grandeur.
L'actuel ou le virtuel n'ont jamais besoin d'une nouvelle
grandeur, mais toujours d'une nouvelle puissance. Celle-ci se
déclare par la mutualité de l'actuel et du virtuel. Dans leur
interaction, ils investissent de nouvelles puissances que l'autre
fournit. Cela ne peut se faire qu'en un combat-entre, et non un
Le Clézio montre bien la présence du virtuel dans Tactuel, lorsque par exemple, il décrit sa chambre le soir, in : J.M.G. Le Clézio, L'extase niatérieile, Gallimard, 1967, p. 156 et suivantes.
108
combat-contre qui annulerait la relation en cours. Un
entrelacement où se dessine la possibilité des puissances. La
puissance ne peut se libérer que par ce combat-entre, dans
l'effervescence de deux singularités en relation. Une singularité
est une puissance, à la condition de pouvoir mener ce combat-
entre avec une autre singularité qu'elle incorporera. Elle ne sera
alors plus elle-même, ni tout à fait une autre, mais un nouvel
ensemble, une nouvelle puissance.
Ce combat-entre pour une nouvelle puissance est ce qui
réalise les devenirs"'. Les devenirs sont la constitution de
nouvelles puissances ou l'incorporation de nouvelles
puissances. L'être se situe toujours entre les deux. La vie,
l'événement sont des puissances qui s'accaparent l'être. 11 est
traversé par la vie, mène un combat-entre avec l'événement qui
le transperce (subjectivité). En même temps, la vie et
l'événement entretiennent un combat-entre avec l'être, le font
incorporer à de nouvelles puissances vivantes et événementiel-
les. Ce sont de pures puissances du singulier qui ainsi traversent
l'être dans leur combat-entre. lui permettant d'accéder à de
nouvelles puissances singulières. Mais ces puissances ne sont
jamais hiérarchisées, elles sont puissantes et c'est tout.
Cette puissance octroyée à l'être, par l'événement et la vie, se
traduit par sa pure affirmation. Si l'être est événement, et non
172
Loc. cit. CC, 165.
109
producteur de l'événement, il n'en est pas moins affinnation"".
L'être n'affirme pas, ce qui appartient encore au jugement,
affirmer la part distribuée. Au contraire, il devient être à la
condition de s'affirmer, et d'affirmer le monde. C'est en cela
qu'il y a un lien profond entre l'être et l'Étemel retour. L'être
est la pure affirmation et n'affirme rien distinctement, L'Étemel
retour, comme lancer de dés, est l'affirmation de toutes les
formules. Affirmer c'est tout affirmer et, par cela, devenir soi-
même une affirmation. Affirmer et soi, et tout ce qui nous
traverse, tout ce qui traverse notre univers. En cela se révèle la
puissance réalisant l'être comme singularité. Mais tout affirmer
n'est pas dire oui à tout, même quand il faut dire non. Il faut
savoir dire non au nihilisme et non le cautionner. Affirmer, c'est
créer, mais ne pas porter, suppor1er''^ Affirmer, c'est créer de
nouvelles valeurs et non juger des valeurs en cours au nom
d'une valeur existante. Mats l'affirmation, si elle est exécutée
en fonction de l'univocité de l'Étemel retour ne peut rencontrer
le nihilisme. L'Étemel retour est sélectif II ne fait revenir que
les forces actives. Les forces négatives se dissolvent dans ces
forces actives les empêchant ainsi d'apparaître"^. En effet,
lorsque l'être, dans une suprême affirmation, affirme tout, ce
tout de l'existence ne peut être ni négatif, ni positif II en ressort
Gilles Deleuze. Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, pp. 212-214. Désormais : N.
N,213. 80.
110
cependant, une énonne positivité qui est contenue dans
l'affirmation même. Le négatif se métamorphose en positif, par
une double négation. Dire non au négatif^".
Le retour du négatif semble être la préoccupation de
Rousseau, et par cela, il devient une figure de la philosophie
deleuzienne. L'être naît bon, ou tout au moins sans connaître la
méchanceté. Ce sont les conditions sociétaires qui le rendent
méchant. La belle âme s'abîme dans des situations ambiguës
dont elle ne peut se sortir sans une certaine hargne. Le bon
sentiment est sans cesse corrompu par un ensemble de relations
qui s'imposent et qui font périr l'être vertueux'^^ Un étemel
retour de la méchanceté. Rousseau perçoit le retour du négatif
comme corruption de l'être à l'état de nature. Vu la mdesse des
causes, cet être ne peut cependant être solitaire et donc
provoque la relation, l'interaction qui, indubitablement, sera
délicate. Ce qui engendre cette précarité de la relation est
l'argent, l'avènement de ¡'homo oeconomicus, du bourgeois'".
Car il n'y a pas de méchanceté désintéressée, elle trouve
toujours sa motivation dans le profit ou la vengeance. Ce qui ne
peut revenir alors n'est que le négatif. Des êtres, une situation et
l'installation des forces négatives. Ce que recherche alors
Rousseau est, avant Nietzsche, une transmutation de toutes les
"'Loc. cit. Gilles Deleuze, Jean-Jacques Rousseau précurseur de Kajka, de
Céline et de Ponge, in : Arts, 6-12 juin 1962,
I l l
valeurs et. surtout, celles du réactif. Nietzsche voyait comme
solution l'affirmation des devenirs et Rousseau cherchera
également, par d'autres moyens, une solution univocitaire.
Cette solution se trouve dans l'unité de l'être, c'est-à-dire
dans le rappel de l'être à l'état de nature. Faire revenir cet être
ou l'Étemel retour de l'être à l'état de nature. L'univocité
rousseauiste est constmite par cet être premier a-sociétaire dont
les manifestations créent la société. Bien sûr Ton pourrait croire
que l'actualisation de l'être premier corrompt définitivement
son sens. Mais il y a chez Rousseau la persistance de l'idée que
les choses peu\ent changer. Cela par l'amour'®®. C'est par
l'amour, et non précisément par la vertu, que l'univocité peut se
rétablir, et que le sens de l'être peut revenir en contrecarrant la
méchanceté que la société provoque chez l'être. Cette
méchanceté, si elle est réelle, n'en est pas pour autant naturelle.
Restituer la Nature par la provocation de son retour. Gilles
Deleuze montre les différents types d'amour auxquels rêve
Rousseau. Ils ne sont pas vertueux parce qu'ils ne sont pas
moraux'®'. Ils sont proposés en dehors d'une morale, donc d'un
jugement. Un homme et deux femmes, ou encore une femme et
deux hommes. Cela parce que la morale n'existe que pour
l'exécution d'un rapport de grandeur, et non pour la restitution
"'Loc. cit. ''"Loc. cit.
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes. 10/18, 197î,p, 337.
112
d'un état de nature dans les puissances que cet état peut
exprimer. La morale sert la puissance du riche. La Nature
s'exprime par pulsions, et autorise à l'être des relations que la
morale condamne. Mais en même temps, ces pulsions ne
peuvent dicter une ligne de vie stricte. La Nature s'exprime et à
l'être de la satisfaire'®^ Ainsi, les relations multiples doivent
permettre de retrouver plusieurs états de nature perdus par la
société'®^. Ce type de relations n'est donc nullement équivoque,
il se pense et se construit selon un fondement. Ce fondement est
l'unité, la Nature première. La différenciation qu'elle opère est
dans la variété des combinaisons, provoquée par la pulsion,
plusieurs femmes, plusieurs hommes, selon le besoin. La
pulsion est distributive de multiplicités comme expression de
l'unité. Cette multiplicité organise des pôles, comme la mère
douce et la mère sé\'ère. L'homme, tentant ainsi à retrouver
l'état de nature est cet entrelacement se développant entre les
pôles que la nature lui fournit. Cette lecture deleuzienne est
réalisée à partir de Émile et des Confessions. Cet enseignement
rousseauiste fiit bien moins médiatisé que le célèbre Contrat
On retrouve la même problématique sous la forme du droit naturel chez Spinoza. Concernant les ressemblances de la philosophie de Rousseau et celle de Spinoza voir : Madeleine Frances. Les réminisce/Kes spinozistes dans « Le contrat social » de Rousseau, in : Revue philosophique de la France et de / étranger, janvier-mars 1951, pp. 60-82.
« soit qu 'il y ait deux femmes aimées, l'une comme mère aimée qui châtie, l'autre comme une mère très douce qui fait renaître », Gilles Deleuze in. Arts, op. cit.
113
social, où la problématique de la relation à autmi s'instaure
selon d'autres modalités, non plus selon le singulier mais bien
en fonction de l'individuel et du collectif
Chapitre 3.
Transcendaotal .
Kant, Sartre, Bergson, Fichte.
Le texte de Gilles Deleuze, L'immanence, une vie..., commence
par ces mots : « Qu 'est-ce qu 'un champ transcendantal ? Il se
distingi4e de l'expérience, en tant qu 'il ne renvoie pas à un objet ni
n'appartient à un sujet (représentation empirique). »' Pour Kant.
le transcendantal est l'ensemble des connaissances a priori avec
lesquelles nous pouvons réaliser une expérience^ L'expérience
reste le moyen premier en notre possession pour découvrir la
réalité. Cette découverte ne peut se réaliser sans l'appui de la
sensation qui nous permet d'appréhender l'objet. Cependant,
même si nous répétons infiniment l'expérience, en considérant son
finit comme une connaissance, cette connaissance ne pourra
s'établir que par la négative, par défaut : la connaissance relevée
sera considérée comme vraie seulement parce que l'expérience n'a
pu prouver le contraire de cette connaissance'. Ce que produit
alors l'empirisme pur est le doute, c'est-à-dire le contraire de la
vérité. Déjà, nous voyons chez Kant une défiance du doute qui fut,
comme on le sait, l'outil intuhif de la philosophie cartésienne.
' r u v , 3 ^ Rudolf Eisler, Kant-lexikon, Gallimard. 1994, pp. 1039 et suivantes. ^ Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, %'olume 1, Critique de la raison pure, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, pp. 759-760.
115
Chez Descartes, le doute systématique est le moyen de la
révélation d'une première vérité. Chez Kant. il est l'inconvénient,
comme nous le voyons, de la création d'une première
connaissance.
Ce qui est a priori, et qui par conséquent fonde la connaissance
transcendantale, est en dehors de l'expérience. Cela veut dire que
ce qni est reconnu comme a priori, bien qu'appartenant au donné,
ne subit pas les lois du sensible. Ce qui est sensible est reconnu par
la sensibilité, c'est-à-dire par le subjectif. Kant appellera cette
démarche du subjectif !e jugement esthétique''. Le subjectif relève,
par sa sensibilité, ce qui lui crée du plaisir ou du déplaisir. Ainsi,
ce qui est subjectif ne peut être universel, puisque chacun trouve
de manière différente son plaisir ou déplaisir. Cependant, ce qui
est universel, c'est l'inclination de chacun à trouver du plaisir, et
dans les formes où ce plaisir est recherché'. Ce n'est pas le plaisir,
dans son contenu, qui est universel mais la validité de ce plaisir qui
l'est®. Ainsi, nous pouvons dire que l'expérience révèle la couleur
rouge d'un objet mais est impuissante à révéler la couleur des
objets en général. La couleur des objets en général est un a priori
contribuant à la connaissance transcendentale. 11 s'agit là d'ime
Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, volume 2, Critique de la faculté de juger, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 1066. ' Par Spinoza, l'être doit avoir pour vocation de se trouver des passions
joyeuses et renoncer aux pas.lions tristes. Voir SPE, pp, 21S et suivantes. * Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, volume 2, Critique de la faculté de juger, Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 1067.
116
idée transcendentale quittant le simple processus de l'empirisme
pour un inconditionné au-delà de l'expérience.
Au sein même du subjectif, l'universel s'exprime. Ce qu'il y a de
plus individuel, la recherche du plaisir, est structuré par
l'universel. Nous voyons alors combien l'œuvre de Kant, bien
paradoxalement, agit contre la catégorisation et de la connaissance
et de la réalité. Il n'existe pas une connaissance transcendentale et
une comiaissance empirique, un subjectif et un universel. Chacun
de ses éléments s'interpénétre avec d'autres rompant une
catégorisation classique de la connaissance. Le rouge appartient à
la couleur en général tandis que la couleur en général est le Tout
des couleurs. Le rouge résulte de l'empirisme simple et appartient,
comme modalité, à la couleur en général ; tandis que la couleur en
général est une connaissance transcendentale. Si le criticisme est
une méthode de sélection des éléments, ce qui est donné et ce qui
est a priori, la deuxième phase de cette méthode vise les
interactions et dépendances de ces éléments sélectionnés.
Ainsi, nous éviterons de voir en opposition l'empirisme et le
tramcendantaf. Nous savons que l'empirisme reste le premier
moyen de découvrir la réalité. Cependant, l'empirisme dépend de
l'usage que l'on fait de la connaissance qui en ressort. Par Kant.
l'empirisme est le moyen de découvrir ce qu'il y a d'opriori dans
l'objet par le système des schemes, liant le divers de l'expérience.
' Transceiuiental qualifie le concept Kantien, quand transcetidanta! constitue la lecture deleuzienne que nous développerons tout de suite.
117
Ce qui est a priori ne varie pas d'un objet à l'autre. Nous dirons
que c'est l'Objet de tous les objets. Ce qui est a priori est
immanent à l'objet. l.e transcendantal n'est alors rien d'autre que
l'ensemble de ce qui est immanent à la réalité. Cependant, il y a un
sens de lecture à respecter : le transcendantal ne renvoie pas aux
objets, ce qui est la tâche de l'empirisme. L'empirisme est une
méthode d'investigation de l'objet. Il pennet au subjectif une
rencontre avec lui. Le transcendantal se réfléchit de manière
contraire : il est l'ensemble de ce qui est immanent aux objets,
c'est-à-dire que le transcendantal n'est pas une méthode
pennettant de se diriger vers l'objet mais qu'il est fondé par
l'ensemble des objets, dans ce qu'ils ont de commun. Un seul objet
ne peut renvoyer au transcendantal, mais seulement l'ensemble de
tous les objets. Le transcendantal n'est pas contenu dans les
objets ; seulement une part de chaque objet, ce qui est a priori,
fonde le transcendantal. L'empirisme autorise une concrétisation
puisqu'il amène le subjectif à la découverte de l'objet, même s'il le
découvrira par une faculté de juger esthétique, tandis que le
transcendantal est en dehors de cette matérialité de l'empirisme.
Le transcendantal n'appartient à aucun objet mais, au contraire, il
détient une part de tous les objets. Le transcendantal agit donc en
dehors d'une représentation empirique. Dès lors, comme Gilles
Deleuze le montre, le transcendantal se déroule en dehors du
subjectif, il ne peut être découvert que par une conscience a-
subjective partout difUise sur le plan d'immanence. Le champ
118
transcandantal est alors « un pur courant de conscience a-subjectif.
conscience pré-réflexive impersonnelle, durée qualitative de la
conscience sans moi ». Ce qui permet donc le relèvement de Va
priori dans l'objet est la conscience sans Je.
Pour Kant au contraire, la conscience nonralise toute expérience
car, sans cela, les perceptions ne seraient plus qu'un jeu aveugle
sans but. De même, ce sont les conditions a priori de l'expérience
qui rendent cette expérience possible'. Ce qui veut dire qu'il n'y a
qu'un empirisme transcendantal qui peut être la seule condition de
l'expérience, par l'effectuation d'une conscience compacte,
fermée, subjectivée. Cet empirisme est fondé par un a priori qui
permettra au sujet de relever ce qu'il y a d 'à priori dans l'objet. Si
l'expérience n'est pas transcendantale (empirisme transcendantal).
elle ne pourra relever que le divers, c'est-à-dire un objet sans
confinnation du véritable. Par Kant. ce qui autorise l'empirisme
transcendantal est une conscience qui régule, qui connecte, les a
priori entre eux : une méthode a priori pour relever ce qu'il y a
d 'ij priori dans l'objet. La conscience a donc ainsi un rôle
particulier qui est celui de connecteur faisant émerger l'o priori
contenu dans la contingence.
Mais l'empirisme transcendantal n'appartient pas au sujet. Au
contraire, c'est le sujet transcendantal qui sert ce type
d'empirisme. Le sujet n'est qu'un phénomène s'il est seulement
^ Rudolf Eisler, op. cit., p. 376.
119
perçu par sa propre conscience en tant qu'objet. Il faut éviter de se
percevoir en tant qu'objet mais se comprendre en tant qu'être
pensant ou. autrement, saisir l'image de sa propre pensée'". Il est
alors un sujet transcendantal dans la mesure où une part de lui-
même appartient au transcendantal, parce qu'il est régi, partielle-
ment et outre ses sensations, par des conditions a priori. Le champ
transcendantal se déroule en dehors des objets (phénomènes) et des
sujets en tant qu'ils sont soumis à la faculté de juger esthétique,
c'est-à-dire en tant qu'ils sont des subjectivités.
Le champ transcendental kantien est un ensemble fermé d'à
priori universels (cependant, nous verrons que tout champ
transcendantal n'est pas constitué par l'universel). C'est le champ
transcendantal qui est présent dans le sujet et l'objet, eux-mêmes
n'étant constitués que partiellement par le transcendantal. Le
transcendantal ne leur appartient pas, ils ne font qu'y contribuer,
bien que le transcendantal forme entièrement leur condition. Le
sujet transcendantal, par une conscience non soumise à l'objet, a ta
puissance de reconnaître Va priori dans l'objet en dehors de ce que
sa sensibilité lui impose (empirisme simple). Ce qui veut donc dire
que le transcendantal est « m pur courant de conscience a-
suhjectif
Il faut donc différencier deux types de consciences : la
conscience empirique et la conscience pure. L'une est seulement
QP, 40. "1UV,3 .
120
confrontée au sensible lorsque l'autre, dégagée de l'objet, est ce
qui autorise la création de concepts a priori. La conscience pure
est distincte de la conscience empirique et. plus généralement, de
l'expérience. Par cela, elle n'appartient plus au sujet, à la
subjectivité. Au contraire, c'est le sujet qui lui appartient car c'est
par elle qu'il est capable de découvrir le transcendantal. Le sujet
est un ensemble d'agencements réalisés par le transcendantal, par
l'a priori ; nous dirons qu'il évolue sur la surface transcendantale.
Les conditions de cette différenciation sont les suivantes : si le
sujet existe toujours, sur le pian d'immanence ou dans le champ
transcendantal. il n'en est pas moins en dehors, ce qui en fait un
sujet. Il est clair que, si nous lisons Deleuze développant Kant, le
sujet n'est pas annihilé par le champ transcendantal ou absorbé en
lui. Il existe toujours comme entité mais ouverte, c'est-à-dire sans
la subjectivité qui. dans le sensible, le caractérise. Si le
transcendantal est « un pur courant de conscience a-subjectif,
conscience pré-réflexive impersonnelle », il est entendu que le
sujet qui lui appartient l'est tout autant. Le sujet n'est pas réduit par
le transcendantal mais, au contraire, s'ouvre par une mutation. Le
sujet, alors entièrement transcendantal, n'est pas soumis à un
donné auquel il est confronté. D'ailleurs, ce sera ce donné qui
l'obligera à épouser la subjectivité dans ses formes. Là aussi, on
peut voir la différence d'avec Descartes qui, en reniant le donné,
pour la découverte d'une première vérité, a apporté à la
philosophie une des fomies les plus typiques de la subjectivité. En
121
déconsidérant le sensible. Descartes recherche les formes a priori
de l'existence. Le doute comme pensée fonde l'être, non comme
sujet transcendantal, mais comme entité pensante. La pensée est
alors une subjectivité, comme savoir et pouvoir. Pouvoir de
sélection, savoir d'une première vérité. C'est donc la conscience
qui réalise l'être et non, comme chez Kant, une conscience a-
subjective. Par Descartes, la conscience de l'être est le moyen de
son authentification, tandis que chez Kant, elle est le moyen de
trouver les formes a priori de la réalité. Descartes tente
d'authentifier la réalité par la preuve de l'être, par le cogito. Par le
« Je pense donc Je suis » l'être devient le dénominateur commun
de toute réalité puisque son être est une certitude et que la réalité
qu'il institue l'est alors nécessairement. Il reste alors une entité
subjective puisque cette certitude lui impose une interprétation des
réalités ; si l'être est certifié par la pensée, la réalité qu'il
authentifie, pour être certifiée par le sujet, devra être interprétée
par lui. Husserl pensera alors que ce dénominateur commun qu'est
l'être est un accès au transcendantal.
Chez Kant, le transcendental institue les formes vraies du réel
par les concepts a priori. Le sujet, à partir du moment où il devient
un sujet transcendantal, se voit à son tour certifié, non comme
puissance déterminante du réel (comme chez Descartes) mais
comme élément a priori de la réalité que la conscience est la seule
à pouvoir authentifier.
122
Maintenant, nous pouvons nous demander comment un sujet
peut-il devenir transcendantal, comment peut-il quitter les formes
de sa subjectivité pour devenir un pur courant de conscience a-
subjectif ? Chez Kant, ce qui permet au sujet d'être transcendental
c'est l'application du devoir. 11 y a deux sortes de devoirs selon
Kant : ce que l'on est obligé d'appliquer si l'on veut une chose, et
ce que l'on doit appliquer par rigueur (devoir moral). Ces deux
devoirs reposent sur des concepts a priori. Si l'expérience est le
moyen, par la synthèse, de relever ce qu'il y a d'à priori dans la
réalité (empirisme transcendantal), le devoir est l'application, soit
de ces concepts a priori relevés, soit de l'application de concepts a
priori conçus purement par la raison. On voit donc se dessiner ici
une opposition entre l'expérience et le devoir, où l'enjeu et les
valeurs sont institués par le statut du subjectif L'expérience
appartient au subjectif C'est lui qui définit, par sa sensibilité, les
closes de l'expérience simple. C'est quand le subjectif se mute en
sujet transcendantal que l'empirisme, à son tour, devient
transcendantal. Le sujet transcendental, par l'entendement,
n'applique plus un empirisme simple mais relève les concepts a
priori dans la réalité. Il est alors un être raisonnable'^.
L'application du devoir est l'application de ces concepts a priori.
Le devoir est donc la plus haute instance de Va priori, il appartient
au supra-sensible. Ainsi, l'application du devoir est une opération
Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, volume 2, Métaphysique des mœurs, 1985, p. 274.
123
désubjectivant le sujet. Plus il applique ou répond à un devoir,
moins il est enclin à une représentation personnelle de la réalité".
Et moins, la subjectivité, par le devoir, est à l'œuvre, plus le sujet
devient transcendental. Les concepts purs de la raison deviennent
un ensemble de lois («priori) que le sujet désubjectivé applique. Il
est désubjectivé dans la mesure où il ne se heurte plus aux
principes de l'empirisme simple, mais reste cependant sous le
contrôle d'une conscience souveraine. Ce point est ce qui
différencie, conmie nous allons le voir, Kant de Gilles Deleuze,
Lorsque, dans le premier type de devoir, le sujet applique un
devoir pour obtenir une chose, cette chose appartiendra
nécessairement au transcendantal car un devoir ne peut diriger vers
l'équivocité des objets simples, Donc, si le sujet applique un
devoir comme moyen, ce devoir permettra le relèvement d'un
élément transcendental, la réalisation d'un concept a priori. Le
sujet devient transcendental par l'application d'un devoir et, de
plus, permet à la connaissance transcendentale de s'épanouir. Mais
en même temps, le sujet transcendental, appliquant une loi, se situe
en dehors de ses termes (objectivation), il restreint sa subjectivité
par l'application de ce qui lui est extérieur par l'objectivité
(l'application d'une loi se fait toujours par la restriction du
subjectif'"'). Mais dès qu'il est un être raisonnable (exercice plein
"/ïiirf., p. 275. L'application d'une loi restreint deux choses contraires : le subjectif, se ^
définissant comme pouvoir et savoir, et l'état de natiue comme
124
du sujet transcendental selon Kant). il ne s'agit plus pour lui
d'appliquer une loi. Son inclination tend entièrement à
l'application des concepts a priori faisant intégralement partie de
sa raison".
La question qui se pose alors, chez Kant, est celle de l'instinct.
Kant affirme que l'homme inexpérimenté répondait à la nature - à
ses instincts- et s'en trouva bien'®. Ce que Kant appelle
« inexpérimenté » est l'homme primitif, avant toute civilisation, un
être à l'état de nature. Ce terme désigne aussi un homme sans
expérience, c'est-à-dire n'ayant pas encore fait usage de ses sens.
Ce qui lui indique une règle de vie est l'instinct, et il s'en trouva
bien. Ce qui engagea alors la raison, c'est l'expérience, Kant
différencie l'instinct de l'expérience et montre que, précisément,
c'est lorsque les sens agissent que l'homme se détourne de ses
pulsations instinctives'^. Mais en même temps, le fait de se
détourner de ce que l'instinct lui préconisait pour sa survie
l'obligeait à un choix. Qu'est-ce qui est alors bon pour lui ? Ainsi
est apparue la raison, comme puissance de choisir'®. Nous savons
que ce que choisit toujours la raison est ce qui est a priori dans la
réalité ; aussi, elle fonde des concepts a priori pour la conservatioii
développement de forces singulières. Voir les cas de Rousseau, Le contrat social, et de Spinoza, Traité Ihéologico-politique, op. cit.
Emmanuel Kant. Œuvres philosophiques, volume 2, Métaphysique des mœurs, pp. 257-260.
Emmanuel Kant. Œuvres philosophiques, volume 2. Conjectures sur le commencement de l'histoire hmnaiue, p. 506. "loc. cit.
125
de l'espèce. La raison alors triomphe de l'empirisme simple, par sa
faculté à voir au-delà de la forme.
Mais aussi, « Toute chose dam la nature agit d'après des
lois.»'^. Les lois constituent un ensemble a priori immuable dans
leur application. De même, le respect des lois est un devoir, le
devoir ayant sur le sujet une action désubjectivante, c'est-à-dire
permettant l'élection de la raison sur l'empirisme. Toute chose
dans la nature répond à des lois, à un ensemble d 'a priori dont les
choses constituent la fin, la fin de la nature. Chaque chose a le
devoir d'y répondre. Ainsi, les choses de la nature agissent selon
un champ transcendantal dans lequel elles trouvent une fin. Ce qui
permet aux choses de la nature d'appliquer ces lois est l'instinct,
puisque l'homme inexpérimenté ne possédait que l'instinct pour
s'orienter dans la nature. L'instinct devient donc le moyen de
rejoindre et d'appliquer le transcendantal. Il n'y a donc pas de
différence majeure entre l'instinct et la raison, tous deux sont des
moyens de découvrir et d'appliquer le transcendantal. Et Kant
évite d'opposer les deux termes lorsqu'il dit : « Car la nature n'a
certainement pas doté des créatures vivantes d'instincts et de
pouvoirs pour que celles-ci les combattent et les étouffent. »'". Ce
pouvoir pouvant être, entre autres, le pouvoir de la raison.
Loc. cit. Emmanuel Kant. Œuvres philosophiques, volume 2, Métaphysique des
mœurs, p. 274. Emmanuel Kant. Œuvres philosophiques, volume 2, Conjectures sur le
commencement de l'histoire humaine, p. 512.
126
Selon Kant, la nature se présente sous deux formes ; la nature
comme ensemble de phénomènes, et la nature supra-sensible
constituée de lois (c'est cette deuxième forme que nous avons
abordé ci-dessus). Nous voyons ici, une fois de plus, la méthode
kantienne s'organiser par la constitution d'une différence que la
synthèse vient aussitôt contredire. Ce que le sujet aborde d'abord
est la nature comme phénomènes. Ces phénomènes apparaissent
comme une divershé hétérogène et ce sera l'imagination, par la
synthèse, qui aura la puissance de relier ces phénomènes compris
comme leur reproduction. Ce principe est l'associatiomiisme. Ce
qui veut dire que. nécessairement, il faut une puissance de
l'imagination pour que l'empirisme puisse se produire car, sans
cela, il ne récolterait qu'un ensemble de phénomènes sans lien^'.
Cet associationnisme est donc un concept a priori mis en exercice
par l'imagination. Mais aussi ajoutons qu'il faut un empirisme
simple pour que l'imagination puisse, pour le compte de
l'entendement, exercer son pouvoir. Le fondement de la nature, sa
chose-en-soi, nous restant inconnaissable, nous ne pouvons
l'appréhender que par ses phénomènes^^. 11 n'y a jamais chez Kant
une opposition entre empirisme et transcendental, et, plus
généralement, il ne conçoit jamais la philosophie en terme de
dualités, ce qui reste un point commun avec l'enseignement
deleuzien. Les phénomènes, pour une représentation de la nature.
Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité. PUF, 1993, pp. 123-125. ^ RudolfEisler, op. cit., p. 732.
127
sont appelés à s'associer. C'est là, par les schèmes, un principe a
priori. En même temps, l'imagination ne peut comprendre et
prévoir ses associations que par le même principe de scheme, tout
autant a priori. Ainsi, la nature et l'entendement se rejoignent par
le même principe. 11 n'y a pas de dualité entre l'être et la nature,
tous deux se retrouvant par le transcendantal. Mais le
transcendantal n'est pas la fin de la nature, au contraire, c'est lui
qui permet à la nature, par des lois, de s'exécuter dans ses formes.
Le transcendantal deviendra alors, du moins pour une certaine
philosophie, le concept le plus important de ces deux derniers
siècles,
Husserl verra en Descartes le véritable créateur du transcendantal.
Réalisant une tabula rasa préalable à la découverte d'une première
vérité. Descartes renie l'empirisme simple et, dans le même temps,
toute condition psychologique de la connaissance. Déjà, nous
pouvons voir là un hen indubitable dans la pensée cartésienne
entre la sensation et le psychologique. L'empirisme, par la
sensation, organise en l'être une condition d'acceptation du réel
ou, tout au moins, de ses représentations. Le psychologique est en
effet la seule possibilité du sujet de recevoir le réel. Le
psychologique est la manière, la seule acceptable pour lui,
d'entrer, de participer à la réalité. Le psychologique fonde donc le
sujet au détriment de l'être. L'être se transforme en sujet
seulement lorsqu'il s'implique dans le réel, c'est-à-dire lorsque sa
démarche tend vers une conquête ou une interaction de
126
l'extériorité. Plus simplement, c'est lorsque l'être conçoit le réel
conmie une extériorité que naît en !ui une manière de le
concevoir ; cette manière est le psychologique, constitutif du sujet.
Ainsi, la découverte d'une première vérité doit, pour Descartes,
s'organiser en dehors de cette condition psychologique définissant
le sujet et, par conséquent, en dehors d'une représentation, d'un
empirisme. Cette première vérité aboutira, à en croire îiusserl, non
pas à l'essence des objets mais à la conscience des objets en
général'^ . Cette conscience des objets en général n'est autre pour
lui que le transcendantal. À partir de cela, nous pouvons voir une
définition husserliemie du transcendental qui s e r a i t c h a m p
constitué par la conscience des objets en générai. Évidemment,
cette conscience des objets en générai ne peut se réaliser sans la
conscience du sujet, à qui cette conscience des objets apparaît. La
démarche cartésienne étant non empirique, ce que recherche
Descartes paraît être, non pas la détermination du sujet pour qui
apparaît la conscience des objets, mais bien celle de l'être (c'est-à-
dire d'un sujet sans Je). Descartes vise la participation d'un être
qui serait en dehors d'une considération psychologique, c'est-à-
dire ne concevant pas le réel comme extériorité mais bien comme
intériorité"'*. Sa conscience ne sera pas moins chargée
d'appréhender la conscience des objets en général. Le sujet ne peut
recevoir l'objet que comme il apparaît, c'est-à-dire comme objet
Husserl, Méditatiotts cartésiemes, Vrin, 1996, pp. 42-44.
129
sensible, c'est alors que la conscience de l'être de\ rait avoir les
moyens de découvrir la raison des objets, leur conscience en
général.
Si le champ transcendantal est un ensemble de singularités,
celles-ci ne peuvent prendre corps, c'est-à-dire devenir objets, qu'à
la condition que la conscience de l'être les unitîe, les synthétise.
Ces objets apparaissent alors comme les pôles de la conscience,
par le pouvoir qu'elle a d'unifier les multiplicités^'. Cette synthèse
de la conscience nous indique alors que le champ transcendental
n'est pas réalisable, selon Husserl, sans la domination de la
conscience qui l'administre et le régule. Dans le même temps, la
conscience se voit transcendée par la conscience des objets en
général, donc par la coimaissance transcendantale. Si le
transcendantal est immanent, il reste immanent à quelque chose, à
l'objet, et n'est nullement avec Husserl une « immanence à elle-
même»'*. Une immanence à elle-même veut dire que la cons-
cience n'est qu'une coextention du champ transcendantal, elle n'en
est ni la régulatrice, ni le milieu, ni le centre. La conscience
n'existe que périphériquement au champ transcendantal. Des
mondes alors, emplis de singularités et d'événements, se déroulent
en dehors de la conscience et où, seulement, la conscience peut y
prendre part.
" Nous savons comment Gilles Deleuze résolu cette opposition intériorité/extériorité, voir notre chapitre univocité. " Husserl, op. cit., pp. 114-115.
QP, 48-49.
130
Le transcendantal n'appartient ni à un objet, ni à un sujet. Mais si
on place, comme le fait Husserl, la conscience au centre du champ
transcendantal, cette conscience se voit alors transcendée par
l'objet qu'elle ne peut qu'inefficacement appréhender. Elle ne peut
totalement l'appréhender car il s'agit ici d'appréhender la
conscience des objets en général. Elle ne peut, par ses capacités,
qu'appréhender l'objet sensible, c'est-à-dire l'unité synthétique
formant cet objet et non les multiplicités immanentes débordant cet
objet. C'est pour cela que la conscience comme milieu du champ
transcendental continue de se laisser transcender par l'objet.
L'objet reste une extériorité pour la conscience parce que
inappréhendable par elle : l'immanence dépasse la conscience.
L'omniprésence de cette extériorité que réalise l'objet fonde alors
le moi comme agent de la conscience, et c'est tout le sujet qui se
voit alors restauré. La conscience régulant le champ transcendental
fait resurgir le sujet dans sa complète subjectivité. Et nous
trouvons la preuve de cela dans le fait que Descartes, dans sa
recherche d'une première vérité, ne fonda autre chose que le
subjectif La recréation du subjectif par Descartes provient du fait
que la conscience, placée au centre du transcendental, ne sait
appréhender, dans son intégralité et sa pureté^ l'immanence à
l'œuvre. La conscience restant maîtresse du champ transcendental,
elle est incapable de comprendre l'objet dans sa diversité, de
recomposer l'objet. Elle n'en saisit jamais qu'une part, jamais
l'immanence qui le compose. Ainsi, le réel reste une extériorité
131
isolant la conscience et, par l'objet, la transcende. Cette
transcendance correspondra à l'infini face à un être fini. Le réel,
dans son immanence, dépasse alors la conscience par un ego
transcendé. L'être dépassé ne peut plus concevoir le réel que
comme une extériorité, et c'est alors le sujet qui réapparaît. Le
transcendant se déroule toujours dans une conscience qui en
accepte les termes, qui se place favorablement pour se voir
transcendée par ce qu'elle place en dehors d'elle^'.
La conscience n'est pas une entité cernée définissant un sujet,
mais un flux soumis à des variations^®. Ce que nous percevons de
la conscience n'est pas la conscience elle-même mais seulement
l'effectuation de ses variations^'. La conscience est donc multiple
et surtout productrice de multiplicités. C'est l'intensité de ces
multiplicités qui définit la conscience^". Nous dirons que la
conscience évolue dans un champ transcendantal parce qu'elle est
de même constitution que lui : un ensemble hétérogène de
multiplicités soumises à des variations qui définissent le réel. Et si
la conscience est irréductible au champ transcendantal. elle n'en
est pas moins qu'un de ses nombreux éléments.
Si la conscience appartient au champ transcendantal. elle ne peut
en revanche se porter que sur les représentations du réel. Ce que
nous percevons d'abord, ce sont les images de la réalité. La
" IUV, 6. David Lapoujade. Le flipc intensif de la conscience chez William James,
in Philosophie n° 46, Les Éditions de Minuit, 1995, p. 56.
132
conscience n'a pas spontanément les moyens de s'auto-percevoir
et ne possède une perception que de ce qui lui est extérieur. Notre
regard se porte d'abord sur le monde et ce n'est que dans cette
perception globale du monde que nous pouvons percevoir notre
propre conscience nous apparaissant. Nous nous apparaissons à
nous-même comme réalisant le monde que nous percevons, et
c'est seulement à ce moment que notre conscience nous est
révélée. C'est comme acteur du monde que nous nous percevons,
que la conscience s'apparaît à elle-même. Ce qui veut dire qu'il
n'existe aucune intériorité nous isolant du monde et que, par
conséquent, la démarche cartésienne de la tabula rasa ne reste
qu'un truchement artificiel de la conscience par une représentation
théâtrale d'elle-même. Nous parlerons alors d'une conscience-
monde puisque, les formes d'intériorité n'existant pas, la
conscience ne peut se réaliser que par les variations infinies des
mondes qu'elle partage. Elle ne peut appréhender ces mondes que
par l'empirisme, c'est-à-dire par la perception d'images dans leur
multiplicité et variation. Mais pour en avoir conscience, elle ne
peut qu'unifier ces images, que réaliser une synthèse des
représentations du réel. Ce qui veut dire qu'avoir conscience d'un
objet est légiférer ses multiplicités. Ainsi, si la conscience est
d'abord multiplicité, toute son entreprise sera de synthétiser ce qui
lui apparaît, afin de créer les conditions même de son
émancipation. C'est parce qu'elle légifère les images du réel
David Lapoujade, op. cit., 1995, p. 56.
133
qu'elle peut être elle-même une conscience-monde infinie. Et c'est
en s'apparaissant comme image que la conscience a le pouvoir de
s'auto-appréhender, de se concevoir comme objet d'expérience, et
non, comme le pense Descartes et avec lui Husserl, en l'extrayant
de son réel. C'est par cette faculté à synthétiser le réel que la
conscience devient une conscience transcendantale. Elle devient
une conscience transcendantale dans la mesure où elle a le pouvoir
d'établir un savoir en dépassant la simple perception de l'image.
C'est en unissant ces images, en les synthétisant, que la conscience
s'apparaît. Le transcendantal est alors moins compris comme une
méthode de recognition que comme une action permettant la
réalisation des mondes tels qu'ils ont la puissance de nous
apparaître. Et au sujet développant cette action d'employer un
empirisme transcendantal^'.
Ce principe législatif qu'est la synthèse des images peut cependant
détenir deux fins distinctes. Soit par elle, l'objet sera saisi comme
entité, comme unité. Ses multiplicités intrinsèques seront
définitivement coupées de ce qu'elles peuvent. Le monde sera
alors considéré comme extériorité, constitué de phénomènes face à
un sujet détenant une conscience intérieure. Soit la synthèse
devient le moyen de dévoiler Vobjet-en-soi et par conséquent sa
constitution transcendantale, la conscience de l'objet en général.
Dans cette condition, la conscience de l'objet en général nous
paraît être une somme infinie de multiplicités indéterminées et
DR, 186.
134
indéfinies'?^- Cette indistinction est, comme le montre David
Lapoujade pour le ilux de la conscience, non pas ce qui manque de
positivité mais ce qui est « au contraire chargé de toutes les
virtualités Cela, nous permet alors d'affirmer de nouveau que
la conscience et le champ transcendantal sont de même
constitution, leur développement et émancipation se déroulant,
cependant, dans des voies différentes. Le flux de la conscience se
porte sur un réel qu'elle synthétise pour mieux s'émanciper en tant
que multiplicités ; cette synthétisation est le seul moyen possible
d'évoluer dans un ensemble infini de données. Tandis que le
transcendantal organise le réel par la variation incessante de ses
multiplicités. Ce qui constitue transcendantalement l'objet est une
somme de multiplicités (l'objet-en-soi) que nous réduisons par
notre conscience pour mieux appréhender cette conscience qui
semble nous appartenir (empirisme). Si la connaissance que nous
pouvons avoir de l'objet-en-soi réalise bien une connaissance
transcendantale, le transcendantal est avant tout un mouvement,
un flux ou une action. Il est le moin emetU de tous les motn'ements
tant il est constitué intrinsèquement de multiplicités infmies
soumises à de perpétuelles variations. Il ne crée pas seulement une
différence extérieure et empirique (la différence de l'élément) mais
aussi une différence intérieure et transcendantale (l'élément
Cette indétemi i nation empirique n'est pas sans impliquer une déterminabilité transcendantale : IUV, 6 " David Lapoujade, op. cit., p. 56.
135
différentiel)''*. Cela n'apparaît comme différence qu'à une
conscience empirique. Ces différences ne sont qu'une seule et
même chose comme flux dont les variations ne forment qu'une
seule condition, et non une intériorité et une extériorité.
Le type de transcendantal que Deleuze développe n'est pas
comparable au transcendantal kantien ou hussertien. En effet, ces
deux t>'pes de transcendantal, même s'ils ont une origine bien
différente, ne coïncident pas avec la définition deleuzienne de ce
concept. Chez Kant. mais bien plus encore chez Husserl, la
conscience est placée au centre du transcendental". Cette
conscience souveraine aurait la faculté de reconnaître la forme au
sein du transcendantal. Toute coordination du transcendantal passe
alors par la conscience qui, centre de son monde, permet l'élection
du Je, l'avènement de son ego^^. La conscience élève son ego par
la forme reconnue. Cette forme est comprise, non pas pour ce
qu'elle devient, mais pour ce qu'elle est au sein du champ
transcendantal. Husserl donc évite l'activité de l'imagination
''* Stéfan Leclercq, Le mouvemertt transcendantal ou la réalité envisagée comme problèmes, Les Éditions Sils Maria asbl, 2000. " Husserl affinile, comme le montre bien Sartre, que si on peut réduire par répoché ( í toxt í) le moi psychologique au moi transcendental, qu'il est par contre impossible de réduire ce moi transcendental. 11 reste par conséquent une entité au sein du champ qu'il domine. Sartre, La transcendance de l'ego, Vrin, 1996, p. 19, Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin, 1996, p. 54.
Novalis déjà dénonçait la conscience qui administre le transcendantal s'exprimant par l'émancipation de la Nature, objectant que si l'eau est un corps sensible elle est cependant sans forme. Novalis, Les disciples à Sais, Gallimard. 1980, p. 44.
136
transcendantale, telle que la voit Fleidegger, c'est-à-dire comme
synthèse de l'mtuition pure (le temps) et de la pensée pure
(l'aperception)".
L'imagination transcendantale comme synthèse du temps
(devenu premier sur le mouvement) et de la pensée pure (venant
contrer l'empirisme simple) nous semble le seul moyen pour la
conscience de ne pas se laisser transcender par la forme. Seule
l'imagination transcendantale a la puissance de restaurer le devenir
au sein du transcendantal, par l'émergence du temps qu'elle
contracte. Par cela, la forme est en devenir et, par conséquent, l'est
également la conscience qui la perçoit. Par la conscience, le temps
devient une condition supérieure du champ transcendantal. Il n'est
plus un temps empirique en corrélation avec un espace, il devient
une pure durée à laquelle les éléments se déplaçant dans le champ
transcendantal répondent comme condition de leur existence
(devenir). Par l'imagination transcendantale donc, la conscience ne
peut occuper que partiellement le champ transcendantal. Elle n'est
qu'un des nombreux éléments qui le peuplent par les devenirs
devenus immanents aux formes du transcendantal. Ce qui est une
pure durée pour le transcendantal se traduit par l'immanence des
devenirs sur les éléments qui l'occupent (conscience et objets).
Aussi, l'imagination transcendantale émancipant au sein du champ
la pensée pure, c'est la conscience qui s'en voit déstructurée, si
' ' Concernant l'imagination transcendantale voir : Martin Heidegger, Kant et la problème de la métaphi'sique, Gallimard, 1998, p. 186 et suiv.
137
nous comprenons par pensée pure l'avènement d'un flux indéfini
de la pensée (pensée non individualisée). La pensée n'appartient
pas à la conscience mais la traverse. L'imaginafion transcendantale
est donc le moyen de rompre l'émergence du Je husserlien et la
suprématie de Vego qui le fonde. Si Vego est vaincu, s'il n'occupe
plus qu'accessoirement le champ transcendantal, la conscience ne
sera plus une entité fermée mais deviendra un courant, le courant
de conscience ; elle contribuera à la connexion d'une multiplicité
de flux, elle sera un des éléments de la pensée pure.
Mais c'est par une toute autre perspective que Deleuze
transmutera le champ transcendental. Le champ transcendental
devient un plan d'immanence au moment même où la conscience
ne l'assiège plus, dès qu'elle n'est plus qu'un de ses éléments,
finalement, les plus mineurs'". Ce renversement du statut de la
conscience au sein du transcendantal fiit suggéré, comme le
montre Deleuze. par Sartre dans La transcendance de l'ego^^.
Cette question est fondamentale car, par elle, c'est du
développement plein et entier des flux dont il s'agit. Si la
conscience est maître du transcendantal, elle ne pourra produire
qu'une pensée individuée provoquant une transcendance de tous
les éléments qu'elle rencontre dans le champ transcendantal.
L'Énoxri husserlienne, qui trouve évidemment son origine dans la
«• Â défaut de conscience, le champ transcendantal se définirait comme un pur plan d'immanence, puisqu 'il échappe à toute transcendance du sujet comme de l'objet. », lUV, 3-4.
Sartre, op cit., 1996, pp. 74-87.
138
tabula rasa cartésienne, souffre des mêmes inconvénients : à
rejeter le monde sensible par une réduction, ou introspection,
l'élément transcendantal devient l'inévitable élément afîirmatif de
la conscience : c'est parce que L'énox^ clôture la conscience en
une intériorisation radicale qu'elle ne peut trouver sa validation
qu'en dehors d'elle-même. Si on instaure une limite,
obligatoirement cette limite valorisera ce qui lui est extérieur. Pour
être une limite, il faut nécessairement au moins un élément en deçà
et un élément au-delà de cette limite et qui la justifie. C'est ainsi
que Descartes créa une version moderne du subjectif, car le doute,
bien plus qu'authentifier la pensée à elle-même, a légitimé le
monde sensible que, précisément par le doute, elle tentait de
rejeter. Husserl commet la même erreur à un niveau
transcendantal'"'. Si la conscience contrôle le champ
transcendantal, elle se verra nécessairement transcendée par les
autres éléments qui constituent le champ, situés alors par-delà la
limite qu'elle instaure,
Par contre, si la conscience n'est que secondaire sur le plan
d'immanence, tout principe de transcendance disparaît, tout
élément étant, de manière immanente, traversé par des flux ou
multiplicités. La limite entre la conscience et les autres éléments
constituant le champ disparaît et par conséquent une interaction
entre les différentes multiplicités dans leur intensité peut
s'installer. Inversement, les flux ne sont plus immanents aux
"''Husserl, op. cit., 1996,pp. 17-20.
139
éléments, ils se déplacent sur un plcm d'immanence, c'est-à-dire un
plan où l'immanence n'est plus immanente qu'à elle-même, une
pure immanence'". L'immanence n'est plus un attribut mais
devient un plan sur lequel se déplacent les éléments non-
individués. C'est pour cette raison que l'on peut voir, opérée par
Gilles Deleuze, une réelle transmutation du champ transcendantal,
métamorphosé en plan d'immanence par le changement de statut
de la conscience. La conscience n'est plus alors un élément
constitutif du champ transcendantal mais elle est partout diffuse où
rien ne peut la révéler. Elle ne peut être révélée dans la mesure où
elle ne constitue plus un objet mais un flux. Sa présence ne peut
être décelée que parce qu'elle se réfléchit sur un sujet qui la
renvoie à un objet^^ Le sujet sur lequel se réfléchit une conscience
partout diffuse se caractérise par sa « détermination
d'immanence » ou par les «indéfinis d'une vie». Ce sujet n'est
plus caractérisé par une détennination empirique qui le réalise en
tant qu'entité subjective. Il devient l'objet du plan d'immanence
traversé complètement par la vie. 11 appartient à la vie, et n'est plus
alimenté par une vie qui lui appartiendrait*". Cette vie à laquelle il
appartient s'illustre en lui par une indéfinition, de celle qui
caractérise toute vie singulière. Cette indétermination empirique
n'exclut pas une déterminabilité transcendantale en tant qu'objet
QP, 49 et suiv. lUV, 3 (Deleuze y renvoie le lecteur à : Heiuy Bergson. Œinres, 1963,
p. 186.) ruv, 3 et 6.
140
sur le plan ;*. L'avènement du II impersonnel ou du on, comme il
pleut. La vie est nécessairement sans sujet puisque ce sont les
sujets qui lui appartiennent. Et lorsqu'elle s'exprinie purement,
elle ne peut le faire que de manière impersonnelle, et non par un
sujet ou un objet. Cette vie, tissu de singularités, actualise, dans un
sujet qu'elle produit, le moi ou le Je, même si ceux-ci diffèrent
profondément de ces singularités initiales"'.
De même, le Je peut avoir conscience de la vie à laquelle il
appartient par l'empirisme transcendantal. Par lui, la conscience
peut bouleverser son point de vue subjectif, par les connexions
transcendantales qu'elle peut opérer au-delà de la perception, de
l'empirisme simple. Car le transcendantal n'appartient pas à la
conscience. Dans sa relation avec elle, le transcendantal n'est
qu'une «durée qualitative de la conscience sans moi»"^. Du
même coup, c'est toute la structure rigide et sédentaire du Je qui
s'effondre, par la transmutation que l'empirisme transcendantal
réalise en lui : plus une vie que le Je possède, mais une vie à
laquelle il appartient. Cette durée qualitative détruit la limitation
du Je, qui se voit alors transformé en flux. Le Je, sur le plan
d'immanence, se dissout, ne pouvant plus répondre aux qualités
que nécessitent l'objet, Le Je alors se décompose dans l'infinité
des singularités. Gilles Deleuze, et comme nous l'avons vu Sartre
également, renversent ici la Réxolution copemicienne de Kant.
"IUV, 6. "LS, 125.
141
Celle-ci avait placé la conscience comme centre du transcendantal,
faisant passer la philosophie occidentale d'une philosophie de la
Nature à une philosophie du sujet. Gilles Deleuze, par cette
transmutation opérée, ouvre une ère nouvelle de la philosophie de
ta Nature, par te fait de voir la conscience comme simple objet sur
le plan d'immanence traversé par une multiplicité de flux soumis à
des variations.
En même temps, le transcendantal nous semble apparaître de
manière visible dans la perception que peut avoir une conscience
sans moi. Dans l'instant où la conscience reste impersonnelle, pas
encore occupée par la transcendance du Je, peuvent apparaître les
héccéités. Héccéité est un concept de Duns Scot que Gilles
Deleuze et Félix Guattari reprennent non sans le modifier. Une
héccéité est un mode particulier d'individuation. Sans corps,
uniquement réalisée d'affects et de mouvements, elle n'est pas
assimilable à un sujet ou un objet. Pourtant présente, décelable par
la perception, l'héccéité est partout visible autour de nous mais
aussi en nous-même, élément du transcendantal qui surgit pour
rompre les sujets. Le vent, un degré de chaleur, mais aussi un
visage ou un mot sont des héccéités. Dans Mille plateam, Gilles
Deleuze et Félix Guattari montrent bien, par I'etymologic du mot,
l'ambigurté que le concept engendre ; non pas ecceité conçu par
erreur à partir de ecce, voici. Mais le mot doit être constniit à
partir de haec, la chose. Heidegger gardera cette lecture de
' ' IUV, 3.
142
j'eccéité analysant la détermination de la chose par l'espace et le
temps. Le fait qu'il emploie eccéité laisse présager le
développement de son concept de la chose-cf'^. Duns Scot crée lui-
même l'erreur en employant haec, puisque cette racine tend à
suggérer un rapport précis avec l'objet et. s'il y a bien un mode
d'individuation dans l'héccéité, celui-ci se déroule en dehors d'une
objectivation de l'objet ou d'une subjectivation"®.
Les héccéités nous semblent appartenir au transcendantal parce
qu'elles sont des individualités distinguables (objets parcourant le
plan d'immanence) qui ne détiennent pas de fonnes, Individuées,
elles se modifient pourtant sans cesse sans pour autant se dévoiler
aussi facilement qu'un objet. La perception qu'on peut en avoir
n'est pas réalisée par la conscience mais bien par une antériorité de
celle-ci, par une conscience sans moi, de cette conscience partout
diffuse sur le champ transcendantal ou plan d'immanence. Cette
perception n'appartient donc nullement à l'empirisme simple mais
bien à l'empirisme transcendantal. Jean-Luc Godard semble
relever des héccéités dans l'image lorsqu'il déclare que Manet a
révolutionné la peinture en créant des formes qui pemetif''. La
pensée occupant la forme est précisément une héccéité la
nourrissant comme autant de puissance la débordant. Le sensible,
comme le visage, n'est là que pour laisser paraître une puissance
Martin Heidegger, Qu 'est-ce qu 'une chose ?, Gallimard, 1998, pp. 26-42. •"MP, 318.
143
individuée qui, par son absence de forme, échappe alors à tout
empirisme : une trace du transcendantal à l'intérieur de la figure.
Par l'univocité scotiste, aucune singularité ne divise l'être, ni les
singularités de la nature, ni les siennes qui, en propre, le réalisent
en tant que sujet. Ainsi, ce qui est singulier ne transparaît pas dans
son autonomie, et échappe par conséquent à toute catégorisation.
L'univocité est un ensemble complet de singularités. Ces
singularités, dans leur hétérogénéité, réalisent les essences, vont
dans un seul et même sens'". Ces singularités ne sont en fait que
différents degrés d'une même puissance. Tous les êtres sont les
mêmes sinon qu'ils détiennent une puissance différente". Ces
singularités ainsi soudées ne peuvent se dévoiler par l'empirisme
simple, La singularité appartient au transcendantal'^ Les mondes
dans leur puissance sont d'abord des objets appartenant à un
transcendantal sans conscience qui, par Duns Scot, s'actualisent
sans changer véritablement d'état. Là est toute la force de
l'univocité, seulement si nous comprenons par lui un ensemble
ouvert, mais en cohésion, de singularités dans le même sens.
Ce que vise Gilles Deleuze en cette question est d'abord une
rupture de l'intentionnalité phénoménologique. Par l'univocité,
c'est l'être porté sur la chose qui est rompu. L'intentionnalité
Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, 3' épisode : La monnaie de t absolu, 1997.
Voir notre chapitre Univocité. Gilles Deleuze, Cours du 14/01/1974, Internet, http://www.deleuze,st.fr Paul Vignaux, Philosophie au Mmen Âge, lire Duns Scot aujourd'hui.
Castella, 1987, pp. 190-191.
144
phénoménologique confond le voir et k p a r k / ^ . La conscience
phénoménologique visant l'objet crée une extériorité et, par cela,
réalise une connaissance par ce qu'elle considère comme lui étant
extérieur. Cette connaissance se construit par une faculté de
perception permettant de voir et de parler. Mais l'intentionnalité.
parce qu'elle vise la chose (ce qui lui pennet de se subjectiver, de
se signifier), ne peut appréhender cette chose qu'en rapportant tous
ses moyens en même temps et sur le même objet'"*. Dès lors, elle
s'identifie, par l'objet extérieur, comme conscience intérieure.
A cela, Gilles Deleuze propose un être constitué selon deux
formes, les énoncés et les visibilités. Énoncés et visibilités ne
recherchent rien car ils ne se rapportent pas à quelque chose ; bien
plutôt ils réalisent un être-langage". Les énoncés sont donc le
moyen de rompre avec l'ambivalence entre intériorité et
extériorité, de l'Un et du multiple. Le réel apparaît alors comme
appartenant à la conscience en un pli ou comme Se-voyant. Par le
pli, la conscience et la réalité vivent dans même moment, et ta
conscience s'apparaît sans différenciation avec son propre réel (ce
que nous disions plus haut par la conscience-monde). La
conscience, par les énoncés et les visibilités, est seulement réalisée
par des êtres (être-langage, être-lumière). Ces êtres sont les
singularités constituant l'être (univocité). Il n'y a pas de
différences entre ces êtres, sinon de puissance, parce qu'ils
" F, 116-117, F, 116,
145
n'évoluent pas dans une extériorité qui les subjectiverait'®. Si les
êtres constituant l'être-savoir lui étaient extérieurs, certains d'entre
eux seraient plus subjectivés, plus valorisés que d'autres. Par
exemple, l'être-langage est plus valorisé que l'être-lumière chez
l'accordeur de piano. Il y a là une subjectivation de l'ètre-langage
valorisant l'accordeur.
Tous les êtres se développant dans le même réel que la
conscience, il n'y a aucune différenciation qui puisse être opérée
par la conscience, même si tous les êtres (êtres-langage, êtres-
lumière,..) sont différents. Et parce qu'il n'y a pas un objet qui est
extérieur à la conscience, ces êtres ne se mélangent pas pour la
construction d'un savoir. Ils évoluent dans un non-rapport^
(univocité). Ce non-rapport s'efface par les forces constituant les
dehors (que l'on ne confondra pas avec l'extériorité de
l'intentionnalité). Ces forces, qui font naître la pensée, font surgir
la seconde forme de l'être, l'être-pouvoir. Et c'est seulement sous
l'effet des forces du dehors que les énoncés, les visibilités, l'être-
savoir et l'étre-pouvoir entretiendront des rapports. Les dehors,
c'est précisément le lieu où se glissent les énoncés et les visibilités
à la rencontre de forces, seule possibilité pour l'être de se plier,
c'est-à-dire de ne faire qu'un avec son réel'*. Ainsi, on voit mieux
" Loc. cit. Ce n'est plus un rapport de grandeiw, mais un rapport de puissance. Par
la puissance, le plus petit vaut le plus grand. La puissance est toujours puissance de désubjectivation. ' ' F. 117. " F , 120-121.
146
l'univocité à l'œuvre chez Gilles Deleuze où elle est d'abord un f-
ensemble ouvert de plis et de dépliage de l'être qui. tout en
constituant le Un, ne cesse jamais de voir ses singularités, et donc
ses multiplicités en mouvement'®. Cet être-là est un objet sur le
plan d'immanence, c'est-à-dire dans un champ transcendantal sans
conscience.
Le problème de l'hégémonie de la conscience sur le champ
transcendantal provient d'une dimension psychologique re-
grettable^, La conscience ne possède qu'elle-même pour
comprendre le monde qu'elle ne peut alors que ramener qu'à elle-
même. Dès lors, il y a une auto-proclamation de la conscience
comme souveraine. L'animé et l'inanimé. Cette dimension psycho-
logique dont souffre la conscience dans sa perception du monde
est l'origine du malentendu cartésien. Le système cartésien souffre
des dehors de la conscience qu'elle ne sait appréhender. Elle
devient le centre de toute perception, de toute métaphysique aussi.
Ainsi, il était nonnal que dès l'instauration, ou la découverte du
transcendantal. que la conscience se conçoive comme centre de ce
champ. Elle devient alors maîtresse des a priori, ordonnatrice des
immanences et. en même temps, organise une transcendance de
Mais s'il y a bien multiplichés, celles-ci ne sont à comprendre que comme singularités, c'est-à-dire immanente au Un sans réellement s'en distinguer. On ne peut donc parler, à l'occasion de la philosophie deleuzienne, du principe du un et du multiple conwue élément distinguable.
Husserl distingue bien le moi psychologique et le moi transcendantal in : Edmund Husserl. Méditations cartésiennes, Vrin, 19%, pp. 52-55,
147
l'objet. II ne peut y avoir aucune fêlure de la conscience. Par cette
hégémonie, la vie est distribuée, et Descartes ne fait rien d'autre
qu'une distribution du vivant. Ce qui est vrai, ce qui ne l'est pas.
La conscience sélectionne ce qui, à travers l'infinité des repré-
sentations, recèle la vie. Sans la souveraineté de la conscience,
cette opération est annulée. Doter ou retirer la vie du réel est ce qui
permet à la conscience de s'asseoir au centre de son monde. Au
niveau le plus haut, le transcendantal, ne peut alors exister que des
éléments réels, et ce sont ceux-là précisément que ta conscience
doit gouverner. On voit bien que le transcendantal, sous cette
forme, regorge de transcendance dans sa sélection, dans sa
distribufion. Conscience vaniteuse. Si Descartes sélectionne la vie,
Nietzsche, dans le sens contraire, appliquera également une
sélection. Sélectioimer les vérités contre la sélection de la vie.
Mais si Descartes sélectionne par le moins - qui vaut la peine
d'être vrai? - Nietzsche, par le plus, condamnera tout ce qui
n'encourage pas la vie - qui a la puissance du vivant ? Il n'y a plus
alors, par Nietzsche, une hiérarchie du vivant, seulement des
ennemis de la Vie, figures du nihilisme, agents de la
transcendance. Nietzsche retient la vie dans tous les éléments du
réel, comprenant que ce qui n'encourage pas la vie appartient déjà
à la mort"'. S'opère alors ici une transmutation, celle de toutes les
Il y a, en ce point, un rapport entre Nietzsche et Fichte. Tous deux considèrent que ce qui n'encourage pas la vie dans ce qu'elle a de plus haut est mortifère. Voir :
148
valeurs ; si le vivant est immanent à tout ce qui l'accueille, alors
ces éléments du réel appartiennent à la vie. La vie ne leur
appartient plus. L'ensemble infini du réel est possédé par la vie.
Nietzsche lutte contre la transcendance partout où elle se situe,
dans les formes les plus grégaires que ce concept peut prendre : la
religion, la morale, la bourgeoisie, donc Vesprit allemand, l'anti-
sémitisme. Nietzsche contribue fortement à l'installation d'une
immanence pure incamée par la Vie. Le Surhomme est un homme
sans conscience. Éclatement du subjectif Dissolution de la
conscience dans le réel. La conscience, déjà, devient un flux, une
infinité de mouvements.
L'être s'établit selon deux choses : sa conscience et les
mouvements de la réalité. Mais si la conscience a la puissance de
créer des mouvements, elle est d'abord réalisée par l'ensemble des
mouvements du réel. Ainsi, ce qui est préalable à la conscience
n'est pas l'inconscient, cette grande chimère de la modemité, mais
le réel lui-même. C'est parce que l'être est ému par la réalité que
peut naître en lui une conscience. Comme l'a si bien montré Sartre,
il n'y a une conscience que par l'émotion".
Cette conscience, créée par l'infinité des mouvements de la
réalité, est réalisée par eux. Elle est ainsi traversée par ces
mouvements et en devient une conscience-monde. Il ne peut plus y
J.G.Fichte, Méthode pour arriver à la vie bienheureuse, Sulliver, 2000, toute la première leçon. Désormais ; VB. " Jean-Paul Sartre. Esquisse d'une théorie des émotions. Le Livre de Poche. 2000, p. 26.
149
avoir alors, par ce flux de la conscience créé par l'intégralité des
mouvements, une conscience transcendantale et une conscience
psychologique. La conscience-monde n'est qu'un élément parmi
d'autres dans l'infinité des mouvements peuplant l'univers. Ce
n'est que sa comiption, par la centralisafion de tous ces
mouvements sur la conscience qui permettra le subjectif, c'est-à-
dire la réduction du monde à un seul.
Tout mouvement est singulier et trouve son processus de
singularisation dans la mesure où le mouvement ne se limite
nullement à la capacité du donné. S'il existe un mouvement
empiriste, il n'en existe pas moins un momement transcendantal.
Si nous concevons, avec Gilles Deleuze, que le plan d'immanence
est un champ transcendantal sans conscience®', l'absence même de
cette conscience au sein de ce champ laisse se dévoiler une infinité
d'éléments que l'on ne peut comprendre comme choses mais
comme moin-ements. En effet, il n'y a qu'une conscience qui peut
cerner la forme, ordonner la qualité, c'est-à-dire créer la chose.
Percevoir, même transcendantalement, c'est cerner la forme, ou la
créer, à partir de ce qui n'en a pas. Dans le champ transcendantal,
ce qui est antérieur à la perception, et à raison à la conscience qui
perçoit, reste une individuation. Mais s'il s'agit d'un élément
disfinguable, il n'est pas encore cerné, ou formé, par une
conscience qui le perçoit. Ce n'est que dans l'opération de la
" lUV, 3-4.
150
perception que cette individuation sans forme, cette héccéité''^,
s'individualise en entité ou chose. Ce qui veut dire qu'avant d'être
appréhendées par la conscience, les individuations n'ont aucune
forme. Nous pouvons alors croire, puisque justement il s'agit
d'une antériorité de la conscience, qu'une individuation sans forme
est un mouvement, et que, par conséquent, toute héccéité en est un.
Dès lors, s'il existe une antériorité de la conscience comme
individuation sans forme, cela veut dire que le mouvement précède
la conscience. Ce n'est pas la conscience qui permet le
mouvement, mais au contraire, le mouvement qui crée la
conscience (comme la vie n'appartient pas à l'objet, mais l'objet
en découle). Un ensemble infini de mouvements se déroule face à
l'être, mais aussi à travers lui, constituant un monde, à ce moment,
indéfini. Ce monde reste indéterminé tant qu'une conscience ne le
détennine pas. L'indétermination empirique n'implique pas une
indétermination transcendantale, L'indétenniné ne manque de
rien®'. Ces mouvements, dans leur singularité et hétérogénéité,
émotionnent, en le traversant, l'être qui les vit. Cette émotion
réalise la conscience. C'est dans le moment où l'être est touché par
le mouvement qu'il en prend conscience, c'est-à-dire où sa
conscience se forme. La conscience prend conscience d'elle-
même. En retour, la conscience appréhendant le mouvement lui
donne une forme. Lui donner une fonne veut dire subjectiver le
' MP, 318 et suivantes.
151
mouvement. Subjectivation de tous les réels. Réduction du réel à
une représentation.
Le principe de subjectivation consiste en une distinction
qu'opère la conscience entre elle et ce qu'elle appréhende. Telle
femme nous fascine, et donc nous émotionne, et ce n'est qu'à cette
condition que nous pouvons la considérer, l'aimer. Mais nous
l'aimons pour ce qu'elle est, c'est-à-dire par la distinction que
nous réalisons d'avec nous. C'est parce qu'elle est distinguée par
nous et de nous qu'elle représente l'objet de notre amour. Elle
n'est plus mouvement mais forme. Ainsi, le mouvement suscite,
ou crée, la conscience, et en retour la conscience donne au
mouvement une forme. Par cette forme, le mouvement devient
objet sensible. Nous dirons alors que subjectiver, c'est non
seulement donner une forme à un mouvement, mais c'est le fixer,
en tant que chose, dans un donné. Une chose est un mouvement
fixé. Plus globalement, c'est constituer le donné.
Le mouvement se déroulant en dehors de la conscience, existant
antérieurement à la conscience, est une héccéité. Ces héccéités
appartiennent au transcendantal tant elles sont, non pas les objets
en mouvement, mais bien le concept ou la conscience de ces
objets. Nous pouvons quelques fois percevoir ces héccéités par des
zones franches de notre conscience, en des moments ou sensations
non-conscients ou mal conscients : perceptions a-subjectives. Ces
apparitions se trouvent parfois en un coup de vent, un crépuscule.
Imperceptible par la conscience vraiment, elles marquent l'être
152
qu'elles,traversent. Au-delà d'une réalité, d'un donné et d'un
empirisme, les héccéités viennent parfois nous toucher directement
nous rendant impersonnel dans le même moment où nous ne les
subjectivons plus. Ces apparitions sont chaque fois des atteintes
portées à une conscience qui, par cela, vacille par ces mouvements
qui la dépassent. Ces mouvements, ces héccéités, sont des
apparitions transcendantales qui, non interprétables, viennent
rompre les équivalences d'un donné par trop agencé.
Tant que le mouvement transcendantal n'est pas appréhendé par
la conscience, qu'il n'est pas fixé par une interprétation, il est un
mom'ement pur, un mouvement sans utilité ni rendement. Parce
qu'il est mouvement, il trouve sa définition dans son action, dans
un déplacement ne ser\'ant qu'à l'authentifier, à le distinguer des
autres mouvements. Ce n'est que lorsqu'il est appréhendé par une
conscience que le mouvement devient une chose, par la fixité, la
qualité et la forme qu'elle lui octroie. Cette appréhension opère
alors une transmutation : le mouvement devient chose dans et par
la conscience. Il n'en reste pas moins que la chose est dotée d'un
mouvement que ne peut ignorer la conscience. C'est ainsi
qu'Epicure dévoila le mouvement des atomes, et particulièrement
le clinamen, comme intériorité des choses constituant le monde.
IVIais loin d'être en cela empiriste (il ne pouvait l'être que s'il
possédait un matériel scientifique capable de lui permettre de
percevoir les atonies), il réfléchit métaphysiquement la condition
153
transcendantale du mouvement des atomes® . Donc, loin d'être lui
philosophe matérialiste, Épicure, méthodologiquement, pressentait
l'émergence du transcendantal dans le donné. Toute condition non-
consciente (et jamais inconsciente) de l'être lui permet une
émotion par les mouvements du transcendantal le traversant. Et.
comme nous le savons, c'est parce qu'une émotion le touche que
sa conscience peut se révéler.
Jean-Paul Sartre montre bien que la conscience n'est
qu'émotions®'. Et si souvent, on a montré le rôle de la conscience
dans la philosophie de Sartre, nous pouvons voir dans sa
philosophie, l'apparition du transcendantal dans la conscience,
venant en détruire les formes et la subjectivité. Dans la Transcen-
dance de l'ego, Sartre émet l'idée que le champ transcendantal
n'est peut-être pas transcendé par un Je transcendantal. Il en déduit
qu'à partir du moment où la conscience n'occupe plus, ou plus
complètement, le champ transcendantal. elle devient une
conscience impersonnelle^^. Sartre poursuit son développement en
montrant comment la conscience, lorsqu'elle est impliquée dans un
donné, peut se passer d'un Je unificateur. Le Je n'est pour lui
qu'une conclusion, ou les simples conditions d'apparition de la
conscience, qu'en rien il n'est le prmcipe de son unificafion. Ce
^ Stéfan Leclercq, Métaphvsique de l'atomisme, Les Éditions Sils Maria asbl, 2001.
Sartre, à la suite de Husserl et d'Heidegger, considère l'émotion comme le principe originaire de la conscience in ; Jean-Paul Sartre, loc. cit., 2000, pp. 22-27. ^ Jean-Paul Sartre, op cit., 1996, p. 19.
154
n'est que^.par sa révélation à elle-même que la conscience a la
puissance de s'apparaître®'. Sartre montre ici les enjeux entre une
conscience en une réalité-humaine (ou dasein), dont l'opération
consiste en l'intentionnalité, et un champ transcendantal sans
conscience. Il fournit ainsi les matériaux nécessaires à une rupture
de l'entité de la conscience.
La seconde fois se trouve dans L être et le néant. La condition de
la liberté est, par Sartre, la possibilité même de la rupture entre
l'en-soi et le pour-soi. Le dasein, ou réalité-humaine, incorporant
nécessairement la conscience, ne peut se concevoir qu'en tant que
néantisation. Le dasein opère d'abord une rupture entre la
conscience et son monde (intentionnalité). c'est-à-dire entre l'en-
soi et le pour-soi. Mais aussi, en même temps, cette néantisation
du dasein rompt le lien qui existait entre le pour-soi et l'essence de
l'être. Le dasein, dans sa néantisation, devient alors le principe de
la liberté même"'. Ainsi, l'être n'est que liberté par la néantisation
que réalise le dasein. C'est par la liberté que le pour-soi évite l'en-
soi et, par conséquent, l'essence de l'être". Mais le pour-soi ne
constitue pas la conscience. Au contraire, dans ce cadre, la
conscience, par l'opération de l'intentionnalité, se situe hors du
20-23. ™ Jean-Paul Sartre. L'être et le néant, Gallimard, 1996, p. 483 et suivantes. " Loc. cit.
155
monde et donc en dehors de l'en-sor^. Ce qui alors apparaît, c'est
que le principe de la liberté ne réside que dans le pour-soi. c'est-à-
dire loin d'une conscience hors du monde (intentionnalité). La
liberté réside précisément dans la néantisation qu'organise la
réalité-humaine ou dasein. Nous pouvons alors dire que la liberté,
c'est être en dehors de la conscience, comme non-conscient^',
La troisième fois se trouve dans un interview donné par Sartre^"*.
Parlant des chiens, et plus généralement des animaux, Sartre émet
l'idée qu'ils sont des consciences sans langage. La langue^' est un
processus d' homogénéisation de la conscience. Autrement, la
langue est la manifestation de la conscience par l'intermédiaire de
l'en-soi. Toute langue est la production d'une réalité-humaine.
« Dans la mesure oit le pour-soi veut se masquer son propre néant et s'incorporer l'en-soi comme ,ion véritable mode d'être, il tente aussi de se masquer sa liberté. » Ibid., p. 484.
Jean-Paut Sartre, La transcendance de l'ego, Vrin. 1996, pp. 77-79. « - Vraiment, je ne crois pas qu 'on puisse en conclure qitej 'en veux aux
chiens. C 'est une formule très baïuile que j'ai utilisée à cet endroit-là (...j Je sais que les animaux ont des consciences parce que je ne comprends leurs attitudes que sij 'admets une conscience. Quelle est leur conscience, qu 'est-ce qu 'une conscience qui n 'a pas de langage ? Je n 'en sais rien. » dans. Une vie pour la philosophie, entretien avec Jean-Paul Sartre, Magazine littéraire n" 384, février 2000, p. 45. " Nous devons comprendre ici par Sartre une conscience sans langue plutôt qu'une conscience sans langage. Le langage étant l'acte du passage des mouvements à travers l'être, tandis que la langue est un processus de subjectivation de ces mouvements dans un but discursif. Mais les commodités de l'inteA'iew demande effectivement l'emploi du terme conscience sans langage. Cette question est elle-même \uie question de langue et de langage. Pour la différence entre langage et langue, voir : Pascal Michon, Poétique d une anti-anthropologie, l'herméneutique de Gadamer, Vrin,2Û0Û,pp. 15-19.
156
Mais au lieu que la langue soit réalisée par elle, c'est plutôt la
langue qui forme la réalité-humaine et, par conséquent, la
conscience. Ainsi, la conscience trouve ses modalités dans une
langue à laquelle elle se soustrait et qui la forme. La langue est le
processus premier de la subjectivation de la conscience. Le mot, le
discours, montre la chose dans sa forme, forme à laquelle la
conscience se subordonne. La conscience ne crée pas le mot. et
donc la forme, mais emploie le mot et par cela utilise la forme. Si
la conscience peut créer le mot, la forme, elle se laisse aussi créer
et former par lui. À son tour, lorsqu'elle appréhendera un
mouvement inconnu, la conscience ne pourra l'aborder que selon
une langue connue. Le mouvement inconnu, c'est-à-dire pur et
transcendantal, ne pourra être lu qu'en fonction d'une langue, d'un
ensemble de mots, fonctionant et recormue.
11 s'ensuit nécessairement une subjectivation du mouvement, le
rendant chose alors qu'il n'était que mouvement. Par cela, une
conscience sans langage est une conscience ne pouvant suivre les
mêmes processus de subjectivation. Une conscience sans langue
est donc une conscience a-subjective comprenant le réel, et se
comprenant, comme ensemble infini de mouvements dans leur
action même. Une conscience sans langue est alors une
conscience-monde plutôt qu'une conscience subjectivée. Nous
comprenons comme conscience-monde une conscience se compre-
157
naiit non-consciemment^®, comme mouvement quelconque d'un
réel, au contraire d'une conscience subjectivée se comprenant
comme centre du champ transcendantal. Une conscience
subjectivée, parce qu'elle ramène à elle les mouvements du réel
qui la servent, devient centre de son monde (philosophie du sujet).
Parallèlement, ime conscience-monde, parce qu'elle n'est qu'un
des nombreux mouvements réalisant le réel, restitue, par la
conscience sans langage, une philosophie de la Nature. Nous
pensons ainsi qu'il y a un lien probant entre la conscience sans
langage de Sartre, aussi avec les autres cas que nous avons montré
(le champ transcendantal sans conscience et la néantisation de la
conscience), et le plan d'immanence deleuzien. Les spéculations
de Sartre et la réalisation de Deleuze convergent vers ce même
point qu'est la restauration d'une philosophie de la Nature à
rencontre d'une philosophie du sujet en vigueur, à divers degrés,
depuis Kant. Celle-ci n'a pu être réalisée qu'en plaçant la
conscience au centre du champ transcendantal. Et ce n'est qu'en
détrônant ainsi la conscience de ce champ qu'une philosophie de la
Nature peut apparaître. I,a conscience n'étant alors plus qu'un
mouvement, ou élément panni d'autres, c'est l'infinité des
mouvements du transcendantal qui se voit libérée. Cette libération,
mais surtout l'émancipation des mouvements, n'est autre que la
création d'un nouveau tj'pe de philosophie de la Nature. Nous
^ Une con science-monde est une conscience partout diffuse dans le champ transcendantal et, le débordant, est un flux de conscience
158
pensons que o'est ce que pressent Sartre lors de cet interview, sans
en avoir, à ce moment-là, les moyens de !a développer, Utie
conscience sans langue échappe aux processus de subjectivation
qui lui permettraient de tout centraliser vers elle. Et c'est bien en
parlant des animaux, donc d'êtres sans subjectivité, que Sartre
énonce ce concept. La distinction que l'individu opère à rencontre
des autres êtres réside bien dans cette faculté à subjectiver les
mouvements du réel. Cette subjectivation s'instaure et se
coordonne par les moyens de la langue.
Si l'être ne peut se concevoir sans une topologie du mouvement,
il n'en est pas moins, comme être, producteur de mouvements.
Etre, c'est envoyer et recevoir des mouvements. Les mouvements
reçus, par leur potentiel émotionnel, créent la conscience, quand
les mouvements envoyés attestent à cette conscience son existence.
Et nous ne créons jamais des mouvements pour autre chose que
pour permettre à notre conscience la certitude de son existence.
Mais si, dans un deuxième temps, la conscience se regarde
émettant des mouvements, elle leur conférera une finalité. Elle
deviendra alors la cause de leur production, et l'effet ne consistera
qu'en un asservissement du mouvement par elle. Pourtant, lorsque
nous envoyons et recevons des mouvements, nous sommes bien
plutôt traversés par eux que nous ne les produisons. Par cela, nous
appartenons au réel, nous participons à la Nature, Créer une
causalité au mouvement est former (subjectiver) notre conscience,
iiiimaneiit au réel.
159
c'est réaliser notre monde où nous faisons apparaître la réalité qui
nous convient.
Cette réalité que, subjectivement, l'individu se fait apparaître
n'est que le substrat de l'empirisme simple. L'empirisme, parce
qu'il est la technique d'investigation du subjectif, ne peut porter
son analyse que sur cette réalité que l'individu se fait apparaître,
que sur les représentations qu'il se donne. L'empirisme, c'est
l'analyse des mouvements codifiés par la conscience, c'est-à-dire
des représentations. C'est pour cela que la technique
d'investigation de la psychanalyse fut toujours l'empirisme,
incapable de pressentir autre chose que les mouvements que
codifient la conscience : ce que tu dis, ce que tu te fais apparaître.
La psychanalyse ne sait se reposer que sur les représentations de
son client et jamais sur les mouvements qui le traversent.
Ces mouvements qui le traversent proviennent du transcendantal,
sans pour autant en être réellement l'apparition. Les mouvements
du transcendantal, comme nous le savons, régissent, sans lui
ressembler, le réel. Ils sont toujours mouvements, et non éléments,
parce qu'ils sont dénués de forme. Ce que contient le champ
transcendantal est a-formé, démuni aussi de qualités qui
viendraient les subjectiver. Si ces choses peuplant le champ
transcendantal sont sans forme et sans qualité, elles ne peuvent être
que mouvements. Ainsi, le champ transcendantal n'est réalisé que
par des mouvements partout diffus, étrangers au réel et pourtant en
réalisant la motivation. Les mouvements du transcendantal
160
organisent, en s'actualisant, la réalité. Mais cette actualisation les
différencie de leur spécificité transcendantale. En s'actualisant, le
mouvement transcendantal change de nature^^. Il crée alors
l'élément du réel. Ce changement de nature du mouvement
transcendantal consiste en une forme et en qualités que prend ce
mouvement. Il se peut aussi que le mouvement transcendantal
apparaisse pleinement sans s'actualiser. Ce sont les héccéités.
Mais pour qu'il puisse apparaître à l'être, il faut que celui-ci soit
non-conscient, c'est-à-dire que ce mouvement lui apparaisse en
dehors d'une conscience qui viendrait alors le subjectiver, lui
donner la forme qu'il n'a pas. Un crépuscule, un nuage passant
rapidement en face du soleil peuvent être des héccéités. De même,
les exo-planètes peuvent constituer également ces héccéités. Mais
dès que nous y pensons, nous les portons à notre conscience qui
alors en corrompt la nature héccéitaire. L'héccéité, fixée en une
forme, se transforme alors en représentation. L'héccéité ne peut
être a-subjective que dans la mesure où elle apparaît à l'être en
dehors de sa conscience. Mais celle-ci a le pouvoir, par la
représentation qu'elle en fera, d'en corrompre l'apparition.
Ces héccéités constituent le mom'emefU médian, apparaissant à la
suite du mouvement transcendantal pur avant d'être transformé en
mouvement codifié par la conscience subjectivante. Car la
conscience subjectivante, c'est-à-dire se prenant pour objet, se fait
' ' Voir sur cette question de l'actualisation de l'élément transcendantal : IUV, 3-4.
161
apparaître, en codifiant ainsi les mouvements du réel, des
représentations seulement. Cette conscience croit évoluer dans une
réalité et ne fait que percevoir les représentations qu'elle se
(re)présente. Ainsi, la conscience croit réaliser des mouvements
par une réalité qu'elle perçoit et qui n'est autre que les
représentations qu'elle se fait apparaître. Et ces mouvements
effectués agissent sur un réel que la conscience ne sait finalement
percevoir. Le réel échappant à la conscience qui perçoit n'est autre
que des héccéités, restant étrangères à cette conscience. Ces
héccéités sont chaque fois des apparifions du mouvement transcen-
dantal ou mouvement pur a priori. Seules les héccéités, ou
individuations sans forme, créent le réel. La réalité n'est constituée
que d'héccéités que la conscience corrompt pour mieux se faire
apparaître.
Cette situation est en vigueur chaque fois que la conscience tente
d'administrer un mouvement au sein d'une représentation du réel.
C'est-à-dire qu'elle essaie de faire coïncider son mouvement avec
ce qui lui apparaît et non avec ce qui s'effectue (le réel). Nous
pensons toujours avoir un effet sur le réel et en produisons toujours
un autre. Cela parce que, n'ayant de la réalité que des
représentations (mouvements codifiés), nous sommes incapables
de percevoir les mouvements médians (actualisation des
mouvements du transcendantal). La codification du réel empêche
de percevoir le réel même. Ce fait est né avec l'ère de la
philosophie du sujet, c'est-à-dire principalement avec Kant.
162
plaçant la conscience au centre de son monde {Révolution
copemicienne). Déjà Descartes tenta un tel bouleversement. Ainsi,
Kant interrompait l'ère de la philosophie de la Nature qui, à travers
une formidable diversité de pensées et de mouvements, considéra
toujours la conscience comme seconde par rapport au réel qui
l'administrait.
Ce que nous pouvons appeler à nouveau une philosophie de la
Nature ne peut reposer que sur la possibilité de la Vie de contenir
tous les éléments du réel, Cela ne peut s'opérer que par
l'annulation de la conscience dans le champ transcendantal, ou sa
diffusion immédiate dans tout le champ ou sur tout le plan. Cette
théorie est le message du dernier texte de Gilles Deleuze,
L'immanence : une vie.. Que la vie ne soit pas immanente au réel,
mais qu'au contraire elle soit pure immanence à laquelle tous les
éléments se rapportent, est un concept apparaissant dans la plupart
des figures que Gilles Deleuze a analysées, à l'exception de Kant
bien sûr : Spinoza. Bergson, Bousquet, Nietzsche, Fichte.
Chez Spinoza, la constitution de notre vie s'opère à partir de nos
parties extensives, celles-ci disparaissant avec la mort, nous ne
disparaissons pas pour autant avec elles. Si la plus grande part de
nous-même, cultivée par le deuxième et le troisième genre de
connaissance, comprend nos essences, cette plus grande part
restera éternellement'®. Comprenant les essences, tes parties
intensives ne peuvent périr en même temps que nos parties
''m.
163
extensives. Notts expérimentons que nous sommes étemels. Nous
devons dès lors consacrer notre existence à la connaissance des
essences afin que cette plus grande part puisse dépasser notre
condition. 11 n'y a donc que la connaissance qui puisse nous rendre
étemels. Aussi, ces parties intensives sont immanentes aux autres
parties et, en rien, n'en dépendent. L'immanence des parties
intensives n'est rien d'autre que l'immanence de la vie même ne se
subordonnant pas aux éléments, ou parties, qu'elle crée. Dans la
philosophie de Spinoza apparaît cette idée que la vie ne manque de
rien, qu'elle ne se résout pas aux éléments périssables. Elle
traverse toutes les parties extensives, toutes les essences, tous les
rapports sans jamais s'y subordonner.
Tout autant, la blessure de Bousquet précédant tout son être et qui
l'accompagne avant même qu'elle se déclare est encore la même
idée qui surgit. La blessure est un événement, mais de ces
événements immanents à la condition de l'être. Il n'y a pas
d'apparition ou de déclaration accidentelle. L'événement n'est
même plus immanent à l'être, c'est plutôt lui qui s'y rapporte.
Bousquet appartient à sa blessure, elle ne lui appartient pas.
L'événement est ce qui revient par l'Étemel retour. De même,
l'Étemel retour est la voie par laquelle la vie s'exprime et s'installe
en l'être. Il est la Vie même. Il est le Retour avant, pendant et
après l'être. L'Étemel retour ne peut souffrir des conditions
d'existence, il constitue lui-même ces conditions. Affirmer tous les
hasards, toutes les conditions est affirmer la Vie dans tout son
164
déploiement. La Vie s'exprime par l'Éteniel retour et, puisqu'il est
son expression, elle ne peut en être subordonnée. Elle revient pour
l'être, et en dehors de lui.
C'est tout autant une idée similaire qui hante la philosophie de
Bergson. Par elle, la Vie s'incarne dans le mouvement. La Vie est
un mouvement illimité, infini, partout difïïis". Elle est <f la
mobiiité même Ce n'est pas que ta Vie ait besom de s'incarner
dans une chose, même la chose sans forme qu'est le mouvement,
c'est bien plutôt qu'elle est le contraire de l'immobilité. En tant
que pure intempesti vite, elle ne peut être perçue que comme
mouvement, même si elle ne peut se résoudre à quelque élément.
La Vie forme un tout, et ce tout est virtuel. L'actualisation de la
Vie se trouve dans ta forme, dans l'élément, où elle se perd.
L'événement infmi se fait corrompre par le fini, te mouvement
s'emprisonne dans sa réalisation. La forme créée coupe te mouve-
ment vital de ce qu'il peut. Si la vie se donne sans jamais cesser de
croître, elle s'enferme dans l'élément qu'elle a produit®'. De
même, cet élément, en corrompant le mouvement premier, s'en
isole. L'élément créé ne peut percevoir que son entourage
immédiat sans plus toucher ce qui, infiniment, l'incarae. Petitesse
S tu' la topologìe du mouvement, voir ; Henri Bergson, Matière et tttémoire. Édition du centenaire, PUF, 1963,
jgp. 325 et suivantes. " Henri Bergson. L'évolution créatrice, Édition du centenaire, PUF, 1963,
p. 603. " Ibid., p. 604,
165
et gigantisme. Les choses ne visent que leur commodité"^. Mais si
les éléments se murent, par leur condition, la vie ne peut se
résoudre à cette fermeture. Le tout de l'iinivers ne peut être vu
comme analogie, entre un microcosme et un macrocosme®'. S'il y
a une finalité de l'univers, celle-ci est nécessairement ouverte et ne
peut constituer un but par la formation de deux mondes fermés® .
La Vie est trop immanence pour cela.
Ce qui empêche de percevoir l'univers dans son instantanéité
infinie est bien la conscience. Si l'univers est constitué d'un tout
virtuel s'actualisant, ce tout n'est pas préalable à son actualisation.
Cela imposerait une finalité radicale, par l'actualisation des
éléments. Ce qui est préalable le serait pour l'actuel. Si te Tout de
l'univers poursuit un but, celui-ci ne peut se dessiner que dans la
pennanence de l'actualisafion. La nature crée comme problème, et
réalise la solution au mieux en fonction de ta situation en présence.
Elle donne beaucoup d'efforts pour le résultat qu'elle obtient.
Effort et création sont disproportionnés'*'. La Vie se donne donc
sans compter, elle est l'immanence d'un mouvement intempestif.
Virtuel et actuel s'expriment dans le même mouvement, et non
dans l'idée d'une succession. L'un n'apparaît pas avant l'autre. Le
tout n'est pas donné®®. La Vie est une explosion de mouvements
sans linéarité. Chaque mouvement est un segment, qui ne peut se
Loc. cit. " Gilles Deleuze, Le bergsonisme, PUF, 1966, p. 1 IO. Désomiais : B. ^ B , 111.
Henri Bergson, op. cit, p, 603.
166
diviser sans changer de nature. Ce qui provoque une hétérogénéité
des mouvements. Ce que la conscience finie perçoit est la
succession, la linéarité des mouvements et, par conséquent, des
espaces et du temps. Pourtant, ces éléments sont distincts, il n'y a
que la conscience qui les unifie. Linéarité par l'homogénéité. Le
temps est spatialisé par la conscience, comme l'espace est
temporalisé. 11 en découle que le mouvement s'en voit figé, il n'est
plus l'immanence éclatant ces données, temps et espace. 11 est une
chose s'exprimant par les éléments du donné, La conscience
paralyse le mouvement. La Vie est conditionnée par la
conscience®' .
Ce qui perturbe la conscience est la ressemblance apparente des
créations de la nature. Dans son infinité, la Vie crée par
l'hétérogénéité, et donc la multiplicité, de ses lignes divergentes®®.
S'il y a ressemblance des produits créés, ceux-ci ne le sont pas par
la même motivation, par le même mouvement. La Vie, par la
nature, crée une solufion pour un problème en cours. Toute
création est une solution à un problème spécifique. Il ne peut donc
y avoir de ressemblance entre plusieurs créations, puisque chaque
problème donné est particulier, La Vie s'exprime par une infinité
'^B, ¡08, Loc. cit.
^^ « L'essence d'me tendance vitale est de se développer en forme de gerbe, créant, parle seidfait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera l'élan ». Bergson cité par Gilles Deleuze, in :
167
de lignes qu'elle distribue. Cette distribution impose des
problèmes caractéristiques, que chaque fois elle résout
précisément. I.a conscience perçoit cette apparence qu'est la
ressemblance comme linéarité. Cette linéarité est comprise comme
succession, et tout élément comme donné par cette linéarité. Tous
les éléments se succèdent et s'additionnent, comme le temps à
l'espace. Cette addhion donne l'illusion d'un donné conçu
préalablement par le tout. La conscience loge la vie dans ces
éléments dont alors elle dépend. La conscience, de manière
erronée, conçoit la vie comme immanente aux éléments. Elle l'a
réduit au donné.
Ce n'est qu'à cette condition que la conscience, comme élément
fini, peut se dévoiler à elle-même. Tant qu'elle se situe dans le
champ transcendantal où elle est partout diffuse, rien ne peut la
révéler®*. Il faut nécessairement qu'un sujet se produise en même
temps que son objet, en dehors de ce champ pour que la
conscience puisse se révéler à elle-même'®. Dans le champ
transcendantal, elle n'est qu'un élément parmi d'autres où elle
rencontre d'autres éléments. Aucun n'a la primauté. Ces autres
éléments sont la substantification de ce qui, actualisé, est compris
Gilles Deleuze, La conception de la différence chez Bergson, in : Les études bergsoniennes, 1956. p. 93,
IUV, 3, Internet : Gilles Deleuze (cours), L'image-mouvemetu, 1982, date indéterminée. " IUV, 3, Il y a là un développement commun à Gilles Deleuze et à Sartre, voir : Jean-Paul Sartre, La transcendance de l'ego, 1996, pp. 19-23.
168
comme attribut ; Je mouvement, la durée, la sensation... Par le
concept de la différence de Bergson, le mouvement ne se déroule
plus entre deux choses. En tant que producteur de la différence, il
n'est plus ce qui s'attribue mais ce qui coexiste aux choses"". Parce
que si le mouvement produit de la différence, il est aussi la
différence même, ou en-soi. Il n'y a pas de mouvement qui ne
change rien. Le concept de différence est donc immanent à celui
de mouvement. Dans tout mouvement est compris le concept de
différence. Il ne s'applique donc plus à l'élément, il devient, par la
différence qui l'alimente, la différence même. 11 y a donc, par
Bergson, une substantialisation, ou substantification, du
mouvement. Et en tant qu'elle est mouvement, la durée est de
même nature : la durée, c 'est ce qui diffère avec sof^. La durée
n'est pas appliquée aux choses, c'est plutôt la durée qui existe
distinctement aux choses. La sensation est une qualité pure, elle
n'est pas soumise à l'intensité. La sensation dépasse le cadre de
celui qui la produit pour devenir une substance ou entité. Le
mouvement, la durée, la sensation sont des éléments qui
parcourent à des vitesses infmies le champ transcendantal sans
conscience ou plan d'immanence®'. Ils existent, en tant que
substance, virtuellement et fonnent le tout de l'univers. Ce n'est
que leur actualisation, ou chute hors de ce plan ou de ce champ,
qui les font devenir un attribut de l'élément.
Gilles Deleuze. op. cit, 1956, p. 88. Loc. cit.
169
En tant qu'éléments du plan d'immanence, la durée, le
mouvement et la sensation sont des indéterminations. Bergson
montre combien une indétermination n'est pas accidentelle, et
donc qu'elle ne dépend pas du hasard. L'indéterminé n'est pas
l'imprévisible'". L'indéterminé ne manque de rien, el
l'indétermination empirique n'est pas sans être une détenninabilité
transcendantale''. Et nous savons combien l'indétermination
empirique est source de la vie la plus intempestive : l'indéfini
d'une vie. Le bébé est un élément sur le champ transcendantal,
figure de l'immanence'^. La vie est processus de différence en tant
qu'elle est mouvement et donc durée. Mais c'est parce qu'elle est
différence pure, et non attribuée, que la vie peut, à son niveau le
plus fort, être indéfinie. Il n'y a que la vie attribuée, dans la
hiérarchie de la matière, qui est définie. La différence est là
attribuée, Elle poursuit alors une finalité. Vanité et besogne. La vie
la plus forte dépasse tous les éléments du donné, elle est la Vie et
rien d'autre. Il [l'amour] nous laisse entre\oir que l'être vivant est
un lieu de passage, et que l'essentiel de la vie tient dans le
mouvement qui la transmef^.
" lUV, 3-4. Henri Bergson, L 'énergie créatrice, op. cit., chapitre 1. D y a là un
rapport profond avec Fichte qui considère l'origine de l'essence comme indéterminée et non-accidentelle, in : J.G.Fichte, VB, p. 157.
" RJV. 5. ""Loc. cil. " Henri Bergson, op. cil. 1963, p. 604.
170
L'indéfinition de la vie tient dans cette détermination empirique,
dans cette déterminabilité transcendantale. Nous voyons
l'importance de la substantialisation du mouvement chez Bergson,
et c'est la même idée que relève Gilles Deleuze chez Spinoza dans
la fondation du rapport. Un rapport est une troisième personne et
non attribut des deux éléments en existence''®. Le rapport existe en-
soi, comme il existe en droit. Il n'est plus la production
d'éléments, mais coexiste à ces éléments. Le doiuié est un
ensemble ouvert de rapports dont la compréhension pennet
d'atteindre les essences. Et c'est encore le même concept de
substantialisation qui se dessine chez Joe Bousquet où la blessure,
comme événement, précède l'acte lui-même, ou l'accident. La
blessure domine tout l'être et le dépasse. C'est une blessure sans
cesse répétée et qui revient, comme Étemel retour, comme
instance de la Vie a dépasser l'être. Encore, l'affect et le percept
sont la substantialisation de l'afl'ection et de la perception qui
surgissent d'une chose, et spécialement d'une oeuvre d'art.
Indépendant du spectateur, ils voyagent dans une autonomie que
leur confère l'artiste qui les produit. L'affect et le percept sont
comparables aux images et phantasmes atomistes. Ils valent pour
eux-mêmes et excèdent tout vécu"®. 11 n'y a pas une transcendance
de l'œuvre d'art sur l'affect et le percept, mais au contraire,
l'affect et le percept sont inunanents à toute prétention artistique.
"" IE, ' 'QP, 154-155,
171
Car si une œuvre ne se compose que de ces affects et percepts, elle
ne pourra pas tenir debout"^. C'est l'ensemble de ces affects et
percepts, distincts de l'œuvre, qui pourront lui autoriser une
existence comme œuvre d'art. Le processus de substantialisation,
que nous pensons avoir été créé par Bergson, est une
immanentisation de l'élément. L'élément, par ce processus, cesse
d'être un attribut ou une qualité, pour devenir l'immimence à
laquelle les autres éléments se rapportent. 11 y a là une influence du
stoïcisme''*'. Ils ne s'y rapportent que dans le moment où ils sont
actualisés, quand l'élément substantialisé est immanence. Sinon,
ils courent ensemble sur le plan d'immanence, ou encore le
forment pour une actualisation simultanée.
La figure de Fichte semble être immanente à l'œuvre
deleuzienne, et ce, pour le même débat, les mêmes raisons. On
retrouve souvent entre les deux penseurs des idées communes,
l'exploitation du même point de vue. Gilles Deleuze le cite
régulièrement, en ses livres, dans ses cours. Pour Fichte, la vie ne
peut se satisfaire de la forme, elle la dépasse de toute part. Là
aussi, la vie traverse la forme, et à celle-ci de lui appartenir'"^.
Loc. cit. Sur l'élément qui ne se confond pas avec un attribut, devenant
l'événement pur immanent comme acte ou verbe, voir : LS. 14-15. « // n y a que la vie qui puisse d'elle-même el par elle-même exister
indépendante, et en conséquence la vie, pourvu qu 'elle ne soit que la vie, emporte avec elle l'e.xistence. » VB,20. Martial Guéroult, introduction à VInitiation à la vie bienheureuse de J.G. Fichte, Aubier, 1948, pp. 9-10.
172
L'être absolu appartient à ce flux, à cette infinité constituée de
variations et d'hétérogénéité. L'être absolu est ce qui contient
l'essence et la forme absolue de l'être. Cette essence s'actualise
dans la forme, et s'actualise en elle infiniment. L'être est donc
source d'infini, dans son essence du moins. Cette essence est alors
l'incarnation de la liberté absolue"". De la liberté absolue de créer
la forme. Mais en même temps, la fonne est ce qui cerne, entoure,
enveloppe la motivation de l'essence. L'essence se donne
infiniment et librement dans ce qui n'est ni libre, ni infini.
Il y a alors un retour de la forme sur l'essence ou, en quelque sorte,
la forme se renvoie à elle-même : c'est la propre actualisation de
l'essence qui la modifie, La fonne s'actualise comme existence, et
en retour se voit transformée par cette mise en forme. Ce qui veut
dire que l'essence ne peut être préalable à son actualisation, qu'elle
reste indétemiinée"^. L'essence et son actualisation se nourrissent
donc mutuellement, quand la première reste indéterminée par la
trop grande détermination de l'autre"". Parce que la liberté de
l'essence se trouve dans sa puissance même à créer la forme, cette
liberté n'est pas ajoutée à l'essence, elle n'en est pas l'attribut, La
liberté est la condition même de l'essence. Mieux, elle en est son
immanence'"®. Il y a là, par Fichte, une substantialisation de la
liberté comme condifion de l'essence, mais aussi de la forme.
"" VB, 159. VB, 159. Cette réflexion de Fichte est à mettre en parallèle avec celle
de Deleuze, IUV, 6. VB, 157.
173
L'essence existe comme possibilité de la forme, la forme varie par
la liberté de l'essence. La liberté n'appartient ni à l'essence, ni à la
forme, mais toutes deux s'y rapportent'"^.
Dès lors, ce qui caractérise la vie à son niveau absolu est la
liberté. Mais celle-ci n'est pas visible dans la vie apparente, celle,
équivoque, dont se satisfait l'être refusant la connaissance. La vie
équivoque, par son apparence, n'est qu'enchaînements, labeurs et
incompréhension. Elle ne peut en rien révéler la liberté concevant
la Vie'™. La liberté se situe au niveau des essences qu'elle
contient. La liberté est l'expression de la vie même. Ce qu'elle
régit, ce sont les conditions d'existence, et non l'existence même.
Et nous retrouvons Spinoza, lorsque Fichte développe l'idée d'une
existence de l'être axée sur la connaissance des essences, existence
se dérobant aux actes du vulgaire'™. Cette essence de l'être est, par
la liberté qui la conditionne, infinie, sans début, ni fin. Elle est
invariable, immuable et identique à elle-même"". Ce n'est que son
actualisation qui peut la transformer, tout en la laissant dans une
indétermination empirique. L'essence change, et ne cesse de se
transformer. La transformation, à ce stade, n'est plus un devenir
"^VB. 159. "" « Il /l'être absolu] ne crée pas, comme on pourrait ¡e penser, une liberie en dehors de lui-même, mais dnns cet élément de la forme, il est lui-même sa propre liberté hors de lui. » VB, 159. ' V B , toute la première leçon. H y a en ce point une iitfluence spinoziste dans la philosophie fichtéenne. Voir notre chapitre Immanence, sur Spinoza.
VB. toute la première leçon.
174
mais un état.'L'essence, en tant qu'essence se caractérise d'abord
par sa puissance de transformation perpétuelle : elle est immuable
et invariable dans cette puissance. Elle est transfonnation et rien
d'autre : l'état du changement. C'est ce qui la définit. Mais cette
transfonnation ne s'opère ni pour une finalité, ni sous l'exigence
d'une mécanique. Cette transformation perpétuelle ne se réalise
que sous l'action de la liberté, la liberté étant l'expression de la
vie. Le mouvement immanent que subit l'essence est l'incarnation
de la vie qui est en elle. Elle bouge et se transforme comme preuve
d'existence pour elle-même et, se transformant, crée la forme à
l'infini.
Ce qui constitue le champ transcendantal fichtéen est bien la
liberté. Elle n'est pas un élément se propageant dans ce champ,
non plus son centre qui ramènerait à elle l'ensemble du
transcendantal. Elle est plutôt la surface sur laquelle évolue l'être,
surface comme organe, ou expression de la vie. Un peu un pian de
liberté. Elle ne peut appeler à elle les autres éléments, car il n'y
aurait alors plus, en fin de compte, qu'une transcendance de la
liberté, comme par l'hégémonie de la conscience, une
transcendance de l'ego. C'est parce que la liberté constitue, chez
Fichte, la surface sur laquelle court l'être absolu, que la liberté
peut être substantialisée. Elle est ce qui autorise une existence à
tous les autres éléments, et non leur attribut. Elle est alors une
substance qui les accompagne comme expression de la vie qui leur
""VB,22.
175
est inséparable. Être, forme, mouvement, conscience ne peuvent
trouver leur condition transcendantale que par la liberté sur
laquelle ils évoluent.
Par Fichte, la conscience garde, sous d'autres formes que dans la
philosophie kantienne, une importance fondamentale. La cons-
cience constitue l'unique lien de l'être entre son existence absolue
et son existence réelle'". La conscience est ce qui a la possibilité
de reconnaître la forme, ce qui veut dire que tout être détient une
conscience (univocité). Mais en même temps, la conscience a la
puissance de rejeter la forme, d'éviter à l'être de s'y corrompre et
de s'y perdre. Car là est pour Fichte un des aspects les plus forts de
la mort : se laisser prendre par l'apparence en oubliant ou rejetant
l'absoluité de l'être. La conscience comprend la fonne, elle est
aussi conscience de l'absolu. Ainsi se trouve réunit dans la
conscience la double condition de l'être : son infinité et sa
finitude"^. La conscience en comprenant la forme et en la
rejetant'" s'établit comme méditation entre les deux statuts de
l'être, existant et absolu. Cependant, la conscience n'est peuplée
que de représentations, et non de sujets mêmes. Ces
représentations sont celles d'éléments qui se situent, bien
fatalement, hors de la conscience"''. Par Fichte, la conscience perd
son hégémonie, en admettant qu'il peut exister des choses en
J.G. Fichte. Doctrine de la science. Le livre de Poche, 2000, p. 76 (deuxième introduction). Désomiais : DS.
Loc. cit. VB.64.
176
dehors d'eifé, > Elle devient un élément dans un champ
transcendantal où les représentations qui la meublent sont les
reflets d'une actualité située au-delà de ce champ.
Mais la conscience commune n'a pas la faculté de se révéler
spontanément à elle-même, c'est-à-dire de se créer une pensée afin
de se révéler, de s'authenfifier. La conscience commune est celle
évoluant dans l'apparence, dans l'ignorance de l'absolu. Là est le
rôle de la philosophie que d'engendrer en cette conscience la
pensée qui lui permettrait d'avoir conscience d'elle-même, et donc
de toucher l'absolu La pensée devient alors l'organe du savoir,
révélateur de l'absolu qui conditionne l'être. Cet absolu est
constitué de deux choses donc, le savoir et la conscience, et
s'enrichir par le savoir est atteindre l'absolu de l'être, la raison de
la vie réelle. Ce que la pensée, à son niveau le plus haut, peut
apporter est une image, celle de la puissance absolue de Dieu"^. À
ce moment, la pensée qui touche l'être est pure immanence qui
révèle à l'être toute la condition de son existence absolue. Ce
qu'est Dieu finalement est pure puissance de pensée que l'être ne
produit plus mais qui se voit occupé par elle. La Vie traverse l'être
et le dépasse. En même temps, elle lui donne, par la pensée pure, la
possibilité d'une conscience de lui-même et du monde. Au-delà de
l'apparence, au-delà de la contingence. Le statut de la pensée ici
est fort proche de la réflexion deleuzietme : une substantialisation
""DS, 75-78. " ' D S , 77.
177
de la pensée qui. ainsi, traverse tout, se transforme en pure
immanence. Et la figure du philosophe devient donc celle de la
révélation de la pensée pure, de la création du savoir amenant à
une vie bienheureuse.
Ce rôle est celui que semble s'octroyer Maine de Biran. Et c'est
encore la même idée d'absoluité que l'on retrouve dans sa
philosophie. Vêtre extérieur est traversé par un être intérieur qui
le définit et lui donne toute sa validation. La réalité n'est que
contingences, apparences qu'il s'agit d'éviter afin de faire resurgir
cet être premier comme motivation de toute existence'". Cet être
premier, ou être intérieur, est ce qui peut permettre à l'être de
rejoindre Dieu. L'absolu est alors présent, immanent à toute
condition de l'être, si seulement celui-ci en a la faculté. Ce n'est
que lors de sa troisième vie qu'il pourra en être capable (la
première vie étant animale, la deuxième de raison dans sa
compréhension d'une relation au-delà des apparences'"). La
troisième vie devient le moment de la dissolution de la conscience
dans l'absoluité de Dieu"". Une confrontation des durées, ou le
présent, dans la vie extérieure, contient ou révèle l'infinité des
durées. Loin du labeur, de l'effort qu'entretiennent les apparences,
c'est une vie immanente, un plan d'immanence annulant la
" " ¥ 8 , 6 7 . Maine de Biran, Journal, T.II, Éditions de la Batonnière, 1954, pp,
243-244. Ici également, il y a à l'évidence un rapprochement avec Spinoza,
Maine de Biran, op. cit. p. 338. Ibid., p. 340.
178
finitude de la conscience qui apparaît'^". Sous la transcendance de
l'effort se dévoile l'immanence pure d'un absolu auquel le réel,
comme actualisation, se rapporte. Et cette immanence absolue se
traduit comme une vie, et rien d'autre,
Spinoza, Bergson, Bousquet, Nietzsche, Fichte, Maine de Biran
sont des penseurs qui ont su intéresser Gilles Deleuze par leurs
manières de dévoiler l'immanence à elle-même, l'intensité d'une
vie qui ne se laisse pas approprier, cerner par la fonne. Chacun a
su montrer que la conscience n'est qu'un élément cerné par un
tout, infini et insaisissable, dont la Vie est la plus singulière des
expressions.
lUV, 4-5.
Conclusion
le droit naturel.
La philosophie est née avec la question de la Nature. Et cette
question ne peut se poser sans, en même temps, réfléchir la
condition du droit naturel'^'. Comprendre la Nature ne veut pas
dire se positionner par rapport à elle, ce qui en constituerait le non-
rapport, mais bien se positionner en elle. Se positionner par rapport
à la Nature serait plutôt s'en détacher, ou l'ignorer. Une réflexion
sur la Nature implique le philosophe dans ses mouvements, ses
replis, ses contractions. On ne peut penser la Nature qu'en lui
appartenant, en étant dedans, et jamais dehors. Ce qui s'oppose à
la Nature est la Tradition'^^. Elle est antérieure à la philosophie et
en constitue la plus grande rivale. Religions contre Nature, ou
contre la pensée. La Tradition est ce qui nuit à la différenciation,
celle des mœurs comme celle de la réflexion. A l'expression de la
Nature. La Tradition, c'est toujours l'autorité et, par excellence, ce
qui empêche le droit naturel d'exister. Il y a toujours dans le droit
naturel, par conséquent, un degré de subversion, de trahison, à
condition que le droit naturel ne soit pas celui, précisément, de la
Tradition.
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, Champs-Flammarion, 1986, pp. 83-86. '"Loc. cit.
180
Le droit naturel de la Tradition. ou droit naturel classique, est
celui qui est envisagé selon le principe du devoir. Le droit naturel,
par la tradition, est ce qui laisse Tindividu dans le choix
douloureux entre les errements de sa nature et la lumière de la
Tradition. Non pas pouvoir mais devoir : le libre-arbitre. Le
devoir dans ce type de droit naturel contribue seulement à
percevoir l'essence. C'est la libre émancipation de l'être à réaliser,
non pas ce qui le fait, mais à perpétuer ce qui le réalise :
transcendance contre immanence. Celui qui connaît les essences
sera apte à diriger la Vie. C'est là, par excellence, la figure du
Sage ou du prêtre'^'. L'institution du devoir est donc une
corruption du droit naturel et, bien fatalement, de la Nature elle-
même. Sous cet angle, le droit naturel ne peut se percevoir que
sous un rapport de grandeurs et de qualités. Celui qui détient une
plus grande connaissance sur celui qui n'en possède pas. Le Sage,
le prêtre sont supérieurs au disciple et au croyant. Ceux-ci devront
s'appliquer en suivant les préceptes. Le droit naturel ne s'inscrit
alors que dans cette clause : se domier les moyens d'écouter. Il ne
s'inscrit que dans son rapport à l'essence. Transcendance.
C'est Hobbes qui opérera la plus grande transmutation de ce
droit naturel. Non plus un droit nahirel construit sur le devoir mais
bien sur la puissance. On ne confondra pas puissance et pouvoir.
Détenir une puissance n'est pas détenir un pouvoir. La différence
Gilles Deleuze, coiirs sur Spinoza de décembre 1980, hitemet : http ://www.deleuze.fr.st
181
se situe sur le champ d'action de ces critères. La puissance est
toujours une puissance de participation, quand le pouvoir est
toujours pouvoir d'effectuation, La puissance se fait avec autrui, le
pouvoir toujours contre autrui. Le poisson a une puissance avec le
courant, quand le tyran exerce un pouvoir sur son peuple. Ce qui
fait la Vie est toujours une puissance, quand ce qui amoindrit la
Vie est toujours la force d'un pouvoir. La limace, la mouche ou le
moustique ne sont que puissance qu'ils développent pour
participer à la Vie en dehors de qualité, comme la force, qu'ils ne
savent détenir. La puissance se développe toujours en dehors de
qualités. Les qualités appartiennent bien plutôt au pouvoir. La
force ne permet pas la puissance. Au contraire, elle se développe
toujours contre la puissance. Ainsi par Hobbes, et à sa suite
Spinoza, la Nature, et à raison le droit naturel, n'est envisageable
que comme émancipation d'une puissance de rêtre^^\ Cependant,
Spinoza applique le droit naturel plus intégralement que Ilobbes.
Sans réserve dans la constitution d'une société, Spinoza conçoit la
puissance du plus fort comme seule valide. Mais il ne peut s'agir
d'un pouvoir, mais seulement de la puissance de cette figure'".
Elle n'œuvrera pas contre cette société, mais avec elle.
Par la puissance le plus petit est égal au plus grand'^^. Ce que la
puissance recèle, c'est une pure participation à la Vie. Sous cet
angle, la puissance spinozienne et la force nietzschéenne se
"" Loc cU. Spinoza. Correspondance, Les éditions Sils Maria asbl, 2000, p. 81.
182
ressemblent. Les qualités ne permettent que de s'affranchir de la
Vie, et donc d'œuvrer contre elle. Si les qualités modifient le droit
naturel, par la tradition qui lui impose le devoir, c'est pour mieux
instituer un pacte à l'encontre du droit. Ce pacte nuit au droit
naturel pour mieux rejoindre les essences. Alors, une bonne société
est celle qui, pour atteindre les essences, use du droit naturel
classique'".
De même, si ie devoir est une corruption du droit naturel, la
volonté l'est autant. Le droit naturel n'est ni devoir, ni vouloir,
seulement pouvoir. À l'image de la philosophie de Descartes, la
volonté est ce qui définit le subjectif. C'est par la volonté que le
processus de subjectivation peut qualifier l'être. Le cogito n'est
que volonté. Volonté d'une première vérité. Dans sa démarcation
du réel, dans l'installation du doute opératoire, agit partout une
volonté de l'être. Volonté d'être absolument. La conscience
devient alors centre de son monde. Nous suivons aussi ici la
démarche d'Husserl. Cette conscience ainsi cernée se voit emplie
du processus de subjectivation. La conscience se referme sur elle-
même. évitant les réseaux du réel (intentionnalité). Il y a alors, par
l'effort de ia conscience, à découvrir une première vérité, c'est-à-
dire les essences, une volonté absolue qui la transcende. Le droit
naturel est présent chez Descartes, et la volonté en est
l'incarnation. Mais il répond encore à la définition du droit naturel
"^SPE, 238.
183
classique, à savoir un droit dont l'exercice consiste à découvrir non
pas la puissance, mais l'essence de l'être. Nous voyons alors
combien Spinoza est moderne par sa conception du droit naturel,
de celui qui ne recherche que la puissance de l'être. Puissance et
non volonté.
Mais au fond, la volonté déterminante de Descartes est bien ce
qui autorisa le capitalisme dans sa réalisation. Toute la modernité
du monde occidental est née par René Descartes. Lorsqu'il a émis
son célèbre "Je pense, donc je suis ", il a posé l'être comme
subjectivité, il en a fait un individu. Quand nous disons "je
pense ", il faut obligatoirement que cette pensée ait un objet. La
condition de la pensée ne peut s'effectuer que par une différence
d'avec elle-même ; si nous pensons, nous pensons forcément à
quelque chose, même si cette pensée s'autoproclame (je pense ma
propre pensée). Disant je pense, nous créons une chose différente
de nous-même, cette chose provoquée par la pensée ne nous est
pas immanente. Il serait impossible de penser une chose sans la
différencier de cette pensée même. Il faut donc toujours un objet
pour que la pensée puisse s'exécuter dans ses modalités. Ainsi, par
le cogito, la pensée ne peut se valider qu'à partir d'un objet qui lui
est extérieur. Ce n'est que par l'objet que la pensée peut
s'authentifier à elle-même. Descartes alors permettait au capita-
lisme de s'installer et devenir, quelques siècles plus tard, la force
Gilles Deleuze, cours sur Spinoza, 9 décembre 1980. Internet : http ://www.deleuze.fr.st
184
que l'on sait. Force mais jamais puissance. II faut donc toujours un
objet du dehors venant proclamer la pensée pour elle-même.
Descartes se désolidarise d'un réel, ou de la Nature. Descartes
n'est alors pas un philosophe tant il s'éloigne de la Nature pour
mieux se penser, il appartient bien au droit naturel classique. Et il
regarde, de loin, la Nature où il voit passer des animaux-machines.
Au contraire, Spinoza n'envisage sa philosophie que dans un
rapport de puissance avec autrui. Provoquer la rencontre, créer le
rapport. Non pas que nous sommes tous faits pour tout le monde,
mais seulement pour certains corps, dans lesquels nous entrons,
nous nous faufilons, et qui nous procurent seulement des affections
joyeuses''^. Ce n'est que la constitution de ce rapport qui peut
permettre l'état de nature. Relations, connexions. La Nature
n'existe que dans ces formes : permettre le rapport entre les êtres,
La nature ne répond pas à un ordre des fins, elle ne poursuit pas un
but encore invisible. Elle n'existe que pour le fait d'exister, pour
une mise en condition de ses essences selon un principe de
modalité. Contrairement à Descartes, si la conscience de l'être est
cernée, elle doit nécessairement s'ouvrir au monde pour rejoindre
les essences. Il ne s'agit surtout pas de tout nier - de douter - afin
de découvrir les essences, mais bien de s'offrir au réel, dans les
réseaux qu'il peut proposer. Dès lors la question Que peut un
corps ? ne peut se penser que dans un rapport de puissance, dans la
provocation d'un premier désir. La question est d'abord une
128 SPE, 240.
185
question de droit naturel'^'. Le désir spinoziste ne soutient pas un
manque qui le justifierait. Le désir est une puissance du corps sans
finalité. li est une vigueur obscure dont l'expression est le corps
entier dans ses déterminations ; droit naturel. Nous voyons ici
combien Sade est spinoziste et comment, également, sa pensée
appartient au droit naturel moderne.
La question du droit naturel est. par le corps qui agit, une
question d'individuation. Le droit naturel moderne est ce qui brise
la subjectivité dans ses principes de cloisonnement de la
conscience. Le plan d'immanence dans son rapport à la conscience
appartient au droit naturel. Et tous ceux dont la pensée lutte contre
les principes de la subjectivation se sont reconnus dans le droit
naturel moderne : Hobbes, Spinoza, Sade, Nietzsche et Gilles
Deleuze lui-même. Cela, parce que le droit naturel ne relève que ia
puissance, au mépris des qualités. La qualité est ce qui permet à la
conscience de s'identifier à elle-même, c'est-à-dire de se cerner, de
s'extraire de son réel pour être absolument. La puissance est ce qui
ouvre l'être à son réel, lui permettant d'être ce qu'il est au mieux
de ses possibilités. C'est pour cela que le droit naturel est aussi
éminemment égalitaire : le plus petit vaut le plus grand par la
puissance maximale qu' il déploie à émanciper ce qu'il est. Exister
par sa puissance n'est que se réaliser par les devenirs. Non plus
une qualité inhérente à l'être lui autorisant un être absolu, mais une
puissance qui se module, se plie, se replie ou se déplie. Le droit
"" SPE. 236.
186
naturel est ce qui explose donc les renfennements de la conscience
sur elle-même (subjectivité)"". C'est donc, et par Fichte d'ailleurs,
une individuation quantitative qui se dévoile. L'être se définit par
ce qu'il peut, et plus par ce qu'il est. En même temps, cela veut
dire que tous les êtres sont différents, même s'ils sont égaux, parce
que leur puissance est différente. L'individuation alors ne se
dessine plus sur des qualités de l'être, mais sur la puissance de
l'être. C'est une individuation ouverte, une surobjectivité si l'on
comprend par ce mot l'exercice d'une objectivité à l'usage d'un
seul"'. La puissance de ce tj'pe d'individuation se spécifie par sa
quantité, et non par sa qualité, même si ce n'est pas une quantité
comme il peut y en avoir pour la longueur. L'être se définit par sa
quantité de puissance et plus par ce qui le qualifie. L'oiseau est
individué par sa puissajice de voler, et plus par la qualité de ses
plumes.
La subjectivité se caractérise d'abord par sa fermeture, par le
cloisonnement de sa conscience. Cette conscience se situe néces-
sairement au centre du champ transcendantal qu'elle administre.
En cela, toute forme de subjectivité est créatrice de métaphysique,
La conscience du subjectif est d'abord fondée sur la sélection.
'''' Gilles Deleuze, cours sur Spinoza, décembre 1980,2'™'partie, Intemet : http ://www. deleuze. fr.st
La surobjectivité est le renoncement à toute forme d'interprétation et, par conséquent, à tout recentrage de la conscience sur elle-même. Il en découle nécessairement une objectivité à l'usage d'un seul que l'on ne confondra pas avec une objectivité imiversalisante. Voir :
187
Sélection des affects, des mouvements, sélection de la conscience
d'autrui. Ce qui est accepté nourrit le subjectif, comme ce qui est
rejeté en constitue la métaphysique. Le subjectif est hanté par la
métaphysique qu'il se crée. Les processus de subjectivation n'ont
pu apparaître qu'avec la forme classique du droit naturel, par le
positionnement de l'être face à l'essence, par l'imposition du
devoir au contraire d'une émancipation de la puissance'". Penser
l'essence est déjà s'en détacher, se placer en dehors d'elle, si l'être
ne tâche pas, par l'effectuation de sa puissance, de s'émanciper.
Descartes contre Spinoza, Au contraire, le droit naturel intégral, ou
moderne, rompt les processus de subjectivation que la chrétienté a
imposés.
Par le droit naturel moderne, l'être s'ouvre au monde plutôt que
de s'en distinguer. Les plis du monde sont les conditions de sa
puissance même. L'être même devient l'ouverture de sa
conscience. Cette conscience est réalisée par les courbes ou les
lignes, par une multiplicité de réseaux constituant le monde et cette
conscience, dans le même temps, dans le même jet. Il ne peut donc
y avoir de métaphysique pour l'être du droit naturel. Cet être est
plutôt un être tramcemkmtal conçu par les plissements du monde.
Conscience a-subjective parcourant le champ transcendantal. Pur
courant de conscience a-subjectif, conscierKe pré-réflexive imper-
Stéfan Leclercq. Détermination et hasard de Jean-Michel Basquiat, Les éditions Sils Maria asbl, 1998.
Gilles Deleuze, cours sur Spinoza. 9 décembre 1980. Internet : http ://www.deleuze.fr.st
ISS
sonneUe, durée qualitative de la conscience sans t}ioi'^\ Cet être
transcendantal, conçu par ce tj'pe de conscience ne peut fonder de
métaphysique. Parcoiu^t le champ transcendantal, il est en même
temps parcouru par tous les événements du monde. Au point où il
devient lui-même événement. Événement ontologique. 11 est tous
les événements du réel, toutes les singularités de la Nature aussi. 11
est touché par tous les affects, sans distinction. Ces affects ne sont
ni joyeux, ni tristes mais instaurent la condition de sa pensée.
Mieux, la pensée est bien plutôt reçue que créée. La pensée se
reçoit et cette réception devient une création. L'être oscille
toujours entre deux, deux événements, deux mouvements, deux
durées. C'est dans cet entre deux que la pensée surgit, que la
conscience court le mieux sur le plan.
L'ontologie de Gilles Deleuze, et sa philosophie n'est
qu'ontologie, est bien principalement le développement de ce droit
naturel moderne et spinoziste créant l'être transcendantal. Mais si
nous l'appelons ici par ce nom, cet être appartient, comme à
présent nous le savons, tout autant à l'univocité et à l'immanence.
Il n'y a pas, dans la philosophie deleuziemie, à faire un choix entre
ces trois termes. Les trois se valent et ont leurs fonctions
ontologiques. Seulement que cet être-là surgit du droit naturel ; ce
qui lui permet d'appartenir à ces trois formes de l'être à la fois.
C'est bien finalement par le droit naturel moderne qu'ont pu
apparaître les grands concepts deleuziens.
IUV, 3.
189
La déterritorialisation et sa reterritorialisation, TEtemel Retour
du différent, la schizophrénie, Limmanence sont toujours des
effets de la puissance qu'a pu libérer le droit naturel spinoziste.
Faire ce que l'on peut. Jamais ce que l'on veut, ou ce que l'on doit,
mais toujours ce que l'on peut. Passage, puissance, immanence.
Appendice .
Immanence , images et univocité du corps :
Gilles Deleuze lecteur de Joë Bousquet
Le monde se crée par images, multiples, sauvages ou singulières.
Etre, et à raison, être-mec institue donc une relation permanente
avec l'image"". En cela, toute philosophie a toujours un rapport
avec une histoire de l'art, une histoire des images artistiques. En
même temps, en tant qu'effectuation d'un mouvement, ou d'un
ensemble de mouvements, authentique et inégal, toute image
recèle toujours un très haut degré d'art en elle. Faire de sa vie une
ceiivre d'art pourrait alors se comprendre comme la réalisation de
mouvements sans cesse inédits pour des images irrégulières.
Le mouvement crée le monde, et le monde se dorme comme
images. Être est donc créer, envoyer et recevoir des images. Ces
images répondent à une structure de sens et de sensations. Par cette
structure, elles détiennent un degré d'affectation qui les rendent
asymétriques entres elles. La réception de l'image détermine l'être
qui les reçoit, comme la création d'images ne peut se faire sans
Sur le monde comme images et les différents systèmes que l'image engendre, voir : Henri Bergson. Matière et mémoire. Presses Universitaires de France, 1990, p. 176 et suivantes.
191
cette affectation reçue par d'autres images. Et l'expression d'une
pensée est toujours cet étalement d'un régime d'images. Elles ont
ensemble une filiation, ou une détermination commune, dont la
succession, mais aussi la simultanéité ou le chevauchement,
exprime une pensée. Philosopher, c'est créer une filiation entre
certaines images du réel qui a priori ne semblent pas avoir de
point commun. Philosopher, c'est donc rompre la distinction
arbitraire semblant exister entre certaines images. Encore faut-il,
pour ainsi les unir, d'abord les avoir vu.
Si le monde est infmi, il est déjà infini dans sa production
d'images. Effectivement, s'il y a infinité, il y a d'abord une
production infinie des images entres elles. Si la condition de l'être
est d'être fini, cette condition n'est cependant pas arrêtée dans sa
structure. Plus l'être verra des images, moins il sera un être fini.
Tout étant image, il y a logiquement des images de tout, quand
tout à des images. Certes, il existe des images visuelles, olfactives,
sonores, gustatives ou tacfiles. Mais il n'existe pas moins des
images de la pensée ou des images invisibles'^^. S'il existe des
images de la pensée, la pensée est elle-même image, ou peut aussi
être productrice d'images.
Dès lors, dans ce foisonnement d'images qu'occasionne une
investigation du réel, la plus grande qualité de l'être sera sa faculté
Sur la typologie de l'image de la pensée, voir : Gilles Deleuze, Différence et répétition. Presses UniversitaÎTes de France, 1968, pp. 169 et suivantes.
192
à percevoir. Saiis doute, on peut imaginer une objectivité de la
perception, mais celle-ci imposerait la faculté de voir toutes les
images. Voir toutes les images voudrait dire embrasser l'infini, ce
qui nous reste impossible. Nous pouvons cependant nous laisser
éduquer par les images. L'éducation par les images est ce qui
réalise le philosophe'Voir les images dans leur apparition. Les
comprendre et les suivre. Percevoir ce qu'elles ont de commun,
imaginer leur entre-deux qui les rassemble toute deux à la fois.
Ainsi, si la philosophie se nourrit d'images, elle n'en est pas moins
images du réel. Le peintre et le philosophe sont donc bien proches,
dans la production d'images qu'ils peuvent engendrer.
Le problème soulevé par l'image est le point de vue que prend le
spectateur pour la regarder. Sans doute, il n'y a pas de moyen
indubitable pour regarder une image. L'ensemble de tous les
points de vue de tous les êtres réunis donnent sans doute une
vision entière de l'univers. Et chaque être détient individuellement
une part du monde, sans jamais en posséder la totalité. Le point de
vue est toujours dans l'impossibilité d'embrasser le monde. C'est
bien plutôt le monde qui restreint ce principe de vision. Notre vue
est comme écrasée par le gigantisme de ce qu'il y a à voir. Par la
vision, par le point de vue, nous ne détenons jamais qu'une
fraction de l'univers.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu 'est-ce que la philosophie Les Éditions de Minuit, 1991, pp, 60 et suivantes. ' ' Comme l'indique Bergson, un système philosophique reste bien la vision d'un seul, vision unique et globale.
193
Nous vivons et agissons toujours d'une manière un peu aveugle.
L'être se conçoit par un mouvement, sans cesse infmi, créé par une
perception qui ne se légitime que par sa fmitude. En même temps,
le mouvement se donne des images, infinies dans leur extension.
L'être se joue dans ces deux dimensions de l'image, dans l'infini
de ce qu'il crée et dans la finitude de ce qu'il perçoit. Dès lors,
pour pallier à ces deux condifions de l'image, il faut introduire la
pensée qui, dans sa puissance à comprendre les images entre elles,
peut permettre au mouvement produit d'être adéquat"'.
On ne peut effectivement réaliser un mouvement construit
seulement sur le point de vue que l'on possède. Le mouvement
produit dépassera nécessairement la représentation - ou le point de
vue - que nous possédons du réel"', A son tour le monde ne
s'inscrit que par les mouvements qu'il régit"', La pensée est le
moyen de rompre la limite du point de vue qu'occasionne la
perception. Penser, c'est toujours penser par delà, penser outre.
Toute pensée organise un hors-champ de l'image. Penser une
chose, c'est penser l'au-delà de cette chose dans l'organisation
qu'elle partage ou qu'elle soulève, dans le monde qu'elle instaure.
Henri Bergson. L'évolution créatrice, in Œuvres, 1963, p, 657, « J'estime que la matière, en elle-même homogène et indistinctement
divisible, n 'est diversifiée que par le mouvement ; or, nous voyons que les liquides mêmes acquièrent, par le mouvement, une certaine fermeté ». G.W. Leibniz, Remarques générales des Principes de Descartes (\692), in Opuscules philosophiques choisis, Vrin. 2001.
Sur la différence entre image et représentation, dans leur typologie respective, voir ; Stéfan Leclercq, op. cit., 2002, pp. 39 et suivantes.
194
On ne pense jamais une chose mais toujours au monde de cette
chose. La pensée devient alors l'outil du mouvement, la possibilité
de l'ajuster, de le réaliser adéquatement avec le monde pour lequel
il est fait. Ainsi, si l'être reste aveugle, il détient la puissance de se
donner justement au monde, de se doter d'une vision globale,
presque universelle, une vision de ¡'Univers. Il crée un mouvement
à travers la chose pour mieux atteindre son au-delà. Penser ce
mouvement pour qu'il puisse s'unir à d'autres et, par conséquent,
rendre l'existence de l'être plausible. En etïet, si l'être ne
concevait son mouvement qu'en fonction d'un point de vue reçu, il
ne pourrait justement vivre en son monde. Comment en effet,
pouvoir réaliser son existence dans le danger d'un échec
pennanent de tous les mouvements produits ?
Si nous observons le monde, et les choses qui peuplent le monde,
par la détermination du pomt de vue, le corps ne se perçoit pas
moins selon le même principe. Voir un corps se fait selon cette
subjectivité de la vision n'offrant qu'une partie, éternellement, de
la chose perçue. El voir son propre corps ne peut se faire autrement
que pour le corps d'autrui. Voir son corps reste voir un corps dans
toute la subjectivité qu'engendre le regard. Ce point de vue
extérieur sur notre propre corps vient, en même temps, comme se
faire doubler par un autre point de vue, cette fois bien intérieur.
Point de vue sur soi, engendrant coimne un souci de soi au sens
foucaldien, ne reste pas moins un point de vue dans son
Gilles Deleuze, op cit., 1968, p. 16.
195
impossibilité à embrasser les composantes du réel. Ce point de vue
intérieur donne au corps une représentation subjective intérieure de
lui-même, dans un ensemble de variations, où se joue un regard sur
la santé du corps, sur sa fatigue ou ses maladies. Ces diagnostics
de l'esprit sur son propre corps restent souvent du domaine de la
probabilité, une préoccupation plutôt qu'une douleur, une
suspicion plutôt qu'un verdict. Logiquement, le rôle du médecin
peut paraître étrange, car il est celui qui seul peut nous renseigner
sur ce qui appartient le plus, sur ce corps dans lequel nous vivons
et que. malgré cela, nous n'appréhendons que si mal. Pourtant, le
médecin n'exploite pas mieux un point de vue que, comme nous, il
détient et sur les choses et sur les corps. Mais au-delà de la
subjectivité de ce point de vue, il s'appuie sur une pensée, nourrie
par la connaissance de la médecine, qui lui permet de comprendre
le mouvement qui se déroule à travers nous-même. Le médecin
n'est pas un visionnaire, ce qui le distingue du marabout, il
développe seulement une pensée comprenant le mouvement dans
son déroulement, selon une typologie du corps. Ce que nous ne
percevons que subjectivement, lui apparaît par la compréhension
de la mécanique des corps et de leurs digressions et
développements hétérogènes. Ce qui permet de comprendre un
corps est bien la pensée, bien plus que la sensation que l'on peut
en obtenir'"". Nous jouons avec notre corps dans le monde par la
Il peut cependant exister une médecine à l'usage d'un seul, une auto-médecim, ou médecin de soi-même construite par une réflexion portée sur
194
multiplicité decesideux points de vue. intérieur et extérieur. Notre
corps reçoit le monde et s'intériorise en lui. Pendant ce temps, la
poussée intérieure de notre corps l'incite à créer des mouvements,
donc à s'expanser vers l'extérieur, comme une crise de colère que
l'on ne peut contenir. La multiplicité et l'échange de ces deux
points de vue réalisent comme un être-au-monde dont l'intériorité
ne cesse de s'extérioriser et dont tous les extériorités du monde,
sans relâche, lui rentre dedans. L'être-au-monde se joue dans cette
limite, si fine el si précaire, dessinée entre ces deux conditions du
réel.
Si l'être-au-monde peut répondre, presque bioiogiquemeiit. à ces
critères, il n'en reste pas moins que le subjectif organise son
propre corps dans la réalité. Tout corps subit une mise en scène par
l'esprit qui l'habite. Tout corps répond à sa propre théâtralité. Le
corps est toujours une interprétation de celui qui l'habite. Cette
théâtralilé du corps, dont le rôle est d'établir une relation de l'être
au monde, conçoit ce corps comme appareil, ou véhicule. La
théâtralité du corps suggère une métaphysique de l'âme usant, par
codification, du corps qu'elle possède. Cette théâtralité subjective,
crée une scission entre l'âme et le corps. L'âme, ou l'esprit, tente
par une élection de son corps, de se créer une image représentative.
Le corps devient l'image de l'âme, et transcendée par elle. Il y a
alors une production de l'image du corps, où sa mise en scène
son propre corps. Voir ;
197
participe pleinement à l'image de Pesprit, L'esprit se sert du corps
pour se démarquer, pour se distinguer. En même temps, cette
théâtralité du corps, par le jeu des codes qu'elle organise, ne peut
fonctionner sans une complicité d'autrui. Une codification ne peut
s'établir sans l'accord de toutes les parties. Comme le montre bien
Erving Goffman, tout se passe comme dans une pièce de théâtre,
où l'acteur ne peut jouer son rôle qu'à la condition de posséder la
crédulité du public'"".
C'est sans doute Oscar Wilde qui montra le mieux cette puis-
sance de l'esprit à se jouer du corps. Dorian Gray, par le désir de
conserver sa joviale beauté, ne garda que son corps, pour enfermer
son âme dans une pièce éloignée de sa demeure'"^. Dorian Gray
sans âme se joue de son monde, sans cesse et sans scrupule.
Détaché de son âme, seul son corps brille dans son ultime beauté
pendant que son âme, cachée de tous, dépérit au regard des actes
de Dorian. En même temps, Wilde ne cesse de montrer les
conditions de l'humain, non dans un déchirement moral, mais dans
une nécessité de la vie où l'âme souffre de ce corps qui par son
dépérissement finira par les emporter tous les deux. Car si Dorian
parvient à ceindre si distinctement son âme de son corps, cela n'a
pu se produire que par le vœu de garder toujours cette beauté qui
l'incarne. Fuir le vieillissement, la décrépitude et l'effondrement.
Bemard Andrieu, Le somaphore, naissance du sujet biotechnique. Les Éditions Sils Maria. 2003, pp. 147-t69. "" Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, vol. l . Les Éditions de Minuit, 1973, pp. 12 et suivantes.
198
Cette tourmente du corps par le temps est l'angoisse de toute âme,
rêvant sans cesse de force et d'éternité, Dorian veut garder sa
beauté et n'y arrivera qu'en faisant de ce corps si beau un objet
plastique par delà le temps. Dégagé de cette union de l'âme et du
corps, Dorian abusera et de l'éternité de sa beauté et de cette
liberté prise sur la sentence du temps. Le portrait de Dorian Gray'
est bien un livre qui parle du temps, dans ces effets sur le corps et
sur l'esprit. Si le corps reste pareil à lui-même, l'âme semble
supporter doublement le mouvement du monde dans ce que Dorian
peut en faire. L'âme, devenue abstraite par l'éloignement de son
corps est paradoxalement celle qui souffre le plus du temps, par
l'équivoque qu'il peut entretenir. Le temps est le véritable héros de
ce roman si puissant, un temps irrémédiablement destructeur, un
temps qid détruit tout'^^.
Tout événement, pris en un Aj'otoj;""', semble détruire les
images du réel. L'événement surgit conune une fracture, une
fissure d'un réel harmonieux. Il constitue une limite scindant une
compréhension chronologique, c'est-à-dire successive, du temps.
L'événement, sous cette lumière, n'est pas une image mais ce qui
contredit cette image même. L'événement absorbe les images du
réel, tel un trou noir surgissant au sein de la réalité. L'événement
Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray, Gallimard, 1992. Voir Irréversible de Gaspard Noè. 2002. Sur les différences et similitudes des deux formes du temps, Kronos et
Aiân, voir : Gilles Deleuze, La logique du sens, Les Éditions de Minuit. 1969, pp. 190-197,
199
du Kronos emporte tout avec lui, et les choses du réel et les êtres,
acteurs de ce réel. Par ce t jpe d'événement, c'est donc la
consistance même du présent qui s'évanouit. Le présent s'arrête
par cette figure où il s'engouffre. Le présent ne se dote pas d'un
nouvel attribut qui serait l'événement. Au contraire, l'événement
transcende toutes les formes du réel contenues dans ce présent.
L'événement bouleverse toute la structure du réel, en métamor-
phose la morphologie, et réoriente les êtres à partir de sa
puissance. Cette puissance de l'événement du Kronos ne peut se
développer sans un virtuel qui l'accompagne, entourant toutes les
choses et tous les êtres du présent. L'inédicité de l'événement
marque comme une empreinte sur tous les constituants de la
réalité. Non pas de l'événement à venir, mais bien de l'événement
encore présent.
Ainsi, une blessure peut être un événement du Kronos
apparaissant sur un corps réel. La blessure sur le corps est alors
comme ime griffe sur une image. Elle vient en détruire la beauté,
elle crée une scission, ou une ligne, sur le corps jusque là
immaculé. Cette blessure, par l'événement qu'elle représente, ne
cesse de faire soufîrh le corps et l'esprit qui l'accompagne. La
blessure ronge le corps, et ne manque pas de marquer l'âme
durablement. Par cette transcendance organisée, l'image du corps
n'existe plus. Elle ne se réduit qu'à l'impression de l'événement
qui la gouverne. En même temps, être impressionné ne relève pas
seulement d'une passivité. 11 y a une puissance de l'impression.
200
Recevoir plus qu'envoyer, tout remettre en compte, se déorganiser
sous l'effet de ce qu'on reçoit. L'impression n'est pas moins
productrice que l'expression. Si le corps s'exprime, et ne vit que
par cette expression, l'impression est autant une des composantes
du corps, comme de l'âme aussi. Plotin est sans doute le
philosophe qui a doimé à l'impression sa plus belle puissance, dans
la contemplation qu'il a décrit. L'être qui voit le Un, et qui le
reçoit, reste actif parce qu'il contemple la raison du monde. 11 est
impressionné et dans cette impression ne cesse de nourrir et le Un
et le monde"".
La blessure se jouant sur le corps de Joë Bousquet"^, par ce qu'il
en a fait, appartient à un autre régime du corps. Si cette blessure,
dans son horreur, constitue son présent, elle provoque en même
temps une autre durée à la surface de son corps. La blessure ne
transcende pas le corps de Bousquet mais, au contraire, devient le
lieu où ce corps se joue. La blessure n'est plus l'attribut du corps
auquel il se subordonne. La blessure devient l'étemel événement
se rejouant à sa surface. Ce corps ne fut pas seulement blessé un
jour, dans la violence de la guerre, il l'était déjà'"\ Le corps de
Plotin. Traile 9, 9 (Vf. 9) 7. Joë Bousquet, poète et essayiste ( 1897 - 1950 ) fut blessé au dos lors
de la guene de 1914-18, Il n'avait que 20 ans. Cette blessure le rendh in fi mie jusqu'à ces demiers jours. La blessure est le thème central de son œuvre, û en sublima la condition.
« Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l'incarner », Joë Bousquet cité par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., 1991, p, 151. Joë Bousquet, Les capitales. Le cercle du livre, p. 103.
201
Bousquet possédait déjà sur lui cette blessure immanente, ne
cessant de courir ainsi sur son dos, et créant dans et sur le corps
une nouvelle dimension temporelle, l'Aiôn. L'Aiôn est bien cette
dimension complémentaire du présent, orchestrant tout ce que le
présent ne sait capturer, comme le passé et le futur aussi. L'Aiôn
fond en une unité temporelle et le passé et le futur, cernant et
complétant l'indivisible présent, toujours présent dans le corps qui
vit'"®. Le corps a donc cette faculté de contenir en lui. ou sur lui,
tous les temps possibles : le présent en lui. le passé et l'avenir sur
lui. La pensée de Bousquet, par l'immanence de la blessure qui
l'alimente, n'est pas sans faire appel au stoïcisme. Effectivement,
cette organisation du temps par les événements que le corps peut
concevoir et recevoir correspond si bien au corporels et
incorporels stoïciens'"^. Le corps est une matière qui existe selon
Sur ces deux dimensions du temps, Aiôn et Kronos, voir : Gilles Deleuze, La logique du sens. Les Éditions de Minuit. 1969, pp. 14 et suivantes.
Dans La logique du sens, aux pages 14 et 15, Gilles Deleuze montre le fonctionnement du corps selon la philosophie stoïcienne, mais cela sans parler de Bousquet. Il parlera pourtant du poète dans cet ouvrage, mais seulement à la page 211, concemant Dims Scot et l'urnvocité. D'autant que Gilles Deleuze, à la page 14 cite Émile Bréhier parlant du corps chez les Stoïciens, particulièrement de la coupure, que l'on peut voir comme une blessure. C'est en 1991, que Gilles Deleuze et Félix Guattari reviendront sur le travail de Bousquet montrant l'immanence de l'événement sur les états de choses et les situations vécues. Gilles Deleuze reparlera une ultime fois de Bousquet en 1995, pour les mêmes raisons, Ibid.pp. 14-15,211. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 151.
102
le présent, présent cosmique où évolue tout ce qui vit. En même
temps, sur lui, comme événements, surgit ce qui ne peut se
concevoir comme des attributs de ce corps, mais bien comme des
incorporels issus d'un autre temps. L'Aiôn croise le Kronos et
institue le corps comme cosmogonie. Les incorporels sont plus
qu'un élément immanent au corps, ils sont l'immanence même,
conmie vie aveugle, à laquelle le corps vivant se rapporte"".
Par cette immanence de la blessure sur le corps'^', c'est un
nouveau principe d'Images qui apparaît. La blessure n'est plus la
grilTe survenant sur l'image et venant la déformer, ou l'annuler.
L'immanence convoque un nouveau type d'images s'organisant
dans ia complémentarité d'autres images existantes. L'image de la
blessure vient se juxtaposer à l'image du corps et. ensemble,
forment la cosmogonie du corps. Chaque image est comme la
complémentaire de l'autre, comme un pendant, un diptyque.
Toutes deux se nourrissent mutuellement, chacune étant
immanente à l'autre. Le corps ne peut plus s'imaginer sans la
blessure, quand la blessure a trouvé un corps à épouser. Les
images ainsi se croisent, et s'institue selon leur logique propre,
c'est-à-dire par un mouvement et im temps, n'appartenant qu'à
Gilles Deleuze, Immanence : une vie., in Pliilosophie n°47. Les Éditions de Minuit, 1995, p. 7.
Gilles DeJeuze, op. cit., 1995,p.4-5. « En deçà de tout ce que Je suis MON ÊTRE EST DANS LE SEIN DU
MONDE COMME UNE PLAIE QUE JE N 'AI PAS SU REFERMER SANS ME BLESSER MOI-MÊME » Joë Bousquet, Mystique, Gallimard, 1973, p. 18.
203
elles. Car chaque mouvement - et une blessure est un mouvement
- crée une durée le spécifiant. Nous savons combien la blessure
organise un temps qui lui est propre. Et parce qu'elle n'est pas, ou
pas seulement, issue d'un accident du présent, elle reprend avec
elle et le passé et l'avenir. Dans ces dimensions temporelles
qu'elle inscrit sur le corps, par le déchaînement de la pensée
qu'elle provoque chez Joë Bousquet, cette blessure est
authentiquement un mouvement. En tant que mouvement, elle crée
des images, celles de l'immanence venant se marquer sur tous les
corps.
Si la blessure est une image du corps, le corps ne se limite pas à
cette seule image, flit-elle immanente. A son tour, le corps n'est
qu'une des nombreuses images de l'être. L'être est constitué d'une
infinité d'images qu'il ne cesse de renouveler à chaque
mouvements, par chaque intensité. La puissance de l'être se trouve
dans cette manière de pousser chacune des images qu'il produit à
l'infini. Si l'être vit sous la condition d'être fini, il n'en garde pas
moins cette relation avec l'infini, par les images qu'il crée. Chaque
image de l'être, et l'être est une infmité d'images, réalisent le
monde et contribue à une cosmogonie. Chacune de ces images se
donne, se confie, se distribue. D'images en images, d'interactions
en interactions et en pénétrations, un monde se forme, s'actionne
et s'étend. Plus il y a d'images, plus cette étendue se déploie,
jusque l'infini. César a créé des images qui se perpétuent jusqu'à
204
nous. Nous travaillons encore ces images et les étendons, les
transmettons pour d'autres, pour d'autres temps.
L'être se constitue d'images donc, lui donnant la puissance de
l'infini. 11 se compose d'images, comme celle d'un corps, d'une
blessure, et d'une blessure sur un c o r p s C e s images restent
autonomes, et un corps ne semble pas, par l'image qu'il recèle,
exprimer l'être à lui seul. De même pour la blessure, ou toute autre
image que l'être peut produire. Cela, car le corps, dans son
expression, à un sens différent de l'être. Tout le monde a un corps
et, finalement, tous les corps se ressemblent, mais cela ne veut pas
dire que tous les êtres sont analogues. Aussi, si beaucoup d'êtres
sont blessés, le principe et l'image de la blessure, restent les
mêmes. Toutes les blessures sont semblables, et pourtant ne
blessent jamais de la même manière. Les images de l'être ne vont
pas dans le même sens que l'être même. Toutes les images de
l'être gardent comme une autonomie sémiotique, une différence
qui les distingue. En même temps, la diversité et la différence de
ces images expriment l'essence de l'être, une univocité'".
Ceci est à rapprocher de la pensée de Critolaos, utiivocitaire avant l'heiue. montrant que si les êtres se succèdent par la génération et dans le temps, il s'agit toujours du même être. Tous les chevaux sont différents, mais il s'agit toujours du même cheval. Pliilon d'Alexandrie, Aeternate mundi, Qu. Mutid. Incorruptibilis, 943a. Voir aussi la note très intéressante de Jérôme Laurent, in : Plotin. Deuxième Ennéade, Belles Lettres. 1998, p. 8.
« En effet, l'essentiel de l'univocité n 'eslpm que l'Être se dise dans un seul et même sens. C 'est qu 'il se dise, en un seul et même sens, de toutes les différences individuantes ou modalités intrinsèques. L'Etre est le
205
La lecture de l'œuvre de Joë Bousquet qu'a pu faire Gilles
Deleuze nous montre combien sont liés l'immanence et
l'univocité. Ces deux concepts n'appartiennent pas à deux régimes
de pensées différents. Toute immanence contient en elle une
univocité au travail. Ce sont deux plans qui se chevauchent et se
détenninent mutuellement. La détermination de l'immanence par
l'univocité a l'avantage de rentre l'immanence ontologique. Par
cette univocité présente, c'est l'être qui est rendu réel sur le plan
d'immanence. En clair, ce n'est plus l'homme dominant la nature,
mais l'homme appartenant à la nature. Cela n'est pas sans lien
avec un droit naturel moderne tel qu'à pu le définir Hobbes, et que
Spinoza a pu développer. L'être et la nature, comme immanence et
univocité"". Si tout être ne se conçoit que par un ensemble
d'éléments lui étant immanents, en retour il appartient pleinement
à l'immanence. C'est par excellence le cas du bébé. Tous les bébés
même pour toutes ces modalités, mais ces modalités ne sont pas les mêmes. » Gilles Deleuze, Différence et répétition. Presses Universitaires de France, 1968, p. 53. L'univocité est un concept de Jean Duns Scot, dont Gilles Deleuze en a modifié le sens. Sur ces différences, voir : Stéfan Leclercq, La présence de Jean Duns Scot dans l'ceuvre de Gilles Deleuze. ou la généalogie du concept d'heccéité. Symposium, revue de l'Université de Montréal, 2003. "" On notera avec attention comment ces deux concepts, immanence et univocité, se croisent et se complètent dans l'ouvrage de Gilles Deleuze ; Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Les Éditions de Minuit. 1968.
206
se ressemblent mais font chacun des mimiques, des petits gestes
qui les singularisent'".
Nous transportons, et développons, des ensembles d'images
fondant l'univocité et dont la permanence convoque en nous une
immanence ouvrant à notre singularisation. Les images nous
fonnent et nous formons le monde par images. Nous nous
incarnons dans une blessure portant notre corps à l'universel infini.
Immanence et univocité sont comme les deux dimensions de l'être,
dont l'une nous permet d'être quand l'autre nous autorise une
existence ; infinitude dans le fini.
Gilles Deleuze, op. cit., 1995, p. 6.
Conventions.
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Louis Wolfson. Le schto et ¡es ¡angties, Gallimard, 1970 (préface de Gilles Deleuze). François Zourabichvili, Deleuze ime philosophie de ¡'événement, PUF, 1994. Disques. Gilles Deleuze, immortaUté et éternité, Gallimard, collection A voix haute, 2 ed, 200 L Film. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, 3'™* épisode : La monnaie de l'absolu. 1997. Ted Browning, L'inconnu, 1928. L'internet. Cours de Gilles Deleuze, 1971-1987. http ://www.deleuze.fr.st Vidéo. Abécédaire de Gilles Deleuze, Éditions Montparnasse, 1996.
• Table des matières.
Introduction, p.5.
1. Immanence, p. 11.
Le transcendantal perd conscience - Description de l'immanence -
L'actualisation de l'inmianence - De l'immanence spinoziste -
Les trois genres de connaissance - Un mauvais genre - Pensée,
conscience, immanence - Le non-pensé - Un dehors si dedans -
Anaximandre et Deleuze - Temps et immanence : Aiôn, Chronos.
2. Univocité. p. 47.
Multiplicité, unités - Description de l'univocité - L'univocité
bergsonieime - Superpositions des plans - Retour sur Spinoza :
/ 'èlfe qualifié de la substance - Unité et univocité - De l'univocité
spinoziste - Spinoza bébé - Territorialité, déterritorialisation -
Érotisme, pornographie, image, objet - Sade, pensée et sexualité -
désexualisation - Sade ou l'hymne à la Nature - Sade spinoziste -
Le double sens de l'événement - Bousquet blessé - Ventre-deux
de la schizophrénie - Coup de dés - L'univocité de Étemel Retour
- Entre-deia, entre-temps - Actualisation de la pensée - Combat-
entre - Rousseau et l'état de nature.
3. Transcendantal. p. 114.
Kant, Descartes et le doute - Description du transcendantal - Le
rôle de la conscience - Kant et la Nature - Géographie du
transcendantal - Le mouvement de tous les mouvements - Une
conscience très secondaire - Héccéités - Contre la
phénoménologie - Conscience, mouvements, mouvements de la
conscience - Le présentiment de Sartre - Les conditions de la Vie
- La différence selon Bergson - Substantialisation - Les fonnes de
la Vie selon Fichte - Maine de Biran.
Conclusion : le droit naturel, p. 179.
Philosophie et Nature - Le droit naturel classique - Puissance et
pouvoir - Hobbes. Spinoza et mon droit - Devoir, vouloir, pouvoir
- Descartes et le capitalisme - Provoquer la rencontre - Exploser
la conscience - Une conscience doit être ouverte ou fermée - Pour
un être transcendantal.
Appendice p. 190.
Immanence, images et univocité du corps :
Gilles Deleuze lecteur de Joë Bousquet
Conventions, p. 207.
Bibliographie, p. 208.
Table des matières, p. 214.
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