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Haute École Galilée Institut des Hautes Études des Communications Sociales L’économie collaborative sous l’emprise du big business De l’utopie au profit Travail présenté dans le cadre du mémoire de fin d’études pour l’obtention du titre de Master en Presse et Information spécialisées par Yassine MAZOUNI Promoteur : Marc SINNAEVE Bruxelles septembre 2016

Memoire economie collaborative sous l'emprise du bigbusiness

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Haute École Galilée

Institut des Hautes Études des Communications Sociales

L’économie collaborative sous l’emprise du big business

De l’utopie au profit

Travail présenté dans le cadre du mémoire de fin d’études pour

l’obtention du titre de Master en Presse et Information spécialisées

par Yassine MAZOUNI

Promoteur : Marc SINNAEVE

Bruxelles – septembre 2016

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Remerciements

Je tiens à remercier l’ensemble du corps professoral en Presse et Information pour leur suivi,

que ce soit au travers de séances d’information données par Amandine Degand au premier

semestre concernant les différentes méthodes d’analyse ou au briefing donné par Camille

Laville et Nora de Marneffe concernant les grandes lignes de la rédaction d’un mémoire.

Je remercie également mon promoteur, Marc Sinnaeve, de m’avoir épaulé lorsque j’étais à la

recherche d’une documentation, pour ses précieux conseils quant à l’orientation de mon

travail mais également pour ses nombreuses sources et liens utiles échangés par mails.

Je remercie également les interlocuteurs qui m’ont ouvert leurs portes : Quentin Crespel de

chez Bees Coop, Clara Crabeels, Sophie Bibet, Claire Rocheteau et Florence Gounot de l’EPI,

Leonor Rennotte de chez Cambio Bruxelles, Bernard Mukeba de la start-up Dogcatweb,

Laurence Vanderpoelen du Repair Café de Forest mais également Edgar Szoc, économiste et

journaliste, auteur de plusieurs articles sur l’économie collaborative.

Enfin, je n’oublie pas non plus ma famille et mes amis les plus proches, qui sont de véritables

vecteurs de motivation.

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Sommaire

Remerciements………………………………………………………………………………...

Sommaire……………………………………………………………………………………...

Introduction……………………………………………………………………………...........

I. L’ubérisation de l’économie: état des lieux…………………………………………...........

II. L’économie de partage : un collectivisme de façade ? ……………………………………

Airbnb : bête noire du fisc, championne de l’optimisation offshore………………………….

III. L’économie de partage : à l’origine d’un marché débridé ?……………………………..

IV. Quelles pistes pour réguler une telle économie ? …….………………………………….

Conclusion……………………………………………………………………………………

Sources………………………………………………………………………………………..

Annexes……………………………………………………………………………………….

Annexe 1 : retranscription de l’interview avec Quentin Crespel (Bees Coop) ………………

Annexe 2 : retranscription de l’interview avec Leonor Rennotte (Cambio Bruxelles) ……....

Annexe 3 : retranscription de l’interview avec Florence Gounot, Sophie Bibet et Claire

Rocheteau (l’EPI)……………………………………………………………………………...

Annexe 4 : retranscription de l’interview avec Bernard Mukeba (DogCatWeb) …………….

Annexe 5 : retranscription de l’interview avec Laurence Vanderpoelen (Repair Café)……...

Annexe 6 : retranscription de l’interview avec Edgar Szoc (économiste)…………………….

Table des matières…………………………………………………………………………….

Résumé…………………………………………………………………………………………

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Introduction

Covoiturage ; colocation ; espaces de coworking ; financement participatif … Les méthodes

ne manquent pas pour définir ce qu’est l’économie collaborative. Cette économie qu’on

qualifie de « partage », d’ « ubérisée », de « collaborative » ou encore d’ « économie de la

fonctionnalité1 » renvoie à une même idée : bâtir un nouveau système économique fondé sur

le partage et la solidarité, dans le but de changer drastiquement nos façons de produire, de

consommer, de se loger ou encore de voyager.

Ainsi, comme le précisent les avocats Loïc Jourdain, Michel Leclerc et Arthur Millerand dans

leur ouvrage Économie collaborative & droit : les clés pour comprendre :

L’économie collaborative est fondée sur la mise en réseau de ressources.

La conséquence est une profonde remise en cause de nos modes de

consommation : le covoiturage se substitue au voyage en train, la

location à l’achat, l’hébergement chez l’habitant au séjour hôtelier, ou

encore le bricoleur du coin au plombier diplômé. Ainsi, alors qu’être

propriétaire d’un bien était jusqu’à présent la norme, les contraintes pour

emprunter, louer ou partager ce bien sont tombées, grâce à de nouvelles

formes d’intermédiation moins chères et sûres. » (2015, p.10).

Grâce à l’essor du web 2.0 et des nouvelles plateformes numériques, un écosystème lié à la

sphère du partage a pu voir le jour ces dernières années et plusieurs entités se sont distinguées

à travers plusieurs secteurs : dans le domaine de la location entre particuliers, Airbnb règne en

maître. Dans le secteur du covoiturage, Uber et Blablacar se partagent le marché. Au niveau

du crowdfunding (appelé aussi financement participatif), des plateformes comme

Kickstarter ou KissKissBankBank sont montées au créneau. Le métier de coursier à deux

roues change aussi du tout au tout avec l’introduction de concepts comme Take Eat Easy ou

Menu Next Door. Les concepts sont donc très variés, et le panel d’activités recouvre un pan

très large de l’économie traditionnelle.

Le capitalisme se définit comme un système économique caractérisé par la propriété privée

des moyens de production ainsi que par l’accumulation de capital. Avec l’économie

1 L’économie de la fonctionnalité consiste à remplacer la vente d’objets par une location liée à l’usage. On loue

donc en fonction de ses besoins.

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collaborative, ce rapport de propriété disparaît au profit de la notion de partage et la

compétitivité laisse place à la collaboration.

La collaboration entre les utilisateurs d’un bien ou d’un service contribue à la création de

valeur et à l’innovation. Dans la revue Démocratie, Zoé Maus, permanente au CIEP

communautaire (le centre d’information et d’éducation populaire), précise que :

La mutualisation des propriétés de chacun permet d’optimiser les allocations et

les ressources. La réutilisation, la réparation et le partage répondent également

à des préoccupations environnementales tout en participant à la socialisation

des expériences et au renforcement du lien social. (Mai 2015, p.2).

Ces principes sont plutôt enthousiasmants sur le papier, certains pensent même que ce modèle

collaboratif remplacera à terme le système capitaliste. Cependant, entre révolution et

capitalisme 2.0, il n’y a qu’un pas. De nombreux économistes mettent en garde contre les

dérives de ce nouveau modèle. Il existe effectivement un risque de voir la plus-value générée

par cette économie aux mains de quelques acteurs seulement. Sous couvert de partage et de

collaboration, l’émergence d’un « capitalisme 2.0 pourrait renforcer l’hyper-consumérisme

au lieu de valoriser la réappropriation citoyenne de l’économie (…). Il viserait aussi à

commercialiser ce qui était gratuit et à flexibiliser encore plus le travail » (ibid).

Il y a donc bel et bien un risque que cette mouvance du tout collaboratif ne serve qu’à rendre

plus supportable le capitalisme. Ainsi, les plus grandes sociétés liées à l’économie du partage

(Airbnb ou Uber par exemple) peuvent au final se tenir assez loin de leurs ambitions

premières puisqu’elles deviennent des initiatives mondialisées, majoritairement axées sur le

profit et extrêmement médiatisées.

L’économie de partage qu’on qualifie aussi de « sharing economy » est encore assez neuve et

les frontières sont assez floues en termes de régulation. Sur le plan fiscal, ces sociétés payent

très peu d’impôts, elles flexibilisent le travail à leur convenance et elles peuvent également

créer un rapport de concurrence déloyale avec le reste des acteurs de l’économie

traditionnelle. Il est donc urgent de réguler le secteur afin de garantir la qualité des biens et

services proposés, de protéger les utilisateurs et les travailleurs. Ces nouvelles initiatives

doivent contribuer au partage et à la solidarité.

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D’après le cabinet d’audit et de conseil PwC, le marché de l’économie collaborative

représentait 15 milliards de dollars en 2014. Il devrait atteindre 335 milliards de dollars en

2025.

La façon dont nous produisons et consommons les choses est en train de changer, et les

mutations sont importantes. Au travers de ce travail, nous nous intéressons de plus près à ces

nouvelles méthodes de consommation, à cette nouvelle forme d’économie. A l’heure où le

modèle capitaliste traditionnel s’essouffle, il est intéressant d’observer les rouages de ce

modèle alternatif basé sur la notion de partage. Ce sont les pratiques de toute une société qui

pourraient être remises en question sur le long terme.

L’objectif poursuivi par cet article est de tenter d’y voir plus clair dans la nébuleuse des

sociétés dites « collaboratives » et de pouvoir constater si, en effet, elles assument bel et bien

leur statut de partage. Certaines sociétés sont plus grosses que d’autres et elles se posent

comme les chefs de file de la mouvance collaborative : quelles différences animent ces barons

du tout collaboratif comparé à des structures plus modestes en taille et en moyens ? C’est

aussi un point que nous essaierons de clarifier dans les pages qui suivent.

Certaines personnes voient l’économie collaborative comme un changement profond de

paradigme, comme une innovation qui va redéfinir le capitalisme du XXIe siècle. Ces

entreprises créeraient de la richesse sociale et économique pour l’ensemble de la collectivité.

D’un autre côté, l’ubérisation de la société casse les structures traditionnelles et elle suscite

beaucoup d’interrogations. Une chose est sûre, cette nouvelle forme d’économie ne laisse

personne indifférent et elle continue d’alimenter le débat.

La première partie de l’article se veut assez théorique et présente les différentes facettes de

l’économie collaborative ainsi que leur poids aujourd’hui. Les parties deux et trois de l’article

qui sont amenées à être développées par la suite dans ces pages vont être construites autour de

deux hypothèses :

L’économie du partage n’aurait plus de collaboratif que le nom. C’est une économie

qui conserverait les mêmes pratiques que des sociétés capitalistes traditionnelles sur

un plan financier et qui engrangerait autant voire plus de bénéfices que ces dernières.

L’aspect collaboratif ne serait donc plus qu’une façade.

L’économie de partage affecterait et mettrait en danger les différentes formes

d’emplois existantes : indépendants, salariés, télétravailleurs … Elle renforcerait la

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précarité en termes d’emploi et jouerait de différents leviers (peu ou pas de taxes,

d’impôts ou de cotisations sociales) pour maximiser ses marges bénéficiaires. Cette

économie pratiquerait une forme de concurrence déloyale.

Pour pouvoir y apporter une tentative de réponse, nous avons décidé de limiter notre objet de

recherche aux entreprises de consommation collaborative, qu’il s’agisse de structures plus

importantes en termes de taille et de poids dans le paysage collaboratif, ou bien d’initiatives

locales et de proximité qui se sont aussi lancées dans l’aventure collaborative. La

méthodologie de recherche retenue est celle de l’entretien semi-directif : à travers un

questionnaire quasi identique pour chaque intervenant, nous tenterons d’observer quelles

récurrences et différences les animent sur différentes questions liées à cette économie 2.0.

Comme nous souhaitons conserver un minimum de recul par rapport à nos intervenants, la

méthode de l’observation semi-participante sera conjuguée à celle de l’entretien semi-directif.

Nous souhaitons garder une certaine distance par rapport à nos interlocuteurs mais ne pas non

plus être complètement effacé comme la méthode de l’observation non-participante le

propose. La méthode d’analyse employée est celle de l’analyse qualitative.

Une quatrième partie abordera les possibilités qui existent pour pouvoir réguler cette

économie, qu’elles existent déjà ou bien qu’elles soient actuellement au stade de l’élaboration.

Nous conclurons en faisant l’inventaire de ce qui a été dit dans ces pages et en y ajoutant

notre point de vue personnel.

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I. L’ubérisation de l’économie : état des lieux

Voitures, vélos partagés, jardins coopératifs, plateformes qui permettent d’échanger des

services, crowdfunding, monnaies alternatives … Les méthodes ne manquent pas pour décrire

ce qu’est l’économie du partage. Depuis plusieurs années, la « sharing economy » s’est

fortement développée et a conquis plusieurs secteurs de l’économie traditionnelle. Ces

initiatives permettent aux citoyens de partager, de donner et de collaborer. Les personnes et

les communautés apprennent à s’adapter à de nouvelles conditions et relèvent les défis qui

s’imposent dans leur quotidien.

Une nouvelle approche de l’économie se dessinerait, fondée sur les valeurs de collaboration

entre individus davantage que sur des échanges marchands. Un monde dans lequel les objets

et services ne s’accumuleraient plus mais s’échangeraient. Les hommes seraient également

libérés des contraintes du salariat et retrouveraient du sens dans leur travail grâce à d’autres

modèles. Cette façon de faire de l’économie s’annoncerait comme une révolution.

La volonté affichée par les nouveaux acteurs de l’économie collaborative est de changer la

manière dont le système économique fonctionne. Actuellement, l’économie est régulée par un

Etat et fonctionne de manière centralisée. Les moyens de production le sont aussi. Ces acteurs

de l’économie 2.0 souhaitent qu’une multitude d’individus, indépendants mais coordonnés,

échangent entre eux, et c’est là où le point de rupture se forme. Ce qui a motivé des acteurs

comme Airbnb ou Uber à se lancer sur ce marché, c’est de remettre en cause le mode de

consommation classique et de passer de la propriété à un modèle basé sur l’emprunt et le

partage.

Ce ne sont plus les acteurs qui possèdent les outils de production et la maîtrise des ressources

qui dominent : il suffit à ces plateformes collaboratives de disposer d’une grosse offre dans

leur secteur et d’une demande soutenue grâce au capital sympathie dont elles disposent auprès

de leurs utilisateurs. C’est un changement profond de paradigme que cette économie souhaite

instaurer : sur le papier, ces entreprises 2.0 cherchent à créer de la richesse sociale et

économique pour l’ensemble de la collectivité. L’essor du web a permis à cette économie

d’exploser en termes de poids et d’échanges. C’est ainsi que ce mouvement est né.

Mais ce modèle risque, aux yeux de certains acteurs, de ne rester qu’au stade de l’utopie. Le

mouvement est à la base né dans des structures associatives et coopératives mais depuis

quelques années, de nombreuses plateformes se sont développées en tant qu’entreprises

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privées avec des ambitions démesurées. Ainsi, des sociétés comme Airbnb et Uber sont

aujourd’hui valorisées à des dizaines de milliards de dollars et leur chiffre d’affaires s’établit

en centaines de millions. Ces sociétés ont décidé de mondialiser des pratiques comme la

location de logements entre particuliers ou le covoiturage. De véritables monopoles se

forment et la montée en puissance de ces sociétés peut conduire à l’effet inverse : les

travailleurs risquent de se retrouver dépendants de ces plateformes et de leurs règles.

En enlevant les intermédiaires, il n’y a plus d’institution collective existante pour les

travailleurs et le discours qui se construit autour de l’économie collaborative peut facilement

basculer de libertaire à de l’ultralibéral. De plus, les travailleurs n’ont aucune attache et vivent

seulement de petits boulots, la précarisation du travail est donc un point de friction au sein de

cette économie de partage. L’économie collaborative aurait-elle oublié ses intentions altruistes

et ne serait donc-t-elle plus qu’une forme d’utopie ?

L'économie collaborative peut aujourd'hui être scindée en quatre parties : le financement

collaboratif, qui regroupe des plateformes destinées à récolter de l'argent pour des projets

(KissKissBankBank, Kickstarter ...). La consommation collaborative, qui est la forme la

plus aboutie de ce modèle économique et qui joue plutôt sur le partage que sur la propriété de

biens ou de services (Airbnb, Uber, Blablacar ...). Le domaine de la connaissance, avec des

sites comme Wikipédia par exemple et pour finir, la sphère des Makers, qui proposent de

construire et de produire de manière collaborative (aussi appelés fab labs , ce sont des lieux

ouverts à tout le monde et où plusieurs outils sont mis à disposition pour créer des objets, par

l'intermédiaire d'imprimantes 3D par exemple).

En termes de poids financier, les plus grandes sociétés de l’économie du partage accumulent

des chiffres assez spectaculaires : du côté du spécialiste du logement, Airbnb, le Wall Street

Journal estimait que l’entreprise avait réussi à boucler une levée de fonds d’un milliard de

dollars fin 2015. La société bâtie par Brian Chesky en 2008 aurait généré 900 millions de

dollars de revenus l’année dernière pour 150 millions de dollars de pertes. L’entreprise est

valorisée à plus de 24 milliards de dollars, après le groupe Intercontinental et Hilton. Par

rapport à 2013, Airbnb a triplé ses revenus. A l’horizon 2020, l’entreprise devrait générer plus

de 20 milliards de dollars de chiffre d’affaires.

Dans le domaine du VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur), Uber règne en maître.

Malgré l’opacité des comptes de la société, plusieurs médias spécialisés dans l’économie (Les

Echos, Le Soir Eco, Le Monde Eco, Alternatives Economiques …) nous en disent un peu

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plus sur le succès de la start-up californienne. L’entreprise fondée par Travis Cordell Kalanick

a réalisé un chiffre d’affaires de 663 millions de dollars pour le premier semestre de 2015,

alors que le montant était de 495 millions de dollars en 2014. Les pertes enregistrées par le

groupe sont tout aussi spectaculaires : 987 millions de dollars de pertes sur le premier

semestre de 2015 contre 671 millions en 2014. Pour un dollar de chiffre d’affaires, Uber

réalise 1,5 dollar de perte. Cependant, ces pertes se conjuguent à de très grosses levées de

fonds, que ce soit auprès du moteur de recherche chinois Baidu (1,2 milliard de dollars),

auprès de la banque d’affaires américaine Goldman Sachs, le groupe industriel Tata, le fond

d’investissement public de l’Arabie Saoudite (3,5 milliards de dollars), … La valorisation

totale de l’entreprise se situe entre 60 et 70 milliards de dollars, ce qui en fait la start-up la

plus chère au monde. Uber n’est pas reprise en bourse.

Toujours dans le secteur du VTC, il y a également Blablacar qui brise tous les records.

Véritable vitrine de la « French Tech », la société fondée par Nicolas Brusson en 2006 avait

réussi à lever plus de 200 millions de dollars de fonds (soit 177 millions d’euros). De ce fait,

elle a rejoint le club très restreint des start-up évaluées à plus d’un milliard de dollars. Les

levées de fonds se sont faites progressivement, voire même de façon exponentielle : en 2012,

la société levait 10 millions de dollars, en 2014 plus de 100 millions et en 2015, 200 millions.

La plateforme, qui met en relation des automobilistes qui proposent un trajet et des voyageurs,

ponctionne une partie de la somme en jouant le rôle d’intermédiaire. Blablacar est basée à

Paris et compte plus de 20 millions de membres dans 19 pays. L’entreprise vise à se

développer rapidement à l’international et compte s’implanter d’abord en Asie, avec la Chine,

le Japon, la Corée du Sud et l’Indonésie en ligne de mire.

Ceci est un aperçu de trois start-up qui ont réussi à percer et devenir de véritables leaders dans

l’écosystème collaboratif. Mais il ne faut pas non plus oublier d’autres initiatives, locales, qui

ont aussi réussi à s’implémenter mais dans des proportions moins impressionnantes. Ainsi, en

Belgique par exemple, dans le secteur du VTC, on retrouve des noms tels que Wibee, Zen

Car, Cambio ou encore Autopia. D’autres structures permettent de partager des voitures avec

des parents et des élèves de son quartier (Kidspooling ou encore Schoolpool). Il est aussi

possible de louer un parking chez un habitant grâce à Carambla.

Avec Bookcrossers, les amateurs de littérature peuvent suivre l’itinéraire d’un livre

« abandonné » dans la nature qui sera au final lu par un passant. Pour les amateurs de fleurs,

le site fleursacouper.be indique les champs où l’on peut cueillir soi-même des fleurs avant de

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laisser de l’argent dans une boîte prévue à cet effet. La structure des Petits Riens fait aussi

partie de la mouvance collaborative vu qu’elle permet d’acheter des vêtements ou des articles

de maison à bas prix afin de pouvoir financer les actions sociales de l’entreprise : lutter contre

l’exclusion et la pauvreté.

Dans le domaine de l’habitat, il n’y a pas qu’Airbnb qui offre une alternative. Plusieurs

plateformes de projet d’habitation groupée ont vu le jour dans notre pays afin de combiner vie

communautaire et logement privé. Les ressources matérielles et énergétiques sont donc mises

en commun. Les structures habitat-groupe.be ou encore samenhuizen.be sont les représentants

belges de ce domaine bien particulier.

N’oublions pas non plus les espaces de co-working qui se développent, avec des sites comme

coworkingbrussels.com ou encore abcenter.be. Les fab labs2 ne sont pas non plus en reste

avec des sites comme imal.org/fr/fablab ou encore timelab.org.

Un autre pan très important de cette économie 2.0 est tout le secteur du financement

participatif, qu’on appelle également crowdfunding3 : d’après un rapport du cabinet

Massolution, le marché mondial du crowdfunding a atteint 34,4 milliards de dollars en 2015,

soit le double par rapport à 2014, lorsque le montant tournait aux alentours de 16,2 milliards

de dollars.

En Belgique, entre 2014 et 2015, le volume des fonds levés par l’intermédiaire du

financement participatif a doublé, passant de deux millions et demi d’euros à cinq millions

d’euros. Aujourd’hui, on estime que le montant levé par toutes les plateformes belges de

crowdfunding est de treize milliards d’euros. En moyenne, le montant investi par personne sur

les sites de financement participatif en Belgique est de 0,4 euro.

Cependant, malgré cette performance, seuls 7,4% des Belges ont déjà participé à un projet via

le crowdfunding. C’est ce qui ressort d’une enquête menée par iVox et MyMicroInvest sur

1500 Belges de tous âges : un habitant sur deux n’a pas encore de connaissance précise sur ce

qu’est vraiment le financement participatif. Un Belge sur quatre envisage quant à lui de

réaliser son propre crowdfunding. Parmi les raisons qui font que le Belge ne s’intéresse pas de

plus près à ce phénomène et donc que les montants investis soient si bas, on retrouve le

manque de connaissances en premier lieu (26,3% des sondés). Viennent ensuite le manque de

2 Des ateliers qui abritent des machines-outils pilotées par ordinateur et qui permettent à n’importe qui de

pouvoir construire n’importe quel type d’objet. 3 Traduction littérale : le financement par la foule

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capital disponible (23,9%), le manque d’intérêt pour la pratique (11,9%) et pour finir, la peur

d’investir dans du capital à risque (11,4%).

Quatre formes de crowdfunding existent : on retrouve en premier lieu le don simple. En

deuxième lieu, le don récompensé d’une contrepartie (qui est d’ailleurs le modèle adopté par

l’IHECS pour le financement des projets de mémoires médiatiques). Les deux dernières

formes relèvent de l’investissement financier : l’achat de participation dans une entreprise

donne droit à un dividende, ou alors le prêt pourra rapporter des intérêts au « crowdfunder ».

Auprès du public belge, ce ne sont pas les aspects financiers qui prédominent lorsqu’il s’agit

de financement participatif mais c’est surtout l’aspect fonctionnel : la perspective que le

produit financé puisse voir le jour est la principale préoccupation des personnes qui injectent

de l’argent. D’ailleurs, d’après l’enquête iVox / MyMicroInvest, les motivations principales

qui animent les « crowdfunders » se présentent de la sorte : pour 67% des sondés, l’aspect

fonctionnel prime (les crowdfunders souhaitent que le projet puisse voir le jour et qu’ils

puissent avoir l’objet entre les mains). Ensuite, c’est l’aspect financier qui intervient avec

54% des suffrages (le fait d’obtenir un rendement par rapport à l’investissement initial

consenti). Interviennent ensuite les aspects innovants, émotionnels et sociaux du financement

participatif, avec respectivement 51%, 51% et 46% (contribuer à la création de quelque chose

de totalement nouveau et se sentir impliqué dans le projet).

Le profil des crowdfunders est assez diversifié, mais on retrouve en tout premier lieu le

« philanthrope » (35%) : c’est celui qui investit avant tout pour l’aspect social et émotionnel

du projet, sans se faire happer par l’aspect financier. On retrouve ensuite les catégories de

« socio-investisseurs » et « inno-investisseurs » (27%) : ceux qui investissent principalement

pour les aspects financiers, innovants et sociaux d’un projet. Et pour boucler le classement,

l’« emo-investisseur » qui représente 11% des personnes qui mettent la main à la poche :

comme leur nom l’indique, ils investissent avant tout pour l’aspect émotionnel, c’est-à-dire

pour l’implication personnelle dans le projet.

Pour l’anecdote, certaines personnes situent l’origine de ce mouvement en 1885, lorsqu’un

appel avait été lancé à la population pour rénover le socle de la statue de la Liberté à New

York. Le marché belge est assez peu représentatif au final (en 2014, la Belgique n’avait

récolté que 4,5 millions d’euros, soit 0,02% du marché mondial). Par rapport à nos voisins

européens, la Belgique est le pays où l’investissement moyen par habitant est le plus bas (0,4

13

euro), alors qu’il est de 1,7 euro en Allemagne ; 2,3 euros en France ; 3,7 euros aux Pays-Bas

et de 29,5 euros en Angleterre.

Il faut aussi dire que le marché européen du crowdfunding est le moins important parmi les

continents les plus développés. D’après le rapport publié par Massolution, le chiffre était de

6,48 milliards de dollars en 2015. On retrouve ensuite l’Asie avec 10,54 milliards de dollars et

l’Amérique du Nord en tête de file avec 17,2 milliards de dollars.

Dans de moindres proportions, l’Amérique du Sud a comptabilisé 85,74 millions de dollars,

l’Océanie 68,6 millions et l’Afrique 24,16 millions. A l’échelle mondiale, le financement

participatif est donc un marché d’une grande importance, et sa croissance ne devrait pas

s’arrêter de sitôt puisqu’on estime que le cap des 100 milliards de dollars (89,3 milliards

d’euros) sera dépassé d’ici 2020.

Au-delà des sphères de la consommation collaborative et du financement participatif, il ne

faut pas oublier celle des Makers, qui regroupe des structures comme les fab labs ou les

espaces de co-working, un autre pan de grande importance dans le monde du partage. Pour

illustrer ceci, le site socialworkplaces, en collaboration avec Deskmag, a réalisé une enquête

globale sur les espaces de co-working dans le monde en 2015.

Il en résulte que plus de 7800 espaces ont été recensés dans le monde l’année dernière. Le

chiffre est assez impressionnant puisqu’il a connu une croissance très rapide en l’espace de

huit ans : en 2007, on recensait seulement 75 espaces de co-working dans le monde. En 2009,

310. En 2011, le chiffre passe à 1130 et en 2013, à 3400. En 2015, l’espace de co-working

moyen comptabilise 30% de travailleurs en plus qu’il y a deux ans. Les plus grands espaces

en termes de membres se situent en Asie, tandis que les plus petits sont en Afrique.

7800 lieux de co-working, cela représente environ 510.000 travailleurs à travers le monde.

C’est plus du triple par rapport à 2013 (151.000 travailleurs). La durée de vie moyenne d’un

tel espace est fixée à 33 mois en 2015, alors qu’elle n’était que de 22 mois en 2013. Sept

personnes sur dix déclarent ne pas prévoir de quitter leur lieu de travail. Ces espaces ont la

réputation d’être beaucoup moins « stricts » en termes de hiérarchie, les bureaux sont le plus

souvent très ouverts et chaque membre discute librement avec n’importe quelle personne, peu

importe son rang au sein de la structure.

Ainsi, 29% des travailleurs se disent « très fortement » liés à leur espace de co-working et par

conséquent, à la communauté qui y travaille. 41% des travailleurs ont un lien « assez fort »

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avec la communauté et pour 21% d’entre eux, la relation qu’ils entretiennent avec le reste des

personnes est « passable ». 51% des personnes laissent leur téléphone exposé sur leur bureau

sans avoir peur d’un vol : ce fait qui peut paraître anodin illustre la confiance qui semble

prédominer dans ces nouveaux espaces de travail. En 2016, 61% de ces espaces comptent

s’agrandir ou trouver un lieu de travail encore plus grand. Les travailleurs devraient être

encore plus nombreux et les revenus générés par ces espaces devraient continuer de croître.

Il y a également tout le secteur des fab labs, des sortes d’ateliers de fabrication numérique qui

sont mis à la disposition d’une communauté pour modeler leur milieu de vie. Ces ateliers

permettent aux gens d’appliquer l’apprentissage des sciences, de résoudre des problèmes

locaux et d’exprimer leur besoin de créativité. Ainsi, on permet à ces personnes d’utiliser des

machines-outils pilotées par ordinateurs pour les accompagner dans leurs idées créatrices.

Dans les grandes lignes, les adeptes de ces espaces se réapproprient les moyens de

production.

Aujourd’hui, on comptabilise 678 fab labs à travers le monde, dont quatorze en Belgique. Ces

données proviennent de la plateforme fablabs.io, un outil lancé par Tomás Diez (fondateur

d’un fab lab à Barcelone et organisateur du festival FAB10) en collaboration avec la

Fabfoundation et qui permet de recenser la création de ces laboratoires collaboratifs dans le

monde à travers une cartographie dynamique. Cet autre pan de l’économie de partage est né

au sein du MIT (Massachusetts Institute of Technology), qui en a d’ailleurs établi une charte4.

Que ce soit à travers la sphère de la consommation collaborative (Airbnb, Uber, Blablacar

…), celle du financement participatif (KissKissBankBank, Kickstarter, Ulule …), celle des

« Makers » (espaces de co-working et fab labs) ou bien même celle de la production de

contenus numériques accessibles à tous (Youtube, Wikipédia, Google …), on peut constater

que l’économie dite collaborative couvre un très large panel de secteurs.

D’après un sondage réalisé par la RTBF et le journal La Libre du mercredi 09 au lundi 14

septembre 20155, les Belges ont une perception globalement positive de l’économie

collaborative. Parmi les sondés, c’était le cas de 51% des Bruxellois (contre 13% qui en

avaient une opinion défavorable), de 40% des Wallons (contre 14% ) et de 28% des Flamands

(contre 20%).

4 The Fab Charter : http://fab.cba.mit.edu/about/charter/

5 Sondage effectué sur internet, auprès d’un échantillon strictement représentatif de 2865 électeurs belges. La

marge d’erreur étant de +/- 3,2% sur les échantillons de Wallonie, de Bruxelles et de Flandre et de +/- 1,8% sur l’échantillon total.

15

Parmi les avantages que les Belges apprécient chez ces nouveaux acteurs, on retrouve en

premier lieu le fait que ces services soient moins chers que la concurrence (38% des sondés).

En second lieu, que ces entreprises amènent les pouvoirs publics à se rendre compte que trop

de taxes tuent l’économie officielle (32% des sondés) ou encore que c’est un bon moyen

d’amener les structures classiques (réseaux hôteliers, sociétés de taxis …) à baisser leurs prix.

Parmi les inconvénients, on retrouve le caractère incivique de ne pas payer de taxes, d’impôts

ou de charges sociales en premier lieu (25%), certains risques encourus par l’utilisateur

comme le fait de ne pas bénéficier d’une assurance (25%) ou encore les risques que cette

économie engendre par rapport à l’emploi des travailleurs « officiels ».

Aujourd’hui, des acteurs (structures collaboratives de quartier, coopératives …) montent au

créneau pour dénoncer le fait que ces entreprises récentes n’aient plus rien de collaboratif :

elles ne représenteraient plus les valeurs qu’elles affichent puisqu’elles génèrent des milliards

de dollars chaque année et qu’elles fonctionnent au final de la même manière que n’importe

quelle entreprise capitaliste classique. L’aspect collaboratif de ces sociétés ne serait donc plus

qu’une illusion. Tentons d’y voir plus clair.

16

II. L’économie de partage : un collectivisme de façade ?

Rappelons-le, d’après le cabinet d’audit et de conseil PwC, le marché de l’économie

collaborative représentait 15 milliards de dollars en 2014 et il devrait atteindre 335 milliards

de dollars en 2025. En termes de croissance, les secteurs de la finance collaborative et du

recrutement en ligne devraient être les plus impressionnants avec respectivement 63% et 37%

de croissance annuelle. Les secteurs du logement et du car-sharing devraient générer

respectivement 31% et 23% de croissance annuelle d’ici à 2025.

Dans leur livre What’s mine is yours : how collaborative consumption is changing the way

we live, Rachel Botsman et Roo Rogers précisent que :

Beaucoup d’entreprises dont nous parlons dans ce livre sont déjà rentables

ou disposent déjà de modèles basés sur des perspectives de croissance (…)

Il y a des micro-entrepreneurs, des gens qui réalisent un petit peu de

bénéfices sur le côté puis il y a d’autres structures qui réalisent des marges

de profit beaucoup plus significatives (Botsman, Rogers, 2011,

introduction xviii, « trad.libre »).

Botsman et Rogers soulèvent un point important puisqu’au aujourd’hui, une part des

personnes impliquées de près ou de loin par rapport à cette mouvance du tout collaboratif

critiquent les géants de cette économie 2.0 (notamment Airbnb et Uber). En cause : le profit

démesuré que ces acteurs génèrent mais aussi le fait que ce sont des entreprises qui semblent

se jouer du droit social et fiscal pour maximiser leurs rentes. Elles en auraient donc oublié

leurs intentions d’origine et n’auraient plus rien de collaboratives.

Dans leur livre Economie collaborative & droit : les clés pour comprendre, Jourdain, Leclerc

et Millerand parlent de cette perte d’idéal originel :

Les modèles de l’économie collaborative connaissent aujourd’hui un tel succès que

certains, en particulier les pionniers de cette économie, s’interrogent sur les valeurs

qu’ils véhiculent. En effet, les débuts de l’économie collaborative étaient liés aux

grands espoirs de changement social et de remise en question de l’économie

capitalistique portés par ces nouvelles formes de consommation (…) Si ces

objectifs sont parfois remplis par l’économie collaborative, force est de constater

que l’adoption généralisée de ces modèles ne repose sans doute pas uniquement sur

17

une prise de conscience morale (…) Le succès rencontré par les grandes sociétés

opérant sur ces marchés relativise automatiquement les valeurs altruistes et

communautaires qu’elles affichent en étendard (Jourdain et al., 2015, pp. 34-35).

De plus, certains de ces acteurs affichent une situation de quasi-monopole sur des marchés

pourtant censés être ouverts au plus grand nombre :

Alors qu’on peut percevoir, dans un premier temps, les plateformes collaboratives

comme des entités qui court-circuitent les intermédiaires traditionnels, le deuxième

temps de l’analyse peut conduire à la déception. Lorsque leur modèle prospère, ces

plateformes deviennent des entreprises au moins aussi puissantes que les précédents

acteurs. C’est là que l’expression « winner takes all », si chère aux fonds

d’investissement, prend tout son sens (Jourdain et al., 2015, p.37).

Effectivement, l’opérateur qui exerce dans le milieu de l’économie collaborative est

dans une situation économique d’interface. Il prend la place d’intermédiaire entre les

clients du côté de la demande mais aussi du côté de l’offre. C’est un mode de

concurrence que les économistes qualifient de « biface », un concept mis au point par

Jean Tirole, prix Nobel d’économie en 2014.

Dans un modèle classique, la fixation des prix reste simple : l’offre et la demande se

rencontrent sur un marché et l’ajustement entre les deux se fait par la fixation d’un prix.

Sur les marchés bifaces, il y a deux prix à fixer et souvent, ces entreprises laissent

tomber un marché pour pouvoir maximiser leurs profits sur un autre (par exemple,

Amazon pourrait vendre des milliers de liseuses numériques « Kindle » à moins de dix

euros mais boosterait son service d’application en attirant un grand nombre

d’utilisateurs).

Le marché de l’économie collaborative est marqué par ce qu’on appelle les effets de

réseaux croisés. La valeur du service qui y est proposée ne dépend pas seulement du

nombre de clients mais aussi de celui des offreurs. Plus il y a d’offreurs sur la

plateforme, plus elle sera susceptible d’en attirer d’autres. Tout au long du cycle de vie

d’une plateforme, l’entreprise devra s’assurer que l’équilibre entre demande et offre soit

parfait.

18

Pour pouvoir se démarquer, Uber, Airbnb, Blablacar et consorts doivent adopter une

approche centrée sur l’utilisateur : c’est pour cela que dans le milieu de l’économie de

partage, nous parlerons plus d’ « utilisateur » ou de « membre » que de « client ». Ces

entreprises bâtissent de véritables écosystèmes communautaires et font en sorte que

l’usager soit au centre de leur business-model, c’est ainsi que la captation de valeur se

forme.

De plus, comme ces sociétés fonctionnent uniquement avec des plateformes

numériques, leurs coûts de diffusion sont nuls. Ainsi, s’inscrire sur la plateforme Airbnb

ne coûtera rien, tout comme télécharger l’application « UberX » sur son smartphone.

Ces dernières choisissent un modèle de gratuité pour le support qu’elles fournissent

mais elles se rattrapent par la suite grâce à la visibilité qu’elles ont par leur diffusion

massive. Du fait d’un modèle basé exclusivement sur la gratuité et de l’absence totale

de coûts de diffusion, ces entreprises exercent une forme de monopole déloyal par

rapport au reste du marché.

Ces sociétés ont également tendance à être fortement concentrées et donc, seules

quelques plateformes commandent sur ce marché. Ainsi, Uber a fait l’acquisition du

service de cartographie Bing de chez Microsoft en 2015. Même chose pour Blablacar

qui, en 2015, a racheté son principal concurrent européen sur le marché du co-

voiturage : Carpooling. L’effet de concentration conduit à des situations de quasi-

monopole et désormais, quelques applications seulement dictent la façon dont le marché

doit fonctionner, laissant les miettes aux acteurs de taille modeste.

Nous avons pu rencontrer différents acteurs Bruxellois qui se sont lancés dans

l’aventure collaborative6. A la question de savoir si ce secteur n’aurait plus de

collaboratif que le nom, les avis divergent : ainsi, du côté de chez Bees Coop (une

coopérative bruxelloise écologique, économique et sociale qui est sur le point de lancer

un supermarché alternatif à la grande distribution classique), Quentin Crespel

(l’initiateur du projet) établit une distinction nette entre deux sphères :

C’est plus qu’une façade, c’est le cœur de leur business. Je pense qu’ils ne

s’en cachent pas vraiment (...) Je crois que l’économie collaborative n’est

pas sous-jacente du capitalisme : il y a deux mondes en action. On a d’abord

6 Les interviews complètes se situent en annexes.

19

le capitalisme qui a une force assez puissante et qui repère cette dynamique

de collaboration (celle de créer du lien) et qui se dit qu’il y a effectivement

une opportunité à saisir, mais sans quitter cette mentalité de captation de

valeur. A côté de ça, on a de plus en plus de gens qui sont dans la

collaboration, avec des valeurs fortes (Crespel, 2016, interview

personnelle).

Chez Cambio, acteur majeur du « car-sharing » en Belgique, on se montre également

assez critique par rapport à ce point-là. Leonor Rennotte, chargée de communication

pour la section bruxelloise du groupe, semble être d’accord sur le fait que l’on se perd

un peu par rapport au but premier de l’économie collaborative. Elle compare le secteur

du collaboratif à une sorte de forme d’esclavagisme : il ne serait pas possible d’offrir

des services si bon marché, il y aurait forcément l’un ou l’autre acteur qui perdrait au

change. L’aspect humain doit primer avant toute chose.

Du côté de l’EPI, épicerie collaborative basée à Uccle, on fait une distinction nette entre

les leaders du marché collaboratif et les petites structures qui font du partage. Claire

Rocheteau, une des co-fondatrices du projet, apporte son point de vue :

Collaboratif, c’est un mot qui veut tout de même dire quelque chose ! Je

vous donne une illustration de ce que je dis : j’ai vu récemment un reportage

très édifiant à la télé, où ils expliquaient que dans certaines villes des Etats-

Unis, ou dans certains quartiers, notamment des quartiers avec des vieilles

maisons (où le mobilier était un peu vétuste et où les gens vivent là depuis

très longtemps parce qu’ils n’ont pas les moyens d’aller ailleurs), et bien

Airbnb est en train de tout racheter, de tout rénover et de faire monter le prix

des loyers : ça explose ! Du coup, les propriétaires de ces petits locataires

sont obligés de suivre et de vendre. Les gens se retrouvent dehors. Donc là,

ça ne veut pas dire la même chose pour Airbnb que ce que nous faisons à

l’EPI (…) Je suis désolée, le collaboratif là, il a tout de même un peu

disparu. Tandis que chez nous, le profit est humain : c’est de mettre du lien,

de rendre service aux gens, de participer à la défense de l’environnement …

Ce sont des projets de société, ça n’a rien à voir avec ces entreprises

(Rocheteau, 2016, interview personnelle).

20

Une autre start-up, par contre, adopte une posture positive par rapport à cette question.

Bernard Mukeba, fondateur de DogCatWeb (une plateforme qui permet de faire de la

garde d’animaux, ce qu’on appelle également du « petsitting »), prend la défense des

géants du marché collaboratif :

Non, je ne suis pas d’accord. J’en reviens toujours à l’économiste Jérémy

Rifkin, à l’origine de plusieurs concepts sur l’économie collaborative. Dans

son livre, il explique qu’il est tout à fait normal qu’il y ait plusieurs volets

au sein de l’économie de partage. C’est juste que le numérique a

révolutionné la scène du collaboratif. Il est tout à fait normal que si je donne

un service de manière collaborative, je sois rémunéré. C’est tout à fait

normal qu’une entreprise puisse croître et augmenter ses capitaux. Ces

boîtes la grossissent et créent de l’emploi (…) Le monde collaboratif

révolutionne beaucoup de choses, ça démocratise l’humain : il est au centre,

il n’y a plus cette verticalité, juste une forme d’horizontalité. Ça pousse

même les grandes sociétés à changer la façon de manager leurs employés ou

bien leur vision. Heureusement que le collaboratif existe ! (Mukeba, 2016,

interview personnelle).

Laurence Vanderpoelen, gérante d’un Repair Café (un centre de réparation d’objets

tombés en panne à cause de l’obsolescence programmée) à Forest nuance la chose. Pour

elle, il faut accepter le jeu de la concurrence du moment qu’elle ne se fasse pas au

détriment de certains acteurs. Du moment que ces initiatives restent dans le concept de

mettre des bâtons dans les roues de sociétés déjà bien implantées, elle n’y voit pas

d’inconvénients. Par contre, à partir du moment où elles mettent des personnes dans une

« situation délicate » et où elles exercent une forme de monopole déloyal, ce n’est plus

acceptable. Elle rappelle qu’il faut bien évidemment accepter le fait qu’il y ait d’autres

acteurs, c’est le jeu de la concurrence, mais il faut également faire attention à ce que ces

entreprises ne deviennent pas simplement des « machines à fric ».

Pour finir, Edgar Szoc, économiste, journaliste et professeur (auteur de plusieurs articles

sur l’économie collaborative) trouve que ces sociétés ne représentent pas les valeurs

qu’elles veulent afficher, ces entreprises n’auraient rien de collaboratives :

(…) à mon sens, ça n’a jamais été de l’économie collaborative. Ce n’est pas

parce que c’est devenu plus important que la nature du boulot a changé.

21

C’est assez curieux, d’ailleurs, d’appeler ça de l’économie collaborative

parce qu’en fait, si on compare par exemple Uber à une société de taxis, la

société de taxis a quelque chose de collaboratif entre les travailleurs. Cette

structure dispose d’un centre, elle assigne des courses, etc. Alors que les

chauffeurs Uber, eux, sont en compétition les uns avec les autres (…) Donc,

les travailleurs ne collaborent pas entre eux. Là où on peut dire qu’il y a une

collaboration, c’est entre le prestataire de services (le chauffeur Uber) et le

client. Mais en quoi est-ce qu’il y a plus de collaboration que dans une

société de taxis normale, je ne vois pas très bien. Et donc, du point de vue de

l’organisation du travail et des travailleurs, c’est beaucoup moins

collaboratif que l’économie traditionnelle, ce qui n’est pas nécessairement

un problème en tant que tel, mais en tout cas le terme collaboratif est

vraiment trompeur et usurpé (Szoc, 2016, interview personnelle).

Globalement, les avis sont assez critiques sur l’aspect dit collaboratif de ces sociétés,

même si on y retrouve quelques nuances. Il faut dire que les sociétés les plus connues

dans le secteur ont essuyé de vives critiques par rapport à la manière dont elles

fonctionnaient, notamment sur le plan fiscal.

Aujourd’hui, ce sont surtout Airbnb et Uber qui continuent à poser problème. Le site de

logements entre particuliers et la plateforme de car-sharing sont sous les feux des

projecteurs depuis de nombreuses années, et pas toujours pour le meilleur. Pour avoir la

pleine mesure des reproches qui leur sont adressés, il faut revenir sur les chiffres qui

caractérisent leur ascension et tenter d’y voir plus clair dans les pratiques fiscales

nébuleuses qui les entourent. Prenons le cas d’Airbnb pour illustrer ce phénomène.

22

Airbnb : bête noire du fisc, championne de l’optimisation offshore

Les sociétés dans le milieu de l’économie collaborative ne communiquent que très

rarement sur leur chiffre d’affaires, mais quand elles le font, elles impressionnent par

leurs performances. Ainsi, Airbnb a réalisé 900 millions de dollars de chiffre d’affaires

en 2015 et l’entreprise américaine ne compte pas s’arrêter en si bon chemin : à l’horizon

2020, la start-up devrait générer plus de dix milliards de dollars de chiffre d’affaires.

Aujourd’hui, l’entreprise est présente dans plus de 129 pays et comptabilise deux

millions de logements disponibles sur sa plateforme. Airbnb est présente dans 34.000

villes. En 2016, cinq millions de voyageurs sont passés par la start-up de Brian Chesky

pour trouver un logement et l’entreprise est désormais valorisée à plus de 25,5 milliards

de dollars en bourse.

En 2015, Airbnb a enregistré une croissance fulgurante à Bruxelles, Paris et Berlin.

Ainsi, à Bruxelles, plus de 6500 annonces actives ont été recensées sur le site l’année

dernière, cela représente une croissance de 66% en un an. 220.000 voyageurs ont fait le

déplacement en 2015, soit une croissance de 200% sur un an. Même chose à Paris où

plus de 70.000 annonces actives ont été enregistrées, ceci représentant 55% de

croissance sur une année. 1,7 million de voyageurs sont passés par la ville lumière en

2015, soit 171% de croissance par rapport à 2014. A Berlin, plus de 18.000 annonces

actives ont été recensées, c’est une croissance de 30% en un an. 500.000 voyageurs ont

trouvé un logement Airbnb sur Berlin en 2015, cela représente 147% de croissance si

l’on compare à 2014.

On peut le constater par ces chiffres : l’entreprise est en perpétuelle expansion. Et tout

comme n’importe quel géant du web 2.0 (Google, Amazon ou Apple pour ne citer

qu’eux), on lui reproche d’élaborer des montages fiscaux obscurs pour payer le moins

d’impôts possible. Pour illustrer ce phénomène, se référer au cas français est le plus

judicieux.

Paris est aujourd’hui la ville la plus prisée dans le monde par les utilisateurs d’Airbnb.

La société se rémunère grâce à un système de commission : elle prélève 3% auprès de

l'hôte, et de 6 à 12% auprès du voyageur. En 2015, ses commissions en France lui ont

rapporté 150 millions d’euros. Sur cette somme, on estime que l’entreprise n’a versé

que 89.000 euros d’impôts au fisc français.

23

Pour parvenir à payer un montant aussi dérisoire, Airbnb a établi une filiale à Londres et

des sous-filiales en Irlande et aux Pays-Bas pour permettre de délocaliser les bénéfices

qu’elle a réalisés en France. Les bénéfices que l’entreprise réalise en France ne sont pas

imposés sur le territoire, mais sont renvoyés vers l’Irlande.

Le montage fiscal qu’elle a élaboré lui permettrait d’échapper à presque toutes les

législations fiscales dans le monde. L’Irlande est d’ailleurs une véritable terre d’accueil

pour les multinationales : il faut dire que le taux d’imposition y est fixé à 12,5%, contre

33% en France, c’est un des taux les plus bas d’Europe.

C’est là que la marque a décidé de rapatrier tous ses profits mondiaux. A Dublin, deux

sociétés sont répertoriées au nom d’Airbnb dans le registre du commerce : « Airbnb

Ireland » et « Airbnb International ». La société utilise une technique bien connue par

les multinationales en Irlande pour réaliser de l’optimisation offshore : celle du « double

irlandais ».

Cette technique se présente sous la forme d’un mécanisme assez simple, couramment

utilisé par les multinationales américaines basées en Irlande. Une entreprise qui est

basée en Irlande en monte une deuxième dans le même pays, et cette seconde société va

payer la première. Les bénéfices arrivent en Irlande dans la première société (dans ce

cas-ci Airbnb Ireland) puis transitent par la seconde (Airbnb International).

Les profits d’Airbnb Ireland sont donc transférés à Airbnb International. Cette seconde

société possède des statuts différents par rapport à la première : elle réside en Irlande

mais pour les impôts, elle peut être située n’importe où dans le monde. Dans le cas

d’Airbnb, elle paye ses impôts à Jersey, une petite île anglo-normande au large de Saint-

Malo, une commune française située en Bretagne, au nord-ouest de la France.

C’est donc une forme de double résidence : juridiquement, la société est basée en

Irlande mais fiscalement, elle réside à Jersey, et toutes les taxes qui s’appliquent à

Airbnb sont celles de Jersey. Airbnb International est donc une société écran qui

rapatrie les bénéfices afin qu’ils soient taxés non pas en Irlande mais à Jersey, une île

avec un taux d’imposition proche de 0%. L’île est considérée comme l’un des meilleurs

paradis fiscaux dans le monde.

24

Grâce à ce mécanisme, Airbnb ne paierait pas plus de 3% d’impôts sur l’ensemble de

ses bénéfices. La particularité de ce système est qu’il est parfaitement légal. Sous la

pression de l’Union Européenne, l’Irlande a été sommée de mettre fin au « double

irlandais », mais les multinationales comme Airbnb pourront continuer à profiter du

système jusqu’en 2020. D’ici là, ces sociétés auront assez de temps pour essayer de

trouver d’autres parades et se jouer de la réglementation fiscale nationale.

Au niveau européen, les premières réglementations commencent à se mettre en place et

Pierre Moscovici, commissaire européen pour les affaires économiques et financières, la

fiscalité et les douanes, a rendu un avis sur la question en février dernier :

La Commission n'ignore pas que de grandes multinationales utilisent des

structures fiscales complexes dans le but d'optimiser leurs charges fiscales (…)

Une série d'importantes initiatives ont déjà été mises en place, par exemple la

proposition d'un échange d'informations automatique obligatoire sur les décisions

fiscales entre États membres, adoptée par le Conseil le 6 décembre 2015. Enfin, la

Commission a lancé, pour 2016, un programme ambitieux (…) contre l'évasion

fiscale, une proposition d'échange, entre les administrations fiscales, de

déclarations pays par pays, et qui présente, de plus, une nouvelle stratégie de l'UE

pour protéger le marché unique des menaces extérieures d'érosion de la base

d'imposition. (Moscovici, février 2016).

Les questions de réglementation sont donc primordiales au sein de ce secteur. Comme

ces entreprises ne sont pas encore totalement soumises aux mêmes règles que des

sociétés classiques, certaines voix s’élèvent pour dire qu’une forme de concurrence

déloyale se forme. C’est le point que nous allons aborder dans la troisième partie de

cet article.

25

III. L’économie de partage : à l’origine d’un marché débridé ?

Les mutations que l’économie collaborative engendre inquiètent les secteurs traditionnels.

Ainsi, depuis qu’Airbnb et Uber sont présents sur le marché, les secteurs de l’hôtellerie et des

sociétés de taxis sont montés au créneau pour dénoncer la concurrence déloyale que ces

sociétés créeraient vis-à-vis de leurs activités.

Ainsi, ces derniers mois, la législation de certaines villes s’est durcie contre les leaders du

marché collaboratif. A Berlin par exemple, en avril dernier, il a été décidé de durcir les règles

pour les locations touristiques : les habitants ne peuvent plus louer leur habitation entière pour

des séjours de courte durée sur Airbnb, à moins d’obtenir une autorisation des autorités. Les

propriétaires ne peuvent plus proposer à la location qu’une pièce de leur appartement ou de

leur maison. Cette pratique nuit au marché de la location puisque ces habitations sont surtout

destinées aux touristes : il s’agit donc de limiter ce genre de pratique. Les propriétaires qui ne

respectent pas cette nouvelle règle risquent une amende pouvant aller jusqu’à 100.000 euros.

Même chose à New-York où à la fin du mois de juin, une nouvelle loi a été introduite, et elle

menace fortement la présence d’Airbnb dans cette ville : les logements new-yorkais loués sur

le site pour une période inférieure à 30 jours seront désormais considérés comme illégaux aux

yeux de la loi. Jusqu’à 7500 dollars d’amende peuvent être encourus par les contrevenants. Ce

texte doit néanmoins encore être signé par le gouverneur avant d’entrer en vigueur.

Que ce soit à New-York ou Berlin, les autorités publiques rétorquent le fait que dans certains

immeubles, on retrouve plus de touristes que de véritables locataires. De plus, ces offres de

logements alternatives empiètent sur le secteur hôtelier. La location sur Airbnb ne serait donc

plus seulement qu’un moyen pour des particuliers d’arrondir leurs fins de mois mais serait

également à l’origine d’un véritable marché sous-locatif.

Du côté d’Airbnb, on met en garde contre les effets négatifs de cette décision : d’après la

société, près de 30.000 personnes verraient leur bien immobilier saisi ou seraient expulsés.

D’après le porte-parole du groupe, Josh Melzter : « Pour des centaines de New-Yorkais,

Airbnb est devenue un cordon de sécurité économique, qui leur permet de payer leurs

factures, de joindre les deux bouts et ainsi de rester dans leur logement ». De nombreux

foyers pauvres new-yorkais dépendraient de la plateforme et des revenus qu’ils tirent de leur

location.

26

Des actions ont également été prises dans d’autres villes : à Paris par exemple, Airbnb

collecte une taxe de séjour de 83 centimes par nuitée afin de la reverser à la Ville de Paris

(même si elle n’y est pas obligée d’un point de vue légal). Les particuliers ne peuvent plus

louer leur appartement que quatre mois par an. A Barcelone, les propriétaires doivent

s’acquitter d’une taxe de 65 centimes d’euros par nuitée. Deux chambres maximum peuvent

être louées et pendant quatre mois par an.

Du côté du service de covoiturage entre particuliers, Uber a connu de nombreux procès. En

Belgique, en septembre 2015, le service Uber a été déclaré illégal par le tribunal de commerce

de Bruxelles. C’est la société des Taxis Verts qui avait porté plainte et ils ont obtenu gain de

cause. Seule l’application UberPop a été fermée, c’était l’application que les conducteurs

particuliers utilisaient en se servant de leur voiture personnelle. Les services UberX et

UberBLACK sont toujours en activité : ce sont des chauffeurs professionnels qui transportent

leurs clients avec des limousines standards, ou des voitures de plus haut standing.

Uber pouvait risquer une amende de 10.000 à un million d’euros si elle ne respectait pas cette

décision de justice. Les chauffeurs de taxis étaient en colère contre le service UberPop

puisque les chauffeurs travaillant pour cette application ne possédaient pas de licence

obligatoire en région bruxelloise pour le transport rémunéré de personnes, une licence dont le

prix avoisinait les 100.000 euros en 2015. A rajouter à cela le fait que les conducteurs

travaillant pour Uber se soustraient au paiement de leurs impôts et du versement de

cotisations sociales sur le sol belge.

Ces entreprises emploient plusieurs milliers de personnes à travers le monde : webdesigners,

responsables marketing, community managers … Mais elles n’engagent aucune femme de

chambre ni aucun chauffeur. Ces personnes sont des particuliers qui restent liés à l’entreprise

par une charte éthique obscure, mais il n’y a aucun contrat de travail en tant que tel. Pour

certains, c’est là où le bât blesse puisque professionnalisation du particulier rimerait avec

précarisation du travail. Uber ou Airbnb deviendraient donc des pourvoyeurs de faux jobs et

apparaîtraient comme de véritables opportunités pour les personnes qui cherchent à avoir des

revenus complémentaires ou qui sont tout simplement sans emploi.

Le secteur traditionnel reproche également à ces sociétés de n’être que des coquilles vides : en

Belgique par exemple, la filiale « Uber Belgium » a réalisé un bénéfice de 1080 euros en

2014, une somme dérisoire quand on sait que des milliers de chauffeurs représentent la

27

marque dans le pays. Les bénéfices de la filiale sont envoyés aux Pays-Bas, à Amsterdam, où

l’impôt sur les sociétés est plus avantageux que chez nous. Même chose pour Airbnb : les

factures fournies à ses utilisateurs en Belgique sont expédiées en Irlande. Les chauffeurs de

taxi et le secteur hôtelier demandent à ce que ces sociétés rentrent dans le collimateur de la

législation belge.

Nos interlocuteurs, en tant qu’acteurs de premier plan impliqués dans l’économie

collaborative, ont également un avis sur la question. Chez Bees Coop, l’économie du partage

soulève des enjeux essentiels et remet en cause les formes d’emploi traditionnelles, on la

perçoit comme un vecteur de changement en n’omettant pas le fait qu’elle doive être régulée :

(…) Je pense que l’emploi doit évoluer, qu’il y a cette question de « qu’est-

ce que l’emploi aujourd’hui » : est-on d’office dans du salariat, y a-t-il

d’autres formes d’emploi qui doivent arriver et être encadrées ? (…) On se

retrouve dans une situation où on serait au bord du quai avec tous des

esclaves qu’on peut choisir et demander à quel prix il pourrait me fournir tel

type de travail et en fonction de la qualité de ce que tu veux, tu prends le

plus offrant. Il y a donc une mise en concurrence globale qui est

complètement déstructurée des réalités locales. Et donc, je ne suis pas à tout

prix pour la défense du salariat. Il faut avoir une réflexion sur comment

encadrer ces nouvelles pratiques et il faut être proactif dans ces missions. Il

y a une réelle nécessité d’encadrer ces nouvelles pratiques. (Crespel, 2016,

interview personnelle)

Chez Cambio, la seule forme de concurrence qu’ils exerceraient serait vis-à-vis des

constructeurs automobiles, ils ne prendraient donc aucune autre part de marché et

n’exerceraient aucune forme de concurrence déloyale. Leonor Rennotte, chargée de

communication, rappelle qu’ils essaient justement d’éviter qu’il y ait trop de véhicules en

circulation sur les routes et que cela ne génère trop de pollution. Ils essaient de désengorger

les routes. D’après elle, tous les acteurs de car-sharing sur Bruxelles ont leur business-model

et leurs clients, ils ne se les disputent pas.

A l’EPI, épicerie collaborative basée à Uccle, on se montre très critique par rapport à ce point

en particulier. Pour la coopérative, les géants du milieu appliquent une forme de concurrence

déloyale. Claire Rocheteau et Sophie Bibet rappellent qu’à l’EPI, ils travaillent dans un autre

28

cadre et une autre perspective que celle du profit financier. D’après elles, Airbnb ferait une

concurrence absolument « déloyale et sauvage » aux hôteliers mais aussi aux propriétaires qui

essaient de louer sur un peu plus de long terme. Uber exerce aussi une forme de concurrence

déloyale face aux taxis car ces derniers sont pris dans des réglementations et n’ont pas autant

de liberté. A l’EPI, on ne fait donc concurrence à personne d’autre. Claire Rocheteau et

Sophie Bibet rappellent aussi que ce sont des sociétés qui veulent échapper à la

réglementation fiscale et aux législations sur les professions réglementées. Nous serions donc

« plus proche de Google comme esprit que de l’EPI ».

Chez DogCatWeb, Bernard Mukabe relativise les critiques qui sont faites à ces sociétés, en

insistant sur les innovations qu’elles apportent. Selon lui, elles créeraient même de l’emploi :

Moi, je pense qu’il faut créer de l’emploi (…) Donc, je pense que ces gens

qui disent ça, ne désirent pas avoir d’évolution dans le milieu. Le monde

avance, et je veux paraphraser l’équivalent du MEDEF (Mouvement des

entreprises de France) en Italie : l’ancien président italien de ce mouvement

disait que les Etats-Unis innovent, ils changent les choses. Il faut innover.

Les Chinois copient, nous Européens on réglemente. Puis tu as les hôteliers

qui se demandent pourquoi Airbnb fonctionne tellement bien : mais ils ont

tout simplement innové ! Sans innovation, dans cinq à dix ans, quel avenir

laissera-t-on à nos enfants ? Si le collaboratif nous permet de créer de

l’emploi, pourquoi pas ? Les gens évoluent, et ça pousse tout le monde à

faire de même. C’est mon humble avis. (Mukeba, 2016, interview

personnelle)

La représentante du Repair Café de Forest, Laurence Vanderpoelen, soulève la problématique

des impôts auxquels une grande partie de ces entreprises ne se soumet pas en Belgique et

rappelle qu’elles ne payent pas de taxes ici. Ces entreprises ne devraient pas se dédouaner de

leurs devoirs envers la société et donc c’est un point qu’il faudrait revoir.

Enfin, l’économiste Edgar Szoc nuance un peu plus la chose. Pour lui, une zone de

recoupement existe :

Oui, clairement. Alors ça, ça dépendra de la mesure dans laquelle le secteur

sera régulé. Mais au tout début, c’est clair que les gens ne payaient pas

d’impôts ni de cotisations sociales, etc. C’est un peu en train de changer

29

dans une certaine mesure et dans la mesure des capacités réglementaires des

autorités publiques et donc, ça dépend très fort d’un pays à l’autre (…) Je

crois qu’il y a quand même une zone de recoupement. C’est très clair que,

par exemple, des petits étudiants qui trouvent des chambres à 20 euros, et

bien ils n’auraient pas fait le voyage autrement s’il n’y avait pas eu Airbnb.

Ce ne sont pas des nuitées d’hôtel qui sont perdues. A l’inverse, il y a le

tourisme d’affaire qui est très peu impacté par Airbnb parce que les boîtes

ne vont pas payer des nuitées Airbnb à leurs cadres. Mais il y a quand même

une zone intermédiaire où il y a concurrence. (Szoc, 2016, interview

personnelle)

A Bruxelles, en moyenne, une chambre sur Airbnb se loue entre 70 et 80 euros par nuitée

(alors que dans un établissement hôtelier, le prix tourne aux alentours de 105 euros par nuit).

Fin 2015, on recensait environ 10.400 logements belges sur la plateforme, dont 5500 à

Bruxelles, loués en moyenne 39 jours par an, ce qui veut dire qu’un hôte belge peut se faire en

moyenne 2300 euros par an. Sur les 350.000 touristes qui sont passés en Belgique l’année

dernière, 176.000 d’entre eux ont séjourné via la solution Airbnb. En un an, la croissance sur

Bruxelles a été de 102%.

Du côté des taxis, passer par Uber reste toujours plus avantageux : même si l’application

UberPop a été arrêtée en 2015, UberX est toujours présent. En moyenne, passer par ce

service reste 25% moins cher que de prendre un taxi. Ainsi, d’après Filip Nuytemenans, le

directeur belge d’Uber, aller de Bruxelles-Midi à Bruxelles-Schuman avec UberX reviendrait

à dix euros, contre 12.50 euros avec un taxi traditionnel. Aller de la Grand-Place à l’aéroport

de Bruxelles National coûterait 20 euros avec UberX, contre environ 25 euros avec un taxi.

Quand UberPop existait toujours, la société revendiquait 50.000 utilisateurs pour environ

1000 conducteurs à Bruxelles.

Face aux parts de marché que ces sociétés prennent, le secteur traditionnel demande à ce que

ces entreprises soient régulées. En Belgique, la réglementation a la particularité d’être assez

compliquée puisqu’elle est régionalisée, les règles ne sont pas les mêmes selon que l’on se

trouve en Flandre, en Wallonie ou à Bruxelles. Y a-t-il déjà des mesures qui ont été prises et

comment fonctionnent-elles ? Dans cette dernière partie, nous verrons les types d’actions qui

peuvent être prises à l’encontre de ces structures et comment les aménager.

30

IV. Quelles pistes pour réguler une telle économie ?

Face à l’irruption de toute une série d’acteurs qui déstabilisent les marchés du transport ou de

l’hébergement (pour ne citer qu’eux), chaque pays tente de remettre un peu d’ordre pour

pouvoir réguler ce marché. En Europe, chaque Etat a adopté sa propre stratégie : ainsi, en

Espagne par exemple, Uber est strictement interdit. Par contre, le service est plutôt encadré en

Belgique, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas ou en Italie. Airbnb est asphyxiée en

Allemagne tandis qu’en Angleterre, pays ultra-libéral, la société a le champ libre.

Globalement, l’Europe adopte une position conciliante avec la sphère du partage. Le 2 juin

dernier, la Commission Européenne a présenté des orientations visant à aider les

consommateurs, les entreprises et les pouvoirs publics pour pouvoir « s’engager en toute

confiance dans l’économie collaborative ». La posture que la Commission adopte est de dire

que ces nouveaux modèles contribuent à la croissance et à l’emploi au sein de l’Union

européenne.

Pour l’Europe, le problème actuellement est que chaque pays a sa propre réglementation. Ce

paysage morcelé en termes de régulation ne joue pas en faveur des « opérateurs traditionnels,

les nouveaux prestataires de services et les consommateurs ». La Commission cherche donc à

unifier ce marché d’un point de vue réglementaire pour contribuer au développement de

l’économie collaborative.

La commissaire Elżbieta Bieńkowska, en charge du marché intérieur, de l’industrie, de

l’entrepreneuriat et des PME, s'est exprimée sur le sujet:

L'économie collaborative représente une chance à saisir pour les

consommateurs, les entrepreneurs et les entreprises à condition que nous la

mettions sur les bons rails. Si nous laissons notre marché unique se

fragmenter au niveau national voire au niveau local, l’Europe tout entière

risque d'être perdante. Nous publions aujourd'hui des orientations

juridiques à l'intention des pouvoirs publics et des opérateurs du marché

afin d'assurer le développement équilibré et durable de ces nouveaux

modèles économiques. Nous invitons les États membres à réexaminer leur

réglementation sur la base de ces orientations, et nous sommes disposés à

les aider dans ce processus. (Bieńkowska, Bruxelles, le 2 juin 2016)

31

La Commission Européenne a pointé certains points en particulier qui nécessitent une

attention toute particulière de la part des Etats membres et qui pourraient justifier des règles

européennes. En premier lieu, la Commission demande à ce qu’il y ait une distinction nette

entre le statut de particulier et de professionnel : il ne faut pas qu’un particulier qui travaille

de manière occasionnelle sur ce type de plateforme soit traité comme un professionnel. La

Commission souhaiterait fixer un seuil.

En second lieu, les plateformes ne devraient pas être tenues pour responsables des formes

d’actions illégales qui se déroulent sur le support qu’elles proposent, pour « les informations

qu’elles stockent au nom de ceux qui proposent un service ». Elles n’ont donc pas

d’obligation de vérification et de recherche concernant de possibles activités suspectes. Elles

sont uniquement responsables de leurs propres services (les transactions par exemple).

En termes de législation pour la protection de consommateurs, la Commission indique que les

Etats doivent fournir une protection adéquate au consommateur mais aussi contre les

pratiques commerciales déloyales afin de permettre la protection des parties les plus faibles

participant à l’économie collaborative.

En ce qui concerne le droit du travail, il relève en majeure partie de la compétence des Etats

membres et est complété par des normes sociales minimales de l’UE et par la jurisprudence

de l’UE. La Commission demande à ce que les Etats expliquent leurs règles en en donnant les

grandes lignes directrices (lien de subordination à la plateforme, rémunération et nature du

travail).

Pour finir, la Commission demande à ce que les règles soient uniformisées et applicables à ces

sociétés en ce qui concerne le volet fiscal, afin d’éviter les différences entre pays. Les Etats

doivent faciliter et améliorer la collecte d’impôts pour les plateformes.

L’agenda européen pour l’économie collaborative que la Commission a mis en place est une

initiative intéressante puisqu’elle démontre que les instances accordent de l’attention à

l’économie du partage et à sa régulation mais également que plusieurs problématiques

juridiques liés à ces entreprises ont déjà été identifiées.

32

En Belgique, Alexander de Croo, Ministre en charge de l’agenda numérique a effectué une

déclaration en matière de fiscalité. En avril dernier, il proposait la mise en place d’une

nouvelle taxe qui serait prélevée à la source, pour les revenus générés par les particuliers

présents sur ces plateformes. Toutes les transactions qui auraient lieu sur les sites collaboratifs

feraient l’objet d’un inventaire précis et seraient prélevées directement par l’administration

fiscale.

Alexander de Croo qualifie la zone du cadre juridique entourant l’économie collaborative de

« grise », et pour y remédier, il a proposé la mise en place de cette taxe. Un taux d’imposition

préférentiel serait applicable pour des revenus inférieurs à un certain montant (10% en

dessous de 5000 euros, puis une taxation progressive selon le montant déclaré avec un taux de

maximum 50%). Dans l’optique où les revenus dépasseraient un certain seuil, l’impôt sur le

revenu classique s’appliquerait.

Ceci dans l’optique de faire la distinction entre un utilisateur occasionnel et une personne qui

ferait une utilisation régulière et lucrative de ces plateformes. Avec Airbnb par exemple, ce

problème existe déjà et on parle d’un véritable marché sous-locatif. Pour résumer, une

fiscalité faible pour les utilisateurs occasionnels et une taxation plus sévère pour celles et ceux

qui en feraient un véritable business.

Les plateformes prélèveraient elles-mêmes un pourcentage généré sur les transactions et le

reverseraient au fisc. Le Ministre de Croo estime que c’est un système assez simple à mettre

en place puisque tous les paiements effectués dans le cadre de ces plateformes sont facilement

traçables : « Puisque toutes les transactions se font par paiement électronique, on demandera

à tous ces opérateurs de faire un petit prélèvement sur les transactions. Il y aura un transfert

automatique entre ces plateformes et l'administration fiscale fédérale. Et tout sera pré-rempli

dans la fiche d'impôts.». Pour que la recette fonctionne, il faut que ces sites s’engagent à

transmettre toutes leurs données au fisc.

Les secteurs de l’horeca et des taxis reprochent toujours au gouvernement d’organiser une

concurrence déloyale parce que ce régime est seulement destiné aux particuliers et non aux

prestataires, dont il s’agit de l’activité principale. Petit bémol, le Ministre de Croo a annoncé

qu’Airbnb ne tombait pas sous le nouveau régime fiscal en préparation : il faut en effet que le

service en question tombe sous la catégorie fiscale « revenus divers » et selon le Ministre de

Croo, la location d’une chambre n’est pas un revenu divers mais un revenu immobilier. Tous

les autres services par contre sont visés.

33

Chez nous, le cadre institutionnel fait que trois réglementations différentes encadrent les

pratiques d’hébergement touristique et ce au niveau des trois régions (nous ne parlerons pas

du cas d’UberX car il n’y pas encore eu de réglementation claire concernant ce service mis en

place après l’interdiction d’UberPop à Bruxelles en octobre 2015).

Ainsi, à Bruxelles, une nouvelle ordonnance est entrée en vigueur le 24 avril dernier : les

nouvelles règles instaurées par cette dernière demandent à ce que les loueurs Airbnb

fournissent un certificat de bonne vie et mœurs, un dispositif de sécurité anti-incendie, une

assurance en responsabilité civile et une autorisation dans le cas échéant de la copropriété. Le

dossier complet doit être remis aux autorités et s’il est accepté, le loueur recevra un numéro

d’enregistrement ainsi qu’un logo à apposer en façade (5500 logements Airbnb ont été

recensés en 2015 sur Bruxelles).

En Wallonie, le Ministre du Tourisme René Collin a entamé une réflexion pour mieux

encadrer les logements touristiques (1400 recensés en 2015). Le Ministre Collin privilégie un

cadre souple : le logeur doit faire une déclaration préalable auprès du Commissariat général

du tourisme. Il devra apporter la preuve d’absence de casier judiciaire, le respect de certaines

règles de sécurité et aussi la preuve d’une assurance en responsabilité civile.

En Flandre, la situation est similaire que dans le sud du pays : la personne qui souhaite louer

son bien doit obtenir une autorisation écrite des autorités si le logement contient plus de deux

chambres ou s’il peut accueillir plus de huit personnes. 3600 logements ont été recensés en

Flandre en 2015.

34

Conclusion

L’économie collaborative ne serait-elle donc qu’une forme de business lucratif déguisé ?

Nous sommes d’avis qu’il faut établir une différence entre des acteurs qui sont depuis

quelques années montés au créneau et qui dirigent le marché d’une main de fer, et puis des

initiatives locales et de proximité qui conservent le soucis de garder les valeurs de partage et

de solidarité comme de véritables porte-étendards. Le point de rupture commence à se

dessiner lorsque ces sociétés grandissent et qu’elles ont accès à des capitaux bien plus

conséquents : l’optique de développement à une échelle internationale prend le plus souvent

le dessus sur les valeurs défendues à la base.

Aujourd’hui, le marché de l’économie collaborative est extrêmement diversifié et ses

pratiques également. De par la manière dont ces sociétés fonctionnent, elles remettent en

question les modèles traditionnels que nous avons connus jusqu’à présent : le salariat, la

structure hiérarchisée et verticale au sein de la plupart des entreprises, des modèles qui

effacent complètement la notion de propriété au bénéfice supposé des valeurs de partage et

d’entraide … Cette économie pose des questions essentielles sur notre société actuelle et

souligne les défis et enjeux auxquels nous serons confrontés dans les années à venir.

Par son potentiel de changements socio-économiques, la sphère collaborative peut se

présenter comme une belle opportunité d’avenir. Elle fait également peur et inquiète car on lui

reproche de pervertir ses intentions de base, de transformer des actes de générosité en du

profit pur. Il faudra donc poser des exigences à l’égard de l’économie collaborative et

différencier les initiatives qui méritent d’être soutenues de celles qui doivent être freinées.

Cette économie a aussi la particularité de poser la question des différentes formes que le

travail peut revêtir : l’emploi tel que nous le connaissons n’en est qu’une forme. Jusqu’où

pourra-t-on flexibiliser l’emploi sans toucher à la protection des travailleurs, comment

valoriser d’autres formes de contribution ? Le débat est ouvert : entre utopie et big business, il

n’y a qu’un pas, et ce sont les acteurs qui définissent l’économie collaborative d’aujourd’hui

qui décideront de ce qu’elle sera demain.

35

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39

Annexes

Annexe 1 : retranscription de l’interview avec Quentin Crespel, fondateur

de la coopérative « Bees Coop ».

[Nous avons interrogé Quentin Crespel au siège de Bees Coop, à Saint-Josse. Représentant

une épicerie collaborative de quartier, son avis est plus à même d’apporter une autre vision du

marché. Les questions ont été élaborées de manière à ce qu’elles puissent servir à répondre

aux hypothèses formulées dans les parties deux et trois.]

Bonjour, pourriez-vous nous présenter votre entreprise et nous dire depuis quand vous

êtes présent sur le marché ?

Donc Bees Coop, c’est la coopérative bruxelloise écologique, économique et sociale. Notre

but serait de créer un supermarché qui serait une alternative à la grande distribution classique.

C’est un projet qui est co-construit par près de 80 citoyens et c’est une initiative qui a été

entreprise par de jeunes militants il y a près de deux ans. Maintenant, le projet a évolué et on

a quatre personnes qui sont rémunérées au sein du projet et toujours une base de près de 80

personnes qui sont actives dans différents groupes de travail. C’est vraiment ces énergies de

citoyens qui permettent d’avancer sur le projet au quotidien.

Donc notre volonté c’est de rendre l’alimentation durable (on l’entend au sens large : au

niveau des produits locaux, des produits issus du commerce équitable, plus accessibles

financièrement) et pour ça, on se base sur le modèle des coopératives de consommateurs.

Toutes les personnes qui veulent faire leurs courses dans le supermarché souscrivent des parts

de la coopérative et deviennent propriétaires et s’engagent à travailler trois heures toutes les

quatre semaines, dans le magasin. Et donc, c’est cette petite partie de travail non rémunérée

au sein du magasin, de la structure, qui permet de diminuer les coûts et d’avoir une

alimentation de haute qualité à des prix plus intéressants.

Quels sont les éléments qui vous ont poussé à lancer ce projet ?

Notre volonté était vraiment de rendre l’alimentation de qualité et accessible. Pour l’instant, il

y a des initiatives qui existent mais souvent on trouvait que c’était soit : pas dans nos moyens

(il y a beaucoup de possibilités avec les magasins bio qui ouvrent à gauche à droite mais

40

souvent ce sont des magasins qui sont déjà réservés à un public sensibilisé avec un pouvoir

d’achat assez important). Après, dans les initiatives bon marché, il y a certains groupes

d’achats en commun (il y a les marchés, la vente directe à la ferme, …) mais ça demande une

organisation et une implication assez importante que nous n’avions pas l’occasion de mettre

en place. On s’est donc dit qu’on voulait répondre à cette demande mais le faire de manière

inclusive et donc pas uniquement pour des personnes déjà sensibilisées mais toucher une large

part de la population. Donc on s’implante ici à Schaerbeek et à Saint-Josse, qui sont des

quartiers assez populaires et la volonté, c’est aussi d’utiliser le supermarché comme moyen

pour créer de la mixité sociale. L’alimentation, ça concerne tout le monde et c’est un élément

qui permet de faire des ponts entre les cultures et donc il y a cet aspect de mixité sociale qui

est hyper important chez nous.

Vous vous réclamez plus du mouvement de l’économie sociale et solidaire plutôt que de

l’économie collaborative. Vous faites une différence entre les deux ?

Complètement. Pour moi, l’économie collaborative, c’est quelque chose qui a été nommé

assez récemment et qui englobe toute une série d’acteurs qui ont au final des finalités assez

différentes. Dans notre cas, on se revendique plutôt de l’économie sociale, on est une

coopérative à finalité sociale, agréée par le conseil national de la coopération : ces différents

agréments sont garants des valeurs de la coopérative. On a pas de but lucratif même s’il faut

qu’on soit rentables, il va y avoir de l’argent brassé mais cet argent ne sert pas à rémunérer les

personnes qui ont investi dans le projet, elle sert à le renforcer et à développer des projets

annexes éventuellement. On est sur le principe de « une personne, une voie », donc peu

importe les montants investis dans la société, toutes les personnes ont le même pouvoir lors

des assemblées générales.

Par rapport à la distinction entre économie sociale et collaborative, je crois que ça nécessite

vraiment d’être creusé parce qu’il y a clairement dans l’économie sociale des valeurs de

coopération, de collaboration, et à côté de ça, il y a une vague avec ce qu’on appelle le

« capitalisme de plateforme » (des projets qui utilisent les connexions entre les gens pour

capter de la valeur et donc, je pense qu’il y a vraiment un intérêt assez important dans cette

collaboration entre les gens. Cette reconnexion des citoyens est géniale mais c’est dommage

qu’il y ait un acteur qui se mette finalement au-dessus pour faciliter ces connexions et qui

capte la valeur qui se fait dans tous ces échanges).

41

Des sociétés telles que Airbnb ou Uber, les géants du collaboratif, brassent des milliards

chaque année. Des voix s’élèvent pour dire que ces entreprises n’ont plus de collaboratif

que le nom. Qu’en pensez-vous ?

C’est plus qu’une façade, c’est le cœur de leur business. Je pense qu’ils ne s’en cachent pas

vraiment. Il y a d’ailleurs Blablacar, en France, qui joue aussi fort là-dessus : le service était à

la base gratuit et financé en grande partie par la publicité mais au fur et à mesure, ils ont

rajouté des pourcentages sur chaque trajet. Je crois que l’économie collaborative n’est pas

sous-jacente du capitalisme : il y a deux mondes en action. On a d’abord le capitalisme qui a

une force assez puissante et qui repère cette dynamique de collaboration (celle de créer du

lien) et qui se dit qu’il y a effectivement une opportunité à saisir, mais sans quitter cette

mentalité de captation de valeur. A côté de ça, on a de plus en plus de gens qui sont dans la

collaboration, avec des valeurs fortes. Ce serait d’ailleurs génial d’avoir un système où un

« Blablacar », par exemple, se serve des commissions ponctionnées sur chaque trajet, non pas

pour rémunérer les gens qui ont financé l’application mais que ce pourcentage retenu serve à

payer les serveurs, les personnes qui sont là pour gérer le service. Ca ne doit pas non plus être

gratuit mais le but in fine ne doit pas être de faire de l’argent sur l’échange entre citoyens.

Et donc, pensez-vous qu’il y ait une ligne de fracture entre ces sociétés et des structures

collaboratives plus locales ?

La ligne n’est pas franche. C’est un peu plus flou qu’une ligne vraiment tranchée. Je pense

qu’à côté de ces géants qu’on cite souvent, il y a beaucoup de petites structures qui sont hyper

capitalistes et dont le but est de faire du profit. A côté de ça, il y a plein de projets qui sont

plutôt de l’économie sociale et qui ont une autre vision de la société. Vu tout le bruit qu’on

fait autour de l’économie collaborative, il est difficile d’identifier quels acteurs sont

réellement dans cette volonté de coopérer, de collaborer et les autres qui sont plutôt dans cette

vision de profit.

Cette économie mettrait en danger les différentes formes d’emplois déjà existantes et elle

exercerait une forme de concurrence déloyale. Etes-vous du même avis ?

C’est une question vraiment intéressante et qui soulève des enjeux essentiels. Je pense que

l’emploi doit évoluer, qu’il y a cette question de « qu’est-ce que l’emploi aujourd’hui » :

est-on d’office dans du salariat, y a-t-il d’autres formes d’emploi qui doivent arriver et être

encadrées ? Je pense qu’Airbnb a une politique de négociation avec les villes lorsqu’ils

42

s’implantent alors qu’Uber y va de manière beaucoup plus franche. Mais il y a d’autres

plateformes qui sont encore plus incroyables : je ne me rappelle plus du nom mais c’est des

propositions de services en ligne. On demande par exemple un traducteur, un graphiste et on

propose notre mission : des travailleurs du monde entier peuvent répondre à cette mission.

On se retrouve dans une situation où on serait au bord du quai avec tous des esclaves qu’on

peut choisir et demander à quel prix il pourrait me fournir tel type de travail et en fonction de

la qualité de ce que tu veux, tu prends le plus offrant. Il y a donc une mise en concurrence

globale qui est complètement déstructurée des réalités locales. Et donc, je ne suis pas à tout

prix pour la défense du salariat. Il faut avoir une réflexion sur comment encadrer ces

nouvelles pratiques et il faut être proactif dans ces missions. Il y a une réelle nécessité

d’encadrer ces nouvelles pratiques.

Ce serait, au final, plutôt une bonne chose puisque le modèle du salariat est remis en

question ?

Des questions méritent d’être posées, après il faut avoir les moyens d’analyser les faits. Chez

Bees Coop, on a déjà pu faire plusieurs rencontres avec des acteurs de l’économie

collaborative orientée économie sociale et au même moment, il y avait Uber, Airbnb dans le

cabinet d’Alexander de Croo (Vice-Premier Ministre et Ministre de la Coopération au

développement, de l’Agenda numérique, des Télécommunications et de la Poste) en train de

discuter de comment mettre en place ces questions d’économie collaborative et de nouveaux

métiers. Il faut une vision plurielle de ce qu’est l’économie du partage et pas que ce soit les

grands acteurs qui aillent au cabinet et qui dictent un peu leurs lois.

L’économie collaborative : effet de mode ou véritable tendance de fond ?

Je pense qu’on est dans une période où on veut mettre des mots sur des tendances : la

collaboration, ça a toujours existé. L’économie collaborative, c’est une tendance, c’est la

volonté de mettre une étiquette sur différents styles de projets. La collaboration est encore en

train de se former et il faudra voir quelle forme elle prendra et pour moi, la grande question

est de voir vers où elle va s’orienter : plutôt vers ce capitalisme de plateforme ou plutôt une

réelle coopération entre les acteurs. Et dans notre secteur qui est celui des coopératives

alimentaires, il y a une collaboration énorme entre Français, Suisses, Luxembourgeois,

Américains … On développe des outils en commun, on réfléchit aux problématiques

d’approvisionnement et plus largement, avec les acteurs Bruxellois de l’économie sociale, on

43

est en réflexion sur comment mutualiser les outils et ça, c’est de la collaboration qu’on ne va

pas étiqueter d’économie collaborative. Mais on est là-dedans aussi.

Quel est votre chiffre d’affaires ?

Le magasin en tant que tel n’est pas encore sur pieds, mais nous avons une sorte de

« labomarket » qui fonctionne deux jours par semaine. Chaque week-end, nous réalisons entre

4000 et 5000 euros de C.A. On devrait pouvoir ouvrir début 2017 une fois que tous les permis

d’urbanisme auront été livrés et que les travaux seront terminés.

Quelles sont vos perspectives de développement ?

Dans un premier temps, l’idée serait de renforcer le magasin, être sûr qu’il fonctionne bien et

de valider le modèle. Après, la volonté est de faciliter la réplicabilité de Bees Coop. Notre

projet n’est pas de créer des Bees Coop partout, c’est que des gens qui aient envie de lancer

leur propre marché coopératif puissent le faire facilement, puissent bénéficier de l’expérience

que nous avons acquise. Identifier les freins, les bonnes idées ou au contraire les erreurs.

D’une part, donc, renforcer la structure déjà existante, d’autre part apporter cette aide aux

nouveaux venus et de manière transversale, mutualiser toute une série de services entre

coopératives (administration, comptabilité, …).

Le marché de l’économie collaborative est-il arrivé à maturité ?

Je pense que ça va encore grandir, il y a encore beaucoup de possibilités. On en est juste au

début j’ai l’impression.

L’Etat devrait-il réguler ce nouveau secteur et comment devrait-il s’y prendre ?

Je crois qu’il est important que l’Etat régule cette économie sans pour autant y faire de régime

particulier. Dans certaines conférences, des acteurs se situaient clairement dans du capitalisme

de plateforme et qui sous prétexte qu’ils faisaient partie de l’économie collaborative,

demandaient des réductions d’impôts et de TVA. Non ! Ce sont des acteurs capitalistes

classiques, sur un marché qui est le même que les autres : il n’y a pas de raisons de faire des

incitants pour ces structures. Il y a vraiment le soucis de savoir ce qu’on étiquette derrière

l’économie du partage. Ces entreprises doivent être régulées, taxées et questionnées dans leurs

pratiques.

44

Annexe 2 : retranscription de l’interview avec Leonor Rennotte, chargée de

communication pour le groupe Cambio à Bruxelles.

[Mme Rennotte a été interviewée au siège de Cambio Bruxelles, proche du quartier Louise.

Pour compléter l’avis de structures plus modestes, il nous semblait intéressant d’avoir le point

de vue d’un des leaders du marché du car-sharing en Belgique et voir si des différences se

dégageaient de leur discours par rapport à nos autres interlocuteurs.]

Bonjour, pourriez-vous nous présenter « Cambio » et nous dire depuis quand vous

existez ?

Cambio est divisé en trois entités en Belgique : en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre. On a

d’abord démarré en Wallonie en 2002 puis à Bruxelles en 2003 et en Flandre en 2004.

Cambio, ce sont les voitures partagées, c’est-à-dire qu’on dispose de 118 stations avec plus de

370 voitures dans tout Bruxelles. Le principe est que lorsque vous vous inscrivez chez nous,

on vous crée une carte, vous accédez au véhicule avec cette carte, vous trouvez les clés qui

sont dans la boîte à gants, vous entrez un code PIN pour qu’on puisse vous identifier et vous

êtes prêts pour rouler. Notre système de car-sharing fonctionne en boucle : quand vous prenez

un véhicule à une station, vous devez le redéposer à cette station.

C’est donc un système en boucle. Est-ce que vous prévoyez de changer cette formule ?

Pour le moment, ce n’est pas prévu. Depuis le 01/06/2016, le « free-floating » est autorisé à

Bruxelles. Avant, la convention au niveau de la mobilité ne prévoyait pas le free-floating,

c’est tout nouveau. Sur le marché, étaient présents Cambio et ZenCar (les voitures électriques

qui utilisent aussi le système en boucle). Mais depuis le 01/06, le free-floating est autorisé et

c’est pour ça que vous allez voir de nouveaux acteurs qui vont arriver sur le marché. Le free-

floating est un procédé qui consiste à prendre une voiture qui est dans une zone bien définie

dans Bruxelles et il faut la redéposer dans cette zone. Ce n’est pas à la même place, mais tout

de même dans des zones bien délimitées. Pour le moment, nous continuons le système de car-

sharing en boucle parce que c’est notre business-model mais qui sait, à l’avenir tout est

possible.

45

Quels éléments ont mené à la création de la société ? Ce genre d’initiative manquait sur

Bruxelles ?

C’est donc le directeur de Cambio Bruxelles qui avait senti qu’il y avait réellement ce besoin.

Aujourd’hui, on se rend compte que les gens n’ont plus forcément envie de posséder une

voiture, de posséder les outils, etc … On voit de plus en plus de plateformes sur internet qui

se développent et qui tendent à partager, à se prêter des objets, et je pense que c’est ça qui a

été à l’origine de cette idée. Il y a quinze ans (2001 marque la naissance de Cambio), on s’est

aussi rendu compte que la mobilité à Bruxelles était une catastrophe, que si tout le monde

possède sa propre voiture, forcément on se retrouve dans des routes qui sont embouteillées et

donc voilà, l’initiative est de faire en sorte que Cambio Bruxelles puisse améliorer la mobilité

et qu’on puisse remplacer les voitures sur la route. Vous pouvez le voir sur cette fiche : une

voiture Cambio remplace la construction de quinze voitures individuelles et forcément, ça

aide énormément à désengorger nos routes.

Comment vous situez-vous par rapport à la concurrence ? Uber par exemple, les

considérez-vous comme un rival sur le marché ?

Nous ne considérons pas Uber comme un concurrent direct, nos services sont différents. Chez

Cambio, nous louons une voiture et nous sommes le chauffeur. Chez Uber, c’est le contraire,

n’importe quel utilisateur peut être conducteur. Uber fait plus concurrence aux taxis et vous le

savez, ça a créé beaucoup de problèmes. Les taximans se sont souvent mis en grève et étaient

très mécontents parce qu’en effet, c’est un peu un concurrent direct. Chez Cambio, nous

considérons que notre offre est complémentaire de celle proposée par Uber : par exemple, les

gens qui vont faire leurs courses en Cambio n’iront pas les faire en Uber parce qu’avec Uber,

le chauffeur ne va pas attendre, ça va coûter très cher et je ne sais même pas s’il est possible

que le chauffeur attende son client à la sortie du magasin. Les raisons à la location d’une

Cambio ne sont pas les mêmes que quand on passe par Uber.

Justement, ces géants de l’économie collaborative font beaucoup parler d’eux, mais pas

toujours en bien. On reproche à ces sociétés de faire trop de profit et de dévier de leurs

intentions de base : faire du collaboratif. Cet aspect-ci ne serait donc plus qu’une façade.

Comment réagissez-vous par rapport à ce genre de critique ?

Je dirais qu’en effet, qu’on se perd un peu par rapport au but premier de l’économie

collaborative puisqu’il y a plein d’éléments qui font dire qu’on est un peu dans une sorte

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d’esclavagisme (beaucoup de personnes disent qu’il n’est pas possible d’offrir des services si

bon marché, et que forcément, il y en un qui y perd. Je pense que dans l’économie

collaborative, tout le monde doit être gagnant et que l’aspect humain doit bien évidemment

primer).

Cette économie mettrait les différentes formes d’emploi existantes en danger.

Vous l’a-t-on déjà reproché et n’avez-vous pas l’impression que vous volez des parts de

marché ?

Nous n’avons pas l’impression de mettre en danger les emplois qui existent déjà. Par rapport

aux parts de marché, nous n’avons pas l’impression de grignoter des parts, sauf dans le

domaine de la construction de véhicules. Si on devait sélectionner un concurrent chez

Cambio, ce serait le constructeur de voitures. On essaie justement d’éviter qu’il y ait trop de

véhicules sur les routes, trop de pollution. Quand on prend une voiture Cambio, c’est moins

de voitures qui restent dans les parkings, on essaye de désengorger les routes. Du coup, on

prendrait des parts de marché à ce niveau-là mais sinon, tous les acteurs de car-sharing sur

Bruxelles ont leur business-model et leurs clients, nous ne nous les disputons pas.

Comment fonctionne votre business-model ?

Quand nos clients prennent un véhicule, ils payent à l’heure et au kilomètre. Le carburant est

compris dans le prix. Nos tarifs sont assez bas et on peut se vanter de ne pas être très cher.

Percevez-vous cette économie du partage comme un effet de mode ou une véritable

tendance de fond ?

Je suis persuadée qu’on va en parler de plus en plus et que ce n’est pas qu’une tendance mais

que ça va devenir un mode de fonctionnement. Petit à petit, on va de plus en plus rejeter cette

société de consommation parce qu’on est vraiment dans la surconsommation et tous les jours

on nous parle de tous les effets négatifs que ça peut avoir sur la société : je pense par exemple

aux sachets plastiques qui tuent plein d’animaux marins et je pense qu’à un moment donné, il

faudra tout de même sortir de tout ça et avoir peut-être plus de solidarité entre voisins. Pour le

moment, les gens ne pensent encore que trop à eux. Il se passe énormément de catastrophes

partout dans le monde et on n’est pas souvent assez sensibilisés parce qu’on se dit « ça ne m’a

pas touché moi donc bon … ». C’est pour ça que je pense que l’économie collaborative va

être de plus en plus au centre de nos relations entre individus.

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Quelles sont vos perspectives de développement ?

Avant la fin de l’année, on aimerait passer à plus de 400 véhicules (le nombre est d’environ

360 actuellement). C’est l’objectif cette année et donc développer un maximum de stations.

On est toujours en demande de création de stations parce qu’on a envie d’être présents partout

et d’être accessibles à tous. Nos 119 stations sont réparties dans les 19 communes

bruxelloises, nous n’avons pas privilégié une commune plus qu’une autre. On regarde

toujours par rapport à la densité de population évidemment, nous n’allons pas mettre une

station là où il y a plein de champs ou d’industries donc on essaie vraiment d’être accessible

aux gens. On est toujours en négociation avec beaucoup de communes et prochainement, on

devrait créer de nouvelles stations, notamment à Saint-Gilles et à Anderlecht et on va

également renforcer des stations qui sont déjà existantes. C’est ainsi que nous renforçons

notre offre, c’est en ajoutant des stations et en renforçant d’autres. On voit que la demande est

très forte, évidemment.

Pensez-vous que le marché de l’économie collaborative soit arrivé à maturité ? Les

modèles sont-ils déjà bien établis et y a-t-il encore moyen d’innover dans le domaine ?

Je pense que ce n’est toujours pas fini, il y a plein de gens et plein de jeunes qui ont plein

d’idées parce que comme je vous dis, l’économie collaborative pour moi va devenir au centre

de nos préoccupations, nos comportements d’achat et de notre comportement en tant

qu’individu, pour éviter la surconsommation. On voit de plus en plus de sites, je trouve, qui

apparaissent de seconde main, de « je revends ça, je loue ça, je prête ceci, etc … ». Donc,

pour moi, il y a encore beaucoup d’idées qui peuvent être développées et on n’est clairement

pas encore sur un marché qui est arrivé à maturité. Ceci dit, les modèles qui existent déjà sont

bien réfléchis et s’améliorent au fil des années.

En termes de régulation, le flou demeure. Au niveau juridique notamment. Est-ce que

l’Etat doit réguler ces entreprises 2.0 et s’y intéresser de plus près ?

Je pense que oui, l’Etat doit réguler parce qu’il représente l’autorité. Ici, par exemple, le

conflit qu’il y a entre Uber et les taximans, et bien il me semble qu’il n’y a que l’Etat qui

puisse le régler en disant « voilà, on va faire une loi qui autorise ceci mais pas ça ».

D’ailleurs, un des services d’Uber, Uber Pop, a été banni. Ils ont été en justice, ils ont perdu,

donc ce service n’était plus autorisé. Entre temps, Uber a sorti d’autres services appelés Uber

X et Uber Black et qui eux sont toujours en activité.

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Je pense donc que l’Etat doit intervenir pour préciser sur quelles bases telle ou telle activité

est légale : dans le cas d’Uber, ça permettrait de calmer les taximans. Chez Airbnb aussi

d’ailleurs, plusieurs hôtels font référence à une forme de concurrence déloyale (après,

personnellement, je ne sais pas si on peut vraiment parler de concurrence déloyale parce que

les deux structures ne donnent pas exactement le même genre de service : peut-on comparer le

fait d’être chez quelqu’un et de s’occuper de soi-même ou alors d’être dans un hôtel et qu’on

s’occupe de soi …). Mais il est clair qu’il reste un grand flou juridique autour de toutes ces

pratiques assez récentes et que c’est un des catalyseurs de la colère éprouvée par les

professionnels de différents secteurs. L’Etat doit savoir trancher pour stopper les conflits.

Cambio est uniquement implanté en Belgique ?

Egalement en Allemagne, mais pour l’instant, il n’y a pas de plan de développement ailleurs à

l’étranger. On préfère pour le moment de bien se développer en Belgique (même si Cambio

Belgique est issu de Cambio Allemagne).

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Annexe 3 : retranscription de l’interview avec Florence Gounot, Sophie

Bibet et Claire Rocheteau, co-fondatrices de l’épicerie collaborative l’EPI .

[A contrario de Bees Coop, l’EPI a déjà un magasin ouvert. C’était l’occasion de voir si la

recette fonctionnait et d’avoir leur avis sur le marché, de leur point de vue de commerçants

locaux et de proximité. Nous avons pu nous rencontrer au siège de l’EPI, à Uccle.]

[F.G = Florence Gounot / S.B = Sophie Bibet / C.R = Claire Rocheteau]

Bonjour. Pourriez-vous nous présenter « l’EPI » et nous dire depuis quand vous

existez ?

F.G : Le magasin a commencé à marcher en juillet 2015, ça fait donc presque un an.

Evidemment, le projet est plus ancien mais pas tant que ça parce que contrairement à

beaucoup de projets collaboratifs, le local était déjà là. Ceci dit, nous ne sommes pas encore

officiellement reconnus, notre statut n’a pas encore été déposé. Il devrait l’être le 02 juillet et

si on n’y arrive pas, ce sera en septembre.

Quels genres de produits proposez-vous en magasin ?

F.G : Essentiellement de l’alimentaire, des produits secs, des fruits et légumes, des laitages,

des œufs, du pain, des produits d’entretien, de la droguerie et un peu d’articles de ménage, des

produits d’hygiène (savon, shampoing, dentifrice, …).

Tout est d’origine locale ?

S.B : Tout ne peut pas être uniquement d’origine locale bien sûr mais je veux dire, c’est ce

qu’on privilégie.

F.G : Tous nos produits sont naturels, pas forcément bio mais raisonnés et éthiques. C’est le

plus local possible mais pour certains produits c’est juste impossible. Ce sont des produits qui

sont peu transformés, avec peu d’emballage. On a peu de produits exotiques : le critère pour

qu’un produit puisse rentrer chez nous est qu’il fasse partie des habitudes de consommation.

On a du café, on a du chocolat, mais pas de jus de mangue ! (alors qu’à contrario, le jus de

pomme ou d’orange, c’est dans nos habitudes).

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S.B : On essaye de simplifier aussi et de répondre à tous les besoins, mais des besoins

simples, pas des produits trop sophistiqués. Cela ne change en rien la qualité des produits que

l’on propose. L’optique est d’avoir des choses qui soient de bonne qualité mais accessibles.

F.G : Surtout en termes de prix, on essaie d’être le plus accessible possible.

Comment l’idée de créer une telle structure a-t-elle germé ?

S.B : Je me souviens qu’un an avant, on avait déjà discuté de créer avec d’autres personnes

une sorte de marché collaboratif et on avait comme modèle un grand supermarché qui avait

ouvert à Brooklyn dans les années 70. Le supermarché existe toujours et ils ont 15.000

adhérents. Le concept de leur structure, c’est de faire des achats groupés. Ils ont eu de plus en

plus de demande et se sont agrandis. Et c’est désormais un des magasins qui marche le mieux

niveau bio et qui est très populaire. Les produits ne sont vraiment pas chers et l’organisation y

est incroyable (il faut savoir gérer 15.000 personnes !). C’est assez fou, et ça fonctionne !

Vous vous réclamez de l’économie collaborative ?

S.B : Oui, très clairement. Si je vous parle de ce magasin à Brooklyn, c’est parce qu’il y a un

lien entre nos projets. Nous faisons aussi travailler les coopérateurs qui souscrivent à notre

projet.

F.G : On demande aux coopérateurs trois heures de travail bénévole par mois. Ceci dit,

certains font beaucoup plus.

Face au profit généré par les géants de l’économie du partage (Airbnb et Uber en tête),

des voix s’élèvent pour dire que ces sociétés n’ont plus de collaboratif que le nom. Quelle

est votre vision des choses par rapport à ceci ?

C.R : Oui, et je n’en ai aucun doute.

S.B : Pareil, disons que c’est une économie d’une certaine manière, parallèle. C’est du

commercial en fait.

C.R : Collaboratif, c’est un mot qui veut tout de même dire quelque chose ! Donc là, ça ne

veut pas dire la même chose pour Uber que ce que nous faisons à l’EPI. Je vous donne une

illustration de ce que je dis : j’ai vu récemment un reportage très édifiant à la télé, où ils

expliquaient que dans certaines villes des Etats-Unis, ou dans certains quartiers, notamment

des quartiers avec des vieilles maisons (où le mobilier était un peu vétuste et où les gens

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vivent là depuis très longtemps parce qu’ils n’ont pas les moyens d’aller ailleurs), et bien

Airbnb est en train de tout racheter, de tout rénover et de faire monter le prix des loyers : ça

explose !

Du coup, les propriétaires de ces petits locataires sont obligés de suivre et de vendre. Les gens

se retrouvent dehors. Ca je suis désolée, le collaboratif là, il a tout de même un peu disparu.

Tandis que chez nous, le profit est humain : c’est de mettre du lien, de rendre service aux

gens, de participer à la défense de l’environnement … Ce sont des projets de société, ça n’a

rien à voir avec ces entreprises.

Il y aurait donc une réelle ligne de fracture entre ce qu’eux font, et votre activité ?

C.R : C’est plus qu’une ligne de fracture, c’est complètement différent. C’est un autre

univers, et moi personnellement, je n’appellerais pas ça du « collaboratif ». En plus, ces gens-

là travaillent au black. Nous, nous sommes dans la légalité et c’est en train de se formaliser

comme on vous le disait au début de notre entretien. Ça fait un an que les gens préparent ça de

manière acharnée tandis que là, on est dans une forme d’économie sauvage et noire, y compris

du point de vue fiscal. C’est clair ! A Paris, les gens de la mairie débarquent chez les gens et

les propriétaires qui exagèrent, ils vont les voir pour récupérer la taxe d’habitation …

En plus, il y a une réglementation à Paris qui fait qu’on ne peut pas parce que le logement est

tellement précieux qu’on ne peut pas faire ce qu’on veut. Airbnb ? Ce sont juste des hôtels qui

ne disent pas leur nom et qui font une concurrence absolument déloyale et impitoyable à ce

qui relève du commerce légal. Nous, nous sommes complètement dans tout autre chose. Ça

n’a strictement rien à voir. Donc, il faut faire très attention à l’emploi du mot collaboratif, à la

portée que ce mot a.

F.G : Puis chez nous, ce sont les collaborateurs qui travaillent, et seul eux ont le droit

d’acheter. Donc, c’est vraiment en circuit fermé.

C.R : On ne peut venir acheter que si on participe au projet collaboratif.

Cette économie mettrait en danger les différentes formes d’emploi existantes, quel est

votre avis là-dessus ?

C.R : Une proportion très importante des gens qui sont chez nous ne le font pas pour profiter

d’un prix un petit peu plus préférentiel dans ce magasin, comme la société coopérative n’a pas

vocation à faire du profit (il y a une réserve de prudence j’imagine). D’ailleurs, ça s’impose

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probablement légalement puis il y a les frais de fonctionnement du magasin lui-même. Mais

sinon, je veux dire qu’on travaille dans un autre cadre et dans une autre perspective que celle

du profit financier. Donc, ça n’a rien à voir avec ce qui est dit là et je trouve que pour le coup,

je l’ai dit, Airbnb fait une concurrence absolument déloyale et sauvage aux hôteliers

(notamment) et même parfois aux propriétaires qui essaient de louer sur un peu plus de long

terme, ça c’est une première chose. Uber, quant à eux (d’ailleurs, ça s’est vu à Paris avec de

grosses manifestations), ils font une concurrence absolument dégueulasse aux taxis, qui eux

sont pris dans des réglementations, des agréments … Tandis que nous, on ne fait concurrence

à personne.

S.B : Et les gens sont exploités aussi chez Uber. On commence à entendre qu’il y a une

grande exploitation dans ces structures.

C.R : Tout à fait et ce sont des gens qui, sans aucune formation, ont une petite bagnole qu’ils

mettent à disposition et maintenant, on leur demande par exemple de s’habiller super bien

avec des costards, d’ouvrir la porte aux clients … Qu’est-ce que ça a de collaboratif cette

affaire ? Et encore une fois, ce sont des sociétés qui ont la perspective de devenir des

multinationales et qui veulent échapper à la réglementation fiscale, aux législations sur les

professions réglementées … On est plus proche de Google comme esprit que de l’EPI, ça sans

aucun doute.

Pensez-vous que nous sommes à un tournant de l’histoire et que l’économie de partage

va remplacer le modèle capitaliste à terme ?

S.B : Je trouve qu’au vu du nombre d’initiatives qui émergent, je crois qu’il y a beaucoup de

gens qui cherchent à trouver une alternative au modèle capitaliste pur et dur.

C.R : Nous sommes en plein dedans, et je pense qu’à terme il y aura du changement, oui.

Le chiffre d’affaires de l’EPI tourne aux alentours de combien ?

F.G : Par mois, il tourne aux alentours de 8000 euros.

En termes de développement, comment vous projetez-vous dans le futur ?

C.R : Il y a deux aspects : celui des projets et de l’aspiration des gens qui font ça et puis

l’aspect de la réalité. Il y a des questions financières, éventuellement de subsides et tout un tas

de questions qui se posent. Comment met-on, concrètement, financièrement et matériellement

53

en œuvre les objectifs qu’on s’est fixés ? Il faut qu’on puisse faire tourner la boutique en tout

cas.

L’EPI est un projet qui fonctionne déjà et qui tourne bien ?

F.G : Oui, tout à fait, le projet fonctionne. Le chiffre d’affaires augmente régulièrement, le

nombre de coopérateurs également. Ça marche, nous sommes d’ailleurs sur le point de

déposer les statuts et disons que la vision qu’on a, ce serait de rester dans ces locaux,

éventuellement peut-être d’agrandir un petit peu notre stock, mais ça signifie qu’on aura un

loyer plus élevé, il faut savoir le financer par une croissance. Plus de collaborateurs, plus de

jours d’ouverture, plus de produits : on va en avoir besoin.

A moyen terme, nous aimerions aussi embaucher quelqu’un à mi-temps pour faire de la

coordination, ce serait quelqu’un qui ne prendrait pas la place des coopérateurs pour faire

tourner le magasin mais qui permettrait de coordonner tout ça.

C.R : L’idée, c’est aussi de créer de l’emploi. C’est très valorisant.

S.B : On ne peut non plus demander de tout faire bénévolement.

De nouvelles idées peuvent-elles encore germer dans le milieu du collaboratif, ou bien

a-t-on déjà écumé tous les concepts possibles ?

C.R : Absolument pas, et la seule limite possible, c’est notre imagination. D’ailleurs, le point

qui fait la grande différence avec des Uber et compagnie et nous, c’est qu’elles s’appuient

essentiellement sur la motivation de personnes qui manquent de ressources. Donc, le

coopérateur d’Uber, c’est très souvent aujourd’hui un gars/étudiant qui loue un logement, il

s’en va six mois en Erasmus et il veut que quelqu’un paye son loyer et qu’il puisse le

rentabiliser pendant son absence. C’est des gens qui n’ont pas un rond mais qui ont hérité

d’un appartement dont ils n’ont que faire puisqu’ils habitent ailleurs … Ce sont donc des gens

qui veulent arrondir leur fin de mois et même, qui n’ont pas d’emploi du tout.

Ça arrive que des gens aient encore une bagnole mais plus d’emploi, et pour éviter de dormir

dedans, ils font Uber la journée et ça leur paye l’hôtel pour la nuit. C’est donc une forme

d’exploitation des difficultés que les gens ont pour trouver un emploi, pour avoir un niveau de

vie suffisant … Dans notre contexte, c’est complètement l’inverse. Nos idéaux et objectifs en

tant que coopérative reprennent le fait de créer un emploi. Ce n’est pas de s’enrichir sur le dos

du mec qui va venir travailler pour faire du profit.

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S.B : Il y a aussi des aspects humains. La grande révolution, aujourd’hui, c’est internet. Le

web nous permet de lancer toute une sorte de projets brillants, mais en même temps, je pense

justement que la qualité d’un projet comme l’EPI, c’est de ne pas totalement avoir besoin du

net pour mener à bien notre projet. Bien sûr, ça aide, mais je veux dire que nous ne devons

pas oublier qu’internet, c’est avant tout Google et ses compères et qu’on est tout de même

dans la main d’un pouvoir.

C.R : On fait les choses en direct, au profit de nous-même : c’est-à-dire du citoyen moyen qui

voudrait rejoindre le projet. On n’est pas un intermédiaire qui met en relation un gars qui veut

louer et qui a besoin d’un logement pour une semaine à Toulouse ou à Paris. C’est une

différence que je trouve personnellement fondamentale.

A l’EPI, on privilégie aussi l’économie locale. C’est-à-dire qu’on va vers de petits

producteurs, de produits propres, qui veulent se développer (notamment, c’est une structure

qui a des contacts fructueux importants avec beaucoup de petites entreprises agricoles de

Wallonie. Donc ça c’est aussi dans la philosophie de la boutique).

F.G : Ou aussi, soutenir un projet qui a un sens et un intérêt social et sociétal.

C.R : Effectivement, c’est aussi une perception différente de ce que la société, de ce que la

vie quotidienne en société peut être.

Face au flou qui englobe cette économie du renouveau, comment pensez-vous que l’Etat

devrait se positionner ? Devrait-il intervenir et si oui, comment le faire ?

S.B : Il est très difficile de réguler toute cette sphère puisque c’est lié à des entreprises

puissantes, l’Etat n’aurait aucun intérêt à le faire. D’ailleurs, les lanceurs d’alerte sont souvent

les premiers à être derrière les verrous. Après, je suis sure qu’il y a des choses qui sont

lancées et que ça va changer.

C.R : Il faut aussi dire que nous sommes en période de décroissance économique et il y a tout

un tas de citoyens qui considèrent (et c’est un élément fondamental) que la décroissance, c’est

mieux. Il vaut mieux que tout le monde puisse vivre un peu, en y mettant un peu du sien,

plutôt que certains par l’intermédiaire de structures financières qui s’enrichissent un max

pendant que les autres rament comme des brutes. C’est aussi une différence de vision sur la

société qu’on veut créer. Ces petits projets alternatifs qui se développent partout et qui

55

explosent en fait, c’est un mouvement qui est international et qui comporte à la fois des gens

qui ont une vision politique, des intellectuels et aussi simplement des gens qui trouvent que

cette société-là, on en a plein les bottes. Il est possible de faire autrement. Et pour répondre

plus précisément à votre question, je pense que les Etats (même si chacun a sa propre

législation et son propre service de contrôle) sont limités dans l’action qu’ils peuvent avoir sur

le plan législatif ou administratif face à de telles boîtes qui remplissent des services

internationaux. C’est transfrontalier et c’est un premier point. Donc peut-être qu’une des

réponses réside dans les organisations internationales et institutionnelles : je pense à l’Union

Européenne (28 pays, ça couvre un large territoire, c’est 500 millions de citoyens). Donc là,

on peut prendre des législations, des mesures de contrôle qui sont beaucoup plus puissantes

que celles que la Pologne, la France ou la Belgique pourraient prendre individuellement.

La fiscalité de chaque pays, par exemple au sein de l’UE, est différente : c’est un des

domaines qui n’est pas communautarisé et au sein de cette fiscalité, le point majeur reste la

TVA. Donc, vous voyez, nous sommes chez nous (à l’EPI) dans une logique de service direct

à notre prochain, qu’il soit un citoyen consommateur ou un professionnel. On est dans le local

et le service de proximité.

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Annexe 4 : retranscription de l’interview avec Bernard Mukeba, fondateur

de la start-up collaborative DogCatWeb.

[Cette interview était l’occasion de démontrer que le collaboratif pouvait s’appliquer à

n’importe quel secteur, DogCatWeb est une start-up unique sur le marché belge. L’avis de M.

Mukeba tranchait avec ce que nous avions pu entendre ailleurs, c’était une opportunité pour

confronter des points de vue radicalement différents. Notre rencontre s’est faite au Sofitel du

quartier Louise.]

Bonjour, pourriez-vous nous présenter votre start-up et nous dire depuis quand vous

existez ?

En fait, « Easyjobnet », c’est une start-up à finité sociale et notre mission est de résoudre les

problématiques sociétales qui nous tiennent à cœur, grâce aux produits collaboratifs qu’on

développe. On a commencé avec « DogCatWeb ». Personnellement, je crois très fort en

l’esprit collaboratif : pourquoi ? Parce que je crois à l’horizontalité des choses. Je ne crois

plus à la verticalité du système dans le monde d’aujourd’hui.

Le capitalisme qui a pris naissance au 19ème

siècle était basé sur la verticalité des choses. C’est

tout à fait normal, il fallait des capitaux pour pouvoir retirer les ressources naturelles, il fallait

centraliser beaucoup de choses. Je pense qu’aujourd’hui, les temps ont changé. Je crois donc à

l’horizontalité et je m’engage à fond dans tout ce qui est collaboratif. Et pourquoi à travers le

numérique ? Parce que le numérique est la seule chose par laquelle on peut créer de manière

collaborative et changer les choses, c’est ma conviction personnelle.

DogCatWeb est vraiment une très bonne expérience puisqu’elle permet de nous faire

connaître. On a fait ça de manière structurée. On a participé à un concours organisé par

Microsoft, le « Boostcamp », qui est un programme intensif étalé sur quatre mois où la crème

de la crème bruxelloise du monde des start-up vient vous donner cours. A la fin de ces

quelques mois de formation, il y a un concours avec un jury et on a terminé demi-finaliste (en

2014).

On a aussi fait le concours de « Start academy ». Tous les anciens étudiants d’ULB, ULG ou

bien Solvay peuvent, à la fin de leur parcours, présenter un produit devant un jury. La

particularité est qu’il faut que l’équipe soit composée de plusieurs personnes qui viennent de

57

disciplines différentes : c’est pour pouvoir créer une osmose et pousser les gens à

entreprendre. Finir en tant que demi-finaliste dans ce type de concours nous a apporté une

sorte de crédibilité.

Pour en revenir à votre question, DogCatWeb est une application mobile de garde d’animaux

entre particuliers. Cette appli est disponible sur Android, il suffit juste ensuite de trouver la

personne adéquate en fonction de son environnement.

Est-ce que le succès est au rendez-vous ?

Financièrement, ce n’est pas encore le cas. Il faut aussi dire que pour toute entreprise

collaborative, c’est une économie où le financement est tout à fait différent, on ne passe pas

par des voies normales on va dire. Une banque ne peut pas te financer une application de ce

genre. Ils peuvent te financer uniquement si tu atteins un nombre d’utilisateurs conséquent.

Là, tu peux te rendre auprès d’une banque et demander une levée de fonds. Puis, en Belgique,

il est très difficile de lever des fonds pour des plateformes collaboratives, ce n’est pas du tout

évident, à moins que tu aies de l’argent de côté.

N’avez-vous pas pensé à lancer un crowdfunding du coup ?

Non, on s’est dit que stratégiquement, il fallait qu’on dispose d’un nombre minimum

d’utilisateurs pour que ça soit crédible. Au lieu de courir, on s’est dit qu’on allait prendre

notre temps pour bien faire les choses. On a trouvé une alternative pour pouvoir créer nos

produits collaboratifs : notamment la création de la plateforme « Easyjobnet », qui est la

soupape de tous nos produits collaboratifs.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans l’aventure « DogCatWeb » ?

J’ai toujours aimé les animaux, notamment les chats. Pour moi, c’était une évidence de faire

de cette passion mon métier et pourquoi pas d’en faire un projet collaboratif. Je me suis

inspiré d’un concept qui existait déjà en France, « animal-fute.com », et je me suis dit :

pourquoi ne pas créer ça ici ? Je suis donc le fondateur principal de la plateforme et ensuite,

j’ai été démarché des partenaires. Je leur ai dit qu’ils toucheraient un pourcentage à partir du

moment où le projet deviendra rentable. Le plus important pour moi est l’aspect de

mutualisation dans ce projet : si l’affaire devient rentable, tant mieux pour nous. Si elle ne

l’est pas, ce n’est pas grave, au moins on aura tenté quelque chose ! C’est vraiment un esprit

58

collaboratif et je crois vraiment à la mutualisation des efforts. Il faut y croire de toute façon,

sinon ça risque de devenir fort compliqué.

Quelle est la valeur ajoutée de votre entreprise, si on devait la comparer à un chenil par

exemple ?

Vous avez déjà visité un chenil ? Généralement, l’animal est en cage. Alors qu’avec

l’application, l’animal n’est pas dans une cage, il est avec la personne. Il y a un rapport plus

humain, et c’est toi qui choisis l’animal et le propriétaire. Il y a une relation de confiance.

Les géants de l’économie collaborative brassent des milliards chaque année, Airbnb et

Uber en tête. Face au profit généré par ces leaders du marché collaboratif, des voix

s’élèvent pour dire qu’elles n’ont plus de collaboratif que le nom, que ce n’est plus

qu’une façade. Etes-vous du même avis ?

Non, je ne suis pas d’accord. J’en reviens toujours à l’économiste Jérémy Rifkin, à l’origine

de plusieurs concepts sur l’économie collaborative. Dans son livre, il explique qu’il est tout à

fait normal qu’il y ait plusieurs volets au sein de l’économie de partage. C’est juste que le

numérique a révolutionné la scène du collaboratif. Il est tout à fait normal que si je donne un

service de manière collaborative, je sois rémunéré. C’est tout à fait normal qu’une entreprise

puisse croître et augmenter ses capitaux. Ces boîtes la grossissent et créent de l’emploi.

Moi, je suis contre l’avis des gens qui parlent d’Uber ou d’Airbnb comme ne faisant plus

partie de l’esprit collaboratif. Je donne un autre exemple : en ce moment, on travaille sur un

autre projet en rapport avec l’esthétique. Pour le logement, on a Airbnb ; pour la voiture, on a

Uber, Blablacar ou Cambio ; mais pour l’esthétique on n’a encore rien en matière

collaborative. Alors qu’en France, un jeune homme a déjà lancé un concept de ce genre.

L’idée est qu’un professionnel de la beauté puisse venir chez vous à la maison. Le monde

collaboratif révolutionne beaucoup de choses, ça démocratise l’humain : il est au centre, il n’y

a plus cette verticalité, juste une forme d’horizontalité. Ça pousse même les grandes sociétés à

changer la façon de manager leurs employés ou bien leur vision. Heureusement que le

collaboratif existe !

59

Cette économie mettrait en danger les différentes formes d’emploi qui existent. Quel est

votre avis ?

Moi, je pense qu’il faut créer de l’emploi. Imagine, tu fais cinq années d’études en Belgique,

ce pays que j’aime énormément, puis tu finis par rester chez toi parce que tu ne trouves pas de

boulot. Je trouve que ce n’est pas normal. C’est très frustrant quand tu sais que tu as fourni

beaucoup d’efforts, c’est encore plus frustrant quand tu as des origines étrangères. Donc, je

pense que ces gens qui disent ça, ne désirent pas avoir d’évolution dans le milieu. Le monde

avance, et je veux paraphraser l’équivalent du MEDEF (Mouvement des entreprises de

France) : l’ancien président italien de ce mouvement disait que les Etats-Unis innovent, ils

changent les choses. Il faut innover. Les Chinois copient, nous Européens on réglemente.

Puis tu as les hôteliers qui se demandent pourquoi Airbnb fonctionne tellement bien : mais ils

ont tout simplement innové ! Sans innovation, dans cinq à dix ans, quel avenir laissera-t-on à

nos enfants ? Si le collaboratif nous permet de créer de l’emploi, pourquoi pas ? Les gens

évoluent, et ça pousse tout le monde à faire de même. C’est mon humble avis.

Justement, en parlant de futur, pensez-vous que cette économie sera toujours d’actualité

d’ici dix ou quinze ans ? Ce n’est pas juste un effet de mode ?

Non, au contraire. Ça va changer beaucoup de choses, ça va changer les relations entre le

riche et le moins riche. Je m’explique : aujourd’hui, quelqu’un qui est codeur décide de

développer une plateforme pour faire de l’esthétique collaborative. Son travail pourra être

exploité par d’autres grosses boîtes dans le secteur : l’Oréal pourrait s’en servir par exemple.

Ça va changer les rapports entre personnes et ce rapport de verticalité n’existera plus. Les

grands nantis vont désormais être amenés à réfléchir différemment. Ce sera une meilleure

démocratisation.

Quel est votre modèle économique ?

Nous sommes encore dans la première phase du projet et nous tâtons un peu le terrain. Dans

la deuxième phase, en fonction du retour utilisateur, nous proposerons soit un système

d’abonnement annuel soit un système par commission. Pour le moment, on laisse les gens

tester l’appli, elle est entièrement gratuite. En fonction du retour qu’on en aura, on établira

notre business-model. On a environ 250 utilisateurs pour le moment, et sur les réseaux

sociaux, il y a plus de 3000 personnes qui nous suivent.

60

Nous ferons des projections d’ici le mois de décembre en fonction du feedback utilisateur. Je

me rends compte qu’on peut établir n’importe quel type de plan financier, à la fin, dans le

milieu collaboratif, c’est toujours l’utilisateur qui décide.

De nouvelles idées peuvent-elles encore germer dans le milieu ?

En Belgique en tout cas, nous sommes encore en retard pour tout ce qui est collaboratif et

numérique. Si on regarde ce qui se passe chez nous, je trouve que la scène flamande est

beaucoup plus dynamique que chez les francophones. Il y a d’ailleurs un concept de post-

sharing qui a été construit à Anvers, il y a également un incubateur de start-up à Gand … Côté

francophone, on est vraiment en retard. Au niveau international, c’est l’Amérique qui est le

fleuron de l’innovation, ils inventent tout le temps. Il y a même eu quelqu’un qui a créé un

concept d’échange de toilettes à travers une application !

Est-ce que l’Etat devrait s’intéresser de plus près à cette économie et comment devrait-il

la réguler ?

Pour ce qui est des start-up belges, elles sont régulées et payent leurs impôts en Belgique.

C’est seulement les start-up internationales qui délocalisent. Ici, même si tu veux lever des

fonds par l’intermédiaire d’un crowdfunding par exemple, on te demande ton numéro de

TVA. En Belgique, nous sommes très réglementés. Puis l’office ne laisse rien tomber et te

suis à la loupe et c’est même ça qui est un peu désavantageux puisque c’est l’entrepreneur qui

prend le risque.

Pensez-vous qu’il y ait une ligne de fracture entre les géants du collaboratif et de plus

petites structures comme la vôtre ?

Oui, tout simplement parce que ces acteurs possèdent les capitaux. Ils ont validé leur concept,

ils ont les capitaux et leur environnement, leur écosystème favorise l’innovation. Les banques

suivent avec ces acteurs. Ces entrepreneurs ont senti la vague venir, ce sont des vieux

baroudeurs dans le domaine et après ils sont souvent jeunes, ils ont commencé à entreprendre

très tôt.

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Annexe 5 : retranscription de l’interview avec Laurence Vanderpoelen,

gérante du Repair Café de la commune de Forest.

[Parmi les différents projets qui existent dans la sphère collaborative, celui du Repair Café est

un des plus proches des gens et entretient une réelle relation de proximité avec ces derniers.

Le Repair Café n’est pas un projet à but lucratif. C’était l’occasion d’avoir le point de vue

d’une de ses gérantes en Belgique sur l’état du marché à l’heure actuelle. Notre rencontre

s’est faite au domicile de Mme Vanderpoelen.]

Bonjour. Pourriez-vous nous présenter ce qu’est un « Repair Café » et nous dire depuis

quand le concept existe ?

Le concept du Repair Café existe maintenant depuis à peu près cinq ans et il a d’abord été

lancé en Hollande. La dame à l’origine de la création du concept était révoltée contre le

phénomène d’obsolescence programmée. Il faut savoir que dans beaucoup d’appareils

électroménagers, il y a une petite puce qui fait qu’au bout d’un certain temps, ton appareil

tombe en panne pour x ou y raison. Ceci oblige à consommer encore plus, et la dame à

l’origine du Repair Café était contre cette surconsommation.

Elle a donc décidé de lancer la machine. En Belgique, le concept a donc été importé

d’Hollande. Il y en a à peu près une cinquantaine d’actifs et la maison mère se trouve Avenue

de la Couronne, au sein du centre culturel néerlandophone « Elzenhof ». Les locaux qu’on

m’a attribués sur Forest sont « gratuits », je ne paye aucun frais énergétique et tout est pris en

charge par eux, même l’assurance. Nous sommes tous bénévoles, mais nous sommes aussi

tous assurés.

Moi, je représente le Repair Café forestois situé au 54, rue des alliés. Ça fait trois ans que j’y

suis affectée. Le Repair Café est un concept que tu retrouves partout dans le monde par

ailleurs. On permet aux gens qui ont un petit budget de s’en sortir : quand tu as une dame âgée

qui a environ 800 à 900 euros de pension et qui a sa machine Senseo qui tombe en panne, elle

vient chez nous et on lui retape entièrement pour 1,50 euro, au lieu d’aller dépenser environ

55 euros autrement.

Chaque Repair Café a sa spécificité : tu en as qui sont spécialisés dans les machines à café,

d’autres dans tout ce qui est informatique … Le Repair Café a un statut d’ASBL et tout le

62

personnel est bénévole, exception faite d’une poignée de personnes rémunérées qui

s’occupent du volet comptable de la structure. On retrouve aussi d’autres domaines couverts

par les Repair Café, celui de la couture par exemple. Précision importante : nous ne sommes

pas là pour voler le travail des réparateurs. Il y a des gens qui vivent des réparations. Donc

moi, quand je juge que c’est une réparation qui résulte de l’obsolescence programmée, je

répare. Par contre, si je vois que je risque de prendre un travail qui pourrait être assuré par

quelqu’un d’autre et qui n’est pas dû à un problème d’obsolescence, je n’y touche pas.

Quelles sont les tendances en termes de chiffres ? Y a-t-il de plus en plus de personnes

qui viennent vous voir ?

Le nombre de personnes qui viennent nous voir reste relativement constant. Il faut dire que

notre Repair Café à Forest est tout de même familial. Par session, j’ai à peu près entre 20 et

30 personnes qui passent. C’est une fois par mois qu’on ouvre, toujours un dimanche. Ça,

c’est la situation à Forest, mais sinon n’importe quel Repair Café peut ouvrir quand il le

souhaite. Chaque responsable d’un Repair Café est libre dans sa gestion, il représente la

marque (le logo est affiché sur ma vitrine, je partage la même philosophie que le groupe, mais

après je gère comme je l’entends).

Airbnb, Uber … Ce sont aujourd’hui les leaders du marché collaboratif. Les critiques

fusent à leur encontre, notamment du fait qu’elles n’aient plus de collaboratif que le

nom face aux milliards qu’elles génèrent chaque année. De votre point de vue de gérante

d’un « repair café » local, comment percevez-vous ces géants du partage ?

C’est ce que je dis souvent aux réparateurs, mais je veux que le Repair Café reste local et que

ça reste quelque chose de simple. Nous, nous ne sommes pas là pour gagner du fric, pour se

faire connaitre à grande échelle. Je veux que ça reste local et accessible à n’importe quelle

bourse. Prenons Uber : il y a du pour et du contre. Que ça se mette à se développer pour que

ça devienne une machine à fric, non. Que ça reste dans le concept qu’on mette un peu des

bâtons dans les roues d’autres sociétés bien implantées, oui.

C’est vrai qu’aujourd’hui, prendre un taxi est tout de même onéreux, alors pourquoi pas ? Si

Uber peut proposer des services moins chers, et qui puissent profiter à différents types de

cibles (étudiants par exemple), pourquoi pas ? A la rigueur, lorsque c’est une petite

concurrence, c’est bon. Mais après, n’oublions pas que ces sociétés cherchent avant tout le

profit, et qu’elles jouent sur la quantité.

63

La concurrence a toujours existé de toute manière. Si vous regardez la Chine, vous pouvez

mesurer à quel point ce pays a fait concurrence au reste du monde. Je suis pour la

concurrence, du moment qu’elle ne mette pas certaines personnes dans une situation délicate

et qu’il n’y ait pas de monopole exagéré. Le jeu de la concurrence, c’est d’accepter qu’il

puisse aussi avoir d’autres acteurs pour qui ça fonctionne bien. Après, il faut faire attention à

ce que les entreprises collaboratives ne deviennent juste pas des machines à fric. C’est la loi

du marché en même temps.

Ces entreprises feraient de la concurrence déloyale aux secteurs traditionnels. Etes-vous

d’accord avec ceci ?

Là où je ne suis pas d’accord, c’est que ces boîtes évitent de payer leurs taxes. Je ne trouve

pas ça normal. Ce n’est pas sous prétexte qu’on représente une entreprise collaborative, qui

fonctionne autrement qu’une boîte classique, qu’on peut se dédouaner de ses devoirs envers la

société. C’est quelque chose qu’il faut revoir.

Pour vous, la mouvance collaborative ne représente-t-elle qu’un effet de mode ou bien

est-ce un modèle qui va persister ?

Je pense que ça restera un effet de mode. Ces concepts collaboratifs, je pense que ce sont les

bobos qui en sont à l’origine. Je suis persuadée que c’est un mouvement avant tout. Chez

nous, certains Repair Cafés qui s’étaient lancés se sont plantés parce qu’il faut de l’endurance,

il faut de la continuité et accepter le fait de passer tout son dimanche, une fois par mois, au

service des gens … C’est vrai que c’est fatiguant, que certaines personnes qui débarquent

chez nous croient que tout leur est dû. Ils pensent que le Repair Café est là, obligatoirement

pour les aider mais ce n’est pas du tout le cas. Si je considère que je fais de la concurrence

déloyale à quelqu’un d’autre, comme je vous l’ai expliqué avant, je ne m’occuperai pas de la

personne.

Donc oui, je pense que c’est un effet de mode. On pourrait même comparer ça au fait de

manger bio, ou de ne plus manger de viande … Toutes ces choses s’essoufflent avec le temps,

je pense que ce sera la même chose avec l’économie collaborative.

Quelles sont vos perspectives de développement ?

Honnêtement, je ne veux pas que mon Repair Café se développe plus. Je n’ai pas envie de

donner plus. Je veux que mon Repair Café reste simple. On s’est lié à certaines associations

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pour qu’on puisse se faire connaitre, et pour qu’on puisse les faire connaitre à leur tour. Je ne

peux agrandir les locaux puisqu’on me les donne déjà gratuitement et non, je n’en veux pas

plus, ça doit rester le plus simple possible. Je ne suis aidée par personne et au-delà de ça, j’ai

aussi une vie sur le côté. Puis, si je devais m’agrandir, je ne pense pas que j’aurai plus de

personnes qui me suivent : un Repair Café, c’est familial, on est contents de se voir le

dimanche, on aime aussi discuter … Notre concept partage de nombreuses valeurs humaines

et sociales et je n’aimerais pas qu’elles soient dénaturées par un éventuel développement.

Pensez-vous que ce marché soit arrivé à maturité ?

Je ne pense pas non, et je pense que beaucoup de concepts peuvent encore germer. On est très

loin d’avoir tout fait. Tant que des personnes pousseront la recherche et la créativité, on

continuera à voir de nouvelles choses arriver. Pour ce qui est des Repair Cafés, on est déjà sur

une base bien stable et je pense qu’on a écumé tous les secteurs possibles. Faire plus, ce serait

compliqué (on répare déjà des TV, des micro-ondes, des GSM …). On a vraiment de tout et je

ne vois pas ce qu’on pourrait rajouter de plus !

L’économie du partage est somme toute récente, ses pratiques encore nébuleuses.

Comment l’Etat devrait-il s’y prendre pour la réguler, et doit-il le faire ?

Je pense que pour l’instant, l’Etat est dépassé par tout ce mouvement. Je pense que ça démarre

un peu dans tous les sens mais qu’à terme, l’Etat va clairement mettre son nez dedans tout

simplement parce qu’il y a de l’argent à collecter. Ils vont le faire, oui. Dans notre cas, nous

avons déjà été contrôlés plusieurs fois, alors qu’on est juste une ASBL ! On fonctionne juste

avec des dons ou des pourboires, et ce qui rentre dans mes caisses, je dois tout de même le

déclarer.

Je dois tenir une caisse et une comptabilité, je dois garder des preuves de l’argent qui rentre.

Si jamais j’ai un contrôle, je dois sortir la caisse et montrer patte blanche. Si on le fait avec

des structures aussi petites que les nôtres, alors vous vous doutez bien que les plus grands ne

seront pas tranquilles éternellement.

65

Annexe 6 : retranscription de l’interview avec Edgar Szoc, économiste,

journaliste et professeur à la Haute Ecole Paul Henri Spaak.

[Il nous manquait un point de vue plus distancé sur la question, un avis plus à froid. M. Szoc a

écrit plusieurs articles sur l’économie collaborative et maîtrise bien le sujet. En tant

qu’économiste, il apporte un avis plus nuancé sur la question. Notre rencontre s’est faite dans

un bar au centre-ville de Bruxelles.]

Bonjour. Pourriez-vous commencer par vous présenter ?

Je suis chroniqueur à la RTBF dans une émission humoristique, je suis également traducteur

(surtout d’articles économiques) et enseignant à la Haute Ecole Paul Henri Spaak. Je travaille

également pour une association qui s’appelle « Pax Christi », qui se bat contre le racisme,

l’antisémitisme, l’islamophobie et la négrophobie. J’ai fait mes études à l’ULB en économie

et philo-romanes.

J’ai écrit plusieurs articles sur l’économie collaborative pour le compte de l’Association

culturelle Joseph Jacquemotte. Avant d’analyser le phénomène, je pratiquais : j’avais

d’ailleurs mis mon appartement en location sur Airbnb. Quand j’ai commencé à m’intéresser

au sujet, le fait qu’il y ait très peu d’études disponibles sur le sujet m’a interpellé. Le discours

qui était tenu sur l’économie collaborative était le discours tenu par Uber, Airbnb et consorts.

Il y avait quelques articles de journalistes mais pas de recherche à proprement parler. J’ai

commencé à m’y intéresser scientifiquement en juin 2015 et à ce moment-là, il n’y avait rien

en français, un tout petit peu en allemand et quelques papiers en anglais mais pas énormément

au final.

Airbnb, Uber … Ce sont aujourd’hui les leaders du marché collaboratif. Les critiques

fusent à leur encontre, notamment du fait qu’elles n’aient plus de collaboratif que le

nom face aux milliards qu’elles génèrent chaque année. Quel est votre point de vue ?

Je suis d’accord avec ce qui est dit là, à une réserve près : à mon sens, ça n’a jamais été de

l’économie collaborative. Ce n’est pas parce que c’est devenu plus important que la nature du

boulot a changé. C’est assez curieux, d’ailleurs, d’appeler ça de l’économie collaborative

parce qu’en fait, si on compare par exemple Uber à une société de taxis, la société de taxis a

66

quelque chose de collaboratif entre les travailleurs. Cette structure dispose d’un centre, elle

assigne des courses, etc. Alors que les chauffeurs Uber, eux, sont en compétition les uns avec

les autres. Ils tournent à la sortie des concerts, parce que le principe de l’attribution, c’est celui

qui est le plus proche du client qui a la course.

Donc, les travailleurs ne collaborent pas entre eux. Là où on peut dire qu’il y a une

collaboration, c’est entre le prestataire de services (le chauffeur Uber) et le client. Mais en

quoi est-ce qu’il y a plus de collaboration que dans une société de taxis normale, je ne vois

pas très bien. Et donc, du point de vue de l’organisation du travail et des travailleurs, c’est

beaucoup moins collaboratif que l’économie traditionnelle, ce qui n’est pas nécessairement un

problème en tant que tel, mais en tout cas le terme collaboratif est vraiment trompeur et

usurpé. Encore une fois, je pense que ça tient au fait que cette économie est détenue par ces

acteurs-là. Moi, j’utilise le terme « capitalisme de plate-forme », que j’ai repris d’un

chercheur allemand appelé Sascha Lobo et qui me semble plus adéquat pour décrire cette

réalité.

Cette économie mettrait en danger les formes d’emploi qui existent déjà et elle

exercerait une forme de concurrence déloyale. Quel est votre avis ?

Oui, clairement. Alors ça, ça dépendra de la mesure dans laquelle le secteur sera régulé. Mais

au tout début, c’est clair que les gens ne payaient pas d’impôts ni de cotisations sociales, etc.

C’est un peu en train de changer dans une certaine mesure et dans la mesure des capacités

réglementaires des autorités publiques et donc, ça dépend très fort d’un pays à l’autre.

Peut-on réellement parler de concurrence déloyale ? Si on prend le cas d’Airbnb et du

secteur hôtelier, n’offriraient-ils pas des services différents ? Dans le cas des hôtels, c’est

un service professionnel où on s’occupe intégralement du client. Tandis qu’avec Airbnb,

il faut s’occuper de tout soi-même. Y a-t-il une distinction à faire ?

A mon sens, mais là il faudrait plus d’études chiffrées pour en avoir une idée, mais je crois

qu’il y a quand même une zone de recoupement. C’est très clair que, par exemple, des petits

étudiants qui trouvent des chambres à 20 euros, et bien ils n’auraient pas fait le voyage

autrement s’il n’y avait pas eu Airbnb. Ce ne sont pas des nuitées d’hôtel qui sont perdues.

A l’inverse, il y a le tourisme d’affaire qui est très peu impacté par Airbnb parce que les

boîtes ne vont pas payer des nuitées Airbnb à leurs cadres. Mais il y a quand même une zone

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intermédiaire où il y a concurrence, mais c’est une intuition, je n’ai pas les pourcentages

exacts sur le marché.

Pensez-vous que globalement, cette mouvance soit juste un effet de mode ou un

mouvement durable ?

Je pense que d’ici plusieurs années, on en entendra encore parler. Maintenant, il y a des

mouvements à sens divers. Par exemple, il y a une boîte aux Etats-Unis qui propose des

services de ménage à domicile et tous les paramètres de l’économie dite collaborative étaient

mis en place. Ils se sont rendu compte qu’en fait, les gens n’avaient pas spécialement envie de

voir débarquer quelqu’un de différent chaque semaine parce que c’est tout de même quelque

chose d’assez intime de venir faire le ménage chez les gens.

Donc, vous ne voulez pas ouvrir votre appartement à quelqu’un de différent chaque fois. Il y a

eu une tendance à la fidélisation de la clientèle et des travailleurs et donc, ce qui a commencé

comme économie collaborative s’est rapproché d’un modèle plus traditionnel. Ceci dit, je

pense qu’il y a tout un potentiel qui n’a pas encore été exploité et notamment par rapport à

tout ce qui est travail intellectuel. Je donne l’exemple, dans un article que j’ai écrit sur le

sujet, de combien coûte une traduction d’un article scientifique.

Si on compare ce qu’un traducteur belge demande et une structure comme « Upwork », le

rapport est de un à cinq. En période de crise, je peux imaginer qu’il y a des boîtes qui vont

recourir à ces services, avec toute la concurrence que ça peut engendrer.

Du coup, est-ce un marché mature ?

Des concepts peuvent encore germer. Après, dans la Silicon Valley, on crée des « Uber de

ceci » et des « Uber de cela » chaque semaine et on va doucement en voir le bout. Par contre,

les concepts qui ont déjà été lancés n’ont pas encore capté toute la clientèle qu’ils sont

susceptibles de capter.

Est-ce que l’Etat devrait réguler ce secteur et comment devrait-il s’y prendre ?

Je pense que c’est très différent secteur par secteur. Par exemple, pour Airbnb, c’est

relativement simple parce que les logements sont localisés, c’est fixe et ça ne bouge pas. On a

une certaine prise là-dessus, il y a une fiscalité qui existe déjà … Il y a un levier d’action déjà

disponible et qui plus est, Airbnb est une boîte bien plus accommodante qu’Uber dans son

rapport aux autorités publiques.

68

En revanche, pour des boîtes comme « Upwork » qui sont dans le domaine du travail

intellectuel, c’est beaucoup plus difficile de capter la création de valeur et d’exercer un

contrôle public dessus. Par ailleurs, secteur par secteur, les exigences sont différentes (que ce

soit en termes de fiscalité ou de cotisations sociales) mais par exemple, chez Airbnb, on

pourrait avoir des normes d’hygiène minimales. Avec Menu Next Door, il y a tout un débat

qui dit que les travailleurs sont tous censés être soumis à l’AFSCA7 alors que la plupart s’y

soustraient. Je pense qu’il n’y a aucun moyen de contrôler ceci. Ça dépend donc vraiment du

secteur, mais en ce qui concerne Uber ou Airbnb, il y a moyen d’avoir un peu de prise dessus.

Par contre, ce qui me fait plus peur en termes de dérégulation, c’est vraiment des sites comme

« Upwork » où on est devant un phénomène moins visible (les taxis, ça se voit, tandis que des

traducteurs ; des copyrighteurs ou des gens qui font de la programmation informatique, c’est

moins palpable et ils sont moins organisés). Ça peut avoir des effets encore plus massifs que

le taxi ou l’hôtellerie.

Une des pistes soulevée par un des interlocuteurs que j’ai rencontré est d’adopter des

législations à un niveau international (européen dans le cas belge), comme Uber et

Airbnb sont des start-up mondiales. Serait-ce plus efficace que d’agir au niveau

national ?

C’est toujours plus efficace évidemment, et il y a une partie des compétences en la matière qui

sont européanisées d’ailleurs mais on n’est pas dans un secteur où il y a potentiellement des

concurrences entre pays européens. Ce n’est pas parce que la Belgique prend des

réglementations très strictes qu’elle va perdre un marché, puisque les gens qui veulent venir

visiter Bruxelles viendront quand même la visiter, et ceux qui veulent prendre un taxi le

feront. L’impératif européen me semble moins clair que dans d’autres domaines. Après, dans

le rapport de force, la commission a plus de poids que n’importe quel Etat national pour

discuter avec ces grandes boîtes. Donc là, ça a un intérêt mais je pense que ça ne dispense pas

de régulation au niveau national et même en Belgique, au niveau national.

On parle également du concept d’ « horizontalisation » dans le milieu collaboratif. C’est

un secteur où les rapports verticaux sont déstructurés. Vous en parlez d’ailleurs dans un

de vos articles.

7 L’AFSCA est l’agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire.

69

Oui, alors là je pense que c’est en partie un leurre. Cette « horizontalisation » n’est rendue

possible que par l’existence de la plateforme qui est quelque chose d’extrêmement

hiérarchique. C’est là que la création de valeur se fait, c’est là qu’elle se nourrit et tous les

acteurs sont entièrement soumis aux règles et normes de la plateforme. Il est donc vrai

qu’entre utilisateurs, on quitte la structure très hiérarchisée de la firme. Tous ces gens se

retrouvent atomisés face à une énorme structure très puissante et qui leur dicte tout leur

comportement, au point de décider si ces gens ont un contrat de travail ou pas.

Il y a même des procès là-dessus et on verra ce que la jurisprudence en dit mais ce qui rend

cette horizontalité possible, c’est une hiérarchie très forte et une concentration de pouvoir

auprès de quelques acteurs seulement. Cette horizontalité est donc un peu factice.

Ces entreprises, détruisent-elles plus d’emplois qu’elles n’en créent ou bien est-ce le

contraire ?

Ces boîtes-là créent peu d’emplois à temps plein, ce sont juste des sources de revenus

supplémentaires pour des gens qui soit travaillent, soit qui ne bossent pas du tout. Airbnb,

clairement, on ne peut pas dire que ça crée de l’emploi … Les choses sont désormais faites

par des non-travailleurs qui avant étaient faites par des travailleurs (la fameuse zone

intermédiaire dont je vous ai parlé avant). J’ai tendance à penser que ça en détruit plus que le

contraire et les seuls emplois qui pourraient être créés sont ceux qui s’adressent à cette part du

marché qui n’était pas couverte. Imaginons : les taxis étaient trop chers et donc des tas de

gens ne prenaient pas le taxi. Et bien là, il y a une offre qui fait en sorte que plutôt de rentrer à

pieds, il vaut mieux rentrer en taxi. Là, il y a une possible création d’emploi mais c’est encore

considéré comme une activité, pas comme un emploi en tant que tel. D’ailleurs, les chauffeurs

Uber n’ont ni le statut d’employé ni de travailleur.

Il manque des études sur le sujet et même s’il y en avait plus, il serait compliqué de quantifier

la perte d’emplois dans une zone donnée.

Du coup, y a-t-il une ligne de fracture entre les leaders du marché collaboratif et des

plus petites boîtes ?

La ligne de fracture, à mon avis, n’est pas en termes de taille mais en termes de modalités de

fonctionnement : est-ce que ces sociétés ont une finalité de profit ou pas, puis aussi en termes

de nature des activités. Quand je disais qu’Uber n’était pas collaboratif puisqu’il mettait en

concurrence ses travailleurs, et bien ça reste des travailleurs qui sont basés à Bruxelles et qui

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ont des standards de vie bruxellois (là où une société comme « Upwork » met en concurrence

des travailleurs qui ont des standards de vie très différents).

Là, il y a des potentiels de dérégulation beaucoup plus forts. Je pense que le critère des

modalités de fonctionnement est plus intéressant que celui du critère de taille parce que les

petites structures privées n’ont qu’une ambition, c’est de devenir plus grand. Il y a une

tendance au monopole avec ces boîtes (on parle d’ailleurs d’ « externalité d’échelle » ou

encore de « rendement d’échelle croissant ») : plus on est grand, plus on est rentable et donc à

terme, il paraît logique qu’il n’y ait plus que quelques opérateurs par secteur.

Dans un de vos articles, vous dites qu’il « n’est en effet pas nécessaire de postuler leur

approfondissement pour s’intéresser aux dégâts qu’elles provoquent et parfois aussi aux

avantages qu’elles procurent ». Vous dressez un portrait assez noir de la mouvance

collaborative, mais vous faites tout de même mention de ses avantages. Quels sont-ils

d’après vous ?

Pour revenir sur l’article, c’est vrai qu’il était assez réactif parce que je m’étais aperçu que ce

n’était que les plus gros qui parlaient de collaboratif, qui utilisaient le terme, et j’ai voulu

montrer que la réalité était peut-être un peu différente. D’une certaine manière, j’ai tordu le

bâton dans l’autre sens mais les avantages sont assez clairs : en termes de flexibilité de l’offre,

d’effet de concurrence (les taxis ont tout de même innové depuis qu’ils sont en concurrence

avec Uber), Airbnb permet effectivement de voyager moins cher, Blablacar aussi …

D’ailleurs, Blablacar permet de réduire la quantité de CO2 émise par personne qui voyage (au

total à mon avis, ça augmente plutôt la quantité parce que ça augmente le nombre de

voyages). Il y a des gens qui font des Bruxelles-Paris avec Blablacar et qui autrement

n’auraient pas fait le déplacement parce que c’est plus cher. Par ailleurs, il est clair que quand

c’est bien fait, c’est sans doute plus chouette d’être accueilli par des particuliers Airbnb

qu’une structure hôtelière plus froide. Il y a un potentiel émancipatoire. L’idée est juste de

réguler et de faire en sorte que ce ne soit pas le far-west et encore une fois, ce n’est pas parce

que je récuse le terme collaboratif que je dis qu’il faille l’interdire. C’est une nouvelle façon

de mener des activités économiques, qui est différente et qui amène toute une série de défis et

à terme, ce genre de concept est amené à se multiplier donc il ne sert à rien de poser des

barrages contre l’océan.

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Table des matières

Remerciements………………………………………………………………………………... 2

Sommaire……………………………………………………………………………………... 3

Introduction……………………………………………………………………………........... 4

I. L’ubérisation de l’économie: état des lieux…………………………………………........... 8

II. L’économie de partage : un collectivisme de façade ? …………………………………… 16

Airbnb : bête noire du fisc, championne de l’optimisation offshore…………………………. 22

III. L’économie de partage : à l’origine d’un marché débridé ?…………………………….. 25

IV. Quelles pistes pour réguler une telle économie ? …….…………………………………. 30

Conclusion…………………………………………………………………………………… 34

Sources……………………………………………………………………………………….. 35

Annexes………………………………………………………………………………………. 39

Annexe 1 : retranscription de l’interview avec Quentin Crespel (Bees Coop) ……………… 39

Annexe 2 : retranscription de l’interview avec Leonor Rennotte (Cambio Bruxelles) …….... 44

Annexe 3 : retranscription de l’interview avec Florence Gounot, Sophie Bibet et Claire 49

Rocheteau (l’EPI)……………………………………………………………………………...

Annexe 4 : retranscription de l’interview avec Bernard Mukeba (DogCatWeb) ……………. 56

Annexe 5 : retranscription de l’interview avec Laurence Vanderpoelen (Repair Café)……... 61

Annexe 6 : retranscription de l’interview avec Edgar Szoc (économiste)……………………. 65

Table des matières……………………………………………………………………………. 71

Résumé………………………………………………………………………………………… 72

72

Résumé

Ce mémoire établit un panomara des pratiques qui caractérisent l'économie

collaborative. Cette nouvelle forme d’économie met en avant ses valeurs de partage et de

solidarité et veut se distinguer d’un modèle plus traditionnel basé sur la propriété. Sur le

papier, les intentions sont bonnes, mais qu’en est-il dans les faits ? Nous analysons les

rouages de cet écosystème en mettant en perspective deux mondes : des sociétés qui dominent

le marché et des initiatives locales et de proximité, qui se sont également lancées dans

l’aventure collaborative.

In deze thesis tonen we een aantal voorbeelden die we terugvinden in de collaboratieve

economie. Deze nieuwe vorm van economische activiteit vertrekt vanuit de solidariteit en het

met elkaar delen. Dit is in tegenstelling tot de traditionele economie waar eigendom de basis

vormt. Op papier lijkt dit heel mooi maar wat zijn de feiten? We gaan na hoe dit systeem

werkt door te vertrekken vanuit twee verschillende werelden. We spreken over samenlevingen

waar het kapitalisme toonaangevend zijn. Hiertegenover staan de nieuwe lokale initiatieven

die burgers nemen en die vertrekken vanuit een samenwerking.

This thesis provides an overview of practices that define the collaborative economy. This new

type of economy highlights its sharing and solidarity values and wants to differentiate itself

from a more traditional model based on property. Written down, intentions are good, but what

happens in practice ? We analyse the inner workings of this ecosystem by approaching two

worlds at the same time : firms dominating the market as well as local and community-based

initiatives, that also embarked on the collaborative adventure.