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Les effets de la sexuation dans le monde

Editorial .................................................................................................................................................................. 3 L’orientation lacanienne......................................................................................................................................... 4

La théorie du partenaire Jacques-Alain Miller ................................................................................................. 4 L’identité sexuelle et ses effets............................................................................................................................. 36

Le choix du sexe Graciela Brodsky................................................................................................................ 36 L’objet comme plus-de-jouir Alfredo Zénoni................................................................................................. 39 Ce qu’on appelle le sexe… Dominique Laurent ............................................................................................ 42 « Tout doit être repris au départ à partir de l’opacité sexuelle » Alain Merlet ............................................... 51 L’être sexué ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres François Leguil....................................... 55 L’acte sexuel est-il un acte ? Pierre Malengreau ........................................................................................... 62 La garantie du fantasme Éric Laurent ............................................................................................................ 66 Traumatisme, destin et choix Jacques Borie................................................................................................... 71 Rapports et différences entre hystérie et féminité Sylvia Elena Tendlarz ..................................................... 76

Clinique des effets de la sexuation ....................................................................................................................... 81 Le pousse à-la-femme, un universel dans la psychose ? Marie-Hélène Brousse ........................................... 81 Le singulier de l’abord de la féminité dans l’expérience analytique Laure Naveau ...................................... 89 Un ravissement amoureux Marie-Françoise de Munck ................................................................................ 93 Comment se fait une reine ? Victoria Vicente ................................................................................................ 96

Extime ................................................................................................................................................................ 102 Traduction de Lacan ; problèmes réels et imaginaires Alexandre Tchernoglazov ...................................... 102

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Editorial Le temps de notre Rencontre internationale biennale approche et nous sentons la fièvre des préparatifs monter. Nous voulons nous faire beaux, nous sommes impatients de revoir nos collègues et amis du monde entier et d’en rencontrer, de faire connaissance, avec d’autres. A sa manière, Quarto a voulu saluer l’événement en consacrant un numéro au thème de cette Rencontre et en pressant un peu son rythme de parution pour être au rendez-vous à Paris en juillet. Comme dans son numéro précédent, sur la Clinique de la formation dans la psychanalyse, l’équipe de Quarto a souhaité internationaliser ses lignes en faisant l’effort de trouver, de lire et de traduire des textes étrangers de nos collègues de VAMP. Nos correspondants dans le monde du Champ freudien ont beaucoup aidé dans cette recherche.

Ce numéro 77 est donc composé d’ouverture par un grand texte de l’orientation lacanienne que Jacques-Alain Miller a accepté de nous laisser publier pour notre plus grand plaisir. Ensuite une éminente série de nos collègues nous ont confié d’excellents travaux de réflexion sur les effets de la sexuation. Quatre textes cliniques ponctuent ensuite et nous terminons ce menu consistant par le plaisir de lire la réponse du traducteur russe de Lacan à un texte de Pierre Skriabine paru dans le numéro 70 de Quarto.

Bonne lecture, et au plaisir de vous voir à notre XIIe Rencontre du Champ freudien,

Katty Langelez

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L’orientation lacanienne La théorie du partenaire Jacques-Alain Miller

Introduction

La question du vingtième siècle a été celle du réel dans la mesure même où le discours de la science, singulièrement, s’est emparé du langage, qu’il l’a ravi à la rhétorique, et qu’il a entrepris de mesurer le langage, non pas au vrai, mais au réel*.

Ce qui l’annonce, dès le début du siècle, et comme surgeon de l’entreprise de Frege, c’est la fameuse théorie des descriptions définies de Bertrand Russell (1905) concernant le nom propre et évaluant dans quelle mesure le nom propre serait faire nom à ce qui est vraiment, c’est-à-dire à ce qui est réel.

La réflexion philosophique qui procède de cette tradition a comme cœur la théorie de la référence. Dans quelle mesure le langage peut-il ou non toucher au réel ? Comment se nouent le langage et le réel ? – alors que le langage est puissance de semblant – alors que le langage a le pouvoir de faire exsister des fictions. D’où l’idée qu’il se pourrait qu’au regard du réel le langage soit malade, malade de la rhétorique dont il est gros, et qu’il faudrait le guérir par une thérapeutique appropriée, pour qu’il soit vraiment conforme au réel.

C’est toute l’ambition de Wittgenstein et de ses héritiers que de réaliser une thérapeutique du langage, jusqu’à considérer la philosophie elle-même comme une maladie qui témoigne de l’infection que véhicule le langage comme puissance des fictions. Non pas résoudre les questions philosophiques, mais montrer qu’elles ne se posent pas si on se guérit du langage, si on le met au pas du réel.

C’est ce qui conduit Lacan à passer du Nom-du-Père au Père-du-Nom. Ce n’est pas vaine rhétorique. La nomination – donner des noms aux choses, qui est le biais même par lequel Frege et Russell ont entrepris leur questionnement du langage commun – n’est pas la communication, n’est pas la parlotte. La nomination, c’est la question de savoir comment la parlotte peut se nouer à quelque chose de réel.

Dans notre vocabulaire à nous, c’est la fonction du père qui permet de donner un nom aux choses, c’est-à-dire de passer du symbolique au réel. Ce Nom-du-Père – Lacan l’a dit une fois et Éric Laurent l’a fait passer dans notre usage courant –, on peut s’en passer à condition de s’en servir. S’en passer veut dire que le Nom-du-Père, dérivé du concept de l’œdipe, ce n’est pas du réel.

Le Nom-du-Père est un semblant relatif, en effet, qui se fait prendre pour du réel. Le Nom-du-Père n’est pas de l’ordre de ce qui ne cesse pas de s’écrire. C’est pourquoi Lacan a promu, à la place du Nom-du-Père, le symptôme comme ce qui, dans la dimension propre de la psychanalyse, ne cesse pas de s’écrire, c’est-à-dire comme l’équivalent d’un savoir dans le réel. Quand il y a Nom-du-Père, c’est en tant qu’une espèce de symptôme, rien de plus.

Est-ce une loi, le symptôme ? Si c’est une loi, c’est une loi particulière à un sujet. Et on peut se demander à quelle condition il est pensable qu’il y ait du symptôme pour un sujet. Si c’est du réel, c’est un réel très particulier, puisque ce serait du réel pour Un, donc pas pour l’Autre. C’est du réel qui ne peut s’aborder que un par un. C’est de beaucoup de conséquences de le constater. Cela met en question ce qu’il en est du réel pour l’espèce humaine.

S’il y a du symptôme pour chacun de ceux qui parlent, cela veut dire qu’au niveau de l’espèce il y a un savoir qui n’est pas inscrit dans le réel. Au niveau de l’espèce qui parle, il n’est pas inscrit dans le réel un savoir qui concerne la sexualité. Il n’y a pas à ce niveau-là ce qu’on appelle « instinct », qui dirige, de façon invariable et typique pour une espèce, vers le partenaire.

Le désir ne peut pas du tout en tenir lieu, parce que le désir est une question. C’est la perplexité sur la question. La pulsion n’en tient pas davantage lieu, parce qu’elle ne donne aucune assurance quant à cet Autre au niveau du sexuel. Autrement dit, dans ce qui l’anime d’une compétition, d’une référence avec la science,

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l’existence du symptôme oblige à modifier le concept que nous avons du savoir dans le réel. S’il y a symptôme, alors il n’y a pas savoir dans le réel concernant la sexualité. S’il y a symptôme comme ce qui ne cesse pas de s’écrire pour un sujet, alors, corrélativement, il y a un savoir qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, un savoir spécial. Ce n’est pas le savoir dans le réel en tant qu’il ne cesse pas de s’écrire. S’il y a symptôme, c’est qu’il doit y avoir, pour l’espèce humaine, un savoir qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. C’est là la démonstration que Lacan essaie de faire sourdre de l’expérience analytique. S’il y a symptôme, alors il n’y a pas rapport sexuel, il y a non-rapport sexuel, il y a une absence de savoir dans le réel concernant la sexualité.

Il est très difficile de démontrer une absence de savoir dans le réel. Qu’est-ce qui nous met, dans l’expérience analytique, devant cette absence de savoir dans le réel ?

Ce dont nous avons l’expérience par la psychanalyse, dans chaque cas qui s’expose dans l’expérience analytique – Lacan nous en fait apercevoir la valeur, et il fallait qu’il le formule pour que cela devienne une évidence –, c’est de la fonction déterminante, dans chaque cas, d’une rencontre, d’un aléa, d’un certain hasard, d’un certain « ce n’était pas écrit ».

Cela s’expose, se met en évidence avec une pureté spéciale dans le récit que peut faire un sujet de la genèse de son homosexualité, ou la mauvaise rencontre, qui est une instance en quelque sorte qui éclate à laquelle le sujet attribue ensuite volontiers son orientation sexuelle, mais aussi bien la rencontre de certains mots qui vont décider pour un sujet d’investissements fondamentaux qui conditionneront ensuite le mode sous lequel il se rapportera à la sexualité. Et puis, toujours, dans tous les cas, la jouissance sexuelle se présente sous les espèces, on le sait, du traumatisme, c’est-à-dire comme non préparée par un savoir, comme non harmonique à ce qui était déjà là.

Autrement dit, la constance propre que nous pouvons repérer dans l’expérience analytique est précisément la contingence. Ce que nous repérons comme une constance, c’est cette variabilité même. Et la variabilité veut dire quelque chose. Elle veut dire qu’il n’y a pas un savoir pré-inscrit dans le réel. Cette contingence décide du mode de jouissance du sujet. C’est en cela qu’elle met en évidence

l’absence de savoir dans le réel quand il s’agit de la sexualité et de la jouissance. Elle met en évidence un certain « ce n’est pas écrit ». Cela se rencontre. Dès lors, ce qui fait fonction de réel de référence n’est pas un « ne cesse pas de s’écrire », c’est un « ne cesse pas de ne pas s’écrire », c’est-à-dire exactement le rapport sexuel comme impossible. Lacan s’est posé la question, sur un mode que j’oserai dire torturé, de savoir dans quelle mesure c’était démontrable. Le réel dont il s’agit là est d’une espèce tout à fait différente du réel de la science. Comment démontrer une absence de savoir ?

Il reste volontiers un peu en retrait de ce terme de démonstration. C’est pourquoi il peut dire : « L’expérience analytique atteste un réel, témoigne d’un réel. » C’est comme si, dans notre champ, la contingence, régulière, que nous rencontrons dans tous les cas, attestait de l’impossible. C’est en quelque sorte une démonstration de l’impossible par la contingence.

J’écrirai ce triangle. L’impossible, le « ne cesse pas de ne pas s’écrire », qui est le propre du non-rapport sexuel que j’abrège NRS. Le nécessaire pour chacun est le « ne cesse pas de s’écrire » du symptôme. Et si nous constatons le fait du symptôme, il nous renvoie dans chaque cas à ce NRS. Le contingent du « cesse de ne pas s’écrire » fait en quelque sorte preuve et apparaît sous ces deux espèces essentielles : la rencontre avec la jouissance et la rencontre avec l’Autre, que nous pouvons abréger sous le terme d’amour.

L’amour veut dire que le rapport à l’Autre ne s’établit par aucun instinct dans ce contexte. Il n’est pas direct, mais toujours médié par le symptôme. C’est pourquoi Lacan pouvait définir l’amour par la rencontre, chez le partenaire, des symptômes, des affects, de tout ce qui marque chez lui et chacun la trace de son exil du rapport sexuel.

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Il apparaît que le partenaire fondamental du sujet n’est dans aucun cas l’Autre. Ce n’est pas l’Autre personne, ce n’est pas l’Autre comme lieu de la vérité. Le partenaire du sujet est au contraire, comme cela a toujours été aperçu dans la psychanalyse, quelque chose de lui-même : son image – c’est la théorie du narcissisme, reprise par Lacan dans « Le stade du miroir » – ; son objet petit a, son plus-de-jouir ; et foncièrement sans doute, le symptôme. Voilà esquissée la théorie du partenaire. Un complément à la théorie du sujet

Il y a très longtemps, lorsque j’étais philosophe, j’avais extrait de l’enseignement de Lacan ce que j’appelai la théorie du sujet. En rassemblant un certain nombre de considérations sous le chef de « théorie du sujet », j’avais répondu à une invitation de Lacan lui-même, qui avait, à plusieurs reprises, référé le sujet de l’inconscient freudien au cogito cartésien, qu’il avait réécrit, modifié, varié. Cette théorie du sujet était faite pour permettre à cet enseignement de Lacan de communiquer avec les philosophies, en particulier avec la philosophie cartésienne, les philosophies post-cartésiennes, spécialement la philosophie critique de Kant, de Fichte, et la philosophie phénoménologique de Husserl.

Cette perspective, cette tentative, certes datée, n’appelle de ma part aucun reniement, mais un complément. Ce complément à la théorie du sujet, c’est la théorie du partenaire.

Le partenaire-Dieu, biface

Le cogito cartésien « Je pense, donc je suis » a d’ailleurs lui-même un partenaire. Il n’est pas du tout solipsiste. Il a un partenaire au jeu de la vérité. Sans doute ne peut-on pas jouer au jeu de la vérité sans un partenaire. Quel est ce partenaire ? C’est d’abord, très simplement, ses propres pensées. Son premier partenaire est son propre « je pense ». Mais dire que c’est son « je pense » serait déjà trop dire, parce qu’il ne peut isoler son « je pense » parmi ses pensées que s’il cesse de se confondre avec ses pensées, s’il cesse de les penser purement et simplement ces pensées qu’il a.

Quand cesse-t-il de se confondre avec les pensées qu’il a ? Quand il s’interroge à propos de ses pensées.

Quand il s’interroge sur ses pensées, évidemment, il s’en distingue. Il s’interroge – quelle idée ! – sur le point de savoir si elles sont vraies, et sur le point de savoir comment savoir si elles sont vraies ou pas. Cela suffit à introduire le ver dans le fruit, le fruit de ses pensées. La question de la vérité introduit le ver – question de la vérité qui n’est pas distincte, chez Descartes, de la question de la référence, puisqu’il s’agit de savoir si la pensée touche ou non au réel, à le traduire dans nos termes à nous.

Aussitôt, la question de la vérité fait surgir l’instance du mensonge sous les espèces d’un Autre qui trompe. Voilà le partenaire qui surgit alors pour Descartes. Un autre imaginaire, sans doute, fictif, l’Autre qui trompe, qui lui met ses idées-là dans la tête. C’est avec cet Autre-là qu’il joue sa partie.

Les Méditations de Descartes, c’est la partie jouée avec l’Autre qui trompe, l’Autre dont les pensées de Descartes ne seraient que les productions illusoires qu’il émet afin de l’égarer. Cette partie jouée avec l’Autre trompeur paraît d’abord perdante, nécessairement perdante, puisque le sujet concède à cet Autre la toute-puissance – « tu peux tout faire » –, et donc la puissance de le tromper dans toutes ses pensées, même celles qui lui paraissent les plus sûres. La partie est inégale, radicalement inégale. L’Autre trompeur d’emblée le détrousse, ramasse toute la mise, qui sont ses propres pensées que le sujet cartésien met en jeu : qu’est-ce qu’elles valent ? Et l’Autre qu’il a imaginé nettoie la table. Toutes peuvent être trompeuses, toutes peuvent ne rien valoir. Aucune ne porte en elle-même la marque de la vérité. Il ne lui reste rien. « Tout est perdu, for l’honneur », a ajouté un roi de France.

Ce qui fait l’enchantement du conte cartésien, c’est que le sujet trouve le ressort de son triomphe dans cette déroute radicale elle-même. Dans ce renoncement à tout avoir, dans cette pauvreté radicale, dépouillée de tout par l’Autre qui peut tout, précisément là il trouve son être. Il le trouve dans un pur « je pense » sectionné de tout complément d’objet, un « je pense » exactement absolu, au sens propre, au sens étymologique, c’est-à-dire un « je pense » sectionné, coupé.

C’est comme par miracle le point où la pensée et le réel coïncident. Une fois sauvé de l’Autre-qui-peut-tout ce petit rien qui lui reste comme un résidu, tout est gagné. Un nouvel empire est gagné, puisque de fil en aiguille le sujet cogital récupère son authentique partenaire, c’est-à-dire l’Autre qui ne

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trompe pas, et donc évacue la fiction de l’Autre qui trompe.

C’est tout à fait autre chose de continuer la partie avec un Autre qui ne trompe pas. Tout-puissant sans doute, mais vérace, car la toute-puissance – c’est l’axiome de Descartes – s’amoindrirait par le mensonge. Le mensonge témoignerait toujours d’un moindre être. Tout-puissant, donc fiable. Un partenaire fiable, même s’il est tout-puissant, il est impuissant, il vous fout la paix. C’est ce que Descartes conquiert dans ses Méditations, un Autre qui lui fout une paix royale.

L’avantage du Dieu de Descartes – nous continuons de vivre sur les intérêts de ce qu’il a gagné alors –, c’est qu’on n’a pas à s’en inquiéter. Il ne va pas vous prendre en traître, vous jouer des tours. Il ne va pas vous faire des niches, des surprises. Il ne va pas réclamer des sacrifices. Ce qui est merveilleux, c’est que cet Autre tout-puissant se tient bien tranquille. Il est tout à ce qu’il a posé une fois pour toutes. On peut lui faire confiance, s’occuper des choses sérieuses, il ne va pas vous déranger. Cette chose sérieuse consiste, comme dit Descartes, à se rendre maître et possesseur de la nature. L’Autre là-bas n’a rien à dire là-dessus. D’ailleurs, il n’a rien à dire sur rien. Tout-puissant ! Tout-puissant, au point de ne pas pouvoir mentir. C’est le tour extraordinaire de Descartes. L’Autre est si puissant, il peut tellement tout, qu’il ne peut pas mentir. Cela l’amoindrirait. Ce n’est pas digne de lui. Ce n’est pas conforme à sa définition logique. C’est le silence divin. Ce silence, c’est divin I C’est d’ailleurs ce qui nous permet à part cela de déconner tranquillement parce qu’on attend qu’il vienne ici nous sonner les cloches.

C’est à Descartes que l’on doit le Dieu des philosophes. C’est lui qui l’a mis au monde. Il a été aidé par la théologie qui a fait beaucoup pour museler Dieu, mais cela s’est vraiment accompli avec Descartes. Le Dieu pour la science. Le Dieu déduit, logiquement déduit.

Ce Dieu-là, ce partenaire-Dieu, n’a rien à voir avec le Dieu du texte, le Dieu scruté dans le signifiant biblique. Rien à voir, sinon le créationnisme, mais que je laisse de côté. Le Dieu du texte biblique est un Dieu tourmenté, un Dieu menteur et tourmenteur, capricieux et furibard, irrité, et qui joue des tours pas possibles à l’humanité, comme d’inventer de lui déléguer son fils pour savoir ce qu’on va en faire, et comment lui-même tiendra le coup. Pascal ou Kierkegaard, eux, avaient rapport avec le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob, et c’était une tout autre

affaire. Avoir ce partenaire-là pour jouer sa partie n’introduit pas du tout à la quiétude, mais plutôt à la crainte et au tremblement.

La différence entre ces deux Dieux partenaires, c’est que celui-ci a du désir et que le Dieu de la science n’en a pas.

Le chapitre 1 de la théorie du partenaire concerne ainsi le partenaire-Dieu, qui est biface.

Le partenaire-psychanalyste désir

Le chapitre 2 pourrait être la psychanalyse dans la mesure où le sujet va y chercher et, on espère, y trouve un partenaire nouveau qui est le psychanalyste. Le partenaire-psychanalyste ressemble-t-il au partenaire-Dieu science ou au partenaire-Dieu désir ? Il y a les deux.

Par une face, il y a l’analyste-science. On cherche l’analyste patenté, fiable à long terme, pas capricieux, invariable, au moins pas trop remuant. Lacan allait jusqu’à imager ce partenariat en comparant l’analyste au mort dans la partie de bridge, et invitait donc l’analyste à tenir une position cadavérisée, à réduire sa présence à une fonction du jeu, et à tendre à se confondre avec le sujet supposé savoir.

Mais, par une autre face, il y a l’analyste-désir. Même si son silence est divin, sa fonction comporte qu’il parle au moins de temps à autre. Ce que l’on appelle interpréter. Ce qui conduit le sujet à, lui, interpréter les dits de l’analyste. Dès lors que l’analyste parle et qu’on l’interprète, cela met son désir en jeu. Et on n’a pas reculé à faire du désir de l’analyste une fonction de la partie qui se joue dans l’analyse. Si l’on se pose la question de savoir si l’analyste tient du partenaire-Dieu science ou du partenaire-Dieu désir, on est bien forcé de dire qu’il tient des deux.

Qu’est-ce qui oblige à le mesurer au partenaire divin ? Il est plus raisonnable sans doute de le mesurer au partenaire dans la vie, au partenaire vital. C’est un fait d’observation courante que l’on a recours au partenaire-analyste lorsqu’on a quelque difficulté avec son partenaire dans la vie. Cela se découvre dans la psychanalyse, parfois dès le début et parfois au cours de l’analyse.

On se plaint de son partenaire vital au partenaire-analyste sous des formes diverses. Cela occupe

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phénoménologiquement une part considérable du temps des séances. On vient bien souvent trouver le partenaire-analyste pour se demander ce qu’on fait avec son partenaire vital, comment on a pu songer à s’apparier à cette plaie.

On a donc bien souvent recours au partenaire-analyste pour supporter le partenaire vital, par exemple pour le déchiffrer, quand on n’arrive pas à comprendre ce qu’il dit, les signaux qu’il émet, les messages ambigus, équivoques, peut-être malveillants, qui vous sont destinés, comme s’il parlait par énigmes. On vient traiter la question du désir du partenaire auprès du partenaire-analyste. Souvent aussi parce qu’on est blessé par ce que dit le partenaire vital.

En règle générale, une femme n’arrive pas à encaisser ce que dit son homme. Aussi bien, elle n’arrive pas à encaisser ce que dit sa mère. Cela peut s’étendre, et toute règle est susceptible d’exception.

Du côté homme, bien souvent, le problème est de ne pas arriver à choisir son partenaire, de ne pas arriver à être sûr de quel est le bon, si on en a plusieurs, ou que c’est le bon, lorsqu’on en a un.

Lorsqu’on n’en a pas, lorsqu’on pense qu’on n’a pas de partenaire, on se demande pourquoi. Qu’est-ce qui fait obstacle à en avoir un ? Dans tous les cas, avoir recours à l’analyse, c’est introduire un partenaire supplémentaire dans la partie qui se joue pour le sujet avec un partenaire éventuellement imaginaire.

La clinique, c’est le partenaire

On peut tout de suite aller à dire que ce qu’on appelle la clinique, c’est le partenaire. Dans l’analyse, le partenaire c’est le réel comme impossible à supporter.

Parfois, le vrai partenaire, ce sont les pensées, comme pour Descartes au début. Il se peut que le sujet n’arrive pas à supporter les pensées qui lui viennent et que ce soient elles qui le persécutent. Il joue sa partie avec ses pensées. Comment arriver à ne pas les penser, donc à penser à autre chose ? Puis, il se trouve éventuellement rattrapé par ses pensées. Il s’efforce d’annuler son propre « je pense », par exemple, de l’intoxiquer, de l’anesthésier. Il ruse avec ses pensées. C’est là que se joue sa partie. C’est là aussi, dans une certaine forme clinique, que l’idée de suicide peut lui venir, le suicide étant une façon radicale de divorcer de ses pensées.

Parfois le partenaire essentiel, c’est le corps, le corps qui n’en fait qu’à sa tête. C’est ce que l’on rencontre aussi bien dans l’hystérie de conversion, moins fréquente tout de même de nos jours, moins populaire, ou dans la clinique psychosomatique.

Avoir recours à l’analyse, c’est finalement toujours substituer un couple à un autre, ou au moins superposer un couple à un autre.

D’ailleurs, le conjoint, quand il y en a un, ne prend pas toujours cela très bien. Il s’oppose, il tolère, éventuellement il entre à son tour en analyse. Comme je l’ai déjà mentionné, le conjoint n’est pas toujours la personne à qui vous unissent les liens du mariage, ni non plus la personne avec qui vous partagez le lit, le concubin.

Ce qu’on a appelé l’hystérie féminine, c’est lorsque le partenaire conjoint est le père. On en a fait une catégorie clinique à part. Bien entendu, le partenaire conjoint peut être aussi bien la mère.

Qu’est-ce qu’on a appelé l’obsessionnel ? On a appelé obsessionnel le sujet dont le partenaire est la pensée. On parle, dans le cas de l’homme aux rats, de la dame de ses pensées. C’est bien plutôt ses pensées sur la dame. C’est avec sa pensée, exactement, qu’il jouit.

On appelle paranoïaque celui dont le partenaire, c’est ce que disent les autres et qui le visent en mauvaise part.

Le partenaire a bien des visages. Pour le dire d’un mot qui aurait l’air savant, le partenaire est multifigural. Beaucoup de variétés, de diversités, mais cherchez toujours le partenaire. Ne pas s’hypnotiser sur la position du sujet, sinon poser la question : avec qui joue-t-il sa partie ?

Dans la psychanalyse, le partenaire est une instance avec laquelle le sujet est lié de façon essentielle, une instance qui lui fait problème, c’est-à-dire qui fait énigme à l’occasion.

Les versions lacaniennes du partenaire subjectif À quoi peut-on isoler le partenaire pris en ce sens ? Premièrement, le sujet n’arrive pas à le supporter, c’est-à-dire exactement n’arrive pas à l’homéostasier, à le réduire dans l’homéostase qu’il maintient. C’est ce qui est apparu dans la psychanalyse, au départ, comme le traumatisme. Deuxièmement, le sujet en jouit répétitivement, comme dans l’analyse. Dans la règle, cela se met en évidence. C’est dire que le partenaire a statut de

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symptôme. Le partenaire-symptôme est sans doute la formule la plus générale pour recouvrir le partenaire multifigural. On pourrait inscrire là un petit retour sur Lacan, qui s’est en effet posé d’emblée la question de savoir qui est le partenaire fondamental du sujet. La réponse première qu’il a donnée à partir de 1953, c’est « un autre sujet ». C’est une conception dialectique de la psychanalyse. C’était l’introduction de Hegel dans la psychanalyse. Dans cette notion, il y a symptôme quand l’Autre sujet qui est votre partenaire fondamental ne reconnaît pas votre désir. D’où retour à l’analyste comme le sujet capable de reconnaître les désirs qui n’ont pas été reconnus comme il fallait en leur temps par le partenaire-sujet.

Cette introduction sensationnelle de Hegel dans la psychanalyse, très saugrenue, a été présentée par Lacan comme un retour à Freud. Était-ce un simple habillage ? Était-ce un simple travestissement ? On ne peut pas dire cela. D’abord parce que Lacan est allé aux textes de Freud. Il a produit une renaissance de la lecture de Freud, voire une première naissance, puisqu’ils n’avaient jamais jusqu’alors été travaillés de cette façon. Mais au-delà, il y avait une nécessité profonde à ce que cette introduction de Hegel dans la psychanalyse se traduise comme un retour à Freud.

Et pourquoi ? La dialectique implique que l’Autre sujet, symétriquement, se fonde lui aussi dans le rapport intersubjectif. Si l’on reconnaissait le patient comme un sujet ayant à se réaliser dans l’opération analytique, son interlocuteur, son partenaire devait être aussi un sujet se réalisant dans la même opération. D’où la nécessité logique de mettre en valeur le sujet Freud, celui qui a fondé la psychanalyse dans l’opération analytique elle-même. Il y avait ainsi une nécessité à ce que cette introduction de Hegel se présente comme un retour au sujet Freud, celui qui a inventé la psychanalyse par la médiation dialectique de ses patients. En dérivation, cela tendait à valoir pour Lacan lui-même en tant que réinventant la psychanalyse sur les pas de Freud.

Dans cette visée initiale, la partie du sujet était conçue comme se jouant toujours avec un autre sujet, voire des autres sujets, selon le moment de son histoire, comme ne voulant pas le reconnaître lui-même comme sujet. Là, l’analyste était à se substituer à l’Autre sujet historique réticent.

Certes, de ce point de départ, Lacan est parti. Il n’y a pas stationné. Mais la problématique du partenaire,

elle, demeure comme un fil de toute sa recherche. Elle comporte – c’est ce qui fait le défaut d’une théorie du sujet – que le sujet est incomplet en tant que tel, qu’il nécessite un partenaire. Le tout est de savoir à quel niveau il le nécessite. Le premier partenaire que Lacan avait inventé, en effet sur la voie de Freud et de son « Introduction au narcissisme », était le partenaire-image. Ce que raconte « Le stade du miroir », c’est que le partenaire essentiel du sujet est son image. Ce, en raison d’une incomplétude organique de naissance dite de prématuration. C’est même exactement le partenaire narcissique.

C’est de là que Lacan a inventé ce partenaire fascinant, parce que non spéculaire, ce partenaire abstrait et essentiel, dont on trouve pourtant la place dans la méditation philosophique : le partenaire symbolique.

Nous avons appris à situer le sujet face à ce double partenaire, le bon et le mauvais, le partenaire du sens et le partenaire du désir. C’est là que nous avons fait nos classes.

La série des partenaires

Je poursuis ma déclinaison des versions lacaniennes du partenaire subjectif. Le premier de ces partenaires est le partenaire-image et le second, le partenaire-symbole. Une série s’amorce ainsi, dont les termes peuvent être énumérés.

Il n’est pas inutile de s’interroger, avant cette énumération, sur le terme de la série. Quel est-il ? Il vaut la peine de le situer d’emblée. Le terme de la série des partenaires est le partenaire-symptôme.

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Jouer sa partie Qu’est-ce qu’un partenaire ? Au plus simple, c’est celui avec qui l’on joue sa partie. On peut se référer à l’étymologie avec ce qu’elle comporte d’aléatoire ou de contingent – le contingent étant la marque même du signifiant, lié au signifiant.

Notre mot de partenaire procède de partner, mot anglais importé dans la langue française dans la seconde moitié du dix-huitième siècle – ce siècle si français dans le monde, puisque c’est l’époque où la

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globalisation était celle de la langue française. C’est déjà pour nous du passé reculé, puisque la nouvelle langue globale procède de l’anglais. Certes, ce n’est plus l’anglais des Anglais, et même à peine l’anglais des Américains. C’est un anglais qui est une lingua franca, une sorte d’argot anglais universel.

Ce terme anglais de partner est lui-même emprunté à l’ancien français, curieusement à ce terme de parçonier qui signifiait « associé ». Nous pourrions faire du partenaire la traduction du mot d’associé. Le partenaire est aussi bien l’associé avec qui l’on danse que celui avec qui l’on exerce une profession, une discipline, ou avec qui l’on s’exerce à un sport. C’est aussi celui avec qui l’on converse et également celui avec qui l’on baise. On a partie liée avec le partenaire dans « une partie ».

Le mot de partie mériterait lui-même que l’on s’y arrête, qu’on relève ses paradoxes, qui vont jusqu’à ceux de l’objet partiel, comme on dit en psychanalyse, et d’où Lacan a forgé son objet petit a. Le mot de partie désigne l’élément du tout. C’est ce que formule d’emblée le dictionnaire Robert. Il se découvre, dans la suite des définitions, des traductions sémantiques que propose, de façon toujours ambiguë, équivoque, le dictionnaire, que le mot de partie désigne aussi bien le tout lui-même, en tant qu’il comporte des parties prenantes à ce tout. C’est par là que le mot de partie est lié au jeu. Il désigne aussi bien la convention initiale des joueurs – c’est un usage de la langue classique – que la durée même du jeu, « à l’issue de laquelle sont désignés gagnants et perdants », dit le Robert.

Si j’esquisse une théorie du partenaire, c’est pour autant que le sujet lacanien, celui auquel nous nous rapportons, celui auquel nous avons affaire dans la psychanalyse, est essentiellement engagé dans une partie. Il a de façon essentielle, non pas contingente, mais nécessaire, de structure, un partenaire. Le sujet lacanien est impensable sans un partenaire.

Dire cela, c’est rendre compte de ce qu’a d’essentiel pour le sujet ce qu’on appelle, depuis Lacan, l’expérience analytique – qui n’est rien d’autre qu’une partie, une partie qui se joue avec un partenaire. La question est de savoir comment comprendre ce que peut avoir d’essentiel pour un sujet la partie de psychanalyse, au sens où l’on dit « la partie de cartes ». Comment rendre compte de cette valeur que peut prendre la partie de psychanalyse pour un sujet, sinon en posant qu’il existe fondamentalement, et en dehors même de cet engagement, qui peut se faire ou ne pas se faire, une partie psychique qui est inconsciente ?

Le sujet comme tel est toujours engagé, qu’il le sache ou pas, dans une partie. Cela suppose que, déjà, existe la psychanalyse, et que, à partir de ce fait, on essaie d’en imaginer les fondements, ce qui conduit à l’hypothèse d’une partie inconsciente. S’il se joue pour le sujet une partie inconsciente, c’est qu’il est fondamentalement incomplet.

Cette incomplétude du sujet a d’abord été illustrée par Lacan dans le stade du miroir. Pour le dire dans les termes que j’utilise aujourd’hui, le stade du miroir est une partie que le sujet joue avec son image. Si l’on considère cette construction de Lacan sur le fond de l’élaboration psychanalytique, on est conduit à dire que « Le stade du miroir » est la version lacanienne du narcissisme freudien, de ce que Freud a avancé dans son écrit « Introduction au narcissisme ». Le narcissisme freudien semblait propice à fonder une autarcie du sujet. On l’a lu ainsi. Il y a un niveau ou un moment où le sujet n’a besoin de personne, il trouve en lui-même son objet. On a fait du narcissisme freudien l’absence de partie. C’est de là qu’on a soupçonné d’être illusoires les parties que pouvait jouer le sujet au regard du narcissisme. Le stade du miroir inverse cette lecture, puisqu’il introduit l’altérité au sein même de l’identité-à-soi et qu’il définit par là un statut paradoxal de l’image. L’image dont il s’agit dans le stade du miroir est à la fois l’image-de-soi et une image autre.

Cette partie imaginaire du narcissisme, a–a', Lacan l’a décrite comme une impasse – aussi bien, par exemple, sur le versant hystérique que sur le versant obsessionnel dans la névrose. Le sujet sort de cette partie toujours perdant. Il n’en sort qu’à ses dépens.

De là, Lacan a introduit un autre partenaire que l’image, le partenaire symbolique, dans l’idée que la clinique comme pathologie s’enracine dans les impasses de la partie imaginaire – impasses qui nécessitent l’analyse comme partie symbolique. Cette partie symbolique est supposée, elle, procurer la passe, c’est-à-dire une issue gagnante pour le sujet.

La conversion de l’agalma en palea

Dans la perspective que je prends sur l’élaboration de Lacan à partir des termes que je mets en épingle de la partie et du partenaire, l’analyse devrait être une partie gagnante pour le sujet, le moyen de gagner la partie qu’il perd dans l’imaginaire, et qui fait précisément sa clinique. D’où le paradoxe de la position de l’analyste en tant que partenaire, qui, au

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sens de Lacan, est supposé jouer la partie symbolique de façon à la perdre. Il ne peut gagner la partie en tant qu’analyste qu’à condition de la perdre et de faire gagner le partenaire-sujet. Et, sans doute, la position de l’analyste comporte une dimension d’abnégation. Ce que Lacan appelle « la formation de l’analyste » s’enracine en ce point-là. C’est apprendre à perdre la partie qu’il joue avec le sujet et que le gain soit le gain du sujet.

Peut-être puis-je évoquer, comme on l’a fait devant moi, une fin d’analyse, dans sa rusticité, sa naïveté, comme dit Lacan, dans sa brutalité, qui met en valeur ce que cela comporte pour le sujet de gain, corrélatif à l’occasion pour l’analyste d’un certain désarroi.

Voilà qu’au bout d’une longue trajectoire analytique, le sujet rêve qu’une chose que l’on ne peut désigner autrement que par le terme de saloperie sort de sa jambe, et d’une couleur noire – la couleur même, disent les associations, qui est celle d’un objet qui figure dans le cabinet de l’analyste. Quelque temps plus tard, voilà le sujet qui énonce, avec crainte et tremblement, qu’« il est un cochon ». De ce fait, il fait tomber sur l’analyste le masque du loup qui s’est en effet repu de ce cochon – lui-même assez actif du point de vue oral – pendant des années. Puis, quelque temps plus tard, ce sujet, jusqu’alors docile, respectueux, admiratif de l’analyste, arrive à lui renvoyer ce trait, cette flèche, qui est déjà la flèche du Parque, celle que l’on envoie en partant : « Vous êtes chiant. » Et c’est la fin. C’est là l’adieu. C’est là le merci : « J’ai mon compte. » Sous ces espèces-là – la saloperie noire, le « je suis un cochon » et le « vous êtes chiant. » Cela fait une fin d’analyse tout à fait tenable. Et voilà l’analyse, lieu de la vérité, réduite à son essence de merde. Comment le dire autrement ? Avec pour le sujet le sentiment d’un merveilleux allégement de la recherche de la vérité, qui ne culmine pas dans la vision de l’essence divine. L’élaboration véridique et les sentiments qui l’ont accompagné, tout ça c’est de la merde pour le sujet. C’est une vérité un peu courte, mais cela peut, à mon sens, valablement représenter une fin d’analyse et non pas une interruption.

Dans ces trois temps que j’ai détaillés, on aperçoit une saisissante, une brutale – pour le sujet lui-même – conversion de l’agalma en palea. La formation de l’analyste se situe exactement en ce point d’assumer la conversion de l’agalma en palea, et, au-delà même, de la vouloir, quand bien même le sujet est à ce propos tout à fait encore aveugle, que c’est pour

lui même impensable, voire douloureux, quand il y pense.

Le partenaire-symbole J’ai parlé de l’impasse. Lacan a décrit les structures cliniques comme des impasses, non pas des impasses illusoires, mais des impasses imaginaires au sens où la vérité a structure de fiction. Ce qui voulait dire que ce sont autant de modes de tromperie, autant de modes de mensonge. La passe étant à chercher, toujours, depuis les débuts de son enseignement du côté de ce qui ne tromperait pas. C’est pourquoi il a d’abord cru trouver cette issue du côté du grand Autre, en tant que l’Autre de la bonne foi, celui qui ne trompe pas.

Il a ainsi distingué l’autre image et l’Autre symbole, en posant que l’Autre symbole était par excellence l’Autre qui ne trompe pas. Comme il le formule page 454 des Écrits : « la solution des impasses imaginaires est à chercher du côté de l’Autre, place essentielle à la structure du symbolique, l’Autre garant de la Bonne Foi, nécessairement évoqué par le pacte de la parole. » Je souligne ici le terme de « nécessairement ». Il y avait pour le premier Lacan quelque chose « qui ne cesse pas de s’écrire quand on parle ». C’est la référence à l’Autre qui ne trompe pas.

Qu’est-ce que cela signifie pratiquement dans l’expérience, sinon que, dans les termes mêmes de Lacan (page 458), aux confins de l’analyse, dans la zone qui concerne ce qu’on appelle la fin de l’analyse et qui est aussi bien l’expulsion du sujet hors de son impasse, il s’agit de restituer une chaîne signifiante ? La fin de l’analyse, si l’on oppose le partenaire-image et le partenaire-symbole, est la restitution d’une chaîne signifiante.

À quoi Lacan voyait trois dimensions. Une dimension qui touche au signifié, celle de l’histoire d’une vie vécue comme histoire, et cela suppose donc l’épopée narrée du sujet, la narration continue de son existence – une dimension signifiante, la perception de sa sujétion aux lois du langage – et l’accès à l’intersubjectivité, au je intersubjectif, par où la vérité entre dans le réel. Ces trois dimensions de la chaîne signifiante ultime valent avant tout par l’absence qui éclate, à savoir par l’absence de toute référence au désir et à la jouissance. C’est ce que comporte essentiellement l’idée d’une partie qui est jouée avec le partenaire-symbole. Cette partie et son issue gagnante laissent de côté tout ce qui concerne désir et jouissance.

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La phénoménologie de l’expérience analytique va dans cette direction puisqu’on s’y absente de toute jouissance qui serait là assimilable à ce qui s’obtient, d’une façon plus ou moins satisfaisante, avec le partenaire sexuel. La phénoménologie de l’expérience analytique semble mettre en évidence que le partenaire essentiel du sujet, c’est l’Autre du sens. Comme on le dit, enfin on peut parler dans l’expérience analytique. Enfin on peut mettre des mots sur ce dont il s’agit, opportunité que les aléas de l’existence ne faciliteraient pas au sujet. Autrement dit, il semble que l’analyse fonde, par sa méthode, par les moyens qu’elle emploie, un privilège de la sémanticité sur la sexualité, le privilège du sémantique sur le sexuel.

L’opération analytique peut ainsi être définie dans cette perspective comme la substitution à tout partenaire-image du partenaire-symbole. C’est là, si l’on restitue cette dimension, que l’on peut saisir le privilège, retrouvé par Lacan dans un second temps, du phallus freudien comme signifiant.

Tel que je l’introduis, on aperçoit que cela comporte une modification du concept de l’Autre. L’Autre, tel que je l’ai évoqué était l’Autre de la bonne foi, le Dieu des philosophes. Parler du phallus comme signifiant, c’est dégrader cet Autre. C’est dire qu’il y a dans l’Autre quelque chose du désir. D’où Lacan a élaboré le partenaire-symbole comme étant le phallus. C’était arracher le désir à l’imaginaire et l’assigner au partenaire-grand Autre.

Le phallus est un signifiant. Cette novation, qui a fait trembler sur ses bases la pratique analytique, veut dire que l’Autre n’est pas seulement l’Autre du pacte de la parole, mais aussi bien l’Autre du désir.

De ce fait, le partenaire-symbole est plus complexe qu’on ne pouvait le penser. Cela a conduit Lacan à une relecture et à une réécriture de la théorie freudienne de la vie amoureuse où le partenaire-symbole apparaît d’un côté comme partenaire-phallus et de l’autre côté comme partenaire-amour, c’est-à-dire pas seulement comme le partenaire de la bonne foi par rapport aux tromperies imaginaires, mais comme un partenaire complexe qui se présente avec une dialectique diversifiée selon les sexes. C’est ce que comporte le texte qu’il m’est arrivé plusieurs fois de commenter de « La signification du phallus ».

Nous pourrions déjà ajouter à notre énumération le partenaire-phallus et le partenaire-amour et leur mettre leurs petits signifiants phi et A barré.

Le partenaire petit a Ajoutons tout de suite le partenaire majeur que Lacan introduit au sujet : le partenaire-petit a, partenaire essentiel révélé par Lacan à partir de la structure du fantasme. Ce n’est pas l’Autre sujet, ni l’image, ni le phallus, mais un objet prélevé sur le corps du sujet. Lacan a élaboré à partir de là le partenaire essentiel, qui l’a conduit au partenaire-symptôme, qui est, sous diverses figures, le partenaire-jouissance du sujet.

Son texte de « Position de l’inconscient » institue sans doute en face de l’espace du sujet, qui est représenté par un ensemble, le champ de l’Autre. On y retrouve en quelque sorte ce partenariat fondamental du sujet et de l’Autre. Mais ce n’est que pour montrer, dans ce partenariat, que sa racine est l’objet petit a et que le sujet a essentiellement comme partenaire dans l’Autre l’objet petit a. À l’intérieur du champ symbolique, à l’intérieur de la vérité comme fiction, il a affaire, il traite, il s’associe essentiellement dans le fantasme avec l’objet petit a. La substance non seulement de l’image de l’autre, mais bien du grand Autre, est en quelque sorte l’objet petit a

L’enseignement de Lacan n’a fait qu’en dérouler les conséquences à partir de ce mathème, et précisément concernant la sexualité.

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Qu’est-ce que la sexualité ? Qu’est-ce que l’Autre sexuel, si le partenaire essentiel du sujet est l’objet petit a, c’est-à-dire quelque chose de sa jouissance ?

Au temps où Lacan nous présentait ce schéma, il pouvait dire que « la sexualité est représentée dans l’inconscient par la pulsion ». Un temps lui était nécessaire avant d’apercevoir que la pulsion ne représente pas la sexualité. Elle ne la représente pas en tant que rapport à l’Autre sexuel. Elle la réduit au contraire au rapport à l’objet petit a.

Il a fallu plusieurs années à Lacan pour admettre les conséquences de cette phrase que je prélève de « Position de l’inconscient » – « la sexualité est représentée dans l’inconscient par la pulsion », en particulier celle-ci : si la sexualité n’est représentée dans l’inconscient que par la pulsion, cela veut dire qu’elle n’est pas représentée. Elle est représentée par autre chose. C’est une représentation non représentative.

Lacan a formulé d’une façon fulgurante la conséquence de cette non-représentation par le non-rapport sexuel. Le non-rapport sexuel veut dire que le partenaire essentiel du sujet est l’objet petit a. C’est quelque chose de sa jouissance à lui, son plus-de-jouir. En cela, son invention de l’objet petit a veut déjà dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel.

Le partenaire du sujet n’est pas l’Autre sexuel. Le rapport sexuel n’est pas écrit.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela ne veut pas dire que c’est faux, mais que c’est une formule qui n’est pas dans le réel. C’est absent. Cela donne la raison de la contingence. Cela laisse place à la contingence. Cela démontre la nécessité de la contingence dans ce que l’on pourrait appeler « l’histoire sexuelle du sujet », la narration de ses rencontres. Cela explique qu’il n’y ait que rencontre.

Lacan avait déjà découvert il y a très longtemps la contingence lorsqu’il isolait la fonction du signifiant.

Le signifiant, comme la moindre étymologie le montre, emporte avec lui de l’arbitraire. Nulle part la dérivation du sens des mots que nous utilisons n’est écrite comme nécessaire. Ce sont toujours des rencontres. Chaque mot est une rencontre. L’incidence de chaque mot sur le développement érotique du sujet est marquée de cette contingence. C’est ce que l’on a représenté sous les aspects du traumatisme, qui est toujours une rencontre, et toujours une mauvaise surprise. L’histoire vécue comme histoire, c’est l’histoire des mauvaises

surprises qu’on a eues. C’est ainsi que Lacan pouvait dire, page 448 des Écrits, bien avant d’arriver au non-rapport sexuel, mais c’est déjà contenu là : « c’est par la marque d’arbitraire propre à la lettre que s’explique l’extraordinaire contingence des accidents qui donnent à l’inconscient sa véritable figure. »

Une analyse ne fait que mettre en valeur, que détacher cette extraordinaire contingence. On appelle « l’inconscient » les conséquences de l’extraordinaire contingence. La contingence est celle-là même que l’instance du signifiant comme tel imprime dans l’inconscient. Cette contingence est donc intrinsèque au rapport au signifiant.

Il a fallu une dizaine d’années à Lacan pour rendre raison de cette contingence par le non-rapport sexuel. S’il y a cette contingence, c’est qu’il y a corrélativement quelque chose qui n’est pas nécessairement inscrit. Le partenaire, en tant que partenaire sexuel, n’est jamais prescrit, c’est-à-dire programmé. L’Autre sexuel n’existe pas, en ce sens, au regard du plus-de-jouir. Cela veut dire que le partenaire vraiment essentiel est le partenaire de jouissance, le plus-de-jouir même.

D’où l’interrogation sur le choix, chez chacun, de son partenaire sexuel. Eh bien ! le partenaire sexuel ne séduit jamais que par la façon dont lui-même s’accommode du non-rapport sexuel. On ne séduit jamais que par son symptôme.

C’est pourquoi Lacan pouvait dire, dans son Séminaire Encore, que ce qui provoque l’amour, ce qui permet d’habiller le plus-de-jouir d’une personne, c’est « la rencontre, chez le partenaire, des symptômes et des affects de tout ce qui marque chez chacun la trace de son exil du rapport sexuel ».

C’est une nouvelle doctrine de l’amour. L’amour ne passe pas que par le narcissisme. Il passe par l’existence de l’inconscient. Il suppose que le sujet perçoive chez le partenaire le type de savoir qui, chez lui, répond au non-rapport sexuel. Il suppose la perception, chez le partenaire, du symptôme qu’il a élaboré du fait du non-rapport sexuel.

C’est bien dans cette perspective que Lacan a pu poser, dans son Séminaire Encore, que le partenaire du sujet n’est pas l’Autre, mais ce qui vient se substituer à lui sous la forme de la cause du désir. C’est là la conception radicale du partenaire, qui fait de la sexualité un habillage du plus-de-jouir.

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L’avantage est que cela rend compte, par exemple, de la toxicomanie. La toxicomanie épouse les lignes de la structure. C’est un anti-amour. La toxicomanie se passe du partenaire sexuel et se concentre, se voue au partenaire (a) – sexué du plus-de-jouir. Elle sacrifie l’imaginaire au réel du plus-de-jouir. Par là, la toxicomanie est d’époque, de l’époque qui fait primer l’objet petit a sur l’Idéal, de l’époque où grand I vaut moins que petit a.

I < a

Si l’on s’intéresse aujourd’hui à la toxicomanie, qui est de toujours, c’est bien parce qu’elle traduit merveilleusement la solitude de chacun avec son partenaire-plus-de-jouir. La toxicomanie est de l’époque du libéralisme, de l’époque où l’on se fout des idéaux, où l’on ne s’occupe pas de construire le grand Autre, où les valeurs idéales de l’Autre national pâlissent, se désagrègent, en face d’une globalisation où personne n’est en charge, une globalisation qui se passe de l’Idéal.

Le symptôme est métaphore du non-rapport sexuel

Qu’est-ce que l’inconscient interprète ? Posons-nous cette question. L’inconscient interprète précisément le non-rapport sexuel. Et en l’interprétant, il chiffre le non-rapport sexuel, c’est-à-dire que ce chiffrage du non-rapport sexuel est corrélatif du sens qu’il prend pour un sujet. Ce que délivre d’abord le chiffrage du non-rapport sexuel, c’est le symptôme. En cela le symptôme va plus loin que l’inconscient, dans la mesure où il est susceptible de s’incarner dans ce que l’on connaît le mieux, à savoir le partenaire sexuel.

Je fixerai ainsi cette formule point de capiton, essai de problèmes-solutions, qui établit une corrélation entre deux termes du symptôme : 1„dans la définition développée que Lacan a mise en œuvre dans son dernier enseignement, et le symbole de l’ensemble vide, que j’écris en dessous par commodité, pour abréger ce que Lacan a désigné comme le non-rapport sexuel.

Σ∅

Sans chercher plus loin, j’ai pris le symbole de l’ensemble vide, en infraction certainement à ceci que ce rapport ne peut pas s’écrire dans sa définition lacanienne. Lacan ne l’a jamais écrit, il n’a jamais cherché un mathème du non-rapport sexuel, de façon

à exemplifier l’impossibilité de l’écrire. Le mérite de cette formule était de donner un abrégé de ce que j’avais pu développer et d’établir une corrélation entre ces deux termes, le symptôme et le non-rapport sexuel, en l’écrivant sous la forme d’une substitution, d’une métaphore. Le symptôme vient à la place du non-rapport sexuel. Le symptôme est métaphore du non-rapport sexuel.

La formule se complète de la modalité affectée à chacun de ces deux termes, pour autant que le non-rapport sexuel ne cesse pas de ne pas s’écrire, c’est-à-dire de ne pas venir à la place où, pour des raisons certainement équivoques, nous l’attendrions, tandis que le symptôme ne cesse pas de s’écrire, au moins pour un sujet. Cette formule rappelle ainsi que la nécessité du symptôme répond à l’impossibilité du rapport sexuel. Le non-rapport sexuel est une qualification d’espèce, de l’espèce d’être vivant que l’on appelle l’espèce humaine, et à laquelle, dans cette dimension, on ne peut pas ne pas se référer. Cette formule comporte qu’il n’y a pas d’être relevant de cette espèce qui ne présente de symptôme. Pas d’homme, au sens générique, sans symptôme.

Cette formule fait voir, de façon élémentaire, que le symptôme s’inscrit à la place de ce qui se présente comme un défaut, qui est le défaut de partenaire sexuel « naturel ». Dans l’espèce, le sexe comme tel n’indique pas le partenaire. Il n’indique son partenaire à aucun individu relevant de ladite espèce. Le sexe ne conduit aucun à ce partenaire, et il ne suffit pas, comme le souligne Lacan, à rendre partenaires ceux qui entrent en relation. C’est ce qui permet de définir le mot de partenaire comme ce qui ferait terme du rapport qu’il n’y a pas.

S’il y a rapport, quand s’établit ce qui semble être un rapport, c’est toujours un rapport symptomatique. Dans l’espèce humaine, la nécessité, le « ne cesse pas de s’écrire » s’écrit sous la forme du symptôme. Il n’est pas de rapport susceptible de s’établir entre deux individus de l’espèce qui ne passe par la voie du symptôme.

Plus qu’obstacle, le symptôme est ici médiation. Cela conduit à l’occasion Lacan à identifier le partenaire et le symptôme. On pourrait penser que le partenaire est symptôme quand ce n’est pas le bon. Eh bien, cette construction implique le contraire. Le partenaire symptomatifié, c’est le meilleur, c’est celui avec lequel on est au plus près du rapport.

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Ainsi, dans l’expérience analytique, lorsqu’un sujet témoigne de ce qu’il a un partenaire insupportable, qu’il s’en plaint, le b. a.-ba est de poser que ce n’est pas par hasard qu’il s’est apparié à ce partenaire insupportable, et qu’il lui procure le plus-de-jouir qui lui convient. Et c’est à ce niveau du plus-de-jouir, si l’on veut opérer, qu’il faut opérer. Ce sont les cas que j’appellerai d’union symptomatique qui touchent au plus près l’existence du rapport sexuel.

Le concept actuel du symptôme

J’entrerai maintenant plus avant dans le concept actuel du symptôme dans ses rapports doubles avec la pulsion et avec ce que nous appelons, après Lacan, le grand Autre, quasi-mathème qui n’a pas qu’une signification ni qu’un usage.

Je tente là de donner un éclairage nouveau, précis et à certains égards capital à ce à quoi nous nous référons sous le nom chiffré de l’objet petit a.

Un mode-de-jouir sans l’Autre Je voudrais, dans le fil qui commence à tendre à partir de la dimension autistique du symptôme, évoquer la toxicomanie. Pourquoi nous y intéressons-nous ? C’est un mode-de-jouir où l’on se passe apparemment de l’autre, qui serait même fait pour que l’on se passe de l’Autre, et où l’on fait seul. Mettons de côté, sans l’oublier, qu’en un certain sens le corps lui-même c’est l’Autre.

Je crois que je fais saisir quelque chose si je dis simplement, si je répète, avec d’autres, que c’est un mode-de-jouir où l’on se passe de l’Autre. La jouissance toxicomane est devenue de ce fait comme emblématique de l’autisme contemporain de la jouissance.

J’avais essayé de le résumer par le petit mathème I < a. Qui veut dire quoi ? Grand I est valide, est en plein exercice quand le circuit du mode de jouissance doit passer par l’Autre social et passe de façon évidente par l’Autre social. Alors que, aujourd’hui, comme dit Lacan, notre mode de jouissance ne se situe plus désormais que du plus-de-jouir. Ce qui fait sa précarité, parce qu’il n’est plus solidifié, il n’est plus garanti par la collectivisation du mode-de-jouir. Il est particularisé par le plus-de-jouir. Il n’est plus enchâssé, organisé et solidifié par l’Idéal. Notre mode-de-jouir contemporain est fonctionnellement attiré par son statut autiste.

C’est de là que le problème apparaît d’y faire entrer S de A barré, de forcer le symptôme dans son statut « autistique », de le forcer à se reconnaître comme signifié de l’Autre. Ce n’est pas une opération contre-nature.

Puisque nous parlons des drogues, pensons à l’opium. La jouissance de l’opium est un symptôme que les Anglais, les Impérialistes anglais, les Victoriens, ont proposé sciemment aux Chinois à la belle époque de l’Empire. Il y avait bien sûr une disposition, un petit fond traditionnel de goût de l’opium, mais on leur a proposé systématiquement ce symptôme, qu’ils ont adopté. Ce symptôme a convenu à des finalités de domination, et le Parti communiste chinois, quand il a pris le pouvoir en 1951 – déjà auparavant dans les zones qu’il avait libérées de l’impérialisme – a commencé une éradication politique de ce symptôme.

La fable politique et sa morale Faisons un excursus et réfléchissons à ce qu’a pu être la domination par le symptôme. Il n’y a pas de meilleure façon de dominer, du point de vue du maître, que d’inspirer, de répandre, de promouvoir un symptôme. Mais cela nous joue des tours.

Lorsque les Castillans ont réduit les Catalans, ils ne leur ont laissé qu’une issue symptomatique qui était de travailler. Les Catalans ont commencé à travailler pendant que les Castillans, les maîtres, eux, ne faisaient rien. Au bout de quelque temps, le travail est évidemment devenu comme une seconde nature pour les Catalans. Maintenant, où ils ne sont plus dominés de la même façon, ils continuent de travailler. Pensons aussi à ce qui est arrivé aux Tchèques lorsque, à la bataille de la Montagne Blanche, la Bohême a perdu devant les Impériaux. Les Tchèques ont commencé à travailler et continuent… Les Autrichiens, pendant longtemps, ont arrêté. Là, ayant perdu leur empire, ils ont été forcés de s’y remettre en quelque sorte. Je simplifie, bien sûr, une histoire complexe.

On voit le symptôme devenir une seconde nature, au sens où Freud en explique la métapsychologie à propos de la névrose obsessionnelle dans Inhibition, symptôme, angoisse. Il y a un moment où le sujet adopte le symptôme et l’intègre à sa personnalité. Par là même, il cesse de s’en plaindre. C’est ce qui est formidable. Ni les Catalans ni les Tchèques ne se

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plaignent de travailler. Ce sont plutôt les autres qui se plaignent qu’ils travaillent trop.

Il y a tout de même une leçon, une morale de la fable politique. Notre point de vue spontané sur le symptôme est évidemment de le considérer comme un dysfonctionnement. Nous disons symptôme lorsqu’il y a quelque chose qui cloche. Mais le dysfonctionnement symptomatique ne se repère en fait que par rapport à l’Idéal. Lorsqu’on cesse de le repérer par rapport à l’Idéal, c’est un fonctionnement. Le dysfonctionnement est un fonctionnement. Cela marche comme ça.

Il faut reconnaître que la psychanalyse a fait beaucoup pour la précarité du mode de jouissance contemporain. Elle a en effet fait beaucoup pour que le rapport entre l’Idéal et petit a devienne celui-ci.

Lorsque nous recevons un sujet homosexuel, on voit bien qu’une part de ladite technique analytique consiste non pas du tout à viser l’abandon de l’homosexualité, sauf lorsque c’est possible, lorsque c’est désiré par le sujet. Elle vise essentiellement à obtenir que l’Idéal cesse d’empêcher le sujet de pratiquer son mode de jouissance dans les meilleures conditions, les conditions les plus convenables. L’opération analytique vise bien à soulager le sujet d’un Idéal qui l’opprime à l’occasion et de le mettre en mesure d’entretenir, avec son plus-de-jouir – le plus-de-jouir dont il est capable, le plus-de-jouir qui est le sien –, un rapport plus confortable. La pression de la psychanalyse a certainement contribué à cette inversion sensationnelle et contemporaine des facteurs du mode-de-jouir.

Le maître aussi a des symptômes. C’est la paresse, qui est restée, dans l’histoire, sous l’image magnifique du Grand d’Espagne, pour qui c’était vraiment une déchéance de faire quoi que ce soit. Il était figé dans une paresse divine, qui a d’ailleurs frappé toute l’Europe classique. D’une certaine façon, pas plus noble que l’Espagnol, parce qu’il n’en fiche pas une rame.

Si je continue la psychologie des peuples, c’est tout à fait contraire à ce qu’il y a eu en Angleterre où l’on a eu une aristocratie travailleuse, une aristocratie où ce n’était pas déchoir que de se livrer au travail. Cela lui a valu des résultats sensationnels à une période en tout cas de domination du monde. En France, c’est plus compliqué à situer. Il y a la période dix-huitième, où on jouait à travailler. Le symbole, c’est Marie-Antoinette et les petits moutons. Ce n’est pas la paresse, c’est l’hommage

rendu au travail des masses laborieuses. Cela a changé. L’aristocratie française était tout de même retenue de travailler. Lorsque le Bourgeois gentilhomme se prend pour un gentilhomme et qu’il dit « Oui, le seul ennui c’est que mon père vendait du drap », on lui réplique « Pas du tout, c’était un gentilhomme qui jouait avec ses amis à leur passer du drap ». La noblesse de robe a compliqué le panorama. Mais ce qui a changé fondamentalement les choses, c’est évidemment l’idéologie du service public, la solution sensationnelle qu’a trouvée Napoléon pour mettre au travail aussi l’aristocratie, pour en fabriquer une nouvelle. Il a réussi à obtenir une noblesse qui, non seulement se bat – c’était le symptôme essentiel de la noblesse française –, mais bosse aussi. Il a inventé pour cela des grands concours, les grandes Écoles, la méritocratie française et la production d’une élite de la nation supposée, une aristocratie du mérite en quelque sorte – qui fléchit aujourd’hui un petit peu dans son fonctionnement. Le symptôme ne marche plus. L’amour du service public comme symptôme est en train de tomber en désuétude. Même les affaires de corruption, dont on nous enchante tous les jours, témoignent de l’affaissement de l’ancien symptôme qui avait été inculqué par le maître.

Il faudrait dire un mot des USA là-dessus, qui ont l’avantage de ne pas avoir eu de noblesse… Ils ont fini par en avoir une, mais essentiellement une noblesse du pognon. On commence par gagner de l’argent par tous les moyens et, ensuite, on s’ennoblit par la philanthropie. On a à ce moment-là les grands musées américains, les grandes collections, qui viennent toutes de travailleurs enrichis.

Ce petit excursus est fait pour élargir un peu le concept du symptôme. Sans cela, on est à l’étroit dans le symptôme, avec seulement les symptômes de la psychopathologie quotidienne.

Des symptômes à la mode

Il faut distinguer entre les drogues. La jouissance de la marijuana est un symptôme qui ne coupe pas forcément du social. Elle est au contraire souvent considérée comme un adjuvant à la relation sociale, voire à la relation sexuelle. C’est pourquoi le président Clinton ou d’autres peuvent avouer avoir touché à cette jouissance sans en être pour autant déconsidérés. On retrouve là le critère lacanien essentiel de la jouissance toxicomane, qui est vraiment pathologique lorsqu’on la préfère au petit-pipi, c’est-à-dire lorsque, loin d’en être un adjuvant,

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elle est au contraire préférée à la relation sexuelle, et même que cette jouissance peut avoir un tel prix pour le sujet qu’il la préfère à tout, allant, pour l’obtenir, jusqu’au crime. Lacan était obligé d’avoir recours aux fictions kantiennes pour expliquer la jouissance perverse. Kant prenait pour acquis ceci : si l’on vous dit à la sortie d’une nuit d’amour avec une dame qu’il y a le gibet, vous y renoncez. Lacan dit qu’on ne reculerait pas forcément, notamment si est là en cause une jouissance qui va au-delà de l’amour de la vie. C’est le critère proprement lacanien de la jouissance toxicomane comme pathologie.

La tolérance que la marijuana reçoit vient du fait qu’elle ne s’inscrit pas du tout dans cette dynamique d’excès, par rapport à quoi on penserait évidemment à opposer l’héroïne qui est au contraire le modèle même qui répond parfaitement au critère lacanien.

Pour s’y retrouver et ne pas parler de la drogue en général, mais toujours particulariser, il faut là opposer héroïne et cocaïne. L’héroïne est sur le versant de la séparation. Elle conduit au statut de déchet, même si ce déchet est stylisé ou valorisé comme il l’est dans les milieux de la mode, où l’on a finalement proposé à l’admiration des foules, pendant des années, des mannequins drogués, dont la posture et l’état physique faisaient allusion à l’héroïne. La cocaïne est elle sur le versant de l’aliénation. Autant l’héroïne a un effet séparateur par rapport aux signifiants de l’Autre, autant la cocaïne est utilisée comme facilitateur de l’inscription dans la machine tournoyante de l’Autre contemporain.

Je me sers d’aliénation et de séparation – qui sont deux mouvements, deux battements que Lacan a isolés, que vous trouverez dans « Position de l’inconscient » et dans le Séminaire XI - pour ordonner ce qui me semble être les maladies mentales à la mode. Il y a des symptômes à la mode. Ce n’est pas élargir excessivement notre concept du symptôme que d’admettre et de conceptualiser le fait qu’il y a des symptômes à la mode.

La dépression, par exemple. Nous critiquons le concept de dépression. Nous considérons qu’il est mal formulé, que c’est différent dans une structure et dans une autre. Commençons d’abord par ne pas avoir de mépris pour le signifiant de dépression. C’est un bon signifiant, parce qu’on s’en sert. C’est un signifiant relativement nouveau. Nous qui nous échinons à produire des signifiants nouveaux, à les espérer, chapeau bas devant un signifiant nouveau

qui marche ! C’est un signifiant formidable, la dépression. Sans doute est-il cliniquement ambigu. Mais nous avons peut-être mieux à faire que de jouer les médecins de Molière et de venir avec notre érudition, si justifiée soit-elle, critiquer un signifiant qui dit quelque chose à tout le monde aujourd’hui. Je ne le prends qu’à ce niveau-là. Je n’ai bien sûr rien à dire contre l’investigation clinique qui peut en être faite. Mais il n’est pas anodin qu’aujourd'hui cela dise quelque chose à tout le monde, que ce soit une bonne métaphore, et, à l’occasion, un point fixe, un point de capiton, qui ordonne la plainte d’un sujet.

La dépression elle-même fait couple. Elle est clairement sur le versant de la séparation. C’est une identification au petit a comme déchet, comme reste. Ce sont les phénomènes temporels qui montrent bien la séparation d’avec la chaîne signifiante, et qui peuvent être accentués dans la dépression comme la fermeture définitive de l’horizon temporel. La dépression fait couple avec le stress qui est, lui, un symptôme de l’aliénation. C’est le symptôme qui affecte le sujet qui est entraîné dans le fonctionnement de la chaîne signifiante et dans son accélération. D’où sa liaison avec le symptôme de la cocaïne.

Anorexie et boulimie sont deux autres symptômes à la mode. L’anorexie est sans aucun doute du côté du sujet barré, du côté de la séparation. C’est la structure de tout désir. C’est le rejet de la mère nourricière et, plus largement, le rejet de l’Autre qui est au premier plan. Tandis que la boulimie met au premier plan la fonction de l’objet, elle est du côté de l’aliénation. Il faut tenir compte de ce que relève Apollinaire et que souligne Lacan : « Celui qui mange n’est jamais seul ». De fait, la boulimie coupe beaucoup moins le sujet des relations sociales que ne le fait l’anorexie poussée à l’extrême.

Dans cette mise en place rapide, j’aurais donc tendance à placer la boulimie du côté de l’aliénation et l’anorexie du côté de la séparation. Mais qu’aperçoit-on dans les deux cas ? C’est foncièrement dans ces symptômes qu’apparaît sa vérité, son équivalence à petit a. Le statut de petit a est mis en évidence aussi bien dans l’anorexie que dans la boulimie.

A≡a

Je prenais, par exemple, l’anorexie à la mode, celle des mannequins, et comme modèle physique. Le mannequin anorexique, c’est l’évidence du désir –

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l’évidence que rien ne peut satisfaire et combler. Il y a une affinité entre le mannequin et l’anorexie : pas de réplétion. La réplétion, c’est la jouissance. L’anorexie est l’évidence du désir et conduit par là même à une phallicisation du corps qui est foncièrement liée à la maigreur. Lacan l’évoque dans « La direction de la cure » quand il prend le rêve de la Belle bouchère qui se conclut finalement par l’analyse du sujet identifié à la tranche de saumon, avec le commentaire « être un phallus, fût-il un peu maigre ». Il y a une affinité entre la maigreur et la féminité phallicisée comme entre la pauvreté et la féminité phallicisée. Je ne le donne pas comme clinique définitive et ne varietur. J’essaye seulement d’animer un peu le paysage. Nous ne sommes pas seulement avec le symptôme obsessionnel bien repéré, cadré, qui affecte l’homme aux rats. Nous ne sommes pas seulement avec le symptôme hystérique. Nous avons un usage du terme symptôme plus étendu et diversifié.

Une économie symptomale Je vais m’avancer davantage dans le concept du symptôme. J’ai dû envoyer un petit message à la seconde réunion régionale de l’École du Champ freudien de Caracas qui s’ouvre dans deux jours, et où se retrouvent, avec nos collègues vénézuéliens, les Colombiens, les Équatoriens, les Cubains, les Guatémaltèques, les Péruviens, et aussi des Espagnols de Miami, etc. Je vais vous lire brièvement la partie intéressante et développerai ensuite.

« Il y a, dans le symptôme, ce qui change et ce qui ne change pas. Ce qui ne change pas est ce qui fait du symptôme un surgeon de la pulsion. En effet, il n’y a pas de nouvelles pulsions. Il y a en revanche de nouveaux symptômes, ceux qui se renouvellent. C’est l’enveloppe formelle du noyau, Kern, de jouissance (l’objet petit a).

« L’Autre dont le symptôme est message comprend le champ de la culture. C’est ce qui fait l’historicité du symptôme. Le symptôme dépend de qui écoute, de qui parle.

« Voyez le Sabbat magistralement décrypté par Karl Grinburg. Voyez l’épidémie contemporaine des personnalités multiples aux États-Unis, étudiée par Yan Hacking et mentionnée par Éric Laurent.

« Il y a des symptômes à la mode et il y a des symptômes qui se démodent.

« Il y a des pays exportateurs de symptômes. Aujourd’hui ce sont les États-Unis, le symptôme soviétique ayant disparu. Il y a des pays exportateurs des moyens de satisfaire les symptômes des autres : la Colombie.

« Bref, il y a toute une économie symptomale qui n’a pas encore été conceptualisée. C’est de la clinique, car la clinique n’est pas seulement de la Chose mais de l’Autre. » J’ai opposé, à la va-vite, une part constante du symptôme et une part variable. La constante du symptôme dans cette optique, c’est l’attache pulsionnelle du symptôme. La variable, c’est son inscription au champ de l’Autre.

Je considère que la bonne orientation concernant le symptôme est de s’orienter sur cette disjonction-là, et en même temps de la travailler.

Quelle est-elle cette disjonction ? C’est une disjonction entre les pulsions d’un côté, et l’Autre sexuel de l’autre côté. Cette disjonction est justement ce que niait Freud en posant que la pulsion génitale existe. C’était dire qu’il y a une pulsion qui comporte en elle-même le rapport à l’Autre sexuel, qui se satisfait dans le rapport sexuel à l’Autre, donc une communication entre le registre des pulsions et le registre de l’Autre sexuel. C’était d’ailleurs parfois en continuité pour Freud. On commence par se passionner pour le sein de la mère et ensuite c’est la mère qu’on aime. On a une sorte de continuité pulsionnelle. Ce qui permet à Freud, dans certains paragraphes, d’aller à toute vitesse pour nous donner le développement pulsionnel.

C’est là qu’intervient Lacan lorsqu’il formule : « Il n’y a pas de pulsion génitale ». La pulsion génitale est tout de même une fiction freudienne – comme les pulsions d’une façon générale – qui ne marche pas, qui ne correspond pas.

C’est là que s’impose le point de vue selon lequel il y a une disjonction entre pulsion et grand Autre. Cette disjonction met en évidence ce qu’il y a d’autoérotique dans la pulsion elle-même et le statut autoérotique de la pulsion. D’où les pulsions affectent le corps propre et se satisfont dans le corps propre. La satisfaction de la pulsion est la satisfaction du corps propre. C’est notre matérialisme à nous. Le lieu de cette jouissance est le corps de l’Un.

Ce qui fait d’ailleurs toujours problématique le statut de la jouissance de l’Autre et de la jouissance du

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corps de l’Autre. Parler de la jouissance du corps de l’Autre paraît une métaphore par rapport à ce qui est du réel, à savoir la jouissance du corps de l’Un. On peut toujours ajouter : le corps de l’Un est en fait toujours marqué par l’Autre, il est significantisé, etc. Du point de vue de la jouissance, le lieu propre de la jouissance est tout de même le corps de l’Autre. Et lorsqu’on est vraiment joui par le corps de l’Autre, cela porte un nom clinique précis.

Ce point de vue a un fondement très solide. Cela fonde par exemple Lacan à rappeler que le sexe ne suffit pas à faire des partenaires. Prenons la jouissance phallique comme jouissance de l’organe. On peut bien dire que c’est une jouissance qui n’est pas vraiment du corps de l’Un, qu’elle est hors corps, qu’elle est supplémentaire, etc. Il n’empêche que son lieu n’est pas le corps de l’Autre. Il y a une dimension de la jouissance phallique qui est attachée au corps de l’Un. Et même lorsque Lacan parle de la jouissance féminine, qui n’est pas celle de l’organe où l’altérité est dans le coup, il reste qu’il formule que dans la jouissance, même la jouissance sexuelle, la femme est partenaire de sa solitude, où l’homme ne parvient pas à la rejoindre.

On voit apparaître dans ces formules le chacun-pour-soi pulsionnel et l’horrible solitude de la jouissance qui est spécialement mise en évidence dans la dimension autistique du symptôme. Il y a quelque chose de la jouissance qui coupe du champ de l’Autre. C’est d’ailleurs le fondement même de tout cynisme.

Le symptôme appareille le plus-de-jouir Qu’est-ce qui se passe du côté du champ de l’Autre ? C’est là que s’organise, disjointe, la relation à l’Autre sexuel, et cette organisation, elle, dépend de la culture, de certaines inventions de la civilisation. Ici la monogamie, assise sur l’adultère, là la polygamie, assise sur la force d’âme, etc. Des inventions de civilisation variables qui connaissent des succès, des décadences. Ce sont des scénarios de la relation sexuelle qui sont disponibles, autant de semblants, qui ne remplacent pas le réel qui fait défaut, celui du rapport sexuel, au sens de Lacan, mais qui leurrent ce rapport. Elles ne remplacent pas ce réel, mais leurrent ce réel. Cela qualifie notre espèce en quelque sorte.

La disjonction entre les pulsions et le grand Autre, c’est le non-rapport sexuel en tant que tel. Cela dit que la pulsion est programmée, tandis que le rapport

sexuel ne l’est pas. Le fait de cette disjonction est cohérent avec le fait que cette espèce parle, c’est-à-dire le langage s’établit dans cette béance elle-même. C’est aussi ce qui explique pourquoi la langue que nous parlons est instable, pourquoi elle est toujours en évolution, pourquoi elle est tissée de malentendus. C’est qu’elle ne colle jamais avec le fait sexuel. Elle ne colle jamais avec le fait du non-rapport sexuel. C’est bien sûr ce qui est différent des bactéries qui, elles, communiquent impeccablement. Mais leur communication est de l’ordre du signal, de l’information.

C’est là que nous fascine l’homme neuronal. C’est l’homme-bactérie, l’homme considéré comme une colonie de bactéries où les différentes parties s’envoient des signaux, des informations. Cela marche au mieux. On se comprend. Ce qui est essentiel dans l’homme neuronal, c’est qu’il soit considéré tout seul, tout seul comme bactérie multiple.

Est-ce que l’homme pulsionnel est autistique ? Jusqu’où pouvons-nous pousser la perspective que j’adopte là de l’autisme du symptôme et de l’autoérotisme de la pulsion ?

C’est là que l’on doit constater que cela s’accroche à l’Autre. Même s’il n’y a pas de pulsion génitale, on doit bien supposer une jouissance qui n’est pas autoérotique dans la mesure où incide sur elle ce qui se passe au champ de l’Autre. On ne peut pas se contenter d’une disjonction totale, parce que ce qui se passe au champ de l’Autre incide sur vos convictions de jouissance pulsionnelle. Autrement dit, on ne peut pas se contenter d’un schéma de pure disjonction entre les deux champs, mais il faut une intersection.

C’est l’intersection même que décrit Lacan en plaçant petit a dans cette zone. Quand nous parlons du désir, de la pulsion, nous le faisons en les accrochant à l’objet perdu. Nous ne pouvons pas utiliser ces concepts sans, d’une façon ou d’une autre, glisser l’objet perdu. Cet objet perdu, il faut aller le chercher chez l’Autre. C’est la double face de l’objet petit a, son caractère janusien. L’objet petit aest à la fois ce qu’il faut à la pulsion en tant qu’autoérotique et aussi ce qu’il faut aller chercher dans l’Autre.

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Si l’on ne prend que le petit enfant commençant à parler, c’est tout de même les mots de l’Autre qu’il va prendre et tortiller à sa façon, et ensuite on lui dira que cela ne se dit pas, que cela ne se fait pas, et on régularisera la chose. Les neurosciences sont obligées, pour rendre compte du développement neuronal, de mettre en fonction le regard de l’Autre, parce que ce n’est pas la même chose de recevoir le langage d’une machine ou que ce soit un être humain qui regarde. Il faut qu’il y ait un certain « se faire voir » du sujet pour que cela fonctionne.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il y a une part de la jouissance de l’Un, cette jouissance autistique, qui est attrapée dans l’Autre, qui est saisie dans la langue et dans la culture. C’est justement parce que cette part est saisie dans l’Autre qu’elle est manipulable. Par exemple, par la publicité, qui est tout de même un art de faire désirer. Ce qui est proposé pour sortir de l’impasse aujourd’hui, c’est la consommation. Ou encore, la culture propose un certain nombre de montages à faire jouir, elle propose des modes-de-jouir qui peuvent être franchement bizarres, et qui n’en sont pas moins sociaux.

Du côté de l’Autre, il y a en effet comme des mâchoires qui saisissent une partie de cette jouissance autistique ; c’est la signification de la castration. La vérité de la castration est qu’il faut en passer par l’Autre pour jouir et céder de la jouissance à l’Autre.

C’est là que l’Autre vous indique les façons de faire couple. Le mariage monogamique, par exemple. Mais demain il vous indiquera peut-être qu’on peut étendre le concept du mariage jusqu’au mariage homosexuel, ce qui ne fera que révéler le mariage dans son semblant, comme un montage de semblants. On peut dire : ce sera bizarre. Mais il n’y a rien de plus bizarre que la norme. L’esprit des Lumières était justement de s’apercevoir du semblant de la norme et que c’est la norme de sa propre culture qui est bizarre.

Petit a, qu’est-ce que c’est ? C’est cette part de jouissance, ce plus-de-jouir qui est attrapé par les artifices sociaux, dont la langue. Ce sont des artifices qui sont parfois très résistants, et qui peuvent connaître de l’usure aussi bien. Quand le semblant social ne suffit pas, quand les symptômes comme modes-de-jouir que vous offre la culture ne suffisent pas, alors, dans les interstices, il y a place pour les symptômes individuels. Mais les symptômes individuels ne sont pas d’une autre essence que les symptômes sociaux. Ce sont dans tous les cas des appareils pour entourer et situer le plus-de-jouir. Je considère ainsi le symptôme comme ce qui appareille le plus-de-jouir.

Une pulsion toujours active J’aimerais maintenant éclairer par là ce qui me semble ne pas avoir été vu jusqu’à présent sur la formule même que Lacan a proposée de la pulsion à partir de « se faire ». Il a déchiffré la pulsion dans son Séminaire XI en termes de « se faire voir » pour la pulsion scopique, « se faire entendre », « se faire sucer ou manger », etc. À quoi répond cette formule qui est parfois répétée, mais pas expliquée, et qui n’a pas connu chez Lacan de très grands développements par ailleurs ?

Telles que Freud les décrit, les pulsions répondent à une logique ou à une grammaire : activité/passivité, voir/être vu, battre/être battu. Freud met en place, ordonne, classe, les pulsions selon cette logique qui est du type aa', du type symétrique, en miroir. Freud a structuré les pulsions à partir d’une relation d’inversion scopique. C’est une grammaire en miroir et qui a conduit justement à penser que sadisme et masochisme étaient symétriques et inverses, voyeurisme et exhibitionnisme également. C’est ce que Lacan veut corriger pour montrer que le champ pulsionnel répond à une logique tout à fait différente que la logique du miroir. A la place de l’inversion en miroir, il met le mouvement circulaire de la pulsion.

Le mouvement circulaire de la pulsion, qui est dessiné par Lacan dans le Séminaire XI, répond certes à la notion que le corps propre est au début et à la fin du circuit pulsionnel. Les zones érogènes du corps propre sont la source de la pulsion, et le corps propre est aussi le lieu où s’accomplit la satisfaction, le lieu de la jouissance fondamentale, de la jouissance autoérotique de la pulsion.

Qu’est-ce que change le « se faire » que Lacan introduit, et le circuit proprement circulaire ? Ceci que la pulsion est présentée comme étant comme

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telle toujours active et, contre Freud, que sa forme passive est proprement illusoire. C’est là la véritable valeur du « se faire ». Se faire battre veut dire que l’activité véritable est la mienne et que j’instrumente le battre de l’autre. C’est la position du masochisme fondamental. Autrement dit, Lacan met en relief que la phase passive de la pulsion est en fait toujours la continuation de sa phase active : « Je reçois des coups parce que je le veux. » C’est la formule de Clausewitz : « La passivité est la continuation de l’activité par d’autres moyens ».

Ce qui est capital dans cette dissymétrisation de la pulsion qu’opère Lacan, c’est que l’Autre en question n’est pas le double du moi, mais le grand Autre comme tel. C’est ce qu’il y a d’incroyable dans ce que Lacan dit à ce propos. C’est dans le mouvement circulaire de la pulsion que le sujet vient à atteindre la dimension du grand Autre.

Je ne sais pas si vous saisissez l’énormité de la chose. C’est vraiment établir, fonder en effet le lien, l’intersection entre le champ pulsionnel et le champ de l’Autre. C’est dire que ce n’est pas au niveau du miroir qu’on atteint le grand Autre, mais au niveau même de la pulsion et, bien qu’il n’y ait pas de pulsion génitale, que s’atteint le grand Autre. C’est ce qu’apporte d’essentiel le Séminaire XI : la pulsion qui introduit le grand Autre.

Lacan parle de la pulsion scopique, dans la troisième partie du chapitre XV de ce Séminaire, pour l’étendre aux autres pulsions. La pulsion ainsi considérée est à proprement parler un mouvement d’appel à quelque chose qui est dans l’Autre. C’est ce que Lacan a appelé l’objet petit a. Il l’a appelé l’objet petit a parce qu’il a réduit la libido à la fonction de l’objet perdu. La pulsion cherche quelque chose dans l’Autre et le ramène dans le champ du sujet ou au moins le champ qui devient au terme de ce parcours celui du sujet. La pulsion va chercher l’objet dans l’Autre parce que cet objet en a été séparé.

Lacan le démontre à partir du sein qui n’appartient pas à l’Autre maternel comme tel. C’est le sein du sevrage qui appartenait au corps propre du bébé et il va reprendre son bien. Le sein ou les fèces ne sont pas l’objet petit a au sens de Lacan. Ce ne sont que ses représentants. Il ne faut pas croire que, lorsqu’on met les mains dans la merde, on est vraiment là dans la matière même de l’objet petit a. Pas du tout. La merde aussi est du semblant. Cela veut dire que la satisfaction dont il s’agit est dans la boucle de la pulsion.

Quel est l’exemple que donne Freud, et que Lacan souligne, de la pulsion orale ? Ce n’est pas la bouche qui bave. C’est la bouche qui se baiserait elle-même. C’est même plutôt dans la contraction musculaire de la bouche. C’est un autosuçage. Seulement, pour réaliser l’autobaiser, il faut à la bouche passer par un objet dont la nature est indifférente. C’est pourquoi il y a aussi bien dans la pulsion orale fumer que manger. Ce n’est pas le comestible, la pulsion orale. C’est l’objet qui permet à la bouche de jouir d’elle-même. Et pour cette autojouissance, il faut un hétéro-objet. Autrement dit, l’objet oral n’est que le moyen d’obtenir l’effet d’autosuçage. C’est le paradoxe fondamental de la pulsion. Si je le reconstitue exactement, c’est de sa nature un circuit autoérotique qui ne se boucle que par le moyen de l’objet et de l’Autre. Autrement dit, selon une face, c’est un autoérotisme, selon une autre face, c’est un hétéro-érotisme.

Qu’est-ce, à cet égard, l’objet proprement dit ? L’objet proprement dit, l’objet petit a est un creux, un vide, c’est seulement ce qu’il faut pour que la boucle se ferme. C’est pourquoi Lacan a eu recours à la topologie pour saisir la valeur structurante de l’objet. L’objet petit a n’est pas une substance. C’est un vide topologique. Cet objet peut être représenté, incarné, par des substances et des objets. Mais, quand il est matérialisé, il n’est justement que semblant au regard de ce qu’est l’objet petit a proprement dit. Autrement dit, l’objet réel, ce n’est pas la merde. Et lorsque Lacan dit « l’analyste est un semblant d’objet », eh bien !, la merde aussi est un semblant d’objet petit a, à cet égard. L’analyste représente l’objet petit a et, à ce titre, c’est un semblant, comme l’est toute représentation matérielle de l’objet petit a. Le bébé veut le sein. On lui donne la tétine. C’est aussi bien. Après, il préfère même la tétine. Le sein et la tétine sont du même ordre, au niveau de la pulsion en tout cas, au niveau de ce dont il s’agit, qui est la satisfaction autoérotique de la pulsion.

Je distingue donc, pour faire comprendre, le réel de l’objet petit a qui est le vide topologique et le semblant d’objet petit a qui sont les équivalents, les matérialisations, qui se présentent de cette fonction topologique. On peut d’ailleurs aussi bien dire que les pulsions sont toutes des mythes et que le seul réel, c’est la jouissance neuronale. L’héroïne ou la sublimation ne sont à cet égard que des moyens de la jouissance neuronale. Lorsqu’on prend au sérieux le réel, par rapport au réel, ce sont tous des semblants. Il reste que, y compris au niveau neuronal, cela fait

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une différence lorsque c’est dit par une machine ou lorsque c’est dit, comme s’expriment les Américains, par un être humain attentif.

Je résume. C’est la pulsion même, dans cette perspective, qui entraîne dans le champ de l’Autre, parce que c’est là que la pulsion trouve les semblants nécessaires à l’entretien de son autoérotisme. Le champ de l’Autre s’étend, jusqu’au champ de la culture, comme espace où s’inventent les semblants, les modes-de-jouir, les modes de satisfaire la pulsion par les semblants. Bien sûr, ces modes sont mobiles. Ce qui introduit un certain relativisme. Au niveau d’un sujet, ils sont bien sûr marqués par une certaine inertie. C’est pourquoi nous admettons d’inscrire le symptôme d’un sujet dans le registre du réel. Le symptôme, social ou « individuel », est un recours pour savoir quoi faire avec l’autre sexe, parce qu’il n’y a pas de formule programmée du rapport entre les sexes.

La pulsion fondement du rapport à l’Autre

J’ai accentué que le symptôme est en deux parts constitué. Premièrement, son noyau de jouissance, celle que nous disons pulsionnelle, qui plonge ses racines dans le corps propre, et, deuxièmement, son enveloppe formelle, par quoi il dépend du champ de l’Autre, lequel comprend la dimension dite de la civilisation. Mais j’ai aussitôt corrigé cette ébauche, pour autant que la pulsion n’accomplit sa boucle de jouissance qu’à passer par l’Autre, pour autant que c’est dans l’Autre que réside ce que nous approchons par l’expression de l’objet perdu. Il faut à la pulsion tourner autour de cet objet, dit Lacan, pour fermer son parcours. La castration est la mise en scène de cette nécessité, où l’objet perdu apparaît comme l’objet pris, l’objet ravi.

Pensons, par exemple, dans la Rome antique, à la course de chars dans le cirque et à la borne qu’il fallait atteindre pour revenir. Ce qui matérialise cette borne est de peu d’importance. Indifférence de l’objet de la pulsion ! Pour que ce parcours, en quelque sorte autoérotique, de la pulsion s’accomplisse, il faut qu’intervienne un objet qui est au champ de l’Autre. Autrement dit, il n’y a pas l’Un disjoint de l’Autre.

Ce schéma implique qu’il y a intersection. Nous connaissons, de façon évidente, cette intersection au niveau du signifiant, où l’Un est le sujet, et où nous avons appris de Lacan à répéter que le signifiant est

celui de l’Autre, que nous avons reconnu comme le lieu des codes ou le trésor du signifiant. C’est une intersection, proprement l’intersection signifiante, qui nous est présentée avec évidence dans le fameux graphe de Lacan qui s’est gravé dans les esprits.

L’Autre dont il s’agit n’est d’ailleurs pas seulement celui du signifiant, mais aussi bien celui du signifié. Dans la mesure où ce schéma comporte que l’Autre décide de la vérité du message, par sa ponctuation il décide aussi bien du signifié. C’est pourquoi cette intersection au niveau du signifiant s’est d’abord présentée dans l’enseignement de Lacan comme communication.

La fonction clinique qui a pu être mise là en évidence est celle que Lacan a appelée « le désir » en tant que vecteur qui part de l’Autre. La formule du désir est une incarnation clinique de l’intersection entre l’Un et l’Autre.

La seconde intersection, l’intersection libidinale, au niveau de la jouissance, échappe davantage. Nous avons ânonné l’intersection signifiante à partir du schéma lacanien de la communication. Mais ce qui est plus secret, c’est l’intersection au niveau de la jouissance. Lacan lui-même a opposé le désir et la jouissance en disant « le désir est de l’Autre, mais la jouissance est de la Chose », comme si, en effet, la jouissance était du côté de l’Un et basée sur l’évidence que le lieu de la jouissance est le corps propre.

C’est sur l’intersection de l’Un et de l’Autre au niveau de la jouissance que je porte le projecteur. En quel sens la jouissance est-elle aussi de l’Autre ?

Selon Freud, la libido circule, elle est prise dans ce que l’on peut appeler une communication. Cette invention conceptuelle de Freud qu’est la libido se transvase. La libido a un appareil freudien. Elle est appareillée à des vases communicants. En particulier, la libido freudienne est transfusée de son lieu propre qui serait le narcissisme individuel vers des objets du monde qui se trouvent ainsi investis – objets imaginaires… Cela fait partie de notre vocabulaire et de notre rhétorique la plus naturelle et la plus proche de l’expérience. Investissement de tel objet, désinvestissement, c’est là tout un réseau de communication libidinale.

C’est frappant dans ses conséquences, lorsque Freud nous décrit le phénomène de l’énamoration, c’est-à-dire le moment où se constitue le couple libidinal, au moins du côté de l’un qui tombe amoureux. Le « tomber amoureux » met en évidence le lien établi

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avec l’Autre. Même si ce n’est que d’un seul côté, c’est en quelque sorte la naissance du couple. Botticelli a peint la naissance de Vénus, toute seule sortant de l’onde. Ce que Freud a peint, c’est le spectateur qui s’énamoure dans l’état amoureux. Freud a traduit ce surgissement de l’amour de l’un pour l’autre en termes d’appauvrissement immédiat de la libido narcissique. La libido se transfuse vers l’objet et le sujet se sent un pauvre gars. Cela semble d’ailleurs être la position de Freud lui-même, ébloui par sa Martha.

C’est en quelque sorte la formule native du couple du point de vue libidinal, et du point de vue de l’amant, qui se trouve aussitôt marqué d’un moins – il s’aime moins –, et au contraire, l’aimé se trouve marqué du signe plus.

amant aimé− +

Cette formule si simple est déjà la cellule élémentaire de la formation du couple du point de vue libidinal. Lacan l’a développé comme dialectique du désir. Foncièrement, la position désirante est celle de la femme, en tant qu’elle est marquée de moins, qu’elle n’a pas, alors que, à la surprise générale, c’est l’homme qui est le désirable. C’est ce qui fait de la femme, dans cette perspective, la pauvre comme telle. Cela fait aussi bien du masculin la position passive, tandis que la position féminine est ici active. Elle cherche qui a. D’où l’affinité entre féminité et pauvreté.

J’ai souligné jadis la référence que Lacan prenait du livre de Léon Bloy La femme pauvre. C’est la pauvre. La position d’être pauvre foncièrement est la position de l’esclave, qui a d’ailleurs été décernée à la femme plus souvent qu’à son tour au cours de l’histoire. Ce sont les pauvres qui travaillent et qui aiment en même temps, pas les riches. Les idéaux d’amour universel sont d’ailleurs toujours portés par les pauvres, pas par les riches. Lacan soulignait la difficulté spéciale d’aimer que l’on rencontre chez le riche, et il soulignait aussi bien à d’autres moments, logiquement, la difficulté de s’analyser des riches, parce que, pour s’analyser, la fameuse capacité d’amour joue un rôle.

Il y a un certain nombre de conséquences, que je ne développerai pas dans le détail. L’affinité de la féminité avec l’anorexie trouve ici aussi sa place, et invite aussi bien à situer la boulimie comme une forme dérivée de l’anorexie. Cela indique aussi, deuxièmement, la profonde affinité entre la féminité

et la propriété. C’est bien ce moins qui donne à la femme vocation de coffre-fort, conforme à l’imagerie du contenant, qui a souvent été remarquée dans l’expérience analytique. Lacan rappelle la position de la bourgeoise dans le couple, une désignation familière, populaire, ouvrière, de l’épouse. C’est aussi ce qui donne à la femme riche un caractère spécial de dévoration, dans la mesure où rien de l’avoir ne peut étancher sa pauvreté fondamentale. Il n’y a en a jamais assez. Cela montre l’impasse du côté de l’avoir.

On pourrait aussi ajouter, à titre de conséquence, le problème masculin avec la femme riche, plus riche que lui, qui ouvre éventuellement à une protestation virile, pour reprendre le terme d’Adler, ou alors à l’acceptation de sa position de désirable, et éventuellement, chez l’homme, le consentement à son être fétiche de la femme plus riche.

Autre conséquence que je fais apercevoir en passant, conformément à l’axiome de Proudhon, « la propriété, c’est le vol ». Il y a du coup une grande figure de la féminité qui est la voleuse, la voleuse dans son bon droit, puisque le moins, qui marque sa position, donne droit au vol. La clinique semble indiquer que la cleptomanie est une affliction essentiellement féminine. Conséquence concernant l’amour, certainement sur la volonté d’être aimée chez la femme, c’est-à-dire d’obtenir une conversion de son manque fondamental. En effet, aimer une femme, c’est rédimer son manque, racheter sa dette.

On comprend aussi à partir de là que, pour l’homme, à l’occasion, aimer l’autre dans le couple comporte toujours une phase agressive, précisément parce que ça l’appauvrit, parce qu’on ne peut pas aimer sans ce moins que Freud a mis tellement en valeur.

Il y a une solution narcissique qu’indique Freud, qui est de s’aimer soi-même en l’autre, la solution anaclitique étant de mettre en fonction l’autre qui a, mais en tant qu’il donne. Le sujet se présente alors comme l’aimé. Lacan a favorisé, à un moment, la solution narcissique comme étant la position la plus ouverte par rapport à la solution anaclitique, être aimé, qui n’ouvre pas sur le travail, mais sur l’amour. Peut-être peut-on corriger là certaines des indications antérieures de Lacan par des indications postérieures. Si l’on examine l’amour sous sa face de pulsion, le « être aimé » peut se révéler dans sa valeur de « se faire aimer ». Et pour se faire aimer, il faut à l’occasion en mettre un coup. Si « être aimé » paraît une position passive, « se faire aimer » révèle

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l’activité sous-jacente à cette position. Il n’empêche que cette formule comporte que la position de désirant est, dans son essence, une position féminine, et que c’est à la condition de rejoindre, d’accepter, d’assumer quelque chose de la féminité que l’homme lui-même est désirant, et donc, d’accepter quelque chose de la castration. Ce qu’on appelle la Sagesse à travers les siècles, et qui est essentiellement masculine, la discipline des Sagesses a toujours consisté à dire : « Écoutez, les gars, faut pas trop désirer ». Et même : « Si vous êtes vraiment parfaits, ne désirez pas du tout ». La Sagesse – les hommes se passent cela à travers les siècles –, c’est de refuser la position désirante, précisément comme féminine. Ce sont d’ailleurs des livres que les femmes n’apprécient pas spécialement.

Ce point de vue freudien comporte qu’au départ la libido est narcissique. Le point de départ de Freud, c’est tout de même la jouissance de l’Un, même si cela ouvre à des transvasements. Ce n’est que secondairement pour Freud que la libido se transvase vers le jouir de l’Autre.

Lacan le critiquait d’emblée, dès les débuts de son enseignement, disant que, lorsqu’on considère que l’objet est primordialement inclus dans la sphère narcissique, on a comme une monade primitive de la jouissance – expression qui figure dans son Séminaire IV. La monade est une unité fermée, séparée de l’Autre. Si l’on part d’une monade de jouissance, une monade de l’Éros, on est obligé d’introduire Thanatos pour rendre compte que l’on puisse aimer autre chose que soi-même. Le choix d’objet, dans cette perspective, est toujours lié à la pulsion de mort. C’est le thème « aimer, c’est mourir un peu ». On sait bien les affinités de l’amour et de la mort dans l’imaginaire.

J’ai déjà ré-évoqué cette position qui va tout de même contre la notion de monade primitive de la jouissance, c’est la notion de l’intersection libidinale fondamentale.

C’est celle qui comporte que, au niveau radical, le champ de l’Autre se réduit à l’objet. À la place de la monade primitive de la jouissance, nous avons sans doute un rapport à l’Autre, mais réduit à un objet nécessaire à la pulsion pour faire son tour. C’est une position où l’Autre n’existe pas, mais où l’objet petit a consiste. C’est la perspective qui est à l’œuvre dans le Séminaire que Lacan a intitulé D’un Autre à l’autre, le grand Autre étant considéré comme un Autre, parce que, là, c’est variable, tandis que l’article singulier est affecté à l’objet. Ce partenaire-là, l’objet petit a, pour vous, c’est toujours le. Il y en a toujours un.

Quel est le partenaire qui va habiller cet objet ? Là, c’est un autre, ou encore un autre. Cela ne mérite pas la même singularité que l’objet. Autrement dit, ce qui complète notre Autre qui n’existe pas, c’est que l’Autre consiste quand il est à l’état d’objet. Ce qui consiste à proprement parler, c’est l’objet pulsionnel, mais en tant que creux, que vide, que pli, ou que bord.

Cela comporte que le fondement du rapport à l’Autre, c’est d’abord la pulsion, la jouissance, l’Autre réduit à la consistance de l’objet petit a comme consistance logico-topologique.

Le partenaire-symptôme J’ai dit que le sexe ne réussissait pas à rendre les êtres humains, les parlêtres, partenaires. Je développerai qu’à proprement parler seul le symptôme réussit à rendre partenaires les parlêtres. Le vrai fondement du couple, c’est le symptôme. Si l’on considère le mariage comme un contrat légal qui lie des volontés, j’aborderai le couple comme, si je puis dire, un contrat illégal de symptômes.

Sur quoi l’un et l’autre s’accordent-ils, au sens même harmonique ? L’expérience analytique montre que c’est le symptôme de l’un qui entre en consonance avec le symptôme de l’autre. L’expression « le partenaire-symptôme » n’était pas d’usage jusqu’à présent. Il convient donc de la fonder. Pour aller au plus court, je rappellerai ce que Lacan a développé de ce que l’on peut appeler le partenaire-phallus, la réduction du partenaire au statut phallique.

Le partenaire-phallus

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C’est, dans cette perspective, le sens de sa « Signification du phallus », et précisément de la relecture qu’il y accomplit des textes de Freud sur « La vie amoureuse ». Lacan distingue et articule trois modalités de couples, trois couples, si l’on exclut de la série le couple du besoin.

Le couple du besoin est fait de celui qui éprouve le besoin, de celui qui est privé, et de l’autre côté, de celui qui a de quoi y répondre. C’est là le degré zéro du couple en tant que fondé sur la dépendance du besoin. Je dis degré zéro dans la mesure où l’on observe déjà ce type de couple dans le règne animal.

On essaie à l’occasion d’en étendre le modèle au couple humain. C’est par exemple la tentative de Bowlby avec son concept de l’attachement. Suivent les trois couples proprement humains. D’abord le couple de la demande qui décalque le premier et le transpose dans l’ordre symbolique, puisque c’est là le commutateur lacanien qui permet de passer d’un niveau à l’autre, dans la mesure où le besoin s’articule dans la demande. Le couple de la demande lie entre eux celui qui demande et celui qui répond, dont la réponse consiste à donner ce qui est demandé. Ce couple de la demande est déjà un couple signifiant puisqu’il suppose en effet qu’il y ait l’émission d’un signifiant doté d’un signifié ou qui réveille une signification, et le don a valeur de réponse. En même temps, si l’on suit cette décomposition conceptuelle du couple, ce qui s’y véhicule, ce qui attache l’un à l’autre reste un objet matériel.

Un cran supplémentaire et nous sommes au niveau du couple de l’amour, où il y a aussi celui qui demande et celui qui répond, sauf que celui qui demande ne demande rien de plus que la réponse. S’évanouit à ce niveau la matérialité de l’objet qui circulait dans le couple précédent. Il n’y a pas demande de l’objet et réponse par le don de l’objet, mais purement demande de la réponse comme telle, et le don n’est rien d’autre que le don de la réponse, c’est-à-dire un don signifiant. Le couple de l’amour est à cet égard de part en part un couple signifiant.

Si l’on veut ici resituer les articulations antérieures de Lacan, c’est à ce niveau-là du couple de l’amour qu’il faudrait situer le désir de reconnaissance, qui n’a pas d’autre satisfaction que signifiante. Le désir de reconnaissance s’accomplit, se satisfait, comme son nom l’indique, par une reconnaissance

signifiante venue de l’Autre, par un don signifiant, le don d’aucun avoir matériel.

D’où la définition de Lacan de l’amour comme « donner ce qu’on n’a pas », ce qui suppose que, paradoxalement, la demande d’amour de l’un s’adresse au « n’avoir pas » de l’autre. La demande « aime-moi » ne s’adresse à rien de ce que l’autre pourrait avoir. Elle s’adresse à l’autre dans son dénuement et requiert de l’autre d’assumer ce dénuement.

Troisième couple, le couple du désir, qui ne se forme, ne se constitue qu’à la condition que chacun soit pour l’autre cause du désir.

C’est là que s’introduit une tension, une opposition, une dialectique entre le couple de l’amour et le couple du désir, celle-là même que développe Lacan. Ces deux modalités du couple introduisent en effet une double définition du partenaire qui est paradoxale, voire inconsistante. Il y a le partenaire à qui s’adresse la demande d’amour, à qui s’adresse le « aime-moi ». Celui-là, dans ce statut-là, c’est le partenaire dépourvu, le partenaire qui n’a pas. La demande d’amour s’adresse, dans le partenaire, à ce qui lui manque. Ce statut du partenaire est distinct de celui qui est requis du partenaire qui cause le désir, le partenaire qui doit détenir cette cause. S’oppose ainsi ce double statut du partenaire dépourvu et du partenaire pourvu.

Ce paradoxe est au bénéfice de l’homme. L’homme, le mâle, est doté, si je puis dire, d’un objet à éclipse. Selon le moment, il est pourvu ou il est dépourvu. Il satisfait, lui, d’une certaine façon, à ce paradoxe. Vous avez les deux en un. D’où le grand intérêt qui s’attache régulièrement, dans le rapport de couple, à ce qui se passe après, une fois qu’il est dépourvu. La question est de savoir s’il reste ou s’il s’en va. S’il reste, c’est la preuve d’amour. Il y a autre chose que la satisfaction phallique qui le retient.

C’est une grande question, qui a agité les théoriciens – par exemple dans la fiction de Rousseau, son Discours sur l’inégalité entre les hommes – de savoir si l’homme reste auprès d’une femme pour en faire sa compagne – on a déjà là le nucleus de l’ordre social à partir de la famille – ou si, ayant tiré son coup, il s’en va. C’est moi qui traduit ainsi ce que dit Rousseau.

Le désavantage de la femme est de n’avoir pas ce merveilleux organe à éclipse. C’est, dans l’articulation que propose Lacan, ce qui pousse l’homme à dédoubler sa partenaire, entre la femme

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partenaire de l’amour et la femme partenaire du désir.

Le tour de force de cette « Signification du phallus » est de chiffrer à la fois le partenaire de l’amour et le partenaire du désir par le phallus et de définir essentiellement le partenaire du couple comme le partenaire-phallus. S’il est partenaire de l’amour, il est chiffré (-„), une négation portant sur le signifiant imaginaire du phallus. S’il est le partenaire du désir, il est chiffré („) Du côté mâle, une oscillation est possible entre (-„) et („) tandis que du côté du partenaire féminin, c’est ou l’un ou l’autre, ou cela tend à être ou l’un ou l’autre.

amourdésirmâlefemelle

(−ϕ)(ϕ)

(−ϕ)◊(ϕ)(−ϕ) //(ϕ)

D’un côté une oscillation, et de l’autre une assignation phallique unilatérale. Cela se prête ensuite à toutes les applications particulières, les variations, les détournements de ces formules, mais cela constitue la formule de base du partenariat phallique,

Ce qui rend les sujets partenaires

C’est ici que s’inscrit la relation sexuelle dans sa différence avec le rapport sexuel. La relation sexuelle proprement dite est un lien qui s’établit au niveau du désir, qui suppose donc que le partenaire ait une signification phallique positive. Dans ce lien, le médiateur c’est la signification du phallus. Il y a la relation sexuelle, qui elle s’établit sous le signifiant du phallus, qui fait de chaque partenaire la cause du désir de l’Autre. Ils sont, à ce niveau, rendus partenaires par la copule phallique. Le rapport sexuel, dans sa différence avec la relation sexuelle, c’est le lien qui s’établirait au niveau de la jouissance. C’est bien ce qui est interrogé, de savoir ce qui établirait un lien de partenaire au niveau de la jouissance.

Qu’est-ce qui rend les sujets partenaires ? Ils sont rendus d’abord partenaires par la parole, ne serait-ce que parce qu’ils s’adressent à l’Autre et que l’Autre leur répond, les reconnaît ou pas, les identifie. Le fondement du couple signifiant, c’est un « tu es », « tu es ceci ». Lacan faisait en effet du signifiant, à un moment, le fondement idéal du couple.

Dans Freud, les sujets sont rendus partenaires essentiellement par l’identification au même. L’identification, c’est le noyau du couple signifiant.

Sauf que ce couple peut s’étendre par là jusqu’à embrasser une collectivité.

Les sujets sont aussi bien rendus partenaires par la libido dans Freud. Ce que Lacan traduit dans un premier temps par le couple imaginaire aa', avec une libido circulant entre ces deux termes. Et il est devenu classique d’opposer, avec lui, le couple signifiant symbolique et ce couple imaginaire, lui, plus douteux, plus instable, parce que lié aux avatars de la libido.

On peut ajouter que les sujets sont rendus partenaires par le désir, le désir qui est la traduction lacanienne de la libido, et précisément partenaires par la médiation du phallus. Le phallus est une instance en quelque sorte biface entre parole et libido, puisque Lacan en fait, au sommet de son élaboration de ce terme, le signifiant de la jouissance. Signifiant de la jouissance, c’est déjà lier, en une expression, la parole et la libido.

Mais ces différents modes de partenariat, par la parole, par la libido, par le désir, cela ne résout pas la question de savoir si les sujets sont rendus partenaires par la jouissance. On est plutôt porté à penser qu’ils sont rendus solitaires par la jouissance. C’est le statut autoérotique, voire autistique de la jouissance.

Même si l’on considère séparément les sujets de chaque sexe, la femme s’en va ailleurs, toute seule, tandis que l’homme est la proie de la jouissance d’un organe prélevé sur son corps propre, et qui, si l’on veut, lui fait une compagnie. La jouissance, à la différence de la parole, rend solitaire. Il y cet espoir, qu’on appelle la castration. C’est l’espoir qu’une part de cette jouissance autistique soit perdue, et qu’elle se retrouve, sous forme d’objet perdu, dans l’Autre. La castration, c’est l’espoir que la jouissance rend partenaire, parce qu’elle obligerait à trouver le complément de jouissance qu’il faut dans l’Autre.

Le thème du partenaire-phallus, chez Lacan, traduit la face positive de la castration. La castration, c’est le sexe rendant partenaires les sujets. Seulement, sous un autre angle, cela ne fait de l’Autre qu’un moyen de jouissance. Et il n’est pas évident que cela surclasse, que cela annule le chacun-pour-soi de la jouissance et son idiotie.

Lacan évoque, dans le Séminaire Encore, la masturbation comme jouissance de l’idiot. Disons que l’idiotie de la jouissance n’est évidemment pas surclassée par la fiction consolante de la castration.

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C’est bien la différence qui déjà se marque si l’on oppose la construction de Lacan dans sa « Signification du phallus » et celle à laquelle il procède dans son « Étourdit ». Dans « La signification du phallus », on a affaire au partenaire phallicisé, à la tentative de démontrer en quoi le phallus rend partenaire. On retrouve ce phallus dans la construction de « L’étourdit », mais elle ne porte pas sur le partenaire, elle porte sur le sujet lui-même, inscrit dans la fonction phallique. A ce niveau, loin d’ouvrir sur le partenaire, loin de qualifier le partenaire, la fonction phallique qualifie le sujet lui-même, et elle le montre partenaire de la fonction phallique. C’est ainsi qu’entre les lignes on peut lire qu’ils ne sont pas partenaires par ce biais-là. L’un et l’autre ne sont pas partenaires par le biais de la fonction phallique, qui qualifie au contraire le rapport du sujet lui-même à cette fonction. Et par là, le partenaire n’apparaît que dans ce statut minoré, dégradé, qui est celui d’être moyen de jouissance.

A vrai dire, le partenaire moyen de jouissance, c’est déjà ce qui apparaît dans le fantasme. La théorie du fantasme comporte que le partenaire essentiel est le partenaire fantasmatique, celui qui est écrit par Lacan à la place de petit a dans la formule du fantasme. Le statut essentiel du partenaire au niveau de la jouissance, c’est d’être l’objet petit a du fantasme.

Certes, lorsque Lacan forge cette formule à partir d’ » Un enfant est battu » de Freud, ce petit a est un terme imaginaire, et sans doute distingue-t-il l’enveloppe formelle du fantasme, à savoir ce qui est image et ce qui est phrase dans le fantasme, de son noyau de jouissance qui est à proprement parler le « se faire battre ». Dans ce contexte, le fantasme s’oppose au symptôme, et d’abord parce que le fantasme est jouissance plaisante, alors que le symptôme est douleur. C’est là que Lacan insiste sur le statut de message du symptôme, son statut donc de vérité, tout en prévoyant, dans son graphe, une incidence du fantasme sur le symptôme. Seulement, symptôme et fantasme, si essentiels à distinguer, se retrouvent, se conjoignent au terme de l’enseignement de Lacan, d’abord parce que, si l’on prend le fantasme dans son statut fondamental, il n’est plus l’imaginaire ou le symbolique, mais vraiment le réel de la jouissance. Et il se conjoint par là au symptôme dans la mesure où il n’est pas que message, mais jouissance aussi.

Ce qui apparaît donc fondamental, aussi bien dans le fantasme que dans le symptôme, c’est le noyau de

jouissance, dont l’un et l’autre sont comme des modalités, des enveloppes. Le modèle du symptôme dont il s’agit là n’est pas tant le modèle hystérique du symptôme, qui a fasciné Freud, d’abord parce qu’il était déchiffrable, mais proprement le symptôme obsessionnel tel que Freud en souligne le statut dans Inhibition, symptôme et angoisse, le symptôme obsessionnel que le moi adopte, qui fait partie de la personnalité, et qui, loin de se détacher, devient source de satisfaction plaisante, sans discordance.

Nous sommes au niveau où le sujet est heureux. Il est heureux dans le fantasme comme dans le symptôme. C’est dans cette perspective-là que je parle du partenaire-symptôme. Le partenaire est susceptible, s’il est lié au sujet de façon essentielle, d’incarner à proprement parler le symptôme du sujet.

Fondement symptomatique du couple Peut-être faut-il donner là quelque exemple où il apparaît que le vrai fondement du couple est, à proprement parler, symptomatique. Une femme, laissée tomber par le père – figure sublime ! – à la naissance, et même avant la naissance, puisqu’on est dans le cas où le gars prend la poudre d’escampette à peine tiré le fameux coup. Elle ne devient pas psychotique, en raison d’une substitution qui s’accomplit et qui lui permet de s’arranger avec le signifiant et le signifié. Quelqu’un tient lieu de père, mais pas au point qu’elle ne décide précocement : « Personne ne payera pour moi ». Elle le décide, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, c’est-à-dire assumant la déréliction où elle est primordialement laissée.-« Besoin de personne ! » Voilà comment elle s’en tire. Cela la lance dans une certaine errance. L’image me venait même de la tortue qui promène sa maison sur son dos. Elle trouve un homme. Elle s’attache à un homme. Elle fait couple et progéniture avec lui.

Et quel homme trouve-t-elle ? Elle trouve un homme, précisément, qui ne veut pas payer pour une femme. Cela lui convient, évidemment, cet homme qui ne veut pas payer son écot à la femme. Et, entre tous, c’est celui-là avec qui elle fait couple. C’est un homosexuel. Nobody is perfect. Ils s’aiment, ils s’accordent. Et la base du couple, c’est cela : l’un ne payera pas pour l’autre.

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Le malheur veut tout de même qu’elle entre en analyse. On sait que – pas de hasard – l’analyse est volontiers cause de divorce. Et, dans l’analyse, naît le désir que l’Autre paye pour elle. Un rêve revient : une boutique de son enfance, qui ramène l’association que, lorsqu’elle allait prendre quelque marchandise chez le fournisseur, en bas de chez elle, elle disait : « Papa payera ». Papa, c’était le substitut.

Et la voilà qui se met à désirer que l’homme, le père de ses enfants, paye pour lui. Elle ne veut plus être tortue. Le gars, fidèle au contrat symptomatique de départ, n’entend pas les lâcher. Et voilà qu’elle le déteste, qu’elle songe à le quitter, qu’elle prépare son départ. Le gars ne moufte pas. Le coffre est fermé. Et voilà que, logiquement, elle lui présente des factures. Et un jour, elle lui présente une facture de trop – de gaz et électricité. Et voilà que cela se révèle intolérable pour lui, qui prend ses cliques et ses claques, vingt ans après, et réclame, enragé, le divorce, après avoir prévenu Gaz de France de ne plus lui envoyer de factures, qu’il ne les payerait plus. Ce divorce est douloureux pour elle, qui découvre qu’elle ne voulait pas ça – alors qu’elle le mijotait depuis quelques années –, qu’elle voulait au contraire un vrai couple, dans son concept.

On peut dire que l’analyse a atteint là la base symptomatique du couple. Et pourquoi ne pas considérer cela comme une traversée du fantasme, du fantasme « besoin de personne ». On constate, en tout cas, que ce fantasme est passé dans sa vie. L’ayant traversé, divorcée, elle se retrouve dans la situation où, certainement, il ne payera plus pour elle. A ce moment si douloureux où se fracture le couple, se découvre ce qui était sa base, que chacun était marié avec son symptôme.

Il faut certainement tenir compte de la dissymétrie de chaque sexe dans son rapport à l’Autre. C’est là que Lacan nous sert de guide. Qu’est-ce que le sujet mâle cherche dans le champ de l’Autre ? Il cherche essentiellement ce qui est l’objet petit a, l’objet qui répond aussi bien à la structure du fantasme. Il n’a rapport qu’avec ce petit a. Cela peut prendre la forme grossière que j’évoquai sous les espèces de « tirer son coup ».

Ce n’est pas foncièrement différent du côté femme. J’écris ici S barré. Lacan met au bout de la flèche un grand Φ, reste de son élaboration de « La signification du phallus ». Il met grand i plutôt que

le phallus imaginaire pour indiquer qu’il y a des objets qui peuvent prendre cette valeur-là. Le phallus est certes le plus chéri, mais l’enfant peut prendre valeur phallique. On peut même à l’occasion entrer en rapport avec l’Autre sexe pour le lui voler, cet enfant à valeur phallique. Mais ce n’est pas foncièrement différent à ce niveau-là en ce que chacun dégrade l’Autre. Chacun vise l’Autre pour en extraire son plus-de-jouir à soi. C’est là que Lacan ajoute un élément du côté femme en plus, dans son champ propre, le sujet féminin a rapport avec ce qu’il écrit S de A barré. C’est là la différence. Le sujet femme a rapport au manque de l’Autre. D’où un affolement spécial.

c™tˇ m‰le

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S

Cela peut se traduire par diverses pantomimes. D’abord celle de faire la folle. C’est toujours ouvert de ce côté-là. C’est par exemple le symptôme de personnalités multiples. Moins sophistiqué, le trouble de l’identité est à inscrire également dans ce registre, et tous les troubles affectant la présence au monde jusqu’aux phénomènes de type oniroïde qui ont été, de longtemps, repérés dans l’hystérie. Mais, autre pantomime que l’on écrira en série : faire de l’homme un dieu. Ou bien le rendre fou. Le sujet féminin va vers l’Autre pour y trouver la consistance, mais offre à l’occasion au sujet mâle de rencontrer l’inconsistance, celle qu’inscrit pas mal grand A barré.

C’est d’ailleurs ce que le malheureux, dont j’ai évoqué le destin, rencontre. Ce qui motive son divorce et qui l’enrage, c’est que finalement elle ne joue pas le jeu. C’est aussi de ce côté-là que s’inscrit la possibilité, pour le sujet féminin, de se faire l’Autre de l’homme, à savoir de se vouer à être son surmoi, dans ses deux faces : de sanction, mais aussi bien de pousse-au-travail, voire de pousse-à-la-jouissance. Freud le signale quand il affecte la femme de ce privilège qu’elle donnerait aux intérêts érotiques. Le sujet féminin est propre à incarner l’impératif « Jouis », aussi bien que celui de « Travaille et ramène de quoi faire bouillir la marmite ». L’impératif est d’ailleurs à l’occasion : « Jouis, mais ne jouis que de moi ». D’où la passion d’être l’unique. L’homme peut aussi bien se loger

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pour une femme à cette place S de A barré. C’est là que la dissymétrie est la plus probante.

Si l’on suit Lacan, la femme est toujours petit a pour un homme. C’est pourquoi elle n’est pas plus que partenaire-symptôme. Le noyau de jouissance, c’est petit a, et le partenaire est ici l’enveloppe de petit a, exactement comme l’est le symptôme. Le partenaire, comme personne, est l’enveloppe formelle du noyau de jouissance, tandis que, pour la femme, si l’homme se loge en S de A barré, il n’est pas seulement un symptôme circonscrit, parce que cette place comporte l’illimitation. C’est une place qui n’est pas cernée, une place où il n’y a pas de limite. L’homme est alors, lui, partenaire-ravage. Le ravage comporte l’illimitation du symptôme. En un sens, pour chaque sexe, le partenaire est le partenaire-symptôme, mais, plus spécialement, chez la femme, un homme peut avoir fonction de partenaire-ravage.

Partenaire-ravage Peut-être puis-je en donner un exemple. Une jeune femme mariée avec un homme, qu’elle a décroché.

Lacan parle quelque part des gars en bande qui se bousculent, s’envoient des bourrades. Des filles tournent autour, et une finit par en arracher un à sa bande de copains. Il leur dit : « Au revoir, on ne s’oublie pas. » Hop ! Elle l’emmène.

Elle a surmonté les réticences du gars, ses inhibitions, son extrême mauvaise volonté. Lui voulait rester marié avec sa pensée, ses mauvaises pensées. Elle a exercé un certain forçage pour avoir celui-là, pas un autre, alors que c’est une femme qui ne manquait pas de prétendants.

Le résultat est qu’il ne se passe pas un jour où il ne lui fasse payer l’établissement de ce couple sous la forme de remarques désobligeantes. Classique ! C’est signalé par Freud : l’homme méprise la femme en raison de la castration féminine. Des remarques désobligeantes qui vont jusqu’à l’injure quotidienne, sous des formes particulièrement crues. La haine de la féminité s’expose de la façon la plus évidente.

On s’ameute, les amis disent : « Quitte-le donc ! » C’est la fameuse question « qu’est-ce qu’elle lui trouve ? », qui révèle la dimension du partenaire-symptôme. La pression finit par la précipiter en analyse.

En analyse, elle découvre que, finalement, elle va très bien. Elle prospère. Elle jouit au lit. Après

l’injure, la baise. Elle enfante. Elle travaille. Et toute la douleur se concentre sur le partenaire injurieux qui apparaît sous la forme que signale Lacan, celle du ravage. Cela la ravage. Et elle arrive à l’analyse dévastée par les dires du partenaire.

Qu’est-ce qui se découvre à l’analyse ? Il se découvre – à l’aide de cette perspective qui s’ouvre lorsqu’on part du principe, tellement salubre, que le sujet est heureux, y compris dans sa douleur – que la parole d’injure est justement le noyau même de sa jouissance, qu’elle a de l’injure jouissance de parole. L’injure est d’ailleurs la parole dernière, celle où le Sinn croche la Bedeutung de façon directe.

Il se découvre qu’il lui faut être stigmatisée pour être. Le stigmate, c’est la cicatrice de la plaie, c’est le corps qui porte les marques de cicatrice. On ne peut pas mieux écrire le stigmate que S de A barré. C’est d’ailleurs dans le stigmate que l’on reconnaissait à l’occasion la marque de Dieu.

Si c’est cet homme-là qu’elle a voulu décrocher et qu’elle garde, c’est dans la mesure même où il lui parle, et sous les espèces de l’injure. Il la dégrade, sans doute. Et pourquoi lui faut-il cela ? Parce qu’elle n’est femme qu’à condition d’être ainsi désignée. Et pourquoi ? On arrive au terme ultime, au terminus, qui est le père. Le seul rapport sexuel qui ait un sens, c’est le rapport incestueux. Et il se trouve que le père nourrissait un mépris profond pour la féminité, un mépris d’origine religieuse. C’est bien dans ce rapport à son Dieu que s’était pour lui développé une méfiance, une haine à l’endroit de la féminité, qui n’avait pas échappé à la fille. Le couple infernal commémorait le symptôme du père. Le sujet jouissait par son partenaire de la stigmatisation paternelle.

On voit ici que l’Autre de la parole est dans le coup. Certainement. Dans le coup de la jouissance, puisqu’il est là essentiel que le partenaire parle. Mais ici, ce n’est pas l’Autre de la vérité qui est en fonction, ni l’Autre de la bonne foi, mais l’Autre de l’injure. Le sujet se trouve accordé à l’Autre par ce qui est le symptôme de l’Autre. Et elle y satisfait son symptôme à elle. S’il y a rapport, il s’établit ici au niveau symptomatique. Et, dans ce couple, chacun y entre en tant que symptôme.

Le bon usage du symptôme

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Cet abord du symptôme, que j’essaie à travers des exemples et un parcours rapide de l’œuvre de Lacan, touche évidemment à l’idée que l’on peut se faire de la fin de l’analyse. Depuis plusieurs années, on conceptualise la fin de l’analyse à partir de la traversée du fantasme. Le fantasme est là conçu comme un voile qu’il faut lever ou déchirer ou traverser pour atteindre un réel, à l’occasion noté petit a. Cette rencontre aurait valeur de réveil et, certainement, réordonnerait après coup, de façon définitive, les occurrences de la vie du sujet, et ferait apparaître ses tourments antérieurs comme plus ou moins illusoires.

On est donc conduit à opposer, dans cette perspective, la levée du symptôme, qui serait d’ordre thérapeutique, à la traversée du fantasme qui, elle, ouvre un au-delà, et permet un accès au réel, qui est vraiment ce qui est qualifié de passe, avec un changement de niveau. Je crois avoir révélé cette thématique dans toute son intensité, thématique qui est chez Lacan et l’inspire indiscutablement.

C’est aussi bien une thématique classique, celle du sujet vivant dans l’illusion, qui accède diversement, à partir d’une expérience fondamentale, à la vérité, au réel, etc., dans un affect de réveil.

L’éveil est un terme que l’on trouve dans les Sagesses orientales. On découvre que l’on vit dans l’illusion, sous le voile de Maya, et on peut le traverser vers le réveil. Dans la thématique de la traversée du fantasme, on a toutes les harmoniques de cette tradition, qui est présente aussi bien chez Pythagore, Platon, et même peut-être Spinoza.

Mais du point de vue du symptôme, ou du sinthome, comme dit Lacan, la question n’est pas celle de l’illusion, ni celle du réveil au réel ou à la vérité du réel. Du point de vue du symptôme, le sujet est heureux. Il est heureux dans la douleur comme il est heureux dans le plaisir. Il est heureux dans l’illusion comme il est heureux dans la vérité. La pulsion ne connaît pas toutes ces histoires-là. Comme dit Lacan, « tout heur lui est bon », au sujet, pour ce qui le maintient, soit pour qu’il se répète.

Autrement dit, ce qui ne change pas, c’est la pulsion. Il n’y a pas de traversée de la pulsion, pas d’au-delà de la pulsion. J’ai déjà dit jadis qu’il n’y avait pas de traversée du transfert. Certes, il y a l’établissement d’un autre rapport subjectif avec pulsion et transfert, par exemple, un rapport nettoyé de l’Idéal. Si l’on se fie à l’opposition entre le I de l’Idéal et le petit a de la jouissance, le sujet de la fin de l’analyse se trouvera en effet plus proche de la pulsion. C’est ce

que Lacan appelle le solde cynique de l’analyse – cynisme est là à entendre dans sa valeur d’anti-sublimation.

Cette perspective n’ouvre pas vers une traversée, mais, plus modestement, à ce que Lacan appelle lui-même, dans la partie ultime de son enseignement, « savoir y faire avec le symptôme ». Ce n’est pas le guérir. Ce n’est pas le laisser derrière soi. C’est au contraire y être vissé, et savoir y faire.

Qu’est-ce qui se déplace entre la thématique de la traversée du fantasme et celle du savoir-y-faire avec le symptôme ? Cela indique en tout cas que cela ne change pas à ce niveau-là. On ne se réveille pas. On arrive seulement à manier autrement ce qui ne change pas.

Le savoir-y-faire renvoie à ce dont le sujet est capable, justement, à l’occasion dans l’ordre imaginaire. On sait y faire, plus ou moins, avec son image. On travaille son image. On vêt son corps. On se maquille. On s’arrange. On fait des régimes. On se bichonne. On va au soleil – avant, on se protégeait du soleil. On soigne son image.

Eh bien, la question serait de savoir y faire avec son symptôme avec le même soin que l’on a pour son image. La perspective est celle d’un bon usage du symptôme. C’est très différent de la traversée du fantasme.

La traversée du fantasme est tout de même une expérience de vérité. C’est la notion que les écailles, à un point, vous tombent des yeux, et que votre existence se réordonne d’une visée d’après-coup. Le bon usage du symptôme n’est pas une expérience de vérité. C’est plutôt de l’ordre, si j’ose dire, de prendre plaisir à sa jouissance, d’être syntone avec sa jouissance. Très inquiétant, sans doute ! Il se dessine ici quelque chose de l’ordre du sans-scrupule. Le scrupule, au sens étymologique, est un petit caillou qui dérange. Dans la chaussure, par exemple. La conscience est de l’ordre de ce petit caillou. Et le bon usage du symptôme met un peu de côté le fameux petit caillou.

La fin de l’analyse, en ce sens, ce n’est pas de ne plus avoir de symptôme – qui est la perspective thérapeutique, mais au contraire d’aimer son symptôme comme on aime son image, et même de l’aimer à la place de son image.

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Le savoir-y-faire avec son symptôme

J’ai mis un accent différent de celui que j’avais mis jusqu’ici sur la fin de l’analyse. Je ne l’ai pas fait sans hésitation préalable, ni sans prudence.

Aggiornamento de notre regard clinique Il nous faut reconnaître que ce qui s’énonce ici n’est pas sans incidence sur la pratique analytique, au moins dans une certaine aire de cette pratique. Nous ne sommes pas seulement dans une position de commentaire de la pratique qu’il y a, mais les accents qui sont mis, voire les novations qui s’esquissent, ont des conséquences sur la pratique analytique. C’est bien fait pour faire reculer d’y toucher et pour ne pas tout dire.

Depuis que j’ai mis l’accent sur le partenaire-symptôme, sur le rapport du sujet au couple, qu’il forme avec un autre, je suis forcé de constater qu’on m’en parle davantage. On m’en parlait déjà avant, bien entendu. C’est pour cela que cet accent m’a paru s’imposer. Mais, de s’en apercevoir, et de le promouvoir, a pour effet de le renforcer, jusqu’à ce qu’on ne puisse pas méconnaître la place que tient la relation au partenaire dans la pratique et dans la clinique, où cette relation n’est pas un complément, une garniture, mais en apparaît plutôt comme le pivot. Il n’est pas exact de dire que l’on parle essentiellement dans l’analyse de papa, maman, sa famille de naissance, son environnement d’enfance. C’est un fait que l’on parle, de façon pressante et parfois prééminente, du rapport au conjoint, ou du rapport à l’absence de conjoint-ce qui, pour ce qui nous occupe, revient au même. Cela fait partie de l’aggiornamento de notre regard clinique que de faire passer cette perspective qui s’impose au premier plan.

Il y a à cela des raisons de civilisation que nous explorons à tâtons. C’est un fait de l’époque où l’Autre n’existe pas. L’Autre n’existant pas, on se récupère sur le partenaire qui, lui, existe, en tout cas que l’on fait exister de toutes les façons possibles. La ruine de l’Idéal et la prévalence de l’objet plus-de-jouir, dans le mode de jouissance contemporain tend à ce phénomène qui a été abordé de beaucoup de façons dans d’autres perspectives que la nôtre : la dissolution des communautés, de la famille élargie, des solidarités professionnelles ; voire même, pour employer un mot glorieux du peuple, nous introduit

à un phénomène qui va se généralisant de déracinement.

On observe en même temps le surgissement de communautés recomposées sur les nouvelles bases qu’impose le régime nouveau de l’Autre, des communautés recomposées de nouvelles familles, de sectes, d’appartenances associatives, dont l’importance dans l’existence est bien plus grande que par le passé ; et un tissu qui se trame, de façon nouvelle, de solidarités multiples, que d’ailleurs les états tentent d’exploiter, et ils doivent se situer par rapport à ce tissu renouvelé de solidarités. Les états qui sont progressivement soupçonnés de n’être rien qu’une communauté comme une autre aux mains de ce qu’on appelle, aussi bien aux États-Unis qu’en France, la classe politique où l’on ne voit finalement qu’une communauté spéciale ayant ses intérêts particuliers.

Dans cette recomposition communautaire, exigée par le déracinement qui gagne, sans doute le couple est-il la communauté fondamentale. Au moins, la forme du couple est subjectivement essentielle. Cette forme du couple est d’ailleurs mise en évidence dans la psychanalyse. L’analysant vient faire couple, pour un dialogue des plus spécial, avec l’analyste. On doit bien constater que le discours psychanalytique passe par la formation d’un couple d’artifice. Cette expression même de couple d’artifice ne vaudrait vraiment que si nous avions la notion d’un couple naturel, qui ne serait pas d’artifice. Et c’est bien ce qui est en question. Freud a appelé le liant de ce couple du terme de transfert.

Ce couple analytique est certes dissymétrique. Ses éléments ne sont pas équivalents. Même si le fait que ce soit un couple conduit à vouloir qu’un contre-transfert réponde au transfert, dans certaines perspectives. Ce couple dissymétrique peut être conçu comme libidinal, lorsqu’on voit essentiellement dans l’analyste un objet investi, attirant à lui la libido.

On sait que Lacan s’est refusé à concevoir le couple analytique comme couple libidinal. Il s’y est refusé par le préjugé, dont il est allé chercher la justification chez Freud, que la libido était une fonction essentiellement narcissique illustrée par le couple spéculaire a-a'. Il a considéré que ce contenu-là de la forme couple ne convenait pas au couple analytique et il lui a opposé le couple intersubjectif qui est fondé sur la communication.

a − a'S ◊ A

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C’est un couple qui pivote sur la fonction dite du grand Autre comme auditeur, mais aussi bien, par un renversement émetteur, dans tous les cas interprète, maître de vérité ; et le lien entre les deux est le message, l’adresse. L’Autre majuscule, en même temps que maître de vérité, est maître de reconnaissance du sujet. C’est de là que Lacan a tenté de faire retour sur le couple libidinal.

Le couple intersubjectif, où il s’agit de communiquer, où il s’agit de dire la vérité de ce qu’énonce le sujet, est un couple très intellectuel, un couple passionné par la vérité, par la recherche de la vérité de ce qu’est le sujet. Cela se différencie en effet de ce qu’est le couple libidinal. Une fois qu’il a séparé ces deux registres, la question de Lacan est devenue : comment rendre compte du couple libidinal à partir du couple subjectif ? Comment rendre compte de l’amour et du désir à partir de la communication ? Il n’y a pas donné qu’une réponse. Mais ses réponses ont toutes nécessité l’introduction de ce que j’appellerai des termes Janus.

Il a d’abord répondu à la question « comment rendre compte de l’amour et du désir à partir du couple intersubjectif ? » en termes signifiants. C’est sa doctrine du phallus, où la libido est réduite à des phénomènes de signifiant et de signifié, où le partenaire de l’amour et du désir est le phallus. Le phallus est un terme Janus parce qu’il appartient d’un côté au symbolique et de l’autre côté au registre libidinal. C’est donc la réponse en termes du partenaire phallique.

S◊Φ

Il a donné un peu plus tard, parfois simultanément, une autre réponse, à l’aide d’un autre terme Janus, l’objet petit a qui, sans doute, n’étant pas un signifiant, est plus proche du registre libidinal que le phallus. Mais tout en n’étant pas un signifiant, Lacan le fait fonctionner dans sa circulation comme un signifiant. Par exemple, dans le schéma des quatre discours, la lettre petit a n’est pas un signifiant mais tourne avec les signifiants et avec le manque de signifiant. L’objet petit a est aussi un terme Janus comme le phallus.

C’est le couple fantasmatique où le partenaire de l’amour et du désir apparaît essentiellement réduit à ce statut d’objet. C’est alors le fantasme qui constitue en quelque sorte, pour Lacan, le couple fondamental du sujet, au point que, très logiquement, pour situer la place de l’analyste, il lui faut en définitive la place repérée par le terme de l’objet petit a.

La doctrine lacanienne classique de la fin de l’analyse s’est concentrée sur ce couple-là. C’est essentiellement ce que Lacan a appareillé sous les espèces de la passe. Lorsqu’il est arrivé à dégager la fonction du couple fantasmatique, il a pensé qu’il pouvait le mettre en appareil destiné à capter, à organiser la fin de l’analyse. Cette doctrine est devenue classique – soyons exacts – parce que j’ai mis l’accent dessus. Au moment où Lacan s’est arrêté d’enseigner et où son École, non seulement a été dissoute, mais a volé en éclats, cela faisait longtemps que la passe était écartée pour ses principaux élèves. La preuve en est qu’à ce moment-là aucun des groupes lacaniens, sinon celui dont je faisais partie, n’a repris à son compte la pratique de la passe, en considérant que l’échec était avéré. D’ailleurs même, pas si à tort. L’enseignement de Lacan semblait avoir fait son deuil de la passe, l’avoir en tout cas minorée.

C’est vrai qu’en 1981-82 j’ai fait ce que j’ai pu pour rétablir la passe comme doctrine et comme fonctionnement, pensant que l’institution qu’il s’agissait de reconstituer sur de nouvelles bases exigeait cet appareil de la passe. Je ne donne ces précisions que parce qu’aujourd’hui où je veux donner un accent différent j’en vois venir qui me crient au contraire : « Mais la passe, mais la passe ! » Du calme ! L’histoire est plus complexe. Lacan a proposé l’appareil de la passe en 1967. Il a continué d’enseigner jusqu’à 1980. Il a donné, dans cette trajectoire, des inflexions qu’il vaut la peine de suivre.

Avant la doctrine de la passe, la fin de l’analyse était pour Lacan avant tout située comme un au-delà de l’imaginaire, et donc avant tout située par deux termes appartenant au registre symbolique, deux termes qui ont été successivement la morte et le phallus.

C’est de façon contrariée, contrastée, que Lacan situait la fin de l’analyse par rapport à ces deux termes du registre symbolique. Pour ce qui est du premier, il situait la fin de l’analyse en termes d’assomption. Pour ce qui est du second, en termes de désidentification. Dans un cas comme dans l’autre, le repère essentiel, le lieu de la fin de l’analyse, était, au-delà de l’imaginaire, le symbolique.

En effet, avec la doctrine de la passe, ce qui se dessine c’est que le lieu de la fin de l’analyse est au-delà du symbolique, par une certaine mise au jour du partenaire petit a. Ce rapport-là, Lacan l’a appelé,

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une fois, pas tellement plus, la traversée du fantasme, dont j’ai fait une sorte de schibboleth, un leitmotiv, en l’opposant à la levée du symptôme et en le situant dans la grande opposition du symptôme et du fantasme. J’ai tellement bien réussi que, lorsque je veux y toucher, ne serait-ce que d’une main légère, c’est une insurrection. – « Miller a touché à la traversée du fantasme » On me réclame la stagnation. Il ne faut surtout pas que je bouge. On veut du père mort. On demande du père, et surtout du père mort.

Je fais tout de même remarquer que la traversée du fantasme met foncièrement l’accent sur la fonction de la vérité, même lorsqu’il semble qu’elle parle du réel. Elle met en tout cas l’accent sur un certain au delà du savoir sous forme de vérité et s’inscrit dans une dialectique du voile et de la vérité, le fantasme étant considéré comme ce voile qu’il s’agit de lever ou de traverser pour atteindre une certaine vérité du réel. La traversée du fantasme implique quelque chose comme un réveil au réel. Ce n’est pas que ce soit faux, mais ne peut-on pas mettre en question ce qui s’annonce là glorieusement de discontinuité, voire de définitif, simplement au vu des résultats.

Ceux qui sont des passés sont-ils si réveillés ? Ils paraissent aussi bien installés dans un certain confort, un confort sans scrupule. C’est pourquoi, bien que Lacan n’ait dit cela qu’une fois, il me paraît qu’il vaut la peine de déplacer l’accent.

Ce mot de traversée fait traversée du Pont d’Arcole. Il y a de l’héroïsme dans la traversée. Il y a la traversée de l’Atlantique par Lindbergh, la traversée des 10 000, la longue marche chinoise. La traversée mobilise une imagerie d’héroïsme. Ne peut-on, au vu des résultats, simplement ajouter, mettre à côté de la traversée du fantasme, ce que Lacan appelle d’une façon exquise, modeste, le savoir-y-faire avec son symptôme ? – qui est d’un tout autre accent. Cela ne met pas au premier plan la discontinuité entre l’avant et l’après.

Le savoir-y-faire avec son symptôme est une affaire d’à-peu-près. Il y entre du flou, du vague – fuzzy-, comme on appelait certaines logiques des « logiques floues ». Ce n’est pas nécessairement l’opposé de la traversée du fantasme. On pourrait même dire : après la traversée du fantasme, le savoir-y-faire avec son symptôme. Si l’on veut ménager des transitions, ne pas déboussoler la population.

Savoir-faire et savoir-y-faire Je mettrai là aussi l’accent sur la différence que propose Lacan, délicate, et qu’il ne développe pas, entre savoir-y-faire et savoir-faire. Il le dit une fois dans un Séminaire des dernières années.

Là, il faut construire, parce qu’il ne dit pas pourquoi il les oppose. Voilà ce que j’invente à ce propos. Le savoir-faire est une technique. Il y a savoir-faire lorsqu’on connaît la chose dont il s’agit, lorsqu’on en a la pratique. D’ailleurs, le savoir-faire, sans être élevé au rang de la théorie, cela s’enseigne. Aux États-Unis, on trouve dans les librairies des manuels de How do… ? Comment faire avec… ? Le savoir-faire avec… tout. Comment conduire sa voiture ? son mariage ? Comment faire de la gymnastique ? la cuisine française ? Etc. Le savoir-faire est une technique pour laquelle il y a une place lorsqu’on connaît la chose dont il s’agit et on peut définir des règles reproductibles, par là même enseignables.

Le savoir-y-faire a place lorsque la chose dont il s’agit échappe, lorsqu’elle conserve toujours quelque chose d’imprévisible. Tout ce que l’on peut faire alors, c’est l’amadouer, en restant sur ses gardes. Dans le savoir-faire, la chose est domestiquée, soumise, tandis que dans le savoir-y-faire, la chose reste sauvage, indomptée. C’est pourquoi, du côté du savoir-faire, il y a de l’universel. Lorsqu’il y a du singulier, il n’y a que savoir-y-faire. Dans le savoir-faire, on connaît la chose. Pas de surprise ! Tandis que dans le savoir-y-faire, admettons que l’on sait prendre la chose, mais avec précaution. On ne la connaît pas. On est toujours à devoir s’attendre au pire.

C’est là que j’introduis un petit bout de Lacan. Dans le savoir-y-faire, on ne prend pas la chose en concept. Cette indication menue me paraît congruente avec ce que j’ai développé. Dans le savoir-faire, on a domestiqué la chose par un concept, tandis que, dans le savoir-y-faire, la chose reste extérieure à toute capture conceptuelle possible. Du coup, non seulement on n’est pas dans la théorie, mais on n’est même pas vraiment dans le savoir. Le savoir-y-faire n’est pas un savoir, au sens du savoir articulé. C’est un connaître, au sens de savoir se débrouiller avec. C’est une notion qui, dans son flou et son approximation, me paraît essentielle de l’ultime Lacan – savoir se débrouiller avec.

Nous sommes là au niveau de l’usage, de l’us – vieux mot français que vous retrouvez dans

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l’expression « les us et coutumes », qui vient directement du latin usus et de uti, se servir de.

Le niveau de l’usage est, pour le dernier Lacan, un niveau essentiel. Nous l’avons déjà abordé, ne serait-ce que par la disjonction du signifiant et du signifié. Le dernier enseignement de Lacan met en effet l’accent, contrairement à « L’instance de la lettre », sur le fait qu’il n’y a aucune espèce de lien entre signifiant et signifié, et qu’il y a seulement, entre signifiant et signifié, un dépôt, une cristallisation, qui vient de l’usage que l’on fait des mots. La seule chose qui est nécessaire pour qu’il y ait une langue, c’est que le mot ait un usage, dit-il, cristallisé par le brassage.

Cet usage, c’est qu’un certain nombre de gens s’en servent, « on ne sait pas trop pourquoi », dit Lacan. Ils s’en servent et, petit à petit, le mot se détermine par l’usage qu’on en fait.

Le concept d’usage est essentiel à ce dernier enseignement de Lacan, précisément en tant que distinct du niveau du système, le niveau saussurien du système qui a inspiré Lacan au départ. A système, s’oppose usage. A la loi diacritique du système fixé dans la coupe synchronique qu’on en fait, pour le déterminer, s’opposent les à-peu-près, les convenances, les bienséances et les pataquès de l’usage des mots, de la pratique. Il y a là en effet, essentielle, une disjonction entre théorie et pratique. Cette disjonction qui déjà s’amorce par le savoir-faire – le savoir-faire est déjà une pratique codifiée distincte de la théorie – éclate dans le savoir-y-faire. Là, pas de théorie, et une pratique qui va son chemin toute seule, comme le chat de Kipling. Tant qu’il y avait l’Autre, trésor du signifiant, on n’avait pas besoin de l’usage. On pouvait dire : « On se réfère à cet Autre pour savoir ce que les mots veulent dire. » Et puis, lorsque les mots sont en fonction et qu’évidemment ce n’est pas exactement comme dans le dictionnaire, on avait recours au maître de vérité, à celui qui dit, qui ponctue, et qui choisit ce que cela veut dire.

Mais lorsque l’Autre n’existe pas, lorsque vous n’élevez pas la contingence du dictionnaire au statut de norme absolue, lorsque vous croyez plus ou moins au maître de vérité, et plutôt moins que plus, lorsque c’est plutôt de l’ordre « lui il dit ça et moi je dis autre chose », lorsque l’Autre n’existe pas, alors il n’y a plus que l’usage. Le concept d’usage s’impose précisément de ce que l’Autre n’existe pas. La promotion de l’usage se fait là où le savoir

défaille, où l’esprit de système est impuissant, et là aussi bien où la vérité, avec son cortège de maîtres plus ou moins à la manque, ne s’y retrouve pas.

C’est bien pourquoi il y a une corrélation essentielle entre le concept de l’usage et le réel, dans sa définition radicale que Lacan a proposée, presque en tremblant : « Peut-être est-ce mon symptôme à moi. » Le réel, dans sa définition radicale, n’a pas de loi, n’a pas de sens, n’apparaît que par des bouts, ce qui veut dire qu’il est tout à fait rebelle à la notion même de système. C’est pourquoi le rapport au réel, même le bon rapport au réel, est marqué, qualifié par le terme d’usage.

La meilleure preuve – Lacan ne cesse pas d’en parler dans son dernier enseignement –, c’est qu’on s’embrouille toujours. On met toujours à côté. L’homme s’embrouille avec le réel. C’est par là qu’on en approche la définition la plus probante.

Il s’embrouille aussi avec le symbolique. C’est bien parce que l’homme s’embrouille avec le symbolique qu’il y a quelque chose de réel dans le symbolique. C’est lorsqu’on n’arrive plus à maîtriser le symbolique, mais qu’on tâtonne, qu’on essaie d’y faire, c’est bien ce qui est la marque qu’il y a du réel dans le symbolique.

L’homme s’embrouille aussi bien avec l’imaginaire, et c’est la marque de ce qu’il y a de réel dans l’imaginaire. C’est pourquoi Lacan qualifie la position native de l’homme comme celle de la débilité mentale. C’est cohérent avec cet ensemble de termes l’usage, le réel, le s’embrouiller, et le statut de débilité mentale, qui tient à ce que le sujet a de foncièrement désaccordé d’emblée.

D’où la question est de s’en débrouiller, d’arriver à s’en tirer, mais dans un esprit qui est là plus empirique que systématique. C’est là que Lacan se réfère au bien-dire. Le bien-dire n’est pas la démonstration. Le bien-dire est le contraire du mathème. Le bien-dire veut dire qu’un sujet arrive finalement à se débrouiller du réel avec du signifiant. Mais pas plus que de se débrouiller. C’est au point que Lacan, dans une définition éclatante, propose du réel qu’il se trouve dans les embrouilles du vrai. C’est de cela qu’il est question, d’embrouille, de débrouillardise, type Bibi Fricotin, des embrouillaminis, des imbroglios, de la façon que l’on a de s’emmêler avec ce dont on se mêle. L’objet à faire sentir que l’essentiel de la condition humaine est l’embrouille, l’objet que Lacan a mis au tableau

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pendant des années, c’est le nœud, qui est par excellence l’embrouille.

Le repère de Lacan, avant, c’était la science, c’est-à-dire pas du tout le bien-dire, mais la démonstration, la réduction du réel par le signifiant. Ensuite, au moment de son dernier enseignement, c’est l’art, dans sa différence avec la science, l’art qui est un savoir-y-faire, voire même savoir-faire, mais au-delà des prescriptions du symbolique. Le symptôme est avant tout, dans cette perspective, un fait d’embrouille. Il y a symptôme lorsque le nœud parfait rate, lorsque le nœud s’embrouille, lorsqu’il y a, comme disait Lacan, lapsus du nœud. Mais, en même temps, ce symptôme fait d’embrouille est aussi point de capiton et en particulier point de capiton du couple. Ce qui fait qu’à cet égard le symptôme aussi y est un terme Janus. Le symptôme, par une de ses faces, est ce qui ne va pas, mais, par son autre face, celle que Lacan avait dénommée sinthome, en ayant recours à son étymologie, il est le seul lieu où, pour l’homme qui s’embrouille, finalement, ça va. Ce texte reprend une large partie du séminaire prononcé, en collaboration avec Eric Laurent, dans le cadre de la Section clinique de Paris VIII, sous le titre L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique (1996-1997) : les 12, 19 et 26 mars, 23 avril, 21 et 28 mai, et 4 et 11 juin 1997. Publié avec l’aimable autorisation de J.-A. Miller. Ce texte a fait l’objet d’une première publication par l’École brésilienne de Psychanalyse, dans un volume collectif « Os circuitos do desejo na vida e nô analise », Rio de Janeiro, Contra Capa Livraria, avril 2000. * * Texte établi par Catherine Bonningue.

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L’identité sexuelle et ses effets Le choix du sexe Graciela Brodsky

Pour considérer la clinique de la sexuation aujourd’hui et illustrer le genre de problèmes que nous, psychanalystes, devons affronter en cette époque, je vais vous parler de Maria et Sergio*. Maria Patiño est – ou a été, pour être plus précise – une championne de course à pied qui représentait son pays, l’Espagne, aux Jeux olympiques de 1988. Emportée par l’enthousiasme et l’excitation des préparatifs, elle avait oublié de présenter, auprès du Comité olympique international, son certificat de féminité. Avant la compétition, elle avait reçu comme beaucoup d’autres l’invitation de passer par le bureau principal afin de se faire extraire quelques cellules de la partie interne de la joue.

Depuis 1968, les plaintes des concurrentes avaient de plus en plus augmenté, car elles trouvaient humiliant de se tenir debout nues devant un comité examinateur. En 1989 le test de l’ADN étant devenu possible aisément, le Comité olympique international a décidé de remplacer l’examen visuel par des tests plus modernes et scientifiques. Quelques heures après le test de ses cellules, Maria a été appelée pour une deuxième prise et pendant qu’elle se préparait à commencer sa première course, elle a été abordée par des officiers qui lui ont annoncé qu’elle n’avait pas réussi le sex-test.

Elle avait peut-être l’air d’être une femme, d’avoir la force d’une femme et personne n’aurait soupçonné qu’elle n’était pas une femme, mais le test avait révélé que les cellules de Maria Patiño contenaient un chromosome Y. D’après la définition du Comité olympique international, elle n’était pas une femme.

A partir de ce moment-là, elle fut dans l’obligation de se retirer de l’équipe espagnole, il lui fut interdit de participer aux compétitions et les prix qu’elle avait gagnés lui furent retirés ; son fiancé l’a quittée et elle dut se débrouiller pour faire autre chose dans la vie. « J’ai été exclue du monde, comme si je n’avais jamais existé. J’ai consacré vingt ans au sport. » Cette histoire est rapportée par Anne Fausto-Sterling dans les premières pages de son livre « Sexing the body : gender politics and the construction of sexuality » et elle a servi d’argument

pour démontrer que le sexe d’un corps est quelque chose de très complexe, qui n’est pas défini simplement dans un sens ou dans l’autre (on est un homme ou bien une femme).

On peut se servir de la connaissance scientifique pour aider à prendre une décision, mais c’est seulement la croyance au genre (gender) et non à la science qui peut définir le sexe. On connaît la différence entre « sex and gender » devenue populaire en 1972 grâce aux sexologues John Money et Anke Ehrhardt, qui d’un côté définissent le sexe selon les attributs physiques et leur détermination anatomique et physiologique, tandis que de l’autre, ils considèrent le genre comme la transformation psychologique du « self » (la certitude interne qu’on est soit un homme, soit une femme) et les expressions du comportement comme traduisant cette certitude. Bref, il s’agit de la différence entre le sexe, comme quelque chose de réel, et le genre comme quelque chose de construit.

La distinction entre le sexe et le genre est considérée par beaucoup comme l’événement le plus important des dernières décennies en ce qui concerne les politiques de discrimination sexuelle. Cela a eu des répercussions dans le domaine de la psychologie, de la politique et dans la vie quotidienne parce que cette distinction a changé la manière de s’adresser les uns aux autres. Par exemple aux Etats-Unis et dans beaucoup de pays d’Amérique latine, l’emploi du masculin comme générique tend à disparaître puisqu’il est « politiquement incorrect ». Cela comprend les choses les moins importantes de la vie quotidienne aussi bien que des modifications de la Constitution pour qu’elle puisse être adressée aux citoyens et citoyennes.

À vrai dire, la thèse de Fausto-Sterling dépasse la théorie du « sex and gender » parce qu’elle suggère l’idée d’un « sexual continuum », qu’elle illustre en se servant d’une bande de Moebius. En 1993, l’auteur a fait scandale quand elle a proposé de remplacer le système des deux sexes par un autre comprenant cinq ou six sexes : hommes, femmes, herms, merms et ferms.

L’affaire Patiño s’est clôturée deux ans et demi plus tard quand la Fédération internationale des athlètes amateurs l’a acceptée comme femme et en 1992 elle

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a pu de nouveau faire partie de l’équipe olympique espagnole même si le Comité olympique a refusé de revoir l’exigence du sex-test. Pendant que Maria Patiño parcourt les palais de justice pour essayer de démontrer qu’elle est une femme, Sergio, lui, peut juste faire savoir son désir d’être une femme ou, pour le dire plus exactement, d’être une fille. Il a sept ans et ses parents l’ont emmené chez une psychanalyste parce qu’il a des problèmes à l’école et aussi parce qu’il préfère jouer avec des filles ; parfois, il dit qu’il est une fille, il aime faire le ménage et la cuisine, il met des perruques et des vêtements de femme pour danser comme Xuxa et pour qu’on le regarde.

Dans la solitude du cabinet, il fait un dessin, le bossu de Notre-Dame et montre avec des flèches quelques parties du corps qu’il énumère : cheveux violets, bosse, bras, « jupette de garçon ». Au cours de séances suivantes, il emporte des barbies, il les habille, les coiffe et raconte que, avec sa grand-mère, il confectionne des petites robes pour les poupées. Une autre fois, il signe un dessin de son prénom et du nom de la psy. Elle lui demande d’où lui vient son nom ; il lui répond que c’est sa maman qui le lui a donné. Il ajoute que sa maman s’appelle G.G. et que ce nom ne lui vient pas non plus de son père à elle. C’est la grand-mère maternelle qui le lui a donné.

Un an plus tard, sa situation à l’école s’est améliorée sensiblement. Au cours d’une séance, il fait des cœurs avec de la pâte à modeler qu’il fait cuire dans le four comme si c’était des petits gâteaux. La psy fait une allusion à la différence des sexes et il lui affirme : « Oui, moi, je veux être une fille », et ajoute : « Ma mère a trois garçons et elle veut une fille ». La psy signale : « Oui, tu veux être cette fille qui manque à ta maman ». Il réplique : « Non, j’aime être une fille. » Et la psy : « Et avec ton zizi, qu’est-ce que tu vas faire ? » Le garçon répond : « Je le cache ou je le coupe. »

Comme il est habillé d’une façon assez équivoque, la psy demande qu’il ne porte pas de vêtements féminins. Le père respecte la suggestion, mais la mère ajoute toujours un accessoire féminin : un petit collier, une petite bague. Une fois, au moment où Sergio sort du cabinet, il se retourne, ouvre sa veste et montre un tee-shirt imprimé avec des léopards. Même si Sergio dit et fait des choses inquiétantes concernant l’assomption de son sexe, on ignore ce qu’il fera quand il aura affaire à l’autre sexe : sera-t-il un exhibitionniste qui ouvrira son imperméable pour faire peur aux filles à la sortie de l’école ?

Cachera-t-il son pénis tout en montrant ses accessoires féminins, travesti pour le regard des connaisseurs ? Consultera-t-il des médecins pour chercher à corriger, au moyen de la chirurgie, l’erreur de la nature ? Qu’est-ce que la psychanalyse pourra faire pour lui ? On verra, il continue…

Comme nous pouvons l’apprécier, entre le « vouloir être » de Sergio et le « je suis » de Maria, entre le souhait et la certitude, il y a un vaste domaine que nous appelons « sexuation ». Pour la psychanalyse parler de sexuation suppose qu’au-delà des déterminations biologiques, il faut une implication subjective du sexe que, tout le long de son enseignement, Lacan a appelé « assomption ». Peut-être pourrait-on penser qu’il s’agit de dire la même chose avec d’autres mots, et que ce que les Américains appellent Bender, la transformation psychologique du self, nous l’appelons assomption, l’implication subjective du sexe. Non, il ne s’agit pas non plus de « s’assumer » comme on disait dans les années 70, ou de « sortir du placard » tel qu’on le dit aujourd’hui dans le monde gay. Alors, pour préciser ce que nous appelons sexuation, il faut tenir compte que, premièrement, la condition de la sexuation est, comment dit Lacan, d’assumer, « en quelque sorte s’inscrire vis-à-vis du signifiant phallique » 1, et, deuxièmement, que la sexuation est une affaire de corps.

Plus encore, on peut dire que la sexuation est la rencontre du corps et du signifiant phallique, ce qu’on appelle d’habitude la significantisation. Quand on parle de significantisation, il vaut mieux différencier deux registres : le premier est celui qui permet de signifier la différence évidente des sexes à partir de l’observation. Le deuxième est un corps habité de jouissance.

Jusqu’à présent, quand un enfant naît, on dit qu’il est garçon ou fille sans lui avoir fait l’examen de l’ADN, même si le réel du sexe ne se décide pas en jetant un coup d’œil, mais bien au niveau génétique et que le simple coup d’œil peut différer de ce que révèlent les examens. Mais personne, jusqu’à présent, n’oserait dire à la nouvelle mère : « On ne connaît pas le sexe de votre enfant ; on va analyser et après on va vous confirmer si c’est une fille ou un garçon. » D’habitude, à moins que quelqu’un veuille devenir champion de course à pied, il suffit d’observer la différence qui implique la présence ou l’absence des caractères sexuels primaires. Il faut

1

LACAN J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 166.

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ajouter que cette présence-absence est déterminée par l’image prévalente du phallus qui permet de nommer le corps en tant que sexué, et qu’en même temps le phallus produit une signification à partir de laquelle être homme ou femme « veut dire quelque chose », même si on ne sait pas trop bien quoi, mais qui tourne autour de l’avoir ou ne pas l’avoir, l’être ou ne pas l’être, etc.

Le premier effet de la significantisation s’exerce donc sur le corps en tant qu’imaginaire. On peut l’écrire ainsi :

Φcorps i(a)

→ −ϕ

Mais un corps est plus qu’une image dans le miroir de l’Autre. Un corps, c’est quelque chose de vivant, qui vibre, il est érogène, pour se servir des mots de Freud. Ainsi, l’action du signifiant ne s’exerce pas seulement sur le corps imaginaire, mais aussi sur la jouissance qui le parasite et l’agite.

Le premier est un corps visible, c’est l’image du corps. Le second est un corps habité par une jouissance qui doit s’inscrire comme jouissance phallique. Le schéma est le même : transformation signifiante aussi bien du corps que de la jouissance qui y est associée.

Φjouissance réelle

→ −ϕ

J’ai dit auparavant que pour Lacan la condition de la sexuation est d’assumer, « 'en quelque sorte' s’inscrire vis-à-vis du signifiant phallique ». Que veut dire « en quelque sorte » ? Supposons que nous avons un corps. Et supposons aussi que le signifiant phallique fait partie du champ de l’Autre (cela n’arrive pas, par exemple, avec le signifiant de la femme, qui ne fait pas partie du champ de l’Autre). Il manquerait encore à déterminer de quelle façon ils se rencontrent pour qu’il y ait significantisation en termes phalliques et, évidemment, à poser la question : peut-il arriver que cette rencontre soit ratée, comme on le constate dans certaines psychoses ? À ce moment-là, nous trouvons deux réponses. La première, la réponse que Freud donne à cette question – qui est celle que Lacan explore dans la première partie de son enseignement – fait dépendre cette articulation de l’identification, c’est-à-dire de l’œdipe.

Si nous prenons le Séminaire V, leçon n°9, nous lisons par exemple que l’œdipe suppose « l’assomption par le sujet de son propre sexe ce qui fait que l’homme assume le type viril et la femme un certain type féminin. » Il dit encore que pour l’homme, c’est s’identifier avec le père en tant qu’il possède un pénis, pour la femme, c’est reconnaître l’homme comme celui qui a ce pénis 2. Il faut signaler qu’il ne pense pas que la fin du complexe d’Œdipe féminin se fasse à partir de l’identification. Dans le Séminaire V, Lacan présente tout simplement comment la sexuation est le résultat de l’identification au père chez le garçon ou du choix de l’objet paternel pour la fille.

La solution de la sexuation selon l’identification est, par exemple, celle qu’utilise Lacan pour expliquer la position du petit Hans. Le petit Hans répond aux emblèmes de la masculinité sur le plan imaginaire, pourtant, bien que ses élections d’objet soient hétérosexuelles, sa position sexuée inconsciente est féminine, produit de l’identification de son désir au désir maternel. L’Homme aux Loups, pour continuer avec les cas paradigmatiques de notre clinique, a été pensé par Freud pour distinguer, entre autres, les traits d’identification virile des traits d’identification féminine qui se vérifient, par exemple, dans les symptômes intestinaux. D’ailleurs Schreber, même s’il pense qu’il est la femme qui manque à tous les hommes, cela ne le renvoie pas à une identification imaginaire avec les habits qui enveloppent l’objet i(a), ni à une position sexuée inconsciente, mais à un effort pour limiter le réel d’une jouissance qui fait irruption sous la forme : « Ah, comme ce serait beau d’être une femme subissant l’accouplement ». On comprend que chez un même sujet peuvent coexister des positions opposées qui proviennent de la différence entre ce que la sexuation doit à l’imaginaire, au symbolique et au réel.

Quand on parle d’identification, il s’agit d’un domaine complexe, parce qu’on ne s’identifie pas toujours à la même chose. L’œdipe explique comment on assume le sexe et, en même temps, fournit toutes les variations selon lesquelles, à cause de la solution ratée de l’œdipe, le sujet n’assume pas le sexe qu’il faudrait avoir. Par exemple, le sujet peut rester identifié au désir de la mère, c’est-à-dire de désirer le phallus, tel que sa mère le désire ; c’est le cas du Petit Hans. Il se peut qu’il ne s’identifie pas avec le désir de la mère, mais qu’il s’identifie à l’objet du désir de la mère, ce qui ne revient pas au

2

Ibid., p. 196.

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même, qu’il s’identifie au phallus lui-même, en position de fétiche. C’est-à-dire que le champ de l’identification est très vaste, il fournit une variété clinique très importante qui devient plus claire si on distingue l’identification par rapport aux trois registres I.R.S.

A vrai dire, je pense que ce que les Américains appellent gender, ce qu’ils pensent expliquer avec la transformation du self, est le résultat de la sexuation comme identification, dont ils ignorent le ressort. Mais pour Lacan, l’identification n’épuise pas le champ de la sexuation. L’idée d’assumer son propre sexe implique qu’on peut bien ne pas le faire. La sexuation dépend du signifiant phallique, mais aussi de la position du sujet vis-à-vis de ce signifiant et encore, de l’acceptation ou du refus du signifiant.

Cette perspective, ce lien que Lacan fait entre le sujet et le phallus selon l’acceptation ou le refus (et non pas selon l’identification) est ce qui lui permet de parler de sexuation comme s’il s’agissait d’un choix qui, au-delà des identifications imaginaires et symboliques, met en jeu l’« insondable décision de l’être » pour reprendre une référence très lointaine de Lacan, que nous retrouvons, par exemple, dans la « Question préliminaire » quand il indique que l’enfant peut décider de refuser l’imposture paternelle. C’est la même inspiration qui l’amène à dire, dans son Séminaire. « : Prenons les choses du côté où se range l’homme. « On s’y range, en somme, par choix – libre aux femmes de s’y placer si ça leur fait plaisir. » 3 Ou bien : « A tout être parlant […] il est permis, quel qu’il soit, qu’il soit ou non pourvu des attributs de la masculinité – attributs qui restent à déterminer – de s’inscrire dans cette partie » 4 (il se réfère au côté femme des formules de la sexuation). Attention ! Il dit permis, donc, ce n’est pas déterminé. De notre position de sujet on est toujours responsable.

Je crois avoir donné deux lectures possibles de ce « en quelque sorte » en signalant qu’il n’y a de sexuation qu’à partir de l’action du signifiant phallique, ce qui n’empêche pas que pour un sujet il y ait diverses façons d’inscrire son corps et sa jouissance par rapport à ce signifiant. Pour la psychanalyse, de cela dépend qu’il y ait des hommes et des femmes.

3 LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 67.

4 Ibid., p. 74.

Pour finir quelques mots sur la reconnaissance. Quelle est la critique la plus dure que Lacan fait au recours à l’identification pour trancher sur l’affaire de la sexuation ? Je la trouve dans son Séminaire « Ou pire ». Je cite : « Le fait que les hommes et les femmes soient reconnus par ce qui les distingue est une erreur qui consiste à les reconnaître en fonction de critères qui dépendent du langage. Mais, ce ne sont pas eux qui se différencient, au contraire, eux, ils se reconnaissent des êtres parlants quand ils refusent cette différence par le biais des identifications. »5 Ainsi, ce qu’on pourrait appeler le travail de sexuation (pour emprunter une expression qui provient du domaine de la psychose) suppose non seulement l’assomption de son propre sexe, mais aussi l’acceptation du sexe de l’autre, c’est-à-dire que l’homme reconnaisse qu’il y a des femmes, et aussi – même si ce n’est pas réciproque – que la femme reconnaisse qu’il y a des hommes. Certainement, il ne s’agit pas seulement de reconnaître la différence au niveau de l’imaginaire corporel, moment traumatique privilégié par Freud. Au-delà de cette malencontre, la tâche qui s’impose à chaque sexe – et autour de laquelle sont organisées non seulement la névrose mais aussi la direction de la cure – est celle de se confronter à l’existence d’une autre relation avec la castration, une autre position dans le désir, un autre style dans l’amour et une Autre jouissance qui n’est pas celle de l’Un.

* Intervention faite à Bruxelles le 20 janvier 2002 dans le cadre de sa tournée européenne.

L’objet comme plus-de-jouir Alfredo Zénoni

Au cours de l’enseignement de Lacan, la notion d’objet se rencontre selon des biais différents, ou, pour reprendre le terme de J.-A. Miller, à partir de différents « paradigmes ». Je me limiterai à mettre en tension deux moments de cet enseignement, pour faire ressortir la notion d’objet comme plus-de-jouir.

Dans la partie classique de son enseignement, dans les années qui précèdent le Séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, l’objet est essentiellement corrélé au manque ; il est, dans le symbolique, un manque d’objet, dans la mesure où ce qui s’avère

5

LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX, « Ou pire », (inédit), leçon du 8 décembre 1972.

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central dans l’expérience est la relation symbolique du désir au manque.

L’objet, en tant que support de satisfaction, de jouissance, apparaît comme l’élément imaginaire, « ombre et reflet », qui survient lors d’une carence symbolique ou d’une dégradation de la relation symbolique au niveau de la relation imaginaire, dans la constitution d’un sujet. Il est destiné à s’évanouir dans le manque s’il est correctement mis en fonction dans le symbolique.

La marque est jouissance

La notion de plus-de-jouir qui est introduite autour du Séminaire sur L’envers de la psychanalyse dit au contraire que la satisfaction pulsionnelle, l’objet, n’est plus seulement un moment d’occultation et d’écrasement accidentel, local, de la structure du manque qui caractérise la relation symbolique du désir, mais un effet inéliminable de l’action de l’ordre symbolique sur le vivant qui parle. Autrement dit, c’est précisément l’incidence du symbolique, avec son effet de mortification, qui entretient un « plus », un mode de satisfaction, qui est fait et qui prend corps, du « moins » même qui affecte le corps du parlêtre. Loin d’être simplement relation, renvoi, articulation, le signifiant s’avère être aussi et principalement cause de jouissance, comme cela se voit au fait que la jouissance a pour l’être humain plus de valeur que pour l’animal et qu’il faut un peu désorganiser l’animal pour qu’il mette en danger sa vie pour la jouissance (dans ces petites expériences de laboratoire avec les rats, par exemple). Mais précisément, parce qu’il s’agit d’une jouissance qui n’a rien à voir avec ce qui serait la simple jouissance d’un corps non parlant, elle est indiscernable de l’effet de la marque même qui frappe, qui blesse, qui mortifie l’animal qui parle. Parce qu’il y a de la jouissance inoubliablement perdue, du fait du signifiant, il devient possible d’opérer avec cette perte même, avec ce moins, pour en récupérer un plus, un substitut, non pas au niveau de la satisfaction d’un besoin, mais dans l’élément, l’appareil même qui cause la perte. Ainsi, du suçotement au service de l’alimentation on passe au suçotement à vide, au suçotement de rien, qui n’alimente plus, mais où il est impliqué, à partir précisément de ce semblant, qu’une autre satisfaction est en jeu 1. Parce qu’il y a pour l’être

1 MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, « La fuite du sens », (inédit),

cours du 7/2/1996.

parlant une perte, une extraction de jouissance dans l’acte de voir, par exemple, il devient possible d’obtenir une satisfaction substitutive de cette perte, non pas en ajoutant du visible à du visible, mais en renonçant au visible et à la vision, pour jouir du regard lui-même, pour jouir d’objets que le monde n’offre pas d’emblée à la vue, comme le montrent à l’évidence la satisfaction scoptophilique en jeu dans le petit théâtre exhibitionniste et voyeuriste ou comme le symptôme de la cécité psychique, étudié par Freud.

La notion de plus-de-jouir reprend, au fond, ce que Freud a fini par concentrer dans la notion de Surmoi : une satisfaction qui naît de la renonciation même à la satisfaction et que Freud attribue à l’occasion à la civilisation, considérée comme une instance répressive. Lacan reprend cela en inversant la perspective, dans la mesure où c’est dans la structure permissive, ou en tout cas non répressive, de la civilisation à l’époque de la science et du capitalisme qu’il peut reconnaître la réalisation achevée de cette logique surmoïque.

Le plus-de-jouir dans la civilisation scientifique

Lorsque le savoir scientifique est mis au travail par le sujet libéral, pour reprendre ici le petit schéma du discours du capitaliste 2, la production de plus en plus intensive de substituts à la déperdition de jouissance (qui ne sont pas de l’ordre du besoin) met encore plus en lumière la nature langagière, culturelle, liée au signifiant, d’une jouissance qui ne cesse pas de creuser sa propre insatisfaction 3. J.-A. Miller donnait comme exemple de cette propriété essentielle du plus-de-jouir qui creuse le manque même qu’il satisfait, coca-cola, puisque en boire vous assoiffé. Il n’est qu’à considérer l’objet le plus courant de la consommation de masse qu’est la télévision pour réaliser qu’il est moins un instrument d’information, une fenêtre sur le monde que la forme moderne de la présentification d’un plus-de-jouir, scopique en l’occurrence, qui creuse le manque-à-jouir, en même temps qu’il donne une satisfaction : c’est pourquoi l’usage normal de la télévision est le zapping : ça permet de ne rien voir et d’être happé par ce qui ne peut se voir, et qui vous regarde, sans

2

Pour tout ce développement, voir la leçon du 4/4/1990 du cours de J.-A. Miller, « Le banquet des analystes », (inédit).

3 LACAN J., « Radiophonie », Scilicet, 2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 87.

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que les images qui défilent insatiablement ne le dérobe.

Tout se passe comme si l’illimitation de l’emprise du signifiant que constitue le discours de la science et le déchaînement corrélatif de formes de jouissance supplétive, destinées à combler la déperdition que le signifiant même entraîne, avaient permis l’isolement d’une relation originaire du signifiant et de la satisfaction pulsionnelle que l’état préscientifique du discours et de la société ne laissaient pas nettement apercevoir. Lacan reconnaît dans ce tour nouveau que la civilisation a pris dans le capitalisme, le paradigme de la production d’un type nouveau de satisfaction qui inclut son contraire. Elle marque définitivement la coupure entre la libido et la nature, puisqu’il s’agit d’une satisfaction qui est corrélée au signifiant, à la norme, à l’idéal, au savoir.

Auparavant, le circuit surmoïque d’une production de jouissance alimenté par son ratage même était comme encadré, limité par le discours du maître. Ce discours est fait, tel que le disait J.-A. Miller lors d’un cours 4, pour introduire une barrière, ou pour limiter au plus juste la conjonction du manque subjectif et de ce plus-de-jouir. De telle sorte que, s’agissant de ce discours du maître, Lacan pouvait dire de l’objet a, qu’il n’y satisfait le sujet qu’à soutenir la seule réalité du fantasme. Aujourd’hui quelque chose a changé : le lieu du maître est de plus en plus effacé et plus personne n’est là pour répartir, mettre des barrières, etc.-le maître, omniprésent et invisible, étant plutôt le marché –. Le plus-de-jouir s’avère soutenir désormais la réalité comme telle, comme si le fantasme passait dans le réel et ne le laissait pas inchangé, avec la production d’objets qui confinent avec des « retours dans le réel ».

L’emballement scientifique du signifiant a évacué la place vide de la Chose, le silence des espaces infinis n’est plus fait pour nous effrayer. Mais il est en passe de produire des formes de plus-de-jouir qui, de n’être plus réglées par le discours du maître, paraissent encore plus incarner une emprise de l’objet surmoïque qui est à la limite du retour dans le réel. Et, pour reprendre le même exemple, c’est comme si le regard se trouvait en quelque sorte dénudé dans ce point de luminosité à quoi se réduit la télévision, alors qu’il est comme voilé, qu’il passe plus par le circuit des semblants, et qu’il connote 4

MILLER J.-A., L’orientation lacanienne « Le banquet des analystes », op. cit.

beaucoup plus le vide et l’absence que l’image enserre, et qui en acquiert ainsi une valeur agalmatique, lorsqu’il s’agit de ce que le tableau « donne à voir ». Lacan parlait de « l’effet pacifiant » de la peinture. Sans doute peut-on parler d’un effet pacifiant de la télévision, mais il ne s’agit vraisemblablement pas du même. Avec le gadget télévision, l’acte de voir ressemble plus à un « se shooter au regard » qu’à un « mettre bas le regard », pour reprendre la formule de Lacan.

Aussi, c’est à partir de cette forme extrême de l’impasse propre à la civilisation que réalise le règne sans partage du discours de la science asservi au capitalisme, que Lacan peut reprendre autrement, dans le Séminaire sur L’envers de la psychanalyse, la « répétition » rencontrée dans la clinique. Le plus-de-jouir intrinsèquement lié à la dimension même de la perte que le signifiant produit s’isole comme sa cause méconnue, non sans entraîner une conversion de perspective quant à l’expérience analytique, qui est elle-même faite de parole et de langage.

Le nœud du semblant et du réel

Avec la montée de la fonction de la science à l’horizon de la civilisation, ce sont les grands idéaux, les grands signifiants maîtres, les normes universelles qui déclinent, qui perdent toute consistance, et qui se révèlent pour être ce qu’ils sont, des semblants. Le règne de l’objet, c’est la fin du règne de l’Autre. Tout apparaît relatif, historique, sans point de fondation ou de conclusion valable. La psychanalyse quant à elle ne peut se contenter de ce relativisme post-moderne, où tout se vaut et rien ne permet de décider d’une vérité fragile, variable, indéfiniment sujette à interprétation. La psychanalyse ne peut se contenter de ce « désenchantement » ou de la chute des idéaux, parce qu’elle sait que les semblants ne sont pas sans rapport au réel. Elle présuppose le sujet de la science et accompagne dans son discours les remaniements de la science et de ses effets. Or, ce que la science montre par la production effrénée de ces « plus-de-jouir en toc », c’est précisément que tout ce relativisme, toute cette inconsistance logique, toute cette interprétation sans fin ne sont pas le dernier mot, parce que l’opération signifiante est en même temps la cause d’une jouissance qui, elle, est toujours vraie. Cette jouissance est un point fixe, qui tient lieu de principe de consistance logique 5. C’est

5 MILLER J.-A., « Le vrai, le faux et le reste », La Cause freudienne, 28,

Paris, Navarin/Seuil, 1994, p. 13.

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ce qui apparaît particulièrement aujourd’hui. La méconnaissance, voire la forclusion, de la place de cette jouissance dans le discours qu’engendre le déchaînement du signifiant scientifique en fait ressortir, par ses « retours dans le réel », le caractère inéliminable de cette jouissance.

C’est pourquoi le discours analytique ne peut simplement être une variante de la protestation humaniste contre la science, mais doit inclure dans son opération même l’effet de plus-de-jouir que toute articulation signifiante comporte, pour en permettre un autre usage, voire d’autres usages possibles. Cela ne peut évidemment pas s’effectuer par le biais de la restauration d’un réglage « pour tous », sorte de néo-discours du maître, qui ne tiendrait pas le coup face à la standardisation de modes-de-jouir autistiques déterminés par les effets du discours de la science. Ce n’est que dans le particulier d’une expérience que le plus-de-jouir noué au signifiant peut s’apercevoir, s’extérioriser, comme la cause de ce que le sujet expérimente, en en méconnaissant l’effet, comme contradiction, hésitation, insatisfaction, incertitude, division du désir, qui se répète 6. Ce n’est que dans le particulier, que l’expérience peut se réduire à l’étrange, mode-de-jouir qui cause l’allure répétitive de l’expérience elle-même – et que la présence de l’analyste incarne : jouissance du rien, de ce qui ne peut se voir, se dire, se savoir, formes diverses de la passion du manque. Un ralentisse ment ou un relâchement de la contrainte de la répétition peut alors s’ensuivre. C’est ce que le dernier enseignement de Lacan formule dans les termes d’un savoir-y-faire avec son symptôme, qu’il s’agisse d’une déflation du désir ou de la possibilité d’une réalisation et la responsabilité d’une décision.

Mais si cet accès à la cause, dans sa consistance de vide, de trou dans le savoir, accès qui est forclos par la science, s’opère uniquement au travers d’une expérience au cas par cas, il n’en reste pas moins que cette « cause perdue » peut être soutenue, non seulement pour un autre sujet, mais aussi avec d’autres sujets, dans une communauté de travail qui choisit de ne pas baisser les armes devant « les impasses croissantes de la civilisation ».

6

« la pulsion divise le sujet et le désir, lequel désir ne se soutient que du rapport qu’il méconnaît, de cette division à un objet qui la cause. Telle est la structure du fantasme ». (LACAN J., « Du 'Trieb' de Freud », Écrits, Paris, seuil, 1966, p. 853.)

Ce qu’on appelle le sexe… Dominique Laurent

Jacques-Alain Miller a commenté le terme de sexuation, introduit par Lacan, de la façon suivante : « La sexuation veut dire le choix du sexe […] qu’un sujet indéterminé se fait d’un sexe ou d’un autre » 1. Le choix du sexe, se faire homme ou femme, suppose d’admettre que le sexe biologique ne fait pas le destin. L’anatomie n’est pas ce qui assigne un sujet à son être sexué. C’est un déplacement de la perspective freudienne qui, apportant une variante au mot de Napoléon rapporté par Goethe, énonce « l’anatomie c’est le destin »2. Le sexe non biologique est objectivé par l’exigence radicale de transformation des transsexuels. Il l’est aussi par les choix d’objet non conformes aux exigences de la reproduction sexuée, comme en témoigne le registre vaste des perversions. Les choix d’objet dans ce champ permettent particulièrement de distinguer la finalité de l’acte sexuel non plus à partir de la seule perspective de la reproduction, mais à partir de la satisfaction sexuelle. Ils permettent aussi d’appréhender l’acte sexuel non plus à partir de sa finalité, mais à partir des conditions nécessaires que doit remplir l’objet pour sa réalisation. À l’évidence du sexe biologique ne répond pas l’évidence naturelle du choix d’objet. Sexe biologique et sexe non biologique ne se recouvrent pas nécessairement et ceci se vérifie dans la vie sexuelle. Freud a exploré dans ses « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse » les conditions nécessaires qui président au choix d’objet. Cette perspective précède son développement sur la problématique phallique pensée avec le complexe d’Œdipe et le complexe de castration. Nous pourrions dire que le passage de la théorie de la sexualité freudienne à la sexuation lacanienne a pour pivot l’écriture de la métaphore paternelle et la logique de la castration développée à la fin des années cinquante par Lacan. La sexuation lacanienne trouvera son développement avec, d’une part, la théorie des jouissances – celle de l’objet a dans les années soixante et celle de la sexualité féminine dix ans plus tard – et, d’autre part, avec la logification de la fonction paternelle.

1 MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, « Les divins détails », (inédit),

cours du 15/03/89. 2

FREUD S., « La disparition du complexe d’Œdipe », Œuvres complètes, XVII, Paris, PUF, p. 31.

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La sexualité freudienne

La sexualité freudienne s’organise à partir du complexe d’Œdipe et du complexe de castration. Ces deux versants supposent la mise en place d’une identification préalable, originelle au père. Dès le chapitre VII de « Psychologie des foules » 3, Freud met en effet en valeur la première identification à laquelle l’enfant est assujetti. Cette identification est une identification au père, préalable à tout choix d’objet. Il reconnaît à cette identification primordiale un rôle indispensable dans la préhistoire du complexe d’Œdipe. Freud démontre comment, très tôt, le petit garçon prend son père comme idéal, et veut devenir comme lui en tout point. Freud ajoute que, simultanément à cette identification au père, le petit garçon commence à prendre sa mère pour objet. A ce stade, on a une identification exemplaire avec le père et un investissement objectal nettement sexuel avec la mère. De la confluence de ces deux liens, va naître l’œdipe et son complexe. L’enfant, en effet, remarque que le père lui fait obstacle auprès de la mère. L’identification au père prend une tonalité hostile et devient identique au désir de remplacer le père auprès de la mère. Freud considère cette identification au père, identification première, comme préalable, antérieure à tout choix d’objet. Il fait de cette identification première, contemporaine de la phase orale, une identification cannibalique qui se fait par incorporation cannibale du père. Le père est cannibalisé que l’enfant ne rencontre le sein. En fait, cette identification n’a rien à voir avec la phase orale. Elle fait surtout valoir que ça passe par l’Autre. Lacan prendra le plus grand soin de cette théorie de la première identification pour la mettre en perspective avec ses avancées. Le Nom-du-Père est une des formes qu’il va donner à cette identification au père. L’ego-psychologie, quant à elle, n’a eu de cesse de s’éloigner de cette première identification freudienne. Elle a au contraire présenté le père comme un étranger à introduire progressivement par la mère auprès de l’enfant. Le développement sexuel de l’enfant freudien progresse par la mise en place du complexe d’Œdipe et du complexe de castration pendant la phase génitale. Du complexe d’Œdipe se déduit l’amour du partenaire de la vie amoureuse. Il résulte d’un interdit portant sur l’objet originaire et sa substitution par d’autres objets. L’amour est ainsi répétition de l’amour originel. En ce sens il s’inscrit

3

FREUD S., « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp. 167-168.

dans un développement métonymique 4. L’interdiction de la mère conduit à d’autres femmes, l’interdiction du père à d’autres hommes par substitution. Avec le complexe de castration est mis en valeur le phallus et sa signification. Sur ce versant, un autre couple de concepts apparaît. Celui de la dépréciation et de la revendication, comme le propose Jacques-Alain Miller, subjective aussi bien par l’homme que la femme. La phase génitale a pur organe, l’organe phallique, l’organe masculin, le pénis. Ce qui est équivalent au pénis pour la petite fille est le clitoris.

Dans la phase phallique, le petit garçon est tout occupé par son organe génital, dans une activité masturbatoire attachée au complexe d’Œdipe. Il rencontre la menace de castration sous les auspices le plus souvent de la mère qui en appelle au père pour le punir. Le petit garçon ne peut prendre au sérieux cette menace de castration qu’à partir du moment où il perçoit chez la fille le manque de pénis. Sa propre perte du pénis devient alors représentable. Admettre la castration féminine c’est admettre la possibilité de sa propre castration. C’est ce qui permet à l’enfant de se détourner du complexe d’Œdipe. L’objet maternel est abandonné et remplacé par identification. L’autorité paternelle introjectée dans le Moi perpétue l’interdit de l’inceste et protège le Moi d’un retour de l’investissement libidinal. Devenir homme en choisissant pour objet une femme suppose la dissolution de l’œdipe par le complexe de castration.

Pour la petite fille, la question est plus complexe. Le complexe de castration introduit le complexe d’Œdipe. Cette différence dans cette phase de développement entre le garçon et la fille est pour Freud une conséquence de la différence anatomique des organes génitaux et de la situation psychique qui s’y accommode. Chez le garçon, la castration est proférée en menace, chez la fille, la castration est accomplie. Pour que la petite fille devienne une femme, il faut, précise Freud, deux changements : d’abord, l’abandon de la zone génitale clitoridienne pour le vagin, ensuite, un changement d’objet. La mère est en effet, pour la petite fille comme pour le petit garçon, le premier investissement d’objet libidinal. Devenir femme en choisissant pour objet un homme suppose que la petite fille en passe par le père. Alors que dans la phase phallique, le clitoris de la fille se comporte tout à fait comme un pénis, elle s’aperçoit à un moment auprès du garçon qu’elle a

4

MILLER J.-A., op. cit.

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été réduite à « la portion congrue »5. Pour la petite fille, dans l’instant, son jugement, sa décision sont arrêtés. Elle l’a vu, elle sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir. À partir de cette découverte, la petite fille peut s’orienter dans trois directions 6. Ce sont les trois issues du complexe de castration de la petite fille. Celle-ci peut se détourner de la sexualité en renonçant à son activité phallique et à l’homme, elle peut aussi vouloir être envers et contre tout un homme, elle peut enfin, dans sa configuration normale, se tourner vers le père et le prendre pour objet. C’est la forme féminine du complexe d’Œdipe. Le désir avec lequel la petite fille se tourne vers le père est initialement celui du pénis dont la mère l’a frustrée d’où sa haine à son égard. Elle se tourne alors vers le père pour l’obtenir. La situation féminine ne se trouve instaurée que lorsque le désir du pénis est remplacé par celui de l’enfant. Elle souhaite désormais un enfant du père qu’elle prend pour objet d’amour. La mère devient l’objet de la jalousie. Après bien des refoulements et des déplacements, la fille doit abandonner son lien au père car il a échoué. Le père ne lui donnera jamais l’enfant qu’elle désire. Elle doit pour cela se tourner vers d’autres hommes. La liquidation du complexe d’Œdipe est difficile et longue car la fille est soumise à une castration de fait, comme le fait valoir Freud dans sa conférence de 1932 7, en évoquant le reste structural de l’éternisation de la position de la fille à l’égard du père, en tant que demande d’amour. Dans « Analyse finie et Analyse sans fin », en 1937, il constate la butée de l’analyse sur le roc du complexe de castration 8 marqué du côté masculin par une relation à l’autre homme qui reste teintée de la soumission envers le père, et du côté féminin par le penisneid. Le passage freudien fondamental pour la femme de la mère comme objet primordial au père comme objet d’amour est l’objet d’une controverse intense parmi les post-freudiens dans les années 50. Des psychanalystes femmes telles que K. Horney et H. Deutsch contestent particulièrement le passage de la mère au père comme constituant l’horizon de la féminité.

5

FREUD S., « La disparition du complexe d’Œdipe », op. cit., p. 32. 6

FREUD S., « De la sexualité féminine », Œuvres complètes, XIX, Paris, PUF, p. 14.

7 FREUD S., « La féminité », Œuvres complètes, XIX, Paris, PUF, p. 213.

8 FREUD S., « Analyse finie et analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, vol II, Paris, PUF, p. 268.

La sexuation lacanienne : de la métaphore paternelle au fantasme

La sexuation lacanienne commence à se problématiser avec l’écriture de la métaphore paternelle et se poursuit avec l’écriture du fantasme. « La métaphore paternelle noue l’œdipe et le phallus »9. Lacan s’emploie à examiner les apories de ces années, celle de la contestation déjà mentionnée, tout en poursuivant la perspective dans laquelle il est engagé depuis longtemps. Cette perspective vise la résolution de la question du « que suis-je comme vivant et sexué ? » Le Nom-du-Père et la métaphore paternelle constitue le premier temps de ce développement. Dans ce développement 10, Lacan met tout l’accent sur le phallus comme pivot du processus symbolique et abandonne donc une première réponse élaborée à partir du registre imaginaire et du Moi. Pour tenter de répondre au « que suis-je ? », il part du sujet et du registre symbolique. Il définit le registre symbolique à partir des insignes de l’Autre, I (A), puis du signifiant S1 pour arriver à -ϕ c’est-à-dire le phallus et la castration. Avec l’abord du sujet du signifiant, il fait du signifiant la cause. Le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. La causalité signifiante inscrite dans l’Autre implique une aliénation du sujet. S est le sujet divisé entre deux signifiants.

Mais si le marquage d’un signifiant et sa séparation d’un autre signifiant s’opère par identification du sujet, au moment même où le signifiant est marqué, celui-ci ne sert qu’à réduire le sujet en instance à n’être plus qu’un signifiant, à le pétrifier 11. Cette conception du sujet barré à partir du sujet du signifiant implique que nulle identification ne puisse satisfaire le sujet. C’est pourquoi Lacan va nouer le sujet du signifiant au phallus et à la castration. L’identification primordiale pour tout sujet, aussi vide qu’il soit, est, pour Lacan, l’identification au phallus de la mère. L’identification phallique est cruciale, en tant qu’elle répond au désir de l’Autre, au désir de l’Autre maternel. Avec l’écriture de la métaphore paternelle, Lacan inscrit le père et la mère

9

MILLER J.-A., op. cit., cours du 19/04/89. 10

LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966.

11 LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de

la psychanalyse, Paris, Seuil, 1964, p. 188.

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en fonction dans l’œdipe en termes signifiant. Le père a la valeur signifiante de Nom-du-Père, la mère celle de Désir de la mère. Le signifiant Désir de la mère désigne le mouvement de va-et-vient de la mère par rapport à l’enfant, c’est-à-dire le fonctionnement même de présence et d’absence du signifiant. Là où apparaissait la dimension métonymique de l’œdipe freudien, Lacan écrit la métaphore œdipienne : « une métaphore […] c’est un signifiant qui vient à la place d’un autre signifiant. […] La fonction du père dans le complexe d’Œdipe est d’être un signifiant substitué au premier signifiant introduit dans la symbolisation, le signifiant maternel » 12. Cette métaphore traduit l’inscription du Nom-du-Père et l’interdiction de la mère. Elle inscrit aussi une connexion entre l’œdipe et le phallus. Le phallus est l’effet de sens positif de la métaphore, autrement dit, de l’œdipe 13.

Dans les Formations de l’inconscient, Lacan explicite les trois temps de l’œdipe 14. Au premier temps, « le sujet s’identifie en miroir à ce qui est l’objet du désir de la mère. C’est l’étape phallique primitive, celle où la métaphore paternelle agit en soi, pour autant que la primauté du phallus est déjà instaurée » par l’existence du symbole. À cette étape, il suffit à l’enfant d’être le phallus de la mère. Au second temps, ce qui revient à l’enfant c’est la loi du père. Cette loi est imaginairement conçue par l’enfant comme privant la mère. La mère apparaît dépendante d’un objet qui n’est plus simplement l’objet de son désir, mais un objet que l’Autre a ou n’a pas. La mère est renvoyée à une loi qui n’est pas la sienne mais celle d’un Autre. Ce stade nodal détache le sujet de son identification, en même temps qu’il le rattache à la première apparition de la loi. Lacan, déjà, isole le caractère décisif de la relation de la mère à la parole du père. Le dernier temps est celui dont dépend la sortie de l’œdipe. Le phallus, le père a témoigné qu’il le donnait en tant qu’il est porteur de la loi. C’est de lui que dépend la possession ou non par le sujet maternel de ce phallus. Il faut alors que le père tienne sa promesse. Il peut donner ou refuser en tant qu’il a le phallus. Mais du phallus, il faut qu’il en fasse la preuve. Dans ce troisième temps, il intervient comme celui qui a, et non comme celui qui est le phallus, et c’est

12

LACAN J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, pp. 174-175.

13 MILLER J.-A., op. cit., cours du 19/04/89.

14 LACAN J., op. cit., pp. 192-195.

pour cela que peut se produire la bascule qui réinstaure le phallus comme objet du désir de la mère et non plus seulement comme objet dont le père peut priver. C’est la sortie du complexe d’Œdipe. Cette sortie est favorable à condition que l’identification au père se fasse à ce troisième temps, où il intervient en tant que celui qui a. Cette identification s’appelle dans ce Séminaire, I (A). Dans ce troisième temps, le père intervient comme réel et potent. Ce temps succède à la privation ou à la castration qui porte sur la mère, mère imaginée au niveau du sujet dans une position de dépendance.

C’est donc de la loi introduite par le père dans cette séquence que dépend l’avenir du sujet. C’est ce qu’écrit la métaphore paternelle. Cet effet de sens se situe au niveau du signifié. Avec l’écriture de la métaphore paternelle, Lacan noue l’œdipe et le phallus, mais pas la castration. Il reprendra le complexe de castration en privilégiant l’élaboration de la logique du signifiant phallique avec l’usage de Φ, ϕ, − ϕ.

Dans « la signification du phallus », Lacan accorde au complexe de castration inconscient « une fonction de nœud » aussi bien dans la structuration des symptômes analysables que dans la régulation du développement sexuel 15. Il fait de la castration ce qui permet au sujet de s’identifier comme homme ou femme et de répondre aux besoins de son partenaire dans la relation sexuelle ou d’avoir un enfant. Mais il souligne aussitôt l’antinomie suivante. Pourquoi l’homme, qu’il soit homme ou femme, ne peut-il assumer les attributs de son sexe qu’à travers l’effet de la menace pour l’homme et l’effet d’une privation pour la fille ? Freud avait lui-même constaté la force de ce complexe.

Si Lacan considère que la clinique démontre une relation du sujet au phallus quelle que soit la différence anatomique des sexes, il s’interroge 16 sur les points suivants. Pourquoi la petite fille se considère-t-elle un moment comme castrée, c’est-à-dire privée de phallus par l’opération de quelqu’un qui est d’abord la mère puis le père ? Pourquoi dès le début, pour les deux sexes, la mère est-elle considérée comme pourvue du phallus ? Enfin pourquoi la signification de la castration pour un sujet ne prend-elle sa portée qu’à partir de sa découverte comme castration de la mère ? Ces trois questions culminent en une dernière : quelle est la raison de la phase phallique ?

15

LACAN J., « La signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 685.

16 Ibidem.

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Sur ce point, la théorie du sujet du signifiant vient éclairer la doctrine freudienne phallique. Le phallus est traité par Lacan comme un signifiant. Le signifiant phallique devient le signifiant privilégié du désir.

Que le phallus soit un signifiant impose que ce soit au lieu de l’Autre que le sujet y ait accès. Ce signifiant ne peut y fonctionner que comme raison du désir de l’Autre, et ce de façon voilée. Le petit autre, en tant que sujet du signifiant, doit reconnaître le désir de l’Autre en tant que tel. Autrement dit, si le désir de la mère est le phallus, l’enfant veut être le phallus pour la satisfaire. Cette épreuve du désir de l’Autre, de la mère, n’est décisive que si l’enfant apprend qu’elle ne l’a pas. Ce qui est décisif, ce n’est pas la découverte qu’il a ou pas un phallus dans la réalité, c’est la découverte de la castration de la mère. Et cela est vrai pour les deux sexes. Dans les Formations de l’inconscient, les analystes du complexe d’Œdipe, souligne Lacan, s’arrêtaient au deuxième temps, c’est-à-dire au temps du père tout-puissant qui prive. C’était l’époque où l’on pensait que tous les ravages du complexe dépendaient de l’omnipotence du père. L’obnubilation sur ce point faisait oublier que la castration qui s’exerce dans ce deuxième temps est la privation de la mère, pas celle de l’enfant. Il note aussi que dans le débat agité de la substitution de la mère comme objet primordial au père de l’œdipe de la petite fille, un point a été négligé. Le désir d’enfant de la petite fille, d’abord tourné vers la mère, n’est plus le même quand il est tourné vers le père. Le désir d’enfant tourné vers le père, n’est rien d’autre que demander un objet qui n’a d’autre existence que de pouvoir être demandé. C’est un objet qui est tout entier dans la demande, strictement défini comme objet impossible. La demande au père fait de lui un objet d’amour en tant que cet objet est impossible à obtenir. Cet enfant du père, s’il est refusé, vise un désir entièrement inscrit sur le plan de la demande.

Lacan rend compte, à partir de la théorie du sujet du signifiant et du phallus, d’une double bascule. D’abord, celle de la mère comme objet primordial, Autre de la demande, qui a tout et peut répondre à tout et qui est objet d’amour, au désir de la mère en tant qu’elle est prise elle-même dans la loi signifiante. Cette bascule inscrite dans la métaphore s’assortit d’une seconde bascule, cette fois vers le père. Le père dans la métaphore est écrit par le signifiant NP, c’est-à-dire que l’attribution de la procréation ne peut être que l’effet d’un pur signifiant. Freud, en son temps, avait déjà lié

l’apparition du signifiant père en tant qu’auteur de la loi, à la mort, voire au meurtre du père. Avec l’écriture de la métaphore, la bascule de la mère vers le père pour la petite fille est effectuée. Le père devient l’objet de la demande, l’objet qui a l’objet qui pourrait répondre à la demande de l’enfant. Cette demande en tant qu’elle est demande d’un objet impossible, l’enfant, comporte en elle la castration. On voit dès lors comment avec l’usage du binaire demande/désir en tant qu’articulé à la logique signifiante se noue objet d’amour et castration.

L’écriture de la métaphore permet de trouver une solution au problème épineux du passage fondamental pour la femme de la mère comme objet primordial au père comme objet d’amour. Elle permet aussi de rendre compte de la première identification freudienne au père et d’introduire la logique de la castration. Elle permet de dire que la première identification fondamentale est une identification phallique à partir du moment où le désir de la mère est pris dans le registre phallique. Elle permet de déplacer la butée freudienne de l’avoir ou pas sur celle de l’être par l’identification au père. Le NP, au-delà de l’identification au père, est le nom qui assure le capitonnage du joui-sens, du sens sexuel, de l’effet-de-sens. Nous pourrions dire, en reprenant une expression d’Eric Laurent, que le « Nom-du-Père assure le capitonnage entre les noms et les choses du sexe » 17. L’accès au sens sexuel et à la normalisation sexuelle à venir n’est possible que par le capitonnage. « Il y faut un nom qui fixe la métonymie du sens sexuel qui toujours glisse », un nom qui autorise la cohérence d’un univers de discours. Le père mort sous l’auspice du signifiant du « Nom-du-Père bouche le trou par l’identification et le sens cesse de fuir par l’uniforme identificatoire ». Dans « La question préliminaire », Lacan aborde la féminisation d’un sujet masculin à partir de l’étude du fameux cas freudien lorsque la métaphore paternelle ne fonctionne pas. Il met en série « la perversion transsexuelle » et la conviction du Président Schreber. Il développe le fantasme « qu’il serait beau d’être une femme » en dévoilant la structure sous-jacente « être la femme qui manque à tous les hommes ». Il en montre la double articulation : d’une part une pratique transsexuelle, d’autre part une rédemption. Dès ce moment, soulignons-le, Lacan oppose le délirant au mystique par leur rapport à la jouissance, intrusion pour l’un, présence et joie pour l’autre. Lacan souligne après Freud que la féminisation du sujet schreberien 17

LAURENT E., « Politique de l’unaire », document de l’AMP, (inédit), février 1999.

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coordonnée à la copulation divine s’expérimente par la mortification que représente la béatitude de l’âme (seligkeit). Dans ce texte, Lacan ne perd pas de vue l’issue chirurgicale du transsexualisme. Il n’accorde ni au délirant ni au transsexuel opéré l’expérience du mystique.

Malgré ses grands avantages, la métaphore paternelle soulève quelques problèmes. Celui d’être une écriture pour les deux sexes. Elle ne rend pas compte en effet de la position distincte de la fille et du garçon. Il n’y a aucune différence entre l’homme et la femme. D’autres problèmes concernent la position paternelle. D’abord le père n’apparaît en effet que comme signifiant. En tombant sous la loi du signifiant, le père est un père mort. Ce signifiant, qualifié par Lacan signifiant de la procréation, est un oxymoron. Ensuite, le Nom-du-Père ne rend pas compte de la position du père à l’égard du phallus et d’une façon générale de la cause du désir. Enfin, la formule de la métaphore ne rend pas compte du reste structural que représente l’éternisation de la position de la fille à l’égard du père en tant que demande d’amour aperçu par Freud en 1932. C’est ce dont témoigne la vie amoureuse féminine dans ses différents glissements de la mère, au père, au père mort, au partenaire sexuel. Ces glissements successifs ne s’adjoignent pas exactement. Lacan le sait. Un dernier problème est à résoudre. Cette écriture ne rend pas compte de la connexion avec la pulsion. Freud a lié l’insatisfaction de la réalisation pulsionnelle à l’œdipe. Par l’interdit de l’inceste, la pulsion n’a plus son objet originaire œdipien de satisfaction mais seulement des substituts. En somme l’inaccessibilité à la jouissance qui conviendrait provient de l’interdiction formulée par la loi 18. De plus, en érigeant la barrière du génital, l’œdipe gêne la satisfaction de la pulsion prégénitale. Développant d’une part la logique de la castration à partir de la logique du signifiant phallique, Lacan s’est employé à élaborer la logique de l’objet a. D’autre part, il essaiera d’articuler de façons diverses la connexion des deux symboles cl) et a pour reprendre la perspective freudienne concernant l’œdipe et la pulsion. L’objet a, si on veut le retranscrire en termes freudiens, « c’est la satisfaction de la pulsion en tant qu’objet » 19. Freud s’est aperçu en effet que pour ce qui est de la finalité de la pulsion, l’objet est indifférent. Il en est arrivé à penser qu’il s’agit avant tout d’obtenir une

18

MILLER J.-A., op. cit., cours du 03/05/89. 19

Ibidem.

satisfaction du corps propre à travers la quête de l’objet. Lacan effectuera un déplacement en posant que cette satisfaction est inconsciente et de ce fait n’est pas sentie comme telle. La jouissance est la satisfaction du sujet de l’inconscient, le concept de jouissance étant pour Lacan le concept qui répond à l’unification de la libido et de la pulsion de mort, dernier binarisme freudien. Alors que chez Freud, pulsions sexuelles et pulsion de mort se présentent en opposition externe, avec le concept de jouissance, elles sont en antinomie interne dont il résulte satisfaction et souffrance. C’est ce que le symptôme appréhendé à partir de Inhibition, symptôme, angoisse révèle. Il n’est pas seulement défense contre la pulsion mais aussi satisfaction. La formule du fantasme, que Lacan propose, écrit la relation du sujet de l’inconscient avec l’objet de jouissance. Le sujet est appréhendé ici non seulement comme manque à être mais aussi comme manque-à-jouir et, en ce sens il peut être défini comme mode de défense contre la jouissance. L’objet jouissance peut être dit alors « cause de la défense, cause du désir en tant que le désir est lui-même une modalité de la défense contre la jouissance ». L’au-delà de l’œdipe : de S1 à S(A) Lacan reprend toutes ces questions laissées en suspens dix ans plus tard. Ces développements inaugurent l’au-delà de l’œdipe en réexaminant la position paternelle d’une part et la question féminine d’autre part.

Considérons d’abord la position paternelle. En commençant à logifier les fonctions que Freud désigne du terme unique de père, Lacan va déplier progressivement les différentes fonctions écrasées par l’unique dénomination du père. Quelles sont les fonctions que recouvre le père freudien ? Il y a le père de la procréation, du nom, de la loi et de l’interdit (Moïse… et Totem et tabou) et du complexe de castration, il y a le père de la horde et la mort du père (Totem et tabou), il y a le père partenaire d’une femme, qu’elle soit mère de son enfant ou pas (Dora, Hans), révélant le rapport qu’il entretient au désir, à l’amour, il y a le père éducateur (Schreber) révélant le rapport qu’il entretient avec l’idéal. Lacan s’est attaché à dégager progressivement et à articuler les différentes fonctions recouvertes par le terme de père. Avec la métaphore, Lacan a abordé le père de la procréation, du nom, de la loi, de l’interdit et du complexe de castration. Dans le Séminaire sur « L’identification »

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en 1962 20, Lacan considère le Nom-du-Père comme une fonction. Le statut de la fonction permet d’introduire un écart entre le père comme fonction symbolique et le père de la réalité. Dans L’envers de la psychanalyse, il reprend par le biais de la logique le père freudien de Totem et tabou, c’est-à-dire le père de la horde et le père mort. Freud, souligne Lacan, tient beaucoup à l’histoire du meurtre du père de la horde 21, mais du père de la horde, on n’en a jamais vu la trace. Le mythe du meurtre du père de la horde primitive a en fait une fonction civilisatrice. Les fils, qui ont tué le père de la horde jouissant de toutes les femmes, se retrouvent après le meurtre « frères » et décident de ne plus toucher aux femmes du groupe et de les choisir en dehors. Le père mort devient en quelque sorte Dieu dont on expie le crime. Cette version freudienne accentue le père comme fonction, en tant que ce mort est réduit à son signifiant. Le père de la horde vivant n’est lui-même que le support de la version du père jouisseur de toutes les femmes. Le mythe du meurtre du père est essentiel pour Freud. Dans le Séminaire sur « l’identification », Lacan, à partir du système formel des propositions aristotéliciennes, interroge "enseignement de Freud sur ce point. Quelle est la proposition universelle formulée par Freud ? Lacan répond : « Je dis que Freud promulgue, avance la formule qui est la suivante : le père est Dieu ou tout père est Dieu ». Si nous maintenons cette proposition au niveau universel, cela donne : il n’y a pas d’autre père que Dieu. Soulignons avec Lacan, que Dieu, quant à son existence, est plutôt mis en doute radicalement par Freud. L’ordre de fonction que Lacan introduit avec le Nom-du-Père est « ce quelque chose qui a à la fois valeur universelle », c’est-à-dire qui vaut pour tous, mais remet à chacun « la charge de contrôler s’il y a un père ou non de cet acabit »22. Autrement dit, il revient à chacun de vérifier s’il existe un père qui répond au modèle de la fonction, qui, lui, a une valeur universelle. S’il n’y en a pas, il est toujours vrai que le père est Dieu, simplement la formule n’est confirmée que par le vide. Entre le modèle de la fonction et la place vide, il y a des pères qui remplissent plus ou moins la fonction symbolique du Nom-du-Père.

20 LACAN J., Le Séminaire, Livre IX, « L’identification », (inédit), séance du

17 janvier 1962. 21

LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 129.

22 LAURENT E., « le modèle et l’exception », Ornicar ?, 49, Paris, Seuil,

1998.

En 1969-1970, Lacan remet sur le métier la problématique du père. Le père, mort, idéalisé, est à nouveau questionné radicalement « au nom du fait qu’il n’est là que dans un mythe freudien de garantie de l’universel ». Cette fois, ce qu’il interroge c’est le père en tant que partenaire d’une femme.

Il reprend le cas de Dora 23 à partir de la position paternelle dont il fait un pivot. Lacan relit Dora en montrant que s’il y a production du père idéalisé, il y a surtout mise en question du père à partir de la cause sexuelle. Le père est un homme châtré, quant à sa puissance sexuelle. Il est en effet toujours malade. Le considérer comme déficient par rapport à une fonction à laquelle il n’est pas occupé, c’est lui donner une affectation symbolique. C’est dire que le père n’est pas seulement ce qu’il est, affaibli et châtré, mais c’est dire aussi que c’est un titre comme « ancien combattant », « ancien géniteur », c’est impliquer dans le mot père qu’un jour sa puissance s’est vérifiée en acte, et que depuis elle ne reste que de l’ordre de la puissance à venir sans acte. Chez l’hystérique, le père joue ce rôle majeur, pivot. Il est châtré et pour cela idéalisé et objet d’amour. Le père est convoqué pourtant à la tâche de soutenir sa position par rapport à la femme, alors qu’il est hors d’état.

En reprenant la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, Lacan fait de l’hystérique celle qui démasque la fonction du maître dont elle reste pourtant solidaire. La vérité du maître c’est qu’il est châtré. Le maître ne peut dominer qu’à exclure la jouissance du phallus 24. Ce que l’hystérique dit au maître, c’est « tu ne cherches pas à jouir, tu cherches un savoir sur ta position, c’est-à-dire sur ce qui fait que tu commandes ». « Le discours de l’hystérique révèle la relation du maître à la jouissance, en ceci que le savoir y vient en place de la jouissance. » 25 Mais c’est un savoir en défaut sur la clé de la cause sexuelle. Le maître, pourtant porteur du phallus n’en jouit pas. Ce qu’il veut savoir c’est comment être maître davantage. Celui qui jouit, c’est l’esclave. L’esclave se fait corps du maître. Il jouit pour le maître. Le maître lui n’est pas divisé. L’hystérique l’est par le signifiant-maître. Cela veut dire, en reprenant la perspective hégélienne et la théorie du sujet du signifiant, qu’il y a un clivage du signifiant maître avec le corps, corps perdu de l’esclave où viennent s’inscrire tous les autres signifiants. Le signifiant maître en divisant le sujet hystérique ne

23

LACAN J., op. cit., p. 108. 24

Ibid., p. 110. 25

Ibid., p. 107.

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fait pas de son corps propre celui de l’esclave qui jouit. D’un côté, l’hystérique s’identifie au père et fait le maître, châtré, celui qui a mais qui ne jouit pas, de l’autre, elle fait l’homme en étant le phallus sous le mode de la vierge inaccessible. Elle refuse que le maître jouisse de son corps. C’est un non fondamental, mais installée comme phallus, signifiant du désir, elle cherche le « faire désirer ». Le signifiant maître, trait signifiant prélevé sur le père, organise tous les effets de sens. Si le signifiant maître représente le sujet pour tout autre signifiant, le sujet qu’il représente n’est pas univoque. Il est représenté sans doute, mais aussi il n’est pas représenté. C’est ce qu’écrit S. Le vide du sujet barré est ce que la métaphore paternelle avait totalement recouvert par l’identification phallique. Écrire S1 S2 et S permet l’articulation du fantasme et de l’objet a, ce que la métaphore obture par la jouissance phallique et l’identification au père. L’objet a est le résidu d’une jouissance qui n’est pas toute significantisée, barrée par le signifiant. Lié à la jouissance du sujet, il est ce qu’il a de plus précieux et qu’il ne veut pas sacrifier. Le fantasme est une machinerie à plus-de-jouir, une machinerie qui permet d’obtenir de la jouissance malgré la castration. Le fantasme comme axiome écrit pour chacun un rapport de jouissance réglé à l’objet, là où il n’y a pas de formule qui rapporte l’un à l’autre, l’homme et la femme, et dirait à chacun comment se comporter à l’endroit du sexe. Lacan, un peu plus tard dans « RSI », poursuit sa question sur le père. Il aboutira à la formalisation de ce qu’il appellera la père-version. Celle-ci est une formalisation du père saisie à partir de la cause. Il écrit un « père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit respect, est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet a qui cause son désir » 26. Cette phrase veut dire que le père fasse d’une femme la cause de son désir. Cette dernière formulation est le point d’aboutissement d’une trajectoire qui part de la métaphore, passe par le père idéalisé mort et arrive à celui de la père-version, cause du désir de la partenaire. La perspective de l’au-delà de l’œdipe est une destruction systématique du père comme idéal, comme universel. Elle vise à établir un registre de l’amour, c’est-à-dire un registre du lien social, qui reconnaisse au père le respect à condition qu’il sache qu’il ne tient son existence que du fait qu’il a affronté la question de la jouissance d’une femme.

26

LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, RSI, Ornicar ?, 3, mai 75, séance du 21 janvier 1975, p. 107.

C’est tout ce que déploie le cas de Dora dans L’envers de la psychanalyse. La jouissance d’une femme n’est pas celle d’un universel. Elle n’est pas celle de la mère en tant que justement elle reste interdite, mais d’une femme qui sache en faire sa cause. Nous voyons l’écart d’avec Freud. Alors que la phase ultime de l’analyse tournait pour Freud autour du père et du complexe de castration, Lacan l’articule à partir du signifiant-maître, de S, dans son rapport avec la pulsion dans le fantasme. La réduction du père à sa valeur de fonction, celle d’un signifiant maître, si elle a lieu dans l’analyse, déplace la question de l’imposture paternelle. Ainsi apparaît pour l’analysant un écart entre le père qu’il a connu et imaginé et le signifiant S1 qui se dévoile sous le masque. Il apercevra aussi un autre écart. Celui-ci s’aperçoit dans la valeur d’une variable, dévoilant ainsi la contingence de ce Le sujet féminin sait mieux y faire avec ce dévoilement car pour lui, le père n’est pas marqué de la mort du père comme pour le garçon. Le père reste à aimer, spécialement pour le sujet hystérique, mais aussi pour le sujet féminin, comme un semblant. Qu’il ne tienne pas tout seul comme tel, le sujet féminin le sait. Et même mieux que le garçon, il sait qu’il faut faire exister le père comme semblant au-delà de l’œdipe. Si Lacan reconsidère la posture paternelle, il réexamine aussi la position féminine. Dans Encore, il simplifie et fournit une réponse dont il avait l’intuition depuis longtemps. La réponse de Lacan « au moins irrémédiable qui marque l’être féminin » s’énonce par le signifiant de La femme n’existe pas. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de signifiant qui permettrait à une femme de dire ce qu’est une femme. « Il n’y a pas La femme, article défini pour désigner l’universel. » 27 Ce dont est fondamentalement privée la femme c’est du signifiant qui la représente. C’est la privation essentielle de la femme. Ceci a deux conséquences. D’abord cette privation implique qu’elle doit en passer par l’identification phallique, c’est-à-dire par la signification phallique induite par le signifiant phallique. Pour s’inscrire dans l’ordre symbolique, elle n’a pas d’autre choix que de passer par la signification phallique. Ceci permet de saisir pourquoi la métaphore paternelle a toute son importance. Ensuite, à suivre la promotion faite par Lacan de la théorie du signifiant comme traitement de « la Chose », autrement dit de la jouissance par la mortification signifiante, une conséquence s’impose. Lorsque manque le signifiant, il y a jouissance ; là

27

LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 68.

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où il n’y a pas le signifiant La femme, il y a la jouissance. Il y a donc un plus de jouissance là où il y a un moins de signifiant. Cette jouissance n’a rien à voir avec celle qui est traitée par l’ordre phallique qui, elle, est soumise à la castration. La jouissance de la privation doit être comprise à partir du manque de signifiant de La femme. Cette jouissance a un rapport avec le sans limite. Lacan a séparé féminité et maternité. D’une part, dans le rapport sexuel, la femme est située quoad matrem, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas s’inscrire comme femme dans le rapport sexuel, mais en tant que mère interdite. D’autre part, l’accès au désir de l’homme qui porte sur l’organe inscrit un rapport avec le symbole phallique et non avec l’homme comme tel. La féminité se sépare du quoad matrem dans la mesure où elle indique une position subjective autre, celle qui dans le rapport sexuel correspond à l’expérience corporelle d’une absence de limite. C’est la non-fonction de la castration comme limite. La féminité a un rapport avec l’illimité, c’est-à-dire que la jouissance du corps ne s’y trouve pas limitée à l’organe phallique. Elle est infinie au sens d’être non localisable comme le note Jacques-Alain Miller. Nous avons montré comment pour Freud le passage de l’objet d’amour originel, la mère, au second, le père, n’est jamais entièrement réussi. L’analyse met au jour le drame de la relation avec la mère. Lacan a pu la qualifier en termes de ravage 28. L’orientation kleinienne a, là-dessus, beaucoup appris. Lacan structure de façon complexe ce point d’achoppement. Il le stratifié pour le rendre maniable. Il fait valoir comment l’illimité pour l’analysant ne peut s’aborder qu’à partir du manque de la mère. Le manque se cerne à partir du phallus, de la pulsion et de l’amour. Le phallus et l’identification phallique désignent un régime de la libido normé, symbolisé, limité. Abordée à partir du phallus comme organe, une femme a rapport avec le phallus en tant que lui manque le pénis. C’est le régime de l’incomplétude de l’être féminin freudien, marqué d’un moins. Jacques Alain Miller a fait valoir comment cette incomplétude a été reprise par Lacan comme inconsistance. L’inconsistance désigne une structure logique positive, un ensemble ouvert défini par l’impossibilité de circonscrire une totalité, un espace lié au pas-tout. Dans l’espace libidinal féminin, le sujet ne rencontre pas de frontière, il peut aller toujours trop loin. Le rapport structural de l’homme à la limite phallique ne fonctionne pas. La femme, dans la version freudienne de l’acte sexuel, veut l’organe, penisneid, mais plus profondément ce qu’elle veut c’est le

28

LACAN J., « L’étourdit », Scilicet, 4, Paris, Seuil, 1973, p. 21.

phallus comme signifiant du désir, phallusneid, c’est-à-dire que l’objet qui parle dise son être de signifiance et vienne chiffrer sa jouissance. Or si l’acte sexuel, au-delà de l’organe, mobilisait le signifiant phallique comme le dernier mot du signifiant sur le sens, alors on aurait une rencontre réussie, c’est-à-dire un rapport sexuel qui ferait du Un entièrement résorbé par le signifiant phallique. Ce n’est pas le cas. C’est pourquoi, il faut un surplus de paroles de l’être aimé pour que la jouissance trouve à se loger. L’élaboration de la théorie de la jouissance féminine permet à Lacan de situer le mystique St Jean de la Croix du côté du pas-tout 29. Ce qu’il appelle quelqu’un de doué, nous pourrions l’appeler transsexuel réussi en tant qu’il éprouve l’idée qu’il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà. En ce point, nous saisissons comment l’énoncé « la sexuation veut dire le choix du sexe […] qu’un sujet indéterminé se fait d’un sexe ou d’un autre » relève d’un statut particulier de la jouissance pour le sujet. Les mystiques montrent comment « on n’est pas forcé quand on est mâle, de se mettre du côté du

xx Φ∀ . On peut aussi se mettre du côté du pas-tout »30. Avec Lacan, nous avons appris que la position féminine se définit d’être plus à l’aise à l’égard de toutes les formes du manque. Il peut se décliner de multiples façons, depuis le manque d’organe jusqu’au manque de signifiant qui viendrait désigner la position féminine comme telle. Lacan a renouvelé notre compréhension de la déclaration freudienne de l’unicité de la libido mâle dans son dit « La femme n’existe pas ». Ainsi, les femmes savent que leur revient la charge de faire exister de façon singulière, une par une, cet être qui n’a pas d’essence libidinale. Les femmes n’ont pas d’autre choix. Le recueil de témoignages de fin d’analyse dans le dispositif de la passe permet de constater la facilité qu’ont les sujets masculins à parler de leur fantasme, mais aussi leur plus grande difficulté à situer l’au-delà de l’identification fantasmatique et leur rapport au manque. La jouissance masculine tend à se satisfaire de l’autoérotisme de la pulsion. Il questionne moins précisément le partenaire que le sujet féminin. Du côté femme, il semble plus facile de situer l’au-delà du fantasme. Elles ne sont jamais toutes dans un fantasme. Même celles qui font de la pulsion leur destin (toxicomanes, boulimiques, acheteuses compulsives…) mettent en évidence un 29

LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, op. cit., p. 70. 30

Ibidem.

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rapport particulier à l’illimité. Les autres l’abordent par le biais d’un appel à l’amour d’un partenaire qu’elles ne cessent d’interroger. La pulsion et l’amour désignent un registre de la libido pour Freud, et pour Lacan de la jouissance sans limites. Il renvoie à la structure de l’inconsistance. En ce sens la sortie de l’impasse du rapport à la mère consiste à métaphoriser la jouissance pulsionnelle sans nom, celle qui est une des formes du manque de la mère. C’est ce que nous appelons le dégagement du nom de jouissance. Dire nom de jouissance, c’est déjà prendre une distance avec ce qui serait un signifiant de jouissance. C’est aussi désigner un au-delà du Nom-du-Père. Ce nom-là a même structure que S(A). Il écrit un manque. Il n’y a pas de nom de jouissance qui ne soit en dernière instance un semblant. Le sujet féminin se définit justement d’être celui qui supporte le mieux de faire exister les semblants. L’issue de la cure tourne donc autour de deux termes. D’abord il s’agit de la mise à jour des représentants imaginaires et symboliques des différents registres de la pulsion. C’est une approche du réel que nous notons a. Ce versant pulsionnel a une consistance libidinale et logique. Prenons par exemple un fantasme de dévoration et sa mise à plat sous la forme de se faire manger par l’Autre maternel, il ne touche pas pour autant le statut des partenaires qui sont venus se substituer à la mère primordiale. Il désigne un registre de la jouissance. Le deuxième terme S(A) est ce qui dévoile l’Autre comme inexistant, en assignant un nom de jouissance qui est une fiction. Il condense et recèle sous une forme actualisée pour le sujet, la multiplicité des significations qui ont traversé l’analyse pour approcher le point d’évanouissement du sujet. Ce nom arrête le sujet. Lacan nous a fait entendre le bon usage du terme de fiction en inventant un terme homonyme qui n’existe pas en français : celui de fixion avec un x. Il permet de conjoindre la fixation freudienne du sujet à la contingence d’une jouissance avec un signifiant toujours fictif. A la fin de l’analyse, le sujet passe de la fiction à la fixion. Un long mouvement dialectique a conduit ainsi Lacan à reconsidérer la spécificité du Bender au-delà de l’évidence anatomique, prémisse de l’élaboration freudienne. Il aboutit ainsi à la formulation : « lorsqu’un être parlant quelconque se range sous la bannière des femmes c’est à partir de ceci qu’il se fonde de n’être pas-tout, à se placer dans la fonction

phallique. » 31La position féminine comme telle, lui semble aussi la mise en cause la plus radicale des semblants des noms du père dans la civilisation contemporaine. Là où chez Freud c’est le père qui est garant de la loi et de l’interdit et qui concentre sur lui l’amour, avec Lacan nous avons une subversion de cette position de garantie. Dire, comme il fait que La femme est un des Noms de Dieu 32, ce n’est pas vouloir restaurer la religion d’une déesse-mère, ni vouloir instaurer le nouveau règne de la déesse femme. C’est dire à la fois que Dieu n’existe pas et que la jouissance est un existant comme un des noms du réel.

« Tout doit être repris au départ à partir de l’opacité sexuelle » Alain Merlet

Pressé de donner un titre à cette intervention portant sur la clinique de la sexualité, je n’avais eu d’autre ressource, tant ce sujet me semblait complexe, que de recourir à l’autorité d’une citation de Lacan, en me fiant à ma mémoire : « Tout doit être redit à partir du sexuel », avais-je cru pouvoir intituler mon propos.

Vérification faite, à la relecture de la leçon du 13 janvier 1976 du Séminaire « Le sinthome », je m’aperçus que j’avais, à mon insu, tronqué cette phrase de Lacan au point d’en altérer la signification. De fait, Lacan, ce jour-là, avait dit tout autre chose, soit : « Tout doit être repris au départ à partir de l’opacité sexuelle »1.

Dans le contexte de cette leçon de son Séminaire, où Lacan prône le savoir-faire avec le sinthome et où il met l’accent sur l’opacité du sexuel telle qu’elle ruine tout espoir de connaissance vraie du sexuel, faire dire à Lacan : « Tout doit être redit à partir du sexuel » au lieu de : « Tout doit être repris à partir du sexuel », cela revenait à gommer la dimension du savoir-y-faire. Par ailleurs, omettre le terme « d’opacité », c’était éviter ce scandale qu’est pour la connaissance de ne pouvoir rendre compte du rapport sexuel.

31

Ibid., p. 68. 32

Ibid., p. 71. 1

LACAN J., Le Séminaire, Livre XXIII, « Le sinthome », (inédit), 13 janvier 1976.

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Être embarrassé par un titre à donner à un travail concernant la clinique de la sexualité n’avait rien de déshonorant. Tenter de remédier à un tel embarras en se référant à une citation de Lacan n’était pas blâmable en soi. Mais tronquer à mon insu une citation au point d’en altérer la signification, si je ne l’avais vite corrigée, aurait démenti ce que je voulais pourtant dire. Si je m’attarde ici sur cet acte manqué, c’est parce qu’il relève du mécanisme même de ce que Lacan précisément appelle une « bévue », soit une réponse à côté, dont est responsable précisément l’opacité sexuelle dont la pensée se défend de bien des façons. A vrai dire cette « bévue » n’avait rien de catastrophique puisqu’elle me frayait la voie de ce que je voulais dire, à savoir que, face à l’opacité du sexuel, le sujet adopte au départ une position phobique de structure qui le conduit à un symptôme d’emprunt et que méconnaître cette bévue de structure ne peut que conduire à une impasse. Au départ le sujet est phobique si l’on considère que la phobie est la position névrotique par excellence, dans la mesure où elle pose radicalement la question qui concerne le parlêtre, à savoir celle de l’énigme du sexe et de l’existence. Cette énigme se présente cliniquement sous la forme d’un symptôme qui vient obturer ce que venait précisément creuser l’énigme.

A ce propos, ne peut-on pas se demander si le premier état du symptôme dans toute cure n’est pas peu ou prou de type phobique, en tant qu’il réalise une signification à tout faire qui n’implique pas encore l’être du sujet. Ainsi, Lacan, non sans ironie sans doute, a-t-il pu élever la phobie à la dimension de ce qu’il appelait le « modèle mental »2.

Lorsque Lacan commente l’observation du petit Hans et qu’il va mettre l’accent sur la façon dont ce dernier va pour ainsi dire promener son père avec ses constructions, il fait une remarque qui a valeur d’avertissement : « Ne l’oubliez jamais, le signifiant n’est pas là pour représenter la signification, bien plutôt est-il là pour compléter les béances d’une signification qui ne signifie rien. C’est parce que la signification est littéralement perdue, c’est parce que le fil est perdu, comme dans le conte du Petit Poucet, que les cailloux du signifiant surgissent pour combler ce trou et ce vide. » 3. Cette remarque a valeur d’avertissement pour l’analyste, qui, comme

2 LACAN J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994,

p. 395. 3

Ibid., p. 330.

le dira plus tard Lacan, est enclin à « l’horreur de son acte »4.

De cet oubli témoigne, par exemple, une séquence extraite de notre pratique. Après s’être plainte de ce que sa tête était vide, cette analysante se met à évoquer le plaisir qu’elle a éprouvé à écouter, lors d’un concert, la voix d’un chanteur ; outre sa voix, son jeu de scène témoignait d’une remarquable aisance. « C’était un plaisir partagé, ajoute-t-elle, tant cet homme me ravissait et semblait ravi lui-même par son art. » Et elle associe sur un souvenir particulièrement agréable, celui d’un compliment reçu à la suite d’un spectacle où elle avait participé comme actrice. Un homme lui avait alors déclaré : « Merci de nous avoir fait rêver. » « Et bien curieusement, poursuit-elle, alors que, venant chez vous, je pensais au concert d’hier soir, je me suis vue allant à mon cabinet pour recevoir ma première patiente, une boulimique. Elle arrivait avec le regard fixe mais mon siège était vide. Cette pensée n’avait rien d’étonnant, car je suis bien incapable de lui donner ce que je devrais lui donner. » Le comble c’est que cette analysante ne croyait pas si bien dire, à ceci près qu’elle n’aurait pas dû se sentir coupable de ne pas remédier au défaut de l’Autre.

A cet égard, le phobique est, des névrosés, celui qui est pour ainsi dire le plus sensible à la béance de la signification perdue dont nous parle Lacan. Elle le fascine et il s’en défend d’autant plus qu’il s’y trouve exposé au plus près. En lieu et place, il édifie la barrière de son symptôme, pour sa défense 5, ce que Lacan appelle un « avant-poste » 6 ou un « ouvrage (de défense) démesurément avancé »7. Pourquoi un tel ouvrage ? Parce que cette béance de la signification est source d’angoisse, ce qui pour le phobique est insupportable. C’est pourquoi, il fomente 8, nous dit Lacan, son symptôme sous la forme d’un signifiant qui fait peur, chargé d’exorciser le danger dont l’angoisse fait signe. « Fomenter » vient de l’ancien français « foumenter », soit « appliquer un topique »9. C’est dire combien le symptôme phobique a valeur de colmatage.

4

LACAN J., « Lettre au journal 'Le Monde' », 24/01/80, Annuaire de l’ECF, 1982, p. 33.

5 LACAN J., Le Séminaire, Livre IV op. cit., p. 246. 6

LACAN J., « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 682.

7 LACAN J., « L’acte psychanalytique », compte rendu 1967-1968,

Omicar ?, 29, p. 19. 8 LACAN J., Le Séminaire, Livre IV, op. cit., p. 304. 9

LITTRE, Dictionnaire de médecine, XVIIème édition, J.B. Baillère.

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On mesure ici l’erreur qu’il y a de vouloir colmater l’angoisse inconsidérément dans une analyse puisque cela revient à consolider l’échafaudage phobique. Aucune psychothérapie ne saurait remédier à la causalité spécifique de cette névrose qui est sexuelle. Cela, Freud a su l’isoler dès le début de son œuvre, dans la névrose, en la mettant comme raison de la défense. Avec la notion de défense, il mit de l’ordre, comme il le dit, dans la fourmilière que constituaient les phobies, en en distinguant, de façon très simple, deux catégories : les phobies compréhensibles et les phobies incompréhensibles.

Par exemple, la phobie des serpents obéissait au mécanisme du refoulement alors que l’agoraphobie relevait plutôt de la défense. Il crut pouvoir simplifier le problème de la phobie en la traitant comme une variété de névrose hystérique, en privilégiant le mécanisme du refoulement plutôt que la défense. Mais l’angoisse lui posa problème : Était-elle première ou seconde par rapport au refoulement ? Concernait-elle uniquement la castration ou autre chose ?

Évacuant ce qui faisait la spécificité de la phobie, Freud crut d’abord que le refoulement suscitait l’angoisse, comme le mensonge hystérique le lui avait fait accroire, mais sa nouvelle conception de l’angoisse et du symptôme le conduisit en 1925 à soutenir le contraire et à réhabiliter la défense en faisant de la phobie la pierre d’angle de la névrose.

Dès lors la phobie, comme paravent de l’angoisse, vient dévoiler pour ainsi dire l’imposture du symptôme, signe et substitut d’une satisfaction pulsionnelle dont le sujet se défend et se « remparde » avec sa construction névrotique. Ce dont le sujet se défend, c’est de la causalité sexuelle dans ce qu’elle a de non résorbable dans le signifiant. Il est remarquable de constater que Freud et Lacan, lorsqu’ils situent le symptôme comme réponse à l’opacité sexuelle, choisissent chacun de s’appuyer sur l’exemple de la phobie.

Ainsi Lacan, à la fin de « RSI » déclare : « L’angoisse, qu’est-ce que c’est ? C’est ce qui, de l’intérieur du corps, ex-siste quand quelque chose l’éveille, le tourmente. Voyez le petit Hans. S’il se rue dans la phobie, c’est pour donner corps – je l’ai démontré pendant toute une année – à l’embarras qu’il a du phallus, de cette jouissance phallique venue s’associer à son corps. Il s’invente toute une série d’équivalents à ce phallus, diversement piaffants. Son angoisse est principe de sa phobie – et

c’est à lui rendre pure cette angoisse qu’on arrive à le faire s’accommoder de ce phallus » 10 et Lacan de conclure que le phallus objecte à un quelconque naturel de la pulsion génitale 11.

Dans sa conférence de Genève, Lacan situait également le symptôme comme une réponse précipitée à un « premier jouir » 12 sexuel insupportable, qui est absolument étranger à celui qui l’éprouve. Avec cette remarque, on peut relire l’observation de la phobie du petit Hans, et prendre la mesure du caractère contestable de l’issue de cette cure que Lacan, dans cette même conférence, qualifie de « truquage »13.

Rappelons brièvement le cas : Hans, petit garçon de cinq ans, très éveillé, s’angoisse lorsque, exhibant devant sa mère son « fait-pipi », il essuie une rebuffade de cette dernière qui stigmatise cette « petite cochonnerie ». La conjonction de cette opprobre sur le premier jouir de son pénis et de la naissance d’une petite sœur détrône Hans de sa position phallique imaginaire et le laisse en plan face à l’énigme angoissante de son sexe et de son existence. Il n’a d’autre ressource que de se fabriquer un symptôme de toutes pièces avec la peur qu’un cheval ne tombe ou ne vienne à le mordre. Avec ce prétexte du cheval qui fait peur, il va élaborer une combinatoire signifiante pour tenter d’exorciser l’angoisse innommable. Aidé de son père qu’il promène dans le labyrinthe de sa névrose, Hans, grâce à son génie inventif, parviendra à vaincre sa peur et à éviter l’angoisse, mais ce résultat thérapeutique ne sera obtenu qu’au prix d’une inhibition, quant à l’usage phallique.

Ainsi que le qualifie Lacan, « ce chevalier servant » 14 auprès des femmes restera sa vie durant le phallus « en bandoulière »15 L’issue de cette analyse est un truquage dans la mesure où le sujet Hans a contourné la question que venait lui poser le surgissement de l’angoisse. La sollicitude de son père a contribué à sa lâcheté en renforçant sa structure défensive. Quand Hans reviendra voir Freud en 1922, soit treize ans après la parution de son cas, il ne gardera pratiquement aucun souvenir

10 LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, « R.S.I. », Ornicar ?, 2, 17

décembre 1974, pp. 104-105. 11 Ibid., p. 105. 12

LACAN J., « Conférence de Genève sur le symptôme », Le Bloc-Notes de la psychanalyse, p. 12.

13 Ibidem.

14 LACAN J., Le Séminaire, Livre IV, op. cit.

15 LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, op. cit., p. 105.

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de sa cure et la lecture qui lui en sera faite lui semblera quelque chose d’étranger. Si Freud compare l’amnésie de cette analyse avec celle qui suit le déchiffrage satisfaisant d’un rêve, Lacan voit dans cet oubli ce qui fait signe d’un échec de la cure : « Hans n’a pas oublié, il s’est oublié »16, dit-il. Où s’est oublié Hans sinon dans un transfert de type paternel qui s’est fait le complice involontaire de sa défense, en évitant précisément la causalité sexuelle.

La relecture du cas Hans permettrait-elle de repérer ce qui aurait pu laisser entrevoir une autre issue ? A la page 182 de la traduction française, on relève une remarque étonnante de Freud : « il est très instructif d’approfondir une phobie dans ses détails, et d’acquérir par là l’impression certaine d’un rapport secondairement établi entre l’angoisse et ses objets. C’est pourquoi, ajoute Freud, les phobies sont à la fois si curieusement diffuses et si strictement déterminées. »17 Cherchons donc les détails permettant de corréler l’angoisse à l’objet. Quels sont-ils ? Il en est deux qui ont intrigué particulièrement le petit Hans : il y a d’abord le « charivari » qui effrayait ce petit garçon que Lacan, dans son commentaire rapproche du ravage causé par l’indicible de l’orgasme masturbatoire chez un enfant. L’autre détail, c’est ce noir sur la bouche de certains chevaux, « ce noir volant » qui terrifie Hans. Cette tache noire, aussi énigmatique qu’est le charivari, préoccupe Hans à tel point que sa signification fera l’objet de l’unique question qu’il adressera à Freud. Comme on le sait, ce dernier assimilant cette tache aux moustaches du père, pensera réduire l’énigme en la rabattant sur la signification du complexe d’Œdipe, ce qui contribuera à pacifier le petit Hans qui ne demandait qu’à croire au bon Dieu Freud.

Ni le charivari, ni la tache noire, n’ont été pris en compte dans ce qu’ils avaient d’irreprésentables dans cette cure, pratiquée sous le registre du Nom-du-père. Cela n’a pas échappé à Lacan, dans son commentaire, lorsqu’il nous dit précisément à propos de ces détails : on ne sait jamais ce qu’est une phobie « puisqu’elle comporte des éléments quasiment irréductibles, bien peu représentatifs »18. Il y a là un « mystère » 19. Si on couple cette dernière remarque de Lacan avec celle concernant la

16 LACAN J., Le Séminaire, Livre IV, op. cit., p. 408. 17

FREUD S., « Le petit Hans », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 182.

18 LACAN J., op. cit., p. 244.

19 Ibidem.

place à donner aux cailloux du signifiant, surgissant pour parer à la béance de la signification, on risque moins de se fourvoyer et de se laisser fasciner par le symptôme phobique. S’il y a quelqu’un qui excelle à faire passer du semblant pour du réel, c’est bien le phobique qui, ainsi que le dit si bien Lacan, se sert de l’objet comme arme à l’avant-poste de sa névrose 20.

Pour consolider un symptôme peu fiable car, participant à la fois du truquage et de l’hésitation face à l’inconsistance de l’Autre, le phobique se choisit volontiers pour ainsi dire un compagnon d’arme. Ainsi l’agoraphobe traversera la rue sans difficulté pourvu que son épouse soit à ses côtés. Mais cet accompagnement peut s’effectuer de façon plus subtile au point de passer inaperçu. Certains objets prélevés dans l’entourage immédiat du phobique peuvent suffire à colmater l’angoisse : des voix ou des images à la radio ou à la télévision, une lumière allumée… L’essentiel est d’éviter ce qui pourrait être incontrôlable ou surprenant. Si prévenu que puisse être le désir du phobique, il ne saurait cependant échapper à la contingence qui, à l’occasion, lui révèle l’imposture de son symptôme.

Ainsi, un analysant nous fait-il part de sa surprise, quand allant à sa séance et entendant parler à la radio de « l’opération anaconda », il réalise soudain qu’il a rêvé précisément d’anaconda. « Jamais, dit-il, je n’aurais su quelque chose de ce rêve si je n’avais entendu, non pas la veille, mais ce matin en venant vous voir, le mot anaconda », et il ajoute : « Il ne s’agissait pas d’un cauchemar mais plutôt d’un rêve inédit ; l’anaconda était là dans mon jardin comme un animal familier, il me souriait, et je réalisais que nous nous étions toujours connus. » On ne saurait mieux dire l’extimité du symptôme phobique.

Cette séquence illustre, me semble-t-il, combien la phobie, pierre d’angle de la névrose, nous instruit sur la bévue qui consisterait à ignorer combien le signifiant est fondamentalement « oblivium », comme nous le dit Lacan dans le Séminaire XI, un oubli d’avant le refoulement. Le désir de l’analyste va, non pas à la rencontre, mais à l’encontre d’un tel oubli, car il concerne le rapport originaire du sujet avec la jouissance. C’est pourquoi « tout doit être repris au départ à partir de l’opacité sexuelle »21.

20

LACAN J., « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », op. cit 21 LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de

la psychanalyse, Paris, Seuil, 1975, p. 28.

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L’être sexué ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres François Leguil

« L’être sexué ne s’autorise que de lui-même, est une formule de Lacan dont il déduit que l’analyste ne s’autorise que de lui-même. Cette formule est prononcée à la séance du 9 avril 1974 du Séminaire « Les non-dupes errent », après avoir introduit les formules de la sexuation. « Ce qui s’en implique, cela pourrait se dire comme ça : l’être sexué ne s’autorise que de lui-même, c’est en ce sens qu’il a le choix. Ce à quoi on se limite pour le classer mâle ou féminin dans l’état civil, cela n’empêche pas que le sujet a le choix. L’être sexué ne s’autorise que de lui-même, j’ajouterais et de quelques autres. Quel est le statut de ces autres dans l’occasion si ce n’est que c’est quelque part, je ne dis pas au lieu de l’Autre, c’est quelque part qu’il s’agit de bien situer, où ça s’écrit mes formules quantiques de la sexuation. »1 A la page suivante dans le document dont je dispose, Lacan avance que l’analyste ne s’autorise que de lui-même. Ceci lui est venu de la perception et de l’intuition première que c’est l’être sexué qui ne s’autorise que de lui-même. « Dans mon École, c’est ça qui équilibre mon dire que l’analyste ne s’autorise que de lui-même. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il soit tout seul à le décider, comme je viens de vous le faire remarquer pour ce qui est de l’être sexué. Ce que j’ai écrit dans les formules implique au moins que pour faire l’homme, il faut qu’au moins quelque part soit écrit la formule quantique de la sexuation. C’est une écriture qui existe : c’est « x » qui dit que ce n’est pas vrai comme fondement d’exception que « xΦ ». Ce qui supporte dans l’écriture la fonction propositionnelle, où nous pouvons écrire ce qui l’en est de ce choix de l’être sexué, qu’il n’est pas vrai qu’elle tienne toujours et que même la condition pour que le choix puisse en être fait au positif, c’est-à-dire qu’il y ait de l’homme, c’est qu’il y ait quelque part de la castration. » 2

Cela explique comment Lacan réintroduit ses formules de la sexuation dans Encore et ce qu’il souligne en précisant que les « quelques autres » pour l’analyste équilibrent son dire. Lacan montre que les formules de la sexuation ne se conçoivent pas sans une référence à l’écriture de ses quatre

1

LACAN J., Le Séminaire, « Les non-dupes errent », (inédit), 9 avril 1974. 2

Ibidem.

discours. Cela éclaire sur les « quelques autres » : de même que

´ l’analyste ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres », Lacan peut écrire que cela vient de ceci que « l’être sexué ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres » : les formules de la sexuation ne se conçoivent pas sans ce lien social que les discours tentent d’écrire et les « quelques autres » sont, d’une certaine manière, la condition d’effectivité et de crédibilité des formules de la sexuation. On peut penser qu’avec cette affirmation sur l’être sexué, Lacan est difficile à suivre. Il n’en est rien, ainsi que nous allons le voir simplement

La clinique des transsexuels est stupéfiante par la certitude du transsexuel que son sexe n’a rien à voir avec son anatomie. C’est toujours pour moi une surprise du premier jour, cette conviction, cette certitude inébranlable, première ou déduite, mais très précoce, que les transsexuels peuvent afficher que leur sexe est féminin bien qu’ils aient un corps d’homme, que leur sexe est masculin bien qu’ils aient un corps de femme. Cette certitude l’emporte sur toute considération anatomique et sociale. Dans le dernier courrier du Champ freudien, Judith Miller fait référence à un livre cité par Graciela Brodsky, « Sexing the body : Bender politics and the construction of the sexuality » écrit par une certaine Anne Fausto-Sterling. Celle-ci se fonde sur l’existence de stades inter-sexuels pour dénoncer l’assignation d’un sexe à la naissance comme une pratique médicale abusive qui répond à un impératif social, celui du maintien des deux sexes. Elle propose de considérer l’anatomie comme un continuum dans lequel divers hermaphrodismes auraient leur place, qui loin de constituer des pathologies sont des variétés de comportement sexuel. Elle propose que l’état civil n’impose pas de sexe au sujet avant qu’il ne soit en âge de le reconnaître. Elle suggère donc d’éviter tout ce qui peut promouvoir des identifications sexuées. Il s’agit d’une campagne anti-identificatoire en faveur du libre choix. Il faut bien dire que c’est au-delà, j’imagine, de ce que pouvaient ressentir les auditeurs de Lacan, quand Lacan, une fois de plus avec quelque temps d’avance, soutenait que tel sexe on l’a parce qu’on l’a choisi. On voit aujourd’hui que c’est du fait même des possibilités de la technique scientifique de faire changer le sexe que l’on peut considérer que ce qui prime sur l’anatomie, qui est impartie à la naissance, c’est le choix subjectif, c’est-à-dire la manière dont chacun va dans le discours s’autoriser du choix de son sexe, la manière

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dont chacun va habiter dans le langage la question sexuelle.

Comment définir ce mot de sexuation ? C’est une fabrication du Docteur Lacan ; j’ai vérifié : il n’est pas dans le Trésor de la Langue Française, il n’est pas dans le grand Robert, et il n’est pas non plus dans le Littré. Comment définir ce mot que Lacan construit de façon logique ? Comment définir sans répéter ce que Lacan en dit, en essayant d’apprendre quelque chose de ce qu’il provoque en nous en inventant ce mot. Je proposerais de le faire de la manière la plus simple, de façon presque linguistique à l’usage des lycéens, de façon saussurienne qui exige qu’on ne définisse un mot qu’en l’opposant à ce qu’il différencie, c’est-à-dire qu’on ne définisse pas un signifiant en le référant à un signifié, mais en considérant avec sérieux la formule de Saussure : le sens d’un mot vient de sa différence. Avec cette méthode saussurienne de base, matinée d’un petit peu du Cercle de Prague sur la commutation, on a tout de suite une approche saisissante de ce mot sexuation : c’est un mot qui se distingue du mot de sexualisation. En quoi sexualisation se distingue de sexuation ? De façon très simple : ce qui définit la sexualisation est qu’elle s’oppose à la désexualisation.

La désexualisation est une notion freudienne qui a été utilisée et sur-utilisée par les gens de l’IPA qui, parlant du transfert, exigeaient parfois de l’analyste qu’il soit désexualisé. La désexualisation fait l’objet d’un traitement particulier au chapitre douze du livre XI du Séminaire, « La sexualité dans les défilés du signifiant ». Lacan critique la notion de désexualisation et définit ce qu’est la sexualisation. Lacan utilise le fameux rêve de la petite Anna, celui où elle hallucine les fruits qui lui ont été défendus : « quand elle dit je ne sais plus quoi tarte, fraise, œufs, et autres menues friandises, il n’y a pas purement et simplement présentification des objets d’un besoin. Ce n’est qu’en raison de la sexualisation de ces objets que l’hallucination du rêve est possible – car, vous pouvez le remarquer, la petite Anna n’hallucine que les objets interdits. » 3 Lacan appelle sexualisation le fait qu’il s’agit d’objets interdits, donc désirables. C’est une définition simple de la sexualisation, vous verrez que dans « L’étourdit », il a une définition encore plus simple. A la même page, il écrit : « si Freud oppose le principe de réalité au principe du plaisir,

3

LACAN J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 142.

c’est justement dans la mesure où la réalité y est définie comme désexualisée ».

La sexualisation est la mise en série de signifiants qui manifestent que le sujet n’est pas en rapport avec la présentification des objets d’un besoin. Dans ces pages, Lacan fait presque une synonymie entre sexualisation et formation du désir à travers la notion d’interdit. Le manque dont souffre la petite Anna, qui lui fait halluciner oniriquement les fruits défendus, est identifié à la sexualisation. Lacan définit le sexe comme la mise en forme du manque et l’effet du manque sur le sujet. Il critique la notion de désexualisation et spécialement dans l’idée que les gens de l’IPA auraient que l’idéal du moi repose sur l’investissement de la libido désexualisée. « Il me paraît très difficile, de parler d’une libido désexualisée. Mais que l’abord de la réalité comporte une désexualisation, c’est là ce qui est en effet, au principe de la définition par Freud des […] deux principes où se répartit l’événementialité psychique. »4 Que sexualisation s’oppose à désexualisation, permet de donner un statut linguistique à sexuation. On ne peut pas écrire sexuation s’oppose à désexuation : sous bénéfice d’inventaire, c’est un mot qu’on ne trouve pas chez Lacan. Il n’y a pas chez Lacan quelque chose qui viendrait témoigner de ce que serait une désexuation.

Je propose de voir ce qui peut motiver le pessimisme de Lacan quand il affirme juste après mai 1968 : « on nous a dit que le torchon révolutionnaire de la psychanalyse allait s’émousser […] la révolution, oui, ça commence à ne plus être tout à fait là que se posent les problèmes […] je peux vous assurer une chose, c’est que quoi qu’il en arrive du ferment révolutionnaire de la psychanalyse […] ce qu’il y a d’atroce dans les relations entre l’homme et la femme n’en sera pas pour autant atténué » 5. Ce qu’il y a d’atroce dans les relations entre l’homme et la femme vient de ceci que l’être sexué ne s’autorise que de lui-même. C’est-à-dire que non seulement, il doit choisir, mais qu’en plus une fois qu’il a choisi, il ne peut pas sortir de son choix. Et une fois qu’il a choisi et qu’il ne peut pas sortir de son choix, il doit rechoisir à chaque fois, puisque dire que l’être sexué ne s’autorise que de lui-même implique que ça ne fixe pas l’être du sujet sexué une bonne fois pour toute, mais que ça le confronte sans arrêt à ce qu’il

4

Ibidem. 5

LACAN J., Lettre de l’École freudienne de Paris, 6, Octobre 1969, p. 94.

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va y avoir de dimension d’acte dans sa vie sexuelle. A chaque fois, l’être sexué est confronté à cette béance de ne s’autoriser que de soi-même, d’être toujours dans les conséquence de ce choix, d’avoir à vérifier que ces conséquences ne sont jamais établies une fois pour toutes et de ne jamais pouvoir en sortir. Il peut effectivement se désexualiser, si je puis dire, au nom du principe de réalité, mais il ne peut pas se désexuer.

On pourrait se demander ce qu’est le sexe pour Lacan. Quand Lacan parle de ces choses-là, en général, il appelle un chat un chat et il ne tourne pas autour du pot. C’est une prescription de Freud avec Dora : quand il s’agit de sexe, il faut toujours appeler un chat un chat. Lacan avance quelque part – c’est une formule incroyable : « bander, ça n’a aucun rapport avec le sexe » 6. Il faut quand même reconnaître qu’on doit s’accrocher quand on lit ça. Que veut dire Lacan ? J’en ai eu ce matin un éclairage que m’évoque quelqu’un, un homme qui a extrêmement bien réussi dans l’existence, qui fait une analyse parce qu’il ne sait pas que toutes les libertés ne lui sont pas permises – il en a beaucoup dans la situation qu’il a acquise. Une, en particulier, préside à un choix amoureux dont il doit s’abstenir, parce que cela le confronte directement à la configuration œdipienne et à la castration. A chaque fois qu’il essaie de passer outre, les symptômes qui en découlent sont lourds de conséquences, sans parler de ses performances qu’il juge alors, à raison, piteuse. Ce qui a rapport avec le sexe, c’est la confrontation du sujet à l’interdit, en attente d’autre chose que nous aborderons dans la deuxième partie. Il a outrepassé ce que lui disait un « quelques autres », un gentil « quelques autres », pas dans l’immeuble, pas au travail, pas dans la paroisse – qui est un conseil qui n’est pas sans rapport avec l’extension de l’interdit de l’inceste. Mais il montre bien que ce qui a un rapport avec le sexe – je continue à me tenir au niveau exigeant de la digne crudité des propos de Lacan – ce qu’il y a de sexuel ici, c’est qu’il débande.

On ne peut pas sortir du sexué. Lacan a une définition stricte de ce qu’est être asexué. C’est ce qui concerne l’Autre : « l’Autre ne se présente pour le sujet que sous une forme asexuée. Tout ce qui a été le support, le support-substitut, le substitut de l’Autre sous la forme de l’objet du désir, est asexué.

6 LACAN J., Le Séminaire, livre XIX, «… ou pire » (inédit), février 1972.

» 7 Lacan écrit « asexué » le fait que l’Autre soit asexué. Cela explique pourquoi le sujet sexué ne s’autorise que de lui-même. Le sujet sexué ne peut pas s’autoriser de l’Autre. D’une certaine manière, Anne Fausto-Sterling n’a pas complètement tort d’exiger que l’on ne force pas sur l’identification sexuelle, qu’on ne force pas sur les dragées roses et les dragées bleues, qu’on ne force pas sur cette hantise qu’il faut d’emblée conditionner par le signifiant le choix du sexe. Ce que madame Fausto-Sterling ne repère pas, c’est que, si on tient tant à conditionner les enfants pour qu’ils ne se trompent pas de route, pour qu’avec un corps de garçon, ils choisissent le bon sexe et qu’avec un corps de petite fille, ils choisissent le sexe qui convient le mieux à leur anatomie, si on tient tant à leur apprendre très tôt qu’il y a des choses qu’un homme doit faire, qu’il y a des choses qu’une femme doit être, et qu’on ne vienne pas intervertir cela, c’est parce qu’on n’est pas sûr de soi, c’est parce qu’on n’a jamais sans doute eu très confiance dans cette idée que l’Autre permet au sujet de s’autoriser de ce grand Autre pour le sexe. Ce qui est asexué chez Lacan est ici l’objet a, en tant qu’il se fait le support-substitut du grand Autre. C’est distinct chez Lacan de ce qu’il appelle le hors-sexe.

Il a du hors-sexe une définition qui m’a toujours paru digne d’être écrite dans ce petit carnet que je n’ai jamais très loin de ma table de nuit, où j’écris des formules que je dois apprendre et connaître pour bien me tenir dans la vie et pour ne pas m’écrier, désespéré comme Titus, avant de m’endormir, « diem perdidi – j’ai perdu ma journée ». « Ce qu’Aristote évoque comme la ϕιλια à savoir ce qui représente la possibilité d’un lien d’amour entre deux de ces êtres, peut aussi bien, à manifester la tension vers l’Être Suprême, se renverser du mode dont je l’ai exprimé – c’est au courage à supporter la relation intolérable à l’être suprême que les amis […] se reconnaissent et se choisissent. L’hors-sexe de cette éthique est manifeste, au point que je voudrais lui donner l’accent que Maupassant donne à quelque part énoncer, cet étrange terme du Noria. »8 Le Noria est une nouvelle de Maupassant à ne pas mettre sur sa table de nuit : il y a, à un moment donné, un objet épouvantable qui terrorise tout le monde et auprès duquel la figure de la méduse s’impose comme une aimable et paisible grimace. Cet objet d’horreur absolue, hors-sexe, est

7

LACAN J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 115. 8

Ibid., p. 78.

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un objet que Lacan identifie avec l’Être Suprême et qui inspire une terreur qui n’a rien à voir avec la castration. C’est au-delà de la castration. Lacan enseigne que c’est dans la relation à cela que les vrais amis se repèrent dans leur courage. C’est une vieille inspiration chez Lacan. Du temps où j’étais psychiatre, j’avais été très frappé par l’oraison funèbre que le docteur Lacan avait fait sur la tombe de Françoise Minkowska, qui était la femme d’Eugène Minkowski. C’était un secret de polichinelle : Françoise Minkowska et Jacques Lacan n’étaient pas en parfaite sympathique. Françoise Minkowska avait beaucoup d’animosité contre la théorie de Lacan. Je n’ai jamais su qui a demandé à Lacan de faire l’oraison funèbre, si c’était un tour ou si c’était un choix de Lacan. C’était un discours magnifique, où Lacan, se tournant vers Eugène Minkowski, montrait qu’il avait formé avec sa femme ce qui pour Aristote dans l’histoire des couples va au-delà de l’amour et qui s’appelle l’amitié. Lacan faisait sans doute référence à l’Éthique à Nicomaque, où Aristote met l’amitié au-dessus de la justice dans un raisonnement imparable, en disant que quand il y a amitié, il y a justice, et quand il y a justice, il n’y pas nécessairement amitié. Lacan avait raison : Françoise Minkowska et Eugène Minkowski, bien que leur théorie tombe des mains aujourd’hui, étaient un couple qui savait ce qu’avait été être unis devant l’horreur. Et si Lacan le leur rappelait de la plus superbe manière vingt cinq ans avant son Séminaire Encore, n’était-ce pas déjà pour indiquer que le hors-sexe est une figure de l’horreur qui ne s’apparente pas avec une clinique de la castration. D’une autre manière, dans le crépuscule du monde schrébérien, quelque chose d’abominable montre ce que devient l’au-delà de la question sexuelle, sitôt qu’elle concerne un sujet qui ne trouve pas sa mesure dans la castration parce qu’il est hors-discours.

Là, le pousse-à-la-femme chez Schreber est éclairant à considérer, dans la revendication de pouvoir être la mère d’une humanité nouvelle. Schreber tente de rentrer dans un univers de discours ou, en tout cas, dans une réconciliation subjective avec un ordre du monde tenable en identifiant la femme à la mère. Le pousse-à-la-femme de Schreber nous révèle ce que Lacan dit être l’opération de l’inconscient, et qu’il dénonce. L’inconscient sert à la femme « à n’exister que comme mère »9. L’inconscient, la logique du signifiant, fait de la femme avec son inconscient quelque chose qui la conduit « à n’exister que

es chez la femme.

9

Ibid., p. 90.

comme mère. Elle a des effets d’inconscient, mais son inconscient à elle – à la limite où elle n’est pas responsable de l’inconscient de tout le monde, c’est-à-dire au point où l’Autre à qui elle a affaire, le grand Autre, fait qu’elle ne sait rien […] cet inconscient, qu’en dire ? – sinon à tenir avec Freud qu’il ne lui fait pas la partie belle. »10 Lacan refrappe sur le clou avec son marteau de la sexuation pour montrer que, là aussi, le grand Autre, l’inconscient comme discours de l’Autre, ne connaît de la femme que la mère. Il y a donc en lieu et place de la femme un trou, un manque de signifiant, qui fait partie de l’atrocité de la relation entre l’homme et la femme. Ce qui fait l’atrocité de cette formule « l’être sexué ne s’autorise que de lui même », c’est que c’est un vrai choix, du style la bourse ou la vie. C’est un vrai choix dont il n’est pas certain – c’est ce que montre Lacan dans ses formules de la sexuation, pas dans les formules quantiques mais dans le schéma qu’il fait en dessous – que les conséquences n’en sont les mêmes pour les deux sexes. La conséquence du choix pour l’homme, d’une certaine manière, est que choisir le camp masculin met la femme en position d’objet perdu pour l’homme. C’est un petit peu moins simple à écrire pour les femmes. Lacan montre que les conséquences du choix sont un petit peu distinct

Si pour Lacan au temps des quatre concepts, le sexuel est quelque chose d’identifiable au désir dans son rapport à la loi, à l’interdit, à l’objet du manque, cela évolue dans sa conception. Je voudrais vous proposer un petit repérage dans cette évolution, pour montrer comment Lacan examine à chaque fois ce qui est enseignant sur la question du rapport entre les hommes et les femmes. Dire que les formules de la sexuation et le choix de « l’être sexué qui ne s’autorise que de lui même et de quelques autres » ont à voir avec le lien social, c’est dire que le choix du sexe est à lire, à examiner, à scruter comme les conséquences d’un dire d’un sexe par rapport à l’autre. Le choix du sexe ne peut pas se concevoir sans se référer à l’autre sexe.

Prenez, à propos de « la belle bouchère », « La direction de la cure » et L’envers de la psychanalyse, vous allez voir un singulier déplacement. Là aussi, quand Lacan traite de cela, il appelle un chat un chat. Voici ce qu’il dit dans « La direction de la cure » de « la belle bouchère », ou plutôt du bon boucher : « Voilà un homme dont une femme ne doit

10

Ibid., pp. 90-91.

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pas avoir à se plaindre, un caractère génital, et donc qui doit veiller comme il faut, à ce que la sienne, quand il la baise, n’ait plus besoin après de se branler. Au reste, Freud ne nous dissimule pas qu’elle en est très éprise, et qu’elle l’agace sans cesse. » 11 Le phallus ici remplit sa fonction qui est de permettre à la femme l’accès à la jouissance. Le phallus se révèle idoine à ouvrir à la femme les chemins de la jouissance. Il faut que Lacan se montre le dialecticien qu’il était, à la hauteur de « Subversion du sujet et dialectique du désir », puisqu’il lui faut expliquer quel est le rapport de la belle bouchère à sa copine, explication nécessaire pour éclairer l’apparition du saumon dans le rêve : cette amie se révèle « inimitable en ce désir insatisfait » 12. La belle bouchère, qui a accès à la jouissance en raison de l’excellence de la performance phallique du boucher, en raison de la capacité de son mari, doit pour la dialectique du désir rétablir une insatisfaction. C’est d’une simplicité comme le jour : vous ne désirez pas si vous ne manquez pas de quelque chose. Quand on vous comble, si vous voulez que votre désir sorte sauf, il faut rétablir le manque. Toute l’histoire du saumon et de l’identification à l’amie est utilisée en 1958 comme rétablissement du manque, du fait de la satisfaction obtenue du phallus. Lacan met dans le champ du désir l’enjeu sexuel. Après tout – n’hésitons pas dans les comparaisons les plus robustes et les plus roboratives –, il y a des jouissances qui comblent sans nous mettre immédiatement dans la situation d’avoir à rétablir les conditions du manque pour préserver la vitalité de notre appétit : ce sont parfois des jouissances alimentaires, où l’on peut avoir avec l’objet oral une jouissance repue et satisfaite. Lacan dit que ce n’est pas pareil pour le sexuel, puisque « la belle bouchère » va se servir du creux qu’elle installe dans une jouissance orale avec sa métaphore du saumon pour rétablir les conditions du désir. Entre les lignes, Lacan distingue le sexe du phallus. A la même époque, il met le sexe et le sexuel du côté du désir. Au nom du désir, au nom du sexuel, cette femme qui a accès à la jouissance de par la rencontre avec le phallus de l’homme doit rétablir les conditions du manque. C’est différent dans L’envers de la psychanalyse. Le boucher n’est plus – parlons comme Lacan – un vénérable baiseur. Le boucher que Lacan appelle par sa fonction « son baiseur de

11

LACAN J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 625.

12 Ibid., p. 626.

mari […] est un vrai con en or » 13, le gogo de service, le naïf. Le boucher est « un vrai con en or », parce qu’il considère qu’il satisfait « la belle bouchère » et qu’elle n’a donc pas à se plaindre. Il est donc d’autant plus agacé. C’est la fameuse page où Lacan dit qu’il y a du bonheur que du phallus. « Seulement, là où l’accent est mis par la théorie freudienne, c’est qu’il n’y a que le phallus à être heureux – pas le porteur du dit. » 14 C’est « un con en or » parce qu’il prétend qu’il est heureux au motif que son phallus l’est. Il prétend profiter du bonheur phallique. Ce qui est passionnant, c’est pourquoi la belle bouchère va introduire la question du saumon et de son amie. Ce n’est plus tant pour rétablir le manque, mais parce que son mari, fier comme Artaban, satisfait de sa performance, encombre la « belle bouchère » d’un objet de jouissance embarrassant. Plus l’affirmation des rapports du phallus à la jouissance de « la belle bouchère » est affiché, plus se montre insistant le reste de l’opération. C’est bien ce dont il s’agit dans le rêve. Lacan donne un statut différent au saumon et à l’amie en pensant que le rêve est d’une certaine manière le rêve du désir de refiler à l’amie le saumon comme objet de plus-de-jouir, le représentant de ce que le phallus ne traite pas. L’amie est ici, non pas celle à qui on s’identifie parce que cette amie est une experte en insatisfaction, mais celle à qui on peut refiler le ballon – si je puis dire comme au rugby –, celle à qui on peut refiler le mistigris de l’objet a. Plus le mari exauce la fiction du tout phallique, plus la bouchère est embarrassée par son plus-de-jouir, par son objet a, qu’elle aimerait bien refiler à la copine. C’est pour cela que Lacan dit en quoi l’insatisfaction est ici saisie à sa source : l’insatisfaction n’est plus dans la stratégie de l’hystérie pour rétablir les conditions du manque, mais l’insatisfaction est produite par la prétention phallique, l’insatisfaction est ici la conséquence de la prétention phallique.

Je voudrais commenter maintenant une phrase de Lacan, d’un Lacan d’avant toutes ses inventions sur le phallus et la dialectique du désir, le Lacan de « La lettre volée », qui révèle énormément de choses sur un rapport intime que nous pouvons déceler sur le rapport entre les hommes et les femmes : « L’homme assez homme pour braver jusqu’au mépris l’ire redoutée de la femme, subit jusqu’à la

13

LACAN J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 84.

14 Ibidem.

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métamorphose la malédiction du signe dont il l’a dépossédée. »15 Je résume rapidement : le ministre rentre dans la pièce, voit, dans le regard de déroute maîtrisée de la reine, l’importance de la lettre qui est probablement une offense à la fonction du couple royal garantissant l’essence même du rapport sexuel dans la conjugalité célébrée par la royauté. Cette lettre est peut-être la trace de la faute de la reine quant au pacte royal, la trace du reste de jouissance que la reine ne célèbre pas avec le con en or de l’histoire, le roi qui est ici dans la fonction du brave boucher. Le ministre, qui est une fine mouche, voit dans la lettre ce que Lacan appelle le signe de la femme, qui est une infidélité au roi. C’est une invention freudienne dans le roman familial, qu’il y aurait dans l’infidélité féminine quelque chose qui serait spécifique de la femme en tant qu’elle ne se définit pas dans son rapport à l’homme, au père. Lacan pose ici le signe et l’être entre la lettre et l’être de la reine, le signe et l’être merveilleusement disjoint 16. La reine avec la lettre, c’est le signe de la femme avec l’être de la femme. A partir du moment où le ministre vole la lettre, le signe et l’être sont merveilleusement disjoints. Le but de ce texte est de montrer que ce qui l’emporte sur l’être femme, c’est le signe de la femme. Celui qui détient le signe de la femme va se retrouver féminisé : « Car ce signe est bien celui de la femme, pour ce qu’elle y fait valoir son être, en le fondant hors de la loi, qui la contient toujours, de par l’effet […] Ce signe ravi, voici donc l’homme en sa possession : néfaste de ce qu’elle ne peut se soutenir de l’honneur qu’elle défie, maudite d’appeler celui qui la soutient à la punition ou au crime, qui l’une et l’autre brisent sa vassalité à la Loi. »17

Sir Arthur Conan Doyle disait que l’on reconnaissait un gentleman dans le respect du devoir absolu de mensonge quand il s’agissait de l’honneur d’une femme. Dès qu’il a la lettre, le ministre défie, l’honneur de la reine, au nom de l’honneur. En même temps, il se maudit s’il en appelle à la loi. Or cette loi, la lettre montre sa nullité. Il en appelle à une vassalité qu’il brise en la révélant. Déjà, chez Lacan, l’enjeu du sexe n’est pas dans ce qu’il appelle ici l’être, mais dans les rapports au signifiant. « L’homme assez homme pour braver jusqu’au mépris l’ire redoutée de la femme, subit jusqu’à la métamorphose la malédiction du signe

15 LACAN J., « Le Séminaire sur 'La Lettre volée' », Écrits, op. cit., p. 31. 16 Ibidem. 17

Ibidem.

dont il l’a dépossédée ». C’est très éclairant sur ce que Lacan considère être un homme. D’abord, il invite à ne pas en remettre : « L’homme assez homme », ça a un petit côté mère suffisamment bonne – allons y mollo, ne soyez pas trop bonne. Mais qu’est-ce qu’un homme dans l’histoire pour le commun des mortels ? Un homme, c’est quelqu’un qui est capable d’affronter la mort avec des personnes du même sexe que lui. Pas du tout pour Lacan. Lacan met ici le courage dans la capacité de l’homme à braver jusqu’au mépris, la colère, la rage redoutée de la femme. Braver jusqu’au mépris n’a ici qu’un sens : jusqu’au mépris du danger. Il est assez homme pour supporter que dans cette rage la femme ne soit pas emportée par la crainte que cette rage provoque. Il y a là un accent chez Lacan qu’on retrouve dans « je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte », un homme, c’est ce qui a à voir avec la manière de se tenir face au sans limite d’une rage féminine, c’est-à-dire assez homme pour affronter ce danger jusqu’au mépris du danger lui-même. Quand Lacan parle des femmes, il ne va pas chercher ses exemples chez la petite Cosette, les femmes de l’enseignement de Lacan sont reines et princesses ; les femmes sont toujours dans son enseignement entourées de toute la splendeur qui leur est due. C’est dire que l’excès de leurs passions sont de nature à frapper les esprits à la hauteur de leurs majestés souveraines. Être assez homme, on le voit, est davantage qu’une affaire de tenue. La paix des royaumes, bien plus que celles des ménages en dépend. Même un petit garçon et une petite fille arrivant à Dames, ou à Hommes, portent la « Dissension […] à la puissance sans mesure, implacable aux familles et harcelantes aux dieux, de la guerre idéologique. »18 Dans « L’étourdit », de la façon la plus prosaïquement bouleversante, est révélé ce qu’implique ce choix du sexe chez l’homme comme chez la femme. La virilité est chez Lacan associée curieusement au mystère de ce qui chez l’homme peut lui arriver, dans son lien à la question du père : « La castration relaie de fait comme lien au père, ce qui dans chaque discours se connote de virilité. » 19Lacan situe – il le fait aussi avec le petit Hans – le lien à la virilité dans le rapport de l’homme au père. Et le lien au courage, l’homme assez homme, est dans le rapport de l’homme à ce qui est l’infini chez la femme. Lacan retourne l’idée

18 LACAN J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, op. cit., p.

501. 19

LACAN J., « L’étourdit », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 460.

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de Freud. L’idée de Freud, c’est que lorsque l’enfant sait ce que le père fait à la mère, les statues se fendent, les piédestaux vacillent. Freud dit même quelque part que le père a intérêt à tout dire à ses enfants, c’est-à-dire comment naissent les enfants et ce qu’un homme peut faire avec une femme. Il a cette phrase étonnante dans les années vingt : « il gagnera en affection ce qu’il perdra en respect ». C’est le point de vue inverse que Lacan annonce à la fin de son enseignement : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit respect, est – vous n’allez pas en croire vos oreilles –, père-versement orienté, c’est-à-dire s’il fait d’une femme, l’objet a qui cause son désir. » 20 L’idée de Lacan est qu’un père a droit au respect et à l’amour de ses enfants, s’il a su traiter la mère comme une femme à la place où il doit la mettre, c’est-à-dire à la place de ce qui a causé son désir. C’est là que l’on voit le troisième temps que j’ai artificiellement essayé de résumer, entre « la belle bouchère » dans « La direction de la cure » et « la belle bouchère » dans L’envers de la psychanalyse : « Car à quoi l’homme s’avouerait-il servir de mieux pour la femme dont il veut jouir, qu’à lui rendre cette jouissance sienne qui ne la fait pas toute à lui : d’en elle la re-susciter. »21 Là on a vraiment le point d’orgue d’un mouvement en boucle. L’homme se met ici au service de quelque chose pour la femme dont il veut jouir. Là aussi, on appelle un chat un chat. Ce mouvement en boucle mène Lacan jusque dans une partie de son enseignement à découvrir la contingence du phallus. C’est un grand passage d’Encore : il dit que le phallus n’est pas de l’ordre de la nécessité. Lacan passe d’un moment dans « la belle bouchère », où il montre la nécessité du phallus, ensuite, la contingence du phallus, et il pose que c’est ici le devoir de l’homme de faire en sorte que son désir – vouloir jouir d’une femme – fasse d’une contingence nécessité, pour que la femme soit rendue à elle-même qui n’est pas toute à lui. Le phallus, qui est pour l’homme une contingence et pour la femme aussi – nous ne sommes homme et femme que parce que le sort nous a fait ainsi, – est convoqué par Lacan à un rang de nécessité, pour faire face à un impossible. Le sexe ne va pas sans le phallus, parce que le problème du sexe est justement cette partie qui concerne le sexuel et qui est sans phallus. Faire passer le désir chez le sujet sexuel dans le champ du devoir est précieusement indiqué dans Lacan, quand il évoque à quoi l’homme peut

20

LACAN J., « RSI », Ornicar ?, 3, mai 1975, p. 107. 21

LACAN J., op. cit., p. 466.

servir de mieux. On voit bien qu’il ne s’agit pas ici du devoir conjugal. Le devoir conjugal est une expression qui stipule que l’on peut avoir une vie sexuelle sans désir, c’est-à-dire une vie génitale sans sexuel, ce que tout le monde sait avec l’expérience du fantasme. Le fait que la jouissance sexuelle, dans l’acte sexuel pour les deux sexes, exige souvent la convocation du fantasme – qui n’a pas entendu cet aveu ? Cela montre bien que l’acte génital lui-même n’est pas d’emblée, ipso facto, investi de la qualité sexuelle, puisqu’il faut fantasmer le sexuel pour accéder à la jouissance. Le devoir dont parle Lacan, pour l’homme, dans cette division que le phallus introduit chez une femme en lui révélant une jouissance qui n’est pas toute, et le devoir chez la femme, de consentir à cette office que l’homme lui voue, ce devoir, qui n’a rien à voir avec le devoir du névrosé qui écrase le sexuel au nom de la loi – comme l’indique très bien l’expression du devoir conjugal –, est ici un devoir qui confronte le sujet à ce qui est au-delà des limites du phallus. C’est un devoir de se confronter, non plus à ce que la loi prescrirait, mais à ce à quoi la jouissance oblige. Lacan montre bien dans ce : servir de mieux, que le choix du sujet de son être sexué est un choix qui se démontre toujours dans l’acte, où le désir doit se hisser au rang du devoir faire face à la jouissance. Non pas comme dirait Aragon parce que « la femme est un portrait dont l’univers est le lointain » – il ne s’agit pas de cette infinitude esthétique ; c’est une belle phrase, mais c’est à autre chose que Lacan nous convie. Bien à côté de l’exemple de Dora contemplant la Madone, et de cette infinitude que l’homme peut ressentir dans la femme et dont il peut tirer matière à gloser sur son exil, Lacan prescrit un devoir, c’est de fréquenter chez l’autre sexe ce qui lui permet d’aider qui que ce soit, à supporter ce qui va au-delà des limites. Ce devoir profile un horizon joyeux puisqu’il s’agit d’un gai savoir, un gai savoir vivre ensemble sans aucune illusion pastorale, mais simplement en ne s’y s’autorisant que de soi-même et de quelques autres. Sur ce point de perspective se conjoignent esthétique et éthique comme l’écrivait le même Aragon : « j’ai dit à la beauté : prends moi dans tes bras de silence ».

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L’acte sexuel est-il un acte ? Pierre Malengreau

« L’acte sexuel a toutes les caractéristiques de l’acte » * 1. Est-ce un acte pour autant ? Il arrive, quand on a avec quelqu’un un lien sexuel, que cela ait une suite, et que ça prenne la forme d’un acte 2. C’est loin d’être toujours le cas. L’expérience analytique nous apprend qu’une relation sexuelle est souvent un acting out ou un passage à l’acte. Les impasses de l’acte sexuel et les « vains essais où (il) se perd » 3 dénotent une dimension paradoxale que Lacan déplie d’une façon précise dans son séminaire sur la logique du fantasme.

Une question datée Un petit déplacement dans la formulation de la question nous permet d’en préciser les enjeux. Avant de nous demander si l’acte sexuel mérite le terme d’acte, demandons-nous si nous pouvons valablement parler d’acte sexuel. Pouvons-nous conjoindre ces deux termes ? Qualifier un acte de « sexuel » revient à dire qu’il y aurait un acte susceptible de rendre compte, ou d’inscrire quelque chose de la différence entre un homme et une femme. C’est ce qu’interroge Lacan. « Y a-t-il un nœud définissable comme un acte où le sujet se fonde comme sexué, c’est-à-dire mâle ou femelle ? » Y a-t-il un acte qui pourrait, « fut-ce à son terme, aboutir à l’essence pure du mâle ou de la femelle ? » 4

La question n’est pas abstraite. Il n’y a pas que la prose de Rudward Kipling : « si tu fais ceci, si tu fais cela, alors tu seras un homme, mon fils », à la prendre au sérieux. Celui qui choisit la chirurgie pour changer de sexe, ou encore celui qui passe sa vie à vouloir prouver sa virilité par ses conquêtes ou par ses réalisations, ne dira pas le contraire. La liste est longue, des actions que les hommes et les femmes posent pour tenter de fonder leur être sexué. Toutes ces actions n’ont pourtant pas la valeur d’un acte. Un juste repérage s’impose pour ne pas

1 LACAN J., Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme », (inédit),

22 février 1967. 2

LACAN J., « Place, origine et fin de mon enseignement », Essaim, 5, p. 14.

3 LACAN J., « La logique du fantasme », compte rendu d’enseignements,

Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 327. 4

LACAN J., Le Séminaire, Livre XIV, op. cit., 30 mai 1967.

confondre ce qui a valeur d’acte et ce qui vaut plutôt comme évitement de l’acte.

L’important ici n’est pas d’extraire de l’enseignement de Lacan une quelconque théorie du dit acte sexuel, mais plutôt de suivre la voie qu’il trace pour ceux qui le suivent. Si l’acte psychanalytique n’est pas un acte sexuel, il a pourtant pour visée de traiter au plus près ce qui se joue dans l’acte sexuel. C’est à ce titre que Lacan aborde l’acte sexuel dans les années soixante. Il s’agit de cerner quelque peu la structure de l’acte psychanalytique à partir de l’acte sexuel en tant que ce dernier est exclut de l’espace analytique. Le fait qu’il y ait un lit ou un divan, évoque bien sûr quelque chose de sexuel. Dans certains conditions, le fait d’entrer dans un espace où il y a un lit peut qualifier un acte comme ayant un certain rapport avec l’acte sexuel. Le lit analytique évoque à ce titre un espace qui n’est pas sans rapport avec l’acte sexuel, à ceci près qu’il l’exclut. Il y a entre l’acte analytique et l’acte sexuel « un rapport de contraire » 5 dont il convient d’écrire les coordonnées logiques. Le lit introduit la sexualité dans l’expérience analytique sous la forme d’un champ vide. Et c’est parce que l’acte psychanalytique exclut du cabinet la satisfaction et l’apaisement sexuel, qu’il y est possible d’en cerner les enjeux de réel.

Pour l’essentiel, ce que Lacan dit de l’acte sexuel en utilisant ce terme, se situe entre 1962 et 1969. Son enseignement avait pour enjeu à ce moment-là l’incidence de l’objet a dans l’angoisse, dans le fantasme et dans la structure de l’acte analytique. Dans le séminaire sur L’angoisse Lacan aborde l’acte sexuel par le bout de ce qu’il évite. Dans les séminaires sur La logique du fantasme et sur L’acte psychanalytique il fait valoir la structure paradoxale de l’acte sexuel. Et dans son séminaire D’un Autre à l’autre il met en évidence la place de l’objet a dans ce qu’il nomme l’impasse de l’acte sexuel. Lacan n’utilise plus par la suite le terme d’acte sexuel. Il y substitue désormais la formule : « il n’y a pas de rapport sexuel », faisant désormais valoir ce que l’agir sexuel doit au semblant et à la rencontre.

Un énoncé de Lacan peut nous servir de guide pour articuler ce « rapport de contraire » qu’il y a entre l’acte analytique et l’acte sexuel. « Le primat de l’acte sexuel […] s’articule de l’écart de deux formules. La première : il n’y a pas d’acte sexuel, sous-entend : qui fasse le poids d’affirmer dans le

5

Ibid., 8 mars 1967.

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sujet la certitude de ce qu’il soit d’un sexe. La seconde : il n’y a que l’acte sexuel, implique : dont la pensée ait lieu de se défendre pour ce que le sujet s’y refend. » 6

Lacan donne à l’acte sexuel une place éminente. Il parle du primat de l’acte sexuel parce que, plus que tout autre acte, cet acte met en jeu quelque chose qui touche au réel qui oriente aussi la praxis analytique. Pour nous y introduire, Lacan qui lisait aussi les publications de l’IPA, part d’un constat : ces publications sont les plus chastes qui soient. On n’y raconte plus des histoires de sexe, comme Freud pouvait le faire. On insiste plutôt sur les forces vitales, et sur la capacité des sujets à s’adapter au monde. Il s’agit d’obtenir ce que Lacan nomme « de bons employés ». « C’est ça le moi fort ! Évidemment, il faut avoir un moi résistant pour être un bon employé. On fait ça à tous les niveaux, au niveau des patients et puis au niveau des psychanalystes, des bons employés. Tout de même, on peut se demander si c’est ça, l’idéal d’une fin de cure psychanalytique, qu’un monsieur gagne un peu plus d’argent qu’avant, et qu’il s’adjoigne, dans l’ordre de sa vie sexuelle, à l’aide modérée qu’il demande à sa compagne conjugale, celle de sa secrétaire. » 7

Le ton a sans doute quelque peu changé aujourd’hui. On parle plutôt de l’hypersexualisation de nos sociétés. Le sexe est omniprésent. Il est devenu un bien de consommation courante, auquel le discours commun ne donne pas plus d’importance que le fait de boire un verre d’eau ou d’aller faire son supermarché. Paradoxalement, la sexualité s’avère là-dedans tout à fait secondaire. L’important est que ça marche, « que la fesse ait passé son petit traité de paix avec le surmoi, et que le ça ne gratouille plus à l’excès »8 . L’acte sexuel se ramène à une activité motrice qui se mesure à l’aune d’un idéal, c’est-à-dire à quelque chose de nommable, en terme de génitalité ou de fusion amoureuse. Les ratages de l’acte ne sont plus dès lors que des ratés sur les chemins supposés de la réussite sexuelle.

Chacun peut pourtant constater qu’il y a là quelque chose qui ne tombe pas juste. Il est à la portée de tous que « la sexualité fait trou dans la vérité » 9. Il y a dans le sexuel quelque chose de fondamentalement inapte. La moindre rencontre entre un homme et une

6 LACAN J., « La logique du fantasme », op. cit., p. 325.

7 LACAN J., « Place, origine et fin de mon enseignement », op. cit., p. 13.

8 Ibidem. 9

Ibid., p. 14.

femme objecte à l’idée même de leur complémentarité. La moindre rencontre avec le réel, lequel est toujours sexuel, objecte à « l’idée de tout » 10. C’est ce dont témoigne le névrosé à l’envi. Le névrosé parle peu de sa sexualité, et quand il en parle, c’est pour dire à quel point elle est peu satisfaisante, non de son fait, mais à cause de l’autre. Il témoigne ainsi de ce qu’il lui est plus facile de parler de ses symptômes, que d’aborder le fantasme qui les soutient et les modes de jouir qu’ils entretiennent. Le pas qu’il hésite ainsi à franchir, c’est de prendre acte que « si ça rate, c’est pour chacun », c’est-à-dire selon des modalités qui l’engagent. L’étonnant dans cette affaire est « de ce que personne ne s’en tirant bien, on ne s’en soucie pas plus » 11.

Tout l’enseignement de Lacan va à contre-courant de cette désinvolture, l’acte analytique ayant précisément pour visée d’amener celui qui le veut, à plus de cohérence, et à moins d’évitement par rapport à ce point de manque. Pour Lacan, l’acte sexuel ne se réduit pas à un faire. Il participe de l’acte en ceci, qu’il met en jeu dans son rapport au partenaire, non pas quelque chose de nommable, mais quelque chose qui ne peut pas être nommé. La difficulté vient de ce que la façon dont cet innommable est mis en jeu participe en fait à son évitement. Il y a dans l’acte sexuel une forme d’évitement, que Lacan nomme les voies vaines de l’acte sexuel, et que l’acte psychanalytique prétend traiter, voire contrer.

Trois énoncés de Lacan nous en tracent les coordonnées telles qu’il l’articule à ce moment de son enseignement : « l’acte sexuel a les caractéristiques d’un acte », « il n’y a pas d’acte sexuel qui fasse le poids quant à la certitude d’être d’un sexe », « il n’y a que l’acte sexuel dont la pensée ait lieu de se défendre ». La diversité de ces trois énoncés conjoints demande un certain ajustement qui n’est pas donné d’emblée.

Les caractéristiques d’un acte Ce que le langage courant nomme acte sexuel mérite d’être qualifié du terme d’acte, dit Lacan, même si l’acte sexuel est rarement un acte véritable. Lacan ne manque pas de remarquer à quel point tout ce qui s’énonce dans la théorie psychanalytique de son époque « semble destiné à effacer à l’usage de ceux

10

LACAN J., « Préface à L’éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 561.

11 Ibid., p. 562.

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qui souffrent le caractère d’acte qu’il y a dans le fait de la rencontre sexuelle » 12.

Que l’acte sexuel puisse être un acte se repère d’abord à partir de l’incidence du signifiant dans ce qui le structure comme acte. « L’acte sexuel se présente bien comme un signifiant. » 13 C’est presque un postulat de base pour la psychanalyse. Il est impossible de concevoir une action dans laquelle le sujet est impliqué, sans prendre en compte les coordonnées signifiantes qui la structurent. La dite relation sexuelle n’est pas une simple démarche motrice ou une copulation pure et simple. Elle implique le sujet, et partant la manière dont les signifiants le déterminent. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de faire état de la manière dont il se présente à nous, avec ses particularités symptomatiques et avec tout ce qui le fait trébucher.

L’acte sexuel n’est pas seulement signifiant, c’est « un signifiant qui répète quelque chose », même si cela se passe en un seul geste. Qu’il y ait une dimension de répétition se repère facilement si nous nous demandons ce qui se répète. Selon Freud, l’acte sexuel répète la scène œdipienne. Cela nous indique que le sujet est soumis à des incidences qui lui sont opaques. Le sujet répète un trait qui vaut du fait qu’il le soutient, mais dont il ne connaît ni la signification qu’il recevra après coup, ni les conséquences. Lacan illustre cette dimension de répétition dans l’acte en prenant pour exemple le fait de marcher. L’effectuation motrice de marcher ne devient un acte que si le sujet assume le sens de cette action au moment où il la pose. « Pour que je marche devienne un acte […], il faut que je marche en fait et que je le dise comme tel. » 14 Cette rétroaction signifiante inscrit la répétition au cœur de l’acte. Elle implique de la part du sujet qu’il assume le dimension opaque de ce dire. Le fait de franchir le Rubicon n’est pas un acte en soi. Même si quelqu’un veut imiter Jules César, franchir le Rubicon n’est pas un acte. Un acte suppose de la part du sujet qu’il le nomme et partant qu’il en soutienne la signification sans pouvoir anticiper ses effets de sens. On pourrait écrire cela de la manière suivante :

S1 → S //(S2).

Ceci pourtant ne peut suffire. Lorsque la rencontre sexuelle est un acte, elle n’est pas seulement

12 LACAN J., Le Séminaire, Livre XIV, op. cit., 8 mars 1967.

13 Ibid., 22 février 1967.

14 Ibid., 15 février 1967.

signifiante. Elle n’est pas seulement un signifiant qui se répète. Pour qu’un acte sexuel puisse être un acte, il faut que ce signifiant particulier « instaure quelque chose qui soit sans retour pour le sujet » 15. Ce n’est pas un « j’agis, et puis je réfléchis », mais un « j’agis et j’y suis sans pouvoir m’y reconnaître ». Un acte véritable a ceci de particulier qu’il a sur le sujet des effets qu’il ne peut reconnaître, car il est tout entier comme sujet transformé par cet acte 16. L’important dès lors n’est pas tellement du côté de la définition de l’acte, mais du côté de ses suites. Un acte se juge à ses conséquences et à la manière dont un sujet les prend à sa charge, en dehors de toute forme de représentation qu’il pourrait avoir de lui-même. Sil est authentique, un acte comporte une dimension de « saut dans l’inconnu », une dimension de coupure par rapport à toute forme d’identification.

Il est rare qu’un acte sexuel réponde à cette structure. Et quand ça arrive, les conséquences s’avèrent souvent ravageantes pour le sujet. Il y a des façons de réaliser l’acte sexuel « qui trouvent en général leur sanction en enfer » 17. Il suffit de se référer à Œdipe, ou encore aux difficultés que nous rencontrons dans l’expérience analytique lorsqu’un analysant a connu l’inceste. Ces circonstances nous permettent de toucher du doigt à quel point certains actes sexuels instaurent quelque chose d’un sans retour pour le sujet.

Ces trois traits de l’acte ne sont cependant pas propres à l’acte sexuel. Concernant l’acte sexuel, il faut aller un peu plus loin. Il faut préciser « l’articulation signifiante de ce qu’il en est de la répétition » 18 au niveau de la satisfaction qui s’en obtient. Il est impossible de traiter valablement de l’acte sexuel si nous ne nous interrogeons pas sur la satisfaction sexuelle. La répétition qui est en jeu a à voir avec la satisfaction sexuelle qui s’obtient.

La répétition qui soutient la satisfaction de l’acte sexuel implique un élément particulier, un élément qui sert de mesure et d’harmonie. « En aucun cas cette harmonie ne saurait être conçue de l’ordre du complémentaire », comme on dirait d’une clef qu’elle est le complément de la serrure. C’est ce que Lacan écrit «-φ», en hommage à l’organe que certains ont et d’autres pas. -φ dénote la place du manque dans l’acte sexuel. Il n’y a pas d’acte sexuel

15

Ibid., 22 février 1967. 16

Ibid., 15 février 1967. 17

Ibid., 26 avril 1967. 18

Ibid., 1 mars 1967.

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qui ne mette pas en jeu la castration, même si c’est habituellement pour l’éviter. C’est là une expérience à la portée ce chacun. La rencontre sexuelle la plus réussie implique le manque. Le principe de plaisir commande qu’il n’y ait pas trop de plaisir. Comme nous l’apprend Freud, « le trop de plaisir est un déplaisir »19. La satisfaction sexuelle suppose que le plaisir ne soit pas sans limite.

C’est sur cela que Lacan s’appuie pour cerner la dimension de répétition dans la satisfaction sexuelle. Dans la rencontre sexuelle, chacun des deux partenaires a l’idée du couple comme un. Chacun des partenaires a l’idée de ce qui manque et de ce qu’il faudrait pour que le couple fasse un. La conjonction sexuelle confronte de ce fait le garçon comme la fille à ce qu’il est comme objet a pour l’autre, en tant qu’il pourrait manquer à cette place. Lacan écrit cela (1 – a). 1 symbolise le sujet qui est produit par l’acte, et a symbolise, non pas le manque, mais ce qui manque ou ce qu’il faudrait pour que le couple fasse un.

Dès lors, pour que s’institue la dyade du couple, il faut que chacun des partenaires pose l’autre comme un Un à égalité avec lui. Il faut que chacun des partenaires introduise dans l’autre le rapport initial que chacun entretient avec cet élément manquant. On pourrait écrire cela comme suit : (1 – (a) – 1). Le sujet répète l’Un qui le réalise, en le posant du côté de l’autre. C’est du même Un dont il s’agit, celui du sujet qui se réalise en référence à ce qui lui manque.

C’est là ce qu’on pourrait nommer une complémentarité de leurre. A défaut de pouvoir repérer ce qu’il est pour l’autre, à défaut de pouvoir considérer l’autre comme complémentaire, le sujet cherche une suppléance. Il cherche un objet au titre de compensation. L’objet a, cet objet dont le sujet suppose que l’autre l’a à disposition, compense -φ. Il est même fait expressément pour qu’on ne aperçoive pas du manque 20. Le vrai de la relation entre un homme et une femme se joue autour de cet objet. Il n’y a par exemple pour un homme aucun accès au corps d’une femme, sauf si elle incarne l’objet qui lui manque. S’il n’y a pas de montage autour de l’objet, il pourra faire beaucoup de choses, par exemple l’aimer, mais il n’a aucune chance de pouvoir lui faire l’amour 21.

19 Ibid., 8 mars 1967.

20 LACAN J., « Petit discours aux psychiatres », (inédit), 1967.

21 LACAN J., Le Séminaire, Livre XIV, op. cit., 8 mars 1967.

La satisfaction sexuelle vient de là. Elle vient, non pas de la décharge motrice, mais de l’usage que chacun des partenaires fait de cet objet. La détumescence apparaît là « comme un moindre mal »22. Elle se ramène à la fonction de protection contre un mal plus redouté. Le sujet croit rencontrer la jouissance chez l’autre, alors que c’est la sienne propre qu’il rencontre. L’acte sexuel est ainsi fait, nous dit Lacan, pour que le sujet « ne s’aperçoive pas de ce qui manque »23. L’acte sexuel est ainsi fait pour que le sujet ne s’aperçoive pas qu’il ne sait rien de la jouissance de l’autre, ou encore, pour le dire autrement, qu’il y a dans la jouissance de l’autre un manque dont il ne peut rien savoir. Il n’y a pas d’acte sexuel qui… Le deuxième énoncé se déduit du premier. Si un acte sexuel a les caractéristiques d’un acte, il ne peut fonder une identité sexuelle. C’est hors de sa portée. « Il n’y a pas d’acte sexuel qui fasse le poids à affirmer dans le sujet la certitude de ce qu’il soit d’un sexe ». L’acte sexuel, s’il est authentique, instaure un sans retour pour le sujet, mais il ne peut en aucun cas le poser comme homme ou comme femme. La copulation ne permet pas à l’homme de s’identifier comme homme, et à la femme de s’identifier comme femme. Elle ne permet pas non plus d’identifier le sexe du partenaire. « Le sexuel ne fonde rien, ne garantit rien, même si on en rêve. »24 S’il arrive qu’un acte sexuel puisse à l’occasion engendrer une certitude, celle-ci n’est pas de l’ordre du sexuel. Le sexuel ne soutient aucune certitude dans le sujet quant à son sexe. C’est même là l’impasse de l’acte sexuel. Même quand c’est un acte, l’acte sexuel échoue à assurer une quelconque assomption du sexe. Cette formule de Lacan anticipe la forme logique qu’il en donnera dès 1969 : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Il n’y a pas d’acte sexuel veut dire que la rencontre sexuel, même quand elle a valeur d’acte, ne fait pas rapport.

Cette formule ne prend pourtant toute sa portée que si nous y ajoutons la troisième : « Il n’y a que l’acte sexuel dont la pensée ait lieu de se défendre ». La seconde partie de la formule est essentielle, car elle nous permet de distinguer l’acte sexuel véritable, pour autant qu’il existe, et l’acte sexuel du névrosé. Cette formule repose sur une opposition simple entre

22

Ibid., 24 mai 1967. 23

Ibid., 8 mars 1967. 24

MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, « De la nature des semblants », (inédit), cours du 17/6/92.

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la pensée considérée comme une défense et l’acte sexuel, entre la pensée et donc quelque chose qui ne l’est pas, c’est-à-dire un impensable.

Lacan définit de différentes façons cet impensable. La castration est un des nomes de l’impensable. Pas la castration du sujet. Le névrosé aime sa castration comme lui-même. Il peut la vivre de différentes façons. Il s’en plaint, mais il y tient. Le sujet hystérique est celui qui s’en plaint le plus fort. Le sujet obsessionnel crie moins fort ; la castration y prend plutôt la figure du doute et du scepticisme. Le névrosé ne craint pas sa castration. Ce qui suscite son horreur, c’est la castration de l’Autre, c’est le trou dans l’Autre. La jouissance est un autre nom de cet impensable. Elle est l’impensable parce qu’elle éclipse le sujet. Il n’y a pas un « je pense » de la jouissance. Quand le sujet entre dans le champ de la jouissance, « il n’est pas autre chose qu’un produit, il n’a besoin ni d’être, ni de penser, ni d’avoir sa règle à calcul »25.

Ce qui est pensable par contre, c’est quoi ? C’est le désir en tant qu’il peut être déterminé par le fantasme. Le fantasme offre des enveloppes imaginaires et signifiantes à ce qui cause le désir. Il soutient le désir. Il permet au névrosé de se défendre contre l’impensable. Dire qu’« il n’y a que l’acte sexuel dont la pensée ait lieu de se défendre » veut dire qu’il n’y a que l’acte sexuel qui permette de présentifier le cœur de la jouissance qui est impensable. Il y a une béance entre le désir et ce qui n’est pas le désir et qui est la jouissance. L’acte sexuel est ce qui permet de passer de l’un à l’autre. Il y a dans l’acte sexuel un franchissement du désir vers la jouissance. L’acte sexuel est un acte qui libère le désir de son engluement.

C’est sur ce point que l’acte sexuel véritable, s’il existe, et l’acte sexuel du névrosé divergent. L’acte sexuel véritable est celui qui prétend conjoindre désir et jouissance. Il a pour visée le maintien de l’Un présumé de l’union qui ne s’établit pas entre les sexes. Il prend dans ce cas valeur d’un pacte où se dénote ce que la perversion a de plus typique.

C’est ce devant quoi le névrosé recule selon une voie que Lacan nomme inverse de la perversion. Il s’en tient à une forme de jouissance qui lui permet de tenir à distance l’impensable de la jouissance. Pour ne pas être confronté à ce qui manque, pour ne pas être confronté à l’impensable de la jouissance, le névrosé aborde l’acte sexuel par le bout des

25 LACAN J., op. cit., 8 mars 1967.

montages fantasmatiques qui lui sont propres. Il met une distance entre son désir et la chambre à coucher. Lacan termine son séminaire sur le fantasme en faisant une petite liste qu’on pourrait mettre au goût du jour, mais qui garde toute sa pertinence clinique. Pour le névrosé, tout se passe dans l’antichambre. « Si vous voulez des précisions, la phobie, ça peut se passer dans l’armoire à vêtements, dans le couloir, la cuisine ; l’hystérie, ça se passe dans le parloir, dans le parloir des couvents de mode bien entendu ; l’obsession dans les… toilettes » 26. Les « vains essais » où le névrosé s’épuise trouvent ici leur sens : loin de réussir à l’éloigner de la castration, tout ce qu’il pose comme acte l’y ramène.

On pourrait à partir de là écrire ce « rapport de contraire » qu’il y a entre acte sexuel et acte analytique. Si l’acte sexuel est forclos du cabinet du psychanalyste, c’est précisément pour pouvoir interroger ce que le névrosé met en place pour ne pas voir ce qui manque. Le mathème de l’acte sexuel à ce moment de l’enseignement de Lacan pourrait s’écrire petit a sur -φ », a sur -φ écrit l’impasse de l’acte sexuel. « Petit a vient se substituer à la béance qui se désigne dans l’impasse du rapport sexuel. » 27

Le mathème de l’acte analytique pourrait être dans ce cas : a //-φ « a se sépare de moins phi »28. IL y a un rapport de contraire entre l’impasse de l’acte sexuel et l’effet de passe de l’acte analytique 29, un rapport qui se joue autour de la fonction et de la place qu’occupe l’objet au regard du manque qu’il dénote et couvre en même temps. Il nous reste alors à prendre la mesure de l’incidence de l’acte analytique sur l’acte sexuel lui-même.

* Rédigé à partir du cours sur l’acte psychanalytique que je donne avec Philippe Bouillot à la Section clinique de Bruxelles.

La garantie du fantasme Éric Laurent

Ce titre est ironique car si la théorie lacanienne du fantasme implique quelque chose, c’est bien que la

26

Ibid., 21 juin 1967. 27

LACAN J., Le Séminaire, Livre XVI, « D’un Autre à l’autre », (inédit), 4 juin 1969.

28 LACAN J., Le Séminaire, Livre XV, « L’acte psychanalytique », (inédit), 17 janvier 1968.

29 MILLER J.-A., op. cit., cours du 17/6/92.

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fin de l’analyse est centrée sur un point d’interrogation concernant le fantasme*. Toute la théorie et l’enseignement qui ont été développé par Lacan sur ce thème de la fin de l’analyse tournent autour d’un point : interroger à partir de son fantasme la garantie que l’on a de la cohérence de son monde, de sa réalité, du sens accordé au monde.

J’ai pris comme introduction une référence de Lacan à Willie Hoffer, théoricien américain qui est, son nom en témoigne, un anglais importé. Willie Hoffer est un annafreudien importé de Vienne. Ce que j’ai trouvé drôle, c’est que ce matin, à partir du parcours d’une analysante d’Anna Freud, Esther Menaker, on a précisément interrogé cette référence à Willie Hoffer, son deuxième analyste. Xavier Esqué a cité Lacan dans « Variantes de la cure-type » où il dit qu’« il reste qu’un théoricien (il évoque Willie Hoffer) opinant en la délicate question de la terminaison de l’analyse pose crûment qu’elle implique l’identification du sujet avec le Moi de l’analyste en tant que ce Moi l’analyse » 1. Et Lacan ajoute : « Cette formule, démystifiée, ne signifie rien d’autre sinon qu’à exclure son rapport au sujet de toute fondation dans la parole, l’analyste ne peut rien lui communiquer qu’il ne tienne d’un savoir préconçu ou d’une intuition immédiate » 2.

Lorsque Willie Hoffer essaie de définir la fin de l’analyse et la sortie de la névrose de transfert, il formule ceci : « La sortie ne peut se produire si le patient dans son analyse ne s’identifie pas à l’analyste. Ceci se démontre par la capacité chez le patient à interpréter lui-même les produits de son inconscient, à supprimer lui-même ses résistances et à comprendre enfin et dans certaines limites à contrôler ses acting out dans le contexte social. C’est une activité de l’ego qui a été acquise le long du traitement analytique, apprise par le patient sans y avoir été enseigné. Ceci peut continuer après la conclusion de l’analyse avec l’analyste actuel ou après que cette analyse ait été limitée dans sa fréquence, son temps ou sa visée. » 3

Il compare ce procédé à ce qui a été appelé la substitution du surmoi infantile par le surmoi de l’analyste selon la théorie de Strachey. Hoffer ajoute : « il n’est pas besoin de l’appeler une substitution, dans l’ego du patient, c’est un

1 LACAN J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 338.

2 Ibidem.

3 HOFFER W., « Trois critères psychologiques pour terminer le

traitement », Internat. J. Psycho-Anal., 3, 1950, pp. 194-195.

changement dû à une identification » 4 et il la situe dans le Moi. Cette substitution moïque, cette construction d’une identification, d’une introjection de l’analyste dans l’analysant, cela définit non seulement une impasse théorique, mais une éthique du sans fin forgée comme telle.

J’ai reçu il y a quelques semaines une personne qui est venue me voir après un parcours spécial, un analyste ayant une formation tout à fait différente de la formation lacanienne et qui me présentait son intérêt pour l’enseignement de Lacan. Lorsque je l’ai interrogé sur son parcours analytique, il m’a dit qu’il était dans la psychanalyse depuis trente ans et que quasi la moitié du temps il était en analyse. Pour lui, c’était un devoir que de s’analyser et il était prêt à le refaire. Il présentait le fait d’être toujours en analyse quand on est analyste comme une éthique analytique. C’est un peu du même ordre que ce que formule Willie Hoffer. Et cette personne me présentait cela comme une garantie de son honnêteté et de son éthique vis-à-vis de la psychanalyse.

Le changement proposé par Lacan lorsqu’il dit qu’une conclusion fait partie de l’éthique de la psychanalyse est frappant. C’est une toute autre perspective. Ce n’est pas de continuer à s’analyser tout seul, ce n’est pas de continuer à s’analyser avec ses patients, ce n’est pas de continuer à s’analyser avec son analyste ou avec un autre. C’est de continuer en position d’analysant par rapport à la psychanalyse elle-même. C’est ce que Lacan formule au-delà de toute identification. Parvenir à cette position, celle que désigne Lacan lorsqu’il dit qu’il fait tout le temps la passe – puisqu’au moment même où il est en position d’analyste il devient analysant – cela comporte une conclusion de quelque chose.

Lacan nous conduit à cette autre éthique qui implique d’emblée une phase de conclusion permettant de se représenter cette position d’analysant rénové. C’est à partir de cela que l’on peut considérer ce qu’ont été pour nous les enseignements et les surprises dans le cartel de la passe quant aux résultats effectifs des analyses, tels qu’ils pouvaient être recueillis par le dispositif. Nous avons eu dans notre cartel la chance de nous trouver dans une période féconde du débat sur cette question. En deux ans, nous avons entendu presque trente passes, ce qui est beaucoup et donne à notre réflexion une certaine ampleur.

4

Ibidem.

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On peut dire que pour ces cas les sorties d’analyse sous la forme d’éclairs, moments de traversée ponctuels, ont été très peu nombreux. Cependant, dans un cas, cela s’est passé indubitablement comme tel. Le sujet a témoigné du changement subjectif accompli du jour au lendemain, marqué par l’impossibilité de se rendre chez son analyste, qui l’était depuis un moment. « Marqué » dans le sens le plus profond, en un instant, comme cela arrive hors de l’analyse, dans la structure de l’amour, le coup de foudre. Instantanément le sujet sait que quelque chose de son destin est en jeu, que quelque chose a changé. Et – pour reprendre le commentaire de Heidegger sur Héraclite – lorsqu’on parle d’éclair qui fait percevoir le monde comme un tout, nous voyons comment, sous cette lumière, apparaît une série qui change le point de vue, le sens.

Cela renvoie à la structure de l’amour, structure dans laquelle, à suivre Lacan, il y a le plus de discontinuité. La formule de la mise en place du transfert, c’est la formule de la métaphore par où le sujet s’adresse à l’analyste l’installant dans la position de l’aimé. Il est crucial de penser la structure de l’amour comme quelque chose ayant sa référence fondamentale dans la discontinuité, dans la métaphore. Parce que si l’entrée en analyse comporte que la métaphore de la langue, autrement dit la métaphore de l’inconscient, permette la métaphore de l’amour, la fin du processus analytique s’y rapportera aussi. L’éclair de la fin tient du coup de foudre du début.

Parmi les cas que nous avons entendus, il y avait par exemple celui d’une femme qui présentait cette structure de la discontinuité d’une façon très remarquable. Cela se rapporte au trait passionnel qu’il y a dans la position subjective des femmes, le trait spécifique de l’amour féminin qui est différent des traits fétichistes de l’homme.

Et ce que l’on a pu voir avec ces cas, c’est précisément le poids que la construction, la densification du fantasme, a pour les hommes. Lorsque le fantasme est constitué en tant que l’axiomatique de toutes les hypothèses possibles de l’amour pour un sujet qui aime selon une série de conditions apparaissant au fil des années comme conditions de son accès à la jouissance, chez un homme, cela se détaille très précisément et d’une certaine manière cela se condense.

Ce fut une surprise pour nous de voir comment, dans une série de cas, un sujet pouvait avoir un savoir sur

son fantasme, un fantasme condensé, réduit. Par exemple, un sujet qui avait un rapport avec un Autre foncièrement méchant. Ce qui est resté sa dernière vérité, c’est que la sagesse fondamentale consistait à ne faire confiance en personne. Concernant sa relation amoureuse, il se devait de faire savoir qu’il n’était pas digne de confiance et que, pour le moins, les femmes étaient toutes à sa portée. La condition fondamentale pour lui était de le faire de manière notoire et que l’autre y consente. Il devait se faire aimer en tant que non fiable, se tenant par là dans une position mortifiée. La fin de l’analyse pour ce sujet a été précisément de faire reconnaître et accepter cela par l’analyste. Il donnait plutôt que l’impression d’une traversée, celle d’une certaine compactification du fantasme, avec l’obtention d’un savoir. Ainsi que, d’un certain point de vue, nous nous servons de l’exemple de l’éclair du sujet, nous nous servons ici de la compactification de l’Autre comme exemple paradigmatique, afin de cerner les fins d’analyse qui n’étaient pas du côté de l’éclair, mais de l’extinction progressive. Il y a des sujets qui peuvent d’un moment à l’autre subjectiver qu’ils n’aiment plus quelqu’un. Un sujet comme Russel, le logicien, écrit dans son autobiographie qu’il s’est rendu compte qu’il n’aimait plus sa femme en traversant à vélo un pont. Lorsqu’il est monté sur le pont, il aimait sa femme, et en en descendant, il ne l’aimait plus. Puisqu’il était logicien, cela a eu des conséquences drastiques, il a appliqué la certitude. Il y a la discontinuité exercée, mais il y a aussi tout ce qui est du côté de l’extinction progressive, une sorte de working out du processus où un niveau de neutralisation, d’impasse, est atteint. Côté signifiant par exemple, un sujet a dit, lors de son témoignage, qu’un moment est venu dans son analyse où il pouvait prévoir de façon exacte ce que son analyste allait dire, il avait l’anticipation de tout ce qui allait se passer. Cela produit par exemple une neutralisation mortifère de l’affaire. Le sujet vérifiait séance après séance que depuis un certain temps il n’y avait plus la dimension de la surprise. Et cela a été pour lui une sortie : neutralisation du côté du signifiant. Pour un autre, c’était plutôt de vider la place de l’analyste, c’est-à-dire de considérer que son analyste était inexistant, qu’il n’accordait aucune importance à ce qu’il allait dire ou ne pas dire. Ce n’était pas du côté de l’avoir, mais du côté de faire inexister ce lieu, cela lui était égal. Et pendant longtemps il est allé vérifier qu’il n’y avait plus

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personne au lieu que l’analyste avait si longtemps occupé. Du côté de l’objet, pas de la chaîne, il y avait un « rien » et pour ce sujet cela a été aussi une sortie. Il y a eu aussi des analysants pour lesquels il y avait un oubli total de l’analyste. Des analystes complètement oubliables. A l’opposé, beaucoup venaient oublier Lacan, l’analyste inoubliable, soit dans le registre d’une plainte permanente parce qu’ils ne pouvaient pas oublier l’erreur qu’il avait commis, soit du côté de l’analyste imprévisible, inoubliable parce qu’on ne sait pas comment oublier cet analyste qui a fait des choses hors de tout sens humain et qui demeurent une énigme. Tous ces cas ont été rencontrés plutôt du côté des hommes parce que le fantasme a un pied dans ce qui reste de l’Autre.

Ce que je veux souligner, c’est la position différente du sujet féminin à cet égard. Il y a des femmes qui peuvent avoir sur leur fantasme une lucidité même plus fine qu’un homme. Avoir, par exemple, la lucidité de tenir compte de l’objet indigne qui a fait qu’elle n’avait dans la vie d’autre droit que d’épouser cet objet. C’est d’une lucidité particulière que quelqu’un puisse dire de son mari qu’il est à la place de l’objet ravalé. C’était exactement le cas et ce n’était pas si perceptible que cela. Il fallait construire la logique du pourquoi c’était la condition de sa jouissance. Ce sujet la construisait, mais il restait dans une position gênée par rapport au savoir, une position tranchant avec sa lucidité. Le savoir acquis sur son fantasme ne lui donnait pourtant pas un accès renouvelé au savoir en tant que tel, au désir de savoir. Cela la maintenait dans une position de ne pas avoir le droit de savoir.

Cela tranchait avec les hommes chez qui lorsqu’il y avait une lucidité sur le fantasme, elle n’allait pas sans un renouveau du rapport au savoir. Quelque chose de l’horreur du savoir tombait.

Chez les sujets femmes, il n’y avait pas le même effet de corrélation entre la construction consistante du fantasme et le rapport à un Autre, sinon qu’ils visaient précisément l’inconsistance de l’Autre, quelque chose qui n’est pas du côté de ce qui peut être montré. Cela a attiré notre attention et nous a fait relire une page de « L’étourdit » où se trouve une prosopopée très différente de celle qui figure dans les Écrits où il y a une vérité qui parle. Ici ce n’est pas la vérité qui parle, c’est plutôt la jouissance : « Tu m’as satisfaite, petithomme. Tu as

compris, c’est ce qu’il fallait. » 5 Lacan commente l’œdipe féminin, il évoque l’énigme qui ne se trouve pas dans l’œuvre de Sophocle, mais qui se trouvait dans les mythes : qui a quatre pieds le matin, deux à midi et trois le soir ? La réponse étant « l’homme » qui d’abord marche à quatre pieds, puis à deux pieds, puis avec une canne. C’est la sphinge qui pose cette question : « Qu’est-ce que l’homme ? Qui est celui qui a ces particularités ? » Et Œdipe se précipite à s’identifier à l’homme de peur d’être mangé. Devant cette voix féminine : « Qui es-tu ? », il se précipite à s’identifier au signifiant « homme ». Lacan reprend cela en commençant non pas par la question du signifiant, non pas par l’énigme de la femme, mais bien à partir de la réponse de la femme. Ce qui existe est la jouissance féminine : « Tu m’as satisfaite, petithomme ». Cette prosopopée est pour Lacan un appel fait par la surmoitié. Il y a un jeu entre surmoi, l’Uberich « sur moi », et la sur-moitié. On peut entre le moi et la moitié faire ce jeu de mots qui tient compte du fait que l’on parle parfois de la femme comme étant la moitié de l’homme. C’est le reste du mythe aristotélicien du monde divisé en deux.

Lacan signale qu’il ne s’agit dans cette voix de la jouissance féminine que du vrai surmoi. Ce n’est pas le surmoi que les analystes jusqu’à Lacan pensaient comme étant le surmoi maternel, comme plus archaïque que le surmoi paternel. Tout le monde s’est rendu compte à partir des années 30 que le bon père et ses interdictions, c’était une fonction fort nécessaire et qui ne faisait de mal à personne. Au moment où on est entré dans l’époque permissive de l’éducation, c’était le moment où personne ne savait ce qu’était un père. On ne croyait plus alors à cette fonction. Mais au moment où tout est complètement tombé, on a commencé à parler du besoin de maintenir une bonne image paternelle. Cela a donné lieu à ce que tout le monde prenne cela comme plaisanterie fondamentale puisque maintenir le semblant de « oui, fais ce que dis ton père », signifie réellement que la seule chose sérieuse c’est le surmoi maternel.

Pendant une vingtaine d’années, les analystes, notamment les analystes d’enfants, ont maintenu l’idée que ce qui était sérieux, c’était que le surmoi maternel archaïque essaie de maintenir l’image paternelle, c’est-à-dire de faire que le sujet croie en son père. Lacan affirme que cela est une escroquerie, que l’image du père est autre chose que cette image : 5

LACAN J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 468.

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il est un médiateur. Il est moins le porteur des interdictions que celui qui, s’il a une dignité, fait vivre le désir.

Le surmoi maternel est un masque de la surmoitié. Le fait fondamental est qu’il y ait au-delà de la jouissance phallique quelque chose en plus, un supplément, une jouissance Autre qui – tout comme dans le cas d’Achille et la tortue, souligné par Jacques-Alain Miller – demeure hors de la portée de la mesure phallique. Dans ce sens, cela reste hors de la portée du fantasme qui inclut la mesure phallique passant d’un côté à l’autre des formules de la sexuation.

Le récit qui se glisse ici, c’est l’appel du surmoi non pas maternel mais féminin : « Tu sauras à la tombée du jour faire pareil que Tirésias et, comme lui, d’avoir à être l’Autre, tu pourras deviner ce que je t’ai dit. » Tirésias était le devin grec qui s’est transformé en femme pendant sept ans et qui a par la suite repris son statut d’homme. C’était lui que l’on convoquait chaque fois qu’il fallait témoigner sur la jouissance phallique des hommes et sur la jouissance des femmes. Et Tirésias témoignait que les femmes jouissaient davantage, au-delà, qu’il y avait un supplément du côté de la femme.

La voix féminine, la voix des sirènes est : « Châtre-toi ! Transforme-toi en Tirésias afin de savoir vraiment comment on est de l’autre côté, et tu sauras alors deviner quel est le sens de ce que nous disons ! » C’est pourquoi Ulysse avait pris ses précautions pour ne pas se châtrer et s’est tenu lié à son bateau. L’image actuelle des peintures grecques le montre assujetti au mât du bateau – cette figure de l’érection phallique – devant la voix des sirènes.

Lacan dit que cette voix des sirènes est une sur-moitié qui ne se surmoite pas. Le mot moite désigne en français l’humidité de l’angoisse. C’est donc un jeu de mots entre le moite de l’angoisse de castration et surmonter. Ce jeu de mots fait la série de ce qu’est une « surmoitié » qui ne se surmonte pas si facilement que la conscience universelle, c’est-à-dire le surmoi, la voix du surmoi. Ce qui implique que si l’on essaie de penser la fin de l’analyse en termes d’un « c’est permis », alors cette jouissance construite avec la consistance du fantasme, du côté de l’homme, s’ouvre à la fin sur une permission au-delà de la conscience universelle, au-delà de ce qu’il faut faire et de ce qu’il ne faut pas faire.

Selon la morale provisoire de l’époque où l’on vit, il faut devenir responsable de sa jouissance selon les

lois en vigueur. Mais on peut en être responsable au-delà de ce qui est correct, conforme, et le premier pas est de se confronter à la morale universelle. C’est ce qui d’habitude se traduit dans la psychanalyse avant Lacan en termes de surmoi plus doux, moins féroce. Mais le plus féroce est ce « plus » de jouissance dont témoignent les femmes en sa présence. Lacan dit que la vérité du surmoi n’est pas l’interdiction, mais une poussée, un appel à ce « jouis au-delà de la limite phallique ! » C’est cette présence, la plus inquiétante, qui est incarnée par la jouissance féminine. C’est pourquoi la voix de la jouissance féminine fait fonction de voix de sirène.

Lacan conclut cette prosopopée en disant : « Ces dits ne sauraient se compléter, se réfuter, s’inconsister, s’indémontrer, s’indécider qu’à partir de ce qui ex-siste des voies de son dire. » 6 Tous ces mots : se compléter, etc., sont des façons de dire ce qui dans l’Autre est de l’ordre de l’incomplétude. Les mots, inconsistance, irréfutabilité, indémontrabilité, indécidabilité, sont des concepts logiques qui sont apparus après le théorème de Gödel. Comme dans n’importe quel système, dans n’importe quel Autre, si simple que l’on veuille le définir, il y a des vérités qui ne pourront jamais être démontrées, qui ne pourront jamais être réduites au savoir. Donc, ce que cette série de termes négatifs rend présent, c’est l’indémontrabilité. C’est le point avec lequel le sujet doit se confronter directement, spécialement lorsqu’il se trouve du côté féminin. Face à la jouissance qui se définit comme pleine, qui s’impose, qui a cette dimension de poussée, d’évidence, sa tâche consiste à savoir qu’au-delà des conditions de jouissance du fantasme, il restera encore un supplément. La vraie position du sujet, spécialement celle de celui qui va occuper la place de l’analyste, sera de se confronter – non pas de s’identifier – à la position féminine en tant qu’incarnation de cette jouissance supplémentaire. Se tenir dans la position de celui qui – au-delà du prestige de cette jouissance – peut interroger cette voix surmoïque et la rapporter aux sillons de son dire, à la jouissance même d’où elle s’origine. La rapporter à ce que les dires ont une origine dans un désir qui n’est rien de plus que le point qui reste au-delà de tous les dits pouvant être produits. Il y a devant tout ce qui est verbal ce qui reste en tant que préverbal. Il s’agit de s’y diriger.

6

Ibidem.

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Cette voix surmoïque qui a tellement à voir avec un silence a été cernée avant Lacan par une série d’analystes, spécialement en ce qui concerne le lieu de la solitude avec l’Autre. Dans son article sur la solitude 7, Mélanie Klein disait que pour affronter le réel, le plus crucial était pour un sujet d’être seul, pouvoir être seul avec cette nostalgie d’un Autre qui le comprendrait au-delà de toute parole. Il s’agissait pour elle de ce qui précède toute verbalisation, c’est-à-dire le préverbal. Face à cela, Lacan note que la vérité de la solitude n’est pas la solitude avec la mère, mais c’est la solitude d’affronter cette voix des sirènes, c’est pouvoir être seul – homme ou femme – avec cet appel. « Soit Autre pour moi », c’est cela l’appel qu’affronte l’homme. Du côté de la femme, c’est : « être une Autre pour elle-même telle qu’elle est une Autre pour un homme. » Il s’agit de résister à cet appel afin de trouver le mot juste permettant d’indécider, d’indémontrer, de renvoyer cet appel plein de jouissance au point d’inconsistance qu’il y a dans l’Autre.

La véritable solitude est de trouver un point où il n’y a pas d’identification possible. On est seul parce qu’il n’y a pas d’autre solution que de se tenir dans une position d’exception, d’extimité. C’est pourquoi, lorsque Lacan évoque la solitude, il en fait non pas un rapport à la mère, mais un rapport du sujet – spécialement du sujet féminin – « seule avec l’Autre ».

C’est ce « seule avec l’Autre » qui fait que la société des femmes n’est pas une société unifiée, qu’il n’y a pas de conformité, qu’elles sont une par une et qu’il n’y a pas de phénomène comparable à la fraternité masculine qui produit les armées disciplinées. La société féminine, faite de singularités non conformes, est une autre façon de parler de cette société. Nous avons constaté qu’un sujet féminin peut avoir des conditions de jouissance dans son fantasme parfaitement exprimées, et peut, en même temps, se trouver dans un rapport de solitude avec ce point qui reste pour elle tel une énigme. Cela implique qu’elle devrait faire encore un pas, dépasser le point où le sujet reste comme énigme pour soi-même, tout comme pour l’homme. Ce raisonnement nous a permis de penser comment un sujet féminin pouvait atteindre ce point, ce qui nous a permis, en même temps, de prendre le pari de le nommer AE. Même si elle restait comme énigme

7

KLEIN M., « Se sentir seul », Envie et Gratitude, Paris, Gallimard, 1968.

pour elle-même, on pouvait dire qu’elle avait traversé son fantasme et que cette position pouvait être surmontée en étant nommée, reconnue dans cette position. Énoncer un « tu peux bien » était une manière de rendre compte des discordances de l’expérience, dans laquelle ne cadre pas tout à fait ce qui avait été prévu, c’est-à-dire la traversée du fantasme, l’identification au symptôme et la production de savoir. Traduit par Alejandro Sessa, non relu par l’auteur.

* Ce texte est paru en espagnol dans la revue Freudiana, 9, 1993.

Traumatisme, destin et choix Jacques Borie

La question du traumatisme, si présente dans la clinique actuelle, est souvent abordée du côté des enfants sous le vocable du child abuse qu’a généralisé la clinique psychiatrique américaine. L’abus sexuel sur les enfants a donné lieu à beaucoup de publications présentant une causalité du registre traumatique, pensée comme une intrusion d’une figure de l’Autre jouisseur. La réponse en est souvent donnée en termes de psychothérapie : il s’agirait de parler pour réparer le dommage subi, donner du sens à cette expérience d’effraction pour soulager le sujet. Cette réponse par la psychothérapie est certainement une des conséquences de la généralisation de la psychanalyse à notre époque, mais cette réponse ne va pas sans voiler la dimension réelle de l’expérience qu’il convient d’aborder des deux côtés à la fois. Qu’est-ce qu’un traumatisme du point de vue de la psychanalyse ? Je ne reprendrai pas tout ce que vous avez dû entendre déjà sur le point de vue freudien*, par exemple sur le passage de la perversion paternelle au fantasme comme causalité du traumatisme. Je me propose plutôt d’éclairer un peu cette notion de traumatisme telle que Lacan la développe à la fin de son enseignement. Soulignons déjà que Freud comme Lacan ne renonce pas du tout à cette notion du traumatisme : il y a bien quelque chose de traumatique, mais il s’agit évidemment de le situer comme il convient.

Quel lien avec le destin ?

Puisqu’on pense que cette idée du destin serait une fixation du sujet dans une sorte de « c’est écrit » de son être à partir d’un événement traumatique,

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essayons de cerner le lien entre traumatisme et destin. Commençons par une citation de Lacan qui nous permettra d’envisager comment Lacan pose la question à ce moment-là. Cette citation se trouve dans le Séminaire sur Joyce, donc en 1977, à la page 22 du recueil Joyce avec Lacan. Il évoque la question de sa rencontre avec Joyce en 1921 à l’occasion de la parution d’Ulysse, mais il généralise sa question au rapport entre rencontre et destin : « Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons – car c’est nous qui le tressons comme tel – notre destin. Nous en faisons notre destin, parce que nous parlons. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c’est ce qu’ont voulu les autres, particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez-là ce nous comme un complément direct. Nous sommes parlés, et à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé. Et en effet, il y a une trame – nous appelons ça notre destin. » 1

Lacan revient ici à plusieurs reprises sur cette notion de trame, de hasard et de destin. Et il nous dit que, d’une part, nous sommes parlés, par l’Autre familial bien sûr et, d’autre part, le hasard nous pousse. Lacan ne récuse donc nullement cette catégorie du hasard. Au contraire, il la revalorise et il dit que c’est parce qu’il y a une rencontre entre cette première trame proposée, ce en quoi nous sommes parlés, et ce hasard que nous faisons destin parce que nous parlons. Il y a un entremêlement de trois dimensions. Nous sommes parlés : l’Autre préalable, l’Autre familial, nous donne une certaine place dans le monde, par ses identifications, par le mode du désir qu’il propose, par le fantasme dans lequel nous sommes pris comme objet. Et il y a du hasard, c’est-à-dire des rencontres qui sont des aléas. Cela change déjà un peu de l’idée de la psychanalyse comme un simple déterminisme où le sujet serait le produit et où il s’agirait simplement de vérifier les signifiants qu’il a rencontrés dans sa vie et de dire : « Voilà vous êtes cela parce que…, parce que…, parce que… ». Cette idée de la détermination par l’Autre est donc mise en question mais non pas abandonnée, c’est beaucoup plus subtil dans le sens où c’est à un tramage qu’il faut se référer. Dans un tramage, il y a des entrecroisements de fils, il y a des choses qui ressortent, qui font des bosses, etc. Entrecroisement donc entre le préalable du sujet comme parlêtre et le hasard des rencontres qui ne sont nullement liées au préalable de l’Autre, mais qui sont des effets du réel comme contingent, et enfin parce que nous parlons nous faisons de ce tramage notre destin. C’est-à-dire 1

LACAN J., Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1987, p. 22.

que nous mettons en route notre blabla subjectif pour tramer ce hasard en destin.

Dans cette simple phrase, Lacan reprend donc en compte trois dimensions de l’expérience : notre immersion dans le monde symbolique déterminé par la figure de l’Autre, l’Autre particulier bien sûr, la famille par exemple ; le réel comme contingent ; et bien sûr notre propre position subjective. Ce n’est que sur cette dernière dimension que nous pouvons dire qu’il y a une position de choix dans le fait même que nous tressons à notre tour, sur ces rencontres entre l’Autre préalable et le hasard, notre destin. Nous écrivons ce qui ne va pas cesser de s’écrire comme nécessité.

Cette manière de penser maintient donc la dimension du hasard. Et je crois qu’on a tout intérêt dans notre clinique à la maintenir contrairement à une certaine psychologisation de l’expérience qui ferait croire que « Ah ! Ce n’est pas par hasard s’il vous est arrivé ça ! » Je crois qu’au contraire il y a tout intérêt à penser que ça peut être tout à fait par hasard parce qu’alors le sujet est en état, voire en devoir de répondre de ce hasard. Le sujet est alors responsable non pas de l’événement, mais de sa réponse. Ce qui s’appelle être responsable, c’est répondre de ce qui vous arrive et ne pas penser que c’est entièrement dû à l’Autre. Dire que le sujet a à en répondre est une façon de poser comme il convient l’éthique de la psychanalyse, l’éthique comme responsabilité d’un dire à venir.

Qu’est-ce que le trauma dans le dernier enseignement de Lacan ?

Freud a toujours maintenu cette idée de traumatisme, mais il a évolué dans sa conception, passant de l’idée du père pervers qui aurait abusé de son enfant innocent à une conception du fantasme, c’est-à-dire cette nécessité pour le sujet d’imaginer un Autre qui le prend comme objet. Cette d’idée d’un Autre qui prend le sujet comme objet est radicalisée dans le fantasme « Un enfant est battu », central pour tout sujet.

Je prends une seconde référence de Lacan, tirée du Séminaire« L’insu […] », à la séance du 19 avril 1977, et publiée dans Ornicar ? n°17-18. Toutes les références que j’utiliserai ici datent des années 1975, 1977 et 1980, donc vraiment de la fin de l’enseignement de Lacan. Ce dernier temps de son enseignement nous permet de voir la question à

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partir non pas de la dominance du symbolique sur l’imaginaire, mais à partir de l’orientation par le réel et par le nouage des instances.

Voici ce que dit Lacan dans ce Séminaire où il s’interroge sur la question de la vérité et du traumatisme : « Car il (Freud) s’imagine que le vrai, c’est le noyau traumatique » 2. Nous pouvons donc déjà saisir que c’est le rêve de Freud de penser que le noyau traumatique soit inscrit en termes de vérité. « C’est ainsi qu’il s’exprime formellement. Ce soi-disant noyau n’a pas d’existence – il n’y a, comme je l’ai fait remarquer en évoquant mon petit-fils, que l’apprentissage que le sujet a subi d’une langue entre autres, qui est pour lui lalangue, dans l’espoir de fer rer, elle, lalangue, ce qui équivoque avec faire-réel.» 3 Commentons : Lacan nous dit donc que, pour Freud, le traumatisme peut s’avérer, peut se traduire en termes de vrai et de faux, soit entièrement dans le registre symbolique. Or Lacan nous dit que c’est le rêve de Freud de pouvoir traduire le traumatisme en termes de vérité, c’est-à-dire comme symbolique. Lacan nous dit que ça n’a pas d’existence, au sens où justement le noyau traumatique n’ex-siste pas puisqu’il n’a pas de place dans le symbolique. C’est d’ailleurs d’être une effraction dans le symbolique qui définit ce noyau comme traumatique.

Qu’y a-t-il à la place ? Il y a l’apprentissage que le sujet enfant a subi d’une langue entre autres, c’est-à-dire d’une langue particulière. Ce n’est pas la langue en deux mots qui serait le langage, la langue universelle, mais c’est une langue qui est pour lui lalangue, en un seul mot. Le sujet enfant est tombé dans cette lalangue, dans ce bain de langage, hors de toute valeur de signification particulière pour l’instant.

Et d’être tombé dans cette lalangue, cette version de la langue qu’a proposée la famille dans laquelle le sujet enfant est tombé, rend possible de ferrer, comme le pêcheur qui ferre son appât, qui va attraper quelque chose avec ça – d’attraper quelque chose du réel. Nous sommes là dans le registre de lalangue, terme forgé par Lacan à partir de la lallation indiquant ainsi le rapport de l’enfant avec la langue dans laquelle il tombe et qu’il expérimente jusqu’à la fin de sa vie en tant qu’elle est un pur lieu de jouissance avant toute valeur de signification particulière.

2.

2 LACAN J., « Le Séminaire, Vers un signifiant nouveau », Ornicar ?, 17-

18, p. 12. 3

Ibidem.

Et Lacan nous dit, je prolonge son argumentation mais je ne peux pas développer tout le passage parce que ce serait vraiment long, « Lalangue, quelle qu’elle soit, est une obscénité. » 4 Qu’est-ce à dire ? Que la lalangue met l’objet en scène, l’obscénise. Vous voyez que cela s’oppose à ce que disait Freud tout à l’heure qui cherche la vérité du noyau traumatique. Lacan nous dit en effet que lalangue transporte l’obscénité. C’est-à-dire que dans cette lalangue en tant qu’elle est le lieu d’une jouissance, dans le rapport à cette langue elle-même, l’objet de jouissance est présenté sous une version portant la trace d’une obscénité particulière. Pour Lacan, cela s’oppose à la dimension de vérité. La lalangue comme obscénité s’oppose à ce qui dans la langue pourra se vérifier, mais qui n’est pas le traumatique. Cette différence est essentielle à saisir.

Pour mieux comprendre ce qui est en jeu, disons que qui tombe dans le monde, tombe dans ce que Lacan appelle dans le même passage du Séminaire un bouillon de culture. Cette expression est très jolie. Que signifie-t-elle ? Lacan l’oppose à l’agriculture en tant que savoir que l’homme introduit dans la nature, autrement dit en tant que structure signifiante. Avec du S1 et du S2, avec l’articulation signifiante, l’homme transforme la production naturelle. Le savoir humain en tant qu’il s’introduit dans la nature a donc une structure articulée. Alors que le bouillon de culture n’est pas une structure, le bouillonnement est une notion aléatoire : on ne peut pas y définir une articulation, cela se réfère donc à lalangue en tant que jouissance bouillonnante non articulée, pas encore « agricultirisée ». Lacan le dit très bien : « La fonction de vérité est ici en quelque sorte amortie, par quelque chose de prévalent ; il faudrait dire que la culture est là tamponnée, amortie, et qu’à cette occasion on ferait mieux peut-être d’évoquer la métaphore […] de l’agri du même nom. Il faudrait substituer à l’agri en question le terme de bouillon de culture ; ça serait mieux d’appeler culture un bouillon de langage. » 5 Le sujet tombe donc bien dans un bouillon de culture. Ce bouillon de culture n’est certes pas la nature, mais il n’est pas structuré comme un savoir puisque le savoir se définit par l’articulation, par le passage du S1 à S

Lacan met donc l’accent sur la dimension du traumatisme qu’il faut prendre du côté de lalangue

4

Ibidem. 5

Ibid., p. 13.

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en tant qu’elle véhicule une certaine obscénité. Cette obscénité est à entendre comme la trace d’une jouissance particulière que tels parents, telle famille a transmis à son enfant. Cet enfant devra se l’approprier pour faire réel à son tour, pour donner sa propre version dans le monde de son rapport à la langue.

Le bouillon de culture met donc en question la valeur même de la vérité. Dans ce chapitre, Lacan introduit d’ailleurs la notion de vanité. En effet si nous disons lalangue, nous mettons l’accent non pas sur la vérité mais sur l’obscénité, c’est-à-dire sur le fait que lalangue témoigne d’abord d’une jouissance particulière avant de pouvoir se vérifier en termes de vrai et de faux, en termes symboliques. Il est logique de remette en question justement le statut du sujet dans ce monde et la valeur du traumatisme par rapport à cela. Où est alors le traumatisme ? Si Lacan parle de vanité et non plus de vérité, c’est justement parce que la vérité devient une valeur variable. On ne peut plus la prendre comme un universel. Lacan, comme Freud, a soutenu très longtemps cette logique de la classe : les garçons ou les filles, phallus ou pas phallus. Alors qu’ici nous commençons à entrer dans une logique autre qui est justement la mise en question de l’universel, de la valeur de la classe. De ce fait, la vérité se trouve non pas abandonnée mais minorée, elle a une valeur seconde par rapport à la valeur de réel. Il n’y a aucun espoir que la vérité rende compte du traumatisme.

Si dans lalangue se transmet quelque chose d’une obscénité plus que d’une vérité, quel est alors le mode possible d’intervention du psychanalyste ? Si on pense la psychanalyse en termes de vérité, ce qu’elle est aussi bien sûr, la position du psychanalyste est de soutenir la fonction de l’Autre pour vérifier ce qui est vrai, ce qui n’est pas vrai. C’est une version de l’Autre comme bonne foi. Mais ici, nous ne pouvons pas nous en contenter, et il faut donc tenir compte d’un « il n’y a pas » fondamental qui est bien sûr l’absence du rapport sexuel. La conclusion à en tirer est d’un registre différent de celui de la vérité.

C’est pourquoi Lacan revient à la fin de son enseignement encore une fois sur cette question du rapport entre traumatisme et langage dans la troisième référence sur laquelle j’appuie mon propos. Il s’agit de la séance du 10 juin 1980 d’un de ses derniers Séminaires, Le malentendu. C’est vraiment une des dernières interventions publiques

de Lacan. En voici quelques passages : « Je suis un traumatisé du malentendu. Comme je ne m’y fais pas, je me fatigue à le dissoudre. Et du coup je le nourris. » 6 C’est le mur du langage, dès que nous parlons pour essayer de dire que ce n’est pas ce que nous avons voulu dire, il n’y a plus moyen de s’en sortir. « De traumatisme, il n’y en a pas d’autre, l’homme naît malentendu » 7 Lacan reprend ici la critique de Freud à Otto Rank sur le traumatisme de la naissance. Nous pouvons d’ailleurs lire toute l’histoire de la psychanalyse comme chacun essayant de dire, d’inventer sa version, de ce qui est vraiment traumatique, tant cette question du traumatisme est difficile à cerner. Pour Rank, le traumatisme était à situer à la naissance, pour un autre, il se situait encore ailleurs. Et Lacan finalement nous dit à la fin de son enseignement : « Il n’y en a pas d’autre : l’homme naît malentendu » 8.

Il nous dit aussi que c’est en lien avec le corps : « Puisqu’on m’interroge sur ce qu’on appelle le statut du corps, j’y viens, pour souligner qu’il ne s’attrape que de là. Le corps ne fait apparition dans le réel que comme malentendu. Soyons ici radicaux, votre corps est le fruit d’une lignée dont une bonne part de vos malheurs tient à ce que déjà elle nageait dans le malentendu tant qu’elle pouvait. Elle nageait pour la simple raison qu’elle parlêtrait à qui mieux-mieux. » 9 Nous venons dans le réel comme corps, l’enfant est d’abord un corps, l’enfant vient comme corps mais aussi comme malentendu. Or, évidemment il n’y a de malentendu que s’il y a du symbolique. Mais Lacan prend le symbolique du côté du malentendu, pas du côté de la vérité. Du fait que nous parlons, nous ne transmettons que du malentendu.

« C’est ce qu’elle (votre lignée) vous a transmis en vous « donnant la vie » comme on dit. C’est de ça que vous héritez. Et c’est ce qui explique votre malaise dans votre peau quand c’est le cas. Le malentendu c’est déjà d’avant. Pour autant que dès avant ce beau legs vous faites partie, ou plutôt vous faites part du bafouillage de vos ascendants. Pas besoin que vous bafouilliez vous-même. Dès avant ce qui vous soutient au type de l’inconscient soit du malentendu s’enracine là. Il n’y a pas d’autre 6

LACAN J., « Le Séminaire, le malentendu », Omicar ?, 22-23, p. 12. 7

Ibidem. 8

Ibidem. 9

Ibidem.

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traumatisme de la naissance que de naître comme désiré. » 10Naître comme désiré est traumatique ! Vingt ans plus tôt, Lacan ne disait pas du tout cela. Il disait, au contraire, que lorsqu’on n’était pas désiré on était traumatisé. Ici on est traumatisé du fait qu’on est désiré et donc qu’on a une place dans l’Autre, mais une place qu’on ne peut pas articuler. Il y a donc toujours un trou entre le fait qu’on vient dans un monde de désir où la trace de l’Autre comme jouissance est présente et l’impossible de mettre le mot sur la chose. C’est cela le malentendu. Et il continue : « Désiré ou pas, c’est du pareil au même puisque c’est par le parlêtre. Le parlêtre en question se répartit en général en deux parlants. Deux parlants qui ne parlent pas la même langue. Deux qui ne s’entendent pas parler. Deux qui ne s’entendent pas tout court. Deux qui se conjuguent pour la reproduction mais d’un malentendu accompli que votre corps véhiculera avec la dite reproduction. » 11 Lacan remet donc la causalité traumatique dans le « il n’y a pas de rapport sexuel », c’est-à-dire dans le fait qu’entre l’homme et la femme ça ne colle pas. C’est ce qui est transmis comme malentendu à l’enfant : « que votre corps véhiculera avec la dite reproduction. » Ce n’est donc pas qu’une affaire dans l’Autre, au sens de l’Autre du signifiant, c’est votre corps lui-même qui incarne cela. La dimension du malentendu dans la transmission même entre parents et enfants est mise en avant ici comme résultat du non rapport sexuel.

La névrose dont nous sommes tous affectés, à moins d’être psychotique, n’est rien d’autre qu’une façon de répondre de ce malentendu dont la cause, telle que je viens d’essayer de la définir avec Lacan, est dans le réel, dans l’impossible rapport sexuel entre l’homme et la femme. La version de la cause, le névrosé la situe dans l’Autre. C’est l’Autre qui est traumatisant, le père, la mère ou quelque figure de l’Autre. Toute l’opération de la névrose consiste à traiter cette cause dans le réel, c’est-à-dire l’impossible du rapport sexuel, en la mettant dans l’Autre sous la forme d’une figure particulière de son existence. C’est pourquoi le névrosé a de la peine justement à supporter cet impossible et préfère l’impuissance qu’il peut référer à l’Autre.

J’en viens à me référer au cas d’une analysante chez qui la question du traumatisme sexuel dans l’enfance est centrale. Il s’agit d’une jeune femme de vingt- 10

Ibid., pp. 12-13. 11

Ibid., p. 13.

cinq ans qui vient me voir suite à ses échecs amoureux. Son rapport avec les hommes prend des formes très variables. Parfois, elle est simplement l’objet utilisé aux seules fins sexuelles, dans une autre relation, elle méprise l’homme, bref elle a essayé un peu tous les types de rapport sans jamais parvenir à stabiliser une relation quelconque avec un homme. L’analyse fait apparaître une scène traumatique infantile de registre sexuel. A l’âge de cinq ans, elle s’amuse à la campagne avec une copine dans un champ lorsqu’un homme passe sur la route, l’appelle et lui propose de venir chez lui manger des bonbons. Elle suit l’homme, traverse le village où habite sa mère, va chez lui et se trouve évidemment aux prises avec l’exhibition de l’homme, exigeant aussi la réciproque. Elle dit avoir été fixée à cette scène et explique sa difficulté avec les hommes par cette version de la jouissance qu’elle a rencontrée dans l’enfance.

Il ne s’agit pas évidemment de nier l’importance de cette mauvaise rencontre. Mais un petit détail d’abord oublié vient nous permettre de recentrer la chose. En effet, après avoir présenté cette scène sur le mode de la plainte, un détail lui revient au bout de quelque temps. En effet, lorsqu’elle a traversé le village accompagnant cet homme qui ne la contraignait pas physiquement, elle aurait pu alerter les gens, or elle n’a rien fait. Elle aurait pu crier, appeler, elle y a pensé, elle ne l’a pas fait. Elle commence dès lors à prendre les choses sur un versant un peu différent, à savoir qu’elle situe dans ce moment sa position subjective : pourquoi n’ai-je rien dit ? Pourquoi suis-je restée silencieuse ? Elle en déduit que l’attirance, la fascination qu’elle avait pour la proposition de cet homme l’emportait sur son désir de crier. Ceci permet de reposer la question du point de vue de sa subjectivité en ce sens que ce qui constitue le sujet c’est la réponse qu’il donne à cette occurrence du réel qu’est la figure de cet Autre.

S’ouvre ensuite un second temps dans le travail avec cette jeune femme qui depuis est devenue psychologue. En tant que psychologue, elle s’est retrouvée dans une mission humanitaire en Afrique. C’était une mission très spéciale dans un pays de guerre civile très meurtrière, il s’agissait d’aller dans le « camp des amputés ». Puisque c’était la guerre civile, ils coupaient les bras de l’adversaire quand ils le prenaient, que ce soient des enfants ou des adultes. Elle s’est donc retrouvée chargée comme psychologue de s’occuper des enfants qui avaient les mains, les bras, voire les jambes coupées, tout

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simplement parce qu’ils appartenaient à telle tribu plutôt qu’à telle autre. Lorsqu’elle s’est retrouvée devant cette tâche – insensée – elle a été prise d’une angoisse terrible qui l’a poussée à revenir aussitôt en France pour me parler dans l’urgence, poussée par cette rencontre insoutenable. Elle doit être celle qui permet de répondre à un réel par des mots. Et elle se dit que c’est une mission impossible – ce qu’on conçoit assez bien. Elle a fuit la scène – c’est aussi un peu l’indice de sa névrose –, le camp des amputés, et elle est revenue en France précipitée chez son psychanalyste. Un petit événement a encore lieu qui montre bien pourquoi Lacan dit que le sujet est heureux, ce qui signifie que quelles que soient les circonstances que le sujet rencontre, il arrive à tisser quelque chose qui le satisfasse quand même, conformément à la logique de la pulsion de toujours se satisfaire. En venant rencontrer son analyste, dans le métro, elle a eu cette pensée : « Je suis celle qui a rencontré l’horreur », comme si cela pouvait lui donner son nom. Elle n’en fait plus du tout un titre de jouissance catastrophique, elle en fait plutôt la revendication d’un nom sous lequel elle pourrait se présenter. Nous avons donc ici une succession de rencontres avec des figures de l’Autre, des figures de jouissance dont il ne s’agit absolument pas de nier la dimension traumatique. Mais ce qui nous met sur la voie de la réponse analytique n’est pas de les traiter par le sens qu’on peut certes toujours trouver, mais de les traiter en s’orientant sur la position du sujet dans la réponse. Il y a alors une chance que le sujet s’ouvre à un rapport au réel qui soit autre que d’aversion, qui soit autre que défensif et que le traumatisme soit mis à sa bonne place. Voilà, il me semble, comment traiter quelque chose du destin, du traumatisme, du rapport entre traumatisme et destin, autrement qu’en fixant le sujet à cette figure de la jouissance qu’il peut en effet rencontrer.

* Intervention faite à Bruxelles le 26 janvier 2002 dans le cycle Zazie.

Rapports et différences entre hystérie et féminité Sylvia Elena Tendlarz

L’examen de la sexualité féminine et de l’hystérie dans l’enseignement de Lacan comporte des nuances qui soulèvent des rapports et des différences entre les deux. Ce parcours est solidaire des différentes conceptualisations de Lacan sur le phallus : en tant que signifié imaginaire, en tant que signifiant du désir, puis de la jouissance, et enfin dans l’introduction de la fonction phallique et de la

théorie des jouissances. Nous allons analyser ce binôme en suivant ses va-et-vient.

1. La valeur phallique d’une femme

La première occasion où Lacan aborde la thématique de la sexualité féminine, c’est à propos du cas Dora, dans le Séminaire Ill. Lacan y signale que la question, posée par Dora, sur ce qu’est une femme, c’est une tentative de symboliser l’organe féminin, avec la particularité cependant que c’est par le biais de l’identification à l’homme, porteur du pénis 1. La conception du phallus qui opère ici est celle de la prévalence imaginaire du phallus, sa valeur de signifié articulée à l’Œdipe. En conséquence, il faut à la petite fille, pour sa résolution œdipienne, passer par le père, car il manque une symbolisation de son sexe en tant que tel. Ce détour se traduit dans l’hystérie par une identification à l’homme.

L’hystérie et la féminité se trouvent ici distinguées : l’hystérie a recours à l’identification virile, afin de répondre à sa question sur ce qu’est une femme, alors que devenir femme n’entraîne absolument pas ce type d’identification. C’est pourquoi Lacan signale que devenir femme et se demander ce que c’est sont deux choses différentes et opposées.

D’ailleurs, les femmes sont prises, suivant la métonymie phallique, en tant qu’objets à valeur phallique, dans les structures d’échange, par l’équation Girl = Phallus, formulée par Fénichel et reprise par Lacan. C’est une formulation qui anticipe la place d’objet du désir qu’occupent les femmes pour les hommes.

2. Le rapport entre les sexes

À partir de l’inclusion du phallus en tant que signifiant du désir, Lacan reprend sous un autre angle l’analyse du cas Dora 2. Il avance qu’il n’y a pas de satisfaction du désir pour Dora (dans sa demande d’amour adressée au père), comme pour le père (du fait de son impuissance). Mme K est l’objet du désir de Dora parce qu’elle est l’objet du désir du père. Lacan montre alors sur le graphe que le désir

1

LACAN J., Le Séminaire, Livre Ill, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, pp. 193.

2 LACAN J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, pp. 368-370.

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de l’hystérique s’arrête sur l’identification virile aux insignes de l’Autre, au niveau de l’imaginaire, dans une mise en scène fantasmatique, afin de soutenir le désir de l’Autre – situé en S(A). De cette façon, le point central de l’identification virile tient toujours, mais il est articulé à l’incidence énigmatique du désir et à son action en tant que support du désir de l’Autre.

À la même époque, Lacan introduit dans le traitement du rapport entre les sexes la dialectique phallique d’être et d’avoir le phallus. Les hommes comme les femmes sont, dans leur traversée des trois temps de l’œdipe, confrontés au manque d’être le phallus désiré par la mère. Dans le passage de l’être à l’avoir, l’homme se situe du côté de celui qui a, et il lui faut trouver quoi faire avec. Mais ce qui est pour lui traumatique est que sa mère n’en ait pas. C’est pourquoi son désir de phallus produit une dichotomie entre l’objet d’amour et l’objet du désir.

Chez les femmes, l’amour et le désir convergent sur le même objet. Il y a ici une prévalence du « se faire aimer et désirer » et donc, ce n’est pas pour obtenir le phallus qu’elles ont tant souhaité, puisqu’elles reçoivent au moyen de la métaphore de l’amour le phallus qui leur manque. La demande d’être le phallus les rend plus dépendantes des signes d’amour du partenaire, et fait surgir une touche érotomane où le se faire aimer est accentué, ce qui diffère de l’amour fétichiste de l’homme.

La convergence féminine comporte une certaine duplicité : son désir porte sur le pénis du partenaire, qui prend valeur de fétiche, alors que sa demande d’amour porte sur le manque de l’Autre. Néanmoins, rien n’empêche de trouver chez les femmes le style d’amour masculin. Lacan indique que l’« incube idéal », son partenaire, c’est l’« amant châtré » (qui peut donner son manque et aimer) ou bien l’« homme mort » (prototype du père idéalisé).

On peut noter une différence entre l’hystérie et la féminité dans leur rapport à l’homme. Dans « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine » en 1960, Lacan dit : « L’homme sert ici de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-même, comme elle l’est pour lui » 3. Le relais de

3

LACAN J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 732.

l’homme, sa médiation, permet à la femme d’atteindre l’altérité radicale que représente sa féminité.

Dans « Positions féminines de l’être » 4, Éric Laurent signale que l’obstacle hystérique est qu’il n’y a pas moyen, lorsque le sujet devient identique à l’homme, d’atteindre ni l’Autre ni le renvoi au père mort, le sujet étant déjà le Un phallique. La variante du sujet hystérique est qu’il ne parvient à effectuer la structure normale du relais qu’à la condition d’introduire l’autre femme au lieu de devenir Autre pour elle-même. Quant au mystère de la position féminine, sa propre altérité, plutôt que de l’interroger à l’aide de l’homme en position phallique, l’hystérique l’interroge par l’intermédiaire de la femme qui est convoquée. Elle ne se sert pas de l’homme en tant que relais pour aborder l’Autre jouissance, mais interroge l’Autre femme, avec le Un phallique.

Dans la féminité, le choix de l’homme porte sur l’image paternelle ou bien sur l’homme qui pourrait l’aimer (qui donnerait sa castration), et il y a toujours l’adresse à l’Autre. Dans l’hystérie, la position face au désir implique que la castration de l’amant, ou celle du père idéalisé, soit une expression de sa place d’exception par laquelle elle exalte son identification phallique. Être unique pour un homme (féminité) n’est pas équivalent à être l’unique (qui renvoie à l’exception hystérique). « Être l’unique pour » garde une adresse, fixe l’objet, s’inclut dans la demande d’amour. « Être exceptionnelle », l’unique, délocalise l’objet et renvoie le sujet au moteur qui met en route la construction de la mascarade.

3. La mascarade féminine

Les trois voies qui sont présentées du traitement du manque à avoir chez les femmes sont : le rapport à l’homme (le pénis), la maternité (l’enfant) et la mascarade féminine qui vise à se construire un être à partir du paraître-être. Le pénis, l’enfant et le corps propre peuvent ainsi prendre valeur de fétiche sans que cela implique une perversion fétichiste.

4

LAURENT E., « Posiciones femeninas del ser », Très Haches, Buenos Aires, 1999.

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Dans cet exposé, le problème du rapport entre hystérie et féminité se trouve lié à la définition même de la mascarade par Lacan et a sa fonction dans la sexualité féminine. Dans le Séminaire V, la mascarade est présentée comme étant le résultat de l’identification au signifiant phallique, signifiant du désir de l’Autre 5. Il s’y produit un rejet de ce en quoi elle se manifeste elle-même sous le mode féminin. Le dilemme qui se présente chez les femmes, c’est que leur satisfaction passe par une voie substitutive (pénis, enfant), tandis que sur le plan de leur désir, l’étrangeté de leur corps se manifeste à l’égard du devoir paraître. L’identification phallique produit donc une certaine confusion concernant les limites entre l’hystérie et la féminité. Dans « La signification du phallus », Lacan définit dans ces termes la mascarade : « Si paradoxale que puisse sembler cette formulation, nous disons que c’est pour être le phallus, c’est-à-dire le signifiant du désir de l’Autre, que la femme va rejeter une part essentielle de la féminité, nommément tous ses attributs dans la mascarade. C’est pour ce qu’elle n’est pas qu’elle entend être désirée en même temps qu’aimée » 6. Quelle est la part essentielle de féminité qui est rejetée dans la mascarade ? Cette identification phallique prend-elle l’hystérie comme modèle de la féminité en les assimilant ?

Dans le texte cité ci-dessus, Éric Laurent reprend ces problématiques et signale qu’il faut que le sujet en position féminine supporte encore d’être phallicisé, à travers la mascarade, afin de trouver une insertion dans le fantasme de l’homme. Cependant, il ne faut pas qu’il adhère et qu’il croit à cette identification imaginaire. C’est là la difficulté de la réalisation de la position féminine : pouvoir opérer avec rien, devenir l’Autre pour un homme, symboliquement, sans adhérence à l’imaginaire du Un.

La différence entre l’identification phallique de la mascarade féminine et celle qui opère dans l’hystérie consiste alors en ce que l’invention d’une mascarade n’implique pas de rester adhérée à l’identification phallique. Cela implique au contraire de préserver le manque afin de pouvoir opérer de manière à produire l’amour et le désir de l’homme.

Dans l’hystérie, le désir s’avère énigmatique et l’insatisfaction est accentuée. La mascarade voile le manque, mais reste prise dans un rapport dialectique à l’identification virile, en essayant de favoriser le

5 LACAN J., Le Séminaire, Livre V, op. cit., p. 350. 6

LACAN J., « La signification du phallus », Écrits, op. cit., p. 694.

rapport au désir de l’Autre. Dans la féminité par contre, la place du phallus n’est pas incarnée. Elle n’est pas le phallus. Elle garde son adresse à l’homme et essaie de capter son désir à travers le paraître-être. L’identification virile de l’hystérique cache la castration imaginaire. En revanche, la féminité prend comme point de départ son mode particulier de traitement du manque.

4. L’énigme de la jouissance féminine

Lacan aborde la thématique de la jouissance féminine dans ses « Propos directifs ». Il en donne cette définition : « la sexualité féminine apparaît comme l’effort d’une jouissance enveloppée dans sa propre contiguïté » 7. Cette jouissance est hors du domaine phallique, bien que cela ne soit pas encore ainsi formulé.

Quelques années plus tard, dans le Séminaire sur « L’angoisse », à partir de sa formulation du phallus comme signifiant de la jouissance, Lacan reprend cette question et signale que le désir de la femme est dirigé par sa question sur la jouissance. Le devenir femme, différencié de la question sur ce que c’est que de l’être, prend ainsi sa spécificité par rapport à la jouissance. En plus, il dit de la femme qu’elle est plus près de la jouissance que l’homme et qu’elle est, en même temps, doublement orientée par le caractère énigmatique, insituable de sa jouissance. Elle est supérieure à l’homme dans le domaine de la jouissance, ayant un lien plus lâche au nœud du désir. La négativisation du phallus à travers le complexe de castration est au centre du désir de l’homme. Il n’en est pas ainsi chez la femme, ce n’est pas pour elle un nœud nécessaire. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas de rapport au désir de l’Autre 8.

« La femme est tentée en tentant » 9. Elle est particulièrement intéressée par le désir de l’autre. Son effort à condescendre au fantasme de l’homme afin de provoquer son désir, révèle quelle est la place qu’elle occupe pour lui : la femme est « a-icisée », elle est élevée au rang d’objet cause du désir.

7

LACAN J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op. cit., p. 735.

8 LACAN J., Le Séminaire, Livre X, « L’angoisse », (inédit), leçon du 20

mars 1963. 9

Ibidem.

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En ce qui concerne l’hystérie et son rapport à la jouissance, Lacan dit dans le Séminaire XVII que la position de l’hystérique « se dédouble en, d’une part, castration du père idéalisé […] et, d’autre part, privation, assomption par le sujet, féminin ou pas, de la jouissance d’être privé » 10. Dans « L’érotique du temps »11, Jacques-Alain Miller explique cette jouissance de la privation en disant que le découplage de la jouissance et du désir produit la suspension de l’obtention de la jouissance, éternisant ainsi l’amour insatisfait. Il s’agit d’obtenir la continuité temporelle du désir au moyen de la suspension de la jouissance.

La privation avait déjà été posée par Lacan, dans les années 50, comme étant l’opérateur central de la sexualité féminine, équivalant à la castration chez les hommes. Éric Laurent y ajoute que la jouissance de la privation est propre à la sexualité féminine : il s’agit de se fabriquer un plus à partir de la soustraction sur l’avoir, car au fond elle ne se sent pas menacée par la castration. Cette jouissance de la privation nomme ainsi le dit « masochisme féminin », situé par Lacan du côté du fantasme masculin.

Les femmes et l’hystérie, seraient-elles mises ici sur le même plan ? Nous voilà encore une fois confrontés à un point de dissymétrie radicale : la condition de l’amour et du désir est, dans l’hystérie, l’insatisfaction, mais pas dans la sexualité féminine. Le découplage de la jouissance et du désir est spécifique de l’hystérie ; cette articulation est maintenue dans la sexualité féminine.

5. Les formules de la sexuation

Le développement de Lacan concernant le phallus aboutit à une théorisation de l’objet petit a, à la mise en place de la fonction phallique en tant que fonction inscrivant la jouissance comme la castration, sur la présentation enfin de la théorie des jouissances. Les êtres parlants s’inscrivent dans la fonction phallique. Ce faisant, ils produisent une répartition sexuée. C’est une distribution où les femmes en position féminine ont un accès éventuel à la jouissance supplémentaire, au-delà de la jouissance phallique.

10 LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris,

Seuil, 1991, p 112. 11 MILLER J.-A., « La erenica del tiempo », Très Haches, Buenos Aires,

2001.

Dans « L’étourdit », Lacan dit des hystériques qu’elles « font l’homme ». En opposition à cette prégnance de la fonction phallique, il y a le pastout 12 féminin qui fait que les femmes ne sont pastoutes en ce qui concerne la fonction phallique. Cela ne signifie pas qu’elles n’ont pas de rapport à la fonction phallique. Depuis le régime phallique, elles rentrent dans la même catégorie du possible qui vaut pour tous les êtres parlants, mais elles ont en plus accès, dans leur division, à une jouissance supplémentaire.

Lacan dit aussi dans ce texte que c’est « hétérosexuel ce qui aime les femmes, quel que soit son sexe propre » 13, c’est-à-dire les femmes y comprises. Ces questions, il les reprend l’année suivante, dans le Séminaire XX, lorsqu’il dit de l’hystérie que c’est « faire l’homme », ce qui fait que l’hystérique est hommosexuelle 14 (il y a deux « m » parce que cela y incorpore le mot « homme » 15). C’est-à-dire que c’est à partir de son identification virile qu’elle interroge l’autre sexe. Cela ne veut pas dire qu’elle aime les femmes, mais qu’elle s’y intéresse en tant qu’elles deviennent un objet de désir pour un l’homme. Son intérêt pour l’Autre sexe la définit en tant qu’hétérosexuelle, ce qui n’empêche pas qu’elle soit, en tant que femme, Autre pour elle-même (« pas besoin de se savoir Autre pour en être », dit Lacan).

Ainsi, l’identification phallique de l’hystérique la conduit à se situer du côté masculin des formules de la sexuation. Cependant, depuis sa position féminine, si elle y accède – « quelques-unes » le font – elle établit un lien possible à l’Autre qu’elle incarne et à une jouissance au-delà du phallus.

6. La femme en tant que symptôme

À la fin de son enseignement, Lacan signale une opposition entre l’homme et la femme. La femme est pour l’homme un symptôme. En revanche, l’homme peut pour la femme devenir un ravage. Jacques-Alain Miller, dans « L’os d’une analyse » 16, étudie la question du partenaire-symptôme. Il y dit de la femme qu’elle devient le symptôme de l’homme en tant qu’elle incarne la place de l’objet petit a, son objet de jouissance dans le fantasme, et cela produit

12

LACAN J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 466. 13

Ibid., p. 467. 14

LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 79. 15

LACAN J., « L’étourdit », op. cit., p. 467. 16

MILLER J.-A., « El hueso de un anailisis », Très Noces, Buenos Aires, 1998.

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son désir. Par contre, la femme adresse, depuis sa position de pas toute, sa demande d’amour à l’homme et de là, elle s’adresse au manque de l’Autre, à l’Autre barré, d’où le retour de cette demande sous la modalité du ravage.

L’idée sur la femme comme symptôme de l’homme est introduite par Lacan lors de la séance du 21 janvier 1975 du Séminaire « R.S.I. » 17, Il y revient quelques mois plus tard, lors de la conférence du 16 juin de la même année sur Joyce, et signale une dissymétrie. Une femme est symptôme d’un autre corps, alors qu’en tant qu’hystérique, dit-il, « ne l’intéresse qu’un autre symptôme » 18, celui de l’autre femme. Lacan formule ainsi autrement l’intérêt porté par l’hystérique sur l’autre femme, dans la mesure où elle devient, en tant qu’objet de jouissance, le symptôme d’un homme. Lacan fait aussi une petite inflexion concernant les hystériques, il dit qu’elles sont « pastoutes (comme ça) ». C’est dire que le pastout féminin peut aussi concerner les femmes hystériques pour autant qu’elles aient accès à l’Autre jouissance.

Conclusions

Les rapports que nous avons interrogés entre la féminité et l’hystérie ont pris des axes successifs. D’abord la valeur phallique incarnée par une femme, puis les labyrinthes de l’amour et du désir dans le rapport entre les sexes, enfin le paraître-être de la mascarade féminine. Pour chacune de ces questions un reste se présente qui n’est pas absorbé dans la théorisation de Lacan, théorisation régie par la prévalence de la dialectique phallique.

La distinction entre le devenir femme et le se demander ce que c’est laisse comme reste l’énigme de cette métamorphose singulière. Dans le rapport à l’homme, entre en jeu l’altérité radicale de la femme ; dans la mascarade, reste de côté ce qu’elle est essentiellement. La duplicité de la jouissance de la femme articulée au désir introduit la position particulière des femmes à l’égard de la jouissance. Ce reste est déchiffré par Lacan à partir de la distinction entre la « jouissance phallique » et la jouissance spécifiquement féminine, nommée « jouissance supplémentaire » 19.

17 LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, « R.S.I. », Ornicar ?, 3, séance du

21 janvier 1975. 18

LACAN J., « Joyce le symptôme II », Autres écrits, p. 569. 19

LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, op. cit., p. 68.

La conceptualisation des formules de la sexuation introduit des nouvelles perspectives de réflexion. L’inclusion d’une femme dans le type clinique de l’hystérie la conduit à ce que sa modalité symptomatique, tout comme sa stratégie vis-à-vis du désir, répondent du côté masculin des formules de la sexuation, en y impliquant une jouissance phallique 20. Or, en ce qui concerne sa jouissance en tant que femme, elle peut accéder de façon contingente, non pas nécessaire, à une jouissance supplémentaire qui la rend, en même temps, pas toute. Cela ne traduit pas un recouvrement de l’hystérie et de la féminité mais plutôt la contingence d’un entrecroisement de deux concepts largement distingués dans l’enseignement de Lacan.

Traduit par Alejandro Sessa, non relu par l’auteur.

20

TENDLARZ S., « el falo », Cuademos del ICBA, Buenos Aires, 2001.

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Clinique des effets de la sexuation

Le pousse à-la-femme, un universel dans la psychose ? Marie-Hélène Brousse

Faut-il aborder le problème de la psychose en cherchant toujours le pousse-à-la-femme ? * Soit le pousse-à-la-femme est un trait qui découle de la structure psychotique, laquelle découle de la forclusion du Nom-du-Père. Il est donc un élément logiquement nécessaire, à chercher même s’il n’apparaît pas cliniquement sous la forme qu’a modélisée Lacan dans son étude de Schreber.

Soit c’est un élément du délire, et il présente un caractère de relative contingence. Cela peut alors prendre d’autres formes, et le pousse-à-la-femme peut devenir pousse-à-x ou pousse-à-autre chose. Pour aborder cette question, je vais me référer à deux textes de Lacan : « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » paru dans les Écrits et le Séminaire Ill sur Les psychoses.

1. Qu’est-ce que le pousse-à-la-femme ?

Le pousse-à-la-femme est une invention de Lacan en 1957 qui découle de son travail du Séminaire III qu’il a formalisé ensuite dans « D’une question préliminaire ». C’est une invention que Lacan fait à partir d’une lecture presque ligne à ligne du texte de Freud et avec une reprise extrêmement précise des Mémoires d’un névropathe que Lacan lit en même temps que le texte de Freud.

On ne peut pas comprendre l’expression pousse-à-la-femme, si on ne la restitue pas dans ce moment précis où Lacan donne au signifiant une place décisive pour un diagnostic différentiel. Tout le diagnostic différentiel névrose /psychose s’appuie sur la théorie du signifiant. Le pousse-à-la-femme ne découle – non que Lacan ne soit pas savant en références psychiatriques – ni d’une perspective de clinique psychiatrique classique, ni d’une clinique psychiatrique phénoménologique. Le pousse-à-la-femme ne s’observe pas comme un phénomène.

Ce n’est donc pas à partir de la phénoménologie qu’on peut aborder la question du pousse-à-la-femme, même dans un cas de transsexualisme, où les phénomènes la mettent au jour aussi clairement.

Si on reste au niveau des phénomènes, on ne comprend rien. C’est à partir du concept de pousse-à-la-femme que Lacan aborde la question du champ sexuel dans la psychose. La psychanalyse, c’est justement le champ sexuel, non seulement parce qu’il s’agit de libido sur le versant pulsion et désir, mais aussi en ce qui concerne le choix d’objet et l’identification sexuelle. Le pousse-à-la-femme répond en termes de position sexuelle pour un sujet.

Avec ce concept, Lacan vient déplacer l’hypothèse freudienne selon laquelle la causalité sexuelle de la psychose est l’homosexualité inconsciente. Pour Freud, la psychose de Schreber était due à une forclusion, un rejet – à ne pas prendre dans le sens du refoulement – de son homosexualité. Il déploie cela non pas phénoménologiquement mais grammaticalement autour de l’étude de cette phrase célèbre « […] Je l’aime […] Je ne l’aime pas, je le hais […] Il me hait […]»1. La conviction paranoïaque découle de cette conjugaison grammaticale qui est en quelque sorte l’expression linguistique – au sens large du terme puisque je mets la grammaire dans la linguistique – de la théorie freudienne selon laquelle la psychose est corrélée à la question de l’homosexualité non pas refoulée, ni déniée, mais rejetée.

Comment la fonction du signifiant dans la psychose est-elle introduite dans les textes de Lacan ? Lacan, dans la première partie « D’une question préliminaire » intitulée « Vers Freud », aborde les phénomènes de message chez Schreber.

« La voix du partenaire limite en effet les messages dont il s’agit, à un commencement de phrase dont le complément de sens ne présente pas au reste de difficulté pour le sujet, sauf par son côté harcelant, offensant, le plus souvent d’une ineptie de nature à le décourager. La vaillance dont il témoigne à ne pas faillir dans sa réplique, voire à déjouer les pièges où

1 FREUD S., « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas

de paranoïa (Dementia paranoides) (Le président Schreber) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 308.

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on l’induit, n’est pas le moins important pour notre analyse du phénomène. »2 Le phénomène psychotique, c’est celui des phrases interrompues. De la phrase interrompue, Lacan infère le partenaire auquel Schreber a affaire, un partenaire harcelant, offensant, de nature à le décourager.

Le pousse-à-la-femme est une théorie du partenaire sexuel dans la psychose, une manière de penser son partenaire sexuel.

« Mais nous nous arrêterons ici encore au texte même de ce qu’on pourrait appeler la provocation (ou mieux la protase) hallucinatoire. D’une telle structure, le sujet nous donne les exemples suivants (S. 217-XVI) : 1) Nun will ich mich (maintenant, je vais me…) 2) Sie sollen nämlich (Vous devez quant à vous ; 3) Das will ich mir… (Je vais y bien…) auxquels il doit répliquer par leur supplément significatif, pour lui non douteux, à savoir : 1°me rendre au fait que je suis idiot ; 2°quant à vous, être exposé (mot de la langue fondamentale) comme négateur de Dieu et adonné à un libertinage voluptueux, sans parler du reste ; 3°bien songer. » 3

A chaque fois, Lacan fait correspondre la phrase interrompue telle que Schreber l’entend et la réponse telle que Schreber la donne. C’est une animation du rapport du sujet au grand Autre auquel il a affaire. Cet Autre introduit tout de suite la question de la volupté, du libertinage voluptueux. Le concept de pousse-à-la-femme répond à un Autre de la volupté, c’est-à-dire de la jouissance. Ces phrases sont à prendre comme la contrainte à laquelle est soumis Schreber de la part d’un partenaire jouisseur.

« On peut remarquer que la phrase s’interrompt au point où se termine le groupe de mots qu’on pourrait appeler termes-index, soit ceux que leur fonction dans le signifiant désigne, selon le terme employé plus haut, comme shifters, soit précisément les termes qui, dans le code, indiquent la position du sujet à partir du message lui-même. » 4

Ce terme-index, ce shifter qui est le signifiant lorsqu’il désigne le sujet, c’est ce qui fait interruption dans la relation entre le sujet et cet Autre de la volupté. Il n’y a pas de possibilité pour le sujet de se faire représenter par un signifiant dans cette interlocution avec l’Autre. Les sujets névrosés

2 LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la

psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 539. 3

lbid, pp. 539-540. 4

lbid, p. 540

sont eux représentés par des signifiants et la phrase ne s’interrompt pas. Là, au contraire, elle s’interrompt justement parce qu’il n’y a pas de signifiant qui représente le sujet pour cet Autre de la jouissance.

« N’est-on pas frappé par la prédominance de la fonction du signifiant dans ces deux ordres de phénomènes, voire incité à rechercher ce qu’il y a au fond de l’association qu’ils constituent : d’un code constitué de messages sur le code, et d’un message réduit à ce qui dans le code indique le message. » 5

Ceci est un principe d’orientation. On voit ici un trouble profond de la relation du code au message, c’est-à-dire de s avec A, de s comme effet de signifiant avec A comme ensemble des signifiants. Lacan ajoute : « Tout ceci nécessiterait d’être reporté avec le plus grand soin sur un graphe » 6. C’est un trouble de la relation symbolique tel que le graphe commence par la mettre en évidence en termes de rétroaction de A sur s. Ce trouble fait tomber cet axe de la parole au niveau de l’imaginaire. Ce qui fait que le code et le message ne sont plus différenciés. C’est le lieu même du code, A, qui est frappé, c’est-à-dire la loi qui permet de construire des messages. Et, rétroactivement, le sujet ne s’en trouve plus être l’effet. Il n’est plus l’effet de cette articulation que rend possible la loi déposée dans le code. Cela le met en difficulté par rapport à une identification sexuelle, puisque c’est à partir de l’Autre et des lois de la parole que s’effectue la différenciation sexuelle pour un sujet parlant. On ne va pas considérer que pour un sujet parlant, cette différenciation sexuelle s’effectue au niveau biologique. Si elle s’effectuait au niveau biologique, il n’y aurait pas de problème. C’est justement parce qu’elle a à s’effectuer au niveau du langage et de la parole qu’elle pose problème. Dans les lois du langage et de la parole sont contenues les lois de la sexuation. Ceci ne nous explique pas pourquoi il y a pousse-à-la-femme parce qu’il pourrait y avoir un pousse-à-l'homme tout aussi bien. C’est une question.

Un travail fait cette année au département de psychanalyse de l’Université de Paris VIII à propos du transsexualisme a montré qu’on ne pouvait absolument pas assimiler le transsexualisme du côté masculin au transsexualisme du côté féminin. Autant l’hypothèse de la psychose est indubitable dans le

5

Ibidem. 6

Ibidem.

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cadre du transsexualisme des hommes qui ont une corporisation féminine, autant du côté féminin, c’est moins net. Dans l’histoire du sujet, le rapport au père est différent.

Comment et à quel moment surgit l’expression « pousse-à-la-femme » ? Le pousse-à-la-femme n’est justement pas un phénomène œdipien – il n’est pas pensé dans le cadre de l’œdipe. La thèse freudienne de l’homosexualité inconsciente comme cause de la psychose est une thèse qui tente de résorber la psychose dans la structure œdipienne. Et c’est ce qui cloche finalement. L’invention du pousse-à-la-femme comme alternative à la thèse de l’homosexualité inconsciente relève de la décision de Lacan de considérer que, en fonction de la position du sujet par rapport au langage et à la parole, on n’est pas dans le cadre des lois œdipiennes, c’est-à-dire des lois du langage et de la parole, et en particulier de ces lois qui régissent le code, la relation du code et du message telle que le sujet en est le produit.

Il y a plusieurs pentes pour envisager la question de la psychose chez l’humain ; il y a, y compris dans ce texte, la référence classique, utilisée beaucoup et mal à propos par des élèves de Lacan, à savoir que ce qui détermine la psychose, c’est ce qui cloche dans le désir de la mère ; autrement dit, c’est le désir de la mère qui cloche, et donc la métaphore paternelle se casse la gueule – thèse chère à Mannoni. Il y a aussi une thèse qui consisterait à penser – et c’est présent chez Lacan – que la causalité, les déterminants de la psychose seraient à chercher du côté du père du psychotique, puisque à la fin du texte sur la psychose, dans le « Post-scriptum », on trouve un débat qu’il fait en opposant carence paternelle – terme utilisé par les post-freudiens – et forclusion du Nom-du-Père. « Plus loin encore la relation du père à cette loi doit-elle être considérée en elle-même, car on y trouvera la raison de ce paradoxe, par quoi les effets ravageants de la figure paternelle s’observent avec une particulière fréquence dans les cas où le père a réellement la fonction de législateur ou s’en prévaut, qu’il soit en fait de ceux qui font les lois ou qu’il se pose en pilier de la foi, en parangon de l’intégrité ou de la dévotion, en vertueux ou en virtuose, en servant d’une œuvre de salut, de quelque objet ou manque d’objet qu’il y aille, de nation ou de natalité, de sauvegarde ou de salubrité, de legs ou de légalité, du pur, du pire ou de l’empire,

tous idéaux qui ne lui offrent que trop d’occasions d’être en posture de démérite, d’insuffisance, voire de fraude, et pour tout dire d’exclure le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant. » 7

Il y a dans ce texte des passages magnifiques, grandioses sur le père et sur toutes les défaillances possibles du père à la fonction. Il y a chez Lacan une prise en compte de la détermination du choix de la structure par la contingence de la figure paternelle – c’est incontestable. Vous noterez la fin : « et pour tout dire d’exclure le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant ». La raison pour laquelle un père aurait un rôle dans le choix de la structure psychotique chez son fils ou chez sa fille, c’est que sa position serait telle qu’il exclurait le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant en l’incarnant dans la réalité. C’est un passage qu’on retrouve sous une forme légèrement différente dans le Séminaire « R.S.I. » en 1975. Il y a là quelque chose qui insiste donc.

Question à M.-H. B. : Dans le Séminaire sur Joyce, Lacan utilise aussi l’expression « carence paternelle ».

Absolument. On peut considérer que, quand il dit « et pour tout dire d’exclure le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant », c’est ainsi qu’il définit la carence paternelle. Il ne la définit pas comme manque d’amour, comme absence, il la définit exclusivement comme le fait d’exclure le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant. Mais il ne dit pas qu’il définit la carence comme ça. C’est finalement nous qui pouvons revenir ensuite sur ce texte et dire : « Tiens, il n’a jamais abandonné cette idée de la carence paternelle dont on peut penser là qu’il la règle en deux coups de cuillères à pot de manière très critique par rapport aux post-freudiens, mais ça lui est resté quand même comme un point d’interrogation ». Ce petit bout de texte est très présent dans le Séminaire IV, qui est une tentative d’incarner cliniquement la question de la métaphore paternelle. Incarner cliniquement, ça veut dire que la métaphore paternelle est un mathème, une écriture qui vaut pour toutes les structures et pour tous les sujets. Ça découle de la thèse « l’inconscient est structuré comme un langage ». Tout l’effort de Lacan, c’est de montrer comment fonctionne différentiellement l’œdipe dans les différentes structures. Vous en avez un exemple dans le Séminaire IV avec la phobie. C’est carrément des

7

lbid., p. 579.

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travaux pratiques : « je prends ma formule de la métaphore paternelle et je la stature d’éléments empiriques cliniques pour voir comment ça marche dans un cas de phobie. Et je cherche où je mets la petite Anna, les loups, la petite girafe, etc. Où je mets les signifiants dans le cadre de la formule ». Je considère que là, c’est une tentative du même ordre, une tentative de faire rentrer les données de l’histoire individuelle d’un sujet, en termes de signifiants, dans la métaphore paternelle telle qu’elle est modifiée dans sa structure même par la forclusion d’un de ses éléments. La métaphore paternelle se trouve complètement déglinguée dans la psychose vu qu’il faut enlever Nom-du-Père de ladite formule. A la place du Nom-du-Père, il y a un trou. Il y a Désir de la Mère, il n’y a pas Nom-du-Père. Qu’est-ce que ça donne ? Des effets complètement différents, c’est-à-dire que la substitution signifiante n’est plus possible. On pourrait même essayer de l’écrire.

Question à M.-H. B : : Dans l’autisme, ne peut-on pas dire que le désir de la mère est égal à la jouissance de la mère ?

S’il n’y a même pas DM, donc DM = JM, la jouissance de la mère. Mais cela aussi c’est concrètement assez délicat, parce que cela donne des thèses du genre « L’enfant arriéré et sa mère ». La mère d’une certaine façon est toujours nulle et jouit toujours. Mais peut-on cliniquement mettre en évidence que c’est parce que la mère est jouisseuse qu’elle a un enfant autiste ? Dans la première partie de la métaphore paternelle, il y a déjà un signifiant qui est DM. Il faut déjà que DM se soit constitué comme tel. Et ça, c’est une première opération dont Lacan ne parle pas. Il la considère comme déjà constituée.

La question du pousse-à-la-femme implique la chute de la prévalence de l’œdipe dans la psychose. Comme l’œdipe est défini par Lacan, à ce moment-là, par la métaphore paternelle – et il dira lui-même plus tard que c’est son interprétation de l’œdipe freudien – on est obligé de considérer que le pousse-à-la-femme n’est pas corrélé naturellement à l’œdipe. Cliniquement, c’est très intéressant parce que cela veut dire que le pousse-à-la-femme n’est pas le pousse-à-la-mère. Dans la psychose, on n’est pas dans le cadre œdipien où la femme est toujours prise pour une matrone. Il y a des vraies femmes dans la psychose.

Schreber est une vraie femme. Oui, mais la femme qu’il est, c’est quand même la mère d’une humanité nouvelle ! Il y a donc bien réintroduction du signifiant maternel, mais il retombe sur ses pieds pour désigner la femme de Dieu comme la mère d’une humanité nouvelle. On se retrouve dans la pulsion de la Vierge Marie.

Dans la psychose, on voit beaucoup de sujets qui ont ce type de délire. Il y a trois mois, j’ai rencontré une dame qui tournait autour de l’idée qu’elle était la Vierge Marie. En tout cas, dès qu’elle avoisinait ce champ-là, elle avait tendance à disjoncter complètement. Dans la discussion qui a suivi cette rencontre, nous avions été amené à conclure que c’était là une modalité du pousse-à-la-femme pour elle.

J’ajouterai un autre élément qui est très frappant dans la clinique des psychoses et qui, structuralement, peut se laisser saisir par la modélisation que Lacan en a, c’est que, très fréquemment dans la psychose, paternité et maternité sont définis biologiquement, puisqu’on n’est pas dans le terme de la métaphore. Qu’est-ce qui reste pour définir le père et la mère ? Le biologique. Les phénomènes de filiation délirante très fréquents dans la psychose, on voit que ça touche la question du problème de la métaphore paternelle qui vous assure une filiation sans considération du biologique. Dans un travail fait par les chercheurs du CNRS à partir de l’épidémie du sida, où il y avait eu un dépistage systématique des patrimoines chromosomiques, on montrait – c’est un chiffre énorme – que 40 à 50 % des enfants réputés de tel père n’étaient pas biologiquement de leur père. Ce qui démontrait de manière absolue qu’un névrosé croit tout bêtement que son père est son père parce qu’il est dans le système métaphorique. Il ne se pose pas la question mais ça marche.

Dans la psychose, la question de la filiation rencontre toujours à un moment donné une question biologique. Autrement dit, quand ils disent qu’ils sont fils de machin, c’est pour de vrai, ce n’est pas une métaphore. Quand ils disent qu’ils ne sont pas le fils de leur père, c’est vrai aussi, c’est une certitude. Il y a toujours une recherche d’une vérification par la biologie, puisque au fond ce n’est pas le symbolique qui peut tenir ça.

Question à M.-H. B. : Dans certains cas il y a recherche de la vérité du côté du géniteur. Le vrai père, dans le discours courant actuellement dans les hôpitaux, c’est le géniteur. Comment l’entendre ?

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Ça, c’est le discours de la science. Le père, c’est le spermatozoïde. Cela n’a pas toujours été le géniteur. Il y a des sociétés qui mettent la fonction de père de famille plus en avant que d’autres. Mais dans nos sociétés, c’est quand même le géniteur. Le contrôle de la sexualité des femmes tient à ça. Mais on voit bien que la sexualité des femmes, ce n’est pas contrôlable. Donc la solution de couvrir cela par le mariage était excellente, parce que dans le texte ancien de la législation, le père c’était le mari de la mère. Maintenant ce n’est plus le cas. Il peut faire des désaveux de paternité. Et il peut le faire à partir du souci que vous dites.

J’ai un cas complètement baroque, mais très représentatif de l’époque. C’est un américain qui a fait ses études en France, qui travaille en France. Il en parle très bien. C’est quelqu’un d’extrêmement mesuré, raisonnable, calme, et je ne comprenais pas pourquoi quelqu’un qui va bien, qui a un partenaire sexuel, qui ne veut pas cesser d’être homosexuel parce que ça ne lui fait aucun problème, me consultait. Ce n’était pas pour une préoccupation d’ordre professionnel, il réussit tout ce qu’il entreprend. Il est socialement très bien intégré. Il est heureux comme un roi d’avoir choisi la France et de vivre dans l’endroit où il est. « Je veux réfléchir – ce n’était pas très clair – pourquoi j’ai choisi la France. » Finalement, on s’est aperçu que ça ne l’intéressait pas du tout de savoir ça. Puis, il me dit vouloir réfléchir à pourquoi il se met très en colère. Il se met beaucoup moins en colère qu’avant, mais enfin il peut se mettre très en colère. J’avais en effet compris que cette façade calme et charmante, style du comble de la personne raisonnable, devait de temps en temps exploser. Et effectivement, il explose quand on le dérange. Mais il est venu parce qu’il a rencontré quelqu’un dans une association dans laquelle il est pour son désir de paternité. Et son copain aussi veut être père. Il veut une nouvelle sorte de famille. Il me dit que dans les associations actuelles de coparentalité ou homoparentalité, des couples d’homosexuelles féminins rencontrent des couples d’homosexuels masculins et font leurs petites affaires pour faire des enfants. Cela n’a pas marché parce que la dame, homosexuelle certes, s’était mise dans l’idée que cela serait quand même plus simple de se marier avec lui. Alors il me dit : « Elle disait cela pour les droits de l’enfant ». Il était très soucieux des droits de l’enfant à venir. Mais il me dit qu’il s’était aperçu que ça lui en donnait aussi, des droits. Donc, il ne pensait pas que c’était la bonne solution. Et donc il cherche une dame qui ne cherche pas à avoir des droits sur lui.

Question à M.-H.B. : Est-ce qu’il pourrait être pervers ? Il serait quel type de pervers ? Ce qui est sûr, c’est qu’il ne me divise pas du tout, et en général il ne cherche pas à diviser, au contraire. Il cherche à apaiser tout ça de toutes les manières possibles et imaginables. Il a quand même un amour de la langue qui est massif, son métier d’interprète de conférence lui donne une satisfaction absolue, il aime vraiment beaucoup passer d’une langue à l’autre, ce n’est pas le même univers et il est très attentif à cela, au mot qu’il convient d’utiliser. D’ailleurs, il est d’une précision extrême.

Il a une sorte de délire de filiation que résolument il met hors œdipe. Il est vrai qu’actuellement – c’est ça qui fait ma question – la filiation dans le sens de l’œdipe est en train de se casser la gueule. Il va falloir d’autres repères. Par contre, est-ce qu’il exclut le Nom-du-Père de sa fonction dans le signifiant ? C’est possible.

Question à M.-H.B. N’est-il pas divisé par le fait de passer d’une langue à l’autre ? C’est très difficile parce que c’est sans le sujet ; il ne peut pas y avoir de lapsus. Il est à un haut niveau et ce qui est le plus difficile, c’est d’aller aussi vite, de suivre. Mais on ne peut pas dire qu’il a eu un propos délirant jusqu’à présent, si ce n’est le bonheur de la traduction et cette énamoration pour le français. Le fait qu’il vive dans un autre pays est peut-être la raison pour laquelle il n’est pas déclenché.

Il a un nom français et on lui a donné comme prénom x, un prénom qui sonne en français comme un nom de ville, c’est le prénom de son oncle. Personne ne sait d’où ça sort, dans la famille. Quand il était petit à l’école, il détestait ce prénom qui le singularisait par rapport aux autres et, comme il avait un nom de famille composé, y-z, il allait voir la maîtresse juste avant l’appel au début de l’année et lui expliquait que son prénom, en fait, c’était y. Il y a eu un moment dans l’adolescence où il a au contraire trouvé plutôt bien d’avoir un prénom qui le singularise. Et quand il est arrivé en France, il s’est aperçu que c’était un nom de ville – et donc tout le monde lui disait, quand il se présentait, qu’il se trompait, que x était son nom de famille et lui devait dire que non, que c’était son prénom – donc il y a tout un truc autour de son nom. Et puis dans le français, il y a aussi une petite formule que son père lui disait quand il allait dormir : « Va dormir mon bébé ». Il ne sait pas pourquoi son père lui disait ça en français. « Pour faire le mariolle », dit-il. « Parce

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que c’était un type qui faisait le mariolle. » On a donc ces deux éléments-là en français dans son histoire.

Tout cela à partir de la question des nouvelles formes que prend la question œdipienne dans une société qui ordonne beaucoup autour du discours de la science la question de la filiation. Le discours de la science modifie la question de la famille comme la question de la religion.

Qu’est-ce qui reste de la structure de la famille ? On pourrait démontrer que ce qui reste, c’est la métaphore paternelle. Étant entendu que le désir de la mère n’est pas pris par Lacan comme le désir sexuel pour le père mais comme un désir, « du cas qu’elle fait de sa parole, […] de son autorité, […] de la place qu’elle réserve au Nom-du-Père dans la promotion de la *loi » 8. Il cherche sans doute une dame qui reconnaît ça aussi puisque si elle voulait faire un enfant toute seule sans père, elle n’aurait pas besoin de passer par une association de coparentalité, ce qui le rassure beaucoup.

Je ne pense pas que ces formes modernes qui modifient, dans le vécu subjectif et dans la parole des sujets, en apparence, le discours sur la famille, s’attaquent à la métaphore paternelle. D’où mon idée que ce qui s’y attaque c’est plutôt la question de la forclusion et que c’est toujours cette question-là qu’on doit se poser dans un diagnostic. Il a un côté très efféminé. Mais est-ce qu’on peut considérer que cela serait chez lui une position de pousse-à-la-femme ? Je ne le pense pas.

2. Le rapport de Schreber avec le féminin

« La Verwerfung sera donc tenue par nous pour forclusion du signifiant. » 9 La thèse du pousse-à-la-femme est liée à la thèse de la forclusion du signifiant. La femme dans l’expression pousse-à-la-femme désigne un signifiant et non la féminité : ce n’est pas un pousse-à-la-féminité. Ce n’est pas un pousse-à-être-une-femme, un pousse à une position désirante féminine. C’est un pousse-au-signifiant. Quand j’ai dit « il est efféminé », ce n’est pas ce qui signe un pousse-à-la-femme, mais plutôt une position désirante.

Lacan introduit la question du pousse-à-la-femme et de la féminité à partir de la question du trio

8 Ibidem.

9 Ibid, p. 558.

symbolique – Créateur, créature, créé. Le schéma I 10 est organisé par ce trio qui vient à la place de M, I et P. La création est prise ici au niveau de la matérialité du phénomène. Ce n’est pas une métaphore. Il n’y a absolument aucune métaphore, ni dans l’abord de la question du féminin, ni dans l’abord de la question de la famille, de la filiation, ni dans l’abord de la création.

A partir de là, Lacan signale :

1) La misogynie de Schreber « Cependant à mesure du temps, Dieu laisse-t-il sous ses manifestations s’étendre toujours plus loin le champ des êtres sans intelligence, des êtres qui ne savent pas ce qu’ils disent, des êtres d’inanité, tels ces oiseaux miraculés, ces oiseaux parlants, ces vestibules du ciel […], où la misogynie de Freud (et celle de Schreber) a détecté au premier coup d’œil, les oies blanches qu’étaient les jeunes filles dans les idéaux de son époque pour se le voir confirmer par les noms propres que le sujet plus loin leur donne. » 11Au niveau imaginaire, il y a la misogynie, la haine des femmes. Qui dit pousse-à-la-femme dit haine des femmes – ce n’est pas tellement original, d’ailleurs. 2) L’émasculation Dans la stratégie du pousse-à-la-femme, il faut toujours chercher ce moment d’émasculation. « Car déjà et naguère s’était ouvert pour lui dans le champ de l’imaginaire la béance qui y répondait au défaut de la métaphore symbolique, celle qui ne pouvait trouver à se résoudre que dans l’accomplissement de l’Entmannung (l’émasculation). Objet d’horreur d’abord pour le sujet, puis accepté comme un compromis raisonnable dès lors parti pris irrémissible et motif futur d’une rédemption intéressant l’univers. »12 L’émasculation – que Freud prend plutôt sur le versant de la castration – est considérée par Lacan comme l’impossibilité de phalliciser l’organe, liée à Φ0, elle-même liée à P0. C’est P qui permet la mise en place de Φ, c’est-à-dire – je le dis d’une manière différente de Lacan – d’humaniser l’organe. C’est une articulation du sentiment de la vie à l’ordre symbolique. Alors que dans la psychose, les phénomènes comme ces recherches de filiation délirantes sont le résultat d’une dissociation entre filiation symbolique et sentiment de la vie. Ce qui vient faire le lien avec le

10

Ibid, p. 571. 11

Ibid, p. 561. 12

Ibid, p. 564.

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sentiment de la vie, dans ce qu’il peut avoir de persécutif du côté d’une jouissance qui envahit et non du côté d’une mortification de jouissance, c’est Φ, qui limite la mortification et le sentiment de la vie. De fait, on a le sentiment de la vie dans la psychose, qui est hors-sens, qui est tout puissant. Dans la schizophrénie, cela produit tous ces phénomènes de corps massifs, où la vie va son chemin toute seule. Les organes vont leur chemin tout seuls, ils sont vivants ou bien ils meurent, mais la vie et sa jouissance y sont sans contrôle. C’est la jouissance délocalisée parce que pour qu’il y ait un lieu, il faut une place, et pour qu’il y ait une place, il faut un signifiant. Le sentiment de la vie ne manque pas dans la psychose en général. Il y a un sentiment de la vie brute qui est là, mais qui n’est pas articulé au système symbolique et donc la mortification signifiante n’a pas lieu. Cette mortification s’effectue par l’intermédiaire du signifiant de la vie qui est Φ, à partir duquel l’organe sexuel prend lui aussi sa place. Le malheureux Schreber est embarrassé de son organe comme un poisson d’une pomme. Et la manière de lui donner sa place, c’est de le perdre, c’est l’émasculation. Ma thèse est que l’émasculation est l’équivalent de Φ, d’un Φ qui vient à la place d’un Φ0. C’est fait pour phalliciser. C’est pourquoi après cela, il y a une construction possible, un ordre du monde, certes délirant. Je crois qu’on ne peut pas envisager le pousse-à-la-femme sans ce traitement de Φ0, c’est-à-dire un traitement du sentiment de la vie imbécile – qui n’est pas humanisé, pas pris dans les rets du signifiant.

3) Le moment de la mort du sujet « Sans doute la divination de l’inconscient a-t-elle très tôt averti le sujet que, faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère (faute que son existence puisse prendre une signification phallique par le désir de la mère), il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes. » 13 On voit qu’il met au niveau de Φ, être le phallus de la mère et être la femme qui manque aux hommes.

Question à M.-H.B. : c’est dans ce sens-là que tu disais que l’émasculation était égale à Φ, dans le sens de l’être ? C’est ça, il le dit plus loin : « C’est même là le sens de ce fantasme, dont la relation a été très remarquée sous sa plume et que nous avons cité plus haut de la

13 Ibid, p. 566.

période d’incubation de sa seconde maladie, à savoir l’idée 'qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement. » 14

Cela m’avait toujours interrogée la différenciation entre ce fantasme « qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement » et le moment de pousse-à-la-femme. Parce que ce n’est pas ça, le pousse-à-la-femme. Bien qu’il dise : « Cette solution pourtant était prématurée. » 15 Autrement dit, « qu’il serait beau d’être une femme » découle de la divination de l’inconscient qu’il n’était pas le phallus qui manque à la mère et joue sur le manque – le phallus qui manque à la mère, la femme qui manque aux hommes. C’est la castration du désir de la mère qui n’opère pas comme manque. Dans le fantasme qui en découle, subir l’accouplement vient à la place du manque ; c’est une version dramatisée, sadisée, du manque.

Cela ne suffit pas pour être le pousse-à-la-femme. Peut-être que dans de très nombreux cas, on découvre quelque chose de l’ordre d’une tentative de décliner des équivalents du manque phallique qui ne débouche pas sur un pousse-à-la-femme, mais sur une autre forme de délire. On peut envisager que, dans tous les cas de psychose, on a « (ne pas) pouvoir être le phallus qui manque à la mère », universel lié à la forclusion du Nom-du-Père. Mais pas dans tous les cas, on aurait comme solution « être la femme qui manque aux hommes ». On peut peut-être dire « être le chef qui manque aux masses », ou « être le Christ qui manque à l’humanité » : « être le… qui manque à ».

On pourrait envisager que, avant la solution particulière que serait le pousse-à-la-femme, il y aurait d’autres solutions qui relèveraient de la même logique, mais qui ne se présenteraient pas cliniquement de la même manière. C’est mon hypothèse. Question à M.-H.B. : Donc ce serait un élément du délire et pas un élément de structure ?

Voilà. En même temps, cela découle quand même de la structure. Ce n’est pas une solution universelle. Alors que le « (ne pas) pouvoir être le phallus qui manque à la mère » est universel. Il y a des solutions qui relèveraient de la même logique, de la même structure, mais qui seraient en quelque sorte différentes dans leur formulation. Quand je dis « être

14

Ibidem. 15

Ibidem.

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le Führer qui manque aux masses », je pense à Hitler et à quelques autres.

Question à M.-H.B. : Si on pense à Joyce, ce serait l’auteur qui manque aux universitaires ? Je ne crois pas qu’on puisse trouver chez Joyce un pousse-à-la-femme parce que le pousse-à-la-femme est situé comme la dernière étape d’une élaboration délirante. Il y a ce moment d’émasculation, qui est lié à être « le… qui manque à… » et après il y a chronologiquement la mort du sujet.

Alors je reprends maintenant ce que Lacan dit du fantasme « qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement », il parle de « solution prématurée », c’est bien qu’il y a quelque chose qui n’a pas été mis en place. « Car pour la Menschenspielerei (terme apparu dans la langue fondamentale, soit dans la langue de nos jours : du rififi chez les hommes) » 16. Question à M.-H.B. Qu’est-ce que ça veut dire, Menschenspielerei ? Le jeu des hommes, jouer avec les hommes, autrement dit, c’est la compagnie des hommes qui normalement devrait s’ensuivre. Donc, de ce « qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement » devrait s’ensuivre un jeu avec les hommes, c’est-à-dire l’homosexualité. « On peut dire que l’appel aux braves devait tomber à plat, pour la raison que ceux-ci devinrent aussi improbables que le sujet lui-même, soit aussi démunis que lui de tout phallus. » 17

C’est ce qui fait la différence entre l’homosexualité et la pulsion du pousse-à-la-femme. Pourquoi cela ne marche-t-il pas ici ? On sait que l’homosexualité, c’est parfois une suppléance. Rarement, mais ça existe. Ici toutefois, on ne trouve pas d’homme, la solution n’est donc pas très opérationnelle.

« C’est qu’était omis dans l’imaginaire du sujet, non moins pour eux que pour lui, ce trait parallèle au tracé de leur figure qu’on peut voir dans un dessin du petit Hans, et qui est familier aux connaisseurs de dessins d’enfant. » 18 II manque le phallus, la petite marque phallique qu’on voit dans le dessin de Hans. Il manque le fait-pipi. Le fantasme « qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement » pouvait difficilement marcher à ce moment-là. « De sorte que l’affaire était en passe de piétiner de façon assez déshonorante, si le sujet

16 Ibidem.

17 Ibidem.

18 Ibidem.

n’avait trouvé à la racheter brillamment. » 19 Quel est le rachat brillant que Schreber effectue de façon à rendre possible la solution entrevue par ces fantasmes ? « Lui-même en a articulé l’issue […] sous le nom de Versöhnung : le mot a le sens d’expiation, de propitiation, et, vu les caractères de la langue fondamentale, doit être tiré encore plus vers le sens primitif de la Sühne, c’est-à-dire vers le sacrifice » 20. A ce moment-là, on a le vrai ressort du renversement de la position d’indignation que soulevait d’abord dans le sujet l’idée de l’éviration, de l’émasculation. Pourquoi, avant cela, ne supporte-t-il pas l’éviration, et après la supporte-t-il ? Parce que ce sacrifice, c’est l’éviration. Il faut l’éviration pour que la solution puisse fonctionner. Ce qui rend l’éviration supportable, « c’est très précisément que dans l’intervalle le sujet était mort » 21.

C’est la mort du sujet qui vient là. « Pour nous, nous pouvons nous contenter de l’attestation que nous en apportent les certificats médicaux, en nous donnant au moment convenable le tableau du patient plongé dans la stupeur catatonique. […] les voix, toujours renseignées aux bonnes sources et toujours égales à elles-mêmes dans leur service d’information, lui firent connaître après-coup avec sa date et le nom du journal dans lequel il était passé à la rubrique nécrologique (S. 81-VII) » 22. Les voix disent « Tu es mort tel jour à telle heure ». Il y a la catatonie, la mort du sujet, la possibilité de la solution de l’émasculation, et à ce moment-là, vient le pousse-à-la-femme.

Être la femme qui manque à Dieu, on voit bien que ce n’est plus la même formule, les hommes ont disparu, le genre humain a disparu et après la mort du sujet, il a basculé du côté de Dieu. Ce qu’il ne pouvait pas accepter avec les hommes, il peut l’accepter avec Dieu. Mais pour cela, il est mort au niveau de l’inscription dans le nom. C’est ce qui signe le phénomène.

A part cela, Lacan parle de « jouissance transsexualiste » 23 comme vous avez pu le voir dans le schéma I. Cette jouissance transsexualiste est modifiée, déterminée à partir du pousse-à-la-femme qui se définit par ce partenaire nouveau qui est le partenaire divin. C’est à la fois une position transsexualiste et une position érotomane.

19

Ibidem. 20

Ibidem. 21

lbid, p. 567. 22

Ibidem. 23

lbid, p. 568.

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Qu’est-ce que le pousse-à-la-femme, par rapport à ce dont je vous ai parlé au début, à savoir le champ sexuel ? « Nous croyons que cette détermination symbolique se démontre dans la forme où la structure imaginaire vient à se restaurer. » 24 Le pousse-à-la-femme est une restauration de la structure imaginaire après son échec. « A ce stade, celle-ci présente deux aspects […] Le premier est celui d’une pratique transsexualiste, nullement indigne d’être rapprochée de la « perversion » […] nous voyons notre sujet s’abandonner à une activité érotique, qu’il souligne être strictement réservée à la solitude, mais dont pourtant il avoue les satisfactions. C’est à savoir celles que lui donne son image dans le miroir, quand, revêtu des affûtiaux de la parure féminine, rien, dit-il, dans le haut de son corps, ne lui paraît d’aspect à ne pouvoir convaincre tout amateur éventuel du buste féminin (S. 280-MI). » 25 C’est la jouissance transsexualiste du premier point. « A quoi il convient de lier, croyons-nous, le développement, allégué comme perception endosomatique, des nerfs dits de la volupté féminine dans son propre tégument, nommément dans les zones où ils sont censés être érogènes chez la femme. » 26 Il y a à la fois une image et le développement d’une volupté féminine. C’est une solution de l’organisation de jouissance, où le signifiant de La femme permet une localisation de jouissance. Les nerfs dits de la volupté féminine suivent la mise en place du signifiant La femme.

Le deuxième point, c’est évidemment la liaison de la féminisation du sujet à la copulation divine. On a premièrement la pratique transsexualiste, une sorte d’inversion, et deuxièmement la féminisation comme coordonnée, liée ou déterminée par la copulation divine, donc par le partenaire.

Le pousse-à-la-femme implique donc l’assomption d’un signifiant qui représente le sujet pour l’Autre et qui localise la jouissance. Cela vient à la place de Φ0, cela touche au sentiment de la vie et permet une jouissance concrète, physique. Cette évolution implique le partenaire lui-même. La conséquence du signifiant, c’est une localisation de la jouissance comme féminine et une localisation du partenaire comme le Un de l’exception. C’est ce que Lacan dira plus tard dans « Télévision » : une femme ne rencontre l’homme que dans la psychose. Il y a autant de pousse-à-la-femme chez les sujets féminins

24

Ibidem. 25

lbid, pp. 568-569. 26

Ibid, p. 569.

psychotiques que chez les sujets masculins psycho tiques. Ce n’est pas parce qu’elles sont biologiquement des femmes qu’elles n’ont pas à inventer la solution du pousse-à-la-femme. Le pousse-à-la-femme est une solution particulière et non universelle de remplacement par le signifiant du Nom-du-Père sur fond de V, c’est-à-dire sur fond d’un dysfonctionnement de ce qui manque.

Question à M.-H.B. : C’est une tentative d’incarner le signifiant ? Pour Schreber, il est clair que c’est lui qui est en position d’être poussé à la femme. Mais est-ce que ce terme de pousse-à-la-femme ne peut pas se retrouver chez un sujet qui ne ferait pas la féminisation mais qui la ferait porter par un autre ? C’est-à-dire quelqu’un qui se trouverait en position non pas d’incarner ce signifiant mais le ferait porter par d’autres. Est-ce toujours le sujet qui doit se dévouer ? Je n’ai pas de réponse. En tout cas, chez Schreber c’est clair que c’est lui. Mais par exemple, le Japonais qui a tué et mangé sa petite amie, c’est quand même plutôt son partenaire qu’il avait mis en position d’incarner La femme. Il avait dit qu’il voulait voir ce qu’était un corps de femme.

Établi à partir d’une transcription de F. Bourguignon.

* Ce texte est le résultat de la transcription et de l’établissement d’un Atelier de psychanalyse mené par Marie-Hélène Brousse à Liège, le 6 octobre 2001, dans le cadre de l’ACF-Belgique.

Le singulier de l’abord de la féminité dans l’expérience analytique Laure Naveau

« Le non-rapport sexuel veut dire que le partenaire essentiel du sujet est l’objet petit a. C’est quelque chose de sa jouissance à lui, son plus-de-jouir. » Jacques-Alain Miller 1

La question du partenaire du sujet est abordée électivement dans le dernier rapport du cartel de la passe B5, publié dans la Revue de notre École. Ce rapport fait état d’un travail accompli par le cartel entre 1998 et 2000, à partir de quatre témoignages de passantes femmes qui ont permis une nomination d’AE. Ceci représente, ainsi qu’il est mentionné par son rapporteur, « une perspective sur la difficulté d’être femme et sur la façon dont une cure analytique parvient à la traiter. Aller au-delà de

1

MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, « Le partenaire-symptôme », (inédit), cours de mai 1997.

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l’œdipe est la condition sine qua non pour accéder à la féminité. » 2

Pour avancer sur cette question de la féminité dans l’expérience analytique, j’ai choisi de m’appuyer sur deux cas cliniques. L’un est la reprise du premier travail effectué, après sa nomination, par l’une des AE 3 nommées en 2000, que mentionne le rapport. L’autre cas, issu de ma pratique d’analyste, est celui d’une jeune patiente en analyse depuis huit ans, et qui est confrontée en ce moment à ce qui, de la féminité, serait pour elle une impasse. Jacques Lacan a mis en avant le nécessaire abord d’un au-delà de l’amour du père et de la jouissance maternelle pour franchir ce pas. Cette jeune analysante est au travail sur ce point. Isoler les coordonnées logiques de ce work in progress constituera notre point de départ. Son point de butée concerne ce qu’il y a de jouissance de la lalangue dans la jouissance maternelle, témoignant ainsi de ce que « La nomination du symptôme renvoie en dernière instance à un impossible, ce qui de la pulsion se refuse au signifiant. » 4

La démonstration de l’AE y est plutôt convoquée comme point de franchissement, comme une sortie de l’impasse. Cette démonstration témoigne, à mon sens, de ce en quoi insérer la dialectique, la contradiction, dans la suite des dits, jusqu’à parvenir à une conclusion juste, est une des tâches de l’analysant, qui doit être relayée et soutenue par l’analyste.

L* la danseuse

L* se plaint du monde des femmes dans lequel elle vit depuis l’enfance. Elle souffre du discours de sa mère et de ses sœurs qui ne cessent de médire sur le compte des hommes, et surtout sur celui de son père qu’elle a adoré. La relation avec sa mère est très fusionnelle, faite de tendresse et de violence depuis la puberté. De nombreux rêves lui ont permis de voir la place de bouchon du manque qu’elle a accepté d’occuper pour sa mère quand le père est parti, acceptation dont le revers s’est manifesté dans des

2

« Rapport du Cartel de la passe B5 », La Cause freudienne, 50, Navarin Seuil, février 2002, pp. 95-112.

3 ALVARENGA E., « La formule qui n’existe pas », La Cause freudienne,

47, Navarin Seuil, mars 2001, pp. 52-56. 4

LAURENT E., « Le récit de cas, crise et solution «, Liminaire des XXXèmes Journées de L’École de la Cause freudienne, Paris, collection rue Huysmans, 2001.

symptômes physiques qui l’importunaient dès qu’elle s’éloignait d’elle.

La féminité est liée précocement pour L* aux femmes nues sous les yeux du père. Petite déjà, elle ne voulait pas être comme toutes ces femmes-là. Elle ne voulait pas être dénudée en famille quand la mère le demandait comme une connivence familiale. Elle aimait briller aux yeux de ses parents pour ses performances physiques ou intellectuelles, mais pas pour sa féminité. C’est cette brillance phallique, index d’une identification précoce au phallus, qui lui revient par la suite sous forme de violence : elle se fait mal, et en rêve, elle maltraite l’homme, tout en n’acceptant pas son appartenance au clan des femmes de sa famille.

En choisissant cependant, au cours de l’analyse, de rester avec son petit ami contre l’avis de sa mère, elle se sépare du discours maternel qui dit de vivre sans homme. C’est lors de ce virage dans la cure que L* passe sur le divan. Elle réalise alors à quel point elle était investie dans ce discours de la mère, véritable Atè des femmes de la famille maternelle sur plusieurs générations, dont son lien privilégié à son père l’a finalement protégée et probablement sauvée de l’engloutissement. C’est alors que son rapport à la nourriture change. Elle se met à avoir faim. S’affamer, sentir son ventre qui gargouille, ne lui procure plus aucune volupté secrète. Ce manque, qu’elle créait et entretenait dans son corps d’adolescente, lui permettait à la fois de résister au gavage maternel, et de prendre le relais, le témoin, de la souffrance du corps de son père, image reine de sa vie. En souffrant comme lui, qui était malade, elle gardait vivante cette image et, lui ressemblant, s’imaginait le défendre contre toutes. Mais de la féminité, L* n’en voulait rien savoir.

Un rêve qui convoque le réel de la mort lui indique combien elle aspire à se débrouiller sans sa mère. Dans son rêve, une sœur lui annonce le décès de leur mère. Comment vivre loin de la mère devient alors une vraie question. Elle sait que, par cet acte, de quitter le foyer maternel, alors qu’elle est la dernière à vivre encore avec elle, une fille devient un peu plus une femme. Mais que fait-elle de son compagnon si elle se retrouve libre ? C’est alors qu’apparaît un nouveau symptôme sur les jambes qu’elle gratte jusqu’au sang. Elle a des plaies, des marques visibles de souffrance, « une marque de fabrique » qui la lie au père et la ramène au temps où elle faisait de la compétition sportive pour lui rapporter des médailles. Une marque et une

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signature qui insistent et se dérobent à la symbolisation. Une loi qui ne cesse pas de ne pas s’écrire par le mot, et qui s’inscrit sur le corps. Une loi et une logique qui mettent à mal son corps qu’elle veut asexué. Elle se souvient qu’à l’époque où elle faisait de la compétition, elle voulait sauver son père malade de ses jambes, le guérir en prenant sur elle tout son mal. Elle a pu dire ensuite dans la cure que cette entreprise était folle, et voir que lorsque son père est décédé, elle s’est écroulée, ne sachant plus où était sa place, défaite par l’échec de cette tentative de substitution héroïque et impossible. C’est à ce moment qu’elle a entrepris une analyse.

L* découvre qu’elle s’est identifiée au père aimé au point de se mettre du côté homme de la sexuation, d’avoir et d’être le phallus de ses parents, sans pouvoir, de ce phallus, en jouir. Un symptôme passé sous silence lui revient sous forme d’angoisse intense lorsqu’elle se retrouve seule le soir avec son compagnon. Une identification en chasse une autre : elle craint le même accident cérébral que celui qui toucha jadis son père et l’handicapa.

L’analyste l’a alors ramenée aux paroles de la mère qui fustigent la rencontre sexuelle en la dévaluant et qui agressent la mémoire du père sans retenue. Mettre ainsi la langue de la mère en cause fut décisif pour l’analysante. L’angoisse cessa. Dans cette langue maternelle, une jouissance de châtrer l’homme fait frémir L*, amoureuse du père mort. Ce « Noli me tangere » est une histoire de peau écorchée, l’inscription d’un non-consentement qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Peut-on penser que L* ne cesse pas d’écrire cela sur les jambes dont elle a voulu offrir les exploits au père pour le soutenir ? Fidélité pathétique et ratage faisant exister un rapport sexuel de type masochiste entre le père et la fille, qui pourrait s’écrire comme un mathème du fantasme : « Une fille reçoit les marques du père sur le corps », mais qui se décline encore selon ses syntagmes surmoïques : « Pas de plaisir sans cauchemar » ou « Pas de paix pour le corps ». Lorsqu’elle réalise la commémoration silencieuse que représentent ces allergies et ces angoisses pendant l’été, à la date du décès du père, cela se pacifie. Dans un rêve, son père et un jeune ami assistent à un spectacle de danse. Elle doit enfiler un immense costume d’homme pour sortir des coulisses, se montrer à eux et danser, car elle n’a pas de dessous. Associant à partir de ce rêve, elle retrouve un souvenir d’enfance où elle se cachait sous de grands habits alors qu’elle n’avait pas de

formes. « La petite fille qui n’en avait pas », murmura la voix de l’analyste. A quoi elle ajouta : « Il faudra bien que je supporte ce manque ».

L* a cessé de vouloir être ce compagnon de route impossible de sa mère, comme elle avait été successivement le garde du corps de ses deux parents. Sur le point de quitter sa mère pour aller habiter un studio d’étudiante, elle n’arrive pas encore à dire, parce qu’il y a là de l’indicible, pourquoi elle aime maintenant regarder son corps évoluer avec grâce dans le miroir de la salle de danse sans être sujette aux allergies ophtalmiques passées, et ne peut pourtant pas offrir simplement ce corps à celui qui le désire et qui l’aime. Une autre cérémonie, sexuelle, incluant un plus-de-jouir qui ne la laisse pas en paix, exclut son partenaire du rapport sexuel.

L’assomption du manque

Elisa Alvarenga, dans son témoignage d’AE, démontre que l’opération qui se produit pour elle au moment de la fin de l’analyse concerne l’objet, et précisément le manque d’objet. Elle souligne que ce qu’il y a à perdre à la fin de l’opération est une relation spéciale au manque, relation de jouissance qui fait souffrir, pour la laisser advenir comme symptôme. Car la tragédie ne réside-t-elle pas, en effet, dans le fait de vouloir faire exister une relation qui n’existe pas ? Le fantasme, dans lequel le sujet est captif, est l’une des écritures de cette relation (S ◊ a) : il écrit la relation du sujet avec cet objet qui vient occuper la place du manque. Le changement de position va donc s’effectuer au lieu précis où le sujet a soutenu avec l’objet électif sa relation à l’Autre. Cette opération advient dans le symbolique, dans le langage, dans la cure, et elle a des effets réels sur la jouissance. La conversion de perspective est donc bien une conversion « du fantasme au symptôme ». Dans le Séminaire sur « L’angoisse » 5, Lacan fait équivaloir le manque d’objet, d’un objet du corps, avec le point de manque du signifiant qui est un manque dans le langage et qu’il écrit S(A). Cette écriture nous permet de saisir en quoi la relation à l’Autre peut devenir un symptôme vivable au delà du repérage du fantasme œdipien et de sa traversée. Le symptôme devient un partenaire vivable lorsqu’un sujet consent à ce que l’Autre soit incomplet et qu’il cesse de voiler le manque de

5

LACAN J., Le Séminaire, Livre IX, « L’angoisse », (inédit).

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l’Autre contenu dans le langage avec cet objet électif, son plus-de-jouir, a.

Jacques-Alain Miller indique cela d’une façon très poétique dans sa conférence intitulée « L’os d’une analyse » « Qu’est-ce que l’identification au symptôme ? C’est de pouvoir dire à la fin de l’analyse : je suis comme je jouis, accepter de cesser de porter la pierre, se faire à cette pierre que chacun est, la transposer comme cause de jouissance, et la rendre extime. » 6

Cette AE a tenté d’écrire le mode selon lequel elle est sortie d’un mode de jouir ravageant, qui incluait aussi la jouissance du transfert à son analyste, par la rencontre d’une limite. Cette limite peut se lire, du côté féminin, avec les formules de la sexuation du Séminaire XX de Jacques Lacan. Le mathème du L qui dit qu’il n’y a pas « La femme toute », que ce La ne peut s’écrire, qu’« Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots »7, ce mathème écrit que rien ne peut se dire de La femme. Motus.

Dans le travail écrit après sa passe, Elisa Alvarenga évoque son rapport au savoir, qui passe d’un savoir phallique, visant le tout, à un savoir sur l’indicible de la féminité, qui prend en compte le pas-tout féminin.

Dans Encore, Jacques Lacan propose que la seule possibilité pour se retrouver en position d’habiter le langage est de se situer d’un côté ou de l’autre de l’humanité, divisée en prétendues identifications sexuelles. Du côté homme, il inscrit le sujet barré, sujet qui parle, et le phallus, avec, comme partenaire, l’objet a situé de l’autre côté de la barre, du côté femme. De l’autre côté, l’écriture du tableau montre qu’une des manières, pour une femme, d’atteindre son partenaire sexuel, est de consentir à être la cause de son désir. La conjonction ainsi formée s’écrit (S◊a). Jacques Lacan précise ailleurs qu’il faut pour cela « qu’elle tombe bien, qu’elle tombe sur un homme qui lui parle selon son fantasme fondamental à elle » 8. Mais la femme peut aussi avoir une relation spéciale à un signifiant de l’Autre barré, un Autre qui parle, qui est incomplet et inconsistant, relation dont elle ne peut rien dire. En cela, elle se dédouble, elle n’est pas-toute dans la

6 MILLER J.-A., El hueso de un analisis, Éditions Très haches, Buenos

Aires 1998. 7

LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 68. 8

LACAN J., « D’Écolage », Annuaire de l’ECF 1980, 11mars 1980, p. 85.

relation au phallus. Le style de cette relation peut ressembler à celle que l’on noue avec Dieu, qui ne peut non plus se dire, mais qui s’éprouve. Jacques Lacan dit que cette satisfaction, dans la relation à ce qui ne peut se dire, répondrait à la satisfaction qui manque pour que ça réussisse entre l’homme et la femme, la jouissance phallique, dont il dit aussi qu’elle est « celle qu’il ne faudrait pas » 9. Elisa Alvarenga découvre, à la fin de l’analyse, que son impasse résidait dans sa passion dans la croyance en l’amour. Elle décrit un mode d’être au monde sur le mode de l’anorexie, symptôme qu’elle déchiffre comme une tentative de rejeter ce que l’autre veut lui donner pour soutenir ainsi son désir. L’impasse culmine lorsque, en repoussant ainsi l’amour de l’autre, elle s’est vue aussi rejeter la féminité, le corps et la castration. Sa vie amoureuse était ravagée par un amour où elle demandait tout à l’autre, le sollicitant sans cesse, sans être capable pourtant de rien accepter de lui. C’était une véritable dévastation pour elle. Dans sa demande d’amour, elle essayait de retrouver l’objet qui ferait d’elle une femme, tout comme dans l’amour de transfert, elle attendait que l’analyste lui donne un savoir spécial sur ce que ce serait d’être une mère. Elle aperçut que sa question sur la maternité cachait celle sur la féminité, c’est-à-dire que sa fille venait voiler son insatisfaction avec son mari, alors qu’avec lui, sa demande restait insatiable.

Trois rêves sont venus signer pour elle la fin de son analyse : Dans le premier rêve, elle vole à un homme un papier sur lequel une formule est écrite, qui est supposée lui apprendre comment faire exister le rapport sexuel. Mais il ne lui apprend rien. Elle en déduit qu’il n’y a pas de formule déjà écrite, qu’il faut l’inventer.

Dans le second rêve, son analyste lui donne un enfant et s’en va sans l’écouter plus longtemps. Elle comprend qu’elle doit se séparer de lui de la même façon que de sa fille, qu’elle n’arrivait pas à quitter. Une séparation en permet une autre.

Dans le troisième rêve, elle nage dans la mer, attachée à un sous-marin. Elle a peur de le lâcher. Soudain, le sous-marin est sur terre, ouvert, avec plein de gens autour d’elle. Elle leur parle. L’interprétation de ce rêve la fait entrer, avec l’accord de l’analyste, dans le dispositif de la passe : dans la mer est sa jouissance, avec l’équivoque

9

LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, op. cit., p. 55.

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française mère-mer. C’est la jouissance de la mère, à laquelle elle était si attachée, en position de phallus maternel. Lorsque sa mère s’est remariée, après avoir longtemps été veuve, vivant seule avec sa fille, elle s’est sentie trahie, exclue de l’amour maternel. Le sous-marin du rêve est une figure du savoir inconscient, phallique, dont elle ne veut pas non plus se détacher. Elle reconnaît sa propre jouissance du savoir, liée à l’impératif paternel transmis par la mère. Lorsque le sous-marin fait surface et s’ouvre, avec les gens autour, elle y reconnaît son désir d’exposer son savoir, de transmettre un savoir enfin désarrimé de l’amour pour son propre savoir inconscient.

Dans la passe, elle éprouve en acte la difficulté à se séparer de ce savoir et de l’amour de transfert. Elle en ressent un affect dépressif. À l’occasion d’un contrôle, son rapport à la figure de la femme phallique, celle qui lui fait peur et la fait tomber, lui est révélé. Le cartel de la passe lui demande de faire un autre témoignage. Mieux formaliser, avec les éléments structurels de son histoire et de son analyse, son renoncement à être le phallus, et démontrer comment elle accepte d’être la cause du désir d’un homme, sans avoir le désir de le dominer, sera sa performance. Elle se remarie avec son mari qu’elle avait retrouvé. En effectuant une opération logique, en se séparant du rapport pathologique à ses objets et en acceptant d’occuper, elle, la place d’objet cause du désir, qui peut être aussi celle de l’analyste, elle démontre en quoi l’analyste dans le transfert, tout comme son enfant, venaient occuper une place d’objet qui la faisait toute. Accepter, enfin, que, dans le dispositif analytique, cesse ce processus d’ajouter toujours un nouveau signifiant, fut une opération cruciale et décisive pour conclure son analyse. * Ce texte écrit reprend une conférence donnée dans le cadre de la Section

clinique de Bruxelles en novembre 2001 sur le thème de l’année : « L’identité sexuelle ».

Un ravissement amoureux Marie-Françoise de Munck

Mireille Sorgue a vécu et écrit dans les années 60. Elle est décédée en 1967, à vingt-trois ans, dans un accident de voiture qui a malheureusement mis un terme à son projet d’écrivain. Nous disposons des traces de sa correspondance avec son amant et les ébauches d’un vaste projet qu’elle avait entrepris qui

aurait été une « célébration de l’amant ». Elle écrit pour rendre compte de son expérience amoureuse et s’attelle à un bien-dire sur sa féminité, « Ce que j’écrirai, tout ce que j’écrirai, cela pourrait s’appeler : fille ! » 1

Dans un fragment de lettre, elle justifie sa démarche où il apparaît que c’est l’énigme de sa propre jouissance qui motive en dernier ressort sa passion d’écrire. « Je sens que tes caresses m’interrogent et tes yeux aussi […] Comment peut-on être fille ? Et comment m’aimes-tu ? (Qu’éprouves-tu ?) Ce sont des questions difficiles et d’ordinaire, je n’y réponds pas, je souris seulement […] je me dérobe avec un geste d’ignorance Je ne veux pas inventer, j’essaie d’être attentive […] je ne sais pas […] il faudrait chercher, choisir des mots […]. Je t’aime, qu’est-ce que cela veut dire ? […] je suis ainsi faite que je ne me sens vivre que quand j’essaie de dire ce que je vis et que je n’ose me croire amoureuse que quand je suis capable de dire comment je le suis […] j’écris pour être lucide, j’écris pour mieux t’aimer. Ce ne sont pas des raisons d’écrivain mais des raisons d’amoureuse. » 2

Comme Hadewijch d’Anvers et d’autres mystiques ont recours au langage poétique pour essayer de dire quelque chose de cette jouissance qu’ils éprouvent et dont ils ne savent rien, M. Sorgue se met au travail de l’écriture pour dire l’amour, la jouissance, mais aussi pour dire quelque chose de ce travail de la lettre elle-même. Elle sait que l’acte d’écrire emporte sa propre jouissance. « Je veux écrire un grand poème indélébile, à ta jouissance seule […] je sais toute parole un défaut du silence […] Mais il entre de la volupté dans l’acte d’écrire et c’est pourquoi je l’accomplirai […] j’écrirai comme on fait l’amour […] Ce sera une sorte d’éducation sentimentale, poétique et en un sens, religieuse. » 3

Ce n’est pas pour rien que ce terme, « religieuse », vient sous la plume de M. Sorgue comme malgré elle. M. Sorgue n’est pas croyante, mais ne peut éviter de lever cette question. Ceci nous justifie suffisamment de nous intéresser à elle au regard de l’enseignement de Lacan et des questions qu’il pose dans le Séminaire XX.

1

SORGUE M., L’Amant, Paris, Albin Michel, 1985, p. 148. 2

Ibid., p. 15. 3

ibid., p. 143.

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Partons du tableau des formules de la sexuation et du triangle qui s’en extrait constitué par ces trois termes : S(A) , Φ et a 4.

L’inconsistance de l’Autre

L’expérience mystique s’effectue dans la rencontre avec S(A) 5. Bien qu’elle soit amoureuse d’un partenaire bien réel, cette inconsistance se vérifie dans les écrits de M. Sorgue et particulièrement dans la difficulté qu’elle éprouve à nommer son amant. « Tu es tant d’êtres divers que je ne me résous pas à te donner un nom. » 6 « Cet homme que j’aime n’a pas de nom encore. Quel nom pourrait-il habiter, hors celui, secret où le retiennent mes bras ? Il n’a pas de nom autre que mon amour, autre que mon silence. » 7

On ne peut manquer en effet d’être frappé par la multiplicité des noms dont elle l’affuble : Ami, Amour, Toi, Minou, Mien, mon Maître, mon Enfant et plus tard seulement, son prénom, François. « D’où vient, interroge-t-elle, que tu m’apparais comme un tout petit garçon vulnérable, à protéger, et tantôt comme me donnant l’assaut, pire que le vent et le soleil ensemble, tu m’enjôles, me fais perdre contenance, me renverses [,…] ? D’où vient ta diversité ? Car nous ne savons rien ou si peu en amour. » 8 « Es-tu autre chose que ton nom ? »9 Cette inconsistance de l’Autre l’interroge sur la réalité de cette relation, sa structure de fiction. « Je ne suis pas sûre que tu existes, mais rêve, que j’aime ce rêve ébloui que je fais, ce rêve qui […] dure sans effort, rêve qui naît de lui-même. » 10

Le signifiant du désir

Si d’un côté la femme a rapport à S(A), dit Lacan 11, elle se dédouble, car, d’autre part, elle peut avoir rapport avec Φ. Ce rapport à Φ, je le situerais pour M. Sorgue du côté du rapport qu’elle entretient à l’homme désirant, du côté où elle est confrontée à la « véhémence » du désir de son partenaire auquel elle

4 LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, pp. 73 et

83. 5

Lors du colloque de l’ACF-Belgique sur cc Le règne de l’objet » en mai 2001, Jean-Pierre Dupont nous avait montré comment cette inconsistance se repérait dans le discours d’Hadewijch d’Anvers.

6 SORGUE M., op. cit., p. 18.

7 SORGUE M., Lettres à l’Amant, Paris, Albin Michel, 1985, p. 229.

8 Ibid., p. 312.

9 SORGUE M., L’Amant, op. cit., p. 83.

10 SORGUE M., Lettres à l’Amant 2, Paris, Albin Michel, 1985, p. 314.

11 LACAN J., Le Séminaire, livre XX„op. cit., p. 75.

consent. « L’homme au centre des choses que je veux célébrer. Non pas l’homme maître des choses et des bêtes, mais l’homme maître de la femme, l’homme pourvu de sexe et le sort qu’il me fait. Ingrate envers les mères qui ont soigné ma faim et m’ont fait grandir sans désir, j’aime l’homme qui rouvre ma faim et qui ne la guérit pas. J’aime l’homme d’un inguérissable désir. Debout, couché, son corps est toujours un modèle. » 12

Ne nous dit-elle pas là de manière juste le rapport au phallus comme norme mâle et son consentement au désir masculin. Elle nous indique aussi avec précision une distinction entre a et Φ : le désir dont il s’agit n’est pas celui qui s’apaise ou s’obture avec les objets de l’au-delà de la demande, l’amour lié aux soins maternels ou la satisfaction du désir, mais c’est le désir « inguérissable » qu’elle appelle et qui n’est pas sans la surprendre elle-même en retour. « L’étrange est que la source bue ne se tarisse pas. Tu es inépuisable et je t’aime démesurément » 13. Nul objet pulsionnel ne vient ici colmater la brèche ouverte de la castration. Pour maintenir ce lien exceptionnel, elle tient à le préserver, d’une part, en vivant cette relation sur le mode de la séparation, d’autre part, en évitant d’inviter son amant dans le cercle familial. « Si tu ne m’avais choisie d’abord […] si tu ne m’avais fait surgir par enchantement, par cette façon de regarder qui fait naître l’objet, l’être que l’on désire, m’aurais-tu distinguée parmi les autres ? […] Et si tu t’habitues à me voir telle qu’eux, parmi eux, et telle que je suis sans doute, es-tu sûr de toujours m’en distinguer ? » 14 Elle redoute ainsi de se voir détrônée de sa place d’élue, d’objet précieux, tout autant qu’elle entend le protéger lui de cette destitution : « Je veux que tu demeures le fabuleux pays, l’inexploré, l’irréductible, l’inconnu, l’infini, en marge de tout […] Je refuse obstinément de te voir assis à la table familiale. Je préfère que tu sois l’au-delà […] Tu es mon enclos sacré, le domaine du dieu, les autres sont un séjour profane […] Je veux t’aimer passionnément, douloureusement et non paisiblement […] Tu es le conte, non la réalité. » 15

12

SORGUE M., L’Amant, op. cit., p. 23. 13

SORGUE M., Lettres à l’Amant, op. cit., p. 257. 14

SORGUE M., Lettres à l’Amant 2, op. cit., p. 377. 15

Ibid. p. 377.

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Le ravissement

Le rapport particulier à l’Autre qui se dégage au fil de cette expérience amoureuse s’accompagne de ce que Lacan nous a appris à reconnaître comme cette jouissance supplémentaire qui, à l’occasion, « secoue » ou « secourt » les femmes. « Il y a une jouissance à elle dont elle ne peut rien dire sinon qu’elle l’éprouve, ça elle le sait. » 16 Mireille Sorgue en témoigne et elle essaie de trouver un langage pour le dire. Il faut inventer le langage, dit-elle 17, mais la tâche n’est pas simple et toujours insatisfaisante. « Ma constante insatisfaction de ne pas savoir rendre compte de ce qu’il m’est donné de vivre […] c’est la même impuissance à cerner le réel. » 18 De cette jouissance, elle parle comme le font les mystiques, comme une expérience de ravissement. Entendons-le dans son sens premier de se trouver « en-dehors de son propre moi », cette absence s’accompagnant d’un sentiment de mort du corps. Lors de sa première rencontre avec l’amant, quelque chose de cet ordre s’est produit. Elle le dira à maintes reprises dans sa correspondance, dans les jours qui ont suivi cette première rencontre, première relation sexuelle, elle n’était plus elle-même. « Je fus comme folle trois jours après notre rencontre, je n’étais pas encore sortie de moi-même […] cela procède du rapt mais c’est au monde alentour qu’on m’enlève, cela procède de la mort. » 19 Rapt, ravissement, extase de l’âme, devenir Autre, perte de conscience entre l’effroi et l’émerveillement, tels sont les termes qu’elle emploie pour désigner cette expérience et cette jouissance dans laquelle étrangement le sujet s’absente, s’abolit. Si l’expérience mystique s’obtient dans le renoncement à la satisfaction des sens, la satisfaction sexuelle ici peut avoir lieu sans faire obstacle à l’accès à cette autre jouissance. La condition en est principalement dans la séparation entretenue des amants, car c’est dans le même temps une expérience de la séparation absolue d’avec l’Autre.

16 LACAN J., Le Séminaire, livre XX, op. cit., p. 69.

17 SORGUE M., Lettres à l’Amant, op. cit., p. XV.

18 SORGUE M., Lettres à l’Amant 2, op. cit., p. 59.

19 SORGUE M., Lettres à l’Amant, op. cit., p. 191.

La femme-objet

Qu’en est-il du côté de a, du côté de l’objet ? Dans le tableau des formules de la sexuation, l’objet se situe du même côté que le sujet féminin lui-même. La position féminine implique un « se faire objet » du désir de l’homme. Comment M. Sorgue en témoigne-t-elle dans le langage poétique qui est le sien ? Du côté de la satisfaction pulsionnelle, elle formule joliment ce qui apparaît comme le plus-de-jouir obtenu à se faire l’objet de satisfaction du partenaire : « le grand bonheur que me donnent tes mains, c’est le bonheur d’une chose qui saurait qu’elle est belle Le grand bonheur que me donne ta bouche est celui d’une chose bue qui se réjouit de son goût. » 20 Ne peut-on voir illustré ici ce que Lacan dégage comme une spécificité de la sexualité féminine, à savoir « comme l’effort d’une jouissance enveloppée dans sa propre contiguïté pour se réaliser à l’envi du désir que la castration libère chez le mâle » 21 : à travers l’autre, devenir cette chose bue qui se réjouit de son goût. L’autre aspect de la jouissance dans le ravissement concerne l’objet dénudé, dépouillé de son enveloppe narcissique. Ici, le langage poétique donne nom de chose à ce que n’identifie plus, n’incarne plus le corps : « Je ne veux rien car je suis la matière, et mon désir est absence de tout désir, fin de ma volonté propre. Un moment vient où je ne prie même plus par ton nom, où j’oublie ton nom, où je ne me connais plus. Je suis la Porte. Il faut avant que tu entres que je me sois retirée de moi, il faut que je ne sois plus. Je sais la douleur d’être un objet. » 22 Dans cette expérience extrême de l’absence de l’Autre, de la destitution subjective, le corps se réduit à un objet inanimé, simple support dévitalisé. M. Sorgue n’est pas psychotique, elle ne décompense pas suite à cette expérience, mais elle produit une métaphore de la vacuité du sujet. « L’amour de toi n’est qu’infinie disponibilité […] non pas l’objet poreux mais la porosité même ; non même l’instrument mais l’intervalle entre deux cordes. » 23

20

SORGUE M., L’Amant, op. cit, p. 108. 21

LACAN J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 735.

22 SORGUE M., L’Amant, op. cit., p. 98.

23 SORGUE M., Lettres à l’Amant, op. cit., p. 207.

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L’éthique d’une écriture Quoiqu’il en soit de la structure, cette expérience transforme le sujet et a des conséquences. Ce ne sera pas ici la nécessité de reconstruction d’un corps déshabité par un artifice de remplacement (cf. Lol V. Stein), mais il s’en suit une forme d’exigence de fidélité au réel entr'aperçu. Dans une lettre adressée à ses parents, elle s’excuse de la souffrance que leur cause son éloignement de la vie familiale et elle s’en explique : « Ne sentez-vous pas que j’ai été prise dans quelque chose de plus vaste que moi, et qu’il y a dans cet amour une terrible nécessité interne dont je ne peux dévier, ne sentez-vous pas à quel dépouillement il me mène, comme il m’arrache tout, me dénude […] comme le ferait une foi soudaine ? » 24

Toutes ses lettres, tous ses écrits témoignent de cette même exigence à rendre compte d’un point particulier de rencontre du réel.

S’il y a sans aucun doute un impératif de jouissance qui est l’axe même de la passion amoureuse, il y a aussi une exigence logique, ou éthique qui impose une forme d’ascèse et envers laquelle elle se sent constamment en défaut. Elle apparaît divisée entre une forme de discours qui s’impose et l’effort à consentir pour y répondre et pour en rendre compte dans une tentative de dire l’indicible.

D’un côté, elle semble écrire sous l’emprise d’un discours qui lui échappe : « il me semble que je suis possédée par un langage qui s’organise sans mon secours et qui m’impose ses formes. » 25 D’un autre côté, elle fait œuvre d’écriture comme en témoigne les nombreuses corrections et modifications qu’elle apporte aux manuscrits : « Je ne cède pas aux mots pour t’écrire et mes propos ne sont pas de broderie […] mais le canevas de l’être, la toile nue, l’ossature mise à jour. Non développement mais dépouillement. » 26

Si Lacan a pu établir un parallèle entre les écrits mystiques et ses propres écrits, n’est-ce pas en raison de cette visée qui va au cœur de la structure, au traumatisme même du rapport du sujet au signifiant qui le détermine ? Cette expérience lui fait approcher du clivage entre son être d’objet et sa soumission au signifiant.

24 SORGUE M., Lettres à l’Amant 2, op. cit., p. 413.

25 SORGUE M., Lettres à l’amant, op. cit., p. 276.

26 Ibid., p. 210.

Comment se fait une reine ? Victoria Vicente

« Tout ce que nous rencontrons comme achoppement, accident, dans l’évolution de l’enfant, et ce jusqu’au plus radical de ces achoppements et de ces accidents, est lié à ceci, que l’enfant ne se trouve pas seul en face de la mère, mais qu’en face de la mère, il y a le signifiant de son désir, à savoir le phallus. » 1 Dans le calcul de sa position vis-à-vis de l’Autre, Cristina s’est retrouvée dans une impasse, ne pouvant pas répondre aux questions qui pour les sujets de la parole marquent le sexe et l’existence. Elle a quatre ans et demi la première fois qu’elle vient en consultation. La mère vient seule au premier entretien, en apportant une note où elle a marqué toutes les difficultés de sa fille. Le catalogue des plaintes de cette mère, femme jeune et belle, est déployé à l’aide de cette écriture.

Elle me fait part de son inquiétude concernant l’attitude de retrait de sa fille, qui s’isole des autres et ne joue pas avec ses pairs. Ce qui l’inquiète principalement, c’est la façon dont Cristina se soustrait dans son rapport aux autres, car elle ne les regarde jamais : « Elle ne regarde jamais en face », dit la mère.

À cause d’un problème de strabisme, elle porte un bandeau sur un œil depuis qu’elle a six mois. Ce problème l’a déjà amené deux fois en salle d’opération, la première fois à l’âge de deux ans, la deuxième autour des quatre ans. On remarque la façon qu’a cette femme de se situer par rapport à sa fille. Selon ses dits, le jour prévu de l’opération, au moment de réveiller Cristina, elle a fait comme tous les jours, afin d’éviter qu’elle s’inquiète, et l’a conduite à l’hôpital. Sans manifester aucune émotion, sans trouver aucun rapport avec ces opérations, la mère continue de commenter que sa fille a eu du mal à apprendre à marcher, qu’elle a encore des difficultés, qu’elle tombe souvent. En plus, elle ne mange pas bien et a plusieurs fois été sujette à des vomissements. Cristina a un frère, âgé de huit mois, qu’elle, selon sa mère, ignore.

1

LACAN J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 285.

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Bien que la description de ces symptômes est marquée par l’accent du déficit, des excès sont aussi inscrit dans l’énonciation. Ce sont des excès qui ont produit de l’angoisse et l’impuissance maternelle, et qui ont orienté la décision de venir en consultation pour sa fille : depuis quelques semaines, Cristina se masturbe, sans aucune gêne, devant le regard de ses parents. Cela évoque à la mère un sentiment de culpabilité. En effet, elle a accédé aux exigences de sa fille qui, « face au spectacle amer de son frère de lait » dont nous parle Saint Augustin, demande à téter elle aussi. Avec une attitude coupable par rapport à son consentement, la mère dit qu’elle n’a allaité Cristina que pendant quinze jours, qu’elle était « inexpérimentée et ne savait pas », fait qui tranche avec l’attitude qu’elle a maintenant adopté par rapport au fils. Lorsqu’elle était enceinte de ce deuxième enfant, le médecin lui a prescrit du repos. Elle ne s’est alors occupée que de Cristina. Elle perçoit que la naissance de l’enfant a entraîné une rupture du rapport si étroit qu’elle avait avec sa fille.

On peut dire que le manque prend pour cette femme la forme de la culpabilité et de l’impuissance vis-à-vis des excès qui nous renvoient à la sexualité. La première intervention de l’analyste a été de lui dire qu’elle ne pouvait pas dire non : dire non à la masturbation publique et dire non à la demande de Cristina de téter.

En ce qui concerne le père, que je n’ai rencontré qu’une seule fois, il parle de ses difficultés pour approcher sa fille. Il exprime d’une façon sûre que sa fille « le rejette », qu’elle ne s’approche des gens que par intérêt, lorsqu’elle peut en obtenir quelque chose. Il conclut en affirmant que Cristina préfère surtout sa mère. Il délègue donc l’autorité à sa femme, parce que s’il se fâche sur sa fille, s’il lui fait des remarques sur ses actes, il s’aperçoit que Cristina « s’éloigne encore plus de lui ». D’autre part, il dit que lorsque sa femme était enceinte de Cristina, de huit mois, il s’est fait opérer d’un kyste au cou. Il pense que cela a affecté sa femme à ce moment de sa grossesse. Il attend maintenant une autre opération pour se faire extirper une tumeur bénigne au pancréas. De sa fille qu’il perçoit lointaine, il ne pourra dire que peu de choses.

« Comment se font les reines ? » Cristina est une fille très mince, menue. Lors des premiers entretiens, elle rentrera en parlant sans arrêt, avec une grande excitation. Elle posera des

questions sur tous les objets qui se trouvent dans le bureau, sur tous les jouets qu’elle va trouver et qu’elle va sortir des cartons. Elle s’assied par terre, puis déambule. En aucun moment, elle ne m’adresse un regard, ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à ma présence : elle me demande qui je suis, quelle école je fréquentais quand j’étais petite. Elle répète d’une façon insistante : « Regarde ça ! » Ses questions n’attendent pas les réponses et je peux à peine trouver un intervalle pour lui parler. Lors d’une des premières séances, elle recoupe un morceau de papier et me donne ce morceau. Quand elle me donne ce morceau, qui par ses dimensions ressemble fort au bandeau qu’elle porte sur l’œil, elle met en place la possibilité pour moi de constater le premier mouvement transférentiel, et de le recevoir donc comme étant un message. Ainsi, elle me permet de lui demander directement ce qui lui arrive. Elle me répond qu’elle « a un bandeau parce qu’elle a la vue louche ». Je lui signale alors que non, qu’elle porte ce bandeau parce qu’elle a les yeux qui louchent.

Ce signalement, qui a permis de séparer le fait qu’elle détourne son regard afin de se soustraire et les problèmes liés au strabisme, a eu plusieurs effets. Il y a eu d’une part l’apaisement de l’excitation corporelle qui jusqu’alors accompagnait cette fille. D’autre part, cela a fait surgir une demande d’amour. Elle se met à me demander ce que je veux qu’elle dessine, si j’aime le dessin. Elle me demande de l’aider à assembler des pièces de construction afin de faire une maison.

Dans un premier temps, la construction de cette maison retiendra tout son intérêt : l’installation des portes, des fenêtres. Cette construction n’est pas loin d’exprimer ce qui lui arrive. Cela montre bien que l’objet participe des formes du corps propre : les maisons tombent en morceau, sont détruites, deviennent des pièces qu’il faut remettre ensemble pour leur donner une consistance et une apparence appropriées.

Ce ne sera que dans un deuxième temps qu’elle introduira dans le jeu les poupées. « Les enfants », dira-t-elle. Elle énonce par la suite deux fantasmes autour de ce jeu : « Les enfants s’enfuient et les enfants tombent ». Mais sa question ne pourra être énoncée qu’après avoir introduit un nouvel élément : les contes et la demande que je les lui lise. Il faut dire que la lecture de contes a été une activité importante dans la vie de cette fille, une activité liée à la demande de l’Autre, puisque sa mère m’avait déjà dit qu’ils lui donnaient des contes lorsqu’ils la

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voyaient se masturber. C’était aussi d’ailleurs la façon qu’elle avait d’attirer l’attention de sa mère lorsque celle-ci était en train d’allaiter son fils. C’est de cette façon et par ce moyen que s’introduit, sous le transfert, la sexualité.

De ces contes, qu’est ce qui l’intéresse ? En effet, c’est la différence sexuelle qui l’intéresse. Elle dessine les figures qui apparaissent dans les contes et, mettant en place un jeu de devinettes, elle demande : « Tu crois que c’est un homme ou une femme ? » Ce n’est pas qu’elle ne connaisse pas la différence sexuelle. Elle pourrait elle-même en donner la réponse. Sa question s’oriente sur un autre versant, à savoir ce qu’elle est dans le désir de l’Autre. Il ne faudra pas longtemps pour que Cristina puisse énoncer une autre question : « Les reines, comment se font-elles ? » Voilà sa question qu’elle commence à façonner par les esquisses graphiques qu’elle entame à cette époque. Cette question conclut ce premier temps. Elle restera en suspens, jusqu’à presque un an plus tard, parce qu’à ce moment du travail de transfert, sa mère ne l’amène plus aux séances, sans aucune sorte d’explication.

Lorsque la mère de Cristina réapparaîtra un an plus tard en demandant que je reprenne en consultation sa fille, elle me dit que le père s’est fait opérer de la tumeur et que Cristina, elle, s’est faite opérer encore une fois d’une hernie. À ma question de savoir pourquoi elle n’avait pas prévenue tout ce temps-là, elle se montre consternée. Elle explique sa dépression et son impuissance à assumer des tâches qui ne sont pas liées aux soins des corps.

Elle me dit très clairement que les six mois du traitement précédent ont eu des effets thérapeutiques, et son inquiétude du moment, concernant Cristina, est d’un autre ordre. Sa plainte se transmet sous la forme d’un diagnostic : elle a une phobie à la lecture, elle ne veut rien savoir des lettres. Malgré les grands efforts de l’institutrice comme de la mère, Cristina n’apprend pas.

Elle ressent Cristina comme étant « un défi », pas seulement en ce qui concerne l’apprentissage de la lecture, mais aussi en ce qui concerne son rapport à la vie quotidienne. Elle me parle de la lutte qu’elle mène à cause des « manies » de sa fille à propos de sa manière de s’habiller, toujours en survêtement ou avec des vêtements amples, et n’acceptant pas qu’on lui rattache les lacets de ses chaussures. Elle parle aussi des idées fixes de Cristina qui l’amènent à parler, constamment et inlassablement, d’un seul

sujet, idées que sa mère suit dans un bavardage inlassable entre les deux enfants. Ce défi contraste avec l’expression dont elle se sert pour évoquer les relations avec son fils avec qui, par contre, « on s’entend par le regard ».

Les larmes aux yeux, elle explique que, selon son mari, Cristina est malade, qu’il ressent en elle quelque chose de bizarre. Elle est seule avec ses deux enfants. Elle se plaint de son mari, qui a peu de relation avec les enfants, enfermé devant l’ordinateur, puisqu’il fait des études universitaires par correspondance.

Le conte familial

Cristina revient en traitement à l’âge de six ans. Elle présente un aspect de garçon et aussi d’abandon. Tout comme elle faisait lors des premiers entretiens, et aussi dans son rapport à la mère, elle parlera sans arrêt. Elle racontera, dans ses moindres détails, le naufrage du Titanic. Elle se met à décrire l’intérieur du bateau, ce qui se passe lorsqu’il échoue, l’équipage, les passagers.

Deux figures masculines se distinguent dans cet ensemble : « celui qui met le charbon », personnage ayant une valeur fondamentale en ce qui concerne l’entretien du bateau, et le capitaine, dont le regard régulateur et surveillant ne peut éviter le naufrage. Dans le registre imaginaire, elle se voit comme un enfant. Dans ses récits concernant le Titanic, elle se fait toujours représenter par un personnage masculin : « j’aime bien leurs habits », dira-t-elle. Elle ne veut pourtant pas que je me trompe, et me dira qu’elle est « une fille ». En effet, il s’agit pour elle d’autre chose.

Profitant du fait qu’elle évoque lors d’une séance « une famille », je lui propose de me parler de sa famille à elle. Elle y travaillera pendant ce temps-là, faisant des constructions avec des variantes. Si je formule qu’il s’agit de constructions, c’est parce que sa description des membres de sa famille se trouve vite entremêlée à ce qu’elle appelle « la famille royale ». Cette famille royale qui émerge graduellement lors de séances ira rattraper progressivement tous les personnages de sa famille. C’est comme un tissu qu’elle tisse avec les fils dont elle dispose dans sa propre tapisserie. On pourrait aussi dire, faisant une mise en série avec les contes propres à ses quatre ans, qu’elle élabore son conte à elle. Cette référence aux contes n’est pas casuelle,

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puisque ce sera à partir de ces productions que nous allons trouver la question qui était restée en suspens.

De ses histoires, elle fera disparaître ses parents, dont le rôle y sera repris par ses grands-parents. Se situant elle-même sur la lignée maternelle, elle insistera sur la place prédominante du grand-père maternel, personnage contrôlant toute la famille. Le déploiement imaginaire de sa position et de celle de son frère se développe à partir de l’exclusion : ou lui, ou elle. Les différentes variantes de cette histoire de la famille royale présentent un parcours invariable que j’interprète comme étant le saut d’une génération. Elle sera surprise par mes interventions allant dans ce sens, lui signalant la lignée de filiation. Mais ce saut générationnel est lié aux coordonnées symboliques de son histoire. A ce moment du traitement de Cristina, la mère me dit avoir « coupé le cordon ombilical ». Elle est allée travailler ailleurs, ayant quitté le magasin familial auquel elle était liée. Après avoir dit qu’elle se sent maintenant « valorisée » et « reconnue », elle peut me parler de la déception qu’a été pour elle la naissance de Cristina, à cause de son strabisme. Ce sentiment de déception est redoublé lorsqu’elle parle de son père qu’elle présente comme étant autoritaire et insatisfait, et face auquel elle n’était jamais à la hauteur. Ce ne pas être à la hauteur des attentes paternelles l’a très tôt amenée à renoncer au savoir et à s’engager avec son mari, qui était son voisin et copain lorsqu’elle était petite, et dont le trait, « il était un enfant méchant », signale l’interdit de son père depuis l’enfance. Son père lui parlait des méchancetés des garçons et de sa méfiance à leur égard, et ne manquait pas l’occasion de la retenir à la maison. Dans le traitement de Cristina, les effets du réaménagement symbolique visé par mes interventions ne se sont pas fait attendre. Elle a pu énoncer un récit concluant ce temps d’histoires sur la famille royale. Ce récit marque un moment de chute et reprend sa question : « Une fille voulait être reine, mais elle s’est fait opérer et tout est tombé dans les mains des troupes ennemies ». À sa place, la « sorcière des ténèbres », sorcière trompeuse, ment, triche, obtient le pouvoir. Seule l’apparition de la figure combative du prince permettra à la reine de reconstituer le trône et fera disparaître la sorcière.

Bien qu’il y ait dans ce récit une solution, il a fallu que cette fille fasse encore un tour afin de trouver la sortie. Ce tour en plus autour des déclinaisons sur comment se fait une reine, fera émerger ce qu’on

peut, avec Lacan, appeler l’orientation virtuelle à laquelle le sujet essaie de s’accommoder en ce qui qu’il présente à l’Autre.

Parmi ces déclinaisons, je vais signaler trois séquences marquantes qui permettent de déployer des moments où les identifications, le corps et le regard sont en jeu.

Première séquence

À partir du point de capiton que comporte ce dernier récit, les opérations peuvent être évoquées. Elle compte et se rappelle les visites médicales et les examens qui lui ont été faits. Cela lui fait toujours peur. Dans sa production imaginaire, elle dessinera une salle d’opération où il y a des hommes dont le visage couvert ne permet que d’entrevoir deux yeux énormes. « Ce pauvre type qui va se faire opérer pense qu’il va mourir », dira-elle. C’est sa façon de me dire qu’il s’agit aussi pour elle des opérations du père, qui est introduit dans les séances à partir de l’identification au corps blessé. En écrivant « papa », elle donnera un nom au dessin d’un homme dont le corps est tout couvert de cicatrices.

Simultanément à la préoccupation sur le corps, elle décide de dessiner « une jolie maison ». Je précise que Cristina, depuis les premières séances et d’une façon habituelle, se servait de dessins pour expliquer ce qu’elle disait. Toute sa production graphique, prolifique, devenait à l’instant du griffonnage, un excès de détails et de rajouts. N’ayant jamais accepté de colorier ses dessins, le résultat final était qu’ils devenaient une grande tache noire.

Elle entreprend alors de figurer cette « jolie maison ». Elle y met du soin mais, petit à petit, cela devient une tache sans forme ni sens. C’est ainsi que cela devient « une vieille maison », une maison où « une fille [de quelqu’un] habite seule ». Elle y situera son père « qui sonne à la porte », mais qui ne sait pas que sa fille y est : « il ne la voit pas, il ne la trouve pas dans les chambres ». Elle interprète le désir paternel en situant la signification du rejet du côté du père. Afin d’éviter que l’analyste ne se trompe, elle veut se dessiner elle-même sur l’envers de la feuille. Elle se met à cet effet devant le miroir et, sous le regard de l’analyste, dessine pour la première fois son image de fille. Elle situe cette image sous un parapluie qu’elle tient dans sa main. Elle râle et dit : « c’est pas bien », « je ne sais pas comment me faire ». Elle me propose de l’aider et me laisse le dessin à la fin de la séance, me donnant

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l’indication de l’arranger. Lors de la visite suivante, elle demande ce qui s’est passé avec cette production. Je l’avais coloriée. Elle est contente du résultat et me montre un cadenas. C’est quelque chose qu’elle a réussi à avoir de son père, et avec lequel elle compte fermer le coffret où elle tient ses objets précieux, mais c’est un cadenas trop grand et ça ne marche pas.

Deuxième séquence Il s’agit de son positionnement par rapport au Moi idéal. Elle reprendra le thème de la reine, mais avec la particularité que celle-ci est déguisée en roi. Dans un dessin, cette reine, à laquelle elle est identifiée, est assise devant de nombreux postes de télévision, installée à une place où elle peut contrôler toutes les chaînes. Cristina ajoute un personnage fort ridicule à côté de la reine. Elle le nomme son frère. Elle formulera alors, de façon décidée, des plaintes à l’égard de celui-ci. Il lui rend la vie insupportable. À un moment donné, parmi toutes ses plaintes, elle s’embrouille et produit un lapsus. Au lieu de dire « du vidéo », elle dit « d’envie de… ». Je lui montre que je me suis aperçu de ce faux pas. Je le rapporte à la problématique suscitée par la naissance du frère et à la question qui aurait pu surgir sur l’amour que ses parents avaient pour elle.

Troisième séquence

Elle apporte quelques feuilles d’arbre qu’elle a ramassées en venant à la séance. Elle se met à les grouper. Elle les coupe, les colle sur un papier et puis, pour la première fois, elle s’interroge sur l’effet que cette production aura sur l’Autre : elle ne sait pas si ses parents vont aimer cela. Elle reprend dans un autre moment cet objet qu’elle a produit, et qu’elle a appelé « la surprise pour ma mère », pour conclure, après avoir rajouté une figure sur une croix : « c’est le Christ sur la croix ». Cette construction, qu’elle demande de prendre à la fin de la séance, elle la donne en effet à sa mère, à la surprise de celle-ci. A partir du fait de donner cette construction à un destinataire (sa mère), où l’on trouve des résonances de son nom et de son corps mortifié, on peut saisir que Cristina produit une interprétation du désir maternel, et qu’elle peut alors s’éloigner de cette place. Lors des séances suivantes, où le déploiement imaginaire des dessins s’est considérablement réduit, il s’agissait de nouvelles rencontres.

Le caillou et le corps

De quelles rencontres s’agit-il ? Cristina rencontre sur son chemin des cailloux qu’elle cache dans son sac, les soustrayant ainsi au regard de la mère. Ces cailloux, qu’elle apportera aux séances, vont l’occuper pendant un certain temps. Elle trouve des ficelles et des enveloppes pour envelopper ce qu’elle dénomme, d’une façon décidée, « le cadeau » pour son père. Elle ne veut pas de doute à l’égard de ce dont il s’agit et elle me dicte une note, où elle avait déjà écrit « Cristina et papa » : « Papa, je t’aime beaucoup et j’espère que tu vas aimer ce cadeau. Vous êtes les meilleurs parents du monde que je viens d’avoir dans ma vie ».

Le soutien qu’elle a pris sur l’amour au père lui donnera de l’enthousiasme pour se mettre, lors des séances successives, à enjoliver les cailloux et les enveloppes. Les cailloux commencent ainsi à prendre des significations différentes : « celui-ci ressemble à un jeu d’échecs, celui-ci à un triangle ». Ces cailloux qu’elle trouve sur son chemin ne sont pas un écueil. Ce sont des cailloux qui, d’abord inanimés, deviennent, par l’inscription signifiante, des pierres vivantes et précieuses. Désir de donner à voir ces cailloux au père, Autre submergé dans la jouissance solitaire de l’ordinateur, d’attraper son regard. Et pourquoi ne pas ajouter que c’est aussi ce corps tout couvert de cicatrices qu’elle essaie de recouvrir ?

Pour terminer je voudrais citer Jacques-Alain Miller : « Peut-être faut-il épiloguer, varier, préciser cette définition de l’événement de corps. Cette expression est une condensation. Il s’agit en fait toujours d’événements de discours qui ont laissé des traces dans le corps. Et ces traces dérangent le corps. Elles y font symptôme, mais seulement pour autant que le sujet en question soit apte à lire ces traces, à les déchiffrer. » 2 C’est ce dont il s’agit maintenant lors des séances où Cristina ne cesse de s’intéresser à ces cailloux, sur lesquels elle écrira des signes, puis dira qu’« ils sont des pierres égyptiennes ». Comme pour les hiéroglyphes, ce sont des signes qu’il faut lire. Elle fera donc semblant de lire cette écriture, faussera sa voix, comme si elle lisait dans une autre langue. Jouissance pure de la langue et semblant d’écriture qui pour la première fois lui permettent de dire qu’elle a des problèmes concernant la lecture, en même temps que le

2

MILLER J.-A., « Biologie lacanienne et évènement du corps », La Cause freudienne, 44, février 2000, p. 44.

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déchiffrement inconscient sous transfert a ouvert pour elle la possibilité de lire.

Traduit par Alejandro Sessa, non relu par l’auteur

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Extime

Traduction de Lacan ; problèmes réels et imaginaires Alexandre Tchernoglazov

La chose ou la Chose ?

Les problèmes de la traduction de Lacan en russe ont déjà fait l’objet d’un article excellent de Pierre Skriabine, publié dans le numéro 70 de Quarto en 2000*. L’article résume l’exposé présenté par l’auteur à Paris en 1994. Il n’existait alors de Lacan en russe qu’un petit recueil qui comprenait « Le stade du miroir » suivi de quelques leçons du Séminaire 1H. Depuis ont été édité l’édition bilingue du « Discours de Rome », deux premiers Séminaires accompagnés de quelques textes des Écrits, plusieurs leçons choisies des Séminaires III et XX, et, tout récemment, Télévision. La traduction du Séminaire V déjà achevée, va paraître en mai 2002. On a acquis de l’expérience dont il est temps de rendre compte.

Les problèmes analysés par Skriabine – la difficulté de la compréhension de la théorie analytique, les complexités du style, la richesse des références littéraires, philosophiques et scientifiques, quoique indéniables, ont tous un caractère technique et sont, en principe, surmontables. Je n’y contesterai donc que quelques détails d’importance tout à fait secondaire – celui, par exemple, de la prétendue « pauvreté de la littérature philosophique en Russie » 1 qui est pour une large mesure un mythe bolcheviste, une partie du programme idéologique qui visait à discréditer la culture orthodoxe traditionnelle en promouvant au premier plan les épigones libéraux et socialistes de second ordre. Au lieu de faire écho aux remarques de Skriabine ou de lui faire de menues objections, j’essaierai plutôt, suivant la prescription qui clôt le Séminaire de Lacan sur Joyce, de le prendre au mot, de m’appuyer sur le signifiant même de son texte.

La langue russe, qui, à en croire Skriabine, « se prête mal, en l’absence d’une formalisation de type mathématique, au raisonnement abstrait sur des concepts […] ne se plie pas volontiers à l’exigence

1 SKRIABINE P., « Quelques remarques sur le travail de traduction de

Lacan en russe », Quarto, 70, avril 2000, p. 68.

de rigueur qui est celle de Freud et de Lacan ». Pourquoi ? Parce qu’elle est « la langue de la poésie, la langue du pathos et de repos » 2. Autrement dit, « la langue russe reste près de la chose » et, en plus, y reste « tendrement attachée » 3. Mais ses qualités « poétiques » et, pour ainsi dire, « esthétiques », ne font-elles pas plutôt preuve de quelque chose de contraire ? Sa « tendresse », son « attachement » même, ne témoignent-ils pas de l’intimité de la langue avec le monde, tout autre que le monde objectif et indifférent des choses – avec le monde marqué par la présence de la mort ? La langue, en imitant la chose, ne fait-elle pas de son objet autre chose ? Ainsi ne fait-elle que feindre de l’imiter ? La chose est instaurée dans un certain rapport avec La Chose qui est fait à la fois pour cerner, pour présentifier et pour absentifier.

Je pense que depuis un petit moment vous vous douter que ce n’est plus moi qui parle. En effet, à quelques petites modifications près, c’est le discours de Lacan sur la fonction esthétique. L’attachement tendre de la langue russe, cette « langue de la poésie », à la chose, ne révèle-t-il pas plutôt sa proximité, sa fidélité à La Chose au sens lacanien de ce mot ? Ce qui, loin de présenter un obstacle pour la traduction, en ferait une langue analytique par excellence. Lacan lui-même, n’avoue-t-il pas que « tout langage analytique doit être poétique » 4 ? Mais qu’en est-il de « l’exigence de rigueur qui est celle de Freud et de Lacan » 5 ? Peut-on rester rigoureux tout en gardant l’éclat de beauté qui marque la proximité de La Chose ?

Belle ou fidèle ?

Les traductions – disait Thomas Mann – sont comme les maîtresses : lorsqu’elles sont belles, elles ne sont pas fidèles et lorsqu’elles sont fidèles elles ne sont pas belles. L’office de traducteur est donc quasi sacerdotal : il consiste à bien sacrifier. Il fait le choix. Ici, il supprime un sens, là il se débarrasse d’un trope ou néglige l’euphonie. C’est un arbitre suprême qui passe le texte original au crible de sa

2

Ibidem. 3

Ibidem. 4

CHENG F., « Le docteur Lacan au quotidien », L’Âne, 48, pp. 52-54. 5

SKRIABINE P., loc, cit.

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langue et se prononce sur ce qui peut rester et ce qui doit s’éclipser. Dans un texte à caractère scientifique, ce sont la rigueur de l’argumentation logique, la cohérence, la précision dans le choix des termes qu’il préfère accentuer. Dans un texte poétique, ce sont par contre les qualités dites esthétiques qu’il s’efforce de faire apparaître. Son art est celui de choisir. Si l’on considère les textes de Lacan de ce point de vue, on s’aperçoit aussitôt qu’ils sont extrêmement hétérogènes. Jean-Claude Milner dans L’Œuvre claire y distingue les excursus, c’est-à-dire des passages à caractère poétique, et les logia, ou formules doctrinaires. Il semble donc tout à fait logique d’accentuer la beauté, les qualités esthétiques et rhétoriques des premières en gardant l’exigence de fidélité pour les secondes. Mais qu’est-ce qu’être fidèle ? On a tendance à croire que ça veut dire être fidèle au sens. On présume donc que le traducteur est celui qui, ce sens, le comprend. Il est, autrement dit, une « personne supposée comprendre ». Il se croit comprendre. « On ne peut pas traduire sans interpréter »6, écrit Skriabine. Le traducteur ne peut donc traduire sans s’imaginer comprendre. La fidélité présuppose donc qu’on projette dans le texte sa propre imagination à soi. Ce qui est, évidemment, la source même de l’infidélité. Veut-il dire qu’il faut se garder de comprendre ?

Mikhailov, un traducteur russe très éminent, à qui nous devons les meilleures traductions de Heidegger, avait proposé de distinguer entre les mots qui, plus spécialement, nomment ou désignent, et ceux qui visent, qui donnent la direction plutôt que la référence. « Sous l’action de la codification logique et grammaticale, écrit-il, et au résultat de la réorientation de la langue, du mot et de ce que chaque mot représente, les noms de la deuxième catégorie tendent à devenir suspects comme mal définis, imprécis, tandis qu’en effet ils possèdent leur propre rigueur à eux […]. Ces mots sont souvent traités et compris comme s’ils avaient quelque chose à désigner, ce qui appauvrit leur contenu, aussi bien que nos idées sur leur fonctionnement réel dans le langage. » 7

Il en résulte que les traducteurs « se sentent souvent obligés d’employer, au lieu des mots, des expressions trop précises qui tendent à boucher et interrompre le mouvement du sens par son résultat 6

Ibid., p. 69. 7

« Travaux de l’École Philosophique et Religieuse des Hautes Études de Saint-Pétersbourg », V, SPb, 2000, p. 151.

supposé […]. Les traducteurs, même les meilleurs, bloquent le sens par le mot qui lui vient à travers. » 8 Au lieu de citer les exemples de Mikhailov, je vais me référer à la discussion qui s’est produite ce matin autour du mot logos. Shelling, dans son commentaire sur le premier vers du quatrième Évangile, à qui il a consacré une leçon de son cours de « Philosophie et mythologie », proposa plutôt que d’assimiler à ce mot les sens de « raison », « ordre », ou « verbe », de l’interpréter tout simplement comme « ce de quoi il s’agit », ce qui donnerait à l’ouverture célèbre de cet Évangile le sens simple de « Ce dont il s’agit était au commencement ». Au lieu de déterminer le référent de logos, cette interprétation ne le définit évidemment que par sa fonction, en mettant l’accent sur le prédicat, sur le verbe, en restituant d’ailleurs en français son sens grammatical, autoréférentiel. Nous ne prononcerons pas de jugement sur l’interprétation de l’Évangile par Shelling. Mais au discours de Lacan le principe de « verbe est au commencement » s’applique parfaitement. Ces noms sont toujours « ceux qui visent » par excellence. Prenons à titre d’exemple un passage du Séminaire XVII, analysé par nous à une autre occasion : « Si le savoir est moyen de la jouissance, le travail est autre chose. Même s’il est accompli par ceux qui ont le savoir, ce qu’il engendre, ce peut certes être la vérité, ce n’est jamais le savoir – nul travail n’a jamais engendré un savoir. Quelque chose y objecte, que donne une observation plus serrée de ce qu’il en est dans notre culture des rapports du discours du maître à quelque chose qui a surgi, et d’où est reparti l’examen de ce qui, du point de vue de Hegel, s’enroulait autour de ce discours – l’évitement de la jouissance absolue, en tant qu’elle est déterminée par ceci, qu’à fixer l’enfant à la mère, la connivence sociale la fait le siège élu des interdits. » 9Le passage explique une absence – celui d’un savoir jamais engendré – par quelque chose qui, à proprement parler, y manque. Le « ce » dont il s’agit – objet a, notamment – ne vient jamais au jour de la nomination. Ce dont il s’agit, c’est plutôt ce qui agit – ce qui « a surgi » donc, le seul verbe dans la phrase qui définit une action proprement dite. Ce sont des relations anaphoriques qui nous mettent sur la trace de l’objet a – l’objet qui arrive dans une des phrases suivantes avec le prédicat de surgir. C’est par le verbe donc que le sujet de la phrase – qui est l’objet – reçoit sa définition. Mais elle en contient

8

Ibid., p. 153. 9

LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 91.

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encore un autre, celui d’objecter. L’objet donc est ce qui objecte. Le nom manquant subsiste néanmoins dans la phrase en guise de verbe. On trouve un exemple analogue dans le sonnet XX de Shakespeare ou les organes sexuels féminin et masculin arrivent, respectivement, déguisés comme un pronom négatif (nothing), et un verbe (prick out). Le manque du mot correspond au manque de l’objet. La structure même de la phrase correspond à l’innommable qu’elle parvient à dire.

Même là où l’objet est nommé il ne désigne que la perte, la place vide. Ainsi dans la phrase qui suit : « rentrant dans le mécanisme de son assertion répétée, il (le discours du maître) dut appréhender la perte de sa propre entrée dans le discours, et, pour tout dire, voir surgir cet objet a que nous avons épinglé du plus-de-jouir » 10, le parallélisme entre « appréhender la perte » et « voir surgir cet objet », aussi bien que l’ambiguïté du verbe appréhender (« saisir par l’esprit » et « envisager avec crainte ») donnent à comprendre que l’objet dont il s’agit n’est pour celui qui l’appréhende rien d’autre que « sa propre perte », « le fantasme de sa mort, de sa disparition » 11.

Mais l’objet, ça objecte à quoi ? Nous y trouvons la réponse directe dans le Séminaire XXIII. Ob-jecter, c’est ob-staculer. « L’objet est ob, obstaculant a l’expansion de l’imaginaire concentrique, c’est-à-dire englobant » 12. L’objet donc objecte, fait obstacle, à l’imaginaire. Mais l’objet veut aussi dire le but ou la fin. Projetons la phrase que nous venons de citer sur le discours lacanien qui à lui, cet objet, est conforme. Son but est de faire l’obstacle à l’imaginaire, d’empêcher de comprendre, au sens de se faire une image mentale, begreifen, à bloquer la circulation du sens. Mais n’est-ce pas cela l’idée même que nous avons déjà rencontré chez Mikhailov ? Cette phrase de Lacan, ne contient-elle pas déjà in nuce une théorie de la traduction ?

La langue ou lalangue ?

La rigueur de la traduction ne consiste donc nullement à donner au texte une interprétation prétendue vraie ou correcte. Elle consiste plutôt à

10

Ibidem. 11

LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, pp. 194-195.

12 LACAN J., Le Séminaire, livre XXIII, « Le sinthome », Ornicar ?, 8,

séance du 10 février 1976, pp. 12-13.

l’ouvrir au travail d’interprétation accompli par le lecteur. Ce que le traducteur est censé comprendre n’est donc pas le sens du texte mais sa langue même. Mais la notion de langue fait chez Lacan un problème. Il y a la langue qui porte le sens, et lalangue, qui véhicule la jouissance. Puisque « il n’y a pas de désir de savoir », puisque « l’être, en parlant, (jouit), et, j’ajoute, ne veut rien en savoir de plus » 13, le sens ne vient au jour qu’en tant que dérivé de la jouissance, son résidu, son déchet. Les logia même, les termes et formules forgés par Lacan, ont très souvent la forme d’un lapsus, d’une faute de grammaire ou d’orthographe – le mot lalangue même en sert de meilleur exemple. La pensée de Lacan, c’est toujours l’appensée, c’est sur le signifiant, à son propre aveu, qu’il s’appuie pour penser. Autrement dit, c’est le signifiant même qui lui sert d’argument. La rigueur de la traduction, ne consiste-elle pas à traduire lalangue de l’original, à rendre l’appensée de l’auteur claire ? Cet orgasme, ce pic de jouissance qui marque chez Lacan le surgissement d’un savoir, c’est à condition que le traducteur sache l’imiter, le feindre, que le lecteur arrive à être convaincu.

En traduisant, on façonne le signifiant. Le texte original ne présente pas d’image à saisir. En plus, à tout image possible il fait obstacle. Le principe de « faire obstacle à l’image » que nous avons promu comme le germe d’une théorie de la traduction, nous sommes maintenant en mesure de le spécifier. On ne fait d’obstacle à l’image que d’autant mieux on y induit la jouissance. Pour reprendre une autre formule de Lacan, le traducteur façonne le signifiant à l’image de ce qui n’est pas une image 14, à l’image de la jouissance. Y a t-il des chances qu’il réussisse ?

« Le vrai peut de temps en temps toucher à quelque chose de réel (de la jouissance), mais c’est par hasard » 15. Le hasard qui, d’une langue à l’autre, se répète, la possibilité même de la traduction authentique de la jouis-sens, n’est-t-elle pas de l’appensée lacanienne, de sa « démonstration à partir du signifiant », la vérification et, qui plus est, la seule vérification possible, la marque d’une nécessité ? Voila le problème principal qui, à partir de l’expérience même de la traduction, se pose.

13

LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 95. 14

LACAN J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, pp. 168-170.

15 LACAN J., Le Séminaire, Livre XXIII, « Le sinthome », Omicar ?, 11,

séance du 11 mai 1976, p. 9.

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* Réécriture par l’auteur d’une conférence donnée le 2 novembre 2001 à Erevan (Arménie) à l’occasion du Colloque Jacques Lacan. Le Colloque était organisé par le Cercle d’Erevan de l’École Européenne de Psychanalyse – Développement.

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