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Collection dirigée par Dominique Taddei PRÉSENTATION ET TRADUCTION ÉVELYNE LUCIANI Relazione dei tumulti di Corsica in tempo del governator genovese (1728-1730) Felice Pinelli Suivi de Sollevazione dei Corsi. I paesani invadono la città di Bastia (1730) Anonyme 1729, LES CORSES SE REBELLENT 1

1729

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livre, corse

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Collection dirigée par Dominique Taddei

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PRÉSENTATION ET TRADUCTION

ÉVELYNE LUCIANI

Relazione dei tumulti di Corsica in tempo del governator genovese (1728-1730) • Felice Pinelli

Suivi de

Sollevazione dei Corsi. I paesani invadono la città di Bastia(1730) • Anonyme

1729, LES CORSES SE REBELLENT

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19 €ISBN : 978-2-84698-392-1

En 1729, à la suite d’un différend à propos du paiement

de l’impôt supplémentaire, la Corse s’enfl amme. Partie de

Castagniccia, la révolte, habilement conduite par quelques

notables restés plus ou moins dans l’ombre, gagne la

plupart des régions intérieures de l’île. Seuls restent fi dèles

les bastions côtiers des Génois qui deviennent une cible

pour les insurgés.

Le gouverneur génois en charge des affaires de Corse,

Felice Pinelli, ne parvient pas à endiguer la rébellion des

paysans des montagnes qui, un jour de février 1730,

s’emparent de Bastia et la saccagent. Seule la citadelle

restera inviolée.

Malgré tous ses efforts, relatés tant dans le premier

document, signé de sa main, que dans le second, resté

anonyme, Felice ne réussira pas à éteindre l’incendie et

sera relevé de ses fonctions quelques semaines plus tard.

Ces documents donnent le point de vue génois du

soulèvement de la Corse. Ils constituent un plaidoyer du

gouverneur en sa propre faveur, sans doute destiné à ses

supérieurs, mais qui laisse poindre, derrière les arguments

de façade, une véritable incompréhension du phénomène

qui mènera inéluctablement, vingt-cinq ans plus tard, à

l’émancipation puis à l’indépendance de la Corse.

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LA RÉVOLUTION DE CORSE, VUE DU CÔTÉ GÉNOIS

Dominique Taddei

Paradoxalement, ce sont deux textes génois, ou du moins pro-génois, qui ouvrent cette nouvelle collection consacrée à la Corse des Lumières. Que le lecteur n’y voie aucune intention particulière, si ce n’est la volonté de pluralité des points de vue qui ne cessera de nous animer : c’est essentiellement la qualité et l’importance historique de ces deux textes, le premier en prose et le second en vers, qui ont dicté notre choix. Ces deux textes ne sont pas absolument inconnus, mais ils n’ont guère été cités que dans des notes marginales de rares articles écrits dans des revues spécialisées, ils sont le plus souvent introuvables. De plus, à notre connaissance, ils n’ont jamais été publiés in extenso ; encore moins rapprochés, alors que le second, la Canzone, attribué à un auteur anonyme de Bastia, est essentiellement consacré à une narration du sac de la ville, qui se trouve être aussi le dernier épisode majeur de la Relazione du gouverneur Pinelli : c’est, en eff et, l’incapacité de ce dernier à faire face à cette situation insurrectionnelle qui entraînera sa mise à l’écart par le pouvoir génois dans les semaines qui suivent le sac. Enfi n et surtout, ces deux textes n’ont jamais été publiés en édition bilingue, qui permet au lecteur de conserver toute la richesse du texte initial.

C’est ici pour nous l’occasion d’insister sur l’importance des coopérations interdisci-plinaires dans les recherches historiques. Dans les études corses, cette évidence suppose la plus grande maîtrise de la langue italienne et, plus anciennement, du latin, et c’est donc une chance particulière qu’une « italianiste » aussi distinguée qu’Évelyne Luciani se soit engagée dans les recherches sur l’histoire corse de la période, comme se sont plu à le dire tous les spécialistes présents aux premières rencontres historiques d’Île-Rousse1 : si elle nous apporte ainsi la précision du trait dans le premier texte en prose, elle nous transmet le lyrisme du second, qui atteste déjà de toutes les passions confl ictuelles qui se développent dans l’île, dès le début de la première insurrection.

* * *

1. Les Actes de ces Rencontres paraîssent en ce début de 2011, dans la même collection que le présent ouvrage.

AVANT-PROPOS

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Felice Pinelli est le dernier gouverneur de la « Corse génoise », alors qu’éclate la Révolution de Corse. Sa Relazione, véritable compte rendu de ses deux années de mandat, de mai 1728 à mai 1730, se prête à, au moins, deux lectures complémentaires. La première est celle de l’exercice ordinaire de sa fonction et révèle ses préoccupations politiques, administratives ou personnelles, ses relations avec les principali corses, avec ses diverses autorités de tutelle dans la métropole et, plus rarement, avec les populations des villages ou des présides… Il s’agit, en quelque sorte, d’une chronique – à peine corrigée par quelques regroupements thématiques qui améliorent l’intelligence du propos, à condition de rester très attentif à la datation précise de chaque occurrence, s’agissant notamment du déclenche-ment d’un processus révolutionnaire. Chronique qui intéressera le spécialiste ou le curieux, mais risquerait de lasser le féru d’événements forts. Elle prédomine dans le premier tiers du texte, du moins si l’on s’en tient à cet aspect quasi ethnographique, et si l’on ne sentait pas percer sous la banalité de l’exercice du mandat du gouverneur – ils ont déjà été plus d’une centaine depuis les commencements de la Corse génoise –, les frémissements d’une histoire qui s’apprête à bouillonner.

Car un second niveau de lecture affl eure, dès ce prélude : celui de la grande histoire, celui d’une des premières révolutions qui martèlent de plus en plus fort et de façon de plus en plus rapprochée tous les « Anciens régimes », au point de nous entraîner dans l’histoire contemporaine. À cet égard, la Révolution de Corse occupe une place singulière : certes, les Pays-Bas avaient déjà connu la leur, mais c’était au nom d’une doctrine aff ranchie de Rome par la Réforme, ce qui off rait, en vertu des nouveaux principes, plus de licence pour se « déchaîner ». L’Angleterre avait connu aussi, au siècle passé, la sienne, mais il s’agissait pour l’essentiel d’une guerre civile où s’aff rontaient principe absolutiste et principe constitutionnel, de nouveau sur un arrière-plan déterminant de guerre de religion, pour ou contre l’autorité de Rome.

Ces deux premières révolutions relèvent très largement de ce type de confl its qui ensanglantent l’Europe depuis près de deux siècles. La Révolution corse, la première du Siècle des lumières, constitue quant à elle une lutte d’émancipation nationale, comme celle des Pays-Bas, et bientôt celle d’Amérique, mais elle a pour originalité de se développer dans l’espace de la chrétienté romaine ; elle prétend même constamment faire de la papauté son alliée, de la mission du chanoine Erasmo Orticoni à Rome en juin 1731, à la venue en Corse du visiteur apostolique dans la deuxième partie du généralat de Pasquale Paoli. Certes, la querelle théologique et religieuse y joue un rôle préalable, avec le congrès d’Orezza, dès mars 1731, mais elle est focalisée sur l’antagonisme entre deux interprétations de saint Th omas2 quant à la légitimité d’un soulèvement contre le prince, celle des tenants de l’exception tyrannicide, qui place le peuple entre Dieu et le prince, versus la conception absolutiste du

2. L’importance de cette référence a été remarquablement mise en lumière par l’article de Fernand Ettori « Le congrès des théologiens d’Orezza, 4 mars 1731, mythes et réalités » in Études corses, 1973, n° 1.

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droit divin de Bossuet, qui situe le prince entre Dieu et le peuple3. Ces postulats opposés, il ne reste plus à chaque partie qu’à expliquer au Vatican et dans toutes les Cours catholiques qu’elle est meilleure chrétienne que son adversaire : ainsi, pour l’essentiel, la révolution corse ne relève pas des guerres de religions, tout au plus des guerres au sein d’une même religion, prétendant accepter l’autorité du souverain pontife, quitte à ce que chacun retienne de préférence les jugements qui l’arrangent, suivant une attitude universelle, pour ne pas dire normale, dans ce type de confl it.

Felice Pinelli est donc en même temps le premier gouverneur de la Corse révolution-naire… C’est dire l’importance de sa Relazione, même si elle s’apparente le plus souvent à un mémoire de la défense dans le procès instruit contre lui à Gênes par ses adversaires, plus qu’à des mémoires rédigés avec un recul historique suffi sant. Pour saisir la nature de cette défense, il faut toutefois savoir que les attaques dont il est l’objet4 précèdent largement, d’une bonne année sans doute, le déclenchement du processus révolutionnaire. Ces attaques ne sont donc pas instruites contre ce qui nous apparaît son échec politique fondamental : ne pas avoir su prévenir ou, du moins, mieux contenir la première insurrection, sans doute parce que la plupart de ses détracteurs partage sa responsabilité, ce qu’il cherche à démontrer, souvent avec succès, renvoyant à l’incapacité collective d’un régime suranné. En fait, les principales critiques sont beaucoup plus personnelles et désignent ses prévarications supposées : son barigel (adjoint) est même jeté en prison, où il préfèrera se suicider (?), plutôt que de dénoncer les principaux responsables de ses méfaits, dont Pinelli lui-même, comme le donne à penser le doge Veneroso en personne, celui qui justement le remplacera en Corse, à la fi n de l’hiver 1730 !

Car, se trouve ici le trait le plus fascinant de cette Relazione, non seulement pour l’historien de la Corse, puisque ce moment essentiel reste si mal connu, mais beaucoup plus largement pour tous ceux qui s’interrogent sur les phénomènes révolutionnaires et sur toutes leurs bifurcations dont l’issue, si souvent imprédictible, ponctue le cours de l’histoire : comment les autorités génoises ont-elles pu rester à ce point sourdes et aveugles envers ce qui était en train de naître, et pourquoi n’ont-elles pas su le prévenir, ni le détourner vers une issue fi nalement plus favorable pour eux et peut-être même pour leurs contestataires ?

3. Sur la portée historique de cette querelle qui traverse toute l’Europe durant au moins trois siècles : M. Cottret, Tuer le tyran ? Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Fayard, Paris, 2009.

4. On en trouve une référence dans les mémoires de Sebastiano Costa, resté à Gênes durant toute la première insurrection, lequel avance de façon désordonnée deux autres causes de critique à son endroit : le mépris affi ché à l’égard des Nobles XII, ce qui, vu de la capitale ligure, ne devait pas être jugé bien grave ; la prévarication dans le commerce des céréales et le contrôle des armes, ce qui constituait l’aspect le plus vulnérable de sa gestion, et explique le luxe de détails qu’il déploie pour se justifi er sur ces deux dernières questions. On retiendra de la même source qu’il avait aussi des amis infl uents qui lui garantirent une sortie honorable de mandat, ce dont il ne manque pas de se fl atter dans sa Relazione. Une dernière preuve de ce que le déclenchement de la Révolution n’est pas sérieusement mis à son débit, se trouve dans le fait qu’il sera à nouveau nommé gouverneur de la Corse en 1735, au temps de la deuxième insurrection !

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Bien pire, comment ont-elles pu jeter, par trois reprises au moins, de l’huile sur le feu qui couvait ? On ne refait pas l’histoire, mais il est particulièrement instructif d’observer, par le témoignage d’un acteur de premier plan, comment on l’a laissée se défaire et se refaire dans un sens bien diff érent de celui que l’on aurait pu souhaiter.

À lire Pinelli, on a tout d’abord la démonstration d’une formidable incompréhension de la situation corse, non seulement de l’exaspération croissante du peuple, aiguisée par deux années consécutives de disette, mais aussi des aspirations de la classe montante des principali ruraux, de la détermination et du savoir-faire politique d’une partie importante d’entre eux. Ainsi, la lecture devient de plus en plus passionnante au fur et à mesure qu’on se rapproche de la défl agration révolutionnaire. À le suivre, on découvre que l’insoumission fi scale, matrice de tant de révolutions, était latente et sans doute concertée depuis le début de l’automne 1729 et le début de la campagne de collecte de la taille, qui traditionnellement s’engage après moissons et vendanges, mais de façon décalée de pievi en pievi, sans doute du fait de la faiblesse chronique des eff ectifs génois disponibles pour en assurer le bon déroulement. Cette insoumission commence en tout cas bien avant le 29 décembre 1729 à Bustanico, moment où l’historiographie traditionnelle situe le déclenchement presque fortuit de la révolution : la circonstance est relativisée par cette Relazione, en ce qu’elle n’apparaît plus que comme un point de fi xation parmi d’autres, au demeurant déjà connu de l’ensemble des autorités, de Corte à Gênes en passant par Bastia, depuis plus de deux mois, ce qui interdit d’en faire un événement fortuit qui aurait tout déclenché « par accident ». D’autant plus que la suite de la lecture permet de vérifi er que la résistance corse, jusque-là plus ou moins passive, ne devient véritablement révolution qu’à Poggio di Tavagna, le 1er février suivant, quand le confl it commence à revêtir la forme d’un aff rontement armé.

Il s’ensuit notamment que, dès ses débuts, la révolution corse est beaucoup moins justement illustrée par le mythique vieillard Cardone (qui n’a sans doute jamais existé) que par la stature du Noble XII Luigi Giaff eri, ancien Orateur de la Corse et offi cier supérieur vénitien, plus ou moins en disponibilité : ne recrute-t-il pas encore en 1727 des soldats corses pour la Sérénissime République ? Au-delà des fi gures emblématiques du déclenchement de la révolution, c’est bien l’articulation entre le mouvement populaire et les grands nota-bles ruraux qui doit être revisitée à la lumière de ce texte et de l’ensemble des documents aujourd’hui à notre disposition5.

Au-delà de ce changement radical de perspectives, la Relazione de Felice Pinelli nous livre une confi rmation importante, de même que beaucoup de révélations particulières :

– la confi rmation est celle que la contestation de la surtaxation des due seini 6 a bien été le point de cristallisation du confl it naissant, encore plus chargée de sens qu’on ne l’affi rme souvent ;

5. Avec Évelyne Luciani, Les pères fondateurs de la nation corse, éd. Albiana, Ajaccio, 2009, p. 12 à 28.6. Due seini signifi e « deux sequins », le prix d’une taxe introduite par Gênes en 1715 pour compenser

le défi cit créé dans ses fi nances par la loi d’interdiction du port d’armes. En eff et, à cause de cette

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– les révélations sont celles de la cascade d’erreurs génoises, qu’elles aient été celles des autorités centrales ou du gouverneur lui-même, de plus en plus dépassé, dès lors que les événements se précipitent au début de l’année 1730.

Il en résulte que la démarche politique suivie par les Nobles XII et, en particulier, son aile marchante, que nous avons dénommée le « clan des Vénitiens », et dominée par la personnalité de Luigi Giaff eri, peut être beaucoup mieux cernée7, grâce à la Relazione de celui qui le cite constamment, mais qui ne le désigne comme son adversaire principal qu’avec un tel luxe de précaution qu’il en devient inopérant ! À cet égard, l’anonyme de Bastia, que nous publions conjointement, ne le cite certes pas nommément, mais se trouve presque plus explicite, quant au rôle central du futur général du royaume…

UNE COLLABORATION NON PAYÉE DE RETOURLes causes de la Révolution de Corse sont évidemment multiples, depuis celles qui

relèvent de l’histoire longue jusqu’aux plus contingentes : au titre des premières, il faut d’abord citer l’aff aiblissement séculaire de la puissance génoise qui ne survécut pas au grand chambardement napoléonien, moins de trente années après la fi n de sa présence en Corse. Cet aff aiblissement se traduit dans les années 1720 par un pouvoir à bout de souffl e, qui aggrave la sous-administration de l’île, au point de se diriger d’elle-même vers un minimum d’autonomie de gestion, y compris en termes de sécurité et de justice ! Mais il ne s’agit pour les responsables génois que de laisser gérer par les grands notables et leurs correspondants locaux (podestats et paceri) l’impopularité de leurs décisions, décrétées sans aucune forme de concertation et sans aucune compensation valorisante pour l’accomplissement de ces tâches pour le moins ingrates. Or, une deuxième tendance longue est la montée en puis-sance de cette classe de propriétaires ruraux8 dont les aspirations statutaires ne peuvent être satisfaites par un pouvoir génois, « empêché qu’il est de le faire par les revendications de postes de sa noblesse seconde9 ». D’où un divorce de plus en plus diffi cile à diff érer, au-delà du caractère fi guratif ou représentatif des instances traditionnelles, à commencer par les Nobles XII. Ce divorce annoncé va rencontrer le mécontentement populaire qui se

loi, Gênes ne percevait plus le prix de la licence pour les porter. Elle a donc, en compensation, mis en place cet impôt pour « le non-port d’armes ».

7. Ce que nous avons tenté de faire dans notre contribution « la politique du clan des Vénitiens », in les Actes des Premières Rencontres historiques d’Île-Rousse, op. cit.

8. Bien analysée par Francis Pomponi, dans sa contribution aux Rencontres d’Île-Rousse. En ce qui nous concerne, nous nous refusons toutefois à employer le terme de « bourgeoisie rurale » : d’abord parce que nous pensons que le propre de la bourgeoisie est par défi nition d’être urbaine ; mais surtout parce que le mode d’accumulation fi nancière de nos principali, au demeurant relativement modeste pour la plupart d’entre eux, est qualitativement diff érente de celui de la bourgeoisie stricto sensu.

9. Suivant la juste expression d’Antoine-Marie Graziani dans sa contribution aux Rencontres d’Île-Rousse.

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manifeste de façon de plus en plus évidente depuis le milieu de cette décennie. Le pouvoir répond à cette tendance en se faisant de plus en plus tatillon sur les procédures, et de plus en plus exigeant dans le paiement des impôts, comme en témoignent la lecture attentive des ceppi10 notariaux et les tensions de plus en plus fréquentes rencontrées lors de l’établissement des registres de taglie11. Mais, en pratique, incapable d’imposer directement sa volonté, il délègue de plus en plus celle-ci aux grands notables qu’il charge de l’exécuter, indépen-damment, voire à l’encontre, des intérêts de leurs mandants. Or Antoine-Marie Graziani a bien montré12 que les fonctions de Nobles XII et VI, qui faisaient auparavant l’objet d’une véritable permutation entre toutes les grandes familles, tendent à se concentrer de plus en plus entre les mains des mêmes personnes ou familles, depuis une génération, au point que certains lignages, comme justement les Giaff eri, peuvent se retrouver élus à quatre reprises en moins de trente années !

Cette contradiction entre les intentions génoises et les aspirations corses s’avère-t-elle intenable dans la durée ? Qu’à cela ne tienne, une véritable contre-révolution politique est mise en œuvre en catimini vers la fi n de la décennie 1720, notamment sous les auspices de Pinelli : les podestats et paceri ne seront plus élus par les communautés suivant la tradition ancestrale, ils seront pré-désignés par le gouverneur Pinelli13 qui demande, dès le mois de juin 1728, aux grands notables de lui en proposer des listes ! Ceux-ci ne paraissent d’ailleurs pas s’en off usquer : ils adresseront au gouverneur les listes demandées dans les délais requis. Après tout, ce sont ces podestats et paceri qui vont ensuite élire les Nobles XII et VI, parmi ceux qui les ont initialement proposés… Mais, derrière la commodité électorale immédiate, le renversement est bien copernicien : ce sont maintenant les élus qui choisissent les électeurs ! Et au-delà de la parodie anti-démocratique, il en résulte un changement irréversible de nature de leur rôle : ils ne sont plus les représentants du peuple auprès du pouvoir, mais ceux de ce dernier auprès du peuple. Institutionnellement, ils deviennent tous, pour le pouvoir génois, des collaborateurs, et cela doit sembler d’autant plus évident que psychologiquement une majorité d’entre eux l’étaient déjà depuis longtemps : les Nobles XII avaient pour la dernière

10. Nous remercions Sylvie Padovani de cette observation réalisée à l’issue de la lecture de deux siècles d’actes notariés de la piève d’Aregno.

11. Les dimande d’avril-juin 1730, rédigées par les communautés, à la demande même du pouvoir génois, vont se faire l’écho de ce ressentiment croissant. Cf. l’article classique de Francis Pomponi : « Les Cahiers de doléances des Corses de 1730 » in Bulletin des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, 1974, n° 10.

12. In Lorsque la Corse s’est éveillée, Actes des Premières Rencontres historiques d’Île-Rousse, Ajaccio, éd Albiana, 2011.

13. Nous remercions Antoine-Marie Graziani de nous avoir communiqué ce document, de même que les listes de propositions avancées en retour par ces même capi di partito entre la fi n juin et la fi n juillet (les élections correspondantes se tenant traditionnellement à la mi-août dans les communautés villageoises) : on retrouve sur ces listes l’essentiel de l’encadrement du mouvement révolutionnaire dix-huit mois plus tard !

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fois exercé formellement leur droit de requête en 1705, près d’un quart de siècle plus tôt14 au point que, à Bastia comme à Gênes, la plupart des responsables n’imaginent même plus que ce droit, théoriquement imprescriptible, puisse s’exercer !

Or, cette collaboration de plus en plus poussée des élites avec Gênes n’est en rien payée de retour. Bien pire, elle consiste à faire assumer par les grands notables corses l’impopularité des décisions prises, quitte à faire diversion en exploitant les rivalités locales entre eux et leurs clans.

LA SURTAXATION DES DUE SEINI CATALYSE ET RÉVÈLE LES CONTRADICTIONS

C’est ici qu’apparaît le rôle de catalyseur et de révélateur de la surtaxation des due seini : catalyseur de tous les mécontentements corses ; révélateur de la question politique fondamentale : les rapports entre Gênes et les Corses et, pour commencer, le rôle de ses représentants, les Nobles XII et VI, auprès des instances de la Sérénissime République, tant à Gênes qu’à Bastia.

Cette question des due seini aurait évidemment pu être moins mal gérée par le pouvoir génois, c’est le moins qu’on puisse en dire. Certes, la mesure est impopulaire depuis son origine, près de quinze ans plus tôt, en 171515, d’autant que sa contrepartie positive, la réduc-tion de l’insécurité attendue de l’interdiction du port d’armes, n’a rien d’évident, en dépit des allégations génoises habituelles, reprises par Pinelli. Deux années successives de mauvaises récoltes la rendent particulièrement douloureuse pour les plus pauvres (comme tout impôt de capitation) et elle est d’autant plus diffi cile à acquitter que la crise agricole a nettement réduit le numéraire disponible, toujours exigé par les percepteurs génois16.

Quand on reprend précisément la chronologie des événements qui coïncident avec la nomination de Pinelli, puis l’exercice de son mandat de gouverneur, on voit ainsi que des

14. Cf. P. Lamotte, « Propos sur le soulèvement des Corses contre Gênes », Corse historique, 1er-2e trimestres 1962.

15. La proscription du port d’armes avait été avancée dès 1712 à l’initiative des Corses, dans le but de réduire les eff ets des vendettas, mais ne comportait pas, dans sa conception insulaire, le paiement d’une surtaxation de due seini, que le pouvoir génois « justifi e » par le manque à gagner sur les patentes.

16. Une tentative de compromis proposé dans les première semaines de la crise par le chanoine Orticoni, qui aurait consisté à payer l’ensemble des impôts en nature (sous forme de châtaignes, compte tenu de l’importance de la dernière récolte), tentative agréée par le gouverneur lui-même, devait échouer devant l’exigence des collecteurs qui eurent peur que le prix s’eff ondre et de devoir payer de leurs poches les moins-values encaissées. Comme le plus souvent pour les initiatives du chanoine, il est toujours impossible, près de trois siècles plus tard, de savoir s’il croyait au réalisme de sa proposition, ou si elle constituait un leurre supplémentaire, tendant à démontrer que l’intransigeance et donc les torts étaient du côté génois.

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maladresses contingentes viennent colorer les tendances les plus profondes de l’histoire longue, quitte à en rompre la linéarité. En s’en tenant à l’essentiel, et avec toute l’apparence de science que peut donner l’observation rétrospective, les autorités génoises commettent ainsi successivement trois erreurs manifestes, bien que peu relevées par les historiens et, pour la dernière d’entre elles, guère plus évoquée par les contemporains.

– Première erreur génoise : la reconduction pour dix ans des due seini, sans aucune consultation, le 4 avril 1728, c’est-à-dire dans les jours qui ont suivi l’élection de Pinelli. Cette décision prise, au mépris de toutes les règles et coutumes antérieures, ne peut que conduire l’ensemble des Nobles XII, dès leur renouvellement du mois de septembre suivant, à une protestation, au moins de principe, unanime, car c’est leur raison d’être même qui se trouve ainsi bafouée devant l’ensemble de la Corse et surtout devant leurs propres clients : c’est d’ailleurs le premier reproche qu’ils formuleront auprès des Génois, dès la fi n janvier 1730, quand Felice Pinelli, aux prises avec l’insoumission fi scale croissante, leur demandera de jouer le rôle habituel de courroie de transmission du pouvoir métropolitain que, de fait, les plus engagés d’entre eux n’exerceront plus réellement, que ce soit dans l’aff aire encore circonscrite de Bustanico, ou dans celle, beaucoup plus cruciale, de Poggio di Tavagna. Face à ce déni initial de leur rôle le plus élémentaire – celui de consultation –, les Nobles XII les plus timorés, ou les plus empreints de sympathie génoise, ne peuvent que s’associer à la démarche formulée par les plus résolus qui, derrière l’abrogation de cette mesure, visent sans doute déjà la défi nition d’un nouveau statut pour l’île et pour eux-mêmes !

Cette première erreur engendre donc l’émergence d’une large contestation, bien que celle-ci soit encore très mesurée dans ses objectifs et ses modalités.

– Deuxième erreur génoise : le refus de dialogue au sujet de l’application de cette mesure de la part des autorités génoises. Le gouverneur, dès son arrivée, en septembre 1728, se targue dans sa Relazione d’avoir refusé d’en débattre. Il est vrai qu’il a, à Gênes, selon les Mémoires de Sebastiano Costa, la réputation d’être particulièrement allergique au dialogue avec les Nobles XII et autres principali corses. Mais il faut aller au-delà de cette mauvaise réputation sans doute justifi ée. Certes, le Magistrato di Corsica semble d’abord mieux disposé en répondant à une requête de Luigi Giaff eri qui profi te, en janvier 1729, de sa situation de Noble du mois pour réclamer une réunion des Nobles XII : l’instance génoise désavoue Pinelli, en l’obligeant à convoquer celle-ci. Mais le 11 juin suivant, à l’issue de la réunion des Nobles XII, les 12 dimande, dont l’abolition des due seini, adressées sans retard au Magistrato, d’abord par l’intermédiaire de Pinelli, puis une seconde fois directement, ne sont honorées d’aucune réponse de la part du Magistrato ou d’une autre instance du pouvoir suprême génois, si ce n’est l’observation faite à Pinelli qu’il vaudrait mieux veiller à l’élection des Nobles

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XII17… Cette contradiction suggère que le Magistrato est divisé à propos de Pinelli : une partie (peut-être majoritaire) de ses membres lui est hostile et vraisemblablement Giaff eri, ce vieux routier des arcanes génois le savait, raison pour laquelle il l’avait contourné en adressant une demande, apparemment personnelle, de convocation de la seule instance consultative dont disposent les Corses. Mais si, en accédant à cette demande inusitée, le Magistrato a cru compliquer la tâche du gouverneur, la réponse écrite des Nobles XII lui revient comme un boomerang, au mois de juin. En eff et, la majorité de ses membres partage le refus de fait d’exercice du droit de pétition, le seul dont le principe est pourtant incontestable. Ce double refus de dialogue, qui ne s’accompagne même pas d’un accusé de réception, va modifi er de façon décisive la nature de la contestation : à côté de la question strictement fi scale et de la question sécuritaire qui toutes les deux concernaient l’ensemble de la population et notamment la plus démunie, c’est la question politique des relations entre Génois et Corses qui est désormais posée, et celle-ci conduit ou contraint l’ensemble des grands notables à se solidariser avec le popolo, sous peine d’être complètement discrédités : ils l’expliciteront unitamente, dès le 31 janvier 1730, par la voix autorisée de Luigi Giaff eri, comme le rapporte ici encore Pinelli, qui ne semble pas percevoir les virtualités d’un tel élargissement de l’épreuve de force, le jour même où l’insurrection démarre réellement.

De plus, ce refus de dialogue légitime une insoumission fi scale, manifestement coordonnée (l’argumentaire à ce propos est étonnamment homogène entre communautés, pièves et même lieutenances diff érentes18), à la fi n de l’automne, et cette homogénéité des prises de position entre pièves « rebelles » et « fi dèles » se maintiendra au-delà des premiers aff rontements et même après le départ de Pinelli, puisqu’elle est encore constatée, après son arrivée en Corse, par le commissaire Veneroso, autour du 20 avril suivant19.

Au total, cette deuxième erreur génoise engendre un véritable processus de déso-béissance civile qui ne comporte jusqu’à la fi n janvier aucune forme de violence.

– Troisième erreur génoise : la concomitance, dans la deuxième quinzaine de janvier 1730, entre la convocation des Nobles XII à Bastia et l’envoi de la force armée en Tavagna et à Moriani, pour accompagner le collecteur d’impôt, dans le fi ef même des Nobles XII les plus rétifs à cette taxation, provoque le casus belli immédiat de l’insurrection armée. Autant les deux erreurs qui précèdent sont bien celles de l’ensemble des autorités génoises, autant cette dernière est strictement de la responsabilité directe et personnelle

17. On ne peut s’empêcher de penser aux pages de Michelet, dans son histoire de la Révolution française, décrivant les manœuvres de la cour de Versailles pour dissoudre les États généraux, à peine convoqués, pour consentir de nouvelles recettes fi scales, au motif que ceux-ci veulent élargir le débat.

18. Point n’est besoin d’être expert pour comprendre le refus de s’acquitter des due seini, cette taxe que toute la Corse paie depuis quinze ans. A fortiori lorsqu’on apprend que, malgré la disette et le manque de numéraire qui en découle, elle a été prorogée au mois d’avril précédent, unilatéralement par le Sénat génois et pour encore dix ans.

19. Pour autant, il n’en déduit pas l’existence d’un mouvement coordonné, se contentant d’observer que le mouvement n’a pas de chef déclaré : ceci revient à supposer une spontanéité des masses, qui étonne de la part d’un homme de sa culture et de son expérience.

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de Pinelli. Comme il ne peut avoir agi par pure inadvertance (il explique d’ailleurs, avec force détails, le soin pris à préparer cette collecte délicate) et encore moins avoir fait le choix d’une provocation délibérée (tout le reste de son comportement et l’imprépara-tion manifestée dans la suite des événements à Bastia et dans tous les dépôts d’armes le démontrent), il est évident qu’il s’agit d’un calcul politique erroné de sa part. Celui-ci repose sur une totale incompréhension de l’état d’esprit des principali concernés : il est sans doute persuadé qu’à la condition d’éviter toute provocation grossière sur le terrain, les clients et alliés de Giaff eri en Tavagna vont s’incliner devant la force armée déployée et payer l’intégralité des impôts, y compris les due seini, montrant ainsi à toute la Corse que leur discours de protestation est un pur simulacre, qu’ils se gardent bien de le mettre en application, alors qu’ils le recommandent aux autres, moins infl uents qu’eux. Il s’agit donc, après les avoir ignorés pendant la plus grande partie de son mandat, et tout en semblant accepter enfi n de dialoguer avec eux, de fi nir de les déconsidérer. Jeu dangereux que celui de cette provocation insidieuse, qui va se retourner contre son auteur. Il pensait pourtant avoir conjuré ce qui lui semblait le principal risque de dérapage, venant de ses propres subordonnés, puisqu’il nous apprend qu’il a remplacé le collecteur prévu par son frère, réputé plus accommodant, et qu’il a donné des consignes de modération à son « bras de justice », chargé de montrer sa force, mais de ne pas s’en servir… Mais il n’imagine pas que l’épreuve de force peut être déclenchée par la partie adverse, surtout si celle-ci se considère comme acculée ou du moins provoquée. Par son initiative intempestive, il démontre surtout la faiblesse de sa troupe, désarmée sans un coup de feu par des milliers de paesani surgis de toute la Castagniccia, cette nuit d’hiver-là.

Or, malgré sa suffi sance habituelle, Pinelli ne comprend pas encore très bien ce qu’il a déclenché comme en témoigne cet aveu qu’il fait malgré lui : « Je crus, trompé par les Nobles XII, qu’ils allaient calmer la piève, coupable de cette téméraire injure, grâce à ma proposition de repentir, cela dans le but de trouver les formes les plus adaptées pour sauver la dignité de l’État mise à mal du fait de la faiblesse de mes forces. J’eus alors secrètement connaissance d’une marche que devait entreprendre Angelo Maria Orecchione, avec une cinquantaine de ses compagnons de Tavagna, sur Rogliano pour s’emparer des armes qu’on y avait fait regrouper dans la tour pour plus de prudence20 ».

En eff et, ce fi asco précipite le mouvement qui passe alors de la « désobéissance civile non violente » à l’off ensive, à travers la recherche d’armes tous azimuts, dans les dépôts de la côte orientale (chez les Fieschi et chez les Spinola) jusqu’au Cap Corse et bientôt à Bastia même : en fait, ce processus qui n’est pas sans rappeler le climat des jour-nées précédant le 14 juillet 1789 – un peuple qui pense être bientôt agressé, cherche à s’armer afi n de pouvoir se défendre – part précisément de Poggio, avec des meneurs issus de Tavagna et des autres pièves voisines de Castagniccia : il faut être naïf pour croire à

20. Page 100 du texte original.

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son éclosion spontanée, même si ceux qui en tirent les fi ls (à l’évidence les membres du « clan des Vénitiens ») ne peuvent être accusés d’une quelconque préméditation : tout au plus, peut-on se demander si les principaux chefs de ce clan et Luigi Giaff eri lui-même n’avaient pas anticipé ce type de circonstances, sans qu’on doive sacrifi er pour cela à la thèse du complot, ni insulaire, ni encore moins international21 ? Toujours est-il que le déclenchement de ce processus insurrectionnel prend complètement au dépourvu Pinelli qui ne reçoit aucune instruction de Gênes et n’a pas de forces militaires suffi santes pour s’y opposer. Par ailleurs, les principaux notables, habituels relais du pouvoir, qu’ils soient civils (Giaff eri) ou religieux (Orticoni) adoptent, dans les quinze jours qui suivent, une même position dilatoire qui donne à l’insurrection le temps de s’étendre22. Dès lors, ils auront beau jeu de faire mine de répondre à ses demandes le 16 février, pour ce qui est de l’aff aire de Tavagna, ou encore de le prévenir contre l’attaque de sa capitale, le 17, date où il est déjà informé que l’assaut contre Bastia est imminent !

Cette troisième erreur génoise, commise par Pinelli lui-même, est celle qui fait désor-mais passer la question fi scale en arrière-plan de la question politique globale23 et met, littéralement, « le feu aux poudres », en ce qu’elle conduit dans les semaines qui suivent de la désobéissance civile non-violente, qui prévalait depuis l’été, à l’insurrection armée.

LE SIÈGE DE BASTIALa narration par Pinelli des événements qui se déroulent du 19 au 21 février est parti-

culièrement importante, une fois qu’on laisse de côté son évidente partialité et une autosa-tisfaction peu justifi ée. Le plaidoyer pro domo le conduit ainsi à sous-estimer très fortement le rôle pourtant essentiel joué par Mgr Mari dans le dénouement heureux (du moins pour lui) de ce siège, afi n de pouvoir s’en attribuer le mérite, ce dont personne ne fut dupe, ni à Bastia où le récit anonyme rétablit le rôle de chacun, ni à Gênes, qui s’empresse de lui trouver un remplaçant. De même pourrait-on noter que l’étalage de sa vertu héroïque est

21. Contrairement à ce qui a été parfois avancé, les futurs chefs de la Révolution n’auront aucun contact avec les autorités espagnoles avant l’été 1731, comme le démontre le chanoine Orticoni dans le compte rendu de sa mission à Rome, écrit de Livourne, le 29 septembre suivant : Cf. Trois prêtres balanins, au cœur de la Révolution corse.

22. Il est symptomatique de noter que le principal intermédiaire sur lequel il semble pouvoir s’appuyer durant cette première quinzaine de février décisive est Morati de Borgo : beau-frère d’Andrea Ceccaldi et de Luigi Giaff eri (ils avaient épousé les trois sœurs), il n’est pas Noble XII durant ces deux années, mais paraît pourtant avoir été le seul émissaire fi able de Pinelli, durant cette première quinzaine de février où tout fi nit de basculer. Au demeurant, on ne le retrouvera pas ensuite dans le mouvement révolutionnaire.

23. C’est au point que l’information, arrivée à Bastia le 18 février, que le paiement de la fameuse surtaxe à l’origine du confl it est suspendu sur la demande de Pinelli, passe désormais inaperçue devant l’imminence du sac. Celui-ci vise à ce que toutes les armes disponibles soient livrées. L’opposition a changé d’objectif et de nature : la contestation est devenue révolution.

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assez médiocre et tout juste bon à justifi er la méfi ance séculaire des Corses à l’égard des gouvernants génois.

Ses révélations sur les principaux meneurs ou responsables corses et sur leurs posi-tions dans ce premier moment décisif de la Révolution corse demeurent particulièrement instructives.

En premier lieu, on comprend que le rôle de Fabio Vinciguerra est particulière-ment important : le bandito, banni comme protagoniste d’une vendetta collective contre les Gavini, amis des Génois, est, depuis son retour l’année passée jusqu’à sa mort ignomi-nieuse voulue par le successeur de Pinelli au mois de juin suivant, le chef de la faction la plus intransigeante du mouvement. Il agit, ainsi que son adjoint Orecchione, en intelligence avec les principaux notables de sa région, sans qu’on sache exactement si leurs objectifs sont distincts ou encore s’il s’agit d’une simple répartition des rôles (entre « branche armée » et « branche politique » dans la tradition de tout mouvement révolutionnaire). En tout cas, le résultat le plus important qu’ait obtenu Mgr. Mari, lors de sa médiation réussie de Bastia, est certainement son éloignement de la ville : dès que son départ est eff ectif, on constate en eff et que le mouvement refl ue de façon décisive.

En deuxième lieu, il est frappant de noter qu’une des premières demandes des insurgés est la libération de Giaff eri, retenu par Pinelli. C’était déjà une de leurs deux exigences à Poggio di Tavagna, trois semaines plus tôt, même si elle reposait alors sur une désinforma-tion, puisque le chef de clan n’avait pas été inquiété à ce moment : il reste que cette double exigence des insurgés atteste du prix qu’ils accordent à la personne de Luigi Giaff eri. De là à penser qu’il est leur meneur inavoué, il n’y a qu’un pas que Pinelli, et les autres Génois avec lui, n’oseront jamais franchir, avant que Giaff eri ne se découvre, en décembre suivant, et se fasse proclamer, en compagnie de son beau-frère, Andrea Ceccaldi, « Général du Royaume ».

En troisième lieu, la relation entre Pinelli et ce même Giaff eri apparaît particu-lièrement complexe puisque, dans un premier temps, il lui confi e la mission évidemment impossible d’obtenir un apaisement sans aucune contrepartie (Mgr. Saluzzo ne fait pas mieux et préfère partir immédiatement à Gênes que d’aller expliquer aux insurgés qu’il n’a rien obtenu24) ; dans un deuxième temps, il l’assigne à résidence pour avoir échoué dans cette

24. Si cette attitude a pu, dans un premier temps, être ressentie comme une dérobade par bon nombre d’insurgés, une partie d’entre eux, avec le recul, préférèrent cette posture à celle de Mgr. Mari qui, après avoir beaucoup promis, ne put rien obtenir. D’où les attaques directes contre ce dernier dès la fi n du printemps ; d’où aussi, la grave dispute du mois de décembre suivant entre les insurgés, repartant à l’assaut de Bastia, pour savoir s’il fallait cette fois préférer la médiation de Mgr. Saluzzo, ou celle de Mgr. Mari… il ne fallut pas moins que la menace de Raff aeli, considéré comme chef reli-gieux du mouvement, de rentrer chez lui à Orezza pour calmer la querelle : ce fut donc Mgr. Saluzzo qui se trouva alors l’interlocuteur du mouvement révolutionnaire, désormais organisé.

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tâche, étant persuadé qu’il a en réalité joué un rôle ambigu (ce que l’on serait en eff et tenté de croire) ; puis, dans un troisième temps, il le relâche, dès que la demande lui en est faite, reconnaissant que les griefs le concernant sont bénins et peuvent être réglés ultérieurement. En réalité, sa méfi ance est permanente, car il considère les sympathies de Giaff eri avec le mouvement comme avérées, mais il craint qu’une hostilité trop évidente à son endroit fasse de lui un chef redoutable du mouvement, ce qui se produira eff ectivement à la fi n de l’année.

Au-delà du récit de ces trois journées, qui ébranlèrent la suprématie génoise en Corse, l’intérêt du lecteur tombe un peu par la force des circonstances : la mise à l’écart de Pinelli est connue en Corse, le 9 mars : dès lors, la fi n de son mandat ne peut plus être qu’en trompe-l’œil, que ce soit pendant les cinq semaines d’activisme vain, qui précèdent l’arrivée de Veneroso, ou de son tour de Corse fi nal qui, certes, s’inscrit dans la tradition, mais qui, devant la gravité des événements en cours, n’apparaît que comme une formalité dérisoire, pour ne pas écrire ridicule.

Mais il reste tout l’intérêt de comparer cette Relazione avec le récit versifi é de ces mêmes événements, que nous vous présentons conjointement.

* * *

L’écrit anonyme de Bastia, que nous avons choisi de publier à la suite des Mémoires de Pinelli, pose, par sa nature même, des questions préalables. Le plus simple est sans doute de répondre d’abord à celle de sa date d’élaboration : car plusieurs références à l’action en cours du gouverneur Veneroso (arrivé à Bastia le 13 avril) et dont la mission essentielle s’épuise au mois de juin, après l’envoi des Dimande corses à Gênes, le 30 mai, permettent de conclure que le texte est achevé à la fi n du printemps 1730, tandis que Pinelli est en train de boucler son tour de Corse. Au demeurant, il est logique que la rédaction d’un tel texte, qui se veut l’expression lyrique d’une émotion et d’une indignation, sans doute sincères, suive d’assez près la fi n des événements. Encore fallait-il le temps de rédiger une aussi longue Canzone : si nous devions affi ner notre diagnostic, nous retiendrions volontiers la deuxième quinzaine de mai (laissons à l’auteur un à deux mois pour la rédaction, même s’il a une facilité particulière pour la versifi cation), c’est-à-dire avant que les diffi cultés fondamentales éclatent entre Veneroso et la commission qu’il a lui-même mise en place, car il nous semble que si ces dernières avaient déjà surgi, notre auteur anonyme n’aurait sans doute pas pu résister à son désir d’en rendre compte pour fustiger la partie corse. L’essentiel est sans doute que ce texte a dû être rédigé en même temps que le cahier de doléances de la ville dont Francis Pomponi a rendu compte dans son article de 1974.

En tous les cas, l’auteur se trouve très certainement à Bastia au moment des faits : il a, du côté des assiégés, une connaissance de tous les protagonistes, corses et génois, grands et petits ; plus important encore pour nous, il est bien informé des tractations qui

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ont accompagné le siège de la ville, et ne doit donc guère être éloigné du gouverneur Pinelli durant ses trois journées, géographiquement à Terra Nova, et politiquement. Pour autant, s’agit-il de Pinelli lui-même ? La question, sans être essentielle, dépasse le jeu de la devinette historique, puisque la double lecture en prose et en vers du sac de Bastia permet une analyse, en quelque sorte en relief, de l’attitude des principaux protagonistes durant ces trois jours « qui ébranlèrent » le pouvoir génois en Corse. Nous ne cacherons pas au lecteur qu’Évelyne Luciani et moi-même n’avons pas exactement la même réponse à cette question. Sa réponse positive s’appuie bien entendu sur des arguments importants, dont deux montrent que le versifi cateur emploie à deux reprises la première personne du singulier, semblant ainsi se démasquer lui-même. Mais alors pourquoi avoir prétendu garder l’anonymat pour se trahir de façon aussi grossière ? À notre sens, il s’agit seulement de propos que l’auteur prête à Pinelli, comme d’ailleurs ensuite à bien d’autres personnages : notre traductrice prend d’ailleurs bien soin de nous les transcrire entre guillemets.

DEUX RAISONS PRINCIPALES NOUS INCITENT À PRIVILÉGIER UNE RÉPONSE NÉGATIVE

– La première est le jugement porté sur l’intervention, décisive dans les deux textes, de l’évêque Mari, qui est clairement diff érent : dans la Relazione en prose de Pinelli, la surprise concernant cette intervention cache mal une certaine réprobation de cette initiative qui bafoue le rôle limité imparti à leurs ecclésiastiques par les dirigeants génois. Certes, on peut les utiliser comme paceri, quand les choses vont mal (Pinelli n’a pas manqué de le faire dès 1729 à Paomia, puis surtout au début de l’année 1730, notamment pour ce qui est de Mgr. Mari et de son chanoine Orticoni, bien peu zélé en la circonstance), mais seulement à la demande de l’autorité politique et certainement pas proprio motu. La chose peut sembler en l’espèce d’autant plus choquante que Mari intervient en dehors de son diocèse à la suite de l’intervention de son collègue et aîné25 Saluzzo ! D’ailleurs, ce reproche sera ensuite amplifi é dans les débats qui agiteront les organes du pouvoir génois à la suite du siège. Plus grave, prenant en charge le dossier le mois suivant, l’ancien doge Veneroso écartera, sans beaucoup de ménagement, les promesses faites par l’évêque d’Aléria, faisant bien comprendre qu’il avait outrepassé son rôle. Or, de son côté, le versifi cateur anonyme se livre à un panégyrique sans retenue de l’intervention de Mgr. Mari. Le lecteur peut ainsi penser que Pinelli lui-même n’est pas à la hauteur de l’événement (tout juste capable de petites tromperies qui lui font au mieux gagner quelques heures) et qu’il a bien de la chance d’avoir la visite non désirée de l’évêque alors que, selon ses propres dires, il n’est quasiment

25. Lequel a été évêque d’Aléria avant lui. Or, le retrait de Saluzzo n’est pas présenté par Pinelli comme un abandon de poste, mais comme le résultat d’une décision concertée entre les deux hommes, pour des raisons sans doute tactiques, le but immédiat étant de gagner du temps, en attendant que des renforts arrivent. De ce point de vue, le « déblocage » de la situation par Mgr. Mari enthousiasme notre anonyme bastiais, à la diff érence de Pinelli.

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pas en état de soutenir plus longtemps le siège ! Pourvu qu’on adhère à l’adage « donner et retenir ne vaut », il semble diffi cile de conclure que les auteurs de nos deux textes sont une seule et même personne !

– La seconde raison de penser qu’il s’agirait d’une personnalité bastiaise ou corso-ligure (il n’en manquait pas), évidemment très proche du pouvoir, mais restée cependant extérieure à celui-ci, c’est la volonté d’intégration quasi-fusionnelle à Gênes que révèle le dernier chant de la Canzone : la falsifi cation généalogique, grand art insulaire, atteint ici un sommet avec le récit onirique26 des amours de Corso, fi ls de Ligure et petit-fi ls de Noé (celui de l’arche…), et de Sica, cette princesse carthaginoise de sang royal, parente de Didon (évidemment) : grâce à leurs quatre fi ls Aiacciu, Nebbiu, Aleriu et Marianu, la conclusion s’impose imparablement : « les Génois et les Corses ont les mêmes ascendants, ils ont le même sang » ! Cette conclusion justifi e les revendications patriciennes des principali corses : il suffi t qu’ils soient Génois ou, plus exactement, que les Génois les considèrent comme tels, ce qu’ils n’ont jamais fait depuis des siècles et ne feront pas davantage dans les quarante années de guerre qui suivent, pas plus Pinelli que ses compatriotes

On reconnaît plutôt dans cette démarche, qui peut nous sembler caricaturale, le zèle pro-génois des édiles du préside, autour du podestat Cardi, qui ne se dément jamais durant l’ensemble de cette période de naissance d’une révolution : dès la mi-1729, alors que les Nobles XII ont formulé, le 11 juin, douze demandes au Sénat de Gênes, concernant notamment une réforme de l’interdiction du port d’armes, c’est un Bastiais qui leur appor-tera la contradiction la plus violente, dès le 6 juillet27 ; en mai 1730, quand l’ensemble des insulaires sont appelés à faire connaître leurs doléances aux autorités génoises, la demande bastiaise essentielle est d’acquérir la nationalité de la cité ligure, seulement dépassée dans ce sens par la réponse des Calvais qui, rappelant qu’ils avaient déjà cette nationalité, jouent les off usqués quand on leur demande leur avis sur les revendications corses qui, dès lors, ne les concerneraient pas…

Au-delà de cette incertitude sur la personnalité de l’auteur, ledit anonyme bastiais apporte nombre de précisions qui nous semblent désormais incontournables pour toute étude approfondie des premiers moments de la Révolution corse. Sans prétendre être exhaustif, car chaque nouvelle lecture du texte apporte des éclairages supplémentaires, nous en soulignerons quelques-unes, qui nous semblent essentielles :

– Avant tout, il faut admettre que tout un travail préalable de propagande, centré sur la question des due seini, a été entrepris depuis de longs mois et notre anonyme est sans doute celui qui nous le détaille le plus précisément dans son chant premier, fort légitimement puisqu’il en fait de façon convaincante le véritable détonateur de cette première insurrection. Après la réunion infructueuse des Nobles XII de juin 1729, « la pensée trouble des novateurs

26. Qui n’est pas une invention de l’auteur (on en trouve des versions antérieures), sans que cela ne retire rien à sa signifi cation symbolique.

27. Les pères fondateurs…, ibid., p. 35.

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ne fut cependant ni satisfaite ni apaisée parce que, dans les villages, ils [continuèrent à] répandre l’erreur en prétextant d’un honneur faux et intempestif. C’est à partir de ce moment que coururent les rumeurs du bas peuple insoumis et remuant et que de nombreuses pièves se soulevèrent sous l’infl uence de chefs d’une impiété sans nom » (chant I, strophe 7). Ainsi, se trouve clairement infi rmée la théorie de la spontanéité révolutionnaire.

– L’auteur désigne-t-il Luigi Giaff eri comme chef d’orchestre de ce travail préalable de propagande ? Question sans doute beaucoup plus importante que la précédente, car il s’agit, ni plus ni moins, de désigner le premier instigateur de la « guerre de quarante ans ». Ici, Évelyne Luciani et moi-même sommes tentés d’apporter la même réponse positive : « à Gênes, écrivirent au grand Sénat des nobles zélés de l’île et surtout l’un d’entre eux plus excité par le désir d’oser »(chant I, strophe 5).

« Je ne peux dissimuler les tromperies de ces loups cachés sous une peau d’agneau, lourds non moins de malignité que d’années, qui excitèrent les gens à se rebeller contre leur patrie. Ils apportèrent terreur, pertes et dommages partout, et même, avec une hypocrisie encore plus grande, ils osèrent venir faire du zèle à la cour (chant I, strophe 8) […] À la fi n, le doux agneau et le bon pasteur se dévoila »(strophe 9). « Pour savoir d’où ce grand mal naquit, tournez le regard vers la source impie de tout mal qui sera et qui a toujours été l’auteur de ces vices, le monstre infernal de la sédition. Il tissa si bien tout son discours de scandales et d’off enses comme une horrible montagne, par ses tromperies, qu’il en arriva bientôt à cette fi n malheureuse » (strophe 18). Car « le perturbateur et l’ennemi de tout bien pour troubler cette sérénité, vomit d’un seul coup le poison de sa haine archaïque et terrible ; il se présenta en ami plein de zèle et de douceur avec un tel art que le serpent cruel, caché dans l’herbe, empoisonna le Royaume tout entier. Il se montra donc le perfi de, le malin et il fut vu en divers endroits de l’île, avec un visage joyeux et un discours bienveillant, des gestes à la fois graves et doux. Il avait l’allure d’un cygne blanc et innocent, son regard était empreint de majesté. Aussi, tout le monde fut-il sidéré par son allure et par ses dires et se sentit-il de la propension à épouser ses sentiments »(strophes 20 et 21). Le texte s’at-tarde sur celui qui se présenterait comme le continuateur de Sampiero Corso, avant d’être désigné, explicitement, pour la première fois, vers la fi n de son chant deux, juste après le chanoine Orticoni, en parlant de la vanité du « zèle et de l’intelligence de Giaff eri » pour conjurer les périls. Ce procédé renvoie plus largement à une véritable inhibition de tous les Génois et pro-génois qui, pendant près d’un an, n’osent jamais désigner le Noble XII de Tavagna comme adversaire principal, pensant sans doute qu’il n’oserait pas franchir le Rubicon, sauf à ce qu’on l’y pousse par des accusations, qui ne reposent sur aucun élément réellement certain28. Pinelli, de son côté, est également conscient qu’il serait dangereux de déclarer son hostilité envers un tel personnage.

28. Il a été assigné à résidence quelques heures à Bastia, durant le sac, au seul motif de son manque de réussite dans les premières négociations avec les insurgés (mais pas plus que Mgr. Saluzzo) ; son parent et lieutenant Brandimarte Mari (principal acteur du coup de force de Poggio di Tavagna du

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– Une véritable géographie de l’insurrection naissante est proposée, qui recouvre la plus grande partie de ce que nous avons appelé le « carré originel de la Révolution » et d’où se détache, comme dans les textes génois eux-mêmes, « la Tavagna [qui a] été la première piève à bouger, tout entière émue par le faux zèle. Tout de suite, Orezza a été presque entièrement soumise à ce cruel parti. Casacconi et Ampugnani en foule accoururent pour se mettre dans cette arnaque si bien montée avec la Casinca. D’autres populations descendues de la montagne, impies et insolentes, du Bozio, de Vallerustie et du Rostino, vinrent aussi, séditieuses et armées ; de Caccia, de Bigorno et des voisinages aussi. Beaucoup [d’hommes] furent donnés par Moriani, le seul pays alpin, ainsi que quelques voleurs qui n’étaient pas soldats ; personne du fi dèle Borgo de Marana, mais beaucoup de Vignale et de Lucciana »… (chant 1, strophes 10 et 11) et ainsi de suite, pendant huit strophes.

– La montée des périls est, vue de Bastia, bien perceptible, dès la fi n de l’année 1729 : « On entendait déjà, à la fi n de l’année précédente, ce murmure pestifère et cruel. On comprit alors que beaucoup de gens étaient infi dèles à leur Prince ». On notera que nous sommes avant les troubles de Bostanico dans le Bozio, que l’on s’est longtemps plu à présenter comme une sorte d’accident de l’histoire. Or, « le poison jeté dans une tasse de miel, à savoir la pseudo augmentation des impôts du Royaume, fut la cause apparente de tous ces maux, de toutes ces ruines éparses, de cette horreur tartaréenne29 » (chant 1, strophe 4).

– Au lendemain de la tenue, trop tardive, de la réunion des Nobles XII, et surtout du coup de force contre le bras de justice, réalisé à Poggio di Tavagna, « au tout début du plus court des mois, on entendit des bruits de guerre courir partout dans Cyrnos et dans les environs de Bastia » (strophe 3). Le passage de l’insoumission fi scale à l’insurrection à vocation générale s’est manifestement réalisé à ce moment : à peine le coup de force de Poggio a-t-il réussi (aucun impôt n’a été payé, la troupe a été désarmée et les armes restent en possession des autorités locales) et été validé par Pinelli lui-même, celui-ci doit alerter le Magistrato di Corsica, dès le 6 février : « Je dois vous dire que, après l’attentat des populations contre le bras de justice en vue de l’arrêter et de le désarmer, une centaine d’hommes partit du susdit village de Poggio vers la maison de la Padulella du Magnifi que Ugo Fieschi. Par la force, ils se sont emparés de douze fusils et de la poudre, de balles et de scaglie dans la

1er février, qui avait déclenché les hostilités ouvertes) sera arrêté en mai, puis rapidement relâché ; début décembre 1730, Giaff eri est enfi n clairement désigné comme un chef potentiel de la « rébel-lion », quelques jours avant qu’il ne se déclare en compagnie de son beau-frère Andrea Ceccaldi !

29. A contrario, A.-M. Graziani a bien démontré que cette augmentation est substantielle : proche de 15 % en moyenne, elle vient s’ajouter à d’autres, tout aussi arbitraires, et après deux années de disette, qui raréfi e le numéraire, elle frappe évidemment principalement la masse des pauvres, comme tout impôt par feu.

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boutique à munitions. Ensuite, ils fi rent la même tentative dans la maison des Excellentissimes frères Spinola à San Pellegrino30… »

– Le luxe de précaution pour prévenir une nouvelle attaque dans les semaines qui suivirent le sac (qui occupe tout le début du chant V) montre bien, a contrario, l’imprépa-ration antérieure et, par-là même, l’eff et de surprise, jusqu’au début février, provoqué par le passage à l’insurrection armée

– La confi rmation des hésitations de Veneroso à accepter sa mission occupe toute la suite et la fi n de ce dernier chant. Au-delà de la récupération idéologique que tente d’en faire l’auteur, celui-ci ne cache pas que derrière les arguments d’âge et d’infi rmité, à peine évoqués (strophe 47), c’est principalement la crainte de l’échec qui motive ses réticences (strophe 49), comme sa correspondance nous l’a révélée par ailleurs.

* * *

Finalement, ces deux traductions d’Évelyne Luciani nous semblent venir fort à propos dans le travail de révision des causes et des circonstances du déclenchement de la Révolution corse, et plus largement de la période pré-paoline, que nous avons entreprise avec la publi-cation des Pères fondateurs de la nation corse. Si ces deux textes ont évidemment conduit à privilégier le point de vue génois ou pro-génois, la publication prochaine des Actes des Premières Rencontres nous conduira à leur opposer la politique du « clan des Vénitiens ».

30. Les pères fondateurs…, ibid., p. 54.

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Le premier document, intitulé Récit des tumultes de Corse au temps du gouverneur génois Felice Pinelli, écrit par lui-même et tiré pour la première fois des archives de la famille Brignoles-Sales, édité par Santelli et imprimé par Ollagnier en 1854, est un récit en prose. C’est le rapport circonstancié de Pinelli à ses supérieurs et à ses contemporains, concernant son action en tant que gouverneur général de la Corse, du 1er avril 1728 (il ne prendra ses fonctions que le 25 mai) jusqu’à la fi n du mois de mai 1730. Quelque temps auparavant, en mars 1730, il a été écarté de l’essentiel de ses prérogatives, la Sérénissime ne lui laissant, pour sauver les apparences, que la responsabilité de la visite générale qu’incluait son offi ce, visite qu’il eff ectue du 18 avril au 21 mai. Le 11 juin, Pinelli quitte la Corse pour rejoindre Gênes. Ce livret d’une centaine de pages est assez peu connu et encore moins utilisé. Je l’ai trouvé dans le fonds ancien de la bibliothèque municipale de Bastia, lorsque D. Taddei et moi, nous travaillions à la rédaction de notre livre : Les pères fondateurs de la nation corse. J’ai repris ce témoignage de première main dont j’ai préparé une édition bilingue, italien-français.

L’autre document est une transcription, faite en 1973 par C. Falcucci et P. Spagnoli d’un microfi lm de la Franciscorsa de Bastia, à partir d’un cahier de très médiocre allure dont les premières et dernières pages ont subi les outrages du temps. Il a eu, à ce jour, une diff usion quasiment nulle. Il s’intitule : Soulèvement des Corses, les paesani envahissent la ville de Bastia. C’est une Canzone en vers, un poème épique qui relate exclusivement le sac de Bastia et l’environnement historique immédiat de cet événement.

J’en propose ici une retranscription et une traduction en prose et en français. J’ai repris le texte de la transcription de Falcucci et Spagnoli, en y apportant quelques modifi cations de syntaxe et de vocabulaire, mais je n’ai pu lire mieux qu’eux le texte original. J’ai donc laissé les blancs là où ils sont dans leur travail. Mon intervention la plus importante porte sur la ponctuation anarchique et sur la concordance des temps : l’auteur passe souvent dans son récit du passé simple au présent. Ce changement brutal m’a semblé gêner l’harmonie du texte, c’est pourquoi j’ai mis tout le texte au passé.

Ce manuscrit se présente comme un anonyme. À ce propos, D. Taddei et moi, nous diver-geons : D. Taddei donne, dans l’avant-propos, les raisons qui le poussent à penser que l’auteur

P R É F A C E

RELAZIONE ET SOLLEVAZIONE,

DEUX DOCUMENTS GÉNOIS TRÈS PEU CONNUS

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de la Canzone est un corso-ligure qui fait partie du premier cercle du gouverneur Pinelli. Quant à moi, je préfère m’en tenir au texte, rien qu’au texte. En eff et, au chant I, 34, l’auteur écrit : « J’ai déjà raconté la même histoire en prose sans altérer la vérité des faits parce que j’expliquais la vérité. » S’il en est ainsi qu’il le dit, le gouverneur Pinelli, qui a rédigé la Relazione en prose, me paraît correspondre à cette assertion. En outre, l’auteur précise son identité à la strophe 7 du chant 2. Dans ce passage, il écrit que les Corses sont des ingrats s’ils ne se souviennent pas que « lors des pénuries et des tracas des années dernières, il a bien été celui qui leur procura la nourriture, les céréales et les semences, qui leur administra à tous la justice, qui les écouta tous et les rendit heureux. » Or, dans la Relazione, Pinelli s’étend longuement sur l’épisode du ravitaillement de l’île et sur le rôle éminent qu’il y joue, de même qu’il raconte complaisamment ses interventions de pacere et d’avocat, lors de ses « visites. » Il me semble donc que l’auteur du poème est le même que le prosateur de la Relazione, à savoir Felice Pinelli. Cela rend la lecture des deux documents encore plus piquante. Mais, quel qu’en soit l’auteur, la Canzone est un texte important, porteur de sens pour l’histoire de la première bataille de Bastia.

Ces deux récits ont été faits à la même époque, au cours de l’année 1730 : la prose, au moment où le gouverneur rentre à Gênes, lorsque ses souvenirs sont encore frais et que les sindicatori achèvent leur travail de contrôle. L’auteur de la Canzone l’a écrite cette même année puisque le document est daté de l’année 30.

La Canzone se compose de 5 chants. Le premier est formé de 42 strophes de 8 dodéca-syllabes. Le second de 54 strophes, le troisième de 61 strophes, le quatrième de 60 strophes et le dernier de 96 strophes, soit 2 504 vers.

Les deux textes sont, par conséquent, très diff érents sur le fond comme sur la forme : d’abord parce que la Relazione est un document qui se veut exhaustif tandis que la Canzone se limite au récit d’un seul événement ; ensuite, parce qu’il est clair que l’on ne raconte pas des faits avec les mêmes mots en prose et en vers.

Bien que, dans la Relazione, Pinelli se laisse parfois aller à des digressions, pour faire son propre éloge par exemple, le propos reste factuel. Il en devient parfois même fastidieux lorsqu’il se perd dans les comptes et décomptes des livraisons de graines au moment de la disette, en 1728. Dans son rapport, le gouverneur suit au plus près le fi l des événements car il a emporté avec lui les papiers de son secrétariat qu’habituellement les gouverneurs laissent à Bastia. Mais à situation exceptionnelle, méthodes exceptionnelles : les troubles survenus dans l’île et l’imputation de corruption dont il a fait l’objet l’obligent à se montrer sourcilleux à propos de ses sources.

Dans la Canzone, au contraire, l’auteur s’éloigne du matériau historique proprement dit. Il se veut lyrique, souvent même emphatique. Il se plaît à grossir le trait pour dépeindre les hommes qui composent sa troupe avec des adjectifs fl atteurs et à utiliser des qualifi catifs dépréciatifs pour décrire ceux qu’il nomme les rebelles. Il n’hésite pas non plus à manier l’hyperbole pour noircir l’impression donnée par les insurgés qui envahissent Bastia comme « des chiens et des loups qui halètent devant la proie, comme des ours, des tigres, des lions, des sans-cœur » (IV, 15). L’accumulation de ce type d’exagérations donne un ton plus personnel, plus polémique aussi au document versifi é qu’au document en prose dont les destinataires ne sont pas les mêmes.

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La prose a pour but d’informer le plus précisément possible les hommes du gouvernement et les notables génois alors que la Canzone naît de la volonté de son auteur de diff user l’acte insensé des Corses, leur rébellion, à travers le monde. La musique de l’épopée est là pour faciliter l’ancrage de l’histoire dans la mémoire des hommes. Par ce moyen, les Génois doublent « leurs médias » pour élargir le cercle des personnes qu’ils souhaitent convaincre de leur vérité.

En outre, le contenu des deux récits est diff érent : la prose couvre tous les faits survenus au cours des deux années où Felice Pinelli exerce son gouvernorat en Corse tandis que l’auteur du poème ne relate que le premier sac de Bastia, en février 1729. Il met en relief la violence du choc entre deux parties de la société corse, les Corses de l’intérieur ou paesani qui s’insurgent contre la Sérénissime République de Gênes, au motif de l’augmentation de leurs impôts, et les Corses des présides, sous infl uence génoise.

Dans la Relazione où nous suivons à chaud les événements des années 1728-1730, Pinelli adopte, dans sa présentation, l’ordre chronologique, pour éviter la confusion, en raison de « la diversité de ses activités ». Parfois, et particulièrement pour expliquer la manière dont il s’y prend pour enrayer la disette, il continue de traiter le sujet sur un laps de temps plus étendu, ce qui d’ailleurs alourdit considérablement le récit. Le fi l des événements fait valoir l’extrême variété des tâches d’un gouverneur dans l’île.

Ainsi, l’année 1728, qui couvre les 28 premières pages du livre, nous le montre occupé, dès son arrivée, à prendre des décisions de justice. Débarqué le 25 mai, on lui apprend le meurtre commis le 2 mai, à Corte, par Filippo Maria Romei sur la personne de Maria, son épouse. Il est également informé de l’exécution par armes à feu de Giovanni d’Antonio par Francesco et Domenico, « frère et fi ls de maître Antonio de Monticello ».

Puis, « il emploie toutes ses forces à compléter l’approvisionnement en céréales de l’île. » Cette tâche lui prend beaucoup de son temps lors de son gouvernorat (p. 10-14).

En juin, ayant constaté la dissémination des armes à feu en Corse, il essaie de s’opposer à leur entrée dans l’île par le Cap Corse, en mettant le lieutenant de Rogliano en demeure de mieux surveiller les côtes, en envoyant des troupes, en se renseignant auprès d’espions peu fi ables sur les personnes susceptibles de se livrer à ce trafi c. Aussi, pour avoir des interlocuteurs compétents, fait-il procéder, dans tous les villages, à l’élection des podestats et des pères du commun ainsi qu’à l’élection des paceri « afi n qu’ils évacuent, dès leur origine, les motifs d’inimitié ».

Il tente de régler une aff aire de voleurs de grand chemin qui, au pont du Golo, dévalisent les voyageurs avec l’aide des Nobles XII du terziere.

Il remet en état de marche l’hôpital de Bastia.Il cherche à mettre fi n à un diff érend violent à propos des pâturages, entre Pioggiola

et Olmi Cappella d’une part et Porcili et Pioggiola d’autre part (p. 17-19).Il part, le 8 novembre, pour la visite courte imposée aux gouverneurs, dans les juridic-

tions de Corte et Aléria et rentre le 29, après avoir tenu audience dans les gros bourgs qu’il a traversés. En eff et, dès qu’il arrive dans un endroit, il fait dire aux gens qu’il se tient prêt à recevoir leurs doléances. Eff ectivement, partout où il s’arrête, il écoute et tente de solutionner

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les problèmes des requérants. C’est chose étonnante de voir évoluer un si haut personnage au milieu de populations si pauvres dans des villages perdus au creux des montagnes. Cela fait sans doute partie de l’héritage « démocratique » de la vie en terre du commun.

À Bastia, il veille à ce que l’exercice quotidien de la justice au criminel et au civil se fasse dans les règles. Il raconte le fonctionnement de la justice dans son palais et exprime sa volonté d’y apporter des changements. Fataliste, il constate que les mœurs des Corses ne le permettent pas.

Lors de cette première demi-année de gouvernorat, Felice Pinelli pose au haut fonction-naire conscient de ses responsabilités, attentif aux populations, désireux d’œuvrer pour le bien commun, mais, dans la lettre du 5 janvier 1729 à son Magistrato, on le sent inquiet, la réalité corse, la complexité des mentalités et des situations qu’il ignorait le laissent soucieux.

L’année 1729 (p. 28-46) s’ouvre sur des transactions de blé, toujours dans le but d’éloi-gner la disette de l’île, et se termine sur des achats de graines en vue des semences.

Le gouverneur fait surélever les quartiers des soldats allemands où il pleuvait tant leur toit était vieux. Il parle du retour de Fabio Vinciguerra dans l’île et de l’inquiétude que sa présence fait naître. Il demande à son gouvernement, le 2 mars, l’autorisation de faire sa deuxième visite obligatoire en Corse, la grande visite ou visite générale ; les Sérénissimes Collèges lui répondent de surseoir. Pinelli juge cette visite dans le Delà-des-monts indispensable. Il fait part aux Collèges de ses raisons qui lui opposent la même réponse négative le 5 mai.

Il s’essaie à régler le très grave diff érend qui oppose Castineta à Morosaglia à propos des pâturages (p. 32-35). L’aff aire est si compliquée que les Collèges lui demandent de se rendre en personne sur le terrain, ce qu’il refuse de faire au motif que les populations ne comprendraient pas ce voyage particulièrement inhabituel et le « jugeraient indigne de son gouvernement »(p. 35). De fait, les deux communautés sont armées jusqu’aux dents et ne cessent de s’armer dans le Cap. Morosaglia cherche à se renforcer par l’union avec d’autres communautés. C’est alors que se fait jour l’insoumission fi scale (p. 35). Pinelli raconte les refus en cascades des pièves à payer la taxe des due seini sur les armes.

L’argument est clair : Morosaglia se lie aux pièves voisines pour se protéger contre les incursions des gens de Castineta. Si l’union fait la force, ce n’est pas suffi sant ; pour gagner, il faut des armes. Les paesani de Morosaglia et des villages unis à elle iront les voler – certains ont déjà commencé à le faire – si la Sérénissime continue à leur refuser le port d’armes et à les obliger à payer l’impôt des due seini. Tel est le sens de l’insoumission fi scale qui signe les débuts de l’insurrection.

Le gouverneur a refusé aux Nobles XII, dès son arrivée en Corse, le droit du port d’armes pour la bonne raison que la Sérénissime a prorogé, sans leur assentiment, pour dix ans encore, la loi de 1715, en avril 1728. Il ne peut accepter cette insoumission et ses consé-quences, mais il manque cruellement de moyens pour y faire face. Il ne cesse de réclamer des renforts en hommes et en armements au Magistrato qui diff ère sa réponse. Il en sera ainsi

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tout au long de son gouvernorat au cours duquel Pinelli est réduit à constater l’évolution des choses, faute de moyens, même lorsque les tours sont attaquées par les insurgés et vidées de leurs armes et de leur poudre, comme à la Mortella, en mai.

Il fi nit, le 10 juin 1729, par se rendre aux injonctions de son Magistrato qui lui a demandé le 29 avril de réunir l’assemblée des Nobles XII, « en réponse à une supplique de Luigi Giaff eri ». Cette réunion s’avère cruciale dans cette période pré-insurrectionnelle. Les Corses veulent des armes et les revendiquent.

Dans notre livre : Les pères fondateurs de la nation corse, D. Taddei et moi, nous avons étudié ce moment clé. Je n’y reviens donc pas, mais la réunion des Nobles XII marque véri-tablement le début du confl it qui va se dérouler à fl euret moucheté, lors de l’année 1729 et au début de l’année 1730, entre Pinelli et Giaff eri, l’un œuvrant pour la Sérénissime et l’autre avançant masqué pour la révolution corse.

Pinelli a donc vécu une deuxième année chargée en événements dont il ne discerne pas encore l’extrême gravité, car il fait un bilan globalement positif de son exercice et s’octroie un satisfecit personnel : « L’année 1729 s’était écoulée, parsemée de tous ces incidents, et la fi n de mon mandat approchait. J’espérais l’achever sans autre nouveauté et… il me semblait pouvoir être content de moi : j’avais exercé mon action contre la famine avec l’approvisionnement en graines, j’avais contribué à la diminution de la mortalité, j’avais ramené les populations à une obéissance générale et préservé la dignité du principat, cela avec les forces si faibles que l’on destinait au gouverneur. » (p. 46).

Le contentement du gouverneur est de courte durée car, au tout début du mois de janvier 1730, lui arrive la nouvelle par le lieutenant de Corte que la piève du Bozio refuse de payer les 13 sous 4 deniers, que Morosaglia a désarmé des auxiliaires de police et que la piève du Niolo refuse de publier les contumaces. Il envoie le capitaine Pensa remettre de l’ordre, mais les populations s’obstinent à ne pas payer et « à rester très unies autour de leur projet. » Considérant la pauvreté de ses eff ectifs, Pensa part avec deux soldats voir les chefs qu’il ne peut convaincre. Non seulement, à ce moment, la révolte fi scale se propage comme une tache d’huile, mais elle a des chefs à sa tête.

Le 8 janvier, le lieutenant d’Aléria avertit le gouverneur que les populations refusent elles aussi de payer les due seini. Le gouverneur appelle l’évêque Mari à l’aide. Ce dernier va négocier le paiement de l’impôt contre des châtaignes, ce que refuse le lieutenant qui veut être payé comptant.

Pinelli veut calmer le jeu et demande au Magistrato de repousser la perception des impôts à une date ultérieure, mais il ne répond pas. Les Collèges répondront le 18 février et proposeront que la date en question soit repoussée au mois de juillet, mais entre-temps se situe l’épisode de Poggio di Tavagna, le 31 janvier. Les événements se sont bousculés depuis la lettre du lieutenant de Corte. En un mois et demi, l’insurrection s’est déclarée.

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Le gouverneur avait pris le parti de convoquer les Nobles XII pour le 1er février, afi n qu’ils aillent remettre les populations insoumises dans le droit chemin. Cette réunion est aussi une réunion mémorable à tous égards. Elle se situe durant l’événement « scandaleux » de Poggio, dans la piève de Tavagna, la piève de Giaff eri, où la population s’est insurgée en pleine nuit, en appelant à la rescousse les gens des pièves avoisinantes contre Antonio Carbuccia, le percepteur des tailles, accompagné de son bras de justice. À cette séance, Luigi Giaff eri, qui prend la parole au nom de tous les autres Nobles XII, tient tête au gouverneur. Malgré cela, ce dernier envoie Luigi Giaff eri, « bien qu’il eût de fortes raisons de le soupçonner », en mission en Tavagna pour pacifi er les populations, parce qu’il le sait « très puissant dans cette région, surtout dans sa piève. » Mais il le fl anque de Gaff ori de Corte, de Pizzini de Balagne et du Noble Francesco Antonio Morati qui ont sa confi ance. La mission s’avère peu fructueuse et ses lenteurs expriment l’absence de bonne volonté de ses participants.

L’attaque et le sac de Bastia suivent les 18, 19 et 20 février.

Le gouverneur Pinelli, en ce premier trimestre de l’année 1730, subit les tourbillons et les fl uctuations d’une situation insurrectionnelle dont il maîtrise bien peu d’éléments. Les hommes d’Orecchione et d’autres banditi tournent dans le Cap Corse à la recherche d’armes, pillent et sèment trouble et désolation.

La Sérénissime décide d’envoyer Girolamo Veneroso en Corse pour qu’il mette fi n aux désordres. Il arrive le 12 avril et, le 18, Felice Pinelli part faire la visite générale du Regno sur une galère. Il s’embarque pour Bonifacio avec 800 fusils pour défendre Calvi et la Balagne. Il fait escale à Porto-Vecchio, Bonifacio, Ajaccio où il est très bien reçu. Il arrive à Calvi le 18 mai où il remet au lieutenant les 800 fusils. Il repart, s’arrête à Saint-Florent et arrive le 22 mai à Bastia. À chacune de ses escales, il visite les citadelles dans les moindre recoins pour en déceler les failles afi n d’y porter remède, il tient audience et essaie de régler des diff érends entre particuliers ou entre communautés.

Le 11 juin, il rentre à Gênes et conclut : « Cela est l’histoire vraie de tout ce qui m’est arrivé durant les deux années de mon gouvernement, concernant aussi bien la justice au civil et au criminel que l’approvisionnement en céréales, surtout au moment des célèbres tumultes du Royaume. »

Ce rapport, très éclairant sur la fonction du gouverneur, montre aussi les limites de sa tâche. Sans réponse précise des Collèges, sans renforts et sans armes, il est très faible.

Le texte nous permet de cerner la personnalité de Felice Pinelli qui apparaît comme un haut fonctionnaire génois assez ignorant de la situation dans laquelle son gouvernement l’a plongé en le nommant gouverneur de l’île. En eff et, la réponse négative de Pinelli face aux Nobles XII qui viennent lui demander le port d’armes dès son arrivée montre que le gouverneur n’a conscience ni de l’importance, ni des implications politiques de cette requête.

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En outre, c’est un pur exécutant qui, s’il ne reçoit pas d’ordres de son gouvernement, se trouve perdu, sans imagination, eff rayé à l’idée de déplaire à ses supérieurs si, par hasard, il doit prendre une décision personnelle. Ces scrupules justifi ent l’extrême lenteur de ses réactions encore accrue par l’éloignement de la Sérénissime République de Gênes. Cette dernière ayant compris que Felice Pinelli n’était pas l’homme de la situation, elle envoie, pour mettre fi n aux tumultes en Corse, l’ex-doge Veneroso, sans prendre en considération les atermoiements de ce dernier qui auraient dû l’interroger sur la force de caractère de ce monsieur âgé.

Ce document est un témoignage sur le vif du fonctionnement des institutions génoises. La première visite qui le mène de Bastia à Corte, puis de Corte à Cervione atteste du rôle politique du gouverneur qui représente in persona la République en Corse. Il n’est pas un personnage insaisissable ni inconnu. Les populations de l’intérieur de l’île l’identifi ent parfai-tement lors des séances publiques qu’il tient quotidiennement là où il s’arrête.

Il a également en charge la sécurité des présides, son action lors de la visite générale en fait foi : il s’attache à renforcer les forteresses qui sont la force de frappe et de résistance de la Sérénissime.

Ce texte est aussi une justifi cation de Pinelli qui tente de se disculper des accusations de corruption portées par Gênes contre lui.

Bref, la Relazione est, à tous égards, un document très important pour les historiens de la Corse.

La Canzone se limite à raconter la révolte qui conduit au sac de Bastia des18-19 et 20 février 1730. C’est un texte de propagande où l’auteur présente les bons Génois en proie à la barbarie des méchants Corses. Il exploite toutes les ressources stylistiques du genre pour exprimer ce manichéisme. Outre un vocabulaire adapté, il présente des mises en scène métaphoriques, des dialogues imaginaires, raconte des rêves… Tout cela fait de la Canzone un document polémique et lyrique tout à la fois.

La Canzone, en raison de ces artifi ces littéraires, est un poème très vivant. Elle propose des portraits inédits tels que celui de Luigi Giaff eri, de Pinelli, de l’évêque Mari et d’autres. Ainsi, l’auteur nous fait une description extrêmement précise de Giaff eri (en I, 18 et suiv.), « la source impie de tout ce mal », « le monstre infernal de la sédition ». Il entre avec gravité et calme dans l’insurrection. Il a un « visage joyeux et un discours bienveillant ». Il ressemble à « un cygne blanc ». Il a « un regard empreint de majesté ». Cette description nous en dit plus sur Giaff eri qu’un portrait peint, plus que nous n’en savions jusqu’à maintenant. Ainsi, on comprend l’eff et de « sidération » que sa présence et ses propos provoquent dans les foules qu’il traverse. Son charisme emporte leur adhésion.

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L’auteur sait également très bien faire dialoguer ses personnages. Il en profi te pour faire passer par leur bouche l’argumentation génoise contre l’insurrection. Pinelli, le chanoine Donati, les évêques Saluzzo et Mari, etc., parlent à ceux qui les entourent, gesticulent aussi.

Le poète décrit le sac de Bastia de manière saisissante. Il dépeint l’état d’impréparation de Bastia et met en scène, de manière très réaliste, les travaux de protection de la citadelle engagés par le gouverneur, les actes crapuleux des insurgés et les réactions des habitants de Terravecchia, la foule qui grouille, l’arrivée impromptue de l’évêque Mari qui tourne dans les quartiers et calme, tel un charmeur de serpents, les excités plus ou moins avinés. La négo-ciation menée par cet évêque, au nom de Gênes, bien qu’il n’en ait pas la légitimité, nous est méticuleusement contée. Il en ressort que Mgr. Mari a réussi à faire tourner le destin des Corses de manière à les garder dans le giron de la Sérénissime qui ne lui en a pourtant pas été reconnaissante. Elle n’apprécie pas l’ingérence du prélat dans ses aff aires d’État et se presse d’envoyer Veneroso pour remplacer Pinelli. Cependant, en cette circonstance périlleuse pour le gouverneur et la République, l’évêque Mari leur a sauvé la mise. Il a su mener à bien les tractations avec Giaff eri et les capi. C’est à lui que revient indéniablement la gloire de la réussite vue du côté génois, celle d’avoir évité un plus grand malheur à la ville qui, si l’attaque s’était prolongée quelques jours, aurait dû se rendre tout entière, et pas seulement la Terravecchia, comme ce fut le cas. C’est aussi à lui que l’on doit le retour de la paix.

Pour fi nir, dans le cinquième chant, l’auteur raconte les inquiétudes et les hésitations de Veneroso (V, 50 et suiv.). Il recourt à la tradition littéraire des songes annonciateurs de grands événements. Le doge fait donc un rêve dans lequel la Corse lui apparaît et lui demande d’aller porter secours à l’île. Il le reçoit comme un mystère divin. Le rêve devient pour lui un oracle auquel il doit obéissance. L’auteur de la Canzone, par cette référence, inscrit son œuvre dans la sphère de l’épopée.

En conclusion, ce poème s’apparente donc à une pièce de théâtre ou à un opéra en cinq actes : le premier décrit le contexte historique de l’attaque de Bastia par les paesani ; le second, la réaction du gouverneur à l’attaque. Le troisième fait le récit de l’attaque portée les 18-19 et 20 février 1730 par les paesani. C’est un chant à la gloire du gouverneur Pinelli, chef de guerre. Le quatrième narre par le menu la négociation de Mgr. Mari et rapporte les louanges infi nies et générales qu’elle lui vaut. C’est un chant à la gloire de Mari. Le cinquième, particulièrement baroque avec le récit du rêve de Veneroso, relate l’arrivée de ce dernier et les espoirs qu’elle suscite malgré les hésitations du doge.

Ces deux textes, Relazione et Canzone, chacun dans leur style, bien qu’ils soient d’ori-gine génoise, nous apportent de grands éclaircissements sur les prémisses de l’insurrection et sur sa diff usion géographique.

Évelyne Luciani

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Felice Pinelli

Relazione dei tumulti di Corsica in tempo del governator genovese

Felice Pinelli(1728-1730)

A. F. SANTELLI, editore, OLLAGNIER, stampatore e libraio, Bastia, 1854

Felice Pinelli

Récit des tumultes de Corse au temps du gouverneur génois

Felice Pinelli(1728-1730)

A. F. SANTELLI, éditeur, OLLAGNIER, imprimeur et libraire, Bastia, 1854

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33R E L A Z I O N E D E I T U M U LT I D I C O R S I C A

Au général Pascal Paoli

On célèbre à juste titre notre époque comme une époque d’historiens, non certes pas parce qu’elle off re un plus grand nombre d’histoires sur le temps passé, mais parce que les savants s’y son lancés, avec une infa-tigable alacrité, à la recherche de matériaux qui forment l’histoire, cela afi n d’en juger en pleine connaissance de cause, sans s’arrêter aux opinions forgées à des époques où les erreurs empêchaient de connaître la vérité et où une certaine forme de respect, l’esprit de parti et les peurs ne permettaient pas de l’exposer complètement.

Ainsi, le public accueillit avec bonheur et accabla de louanges les récits vénitiens, édités par E. Alberi et les autres récits, par les soins de N. Tommaseo, les Lettres diplomatiques de Guido Bentivoglio par L. Scarabelli, les récits sur la dynastie de Savoie et d’Angleterre de 1240 à 1815, par F. Sclopis, les Traités du Piémont avec les autres puissances, après la paix de Cambraisis, par le comte Solaro della Margherita, les Légations de A. Serristori par le comte L. Serristori et plusieurs autres documents concernant l’Italie que je ne cite pas, par souci de brièveté.

La Corse, véritablement amoureuse de son passé, ne pouvait pas rester en retrait d’un tel contexte. Elle publia de nombreuses cartes par les soins de compatriotes méri-tants afi n que le monde la connaisse telle qu’elle est, à savoir petite par la puissance, grande par l’esprit d’entreprise et par le cœur.

Moi aussi, j’ai voulu contribuer, autant que mes forces me le permettaient, à cette entreprise patriotique, et j’ai rassemblé,

Al generale Pasquale Paoli

Il tempo nostro celebrano merita-mente col nome di storico, non già perchè offra copia maggiore di storie dei tempi passati, ma perchè gli studiosi si dettero con indefessa alacrità a ricercare i materiali che formano la storia, onde giudicare con piena cognizione di causa, e non acquetarsi alle opinioni formate in epoche nelle quali gli errori impedivano conoscere la verità e i rispetti, lo spirito di parte o le paure non consentivano esporla intera.

Pero gratamente il pubblicco accolse, e prosegui di lode le Relazioni venete edite per cura di E. Alberi, e le altre a diligenza di N. Tommaseo, le Lettere diplomatiche di Guido Bentivoglio da L. Scarabelli, le Relazioni tra la dinastia di Savoja e la Inghilterra dal 1240 al 1815 da F. Sclopis, i Trattati del Piemonte con le altre potenze dopo la pace di Cambresis dal conte Solaro della Margherita, le Legazioni di A. Serristori dal conte L. Serristori, ed altri parecchi documenti intorno alla Italia, i quali per brevità ometto di annoverare.

La Corsica verace innamorata delle sue memorie, non poteva rimanere seconda ad alcuno in tale arringo, e molte e nobilis-sime carte pubblico mercè l’opera di citta-dini beneriti affi nchè il mondo la conoscesse qual è, piccola di potenza, grande d’ardi-mento e di cuore.

Ed io pure volendo, per quanto le facoltà mie mel concedevano, contribuire a questa patria impresa con lungo amore

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172 9 , L E S C O R S E S S E R E B E L L E N T34

avec mour, des manuscrits d’une très grande importance sur l’histoire de mon pays que je publie maintenant.

J’ai commencé par le récit de Felice Pinelli, élu gouverneur en Corse par la République de Gênes, concernant les événe-ments survenus de 1728 à 1730 ; ce récit narre les tumultes qui furent la cause et le début de la guerre menée par nos pères contre cette République.

Viendra ensuite un autre récit parti-culièrement intéressant qui tourne autour de l’économie politique, l’industrie, le commerce, le banditisme, etc.

Les écrivains, les collectionneurs, tous ceux, en somme, qui publient des livres, ont coutume de les dédier à un illustre person-nage, pour les placer quasiment sous son égide.

Il m’a semblé bon de suivre cet usage, à ceci près que, pensant que de telles dédi-caces à une personne vivante proviennent généralement de l’adulation ou de buts inté-ressés, j’ai décidé de dédier ce livre au défunt général P. Paoli, car personne, je crois, n’a plus aimé sa patrie que lui. De plus, la révé-rence immortelle que l’on manifeste à un tel citoyen, revient à l’honneur de la Corse et au sien propre, à Paoli parce qu’il a su laisser un tel héritage sentimental et à la Corse parce qu’elle a su le préserver1.

A. F. SANTELLI

raccolsi, e pubblico adesso manoscritti d’importanza grandissima concernenti la storia del mio paese.

Ho incominciato dalla Relazione di Felice Pinelli eletto dalla Repubblica di Genova a governatore in Corsica, dei casi accaduti dal 1728 al 1730 che narra i tumulti, i quali furono cagione e principio della guerra mossa dai nostri padri contro codesta Repubblica.

Terrà dietro a questa, altra Relazione sopra modo notabile, che versa intorno alla economia politica, alla industria, al commercio, al banditismo ecc...

E costume degli scrittori, dei collet-tori, di tutti quelli insomma che pubblicano libri, dedicarli a persona di alto aff are ed illustre, quasi per metterli sotto al patro-cinio di quella.

A me è parso bene seguitare codesta usanza, se non che considerando come siff atte dediche a persona viva muovano ordinariamente o da adulazione o da mire d’interesse, deliberai intitolare il libro al generale P. Paoli defunto, pero che nessuno io penso, amasse la patria più di quello ch’egli l’amava, e la immortale reverenza a tanto cittadino torni onorata per la Corsica e per lui ; per questo, avendo saputo lasciare, e per quella conservare tanta eredità di aff etto.

A. F. SANTELLI

1. L’éditeur Santelli, cent ans après la prise de pouvoir de Pascal Paoli, lui rend un vibrant hommage et lui dédie le récit de Pinelli. Ce récit, il l’a trouvé dans les archives de la famille Brignole-Sales et il l’édite pour faire œuvre patriotique et pour que ses compatriotes n’oublient pas leur « héritage sentimental ».

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Relazione dei tumulti

di Corsica(1728-1730)

Comecchè le repubbliche tutte abbian sovra certe e ben fondate leggi la sussis-tenza della invidiabile libertà e dominio, la Repubblica di Genova si gloria di riconos-cere niente meno dell’altre da’suoi previdenti e savi legistatori le più sane e ponderate costituzioni che desiderare si possano, coll’osservanza delle quali ha sempre fatto godere a’suoi cittadini e popoli la benefi -cenza d’una sovrana paterna autorità, d’una retta amministrazione di giustizia, e d’una perfetta tranquillità.

Fra le sue leggi certamente di maggiore utilità è quella del sindicato, per cui provvede agli aggravi de’popoli contro dei governa-tori, capitani, luogotenenti ed altri uffi ziali subalterni, come ancora all’innocenza di questi, quando rettamente abbiano eserci-tato il loro uffi zio.

Nel Regno di Corsica pero, volendo eziandio contribuire la sua più effi cace assis-tenza, poichè i Collegi Serenissimi, che ce ne conservano la signoria, non possono per le loro continue occupazioni diligente-mente accorrere a tutti i bisogni dell’isola, viene eretto e stabilito un Magistrato

Récit des tumultes

de Corse(1728-1730)

De même que toutes les Républiques appuient sur des lois sûres et bien fondées la réalité de la liberté souhaitable et de leur pouvoir, de même la République de Gênes se vante d’obtenir tout autant que les autres, de ses législateurs sages et prévoyants, les constitutions les plus saines et pondérées que l’on puisse désirer. Tant qu’elles ont été respectées, elle a procuré à ses habitants et à ses peuples la faveur d’une autorité souveraine et paternelle, d’une droite admi-nistration de la justice et d’une parfaite tranquillité.

Parmi ses lois, celle du sindicato2 est certainement celle qui a la plus grande utilité : [la République], grâce à elle, prend des mesures contre les gouverneurs, les capi-taines, les lieutenants et les fonctionnaires subalternes qui augmentent les impôts des populations, de même qu’elle atteste de leur innocence s’ils ont bien rempli leur offi ce.

Dans le royaume de Corse cepen-dant, elle veut coopérer le plus possible et les Sérénissimes Collèges, qui conservent sur elle la souveraîneté, ne peuvent pas, en raison de leurs nombreuses occupations, porter remède rapidement à tous les besoins de l’île.

2. Le sindicato est une opération de contrôle eff ectuée par les sindicatori ou sindici à la sortie de charge d’un gouverneur ou d’un homme de loi. Nous traduirons le mot sindicato par « l’organisme de contrôle » et le sindicatore par « le contrôleur ». Nous verrons les sindicatori à l’œuvre à la fi n de ce récit de Pinelli.

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Aussi, a-t-il été érigé et établi un Magistrato propre3 à cette île pour entendre les instances et les recours de tout le monde et, selon les circonstances, pour ordonner et pourvoir à la bonne marche de la justice, mais surtout pour éviter tout impôt nouveau qui pourrait naître de la mauvaise conduite de ses administrateurs4.

p. 8 : Mais, lorsque l’organisme de contrôle a rendu son verdict, toute autre justifi cation devrait être superfl ue, surtout si le gouverneur a donné, après avoir terminé ses deux années de service, un compte parfaitement exact de toutes les opérations dans lesquelles il s’est trouvé engagé.

Malgré cela, aussi bien pour être exhaustif sur des sujets qui concernent mon honneur5 que pour satisfaire la curiosité de ceux qui voudraient être informés avec exac-titude en ces temps calamiteux de tumultes, j’ai jugé bon de mettre sous les yeux des personnes les plus respectables le récit de tout ce qui m’est arrivé de plus notable, lors des deux années, du 1er avril 1728 jusqu’à la fi n du mois de mars 17306, durant lesquelles j’ai été désigné par les Conseils, gouverneur général du Royaume.

singolarmente sovra di essa ad intendere le istanze e ricorsi d’ognuno, e secondo le occorrenze, decretare e provvedere pel buon regolamento della giustizia, e principal-mente per riparare a qualunque gravezza che fosse per insorgere dalla cattiva condotta de’suoi amministratori.

p. 8 : Perlochè, sebbene dopo l’intiera assoluzione del sindicato dovrebbe esser superfl ua qualunque altra giustifi cazione, massimamente dopo l’aver reso strettissimo conto d’ogni operazione per la quale sia stato richiesto il governatore terminato il suo biennio.

Cio nonostante, cosi per abbondare in materie che riguardano l’onore, come per soddisfare nei tempi calamitosi de’tumulti accaduti a chi vorrebbe esattamente esser informato, ho giudicato spediente di porre sotto gli occhi delle persone più considerate il racconto di quanto mi sia succeduto di più notabile nel biennio in cui sono stato destinato da’Consigli dal 1° aprile 1728 fi no a tutto marzo 1730, per general governa-tore di quel Regno.

3. Le Magistrato di Corsica a été créé à Gênes exclusivement pour gérer les aff aires corses, mais en dernier ressort, au moment de trancher une situation particulièrement complexe, on s’en remet aux Collèges Sérénissimes qui conservent leur souveraîneté sur la Corse. Lors de la lecture de ce texte, nous verrons ce double fonctionnement en marche, le gouverneur s’adressant en premier au Magistrato, puis, sans réponse de ce dernier, en appelant aux Sérénissimes Collèges.

4. Pinelli admet ici que les fonctionnaires génois en Corse pouvaient avoir une mauvaise conduite, ce qui est l’un des griefs importants des Corses à l’encontre de l’administration génoise.

5. Pinelli tient à laver son honneur. Dans ce récit, il va s’eff orcer de se montrer comme le gouverneur de Corse le plus respectable et le meilleur de tous. Pour les faits qui lui sont reprochés, voir les Memorie de Sebastiano Costa, traduites par Renée Luciani.

6. Les gouverneurs génois en Corse comme beaucoup d’autres fonctionnaires génois étaient élus pour deux ans.

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Ma perchè la varietà delle pratiche arrecherebbe gran confusione, io colla maggior distinzione possibile procurero narrarle secondo l’ordine dei tempi dal suo principio, e talvolta continuero secondo il corso delle materie, quando cosi richie-dasi per la più chiara intelligenza e per la maggiore desiderabile brevità.

Partito il 25 maggio dell’anno 1728 dal porto di Genova, sopra una galea desti-nata al mio trasporto, costeggiando per Livorno, approdai il giorno seguente alle ore 10 in Capraja, dove fermatomi fi no a sera per visitare quella fortezza assai necessitosa di molte cose, presi la nota delle più urgenti, affi ne di munirla bastevolmente.

Da poi sarpando la notte, ancorai di buon mattino a Nostra S. dell’Avasina, santuario accreditato per le grazie da essa compartite a’suoi devoti ; ed intanto racco-mandando a lei il grand’aff are a me appog-giato, ritardai sino alle ore 20 la partenza, a titolo ancora di non disturbare la solita funzione del Corpus Domini al mio anteces-sore. Giunto adunque alle ore 21 in Bastia, presi, secondo il costume, nella cattedrale di Santa Maria il possesso del governo, come ne ragguagliai i Collegi Serenissimi colla mia lettera del giorno medesimo.

p. 9 : Nel tempo ancora che il mio predecessore era per tempo contrario dimo-rante in Bastia, per lettere a lui dirette dal Magnifico luogotenente di Corte, ebbi

Mais parce que la diversité de mes activités pourrait engendrer une grande confusion, je m’eff orcerai de les raconter avec le plus grand discernement possible, selon l’ordre du temps à partir de leur début7, et parfois, je continuerai à traiter un sujet, si cela s’avère nécessaire à une meilleure compréhension et à la brièveté requise.

Parti le 25 mai de l’an 1728 du port de Gênes, sur une galère destinée à mon transport, après avoir suivi la côte jusqu’à Livourne, j’accostai le jour suivant, à 10 heures, à Capraia où je restai jusqu’au soir afi n de visiter sa forteresse vraiment très démunie. Je pris note des choses les plus urgentes pour y remédier en suffi sance.

Ensuite, après avoir voyagé de nuit, je jetai l’ancre de bon matin à Notre Dame de Lavasina, sanctuaire accrédité pour les grâces qu’elle accorde à ses dévots. Je lui recommandai l’immense charge que l’on m’avait donnée et retardai jusqu’à 20 heures mon départ, afi n de ne pas troubler la messe habituelle du Corpus Domini célébrée par mon prédécesseur. Arrivé à 21 heures à Bastia, je pris, selon la coutume, posses-sion de mon gouvernement dans la cathé-drale Sainte-Marie, comme j’en avisai les Collèges Sérénissimes dans ma lettre du même jour8.

p. 9 : Alors que mon prédécesseur demeurait encore à Bastia en raison du mauvais temps, je reçus, par des lettres que lui adressa le Magnifi que lieutenant

7. Selon la chronologie donc. 8. Ce récit de Pinelli se fonde essentiellement sur la correspondance régulièrement entretenue par

lui-même avec Gênes, correspondance dont il a gardé les doubles. Pinelli s’y réfère à chaque para-graphe pour confi rmer ses dires.

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