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Article paru dans les Echos des 3 et 4 avril 1998 Financement de l’entreprise et création de valeur En première analyse, la création de valeur peut se réduire à un précepte simple : s’assurer que les actifs en place et les projets d’investissements génèrent le plus longtemps possible une rentabilité supérieure au coût du capital de l’entreprise. Dans ce processus, le directeur financier a une place importante, mais indirecte : la définition de la procédure de sélection des investissements, et la mise en place d’outils d’analyse et de contrôle. Peut-il agir plus directement grâce à l’une de ses compétences-clés : la politique de financement de l’entreprise ? Peut-il adopter une structure financière qui minimiserait le coût du capital de l’entreprise, et donc maximiserait la valeur globale de celle-ci ? La valeur résultant de l’actualisation des flux de liquidités futurs, les opérationnels se chargeraient du numérateur (les flux) tandis que le financier ferait son affaire du dénominateur (le taux d’actualisation). En réalité, les vertus de l’endettement ne sont pas aussi évidentes que certains de ses zélateurs le prétendent : l’impact bénéfique sur le coût du capital et sur le comportement des managers doit être contrebalancé par le coût des difficultés potentielles et celui des dysfonctionnements profonds engendrés par un levier trop important. Aussi, pour participer directement à la création de valeur, le financier doit-il plutôt articuler ses choix autour de la stratégie de l’entreprise, et les enserrer dans un marketing efficace à l’égard des investisseurs. Une discipline créatrice Critère essentiel dans la prise de décision, le coût du capital est la moyenne pondérée des exigences de rentabilité des pourvoyeurs de fonds : coût des fonds propres pour l’actionnaire, et coût de la dette pour le créancier. Dans une approche traditionnelle, le second étant moins élevé que le premier, toute augmentation de l’endettement provoque une diminution du coût du capital. Il est alors possible de créer une combinaison optimale de dette et de fonds propres qui minimise le coût global pour l’entreprise. Au delà de cet optimum, l’augmentation du risque financier conduit les pourvoyeurs de fonds à exiger une rentabilité plus importante. Différentes réflexions menées dans les années 60, notamment par Modigliani et Miller, ont permis d’être plus rigoureux dans l’analyse. En l’absence d’imposition, il n’existe pas de structure financière optimale. La valeur d’une entreprise dépend de la rentabilité de son actif économique, et non de la façon dont celle-ci est, par la suite, répartie entre les pourvoyeurs de fonds. En introduisant l’impact de la fiscalité (déductibilité des frais financiers), on peut cependant montrer que la valeur de l’entreprise endettée est égale à la valeur de l’entreprise non endettée augmentée de la valeur actuelle de ses économies fiscales futures. La prise en compte de l’impôt conduit donc à privilégier la dette par rapport aux fonds propres. A cette vision classique est venue s’ajouter un autre avantage : selon la formule d'Henry Kravis qui a lancé dans les années 80 une vague d’OPA géantes aux Etats-Unis, la dette constituerait une « discipline créatrice ». M. Jensen, Professeur à Harvard, estime que 650 milliards de dollars de valeur actionnariale ont été directement créés entre 1976 et 1990 par des opérations d’acquisition, de désinvestissement, de scission ou de LBO, opérations faites sur la base d’effets de levier exceptionnels. Cette création de valeur résulte moins des économies fiscales générées par le financement de ces opérations (le montant de la dette est très vite ramené à un niveau plus acceptable), que de l’impératif pour les nouvelles équipes de « libérer la shareholder value ». Les cash flows sont obligatoirement affectés au remboursement de la dette. L’intérêt des actionnaires est ainsi mieux préservé car les dirigeants ne peuvent plus allouer de manière discrétionnaire les ressources de l’entreprise. Par ailleurs, il devient possible de rapprocher les intérêts des dirigeants et des actionnaires en faisant prendre aux premiers une part significative du capital. Enfin, en raison d’une asymétrie d’information entre dirigeants et actionnaires, l’augmentation de l’endettement est souvent interprétée comme un signal positif pour le marché : le management informe les investisseurs que les conditions d’environnement sont favorables, et que l’entreprise sera en mesure de payer ses frais financiers et de rembourser sa dette. La valeur de ce signal est d’autant plus forte qu’il comporte sa propre sanction : si elle n’est pas en mesure de satisfaire à ses obligations, elle connaîtra des difficultés qui pourraient entraîner le départ des dirigeants.

1998h Financement de l Entreprise Et Cr Ation de Valeur Les Echos 3 Et 4 Avril 1998

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  • Article paru dans les Echos des 3 et 4 avril 1998

    Financement de lentreprise et cration de valeur

    En premire analyse, la cration de valeur peut se rduire un prcepte simple : sassurer que les actifs en place et les projets dinvestissements gnrent le plus longtemps possible une rentabilit suprieure au cot du capital de lentreprise. Dans ce processus, le directeur financier a une place importante, mais indirecte : la dfinition de la procdure de slection des investissements, et la mise en place doutils danalyse et de contrle. Peut-il agir plus directement grce lune de ses comptences-cls : la politique de financement de lentreprise ? Peut-il adopter une structure financire qui minimiserait le cot du capital de lentreprise, et donc maximiserait la valeur globale de celle-ci ? La valeur rsultant de lactualisation des flux de liquidits futurs, les oprationnels se chargeraient du numrateur (les flux) tandis que le financier ferait son affaire du dnominateur (le taux dactualisation).

    En ralit, les vertus de lendettement ne sont pas aussi videntes que certains de ses zlateurs le prtendent : limpact bnfique sur le cot du capital et sur le comportement des managers doit tre contrebalanc par le cot des difficults potentielles et celui des dysfonctionnements profonds engendrs par un levier trop important. Aussi, pour participer directement la cration de valeur, le financier doit-il plutt articuler ses choix autour de la stratgie de lentreprise, et les enserrer dans un marketing efficace lgard des investisseurs.

    Une discipline cratrice

    Critre essentiel dans la prise de dcision, le cot du capital est la moyenne pondre des exigences de rentabilit des pourvoyeurs de fonds : cot des fonds propres pour lactionnaire, et cot de la dette pour le crancier. Dans une approche traditionnelle, le second tant moins lev que le premier, toute augmentation de lendettement provoque une diminution du cot du capital. Il est alors possible de crer une combinaison optimale de dette et de fonds propres qui minimise le cot global pour lentreprise. Au del de cet optimum, laugmentation du risque financier conduit les pourvoyeurs de fonds exiger une rentabilit plus importante.

    Diffrentes rflexions menes dans les annes 60, notamment par Modigliani et Miller, ont permis dtre plus rigoureux dans lanalyse. En labsence dimposition, il nexiste pas de structure financire optimale. La valeur dune entreprise dpend de la rentabilit de son actif conomique, et non de la faon dont celle-ci est, par la suite, rpartie entre les pourvoyeurs de fonds. En introduisant limpact de la fiscalit (dductibilit des frais financiers), on peut cependant montrer que la valeur de lentreprise endette est gale la valeur de lentreprise non endette augmente de la valeur actuelle de ses conomies fiscales futures. La prise en compte de limpt conduit donc privilgier la dette par rapport aux fonds propres.

    A cette vision classique est venue sajouter un autre avantage : selon la formule d'Henry Kravis qui a lanc dans les annes 80 une vague dOPA gantes aux Etats-Unis, la dette constituerait une discipline cratrice . M. Jensen, Professeur Harvard, estime que 650 milliards de dollars de valeur actionnariale ont t directement crs entre 1976 et 1990 par des oprations dacquisition, de dsinvestissement, de scission ou de LBO, oprations faites sur la base deffets de levier exceptionnels.

    Cette cration de valeur rsulte moins des conomies fiscales gnres par le financement de ces oprations (le montant de la dette est trs vite ramen un niveau plus acceptable), que de limpratif pour les nouvelles quipes de librer la shareholder value . Les cash flows sont obligatoirement affects au remboursement de la dette. Lintrt des actionnaires est ainsi mieux prserv car les dirigeants ne peuvent plus allouer de manire discrtionnaire les ressources de lentreprise. Par ailleurs, il devient possible de rapprocher les intrts des dirigeants et des actionnaires en faisant prendre aux premiers une part significative du capital.

    Enfin, en raison dune asymtrie dinformation entre dirigeants et actionnaires, laugmentation de lendettement est souvent interprte comme un signal positif pour le march : le management informe les investisseurs que les conditions denvironnement sont favorables, et que lentreprise sera en mesure de payer ses frais financiers et de rembourser sa dette. La valeur de ce signal est dautant plus forte quil comporte sa propre sanction : si elle nest pas en mesure de satisfaire ses obligations, elle connatra des difficults qui pourraient entraner le dpart des dirigeants.

  • Un relchement destructeur

    Cette vision dynamique de lendettement doit tre contrebalance par les risques quun levier trop important fait courir lentreprise. A un certain point, le march tient compte des cots de faillite potentiels. Au-del des cots directs, les actionnaires peuvent subir des cots indirects plus pernicieux : la perte de confiance des clients, des fournisseurs et des partenaires ; le dpart de collaborateurs ; des dirigeants concentrs sur la gestion des difficults ; limpossibilit de saisir des opportunits de marchs que lon ne retrouvera plus dans le futur. Lensemble des cots entrans par ces dysfonctionnements a naturellement un impact ngatif sur la valeur de lentreprise : lavantage des conomies fiscales est, au-del dun certain seuil, gomm par les cots de faillite (voir le graphique ci-contre).

    En outre, un endettement trop important engendre des troubles du comportement managrial. La tentation est grande de transfrer une partie de la richesse des cranciers vers les actionnaires, en tirant parti de la nature optionnelle des fonds propres. Par une politique dinvestissement prilleuse qui augmenterait le risque des actifs, ou bien par une distribution massive de dividendes, le management peut diminuer la valeur de march de la dette, et par consquent exproprier partiellement ses cranciers. De mme, dans une situation difficile, les actionnaires nont pas intrt ce que les dcisions prises bnficient avant tout aux cranciers. A risque constant, tout accroissement de la valeur de lentreprise est ingalement partag entre les pourvoyeurs de fonds : ce sont les cranciers qui en profitent le plus.

    Naturellement, ces comportements potentiels nchappent pas aux cranciers. Leurs conditions de prt intgrent ces risques : non seulement, le cot de la dette est largement augment, mais des dispositions juridiques complmentaires viennent entraver la libert daction du management (clauses restrictives portant sur les choix dinvestissement ou la politique financire future).

    Au bout du compte, et en combinant ces diffrents effets, force est de constater quil est difficile desprer modifier facilement la rentabilit exige en agissant activement sur le niveau du levier. Laugmentation de celui-ci se traduit par une augmentation du risque, et donc du cot des fonds propres. Il existe peut-tre un optimum, mais celui-ci est diffrent pour chaque entreprise, et nobit aucune rgle certaine.

    Le financement hirarchique

    Si le Directeur financier peut difficilement esprer diminuer le cot du capital en imaginant une politique financire audacieuse, quelle peut tre alors sa contribution la cration de valeur ? La politique de financement peut participer la cration de valeur en rpondant trois exigences. Elle doit accrotre la flexibilit stratgique de lentreprise, respecter sa situation oprationnelle, et concourir au marketing du titre.

    La valeur dune entreprise est gale la valeur de ses actifs en place et celle de ses opportunits de croissance. Ces dernires reposent sur le portefeuille doptions dinvestissement dont lentreprise pourra disposer dans lavenir, mais aussi sur sa capacit financire les exercer.

    Lentreprise doit donc se mnager des degrs de libert financire afin de pouvoir profiter des occasions dinvestissement futures. Le financier dentreprise est le garant de cette flexibilit stratgique. Dans une conomie o la rapidit est lune des cls du succs, lentreprise doit pouvoir mobiliser des ressources plus rapidement que ces concurrents. Un endettement trop important la contraindrait recourir aux actionnaires, ce qui est difficile. Lon sait quune augmentation de capital est non seulement lourde mettre en oeuvre, mais aussi quelle constitue un signal ngatif envoy aux actionnaires (lopration est souvent dclenche lorsque le cours est survalu). Elle se traduit donc gnralement par une chute du cours (aux Etats-Unis, celle-ci stablit en moyenne 3% induisant une perte dun tiers du montant des fonds levs !).

    Cest la raison pour laquelle, on observe que, dans chaque secteur, les meilleures entreprises sont celles qui sont les moins endettes. Il y a une corrlation inverse entre la profitabilit et le levier au sein dun mme secteur. Lune des interprtations les plus intressantes de ce phnomne est la thorie du financement hirarchique dveloppe par S. Myers : l'entreprise privilgie le financement interne, cest--dire lautofinancement ; elle fixe sa politique de dividendes en tenant compte des opportunits de croissance future et donc des

    besoins de fonds venir afin de ne pas avoir modifier son taux de distribution ;

  • si les flux de liquidits sont suprieurs ces besoins, elle remboursera sa dette et augmentera ses valeurs mobilires de placement (VMP). Dans le cas inverse, elle utilisera en priorit ses fonds disponibles (cession des VMP) ;

    si des ressources externes sont encore ncessaires, elle privilgiera dabord lendettement, puis les titres hybrides (obligations convertibles). Si aucune de ces ressources nest mobilisable, lentreprise recourra finalement ses actionnaires.

    Le financier doit tenir compte dune deuxime dimension : sa politique financire doit tre aligne sur la situation oprationnelle de lentreprise. Lendettement minimal doit tre choisi soigneusement en fonction de plusieurs critres. Limpact des conomies fiscales est certes important, mais il ne doit pas tre surestim. La prise en compte de la fiscalit personnelle des investisseurs et les spcificits de telle ou telle lgislation fiscale ont vite fait de rduire cet avantage suppos, et il existe par ailleurs dautres moyens dallger sa charge fiscale (politique damortissement ou de provisions par exemple).

    Il est surtout essentiel de bien mesurer les risques dexploitation engendrs par les investissements slectionns. Au del dun calcul de rentabilit classique, quelle est la probabilit doccurrence de situations extrmes qui rendraient ncessaire le recours un financement externe ? Il existe aujourdhui des techniques danalyses de sensibilit particulirement fines (reposant par exemple sur des simulations probabilistes). Leurs rsultats permettent au directeur financier de mieux anticiper la gnration de flux de liquidits futurs, et leur probabilit doccurrence, et, ainsi, daffiner sa politique financire (niveau et conditions de lendettement financier).

    Enfin, il est ncessaire de tenir compte de la nature des actifs de lentreprise. Celle dont les actifs sont essentiellement intangibles (pharmacie, industries de biens de grande consommation ,...) pourra moins recourir lendettement que celle qui met en oeuvre des actifs tangibles (industries lourdes, transport arien, ...). En effet, en cas de difficults financires, la premire serait contrainte dabandonner jamais des projets de croissance (suppression de dpenses de R&D ou marketing...) qui conditionnent son avenir, alors que la seconde peut se permettre darrter dinvestir momentanment, cet arrt ne la mettant pas en pril. Les cots de faillites sont donc plus importants, et limpact sur la valeur plus ngatif pour la premire que pour la seconde.

    La troisime exigence dune politique de financement veut quelle participe lmission de signaux positifs lgard du march. Cest ainsi quil faut interprter les ractions positives du march lgard des rachats dactions, ou bien des scissions dentreprises. Dans le premier cas, outre le fait quun rachat daction saccompagne souvent du paiement dune prime, elle permet de signaler au march quen labsence dopportunits dinvestissement, lentreprise a choisi de faire une opration similaire celle dune distribution exceptionnelle de dividendes. Dans une scission, elle permet dafficher plus clairement limportance du gteau disponible, et surtout la faon dont il pourra tre dcoup entre les actionnaires et les cranciers. Dans les deux cas, le rle du directeur financier est daider le march construire ses anticipations de rentabilit future. De mme, toutes les dcisions visant imposer des contrles (gouvernement dentreprise) ou une discipline de la valeur (Value Based Management), permettent de rassurer les pourvoyeurs de fonds sur lutilisation des ressources internes de lentreprise.

    La dette comme discipline cratrice a vcue. Elle est moins indispensable avec la sophistication et la puissance de la communaut financire qui, grce aux moyens dinformation modernes, est en mesure de mieux contrler et sanctionner laction des dirigeants. Elle est remplace par lintroduction de politiques de cration de valeur au sein de lentreprise qui permettent de renforcer la rigueur de la gestion (au lieu de limposer par un endettement massif) tout en privilgiant la flexibilit stratgique. La structure financire nest plus un outil. Cest la rsultante dune politique dinvestissement : la diminution du levier devient le signe de la cration de valeur avec laccroissement du cours de laction. Si la finance est un art, son expression la plus acheve rside probablement dans le management de la structure financire.

  • Valeur de lentreprisenon endette

    Valeur actuelle delconomie due

    lendettement

    Valeur actuelle ducot dun dpt de

    bilan

    Valeur des actifs

    Cot du capitalCot des fonds

    propres

    Cot moyenpondr du capital

    Cot de ladette

    Optimum

    Dettes/fonds propres

    Dettes/fonds propres

    Cot du capital et valeur

    Jean-Florent Rrolle est associ du cabinet Ernst & Young en charge du Corporate Finance et du Value Based Management . Il enseigne galement la Finance dentreprise au groupe HEC et lESCP.

    Rsum : Lutilisation de la structure financire dans le cadre dune politique de cration de valeur est prilleuse. Consistant utiliser leffet de levier pour baisser le cot du capital, elle nglige les impacts ngatifs de lendettement : risque de faillite et diminution de la flexibilit stratgique. La financier peut nanmoins crer de la valeur en donnant lentreprise les moyens de construire et de saisir les opportunits de croissance future, et en le signalant correctement au march.